Incertitude sur l'époque des premières grandes noyades. — Très probablement en frimaire, certainement en nivôse. — Le batelier Perdreau. Dépositions de Freteau, de Wailly, de Robert et d'Affilé. — Noyades des premiers jours de nivôse. — Témoignage de Benaben. — Lettre de Nantes lue à la Commune de Paris et publiée par tous les journaux. Déclaration de Charpentier. — Récit emprunté au journal l'Orateur du peuple.La dernière noyade dont j'ai parlé est celle du Bouffay, qui eut lieu le 25 frimaire (15 décembre) ; y eut-il en frimaire d'autres noyades que celle-là et celle des prêtres d'Angers, dont la date, également certaine, est du 19 frimaire (9 décembre) ? Les preuves manquent, mais les documents autorisent à le présumer. Lamberty n'était point à la noyade des prêtres d'Angers, ni à celle du Bouffay, et cependant, au dîner qui eut lieu en frimaire sur la galiote, dîner qui fut fort gai, dit l'un des témoins, — Lamberty fit le récit de ses belles expéditions. Il déclara qu'il faisait sortir ses victimes deux à deux, qu'il les fouillait, les attachait, les faisait descendre dans la gabare, et les précipitait dans les flots[1]. Dans les pourparlers qui eurent lieu sur la place du Département, le soir de la noyade du Bouffay, nous avons vu que Goullin dit à Lamberty : Mais c'est étonnant que tu fasses des difficultés, c'est toi ordinairement qui es chargé de ces expéditions[2]. Je ne note que pour mémoire, et sans y attacher d'importance, le fait avancé par Phelippes, qu'à l'époque du 5 frimaire, l'armée Marat se vantait d'avoir les bras épuisés d'avoir donné des coups de plat de sabre aux malheureux qu'elle avait été chargée de noyer[3], et cette assertion de Goullin, disant qu'à sa connaissance il y a eu cinq ou six noyades, cinq à six cents personnes de noyées, et que la dernière est du 25 frimaire ; cette assertion fut produite lors du procès des cent trente-deux Nantais, où Goullin comparaissait comme témoin, et il espérait alors que les révélations sur les noyades pourraient être en partie étouffées. Je note de la même façon la déclaration de Robin, déposant que pendant son absence à Paris — Robin s'absenta à la fin de brumaire et ne revint à Nantes que dans les premiers jours de frimaire — il y eut à Nantes des noyades[4]. On peut aussi, sur ce point, avoir égard au témoignage de Grandmaison, qui diffère des autres en ce qu'il remonte à une date beaucoup plus ancienne. Au lendemain de l'arrestation des membres du Comité, en prairial an II, Grandmaison adressa aux représentants Bourbotte et Bô un mémoire où il se qualifie lui-même d'innocent en pleurs, et se vante de trouver dans son cœur la récompense du devoir accompli. Nantes, écrit-il, assiégée de tous les fléaux qu'une guerre civile entraîne, est dans la dire nécessité de faire un calcul en sacrifiant des bouches inutiles et criminelles ; plusieurs submersions sont faites, le comité révolutionnaire n'en a aucune connaissance, à peine en parle-t-on dans hi ville. La pénurie des subsistances, une insurrection éclatée dans les prisons, la contagion prochaine qui menaçait de se propager dans la cité, obligèrent le représentant du peuple d'en éloigner cent vingt-huit prisonniers détenus dans la maison d'arrêt dite du Bouffay[5]. Le Comité ayant connu les projets de noyades le 17 frimaire, jour où les ordres furent donnés par lui, s'il est vrai, comme le dit Grandmaison, que plusieurs submersions avaient eu lieu auparavant, il faut en conclure que la noyade des quatre-vingt-dix prêtres, du 27 brumaire, n'est pas la seule qui se soit accomplie avant le 17 frimaire. Le document qui laisse le moins de doutes sur le fait de noyades de brigands en frimaire, avant les grandes noyades de nivôse, est sans contredit la déclaration du citoyen Lemoine, l'une des Pièces remises à la Commission des Vingt et un : Le 25 ou 27 frimaire dernier, le citoyen Robin, aide de camp de Lamberty, passait devant moi comme je sortais. II me parla de la Société populaire, et me demanda si j'y allais. Je