La noyade du Bouffay préparée et dirigée par les membres du Comité révolutionnaire. — La compagnie Marat au Bouffay. — Repas dans la prison. — Recherche et capture des prisonniers sans distinction. — Procédés de la compagnie Marat. — Prisonniers malades. — Fouille des prisonniers et saisie de leurs effets précieux. — Récits de Tintelin. — Conduite et embarquement des prisonniers sur la Fosse. — Évasion d'Alexis Garnier. — Goullin ; moyen employé pour couler le bateau. — Cruauté de Grandmaison. — Julien Leroy échappé à la noyade. — Son récit. — Garnier et Leroy emprisonnés de nouveau. — Nombre des victimes. — Tentative inutile du Comité pour se faire remettre par le geôlier l'ordre de délivrer les prisonniers.Les prêtres d'Angers n'avaient été pour Carrier qu'une proie de hasard ; il avait toujours sous la main les détenus dont on avait dressé la liste dans la nuit du 14 frimaire, sous prétexte de conspiration dans les prisons. Bien qu'une décade se fût écoulée depuis l'horrible résolution de les mettre à mort, et que les alarmes causées par le siège d'Angers eussent cessé, Carrier, qui avait été déçu dans sa fureur de meurtre, voulait une revanche. Cette fois les victimes ne furent point choisies parmi les prisonniers en quelque sorte anonymes des galiotes et de l'Entrepôt ; c'est la prison du Bouffay, maison régulièrement tenue, située au centre même de la ville, que l'on devait presque dépeupler en une seule nuit. Il semble que Carrier ait affecté d'employer, pour cette noyade, un grand nombre d'agents et de compromettre les membres du Comité révolutionnaire, comme si, en multipliant ses complices, il avait espéré diminuer sa responsabilité. C'est du reste à cette circonstance que nous devons de connaître dans ses plus petits détails la noyade du Bouffay ; les nombreux témoins qui n'auraient jamais osé incriminer les actes d'un représentant du peuple, parlèrent d'abondance de tout ce qu'ils savaient sur la conduite des membres du Comite révolutionnaire, aussitôt que ceux-ci eurent été mis en prison (24 prairial an II, 12 juin 1794)[1]. Le soir du 24 frimaire an II (14 décembre 1793), les membres de la compagnie Marat avaient été convoqués au lieu ordinaire de leurs réunions[2]. Ils furent exacts au rendez-vous. Le capitaine, dit l'un d'eux, nommé Pinatel, nous conduit ensuite au Comité révolutionnaire ; nous y trouvons Goullin, Bachelier, Grandmaison et autres, qui nous ordonnent de nous transporter au Bouffay pour en extraire des prisonniers, à l'effet de les transférez à Belle-Ile-en-Mer[3]. Ces mots transférer à Belle-Ile étaient un euphémisme qui pouvait abuser quelques subalternes, mais les membres du comité savaient parfaitement de quoi il s'agissait. L'un d'eux, Bollognel, a affirmé que tous les membres du Comité avaient été prévenus de cette noyade, la veille du jour qu'elle devait avoir lieu[4]. Espéraient-ils ne donner à l'affaire que leur complicité morale ? On serait tenté de le croire en lisant la déclaration suivante de Jacques Gauthier, des membres de la compagnie Marat : Arrivé au Comité, on lui commande d'aller chercher Lamberty ; il le rencontre en chemin et lui communique les ordres qu'il a reçus. Lamberty refuse d'y déférer. Les membres du Comité renvoient de nouveau le témoin vers Lamberty pour l'avertir de venir pour une expédition. Lamberty s'y refuse de nouveau en déclarant qu'il n'a pas d'ordre de Carrier. Alors les membres du Comité, savoir Goullin, Grandmaison et autres, se réunissent sur la place[5] pour savoir ce qu'ils doivent faire. Lamberty parait et dit qu'il faut aller chez Carrier. J'entends Goullin dire à Lamberty : Mais c'est étonnant que tu fasses des difficultés ; c'est toi ordinairement qui es chargé de ces expéditions. Grandmaison et Mainguet étaient présents[6]. On alla chez Carrier ; là, Goullin et Grandmaison eurent avec le