LES NOYADES DE NANTES

HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES PRÊTRES NOYÉS

 

CHAPITRE II. — LA RÉSIDENCE AU CHEF-LIEU.

 

 

Les arrestations continuent. — Nombreux prêtres amenés à Nantes. — Rareté des poursuites judiciaires. — Mise en vigueur, le 8 février 1792, de l'article de l'arrêté du 9 décembre 1791 relatif aux appels journaliers. — Absences nombreuses aux appels. — Résolution, prise le 7 mars, de détenir les prêtres qui ne se présentent pas aux appels. — Arrêté du 22 mars qui étend les effets de cette résolution à tous les ecclésiastiques non assermentés, et désigne la maison de Saint-Clément comme lieu de détention. — Pétitions diverses à l'occasion de cet arrêté. -- Mouvement insurrectionnel à Montoir. — Émotion populaire à Nantes. — Envoi des prêtres à la maison de Saint-Clément.

 

La simple présence d'un prêtre non assermenté dans une i paroisse pouvant être regardée comme une provocation à la désobéissance aux lois, la dénonciation du premier venu suffisait aux administrations pour motiver la rédaction d'arrêtés individuels, portant que tel prêtre serait, ou simplement sommé de se rendre au chef-lieu, ou bien y serait amené par la force. Un certificat de médecin, appuyé de l'avis du District, était nécessaire pour autoriser les malades et les infirmes à demeurer chez eux.

Des renvois aux tribunaux, mais en très petit nombre, furent aussi prononcés ; et si les poursuites furent rares, les jugements furent plus rares encore ; le moment n'était pas arrivé où devant les tribunaux on pût se dispenser de préciser les accusations, et les acquittements auraient eu pour effet d'encourager l'opposition au culte constitutionnel. Dans un grand nombre de paroisses, les officiers municipaux, se faisant les interprètes des sentiments de leurs commettants, réclamaient les prêtres qu'on leur avait enlevés, et demandaient qu'bn les débarrassât, de ceux qu'on leur avait envoyés.

Le Département se décida alors à mettre en vigueur la disposition relative aux appels, demeurée jusque-là sans exécution. Il espérait qu'en stimulant le zèle des Directoires de districts, tous les prêtres non assermentés seraient bientôt réunis au chef-lieu, et que les appels journaliers les empêcheraient de retourner dans leurs paroisses. Tel fut le but de l'arrêté du là février 1792 ainsi libellé :

Le Département,

Considérant que plusieurs ecclésiastiques ne se sont pas conformés à l'arrêté du 9 décembre 1791 : 1° Enjoint aux Directoires de districts de le mettre incessamment à exécution en faisant arrêter et conduire au chef-lieu de département tous les ecclésiastiques qui se trouvent dans les cas prévus par les articles 1 et 3... 3° Huit jours après publication du présent dans ladite ville de Nantes, il sera fait tous les jours, à midi, au secrétariat, l'appel nominal de tous les prêtres qui doivent s'y présenter, et les absents seront poursuivis et arrêtés par la force publique pour être conduits à l'administration, qui décidera ce qu'elle croira convenable dans la circonstance[1].

 

L'Administration pouvait avoir la force matérielle, comme elle le montra plus tard, mais son autorité était nulle à l'égard de pasteurs qui regardaient comme un devoir de conscience de ne pas abandonner leurs paroissiens.

Dans la séance du 7 mars, un membre prend la parole :

L'appel nominal, dit-il à ses collègues, se fait chaque jour avec la plus scrupuleuse exactitude, mais il n'est pas permis de vous cacher que les premiers jours il se présentait un bien plus grand nombre de prêtres qu'à présent. On-ne doit même pas vous taire que, de jour en jour, le nombre des présents a diminué progressivement, qu'enfin, ce jour, sur cent trente prêtres qui devaient comparaître à l'heure de midi, quatre-vingt-quatorze se sont trouvés absents.

Quand un gouvernement s'engage dans la voie de la persécution, il ne peut s'arrêter. Le seul remède à la situation étant la détention des prêtres, le Département nomme deux commissaires à l'effet de choisir une maison qui sera destinée pour recevoir les prêtres qui ne se présentent pas à l'appel nominal de chaque jour ; les mêmes commissaires se feront représenter le compte des lits qui se trouvent au Château et à la communauté de Saint-Clément, etc.