lui dis que non, que d'ailleurs elle était fermée. Comme je le savais aide de camp de Lamberty, je lui demandai s'il était vrai que l'on avait hoyé une si grande quantité de brigands ; il me répondit qu'il avait aidé à en noyer deux cents. Lorsqu'ils ont senti le bateau s'emplir d'eau, ils ont voulu se sauver, et, à coups de sabre, nous leur avons coupé les bras. Vois mon sabre, me dit-il, comme il en est tout ébréché. L'époque de la fermeture de la Société populaire précise la date[6], et, d'autre part, la noyade dont parlait Robin ne peut, en aucune façon, être confondue avec celle du Bouffay, pour deux raisons : la première, parce que, dans la conversation avec Robin, il s'agissait de brigands ; la seconde, parce qu'aucun des cinquante témoins qui ont déposé de la noyade du Bouffay n'a signalé la participation de Robin à cette expédition. Elle peut encore moins être confondue avec celle des prêtres d'Angers, qui ne comprenait que cinquante-huit personnes. Je n'oserais non plus affirmer si c'est à la fin de frimaire ou dans les premiers jours de nivôse qu'eut lieu la plus épouvantable de ces exécutions, qui aurait compris huit cents individus et aurait été accompagnée de circonstances particulièrement horribles. Le fait d'une noyade de huit cents personnes en deux bateaux a été attesté plusieurs fois. D'après une énumération fort incomplète des noyades, énumération que fit le président du tribunal révolutionnaire, cette noyade de huit cents, qu'il regardait comme un point acquis aux débats, aurait été la seconde[7]. Les circonstances rappelées par deux des témoins, Fréteau et Wailly, ne diffèrent guère qu'en ce que chacun indique, comme lieu de la scène, un lieu différent de la rive gauche de la Loire. Environ huit cents individus, dit Fréteau, de tout âge, de tout sexe, et beaucoup d'Allemands[8], furent conduits sur deux bateaux, entre la Sécherie et Trentemoult ; l'un des deux bateaux fut coulé dans l'endroit ; sur le second il se trouva des marins qui n'étaient pas liés ; ils firent aller le bateau en dérive, lequel fut s'échouer sur l'île Cheviré. Beaucoup d'entre eux se sauvèrent sur cette île ; alors Affilé et un autre furent chercher la garde pour achever ceux qui n'étaient pas achevés et noyés. Deux gabares, dit Wailly, chargés d'individus, s'arrêtèrent à un endroit nommé la Prairie-au-Duc ; là, moi et mes camarades, nous avons vu le carnage le plus horrible que l'on puisse voir ; plus de huit cents individus de tout âge et de tout sexe furent inhumainement noyés et coupés par morceaux. J'entendis Fouquet et ses satellites reprocher à quelques-uns d'entre eux qu'ils ne savaient pas donner de coups de sabre, et il leur montrait par son exemple comment il fallait s'y prendre. Les gabares ne coulaient pas assez vite à fond ; on tirait des coups de fusil sur ceux qui étaient dessus. Les cris horribles de ces malheureuses victimes ne faisaient qu'animer davantage leurs bourreaux. J'observerai que tous les individus qu'on a noyés dans cette nuit furent préalablement dépouillés nus comme la main. En vain les femmes réclamaient-elles qu'on leur laissât leurs chemises ; tout leur fut refusé et elles périrent. Leurs hardes, leurs bijoux, leurs assignats furent la proie de ces anthropophages, et, ce qu'on aura peine à croire, c'est que ceux qui les avaient ainsi dépouillés vendaient le lendemain matin ces dépouilles au plus offrant. Le batelier Pierre Robert : Environ huit jours après, — il vient de parler d'une noyade de cinquante-huit individus dont toutes les circonstances se rapportent à celle des prêtres d'Angers, — ils furent sommés comme ci-dessus, par Fouquet et Robin, de tenir prêts deux grands bateaux, et, le même jour, sur les dix heures du soir, lesdits Fouquet, Robin et autres chargèrent environ huit cents individus de tout âge et de tout sexe sur ces deux bateaux, qui furent conduits vis-à-vis de Chantenay, lesquels furent noyés comme à la précédente noyade, et le déclarant et une douzaine de mariniers qui