LES NOYADES DE NANTES

LES NOYADES DE NANTES

 

CHAPITRE VI. — LES NOYADES DES GALIOTES.

 

 

Attitude de la population nantaise. — Continuation des noyades. — Lettre de Loyvet à Lecointre. — Noyades de prisonniers extraits des galiotes ancrées en Loire. — Divers témoignages démontrant la continuation des noyades jusqu'à la fin de nivôse. — Freteau. — Jeanne Blanchard. — Pichelet, Hotessier. — Hervé de la Banche. — Perrotte Brevet. Noyades en pluviôse. — Évacuation de l'Entrepôt. — Résistance de Bignon à Lamberty. — Scène de Carrier avec Gonchon. — Texte et examen de quelques déclarations relatives à la noyade : des détenus chargés de nettoyer l'Entrepôt, des femmes enfermées à Mirabeau et de prisonniers amenés d'Ancenis.

 

La population de Nantes, accrue de tous les réfugiés des environs, n'était guère à ce moment inférieure à cent mille âmes, et si quelque chose peut donner l'idée de la terreur qui régnait, c'est qu'une ville de cent mille âmes ait pu supporter un pareil spectacle. Mais Carrier et ses complices n'auraient point commis les horreurs que je raconte, s'ils n'avaient eu avec eux une portion notable de cette populace qui se trouve dans toutes les grandes villes, et qu'il est si facile, dans les époques troublées, de surexciter par quelques calomnies. Sans croire, comme l'a prétendu O'Sullivan, que tous les citoyens de Nantes se sont trouvés aux noyades et qu'ils désiraient s'y trouver[1], il est malheureusement trop certain que le sentiment de la vengeance contre les prisonniers vendéens fut à un certain moment poussé jusqu'à la rage. Nous avons, sur ce point, le témoignage d'un commandant d'artillerie, nommé Crosnier : On amenait, dit-il, journellement des brigands ; le peuple de Nantes demandait pourquoi on les amenait, pourquoi on ne les fusillait pas. Il disait qu'ils apportaient la peste. Un jour que je conduisais dans cette ville deux chasseurs blessés, quatre bateaux de brigands descendaient la Loire ; le peuple, indigné du traitement que ces deux chasseurs avaient reçu de la part des brigands, voulait précipiter ceux qui passaient dans ces bateaux, et exprimait sa vengeance contre eux[2].

Il n'est pas douteux qu'il y eut plusieurs autres noyades dans le courant de nivôse. Une lettre de Nantes, portant la date du 20 nivôse (9 janvier 1794) et adressée à Lecointre, de Versailles, nous l'apprend en ces termes : On CONTINUE ici de fusiller, guillotiner et NOYER hommes et femmes des rebelles qu'on a ramassés depuis leur défaite[3].

A-t-on noyé après le 20 nivôse ? Oui, encore. Bachelier, dans son Mémoire pour les acquittés, prétend qu'il n'y eut pas de noyades depuis le 28 nivôse (17 janvier)[4] ; on ne pouvait employer une expression plus discrète pour dire clairement qu'il y eut des noyades jusqu'à cette époque.

Les noyades qui eurent lieu dans le courant de nivôse, postérieurement à celle du 7, dont Charpentier a donné la date, présentent ce caractère particulier, que les prisonniers furent transbordés des galiotes dans les bateaux destinés à les noyer. Trois au moins, accomplies dans ces conditions, me paraissent parfaitement démontrées.

Pierre Robert reconnut avoir aidé à conduire, à deux reprises différentes séparées par un intervalle de quelques jours, des bateaux plats auprès de deux navires hollandais, mouillés devant la Sécherie, où l'on prit, pour les conduire noyer, la première fois trois cents et la seconde fois quatre cents individus, de tout âge et de tout sexe[5].

Les trois expéditions auxquelles participa Colas et Freteau, consistèrent à prendre des chaloupes canonnières ou galiotes, stationnées devant la Sécherie, pour les mettre dans un bateau et les noyer ensuite, la première fois environ trois cents femmes, femmes enceintes et enfants, qui furent noyés par le travers de l'île Cheviré. Le déclarant, voyant une femme enceinte s'élancer sur le bord du bateau pour implorer l'assistance, dit à Fouquet : Sauvons au moins cette femme ; si vous voulez, je vais la chercher. Alors Fouquet jura fortement contre eux, mariniers, et leur dit : Êtes-vous de moitié avec elle, f... scélérats ? Alors il lança un coup de sabre à cette femme, à qui il fendit la tête.