C'était la préface de l'arrêté du 22 mars 1792, dont voici le texte[2] :

Vu les arrêtés pris antérieurement contre les prêtres non assermentés, les 9 mai, 6 juin, 9 décembre 1791 et 8 février 1792 ;

Le Directoire... considérant que les troubles dont le département est agité, et qui déchirent principalement les campagnes, ne font que se prolonger et s'accroître chaque jour... que tous les moyens que l'administration a employés jusqu'à présent, pour éloigner de son territoire cette funeste et terrible influence, ont été à peu près sans effet ; qu'un très petit nombre de ces ecclésiastiques a obéi... voulant prévenir le dernier des malheurs, et, par une mesure générale et décisive, assurer le succès de toutes les mesures particulières et antécédentes.

A arrêté :

Art. 1er. Il sera fait immédiatement, par chaque Directoire de district, un état nominatif de tous les ecclésiastiques non assermentés habitués ou retirés dans les paroisses, lequel contiendra, autant qu'il sera possible, le traitement ou la pension dont chacun jouit...

Art. 2. Huitaine après publication du présent, tout ecclésiastique non assermenté, quel qu'il soit, qui n'aura pas constaté sa présence au chef-lieu du département, en s'inscrivant au secrétariat, et en comparaissant régulièrement à l'appel nominal qui s'y fait tous les jours à midi, sera recherché et conduit par la force publique dans la ville de Nantes.

Art. 3. (Réquisition à la force publique.)

Art. 4. La maison ci-devant, dite communauté de Saint-Clément, demeure dès à présent désignée pour retenir les ecclésiastiques qui se trouveraient dans le cas prévu par l’art. 2.

Art. 5. La même maison sera destinée à recevoir ceux qui, quoique résidant au chef-lieu du département et comparaissant à l'appel nominal, occasionneraient des troubles, soit par leurs discours, soit par l'exercice clandestin des fonctions ecclésiastiques, soit enfin en attirant dans les rues, autour ou dans leurs maisons des rassemblements suspects...

Art. 8. (Des lits seront portés, etc.)

Art. 7. Il sera pourvu à la subsistance desdits ecclésiastiques par la retenue de leurs traitements ou pensions ; ladite retenue sera exercée dans la caisse des receveurs de districts, auxquels, pour cet effet, il est défendu de faire aucun payement aux ecclésiastiques qui ne justifieraient pas de la prestation de leur serment, ou ne représenteraient pas un bon du Directoire de département.

Art. 8. -Il sera, par lesdits ecclésiastiques, nommé entre eux un 'directeur et un économe.

Art. 9. Les traitements seront comptés en masse, et la douzième partie du montant de ladite masse sera payée chaque mois et par avance à l'économe sur sa quittance, au pied d'un état signé de tous les ecclésiastiques de la maison.

Art. 10. Dans le cas où ladite masse n'atteindrait pas la somme nécessaire pour fournir à chacun vingt sols par jour, il y sera suppléé par un secours pris sur les fonds du traitement des fonctionnaires publics dont les places ne sont pas pourvues, ou par d'autres fonds.

Art 11. Au moyen de ce qui vient d'être réglé lesdits ecclésiastiques pourvoiront à leur nourriture et entretien.

Art. 12. La municipalité... est invitée à établir un corps de garde dans ladite maison.

Art. 13. Il sera fait... par un commissaire un appel nominal aussi souvent qu'il sera jugé nécessaire, et si quelque personne est trouvée absente, le directeur sera tenu de rendre compte de cette absence et d'en répondre.

Art. 14. M. l'évêque et son conseil sont invités à pourvoir aux secours spirituels dans les paroisses qui s'en trouveraient privées, soit par le moyen des curés ou vicaires des paroisses voisines, soit en y envoyant des prêtres -desservants.

Art. 15 et 16 (relatifs à l'état civil)[3].

 

La maison de Saint-Clément, située auprès de l'église de ce nom, fait aujourd'hui partie des bâtiments occupés par le couvent des ursulines. On l'appelait alors le séminaire de Saint-Clément, mais sa destination était de loger les membres du clergé pendant les retraites ecclésiastiques. En juin 1791 le 84e régiment dit de Rohan, et plus récemment le bataillon des volontaires de la Loire-Inférieure, y avaient été casernés, et ces soldats avaient commis de telles dégradations qu'il ne restait plus de portes aux chambres[4].

Le peu d'empressement des commissaires à mettre cette maison en état de recevoir les prêtres, donne lieu de supposer que le Département hésitait devant l'énormité de la mesure qu'il avait prise ; il ne s'agissait, en effet, de rien moins que d'attenter à la liberté individuelle de plusieurs centaines de citoyens, sans loi, salis décisions judiciaires, et en violant 'formellement la Constitution[5].