lui aidaient ne reçurent pas de paye[9]. Ces trois dépositions concernent évidemment la même noyade. Si les indications de dates, lorsqu'il est question de quelques jours, n'étaient pas sujettes à de graves erreurs, je dirais : L'indication de Wailly, — un mois environ après la noyade des quatre-vingt-dix prêtres qui eut lieu le 27 brumaire, — reporte cette noyade de huit cents à la période du 26 au 29 frimaire ; l'indication de Pierre Robert, huit jours après celle des cinquante-huit, — la reporte à la même date, qui est celle où Robin montrait à Lemoine son sabre tout ébréché. On comprendra la cause de mon hésitation, en lisant plus loin le récit, par Affilé, d'une grande noyade qui eut lieu le-3 nivôse, et dont les circonstances se rapprochent assez de celle dont je viens de parler pour qu'il soit permis de supposer que les huit cents auraient été noyés le 3 nivôse. Je serais également embarrassé de décider s'il faut laisser au dossier des noyades de frimaire la déclaration du médecin Thomas. Elle a cela pour elle qu'elle émane d'un homme lettré, connaissant la valeur des dates, et l'un de ceux qui se dévouèrent avec le plus de courage au soulagement et au salut des malheureux prisonniers : Dans le courant de frimaire, dans un café, dit Thomas — l'un des textes porte que c'était un café de la place du Bouffay —, un batelier nommé Perdreau, qui était ivre, me demanda du tabac, en me disant : Je l'ai bien gagné, je viens d'en expédier sept à huit cents. Je m'informai comment il expédiait ces victimes. Il me dit que d'abord il les dépouillait, ôtait leurs habits, les attachait par les poignets et par les bras, les faisait monter deux à deux dans un bateau, d'où il les précipitait dans la Loire, la tète la première. Pour connaître toutes les cruautés qu'il exerçait, je lui observai que quelques-uns pouvaient bien nager sur le dos ; il me répondit que quand cela arrivait, il avait des gaffes pour les assommer[10]. Cette déclaration confirme ce que j'ai dit sur les modes divers, employés pour noyer ; j'ajouterai qu'il est assez difficile de confondre cette exécution avec la noyade des huit cents, qui, d'après les témoignages, se fit au moyen de deux bateaux coulés- dans le fleuve. Quant aux aveux de Perdreau, ils ont une importance très sérieuse dans cette enquête, puisque, la part faite à l'exagération dans les propos d'un ivrogne, il n'en reste pas moins certain que, le 10 nivôse (30 décembre), le Comité révolutionnaire, ainsi que j'ai déjà eu occasion de le dire, arrêta que Perrochaux payerait à François Perdreau, huit cent cinquante livres pour le prix d'un gabarage[11]. Pour les premiers jours de nivôse, aucune incertitude ; le charpentier Affilé s'exprime ainsi : Le 3 nivôse (23 décembre 1793), Fouquet m'ordonne de me rendre chez Marie, marchand de bateaux, pour lui demander les, deux qu'il avait promis ainsi que des charpentiers ; il m'en procura quatre pour faire les soupapes et des mariniers pour faire descendre les bateaux en face de l'Entrepôt. Fouquet s'y trouva et m'ordonna d'aller chercher des cordes pour amarrer les prisonniers, et, des crampons de fer pour attacher les cordes au fond des bateaux. Pendant que j'étais chez le cordier on faisait la soupape. A mon retour, Fouquet dit : Tenez-vous prêts, ce soir ils seront embarqués ; et, à neuf heures du soir, ces malheureux furent conduits de l'Entrepôt aux bateaux, au nombre d'environ cinq cents... Des membres de la compagnie Marat dévalisaient les victimes à bord, et les mariniers les pillaient encore à fond de cale, pendant que Fouquet me menaçait de me noyer comme les autres, si je n'obéissais pas... Deux batelets étaient attachés à chaque gabare : on leur fit prendre le large, la soupape s'ouvrit, les sabords furent levés ; les prisonniers criaient miséricorde, pendant que ceux qui étaient sur le pont s'élancèrent dans les batelets, et que, dans leur désespoir, les victimes s'écriaient : Sautons aussi dans leurs batelets, et ils périront avec nous. Mais ceux qui voulaient le tenter furent repoussés à coups de sabre. Après cette expédition, — c'est encore Affilé qui raconte, — les bateliers allèrent avec les membres de la compagnie Marat dans une auberge, puis chez un tonnelier où l'on se partagea les effets des noyés[12]. La date donnée par Affilé est précise, c'est le 3 nivôse (23 décembre) ; le lendemain et le