représentant un entretien particulier[7]. Cependant le Bouffay avait été envahi par la compagnie Marat, et, d'après la déclaration du geôlier Bernard Laquèze, un autre agent du Comité l'y avait précédée : Un particulier entra à huit heures à la prison du Bouffay, avec deux paquets de cordes, me frappa sur l'épaule en me tirant à côté et me dit que la loi me déchargerait cette nuit de cent cinquante prisonniers. Dans l'ignorance où j'étais où on allait les conduire, je le lui ai demandé. Dans un bâtiment, répondit-il, pour les faire travailler à un fort qui presse. Environ une heure après, arriva la compagnie Marat[8]. Bernard Laquèze, requis de livrer cent cinquante-cinq détenus, objecta qu'il fallait un ordre ; on alla en chercher un. Il était ainsi conçu Au nom du comité révolutionnaire : Le concierge des prisons de Bouffay délivrera aux mains des camarades de la compagnie de Marat les cent cinquante-cinq prisonniers dénommés dans la liste qu'ils présenteront. Nantes, le 24 frimaire, l'an II de la République française. Signé : Guillet, Goullin, Levêque. Et plus bas : Cette liste est arrêtée et signée des membres du Comité révolutionnaire : Goullin, Louis Naud, Chevalier, Levêque[9]. La formation de cette liste datait, je l'ai déjà dit, de
la réunion des corps administratifs dans la nuit du 14 frimaire. Goullin,
d'ailleurs, a très nettement exposé la chose : C'est
de Hubert, de la femme du concierge du Bouffay, de Goudet, l'accusateur
public, et du greffier Coiquaud, que j'ai pris les notes et renseignements
pour former la liste rédigée dans la séance de la nuit du 14 frimaire, qui,
par ordre de Carrier, a été transformée en noyade[10]. Hubert était un
voleur qui faisait sa peine à la prison du Bouffay, et qui avait dénoncé la
Conspiration des prisons, à laquelle lui-même ou ceux qui voulaient en
profiter, avaient donné des proportions alarmantes. Les autres avaient pu de
bonne foi, et sans prévoir les conséquences de leur communication, fournir
des renseignements à Goullin. Les prisonniers dont les noms figuraient sur
cette liste appartenaient à toutes les conditions sociales ; il y avait
quelques nobles et beaucoup de gens incarcérés pour des délits communs[11]. Ce n'était pas
de la politique ; on vidait les prisons. Un ordre du Comité révolutionnaire ayant été produit, rien ne s'opposait plus à l'enlèvement des détenus. La vieille prison aux longs corridors sombres devint alors le théâtre d'une horrible scène, dont plusieurs témoins vont raconter eux-mêmes les incidents. Les membres de la compagnie Marat se firent servir à boire
et à manger[12]
; ils défirent leurs paquets de cordes et
s'amusèrent à se lier les uns les autres pour connaître ceux qui seraient en
ce genre les plus habiles[13]. Il était
environ onze heures lorsque Gérardeaux, surnommé Joson, guichetier dés
Saintes-Claires, entra dans la cour, et, suivi
d'hommes armés, cria à haute et intelligible voix : Allons, levez-vous,
faites vos paquets, point d'exception[14] ; n'oubliez pas vos portefeuilles, c'est l'essentiel[15]. — Ils firent ouvrir par le nommé Poupon les portes des
chambres et cachots qui contenaient les détenus ; ayant une liste en main,
ils appelaient ceux qui devaient sortir, et les menaçaient de les frapper
s'ils n'obéissaient pas. Plusieurs détenus ayant demandé où on voulait les
mener : Dans une autre prison, leur fut-il répondu[16]. Grandmaison,
qui allait de chambre en chambre appeler les prisonniers, les frappait à
grands coups de plat de sabre[17]. Dans une
chambre où se trouvait un nommé Marquet, il fit lier
le sieur Quoniam avec des cordes, ensuite Valière, Marchand, Panau et
Gerbier, de la commune de Frossay. A l'infirmerie, il prirent Gouraud,
condamné correctionnellement, et Jambe-d'Argent, qui n'était pas jugé[18] — Goullin et Grandmaison, ce dernier le sabre nu à la main,