La seconde fois, ils reçurent des chaloupes canonnières environ deux cents hommes et femmes. Il n'y eut point de pillage à ces diverses noyades ; mais avant de faire descendre les prisonniers dans le bateau, Fouquet et ses adhérents les faisaient passer par la chambre du capitaine.

La troisième fois, ils reçurent trois cents hommes, femmes et enfants, venant desdites galiotes ; cette noyade, commandée par Fouquet et ses satellites, eut lieu au même endroit que les précédentes ; à cette fois ils commencèrent par en descendre une trentaine toutes nues ; mais, sur les fortes observations des mariniers, on leur donna ensuite des chemises, et tous leurs autres effets restèrent dans le bâtiment ; le lendemain, les cadavres paraissant, ledit déclarant et autres reçurent l'ordre de Fouquet de les enterrer, ce qu'ils firent, au nombre d'environ trois cents cadavres[6].

C'est à l'une de ces trois noyades qu'échappa Jeanne Blanchard[7], qui fut conduite dans un bateau où l'on déposait des femmes destinées à être noyées. Réfugiée à Ancenis en frimaire, amenée à Nantes, quelques jours après, elle dut faire partie de l'un des convois qui y arrivèrent de cette région le 29 frimaire et les jours suivants. Incarcérée avec sa mère et sa sœur à l'Entrepôt, elle y passa trois jours. De là elle fut mise avec sa mère sur un bateau mouillé près de la Sécherie, où elle resta huit jours. Sa sœur, âgée de douze ans, avait été recueillie par un bon citoyen. Au bout de huit jours, des hommes ornés de grosses épaulettes en or pillèrent tout ce qu'elle et les autres femmes pouvaient avoir, et les firent descendre dans un bateau plat. On mit de côté, dans le bâtiment, quelques enfants, vraisemblablement pour les sauver. Des bateliers la firent remonter sur le bateau du commandant. Le récit de la noyade ne diffère pas des autres récits : bateau coulé, coups de sabre, coups de gaffe. Elle fut ensuite conduite dans un bateau ancré plus haut dans la rivière. a La déclarante observe qu'elle avait rencontré sur le second bâtiment où on l'avait transférée une citoyenne nommée Chandenier[8], que celle-ci lui assura que, dans le même temps, on avait noyé les détenus sur ce second bâtiment, et qu'elle avait eu le bonheur d'échapper à cette noyade. Cela se passait, croit-elle, dans le courant de nivôse[9].

La déposition de Laurency, armurier, se rapporte encore à l'une de ces trois noyades, puisque l'on y rencontre la circonstance de femmes prises à bord d'un navire hollandais. Ce témoin vit débarquer trois cents hommes tout nus et les mains liées derrière le dos ; des femmes ont été prises dans un navire hollandais et conduites à la noyade ; il a vu un jeune homme abattre, à coups de sabre, la tête de deux détenus âgés de dix- huit ans, en chantant la Carmagnole ; les deux incarcérés ont été ensuite traînés par les pieds et jetés à l'eau[10].

Julien Pichelet, de la Rouxière, déposa de faits presque identiques à ceux racontés par Laurency. Ce témoin fut conduit avec trois cents hommes et cinquante femmes dans un bâtiment au-dessous de Chésine. Deux jours après, on lia les détenus, on les fit descendre dans une sapine. Il fut sauvé par Robin, grâce peut-être à sa qualité de guide de l'armée, en même temps que cinq hommes et huit femmes. Au fur et à mesure que l'on dépouillait les individus qui devaient être noyés, ils imploraient la pitié de leurs bourreaux, en leur montrant des réclamations qui étaient de suite déchirées. Aucun de ces individus n'avait été interrogé[11].

On aime à penser que, malgré les dispositions de la populace, l'envoi des prisonniers sur des galiotes, où on les prenait pour les noyer, avait été imaginé afin de rendre moins manifeste l'œuvre de destruction ; si les passions populaires sont vives, il eit rare qu'elles soient durables. Des allées et venues fréquentes de détenus, entre des galiotes qui servaient de prison et l'Entrepôt, permettaient de dissimuler des exécutions que l'embarquement à quai, comme il avait lieu d'abord, aurait fait connaître à tout le monde ; mais cette pratique dut faciliter les exécutions partielles consistant à noyer seulement quelques prisonniers à la fois.

