LES NOYADES DE NANTES

HISTOIRE DE LA PERSÉCUTION DES PRÊTRES NOYÉS

 

CHAPITRE PREMIER. — COMMENCEMENTS DE LA PERSÉCUTION.

 

 

Les prêtres seules victimes des noyades dont on connaisse les noms. — Premiers actes de la persécution en 1791. — Expulsion de plusieurs religieux de la ville de Nantes. — Prêtres enfermés d'abord au Séminaire et ensuite au Château. — Leur mise en liberté. — Ordre aux prêtres non assermentés de se retirer au chef–lieu ou de sortir du département. Exécution de cet ordre par la force à la fln de l'année 1791. — Décret du 29 novembre 1791. — Arrêté du Département du 9 décembre 1791.

 

Les milliers de malheureux que Carrier a fait noyer à Nantes n'ont laissé d'autre souvenir que celui de leurs douleurs. Les listes informes de l'Entrepôt ont disparu, et il n'y a pas lieu de supposer qu'on puisse les retrouver. Les noms de ces noyés sont aussi ignorés que les lieux où le fleuve a entraîné leurs corps. La loi du sacrifice, dont Dieu seul connaît les secrets, a voulu sans doute que les plus innocents de l'impiété de leur temps fournissent la plus large part dans la terrible expiation imposée à la France du XVIIIe siècle.

C'est à peine si j'ai pu désigner, d'après un registre d'écrou du Bouffay,, quelques-uns des détenus qui furent arrachés de cette prison dans la nuit du 24 frimaire an II. Des documents précis permettent, au contraire, de déterminer l'identité de la presque totalité des prêtres transférés sur le navire la Gloire, et compris dans la première des noyades ordonnées par Carrier.

Le principal de ces documents est une liste de prêtres, portant la date du 10 octobre 1793, et signée de delà commissaires de la municipalité.

En tête de cette liste, on lit :

Compte que rendent, à la municipalité de Nantes les citoyens Godin et Hardouin, comme commissaires des détentions des prêtres non assermentés qui ont été transférés de la maison des ci-devant Carmélites, on la nuit du 5 au 6 juillet dernier, en le navire la Thérèse, et, de là, en la maison des ci-devant Petits-Capucins, les 19 juillet et 6 août dernier, jusqu'au 10 octobre[1] que leurs pouvoirs ont été annulés, duquel ils requièrent qu'il soit fait mention sur le registre des délibérations pour leur valoir et servir de décharge comme suit.

Suivent cent noms, presque tous accompagnés de prénoms, mais rien de plus ; en marge d'une dizaine de ces noms se trouvent des mentions de mort ou de mise en liberté.

A la suite, et de la même écriture, ces deux lignes : Il est de notoriété publique que tous les individus ci-dessus ont été noyés quelques jours après.

Sur cette liste figurent beaucoup de prêtres qui ont été jusqu'à présent, selon une tradition constante dans le pays nantais, à bon droit rangés au nombre des prêtres noyés en 1793 ; mais plusieurs prêtres appartenant soit à notre diocèse, soit à des diocèses voisins, et dont le genre de mort était inconnu, figurent aussi sur cette liste.

A première vue, il me sembla, le jour où je la trouvai, que, pour avoir le tableau exact et complet des quatre-vingt-dix victimes, il suffirait de déterminer la qualité de ceux des prêtres dont les noms, communs à d'autres prêtres du diocèse, pouvaient donner lieu à quelques confusions. Mais ce travail préliminaire, pour lequel je consultai toutes les listes d'ecclésiastiques détenus que je pus découvrir, m'amena bientôt à constater que la liste de Godin et Hardouin, formée le 6 juillet 1793, au moment où ces commissaires, préposés à la surveillance des détenus placés sur des navires, devinrent responsables des prêtres sortis des Carmélites, avait cessé d'être exacte le 26 brumaire an II (16 novembre 1793). De ces quatre-vingt-dix prêtres, dont la note inscrite à la fin de la liste semblait attester le genre de mort, je découvris que l'un s'était évadé au moment du transfèrement à la dernière prison, et que d'autres étaient morts de maladie avant la catastrophe. Plus tard il me fut appris qu'il y en avait un qui, après s'être sauvé de fa noyade, avait complètement échappé aux recherches de ses bourreaux. Cette liste était donc, comme la plupart des autres listes rédigées à cette époque dans les bureaux, une information précieuse, mais qu'il était indispensable de contrôler au moyen de renseignements empruntés à d'autres sources.