montèrent dans une chambre, au-dessus de la cuisine, y enlevèrent les deux
frères Montreuil, ex-nobles d'Angers, les deux Laurencin, ex-privilégiés de
Nantes, tous quatre condamnés à la déportation, et Lechauff, ex-noble de
Guérande, condamné à la déportation, jusqu'à ce qu'il en ait été autrement
ordonné par la Convention[19]. Alexis Garnier,
commis à Nantes, vit entrer dans sa chambre un homme disant d'un air
courroucé : Le premier qui ne répondra pas, je lui
fourre mon sabre dans le ventre. Cet homme appela un nommé James, qui
ne répondit pas. Après, il cria : Garnier, lève-toi
! — Je fis la sourde oreille, dit
celui-ci, mais il me donna un coup de plat de sabre,
en disant : Faites-moi lever ce b... là. Aussitôt le citoyen Clément
me prit au collet[20]. Le récit le plus curieux est celui de Tintelin, l'un des prisonniers qui durent leur salut à l'intervention de la femme Laquèze. Il a écrit lui-même ses impressions sur le registre des déclarations : Pendant l'appel, un factionnaire placé près de la fenêtre de la chambre que j'habitais s'approcha de moi, et lui ayant demandé où l'on voulait mener une partie des prisonniers, il répondit qu'on allait les mettre dans des maisons d'émigrés pour purifier l'air de la prison. L'ayant prié de s'informer si nos noms étaient sur la liste, il fut s'en instruire à un grand jeune homme que je reconnais maintenant pour être Grandmaison, et qui était alors près de l'infirmerie à faire l'appel. Je n'entendis aucune des questions qu'il fit à ce dernier, mais seulement le dialogue que deux de ces cannibales tinrent à l'occasion d'un nommé Anna, gendarme de Paris, excellent patriote, jugé à peu de frais à deux ans de fers, et qui était en ce moment aux portes de la mort. L'un, en lui ouvrant les paupières, disait : Bast ! il va mourir, il ne peut pas marcher ; que veux-tu faire de cela ? Demain il sera mort ; vois-tu comme il roule les yeux ? L'autre répondit : C'est égal, il y a des voitures ; il faut l’emmener. Ce qu'ils firent... Nous fûmes
assurés du sort qui attendait les prisonniers lorsqu'un nommé Poignan,
renvoyé devant la Convention pour qu'elle prononçât sur son sort, s'étant
échappé de la cuisine de la geôle où on les attachait, vint sous notre
fenêtre nous dire d'un ton effrayé : Nous sommes perdus,
mes amis, on va nous noyer Nous fermâmes aussitôt notre fenêtre, qui
jusqu'à ce moment était restée entièrement ouverte, la laissant seulement un
peu entrouverte. J'ai entendu dire par un de ces noyeurs : Eh ! Durassier, amène-m'en
donc encore un. — Tiens, le voilà, je te le
recommande durement. C'était le nommé Quoniam. Après qu'ils eurent
vidé le petit civil, ils furent dans la ci-devant chapelle, et, chemin
faisant, j'entendis un autre canonnier qui disait : Dépêchons-nous,
la marée perd ; tiens, bois un coup d'eau-de-vie. Puis, s'arrêtant
dans la cour, ils lurent leur liste ; mais comme ils étaient absolument
ivres, j'entendis l'un d'entre eux prononcer : Tatelin,
Titelin, Tintelin ; où est-il donc ? Puis, continuant, ils nommèrent
Pillet aîné, Pillet jeune, Martin, etc., ajoutant : Ils
sont à l'hôpital, dépêchons nous, car voilà quatre heures, nous ne pourrons
sans doute pas y aller[21]. Goullin, lors du procès, a nié avoir dit qu'il fallait prendre indistinctement les prisonniers. Qu'il l'ait dit ou non, la chose importe peu ; mais plusieurs témoins ont affirmé qu'on procéda ainsi. Tintelin déclare que l'on enleva tous ceux qui se présentèrent, sans distinguer s'ils étaient jugés ou non, patriotes ou aristocrates, innocents ou coupables[22]. La femme Laillet, cuisinière au Bouffay, Gervais Poupon, guichetier dans la même prison, ont assuré que Durassier prenait les gens sans s'assurer s'ils étaient ou non sur la liste[23]. Cette listé comprenait cent cinquante-cinq noms ; mais comme sa confection remontait à quelques jours, un nombre assez