C'est ainsi que Julien Coussin, tonnelier et garde-magasin de la compagnie Marat, conduisit deux fois à la gabare une vingtaine de personnes, et le lendemain il apprit qu'elles avaient été noyées[12]. Philippe Helin, portefaix, vit à la Sécherie un bâtiment chargé d'environ cinquante femmes que l'on faisait monter l'une après l'autre pour les précipiter dans l'eau, ainsi que des enfants et des jeunes gens de quinze ans. Cette expédition se faisait sur une galiote hollandaise dont Lamberty se disait propriétaire[13].

J'ai dit que les noyades dont je viens de produire les témoignages avaient eu lieu dans le courant de nivôse ; cela me paraît incontestablement résulter de la rencontre de Mme Chandenier par Jeanne Blanchard, et des dépositions de Colas, Freteau et Pierre Robert, qui allèrent pour la première fois aux galiotes un certain nombre de jours après la noyade de huit cents, à laquelle tous les deux avaient assisté ; mais d'autres documents, qui précisent davantage les époques, peuvent aussi être invoqués.

1° Un soir, dit la femme Pichot, qui demeurait à la Sécherie, je vis amener un grand nombre de femmes, dont plusieurs portaient des enfants sur leurs bras. Toutes pleuraient et se plaignaient. On va nous noyer, disaient-elles, et on ne veut pas nous juger. Des citoyens prennent des enfants et les emportent[14], les cris des mères redoublent, elles répètent qu'on va les noyer, puisqu'on leur enlève leurs enfants. Des femmes enceintes sont également amenées, on dépose ce qui reste de femmes et d'enfants dans une galiote hollandaise. Le lendemain matin, par quelques citoyens, nouvelle demande de femmes et d'enfants. Fouquet s'y oppose en prétendant que les ordres sont changés, et ces femmes, ces enfants, dont la remise avait été refusée, furent peu de jours après noyés[15].

Fouquet avait raison ; car le Comité révolutionnaire, par un arrêté sur lequel je reviendrai, interdit de livrer aucun enfant aux citoyens. Cet arrêté se trouvant mentionné au procès-verbal de la séance du Comité révolutionnaire du 9 nivôse[16], c'est donc dans la soirée de ce même jour que la femme Pichot vit conduire des femmes à la galiote.

2° Une déclaration très nette de Madeleine Hotessier porte que ses deux sœurs furent noyées le 16 nivôse (5 janvier)[17].

3° Le médecin Thomas, ayant reçu de la commission militaire l'ordre d'aller à l'Entrepôt constater la grossesse d'un certain nombre de femmes, accomplit sa mission ; quelques jours après, il revint voir ces femmes et il apprit qu'elles avaient été noyées[18]. On ne constatait la grossesse des femmes que lorsqu'elles avaient été condamnées à mort ; or la commission militaire siégeant à l'Entrepôt avait condamné à mort, le 18 nivôse (7 janvier), Marie Duchêne et soixante et une autres femmes et filles ayant suivi les brigands ; le lendemain elle en avait condamné quarante-quatre, et avait sursis à l'exécution des femmes enceintes. Comme je n'ai pas trouvé, sur les registres de la commission, de jugements comprenant des groupes de femmes autres que ceux-là, je crois que l'on peut induire de la déclaration de Thomas que ce fut le 19 nivôse qu'il fit son expertise médicale, et que les femmes furent noyées à une date postérieure au 19 nivôse[19]. Parmi les femmes dont parle le médecin Thomas, il y en avait qui étaient enceintes de huit mois ; cela explique comment un témoin a pu dire que l'une d'elles était accouchée dans le navire destiné à engloutir et la mère et son fruit[20].