surlendemain, autres noyades. Benaben, commissaire du département de Maine-et
Loire, qui suivait l'armée républicaine, après avoir assisté à la déroute de
Savenay, vint à Nantes, où il arriva le 5 nivôse à quatre heures du soir[13]. Il y apprit que
le Comité révolutionnaire ou le tribunal militaire,
fatigués sans doute de faire fusiller ou guillotiner les brigands, avaient
pris le parti de les noyer avec des bateaux qu'ils coulaient à fond par le
moyen d'une trappe, lorsqu'ils y avaient enfermé ces malheureux. On en noya
deux cents le jour de mon arrivée (5
nivôse) dans cette ville. On en avait noyé la
veille trois cents (4 nivôse), et on devait en noyer le lendemain douze cents...
A l'atrocité de cette action on joignait la
plaisanterie, car on appelait cela envoyer au Château-d'Eau, par allusion au
Château-d'Eau, qui se trouve aux environs de Nantes[14]. Ainsi, noyades le 3, le 4 et le 5 nivôse ; mais sur cette période il existe d'autres témoignages qui, s'ils ne confirment pas celui de Benaben en ce qui concerne les chiffres des victimes, ne laissent aucun doute sur le fait lui-même. On peut ouvrir tous ceux des journaux de cette époque qui résumaient les séances de la commune de Paris, et, dans le compte rendu de celle du 11 nivôse, on trouvera citée une lettre de Nantes portant la date du 6 nivôse an II (26 décembre), et contenant ce passage : Le nombre des brigands qu'on a amenés ici depuis dix jours est incalculable. Il en arrive à tout moment. La guillotine étant trop lente, et attendu qu'on dépense de la poudre et des balles en les fusillant, on a pris le parti d'en mettre un certain nombre dans de grands bateaux, de les conduire au milieu de la rivière, à demi-lieue de la ville, et là on coule le bateau à fond. CETTE OPÉRATION SE FAIT CONTINUELLEMENT[15]. Un ouvrier qui, durant les premiers jours de nivôse, fut chargé de distribuer le pain aux prisonniers de l'Entrepôt, vit deux fois, le soir, Fouquet et Lamberty venir dans ce lieu, prendre des prisonniers qu'ils conduisaient à la Piperie pour les noyer. Il ne les a suivis que jusqu'aux Salorges, mais il se rappelle avoir, une des deux nuits, reconnu là, à la lueur des réverbères, le représentant Carrier, revêtu d'une roquelaure qui lui a paru brune et d'un chapeau rond, qui leur disait : Dépêchez-vous, marchez en ligne[16]. A-t-on noyé, le 6 et le 7 nivôse ? Le mot continuellement de la lettre lue à la commune de Paris permettrait de le supposer, mais sûrement on a noyé un de ces deux jours. Un joaillier de Nantes, qui semble avoir soulagé sa conscience en parlant, s'exprime ainsi, dans une déclaration imprimée par ordre de la Convention parmi les Pièces remises à la Commission des Vingt et un : Le citoyen Sanlecque, sergent-major de ma compagnie, vint me commander, du 6 au 7 nivôse, à quatre heures du soir, ainsi qu'une partie de la compagnie qui s'assembla ; et les ordres nous furent donnés pour aller à l'Entrepôt. Nous arrivons à cet endroit à cinq heures ; on nous fit mettre en haie. On fit sortir les brigands par quatre qu'on avait mis deux à deux, jusqu'au nombre de quatre à 'cinq cents. Les voilà défilés vers le lieu où le Comité révolutionnaire avait dessein de les ensevelir. Le temps qu'il fallut pour former le cordon de ces malheureux nous conduisit jusqu'à onze heures du soir ; c'est dans ce moment, ô horreur 1 j'en frémis encore, c'est dans ce moment où je fus témoin des atrocités que l'aide de camp de Lamberty, Robin, commettait envers ces malheureux. Par trois fois différentes, ce Robin s'élança au milieu d'eux, leur donna brusquement une telle secousse qu'il en a renversé une dizaine d'une seule