Aussi de part et d'autre l'arrêté du 22 mars agitait les esprits. Une pétition émanant d'un certain nombre de municipalités du district d'Ancenis, et à laquelle adhérèrent plus de deux mille citoyens de Nantes, sollicita, dans un langage très digne, le rapport de cet arrêté. Les pétitionnaires montraient qu'il était contraire, non seulement aux principes de liberté, mais aux lois décrétées par l'Assemblée nationale ; ils mettaient au défi les administrateurs de citer un seul ecclésiastique qui eût détourné quelqu'un d'acquitter ses impôts. Nous voulons la paix, disaient-ils en terminant, mais le moyen de la conserver et de l'obtenir est d'observer et de faire observer la Constitution littéralement dans son entier, et sans acception de personnes[6].

L'adresse des citoyens de Nantes, conçue dans un sens tout opposé, ne comprend que cinq pages de signatures parmi lesquelles on remarque celles de Joly, de Chaux, de Fouché, de Goullin. On y exalte la sagesse de l'arrêté du 22 mars, que l'intérêt du peuple sollicitait depuis longtemps... Que sont les bienfaits de la Révolution ? disaient les patriotes. Tout disparaît devant les passions sacerdotales ; le confessionnal réfractaire souffle jusqu'au fond des consciences le poison destructeur de tout sentiment humain et civique. Continuez, Messieurs ; les bénédictions des bons vous consoleront des calomnies des méchants... Le pouvoir législatif vous donne son approbation tacite, l'opinion est fortement prononcée, et la volonté nationale sanctionne vos arrêtés pacificateurs[7].

Les gens sans mandat et sans responsabilité hésitent rarement à conseiller la violence ; quelque encourageant que fût le langage de ceux-ci, il ne suffit pas -à décider le Département à traduire en acte sa résolution. C'est ainsi que plus de deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrêté du 22 mars, et la maison de Saint-Clément attendait encore ses prisonniers.

La nouvelle d'un soulèvement dans la commune de Montoir, soulèvement qu'on attribuait à l'influence des prêtres réfractaires, fut l'occasion d'une nouvelle adresse de citoyens qui cette fois fut portée à la Municipalité, autorité moins élevée que le Directoire de département, et dont les membres, élus directement par les citoyens actifs, étaient par conséquent plus disposés à céder aux impressions de la foule. On trouve dans cette adresse un sombre tableau des événements de Donges et de Montoir, dont la conclusion naturelle est qu'il faut s'assurer de la personne des prêtres, les perturbateurs publics qui tiennent des conciliabules tant au Plessis-Tison que dans d'autres maisons. La municipalité est priée d'appuyer auprès du Département la demande formelle de retenir à Saint-Clément et au Séminaire les prêtres insermentés qui sont sujets à l'appel, jusqu'à l'arrivée officielle du décret de déportation, 'et de faire prendre, dans toute l'étendue du département, les prêtres insermentés qui ont su se soustraire à l'appel ordonné[8].

La Municipalité applaudit à cette démarche, et elle se joint de suite au District pour délibérer avec les membres du Directoire de département. Tout le monde est d'accord sur la nécessité de contraindre les prêtres, mais les opinions se divisent sur le mode d'exécution. Le procureur-syndic du département trouve enfin le moyen de colorer la violence d'un vernis de légalité ; interprétant une loi qui n'est pas en vigueur, puisque le roi a refusé de la sanctionner comme il avait fait pour celle du 29 novembre 1791, la loi du 27 mai 1792, qui autorisait à déporter les prêtres sur la dénonciation de vingt citoyens actifs, et s'appuyant sur la pétition déposée dans la journée, qui contient la dénonciation de plus de vingt citoyens, il en déduit comme conséquence naturelle le droit de priver de leur liberté les prêtres non assermentés. D'ail-tours, ajoute-t-il, la fermentation extrême qui règne contre eux dans cette ville causerait inévitablement de grands malheurs. Convaincu par ce raisonnement, le Département arrête, dans la nuit du 4 au 5 juin, et après le départ des deux autres administrations, que tous les ecclésiastiques non assermentés, réunis au chef-lieu de département, seront, sans délai, tenus de se retirer dans la maison dite de Saint-Clément, et autres qui leur seront indiquées en cas d'insuffisance, pour y demeurer, conformément à l'arrêté du 22 mars 1792[9]. Cet arrêté devait être le lendemain notifié collectivement aux prêtres au moment où ils seraient assemblés pour l'appel.

Les membres du Département ayant tenu secret l'acte par lequel ils donnaient satisfaction aux pétitionnaires, mille à douze cents gardes nationaux se présentent dans la journée du 5 juin à la porte de l'ancienne Chambre des Comptes, lieu de délibération du Département. Ils insistent pour que les prêtres soient de suite arrêtés ét détenus. Une grande foule vient appuyer la demande des gardes nationaux ; le Département essaye de la calmer en faisant répondre que le rassemblement aurait un effet contraire à celui qu'on voulait obtenir, puisqu'il déterminerait les prêtres à fuir ou à se cacher ; la multitude ne met que plus d'ardeur à réclamer que les prêtres lui soient livrés.