L'une des quarante-quatre femmes condamnées le 18 nivôse était cette jeune fille des Herbiers, nommée Victoire de Jourdain, dont Bourniseaux a raconté la mort, et qui figure sur la liste deS martyrs de la foi, de l'abbé Guillon. Tombée sur un monceau de cadavres qui empêche que le fleuve ne soit un asile à sa pudeur, elle s'écria : Je n'ai pas assez d'eau, aidez-moi ![21]

4° M. Hervé de la Banche, sa femme et sa fille furent arrêtés à leur propriété de la Chapelle-sur-Erdre, le 18 nivôse (7 janvier), envoyés à l'Entrepôt et recommandés à la commission militaire par une lettre de Goullin, où se trouvent des phrases d'une ironie vraiment scélérate. Cette lettre, destinée à les perdre, les sauva, car elle leur procura l'avantage d'être jugés. L'instruction, faite devant la commission militaire par l'audition de quinze témoins, révéla que cette famille ne faisait que du bien dans sa commune, et que le père ne s'était pas opposé au recrutement. -Plus heureux que certains de leurs amis, ils sortirent de l'Entrepôt Nous y avions, dit M. Hervé de la Bauche, deux amis auxquels nous envoyions du pain par une femme de chambre ; le lendemain de notre sortie de l'Entrepôt, les mêmes secours furent portés à ces amis, mais ils n'existaient plus ; ils avaient été noyés avec les autres. Ma femme procurait également des secours à une citoyenne nommée Denise, qui subit le même sort[22].

Je note pour mémoire cette phrase inscrite sur le registre du Comité, à la date du 23 nivôse (12 janvier) : Réquisition au commandant temporaire de fournir une force armée suffisante pour accompagner les citoyens Praud dans une expédition secrète.

Un récit poignant, c'est celui de la fille Perrotte Brevet, racontant ses démarches auprès de Carrier pour sauver son frère enfermé à l'Entrepôt. Elle commença ses sollicitations quinze jours après Noël, ce qui reporte au 18 ou 19 nivôse (7 ou 8 janvier). Elle vit Carrier, qui, la première fois, lui dit que son frère était bon à f... à l'eau, qu'il fallait qu'il pérît et bien d'autres à la suite. La seconde fois, elle se jeta à ses genoux, et lui demanda une permission par écrit pour avoir la faculté de voir son frère dans la prison de l'Entrepôt, afin de savoir quel était le sort qu'il allait avoir ; il lui répondit que leur jugement était fait sitôt qu'ils arrivaient à Nantes, celui d'être noyés sans autre formalité. Carrier la frappa, puis la rappela pour lui faire des propositions honteuses. Perrotte Brevet essaya vainement de pénétrer jusqu'à l'Entrepôt ; sollicita des membres du Comité une permission de porter du pain à son frère, revint auprès de Carrier, qui lui dit que son frère n'avait pas besoin de pain où il était, qu'il avait assez à boire, et que si elle voulait lui répliquer, il allait aussi la faire mettre dans le même bateau[23].

La supputation du temps n'est pas assez nette dans ces dépositions — d'ailleurs, comme je l'ai remarqué, il y eut des noyades partielles — pour que l'on puisse préciser le jour des deux premières grandes expéditions de prisonniers transbordés des galiotes. La date de la troisième est, au contraire, parfaitement établie par la déclaration de Jeanne Chesneau, qui, le 11 janvier (style esclave), fut incarcérée à l'Entrepôt, et qui, le 16, fut transférée sur les galiotes stationnées devant la Sécherie. Le 18 suivant, entre les cinq et six heures du soir, environ trois cents hommes, femmes enceintes et autres femmes, dont elle était du nombre, furent descendus dans un bateau plat attachés deux à deux, n'ayant que leur chemise, ayant été dépouillés dans le bateau. Un employé des douanes la prit à son bord au moment où le bateau coulait. Le reste, c'est-à-dire les coups de sabre, de gaffe, comme aux autres noyades[24].

Le 18 janvier répond au 29 nivôse ; c'est peut-être cette expédition que Bachelier aura considérée comme la dernière des grandes noyades, et, qui lui aura fait dire, en se trompant d'un jour, qu'il n'y eut pas de noyades après le 28 nivôse.

Carrier ne quitta Nantes que le 26 pluviôse (14 février 1794) ; il y a donc lieu d'examiner si Bachelier ne s'est trompé que d'un jour, en assignant au 28 nivôse le terme des noyades.

Je relève, en passant, ces trois lignes d'une signification équivoque que je trouve, à la date du 3 pluviôse (22 janvier), sur le registre du Comité : Arrêté que, quand il s'agira d'une expédition nocturne, on préviendra le commandant de la place, et ce, d'après un rapport du commandant de Gigant, qui annonce que les citoyens Fleury et Vic ont voulu sortir dans la nuit du 2 au 3 pluviôse, et ont commis des indiscrétions[25].

