LES NOYADES DE NANTES

LES NOYADES DE NANTES

 

CHAPITRE II. — NOYADES DE PRÊTRES.

 

 

Les quatre-vingt-dix prêtres des Petits-Capucins. — Leur transfèrement à bord de la Gloire. — Préparatifs par Lamberty. — Déposition du canonnier Wailly. — Nuit du 26 brumaire (16 octobre 1793). — Les quatre prêtres échappés au naufrage. — Trois d'entre eux, recueillis par des marins, sont réclamés par le Comité révolutionnaire. — Sort de, ces trois prêtres. — Lettre et plaisanterie de Carrier. — Arrivée des cinquante-huit prêtres d'Angers. — Préparatifs de leur exécution. — Ordres du Comité révolutionnaire relatif aux noyades. — Ordres de Carrier. — Vol des effets des prêtres d'Angers. — Affilé, Richard, Lamberty.

 

L'histoire de l'Europe, depuis la réforme, contient le récit de nombreuses persécutions infligées au clergé catholique. C'est, depuis un siècle surtout, une pratique commune chez les peuples les plus civilisés, que les hommes violents arrivés au pouvoir, grâce au trouble de la société, exercent contre les prêtres leurs premières rigueurs. Aussi peut-on dire qu'aucune des formes de supplices inventées pour persécuter les honnêtes gens ne leur, est inconnue. Quelquefois même il leur est arrivé d'en faire l'expérience ; il en fut ainsi à-Nantes, où les premières victimes des noyades furent des prêtres, emprisonnés pour refus de serment, et qui, à cause de leur âge et de leurs infirmités, avaient été, aux termes de la loi, dispensés de la déportation. L'idée de noyer les prêtres réfractaires n'était pas une Invention nouvelle. L'année précédente, le boucher Legendre, que la ville de Paris devait peu après envoyer à la Convention, en avait fait la proposition au club des Jacobins. A Brest, avait-il dit, il existe des bateaux 1 qu'on appelle des maries-salopes ; ils sont construits de manière que lorsqu'ils sont chargés d'immondices, ils vont en pleine rade. Hé bien arrangeons de même les prêtres, et au lieu de les envoyer en pleine rade, envoyons-les en pleine mer ; qu'elle les submerge même s'il le faut[1].

Les prêtres de Nantes avaient été, dans le courant de l'année 1792, enfermés dans diverses prisons, et l'on trouvera, dans la seconde partie de ce volume, le récit détaillé de leurs emprisonnements successifs. En dernier lieu, on les avait fait sortir au nombre d'environ quatre-vingt-dix de la maison des Petits-Capucins, et placés sur un navire appelé la Gloire, ancré en Loire devant cette maison.

Ces prêtres étaient à bord de ce navire depuis environ trois semaines, lorsque, le 26 brumaire (16 novembre 1793), Fouquet et Lamberty, accompagnés de plusieurs autres, vinrent durant la nuit établir un corps de garde dans l'auberge de la femme Pichot, à la Sécherie. De là ils se transportèrent à la galiote où étaient les prêtres. La femme Pichot les vit amener une sapine ou chaland, dans lequel des charpentiers faisaient des ouvertures, sans Connaître leur usage, suivant le rapport qui fut fait par eux ; que cela lui fit croire que c'était pour noyer les prêtres, qui le furent effectivement[2]. Le bateau avait été acheté deux cents livres par Lamberty[3]. Comme il n'y avait pas encore de charpentier attitré pour les noyades — Affilé ne fut employé que plus tard —, ce fut à un constructeur nommé Baudet que l'on s'adressa, afin d'en obtenir des ouvriers pour préparer le bateau. Deux inconnus étaient venus, au nom de la loi, le requérir de fournir des ouvriers pour la confection des sabords d'une gabare, qui, disaient-ils, devait être conduite dans une petite rivière, et fermer par ce moyen le passage des rebelles[4]. On n'osait pas encore dire tout haut ce dont il s'agissait.