considérable de prisonniers qui y étaient portés avaient quitté le Bouffay, les uns pour l'hôpital ou quelque autre prison ; d'autres même avaient été relâchés. Goullin, dit Bernard Laquèze, fit peste et rage de ce qu'on ne pouvait compléter les cent cinquante-cinq prisonniers, car, — je copie le compte rendu du Mercure français, — calcul fait de ceux restants et portés sur la liste, il ne s'en trouva qu'une centaine, non compris les morts et les absents[24]. Eh bien ! dit Goullin, que l'on fasse descendre les quinze prisonniers que j'ai envoyés ici ce soir. On les garrotta de même. Au lieu de cent cinquante-cinq, Goullin se contenta de cent vingt-neuf ; mais comme ce nombre n'était pas encore complet, il ordonna que l'on prît les premiers venus, parce que le temps pressait[25]. C'est à la geôle et dans la cuisine de la geôle qu'on lia la plupart des prisonniers. Jolly et Ducoux, ce dernier membre de la compagnie Marat, s'étaient chargés de cette besogne. Richard et Durassier, autres membres de la même compagnie, écrivaient les noms à mesure que les prisonniers avaient été fouillés et dépouillés de leur argent[26]. A la geôle, rapporte Alexis Garnier, Jolly me lia les mains derrière le dos d'une telle force, qu'il mit son genou sur mes mains pour me serrer davantage. Je le priai de ne pas tant me serrer, et il me répondit que ce ne serait pas pour longtemps. Un autre me fouilla, me prit mon portefeuille, dans lequel étaient soixante-quatre livres. On me coupla avec un autre, et on passa une corde qui liait tous les couples ; quand nous fûmes au nombre de dix-huit, le citoyen Grandmaison dit de partir[27]. Des témoins ont retenu quelques-uns des propos dont ces hommes accompagnaient leurs actes. La femme Laillet a raconté que Ducoux, perruquier de son
état, était ironique avec les détenus en vidant. leurs portefeuilles. La
besogne n'allait pas assez vite à son gré, et, dans son impatience, il
s'écriait. : Le temps de les habiller, le temps de
les fusiller, le temps de les assommer, c'est bien du temps[28]. L'un des
Montreuil ; malade, marchait avec un bâton. Tu n'as
pas besoin de bâton, lui crie Durassier ; avance,
b... de gueux, nous allons t'en f... un bon bâton. Un prisonnier
demanda un verre d'eau, disant qu'il avait grand'soif ; un de ceux qui le
conduisaient répondit à Bernard Laquèze : Il n'en a
pas besoin, dans un instant il va boire à la grande tasse[29]. Alexis Garnier
entendit un autre particulier qui disait, en menant Jean Durand : Celui-ci boira un bon coup, car c'est un fort homme[30]. — Allons ! s... gueux, marchez donc, criait Durassier
; n'êtes-vous pas heureux que nous vous fassions
changer d'air ![31] Un grenadier, condamné
à quinze jours de prison pour vol d'un pantalon, était là qui pleurait,
demandant s'il était possible qu'on le fît périr pour un pareil délit[32]. Cependant Goullin pressait à grande hâte l'expédition, disant :
Dépêchons-nous, chers amis, la marée baisse[33]. Sur les marches du palais, un malheureux qui refusait de marcher reçut un coup de pistolet, qui, à cette heure où les bruits de la ville avaient cessé, retentit comme une fusillade, selon l'expression de l'un des témoins[34]. Plusieurs gardes nationaux avaient été appelés du poste du Port-au-Vin, pour conduire les prisonniers sur la Fosse[35], par escouades d'une vingtaine environ, liés deux à deux ; et, comme l'a dit Garnier, les couples rattachés à une seule corde. Les quinze individus entrés au Bouffay dans la journée partirent les derniers ; ils étaient reconnaissables à leurs grandes culottes[36]. Richard a écrit, comme une chose toute naturelle, qu'en sortant de la prison il trouva à la porte une des voitures qui avaient servi à transporter les plus malades, et qu'il en profita pour se faire conduire chez lui[37]. Durant le trajet, il y eut plusieurs tentatives d'évasion.