Il y avait longtemps que la contagion régnait à l'Entrepôt ; mais, dans les premiers jours de pluviôse, la contagion s'étant déclarée dans d'autres prisons, les diverses autorités s'inquiétèrent pour la ville elle-même. Le 2 pluviôse (21 janvier), le Comité révolutionnaire avait donné des pouvoirs illimités à la commission de salubrité, pour la translation des détenus en diverses maisons d'arrêt[26]. Le district écrivait le même jour à la municipalité : A l'Entrepôt, il existe une odeur si fétide, que plusieurs de nos confrères qui y montent la garde y ont perdu la vie[27]. Après avoir pris l'avis de la commission de salubrité, le conseil général de la commune décida, le 12 pluviôse (31 janvier 1794), que l'on députerait vers Carrier pour le solliciter de prendre un parti pour faire transporter les brigands dans un ou plusieurs navires, seul remède à apporter aux malheurs qui menacent la commune[28].

Carrier avait sans doute émis un avis favorable ; car, dès le lendemain, le Comité révolutionnaire donnait à Jolly réquisitoire de faire transférer les brigands de l'Entrepôt dans des galiotes, après avoir fait nettoyer par les prisonniers mêmes le susdit lieu[29].

C'est dans ces jours, c'est-à-dire le 9 pluviôse (28 janvier), que se produisit la seule protestation contre les noyades que nous puissions enregistrer. Il a déjà été parlé plusieurs fois de la commission militaire qui siégeait à l'Entrepôt, et qui condamnait chaque jour à mort un grand nombre de brigands, que l'on fusillait ensuite dans les carrières de Gigant.

Il y avait, — c'est David-Vaugeois, accusateur public de cette commission, qui parle, — dans la maison de l'Entrepôt des hommes que la commission militaire avait mis sous la sauvegarde des autorités constituées, et elle avait expressément défendu d'en laisser extraire aucun de cette maison de détention ; et cependant Lamberty, l'agent des noyades, se présente de nouveau dans cette maison pour renouveler ses cruelles exécutions ; il veut enlever de force les détenus ; l'accusateur public en est informé ; il se transporte dans cette prison, on est obligé de requérir la garde nationale ; il s'engage une vive discussion entre l'accusateur public et Lamberty, porteur des ordres de Carrier... Il fallait que ce Lamberty se crût bien autorisé par Carrier, puisqu'il osa exiger de l'accusateur public une déclaration par écrit qu'il s'opposait à l'exécution des ordres dont lui, Lamberty, était porteur[30].

Ils furent s'en plaindre à Carrier, qui envoya chercher la commission militaire qui avait donné cet ordre. Nous étions à nos fonctions, dit Bignon, à l'exception du citoyen Gonchon — frère du pétionnaire du faubourg Saint-Antoine —, qui, à cause de la maladie qu'il couvait, se trouva seul à la maison : il fut seul chez Carrier. Le représentant lui dit en le voyant : Te voilà donc, j... f... de président, qui t'opposes à mes ordres. Eh bien ! j... f... juge donc dès que tu veux juger. Si dans deux heures tous les prisonniers de l'Entrepôt ne sont pas jugés, je te fais fusiller. Le brave Gonchon, intimidé et outré de ce procédé, tout tremblant, ne sut que lui répondre, accourut bien vite à la maison d'arrêt du Bouffay, où j'instruisais une affaire, me chercher pour aller à l'Entrepôt. J'étais pour lors atteint de la maladie pestilentielle ; je m'y traînai comme je pus ; nous y jugeâmes les dix derniers brigands qui y étaient. Mais quel fut notre étonnement, lorsque nous aperçûmes que, de huit hommes que nous avions fait mettre de côté, sur lesquels il n'y avait pas suffisamment de preuves pour les condamner, cinq avaient été jetés à l'eau ; que six femmes grosses condamnées à la vérité à mort et sursis à l'exécution avaient subi le même sort ![31]