fois ; ces malheureux étant attachés et ne pouvant pas se relever, ce Robin a tombé sur eux à coups de plat de sabre pour les faire relever. J'ai remarqué qu'il y avait parmi ces tristes victimes du crime beaucoup de jeunes gens de quatorze à quinze ans dont se trouvait une partie attachée sur le sein de leurs pères. Enfin, étant presque tous entrés dans la barque funeste, j'osai m'avancer sur le bord de la cale. Là, je vis Charles, actuellement major de la place de Nantes, occupé à fouiller et à enlever ce que pouvaient posséder ceux que l'on destinait à engloutir, et leur parlait en ces termes : Viens, b..., etc. J'y ai remarqué O'Sullivan, qui exerçait les mêmes cruautés, et qui proposa, pour mieux profiter des dépouilles de ceux-ci, de les mettre tout nus. La proposition n'a pas été exécutée[17]. Charpentier était orfèvre, et, sans doute, il connaissait mieux les joyaux que le français ; mais qu'importe ? Cet honnête homme a dit ce qu'il avait vu, et cela suffit pour que l'on demeure incertain de savoir si la basse cupidité de ces gens-là n'était pas plus odieuse encore que leur cruauté. Et qui, d'ailleurs, 'ayant à raconter de pareilles, scènes, serait assuré de trouver des termes appropriés au sujet ? Voici un autre récit plus détaillé, non signé, il est vrai, mais qui présente de tels caractères de vraisemblance, qu'il doit avoir sa place dans ce volume ; il est emprunté à un journal fort rare aujourd'hui, l'Orateur du Peuple, numéros des 3 et 6 brumaire an III, pages 157 et 168, parus durant le cours du procès de Carrier. Fouquet et Lamberty commencèrent.par recommander le plus profond silence au détachement qu'ils avaient fait commander pour renforcer la garde de l'Entrepôt ; on les vit ensuite monter dans les magasins et greniers qui servaient de prison, munis d'énormes paquets de corde neuves, et bientôt l'on aperçut les premiers des malheureux qu'ils envoyaient à la mort. Ils étaient attachés deux à deux, bras à bras, poignets à poignets. On leur ordonna de se placer en files, les uns derrière les autres, et cette file se prolongeait à mesure que l'on en faisait descendre de nouveaux. Leur état était déjà un supplice, et il dura cinq heures pour ceux qui furent garrot.. tés les premiers. On eut tout le temps de considérer ces tristes victimes de la férocité de Carrier ; malgré la promptitude apparente des exécuteurs, les soins qu'ils prenaient pour rendre le garrottage tel qu'ils le désiraient, retardèrent leur infernale opération. On vit même l'horrible Fouquet faire une revue dans les rangs pour ajouter de nouveaux liens, ou pour resserrer davantage ceux qui n'étaient pas assez bien dans la chair des patients. Un de ceux-ci se trouva tellement étreint, qu'une des veines de son poignet se déchira et fit jaillir son sang. A ce spectacle, un homme de la garde, témoin immobile de ces horreurs, ne put retenir ses larmes et s'écria : Mon Dieu que c'est barbare ! Aussitôt un des farouches bourreaux vint à cet homme et lui dit avec fureur : Fais ton devoir, misérable, et si tu dis un seul mot, je te fais ramasser tout à l'heure. La file s'augmentait sans cesse ; elle devint si considérable qu'elle occupa tout le chemin depuis l'Entrepôt jusqu'au Sanitat, lieu où se faisait l'embarquement. Suivant le rapport d'un des noyeurs même, il y avait plus de mille hommes à expédier dans cette nuit. C'était un mélange de toutes sortes d'hommes : les uns exténués de misère et de maladie, les autres conservant, au milieu des horreurs de leur sort, l'apparence de la force et de la santé. Il y avait des marchands, des fermiers, des laboureurs, et quantité d'ouvriers des manufactures de Cholet. Il n'est pas possible d'avoir sous les yeux un plus affreux spectacle ; l'obscurité de la nuit le rendait encore plus épouvantable. Les anthropophages n'avaient pour s'éclairer que quelques chandelles qu'ils portaient à la main, la plupart sans chandeliers. Il n'était point besoin de surveiller les prisonniers ; ils se tenaient constamment