Alexis Garnier, qui était attaché à James, réussit à se délier, et put, grâce
au secours d'un officier[38], s'enfuir sans
être vu. Son camarade, moins heureux, fut tué sur place. Goullin, au procès,
rectifia à ce sujet une erreur assez répandue : Ce n'est
pas, dit-il, Grandmaison qui lui a enfoncé le
crâne avec le pommeau d'un pistolet ; c'est Bataillé, aujourd'hui mourant,
qui lui a donné des coups de sabre[39]. La déclaration
faite à Nantes par Alexis Garnier, porte que d'autres,
qui se délièrent, furent coupés en morceaux[40]. L'embarquement devait avoir lieu sur une gabare placée à la cale Chaurand ; mais rien n'était prêt, dit un membre de la compagnie Marat, nommé Petit, lorsqu'on y arriva ; Grandmaison seulement était là. Petit ajoute que Grandmaison lui donna l'ordre d'aller chercher le citoyen Affilé, charpentier, pour savoir de lui où étaient les bateaux ; il a entendu dire qu'il n'y avait rien de paré. Il fut ensuite envoyé par Affilé chercher un de ses voisins, aussi charpentier, le chargeant de lui dire d'apporter sa hache, son marteau et sa tarière... On ramena les détenus le long de la Fosse ; mais lui, déposant, étant devant le bout de sa rue (rue de Launay, où il demeurait au n° 11), il dit à ses camarades : Vous les ramenez au Bouffay, bonsoir, je vais me coucher[41]. Coussin, membre de la compagnie Marat, a fait à peu près la même déclaration : Goullin et Grandmaison firent retourner les prisonniers près du corps de garde de la Machine[42], pour les faire entrer dans une autre gabare qui était là, en leur disant qu'on les envoyait à Belle-De pour y défricher des terres[43]. La gabare fut préparée sous les yeux des victimes, ou tout au moins elles purent entendre, dans le silence de la nuit, le bruit des outils qui frangeaient le bordage : On fit travailler plusieurs charpentiers avec des haches ; ils bûchèrent dans le bord pour y faire un sabord[44]. On fit alors avancer les
prisonniers le long de la cale, et deux gardes nationaux du poste du Bouffay
furent placés le long de ladite cale, de peur qu'il ne s'en fût sauvé aucun ;
on mit aussi des sentinelles sur la gabare[45]. — A bord de la gabare, dit Julien Leroy, celui qui
échappa, nous trouvâmes deux petites échelles pour y
entrer ; attachés deux à deux, nous ne pouvions descendre, on coupa un de nos
liens ; mais, comme l'échelle était trop courte, on nous prit par la tête et
on nous jeta en bas[46]. Le récit de
Chartier continue ainsi : Il survint un peu de bruit
parmi les prisonniers dans la cale, et il fut commandé avec trois de ses
camarades pour aller mettre la paix. Il ignorait le sort qu'on destinait aux prisonniers[47] ; mais, étant sur la gabare, il vit clouer des cercles
sur les panneaux, ce qui lui fit soupçonner qu'on voulait les détruire[48]. Goullin n'était
pas le seul membre du Comité révolutionnaire qui présidât à cette opération ;
ses collègues Mainguet et Bollognel y étaient aussi[49]. Grandmaison,
Affilé et plusieurs membres de la compagnie Marat montèrent sur la gabare,
notamment Boulay et René Naud, et un garde national nommé Tabouré, qui fut
contraint d'y monter, sous prétexte d'empêcher la
révolte des prisonniers[50]. René Naud témoigna du désir de rester à terre, mais il lui fut
ordonné de rester à bord. On conduisit la gabare un peu plus loin que
Trentemoult, et on la fit mouiller par les ordres du nommé Affilé[51]. Boulay précise
le lieu encore davantage en disant : Rendus au bout
de l'île Cheviré ou Chantenay, les charpentiers, munis de leurs haches, sont
descendus dans de petites embarcations avec eux, ont défait les sabords pour
faire couler la barque, ce qui a été exécuté en peu de temps[52]. Grandmaison a
raconté lui-même à Gaullier, qui l'a répété, que les
prisonniers soulevaient le pont à demi, et
que quelques-uns sautaient dessus et cherchaient les moyens de se sauver.
D'autres passaient les mains par les fentes, et Grandmaison sabrait ceux qui
passaient leurs doigts par les fentes. Ces infortunés criaient de toutes
leurs forces, et les noyeurs affectaient de chanter bien haut pour étouffer
les cris des victimes[53]. Ce jour-là même, — et rien ne montre mieux à quel point une froide cruauté s'était mise au service d'une inutile passion de destruction, — Carrier écrivait à la Convention : Qu'il est satisfaisant pour moi de n'avoir à vous annoncer que des triomphes de notre armée !... Tout réussit au gré de nos désirs[54]. Un seul fut sauvé, Julien Leroy, que j'ai déjà nommé et qui se trouvait au Bouffay, condamné à plusieurs années de fers, pour avoir vendu un cheval volé[55]. On se rappelle comment il avait été, avec son compagnon de corde, brutalement précipité dans la cale ; voici la suite de son récit : Avec mes dents je vins à bout de couper la corde qui attachait les mains à mon camarade ; à son tour il me