Je poursuivis mes recherches, sentant croître chaque jour l'intérêt que m'inspirait le sort de ces prêtres, membres héroïques du clergé du dernier siècle, qui, durant dix-huit mois, supportèrent pour l'intégrité de la foi catholique, avec une admirable patience, la captivité, la chaleur, le froid, la faim, les outrages, les mauvais traitements, et enfin la mort affreuse que l'on sait. J'ai ainsi relevé, peu à peu, sur les di- vers registres des administrations, le texte et la date des arrêtés qui les concernent, et je crois être arrivé à préciser les lieux et les circonstances de leur captivité.

Les premiers actes de la persécution révolutionnaire contre le clergé du, diocèse de Nantes datent du mois de novembre 1790. Les administrateurs regardant comme un délit le fait d'avoir signé une protestation contre la Constitution civile du clergé, intitulée : Adresse à l'Assemblée nationale, le refus de traitement, la radiation de la liste des citoyens actifs furent les peines arbitrairement prononcées contre les signataires.

Le refus de serment, en janvier 1791, des prêtres qui avaient charge d'âmes ; le mauvais accueil fait par les paroisses aux prêtres constitutionnels nouvellement élus, ne tardèrent pas à exciter les passions hostiles des sociétés populaires, et, sous leur influence, les administrations ordonnèrent des perquisitions dont on fit grand bruit, parce qu'elles amenèrent la découverte d'écrits analogues à l'Adresse à l'Assemblée nationale. Plusieurs religieux, parmi lesquels se trouvait le P. Debrest, récollet, furent, à la suite de l'une de ces perquisitions, expulsés de la ville le 21 avril 1791[2] ; plus tard, le 14 juin 1794, on saisit également divers écrits chez M. Monnier, aumônier de l'hôpital, que l'on emprisonna[3]. D'autres arrestations eurent lieu au mois de juin, dans les jours qui précédèrent et surtout dans la quinzaine qui suivit l'arrivée à Nantes de la nouvelle de la fuite du roi à Varennes. La plupart de ces prêtres furent enfermés au Séminaire.

Ce fut pour leur sûreté, et afin de les soustraire aux violences d'une foule ameutée par les harangues des clubs, que le Directoire de Département les envoya au château le 22 juillet 1791. Cette première phase de la persécution dura peu ; elle se termina le 13 août par la mise en liberté de trente-sept des trente-huit prêtres qui avaient été arrêtés, et elle eut un caractère relativement modéré.

Six prêtres seulement de ceux qui font l'objet de la présente étude furent emprisonnés : M. Dubois, curé de Saint-Vincent, à Nantes ; M. Gennevoys, curé de la Chevrolière ; M. Hervé de la Bauche, curé de la Trinité, de Machecoul, noyés le 27 brumaire ; le P. Debrest, déjà nommé ; M. Gastepaille, vicaire de Ligné ; M. Soret, prêtre de Saint-Aignan : ces trois derniers morts de maladie durant la captivité des années suivantes.

Un arrêté du Département, en date du 6 juin 1791, avait décidé que tous les prêtres soupçonnés d'opposition, si ce soupçon se traduisait par quelque dénonciation, devraient fixer leur demeure au chef-lieu du, département. En conséquence de cet arrêté, la liberté n'avait été accordée, le 13 août, aux détenus du Château que sous la condition qu'ils résideraient à Nantes ou qu'ils sortiraient des limites du- département. M. Hervé de la Bauche, contre lequel on avait commencé une procédure qui n'aboutit jamais, avait été gardé en prison, et ne fut mis en liberté qu'au mois de septembre suivant, sans doute par l'effet de l'amnistie.