chacun dans leurs rangs, sans laisser échapper d'autres murmures que ceux que leur arrachait la douleur. Nous en avons vu qui, en sortant de l'Entrepôt où ils venaient d'être garrottés, se rendaient d'eux-mêmes à la file, longtemps après le commencement de l'embarquement. A chaque fois que les noyeurs passaient près d'eux, ils les suppliaient de relâcher leurs liens, mais c'était en vain. On en voyait qui fondaient en larmes ; d'autres, au contraire, avaient le courage de rire et consolaient leurs camarades en les assurant qu'en route on les mettrait plus à l'aise. On leur avait fait entendre qu'on les envoyait au Château-d'Eau, à quelques lieues de Nantes, pour les y faire travailler jusqu'au moment où on les ferait partir, les uns pour Brest, les autres pour les frontières, où ils seraient incorporés dans les armées de la république. Beaucoup en paraissaient très satisfaits ; mais le plus grand nombre, épouvanté par l'air des noyeurs et par la contenance triste et mystérieuse des hommes de la garde, dont la plupart pleuraient, semblait abattu, inquiet, et frappé de l'idée de la mort. Pauvres malheureux ! ils avaient fait leurs arrangements pour une route ; ils emportaient leur pain, des paniers, des bouteilles clissées, de petits paquets de hardes. Tout cela était attaché autour d'eux avec des ficelles et des lisières de drap. A chaque instant ils se plaignaient du mal que leur faisaient les cordes dont leurs poignets et leurs bras étaient serrés ; ils demandaient en grâce que l'on eût quelque pitié pour une torture qui devenait insupportable, en promettant de faire avec la plus parfaite obéissance tout ce qu'on leur commanderait... Ceux qui tombaient à terre étaient relevés à coups de plat de sabre. Les hommes de la garde, maudissant l'ordre qui les avait forcés d'être témoins de tant d'atrocités, ne pouvaient que gémir, et n'osaient adresser la parole à ces malheureux. Les cris de rage de Carrier retentissaient encore à leurs oreilles ; il leur semblait le voir encore à la tribune du club, dans l'attitude d'un forcené, hurler ces effroyables paroles : Vous n'êtes que des lâches, je ne vois périr que des conspirateurs subalternes ; dénoncez-moi aussi les gros coquins ; il ne faut point de preuves matérielles ; le soupçon suffit. Après la cruelle opération du garrottage, les prisonniers en eurent une autre à subir ; il fallait les fouiller avant de les faire entrer dans les bateaux. Cela fut exécuté par les mêmes scélérats qui les avaient attachés. Ils se jetèrent sur ces pauvres malheureux avec toute la férocité des assassins et tout le vil empressement de la cupidité effrénée. Ils arrachaient les cravates, les ceintures, fouillaient dans les poches, dans la chemise, sous les aisselles, dans le dos, dans la ceinture de la culotte. Tout le produit de ces odieuses captures était jeté en bas sur le quai, puis ramené dans de grands paniers. La vue de leur butin semblait augmenter leur rage. Ils bravaient les cris, les pleurs, les touchantes supplications de ceux qu'ils dépouillaient. Ainsi ils joignaient l'injure et les plus affreuses menaces aux plus barbares traitements. Ils les poussaient avec violence pour les forcer d'entrer dans les bateaux, où d'autres bourreaux les attendaient pour leur lier les mains en les arrimant. Pour arrivera ces bateaux, il fallait passer sur un pont formé de deux planches, posées en travers sur d'autres bateaux qui les précédaient dans la rade. Au milieu de ce pont se trouvait un batelier qui, lorsque les prisonniers passaient près de lui, leur arrachait leurs bonnets et chapeaux. Il faisait dans son bateau un nouveau tas de ces dépouilles échappées à la voracité des exécuteurs à écharpes. |
[1] Déposition de Jean Saudroc, chef de division des transports et convois militaires. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 36. — Ce Saudroc, commis négociant à Nantes, avait été d'abord secrétaire de Préjean, secrétaire de Carrier. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 339.