délia ; nos conducteurs fermèrent l'écoutille, ils chavirèrent la gabare, avec des haches ils levèrent le sabord... Nous fûmes tous engloutis, Je nageai pendant deux heures sur les cadavres. En mettant le doigt entre deux planches je m'accrochai à la gabare. Une barque arriva. Le batelier avec un grappin enfonça le pont de la gabare échouée, il me jeta une corde et j'échappai ainsi seul à la mort. Arrivé au corps de garde, je dis que je venais de Montoir et que j'avais manqué de me noyer, mais à onze heures on me conduisit au Comité révolutionnaire. Les membres qui le composaient se regardèrent et se mirent à rire. Jolly dit : Voilà un homme qui s'est sauvé ; qu'en ferons-nous ? Il faut le l'eau. Bachelier ajouta : Il faut le conduire au Bouffay ; nous le mènerons ce soir avec les autres. s On me mit une capote sur la tête, et je fus ainsi reconduit au Bouffay, où l'on me mit au secret, et, à onze heures du soir, on me mit dans une basse-fosse, où j'ai demeuré trois mois et demi ; chaque jour on me donnait une demi-livre de pain et une demi-chopine d'eau[56]. En le traitant ainsi, le geôlier du Bouffay ne faisait que se conformer aux ordres du Comité, qui l'avait recommandé à toute sa sévérité[57]. Alexis Garnier s'était réfugié chez un ami, attendant le mois de ventôse pour s'embarquer. Le 21 pluviôse (9 février 1794), il eut la disgrâce d'être rencontré dans une rue de l'île Feydeau par Gérardeaux dit Joson. Celui-ci le reconnut et le conduisit au Comité révolutionnaire, où les membres, le voyant, dirent qu'il fallait le reconduire noyer. Un membre proposa de le faire mettre au Bouffay, dans un cachot noir, disant qu'à la prochaine levée il serait du nombre. Aussitôt le citoyen Jolly tira de sa poche une paire de menottes et une corde, lui lia les mains derrière le dos et dit à Joson : Il nous a échappé une fois, niais il ne nous échappera plus[58]. Garnier languit en prison durant plusieurs mois ; à la fin de prairial, l'une de ses requêtes parvint au représentant Bô, qui, peu après, ordonna de le mettre en liberté. J'ignore ce qu'est devenue la copie de la liste des cent vingt-neuf victimes ; je ne l'ai trouvée dans aucun des dépôts où j'ai fait mes recherches. Il m'est donc impossible de dire si, comme le reproche en fut fait à Goullin lors du procès, elle comprenait quinze femmes[59]. Le registre d'écrou du Bouffay, qui est aux archives, ne fournit qu'une quinzaine de noms. Quant à l'original de la liste comprenant cent cinquante-cinq noms, Goullin se l'était fait remettre par Bernard Laquèze, sous le prétexte d'y inscrire exactement les noms des cent vingt-neuf que l'on avait extraits au lieu des cent cinquante-cinq qu'elle portait. Lorsque Bernard Laquèze réclama au Comité cette liste rectifiée, Chaux le traita de j... f... d'aristocrate. L'ordre de livrer cent cinquante-cinq détenus resta néanmoins aux mains du geôlier, et il eut l'énergie de résister, ainsi que sa femme, à toutes les sollicitations que divers membres du Comité, et notamment Bachelier, employèrent auprès d'eux pour se le faire remettre[60]. Le 29 frimaire (19 décembre), la citoyenne Bernard Laquèze déposa au Comité révolutionnaire une somme de huit cents livres, appartenant à des condamnés à la déportation, porte le registre. Cette somme était censée représenter le montant des valeurs saisies sur les prisonniers noyés le 24 frimaire ; je dis censée représenter, car, suivant la déclaration de Barbier, ancien avoué à Blain, on aurait trouvé, dans la ceinture de culotte de l'un des Montreuil, quarante-cinq louis en or[61]. |
[1] Un registre ouvert à la municipalité fut rempli de déclarations, qui sont autant de dépositions anticipées, que les témoins devaient reproduire en présence des accusés lors du procès du Comité et de Carrier à Paris. Ces déclarations ont même, sur les dépositions recueillies par les rédacteurs du Bulletin du Tribunal révolutionnaire de Clément, l'avantage d'avoir été écrites ou reçues à une époque plus rapprochée des événements, et de rapporter sans intermédiaire les souvenirs des déposants. Ce registre, divisé en trois cahiers, est déposé aux archives municipales de Nantes.
[2] La compagnie Marat avait établi son corps de garde, par emprunt de territoire, dans la maison Cottin, située non rue Sully, comme je l'ai écrit à tort, mais rue Tournefort, et contiguë à l'hôtel de la division militaire.
[3] Déposition de Pinatel. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VIe p., p. 349.
[4] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 315.
[5] Le Comité révolutionnaire tenait ses séances à la préfecture actuelle, et il s'agit de la place de la Préfecture.
[6] Déposition de Jean Gauthier, membre de la compagnie Marat, VI, 373.
[7] Déposition de Pinatel, VI, 349.
[8] Registre des déclarations. (Archives municipales.)