J'ai dit que cette scène avait eu lieu le 9 pluviôse (28 janvier). En effet, en se reportant au registre de la commission militaire, on voit que cette commission, qui avait condamné, le 30 nivôse (19 janvier), deux cent sept brigands, cesse de siéger jusqu'au 6 pluviôse (25 janvier), jour où elle condamne vingt-sept brigands et prononce deux acquittements ; elle ne siège pas le 7 ; le 8, elle tient une séance insignifiante dans laquelle elle acquitte un nommé Jean Barbin, et, le 9 pluviôse (28 janvier), elle prononce, non pas dix, mais six condamnations. Comme elle cessa de siéger jusqu'au 22 pluviôse (10 février), et que Gonchon mourut peu de jours après son altercation avec Carrier[32], il est de toute évidence que la scène racontée par Vaugeois, par Bignon et par d'autres, eut lieu le 9 pluviôse (28 janvier), le seul de ces vingt-deux jours où l'on ait jugé un nombre de brigands se rapprochant de dix, si même Bignon n'a pas écrit six. Allard, commissaire bienveillant, qui a fait de cette scène un récit conforme à celui de Bignon, ajoute : Les noyades n'en continuèrent pas moins[33]. Gonchon était mort de peur ; la fièvre l'avait saisi en rentrant chez lui. Dans les accès de sa fièvre, il s'écriait : Carrier est-il parti ? Carrier est un scélérat ! Carrier est-il arrêté ?[34]

Plusieurs témoins ont affirmé que des noyades s'étaient faites en plein jour[35]. Le fait sur lequel j'ai groupé les dépositions qui vont suivre est sans d6ute l'un de ceux qui auront servi de base à cette assertion.

On amena un jour de l'Entrepôt, dit un témoin, un grand nombre de prisonniers, on les fit descendre dans une galiote et on en cloua l'entrée. Quelques jours après, on en jeta à l'eau environ quatre-vingts qui étaient morts ; on en reconduisit seize à l'Entrepôt pour nettoyer cette prison, en leur promettant grâce. Pendant leur absence, ceux qui étaient dans la gabare furent noyés. A leur retour ils s'aperçurent que leurs camarades avaient péri ; ils firent des difficultés pour descendre dans la gabare, et le lendemain ils subirent le même sort que les autres[36].

Un autre témoin dit avoir vu un jour amener des prisonniers sur des charrettes ; ils venaient de l'Entrepôt ; on les déposa dans une galiote où on les oublia pendant quarante-huit heures ; on avait eu la précaution de fermer le pont. Lorsqu'il fut ouvert, on trouva soixante malheureux étouffés. On les fit enlever par d'autres prisonniers qu'on venait d'amener. Robin, le sabre à la main, fit jeter ces cadavres dans la Loire. Cette opération finie, il fait mettre à nu tous les prisonniers, hommes, femmes et enfants, on leur lie les mains derrière le dos, on les fait entrer dans un chaland, où ils sont noyés. Cette noyade s'est faite en plein jour[37].

On avait choisi, dit un autre témoin, dix-huit prisonniers pour nettoyer le navire ; ils se flattaient d'être épargnés, leur espérance fut vaine. Le navire une fois nettoyé, ils furent jetés à l'eau l'un après l'autre[38].

A l'époque où l'on vida l'Entrepôt, Jonnet vit jeter, de la galiote dans la Loire, des cadavres d'hommes et de femmes[39].

Les détails de ces quatre dépositions diffèrent ; les chiffres sont peut-être exagérés, mais le fond est le même, et cela suffit pour confirmer la vérité de l'assertion qui termine le récit donné par Allard de la scène de Gonchon : Les noyades n'en continuèrent pas moins. La scène de Gonchon est du 9 pluviôse, le fait qui vient d'être raconté dut se passer du 10 au 12 pluviôse (29-31 janvier 1794) ; et quand Bignon dit qu'il jugea dix derniers brigands de l'Entrepôt, c'est une manière de parler, car le 10 il y en avait encore un certain nombre. Cela résulte d'une dénonciation datée de ce jour, et portant que plusieurs d'entre eux viennent de s'évader en faisant un trou au plancher du premier, par lequel ils ont gagné le second étage, et, arrivés là, ont attaché une corde neuve au volet d'une fenêtre [40]. Quant à la date du nettoyage de l'Entrepôt, elle est établie par plusieurs rapports des médecins qui présidaient à cette œuvre de salubrité, et notamment par celui du docteur Pariset, du 11 pluviôse, dans lequel il est question de brigands de l'Entrepôt employés à cette besogne[41].

Toujours est-il que Forget, concierge de la prison des Saintes-Claires, à la veille de partir pour Paris, où il était assigné comme témoin, se fit, en homme prudent, délivrer, par le district de Nantes, un certificat portant que des états des gîtes et geôlages il résultait qu'aucun des détenus de cette prison n'avait été envoyé à la galiote à l'époque et depuis le 15 pluviôse dernier[42].