Un canonnier nommé Wailly, qui était, dans la nuit du 26-27 brumaire an II (16-17 novembre 1793), de faction à bord da ponton de la Samaritaine, stationné devant la Sécherie, et qui assista à l'événement, l'a raconté ainsi :

Environ minuit et demi, huit particuliers de moi inconnus se sont approchés du bord dudit ponton, montés sur un canot ; je les ai hélés, et, au mot de : Qui vive ! il m'a été répondu : Commandant, nous allons à bord. En effet, ils se sont approchés et m'ont demandé la liberté de passer avec un gabareau, qu'ils me dirent être chargé de quatre-vingt-dix brigands — que j'ai su depuis être quatre-vingt-dix prêtres —. Je leur ai répondu que la consigne qui m'était donnée était de ne laisser passer aucun bâtiment, que l'on ne m'apparaisse d'ordre supérieur. Sur ma réponse, l'un de ces individus, nommé Fouquet, me menaça de me couper par morceaux, parce que, ajouta-t-il, lui et sa troupe étaient autorisés à passer partout sans qu'on pût les arrêter. Je leur demandai à voir leurs pouvoirs ; ils obéirent et me présentèrent un ordre conçu à peu près en ces termes, et signé Carrier, représentant du peuple : Permis aux citoyens Fouquet et Lamberty de passer partout où besoin sera avec un gabareau chargé de brigands, sans que personne puisse les interrompre ni troubler dans ce transport.

Muni de l'ordre du représentant Carrier que Fouquet et Lamberty venaient de me présenter, je ne crus pas devoir insister davantage ; en conséquence les particuliers montant le canot et le gabareau contenant les individus passèrent sous la batterie du ponton où j'étais en faction et un quart d'heure après j'entendis les plus grands cris partir du côté des bateaux qui venaient, de se séparer de moi, et, à la faveur du silence et de la nuit, j'entendis parfaitement que les cris de ceux que j'avais entendus auparavant étaient ceux des individus renfermés dans le gabareau, que l'on faisait périr de la façon la plus féroce. Je réveillai mes camarades du poste, lesquels, étant sur le pont, ont entendu les mêmes cris, jusqu'à l'instant où tout fut englouti[5].

Le gabareau se brisa-t-il sur le bord, emporté par la violence du courant, ou bien les bourreaux, novices encore, avaient-ils oublié de clouer les panneaux du pont ? Chacune, des deux hypothèses est vraisemblable, puisque quatre des victimes échappèrent à la mort, et que plusieurs corps de noyés furent, le lendemain ou le surlendemain, retirés de l'eau par l'équipage d'un navire[6].

Des quatre prêtres qui échappèrent, l'un était le recteur de Corsept et se nommait Thomas Lacombe ; l'autre était un prêtre de Sainte-Croix, M. Brianceau ; le nom du troisième est resté inconnu. Ils avaient été roulés sur le port et recueillis avec humanité par les matelots, qui leur donnèrent leur eau-de-vie pour les réchauffer[7]. Le quatrième, M. Landeau, curé de Saint-Liphard, emporté d'un autre côté, accosta une barque de pêcheurs où on le cacha si bien qu'il survécut à la Terreur.

Le-Comité révolutionnaire ayant appris que le capitaine Lafloury, commandant l'Imposant, avait recueilli trois prêtres à son bord, le fit venir et lui intima l'ordre avec menaces de se dessaisir tout de suite de leurs personnes[8]. Cet ordre, signé de Goullin, et écrit tout entier de sa main, est ainsi conçu :

Le citoyen Lafloury, capitaine de l'Imposant, stationné au port Lavigne, est requis de faire transférer de suite, de son bord sur la galiote hollandaise n° 2, ancrée vis-à-vis de la Sécherie, et servant de maison d'arrêt, les trois prêtres qu'il remettra au concierge de cette galiote avec injonction de les retenir sous sûre garde. Nantes, 29 brumaire[9].

Un reçu informe, signé de Lamberty, daté aussi du 29 brumaire, et dans lequel il s'intitule commandant à bord de la galiote n° 2, constate que les trois prêtres lui ont été remis par un nommé Racau.