[9] Déclaration de la femme Laquèze et de son mari devant Phelippes, le 10 prairial an II., Registre 0, f° 55. (Archives du greffe.)
[10] Moniteur du 5 brumaire an III, p. 156.
[11] Celui des registres d'écrou du Bouffay qui a été conservé contient une quinzaine de noms en face desquels le geôlier a écrit, pour sa décharge : Déporté au bateau le 24 frimaire. En voici le relevé : Pierre Rochard, marinier, et Antoine Feranne, colporteur, âgé de dix-neuf ans, condamnés à deux ans de prison ; — Joseph Pichard, condamné pour vol ; — Julien Leroy, cocassier, pour vol ; — Michel Carimalo, tailleur de pierres ; — Jean Gourau, maçon ; — Vincent Gérard ; — Mathurin Bouvier ; — Louis Guibourg. Ces six derniers sans mention. — Charles Anna, deux ans de fers ; — Laurencin et Deslandes, sans mention ; — Thibaut-Mayer, trois ans de fers ; — Louis Delauney, sans mention.
[12] On lit sur le registre des déclarations des Archives municipales, n° 97 : Je déclare avoir vu payer à la citoyenne Bernard Laquèze, femme du concierge du Bouffay, la somme de 50 liv. pour les frais que les membres du Comité et de la compagnie Marat avait faits chez elle. Signé : Forget, concierge des Saintes-Claires. — Nous avons fait un repas dans la prison ; mais il n'a pas été fait de repas splendide comme on l'a prétendu. Déclaration de Grandmaison. Compte rendu du procès, Moniteur du 5 brumaire an III, p. 157.
[13] Déposition de Bernard Laquèze, d'après le compte rendu du procès du Mercure français du 20 brumaire an III, p. 320.
[14] Déclaration de Tintelin ; archives municipales, n° 103.
[15] Déposition de Jeanne Laillet, cuisinière au Bouffay ; Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 282.
[16] Déclaration de Tintelin. Ce prisonnier, condamné à trois ans de fers pour une erreur de quelques francs dans ses comptes, par jugement du e frimaire an II, fut réhabilité, et le jugement qui l'avait condamné annulé par décret du 19 thermidor an II.
[17] Déclaration de François Olivier, de la commune de Fresnay. Dossier de Grandmaison ; archives nationales W, 493.
[18] Déposition de Marquet ; dossier de Grandmaison ; archives nationales W, 493. Conf. dépos. de Poupon et de Boussy. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 348.
[19] Déposition de la femme Piveteau, employée à la prison. Compte rendu du procès, Mercure français du 10 frimaire en III, p. 63. — Deux jours avant la noyade, Mainguet, membre du Comité révolutionnaire, avait dit à Phelippes qu'il ferait réincarcérer les Montreuil, quoique malades et acquittés, et qu'ils seraient noyés. Déposition de Phelippes, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 239. — Celui des registres d'écrou du Bouffe qui a été conservé constate, à la date du 24 frimaire, l'entrée des frères Gouin de Montreuil ; mais on a oublié d'écrire devant leurs noms la mention : Déporté au bateau le 25 frimaire.
[20] Déposition d'Alexis Garnier ; registre des déclarations, n° 120. (Archives municipales)
[21] Registre des déclarations, n° 103. (Archives municipales)
[22] Déclaration déjà citée.
[23] Déposition. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 282, 348.
[24] Richard (Jean-Claude), chapelier, rue de la Fosse, dit qu'on ne trouva que cent douze prisonniers portés sur la liste, les autres étant morts, absents ou exécutés. Registre des déclarations, 3e, n° 25.
[25] Mercure français du 20 brumaire an III, p. 320. — Le registre des procès-verbaux du Comité révolutionnaire fait foi de l'envoi au Bouffay, à cette date, f° 60, de quinze individus capturés par le commandant temporaire d'Indret. (Archives du greffe.)
[26] Déclaration de Richard, registre des déclarations, n° 25. (Archives municipales)
[27] Déclaration d'Alexis Garnier, même registre, n. 120.
[28] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 282.
[29] Déclaration de Bernard Laquèze. (Archives municipales)
[30] Déclaration d'Alexis Garnier déjà citée.
[31] Déposition de François Ollivier. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 348.
[32] Déposition de Coron, membre de la compagnie Marat. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 292.
[33] Déclaration de Bernard Laquèze. Registre des déclarations déjà cité. Un fait qui peut donner une idée de la sincérité de Goullin, c'est que, dans l'une des premières séances de son procès, il déclara effrontément que la noyade projetée lui avait toujours été inconnue. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 242.