[2] Déposition de Gauthier, de la compagnie Marat. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 373.
[3] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 237.
[4] Eod., VII, 47. Robin avait été envoyé à Paris avec plusieurs autres citoyens pour demander des subsistances. Il existe aux archives départementales plusieurs lettres signées de lui, et dont l'une est datée de Paria, 3 frimaire. Robin était de retour à Nantes le 14 frimaire, et peut-être auparavant.
[5] Mémoire de Grandmaison, daté de Nantes, prairial an II. Archives nationales, W. 493.
[6] La Société populaire fut fermée le 25 frimaire par ordre de Carrier, et les séances reprirent le 29 du même mois. — La déclaration de Lemoine est à la page 95 des Pièces remises à la Commission des Vingt et un.
[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 317.
[8] Ces Allemands étaient des soldats de la légion germanique, composée d'Alsaciens, dont un grand nombre avaient déserté pour passer dans le camp vendéen.
[9] Pièces remises à la Commission des Vingt et un. Déclaration de Wailly, p. 25 ; de Colas Fréteau, marinier, p. 89 ; de Pierre Robert, p. 101.
[10] Mercure français du 15 brumaire an III, p. 286. Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire porte, au lieu de courant de frimaire, vers la fin de brumaire, VI, 263.
[11] Registre des procès-verbaux du Comité révolutionnaire de Nantes, f° 74. (Archives du greffe.) Ce Perdreau (François) avait été emprisonné pour délits de droit commun, et le registre d'écrou de la maison de justice du Bouffay constate qu'il sortit de cette maison le 16 mai 1793. Un mandat d'arrêt fut lancé de Paris contre lui le 3 brumaire an III, et, durant tout le mois, il fut l'objet des recherches les plus actives, à Nantes et à Orléans. Trouvé caché dans un bateau sur la Loire, il ne fut expédié à Paria que le 11 frimaire an III, et arriva, par conséquent, après la condamnation de Carrier et l'acquittement du Comité. (Registre de correspondance du district de Nantes.)
[12] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 318.
[13] Rapport de Benaben, commissaire du département de Maine-et-Loire. Angers, Marne, an III, in-8°, p. 92.
[14] Même rapport, p. 95 et 96. Benaben croit que les premiers noyés étaient ceux qui, pendant son séjour à Derval, s'étaient rendus à Nantes avec armes et bagages ; et que les quatorze tenta autres seraient ceux qui s'étaient rendus sur la foi de l'amnistie du général Moulin. Durant les jours qu'il passa à Nantes, il y a vu les représentants Turreau, Carrier et Prieur de la Marne ; mais ce dernier, étant malade au lit, pouvait ignorer ces choses.
[15] Journal de la Montagne du 13 nivôse an II, p. 394. — Moniteur du même jour.
[16] Déclaration de Saturnin Depois, tourneur, en date du 24 vendémiaire an III. Dossier du procès de Carrier, W. 493. (Arch. nat.) Saturnin Depois fut envoyé aux Saintes-Claires le 10 nivôse, comme accusé d'avoir favorisé l'évasion d'un brigand de l'Entrepôt. (Registre du Comité révolutionnaire, archives du greffe.) Il resta huit mois en prison, bien que la fausseté du fait eût été démontrée par le détenu lui-même, et il fut mis en liberté par le représentant Bô sans avoir été jugé. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, n° 99, page 405.
[17] Pièces remises d la Commission des Vingt et un, p. 106.