Durant la seconde moitié de l'année 1791, presque tous les curés et les vicaires auxquels on avait réussi à trouver des successeurs, firent, par des arrêtés particuliers des Districts ou du Département, sommés de quitter leurs paroisses et de venir s'établir à Nantes. Ces sommations, même accompagnées d'ordonnances de prise de corps, demeuraient quelquefois sans effet ; mais le mécontentement que produisait parmi les populations le départ de leurs prêtres était pour les sociétés populaires un thème inépuisable de déclamations contre les manœuvres cléricales, seules capables de semer ce mécontentement. L'administration du Département, composée d'hommes d'une certaine valeur, connaissant le vrai des choses, ne cédait qu'à regret, mais elle cédait toujours quand sa popularité était en jeu. Aucune loi n'autorisait ces atteintes portées au droit de tous les citoyens de résider où ils voulaient ; et une lettre du procureur-syndic aux députés de la Loire-Inférieure à l'Assemblée législative, en date du 12 novembre 1791, trahit bien l'embarras que l'administration éprouvait de pareilles mesures, en même temps qu'elle montre la spontanéité de la répugnance des populations pour le culte constitutionnel.

La veille, le Département avait pris un arrêté pour ordonner l'arrestation de M. Loyand, curé de Varades, coupable d'avoir fait un baptême dans sa paroisse, et le procureur-syndic accompagnait des réflexions suivantes l'envoi de l'arrêté :

Nous vous prions de faire attention à cette affaire, et de presser de toutes vos forces l'émission d'un décret qui puisse nous guider dans les circonstances présentes. Nous n'avons presque plus d'espérance de conserver nos prêtres constitutionnels, qui, presque partout, sont insultés, menacés, chassés, et se voient forcés de donner leur démission. C'est demain qu'on fait l'élection des officiers municipaux ; nous pouvons vous assurer que, dans la majeure partie des campagnes, les choix tomberont généralement sur des ennemis de la constitution civile du clergé[4].

L'Assemblée législative poursuivait alors la longue discussion sur les troubles religieux dont le résultat fut l'adoption du décret du 29 novembre 1791[5], décret qui n'eut jamais d'autorité légale, puisque le roi refusa de le sanctionner. L'initiative parlementaire s'était, à cette occasion, exercée avec une activité sans pareille ; en outre des projets présentés par les trois ou quatre sections du Comité de législation, les membres de la majorité au nombre desquels se trouvait Coustard, en apportèrent plus d'une trentaine.

Ce décret ordonnait à tous les ecclésiastiques de se présenter, dans la huitaine, devant la municipalité de-leur domicile, pour y prêter le serment civique dans les termes de l'art. 5, titre II de la Constitution (art. 1er). Les prêtres non assermentés ne pourraient toucher aucune espèce de traitement du trésor public sans apporter la preuve de la prestation de ce serment (art. 4). Ceux-là pourraient, en outre, au cas de troubles religieux dans le lieu de leur résidence, être éloignés provisoirement de leur domicile par arrêté du Département. Des peines d'un an à deux ans de détention étaient édictées contre les prêtres qui auraient désobéi aux arrêtés ou provoqué la désobéissance aux lois (art. 9 et 10). L'art. 13 donnait droit à tous les citoyens d'acheter, d'affermer des édifices pour y célébrer un culte quelconque ; mais cette faculté était interdite aux prêtres rebelles à la prestation du serment civique[6].

C'est ainsi qu'on tenait les promesses de la Constitution promulguée quelques semaines auparavant, de cette Constitution que l'année suivante encore on ne pourra tenter de modifier sans se rendre coupable du crime de lèse-nation[7], et qui garantissait à chacun la liberté d'exercer le culte religieux auquel il est attaché (t. Ier, 3e).

L'Assemblée législative, suivant en cela l'exemple d'administrations violatrices de ses lois, oubliait que le décret du 20 avril 1790 (art. 5 et 6) avait placé les pensions ecclésiastiques au rang des dépenses nationales[8], et que celui du 8 février 1791 accordait une pension de cinq cents francs aux curés remplacés qui se retireraient pour refus de serment[9].