[34] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, p. 257.
[35] Déposition de Lechantre, négociant, garde national. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 315.
[36] Déposition de Dubreuil, membre de la compagnie Marat. Richard a reconnu avoir écrit leurs noms sous la dictée de Goullin. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 338.
[37] Déclaration de Richard, registre des déclarations, n° 25. (Archives municipales)
[38] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 55.
[39] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 55. Mercure français du 25 brumaire an III, p. 351.
[40] Déclaration du 4 messidor an II, n° 120.
[41] Déclaration de Petit, registre des déclarations, n° 29. (Archives municipales)
[42] Le corps de garde de la Machine était situé en face la rue des Trois-Matelots.
[43] Déclaration de Coussin, registre des déclarations, n° 36.
[44] Déclaration d'Édouard Bouvier, charpentier ; même registre.
[45] Déclaration de Chartier fils aîné, registre n° 81 bis.
[46] Compte rendu du Mercure français du 10 brumaire an III, p. 255.
[47] Cette phrase se trouve dans toutes les déclarations et dépositions, et elle ne prouve qu'une chose : la honte que ressentaient les agents d'avoir participé à ces exécutions.
[48] Déclaration de Chartier fils aîné déjà citée.
[49] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 242.
[50] Registre des déclarations, n° 190.
[51] Même registre ; déclaration de René Naud, quartier-maître de la compagnie Marat. Cet homme n'était pas à sa place dans cette compagnie, car on cita de lui, lors du procès, plusieurs traits d'humanité. V. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 408.
[52] Mêmes registres ; déclaration de Boulay, n° 107 bis.
[53] Déposition de Gaullier, membre du Comité révolutionnaire, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 356. Grandmaison, n'ayant pu nier ces faits, prétendit qu'il était en quelque sorte excusable, parce qu'il était dans une espèce d'ivresse, et qu'il se battait à son corps défendant contre des gens qui voulaient le couler à fond avec eux. Eod., p. 358.
[54] Lettre du 25 frimaire an II. Journal des Débats et des Décrets, n° 457, p. 401.
[55] Julien Leroy, marchand de volailles, emprisonné au Bouffay, était dans le plus grand dénuement lorsqu'il fut assigné à comparaître pour le 25 vendémiaire an III au tribunal à Paris, où il devait être conduit de brigade en brigade. La Société populaire, informée par un officier nommé Levieux que Leroy n'arriverait pas à temps si on ne venait à son aide par un secours pécuniaire, décida, dans sa séance du 18 vendémiaire, qu'une quête serait faite pour payer ses frais de voyage et lui acheter des vêtements. On considérait que sa déposition aurait une grande importance au procès des membres du Comité. La quête faite à la société produisit 266 liv. et quelques sous. (Procès-verbal de la séance de la soc. popul. de Vincent-la-Montagne.) (Arch. départem.) — Dans la séance du 29 vendémiaire an III, Dubois-Cramé obtint de la Convention la remise de la peine de Julien Leroy, qui avait lutté pendant plusieurs heures au milieu des eaux.
[56] Mercure français du 10 brumaire an III, p. 255.
[57] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 274. — Eod., p. 252 ; on voit que Bachelier avoue avoir signé l'ordre de réincarcérer Leroy.
[58] Pétition d'Alexis Garnier à la société Vincent-la-Montagne en date du 2 messidor an II. (Arch. départ.) Les complices de la noyade du 24 frimaire ont durant longtemps cherché à la dissimuler sous le nom do translation à Belle-Île. Le registre du Comité porte, à la date du 21 pluviôse : Envoyé au Bouffay Alexis Garnier, qui s'est évadé lors de la translation des prisonniers du Bouffay à bord d'une barque pour aller à Belle-Île. Lorsque les membres du Comité eurent été emprisonnés, les artifices de langage cessèrent, et, sur le dossier remis à Bô, on lit : Il s'est sauvé de la baignade du 24 frimaire.
[59] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 227.
[60] Déclaration de Bernard Laquèze. (Archiv. municip.) Procès-verbal de la comparution de Bernard Laquèze devant Phelippes de Tronjolly. Registre du Tribunal révolutionnaire, f° 88. (Arch. du greffe.) Noyades et Fusillades, par Phelippes ; in-8°, Ballard père, impr. à Paria, l'an III, p. 25 et 26.
[61] Registre des déclarations. Déclaration de René-Julien Barbier, du 21 messidor an II ; de Forget, n° 97. (Archives municipales.)