Le maire ayant été introduit, le Département lui donne connaissance de l'arrêté de la veille, en exécution duquel tous les ecclésiastiques devraient être arrêtés au moment de l'appel nominal. On ajoute que, si l'on avait tenu secret le projet de cette mesure, c'était afin d'éviter l'agitation que ne manquerait pas de produire dans la ville l'arrestation individuelle et séparée de quatre cents personnes.

Aucun procès-verbal d'arrestation ne figure aux archives, mais il n'est pas douteux qu'elle eut lieu, pour le plus grand nombre, le 5 juin, et par les soins de la garde nationale, au moment où les prêtres vinrent à l'appel. M. Cam, prêtre de Saint-Saturnin, raconte dans une requête qu'il fut arrêté le 5 juin au moment où il venait signer sa feuille de présence, et le registre du Département contient un blâme à l'adresse de gardes nationaux qui avaient violé le domicile de plusieurs citoyens, et étaient entrés de force dans des communautés. Les gardes nationaux, dit le procès-verbal, ne devaient saisir que les prêtres qu'ils trouveraient dans les rues à Nantes et dans les faubourgs. Une pauvre marchande de légumes, en voyant de quelle façon les gardes nationaux traitaient un prêtre qu'ils venaient d'arrêter, ne put retenir son indignation et fut condamnée à huit jours de prison pour l'avoir exprimée avec trop de vivacité[10].

Cent trois prêtres furent ainsi arrêtés dans la journée et conduits au Séminaire, où ils passèrent la nuit et la plus grande partie de la journée du 6 juin. La dépense de leur séjour monta à la somme de trois cent vingt livres quatre sous huit deniers que le Département fit payer le 3 juillet à M. Piel-Latour, supérieur de la maison, sur la production de son mémoire détaillé. Parmi les articles portés sur le mémoire figurent deux barriques de vin à soixante-douze livres chacune, consommation qu'explique parfaitement la mention suivante du compte détaillé : Messieurs de la garde nationale se trouvant dans le besoin, et ayant demandé à manger, cela a augmenté la consommation[11].

 

 

 



[1] Reg. du Direct. de Dép., f° 90.

[2] Reg. du Direct. de Dép., f° 125.

[3] Reg. du Direct. de Dép., f° 183.

[4] Registre du district de Nantes, 18 avril 1792, matin.

[5] Les procès-verbaux de visite et de préparatifs de la maison de Saint-Clément sont datés des 14, 15, 16 et 30 avril 1792. (Archives départementales.)

[6] Pétition des communes de Saint-Herblon, Maumusson, Pouillé, Belligné, la Chapelle-Saint-Sauveur ; le premier nom est celui du maire de la Chapelle-Saint-Sauveur, M. Jean Bricault ; les adhésions sont des 5 et 9 avril 1792. La pétition fut imprimée, et présentée le 26 avril 1792.

[7] Adresse des citoyens de Nantes du 14 avril 1792. (Archives de la préfecture.) Le Département se félicita lui-même en faisant mention honorable de cette adresse dans son procès-verbal du jour. (Séance du 14 avril, f° 193.)

[8] Adresse des citoyens en date du 4 juin 1792, contenant deux pages de signatures, la plupart assez inconnues, parmi lesquelles on remarque celles de Grandmaison et de Forget. (Archives départementales.)

[9] Registre du département, n° 7, f° 72.

[10] Journal de la correspondance, n° du 10 juin 1792, p. 568.

[11] C'est donc à tort que j'ai écrit ailleurs que tous les prêtres arrêtés avant le 5 juin 1792 étaient détenus au Séminaire. Une étude plus approfondie des documents démontre le contraire. (V. compte de M. Piel-Latour ; registre des Domaines Nationaux, série Q, séance du 3 juillet 1792.) (Archives départementales.) Deux ecclésiastiques du district d'Ancenis, MM. Athimon et Bonamy, furent détenus du 19 avril au 24 mai 1792 ; un troisième dont le nom est donné d'une manière différente dans plusieurs documents y passa trois jours. (Registre des Domaines Nationaux, 1er juin 1792, f° 59.) Enfin, d'un compte soldé le 20 avril 1792, il résulte que M. Hervé de la Banche, curé de Gouffé, avait séjourné au séminaire du 9 avril au 31 juillet de la même année. (Même registre, f° 142.)