Je serais fort embarrassé de dire à quelle période il faut rattacher certaines noyades dont la réalité est attestée par des témoins sérieux. Je n'oserais prétendre qu'elles sont des faits différents de ceux que j'ai mentionnés, en leur assignant des dates exactes ou approximatives, mais elles ont néanmoins des caractères qui les différencient des autres. Telle est la noyade des femmes de mauvaise vie, enfermées à Mirabeau (local situé près de la place Delorme), au nombre d'environ quatre-vingts, attestée par Dreux[43] et mentionnée dans une lettre du 28 fructidor an II[44]. Le capitaine Leroux affirma que ces femmes avaient disparu sans qu'on sût ce qu'elles étaient devenues[45]. Telle est encore la noyade de prisonniers amenés d'Ancenis, et qui ne furent pas débarqués. Elle dut avoir lieu à la fin de frimaire ou dans les premiers jours de nivôse, époque à laquelle il venait des brigands d'Ancenis et de Saint-Florent. Deux soldats se présentèrent à la portière de la voiture de Carrier, qui sortait de la Société populaire, et lui annoncèrent qu'ils arrivaient d'Ancenis avec environ trois cents prisonniers dans un bateau, et qu'ils ne savaient où les conduire. Carrier leur répondit : Comment ! f... imbéciles que vous êtes ! f... moi tous ces b... là à l'eau !... Le lendemain, le bruit général dans toute la ville était qu'on avait noyé un grand nombre de prisonniers arrivés d'Ancenis[46].

 

 

 



[1] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 10.

[2] Déposition de Crosnier, inspecteur des relais militaires, commandant d'artillerie. Compte rendu du procès de Carrier du Courrier universel de Blason, in-4°, numéro du 23 frimaire an III.

[3] Lettre de Loyvet. Les Crimes des sept membres des anciens comités, par Laurent Lecointre, p. 164. — Loyvet était garde-magasin des vivres de l'armée à Ancenis, et en rapports continuels avec Nantes. V. registre du district d'Ancenis ; nivôse an II, f° 171 et suiv. (Archives départementales.)

[4] Brochure in-4° impr. à Angers, an III, note de la page 20.

[5] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 102.

[6] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 89.

[7] Une fille de vingt ans, de Chanzeau, près Angers, nommée Jeanne Blanchard, fut condamnée à mort par la commission Bignon, le 19 nivôse an II ; la déclarante dit être de Beaupreau, lieu peu éloigné de Chanzeau ; si la déclarante a été condamnée le 19, il faudrait en conclure que la noyade à laquelle elle échappa eut lieu postérieurement à cette date.

[8] Mme Chandenier était emprisonnée au Bon- Pasteur et elle fut envoyée à l'Entrepôt, maison, comme l'on sait, destinée aux noyades dit Fleurdepied, concierge du Bon-Pasteur, le 7 nivôse (27 décembre) ; la veuve Dumais se rappela l'avoir vue à l'Entrepôt. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 295 ; v. aussi 359. — Registre d'écrou du Bon-Pasteur, f° 26. (Archives du greffe.)

[9] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 78.

[10] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 338.

[11] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 103. -- Le 2 pluviôse (31 janv.) parvint au Comité une requête des membres de la société de Vincent-la-Montagne réclamant plusieurs individus de la Rouxière détenus à l'Entrepôt, qui avaient quitté les brigands à la première occasion favorable. (Reg. du Comité, f° 92.) Je donne ce fait à titre de renseignement, car je ne crois pas que la noyade à laquelle échappa Pichelet ait eu lieu après le 2 pluviôse.

[12] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 364.

[13] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 380.

[14] Déposition conf. de Dreux. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, t., VI, n° 98, 403.

[15] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 283. Il y a quelques différences légères entre ce compte rendu et celui du Mercure français (15 frimaire an III, p. 94), où on lit : Plusieurs citoyens s'empressèrent de réclamer des femmes enceintes et des enfants, et les obtinrent. Et plus loin : Les femmes furent conduites à la fatale gabare. Toutes les victimes que j'y ai vu conduire étaient impitoyablement noyées deux bu trois jours après.

[16] Registre du Comité, f° 73. (Archives du greffe.) Voir sur l'exécution de cet arrêté la déclaration du commissaire Allard. Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 80.