Aux termes de la Constitution, le décret du 29 novembre n'existait donc pas ; mais pour un peuple en révolution la légalité n'a jamais été une barrière. Le 8 décembre 1791, une pétition tendant à provoquer des mesures rigoureuses contre les prêtres insermentés est remise au Département[10], et dès le lendemain le Conseil de département, alors en session, prend un arrêté en marge duquel on lit : Arrêté vigoureux relatif aux prêtres, lequel n'est guère autre chose que la reproduction du projet de loi déposé par Coustard dans la séance de l'Assemblée législative du 21 octobre[11].

D'après cet arrêté :

1° Les ecclésiastiques qui ont été ci-devant amenés au chef-lieu du département, en exécution des arrêtés du Directoire, et qui en sont sortis, seront tenus, dans le délai de huitaine à compter de la publication du présent, d'y revenir, et d'y fixer leur résidence ; à faute de qtioi ils y seront conduits par la force publique ;

2° Lesdits ecclésiastiques seront tenus de constater chaque jour, à midi, leur présence au Directoire de département, en s'inscrivant sur un registre qui sera ouvert à cet effet dans un des bureaux du secrétariat.

3° Tous les ecclésiastiques non sermentés, quels qu'ils soient, qui, par leur conduite, leurs discours ou leur présence, inspireraient la désobéissance aux lois, l'éloignement du culte salarié par la nation, et l'esprit de sédition et de révolte, et qui abuseraient des choses les plus sacrées pour égarer les esprits, seront conduits au chef-lieu de département pour y résider, et constater leur présence comme ci-dessus[12].

Cet arrêté, envoyé à l'Assemblée pour être revêtu de son approbation[13], fut lu dans la séance du 20 décembre, et malgré les protestations d'un député nommé Duval, futur membre de la Montagne, qui en fit ressortir l'arbitraire, un ordre du jour pur et simple lui donna la sanction de l'indifférence, sanction suffisante pour encourager le Département à le mettre à exécution[14].

 

 

 



[1] En réalité ces commissaires furent jusqu'au 24 octobre 1793 responsables de la gestion des prêtres non assermentés  (Leur lettre originale, archives municipales de Nantes.)

[2] Chronique du département de la Loire-Inférieure, n° du 23 avril 1791, p. 350.

[3] Divers procès-verbaux. (Archives municipales.)

[4] Registre du Directoire de département, à la date. — Registre de correspondance du proc.-synd. (Archives départementales.)

[5] Duvergier, Collection de lois, t. IV, p. 20.

[6] Ce serment n'était pas le serment à la constitution civile du clergé, et M. Jager, dans son Histoire de l'Église de France pendant la Révolution, reconnaît que plusieurs ecclésiastiques respectables déclarèrent qu'on pouvait le prêter ; mais il ajoute que la majorité du clergé de France adopta l'opinion contraire. T. III, p. 46. En effet, l'Assemblée avait repoussé un amendement proposé par Lemontey et tendant à établir une démarcation entre la constitution de l'État et le règlement de la police religieuse. Jour. nal des Débats et des Décrets du 18 nov. 1791, n° 45, p. 15.

[7] Décret du 14 janvier 1792. Duvergier, t. IV, p. 47.

[8] Duvergier, Collection de lois, t. I, p. 451.

[9] Duvergier, Collection de lois, t. II, p. 197.

[10] Voir l'analyse de cette pétition dans les Archives de Verger, t. V, p. 213.

[11] V. le discours et le projet de Coustard, Journal de la correspondance de Nantes, n° du 20 nov. 1791, p. 334. — Moniteur du 24 octobre 1791. Le Journal logographique de Lehodey reproduit (tomes II et III, Assemblée législative) tous les projets présentés dans la discussion du décret du 29 novembre.

[12] Registre des procès-verbaux du Conseil de département, f° 32 ; reproduit intégralement dans la Chronique de la Loire-Inférieure du 15 décembre 1791, p. 888.

[13] Lettre d'envoi du 16 décembre 1791. Registre de correspondance, f° 117.

[14] Journal des Débats et des Décrets, 20 déc. 1791, n° 82, p. 1 et 2.