[17] Registre des déclarations (Archives municipales.) Les demoiselles Hotessier avaient été emprisonnées l'espace d'un jour à Clisson, en août 1791, pour avoir donné asile au curé de Maisdon. (Reg. du direct. de dép., f° 45.)

[18] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 262.

[19] Le district de Nantes délibéra le 22 nivôse an II sur une lettre dans laquelle David-Vaugeois demandait un local pour y placer les femmes enceintes des brigands, et décida qu'on les mettrait à la maison de Saint-Charles. (District de Nantes ; petit registre des arrêtés.)

[20] Déposition de Griault (ou Cruaut). Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 340.

[21] Bourniseaux, Histoire des guerres de la Vendée, III, 239. — Les Martyrs de la foi, III, 369. — Sa mère, Victoire Lebœuf, femme de Jourdain, une de ses sœurs, Louise- Félicité, et son frère Louis, âgé de dix-sept ans, furent condamnés à mort le même jour, par la même commission ; mais il est impossible de savoir s'ils furent noyés ou fusillés.

[22] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 255. — Dossier de la Commission militaire. — Réquisition de Bignon de remettre aux mains de la force armée Catherine Bernard, femme Hervé de la Banche, avec sa fille, pour être transférées au Bouffay et y être interrogées. Signé : Bignon, et daté du 22 nivôse. — Reg. du Comité, séance du 19 nivôse. (Archives du greffe.)

[23] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 23.

[24] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 93.

[25] F° 94. (Archives du greffe.)

[26] Registre du Comité, f° 92. (Archives du greffe.)

[27] Lettre du 2 pluviôse an II, n° 206. (Archives municipales.) Dans le livre du docteur Leborgne sur les Grandes Épidémies qui ont régné à Nantes, Nantes, 1852, p. 132, on lit que le typhus faisait à l'Entrepôt trente à quarante victimes par jour, et que vingt et une sentinelles avaient péri, et non douze cents, comme le dit M. Louis Blanc, t. X, 179, édit. in-18.

[28] Délibération du Conseil général de la commune. (Archives municipales.) A propos de cette délibération, M. Verger, dans ses Notes manuscrites sur la ville de Nantes, se demande si Carrier ne se faisait pas adresser cette requête pour masquer ses projets de noyades. (p. 581.)

[29] Registre des procès-verbaux du Comité révolutionnaire. Séance du 13 pluviôse (1er février), f° 401. Il résulte du procès-verbal du 15 du même mois que des prisonniers mutins des Saintes-Claires et des femmes de l'hôpital de l'Unité furent envoyés aux galiotes. (Archives du greffe.)

[30] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 233.

[31] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 111.

[32] Gonchon (Antoine) mourut le 17 pluviôse an II (5 février), dans la maison Perrotin, quai de la Barbinais, âgé de quarante-sept ans. Ce fut Bignon et une journalière qui déclarèrent son décès. (Registre de l'état civil, section Scévola, f° 67.)

[33] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 80.

[34] Déposition de Bignon. Mercure français du 5 brumaire an III, p. 222.

[35] Bulletin du Tribunal révolutionnaire. Déposition de Laënnec, VI, 224 ; — de Besse, de Lambert, 323 ; — de Griault, 341 ; — de Mosneron, VII, 50.

[36] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 340. Déposition de Berthé.

[37] Déposition de la femme Pichot, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, p. 283.

[38] Déposition de Laurent fils, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 346.

[39] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, p. 330.

[40] Déclaration signée Bouché. (Archives municipales.) Voir aussi la décision du Conseil de la commune du 12 pluviôse déjà citée.

[41] Rapport du docteur E. Pariset. (Archives municipales.)

[42] Registre des arrêtés du district de Nantes, 7 vendémiaire an III, f° 101.

[43] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, n° 98, p. 403.

[44] Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 18.

[45] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 310. — Phelippes, dans sa brochure Noyades, Fusillades (Paris, Ballard), parle d'une noyade de femmes réunies et détenues dans la halle de Nantes, p. 95. La lettre d'Orieux (Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 15) parle d'une noyade de cent quarante-quatre femmes qui travaillaient à faire des chemises pour les soldats.

[46] Déclaration de J.-B. Giraud, directeur des postes à Nantes. Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 13. V. aussi, p. 70, précis des débats par Leblois.