Tous les témoins s'accordent à reconnaître qu'on ne revit jamais ces prêtres ; mais l'un d'eux, Fourier, directeur de l'hospice révolutionnaire, est plus explicite : Ces prêtres, dit-il, furent repris et noyés le lendemain, le fait m'a été certifié par Foucault, qui était présent à la noyade ; il l'a déclaré chez le commandant temporaire, en présence de l'adjoint Duboul et des chefs d'arrondissement, et en faisant parade d'une paire de souliers qu'il portait à ses pieds et dont il avait dépouillé l'un des prêtres noyés[10].

Le jour même de l'événement, Carrier écrivait à la Convention une lettre dont lecture fut donnée en séance publique. Bien que les termes fussent voilés, il en disait assez pour que les habiles devinassent la chose :

Un événement d'un genre nouveau semble avoir voulu diminuer le nombre des prêtres ; quatre-vingt-dix de ceux que nous désignons sous le nom de réfractaires étaient renfermés dans un bateau sur la Loire. J'apprends à l'instant, et la nouvelle en est très sûre, qu'ils ont tous péri dans la rivière[11].

Ce même événement inspira à un sans-culotte, nommé Bouquet, quelques réflexions impies et cyniques qu'il consigna dans une lettre que M. Berriat Saint-Prix a reproduite[12].

Carrier, pour récompenser Lamberty, lui fit présent de la galiote qui avait servi de prison aux prêtres ; on la nettoya, et, le lendemain de l'expédition, il fit à son agent l'honneur d'aller dîner à son bord avec un certain nombre de sans-culottes et quelques fonctionnaires relativement modérés, qui sans doute n'avaient pas osé refuser l'invitation. Les incidents de ce repas sont assez connus pour qu'il soit inutile de les reproduire ici.

Ce fut aussi dans un repas que Carrier proféra une horrible plaisanterie. Un jour, Coffinhal, vice-président du tribunal révolutionnaire de Paris, l'un des séides de Robespierre, avait amené Carrier dîner chez un nommé Vergne, emprisonné depuis pour sa liaison avec Fouquier-Tinville : Pendant le dîner, raconte Vergne, Coffinhal dit : Carrier a un talent unique pour exporter les prêtres. — Il est vrai, répondit celui-ci d'un ton ironique, que j'en ai fait embarquer beaucoup ; il n'en a échappé aucun au naufrage[13].

La première noyade semble avoir été en quelque sorte improvisée ; les deux qui suivirent furent préméditées, et, pour les organiser, Carrier demanda le concours du Comité révolutionnaire.

Le 14 frimaire an II (4 décembre 1793), le bruit se répandit à Nantes que l'armée vendéenne assiégeait Angors, première cause d'alarme ; à cette cause, on en joignit une autre, complètement factice, en semant la nouvelle d'une conspiration dans les prisons. La vérité était que six prisonniers du Bouffay, condamnés pour vol, avaient réussi à faire de fausses clefs en étain dans le but de s'évader ; les prisonniers politiques étaient demeurés étrangers à la conspiration. Néanmoins le prétexte à des mesures extraordinaires était trouvé ; les corps administratifs se réunirent dans la nuit, et il fut décidé que le lendemain plusieurs centaines de prisonniers seraient fusillés. Grâce à la fermeté du commandant Boivin et à un ordre des corps administratifs, la fusillade n'eut pas lieu.

Carrier avait écrit à la Convention pour lui faire part du danger auquel la ville de Nantes avait échappé. Six des principaux coupables, disait-il, ont été guillotinés[14], une grande mesure va nous délivrer des autres[15]. Carrier songeait sans doute à noyer les détenus du Bouffay ; ils ne le furent que quelques jours après, et la seconde noyade fut encore une noyade de prêtres.

Quant à là noyade des prêtres, dit Bachelier, Carrier vint au Comité, il se retira au greffe, et il fut arrêté qu'on donnerait des ordres à Affilé[16]. Mais nous pouvons entendre Affilé lui-même : Dans la nuit du 15 au 16 frimaire (5-6 décembre), étant de garde au poste de la Sécherie, vers minuit ou une heure, Richard, sergent de la compagnie Marat, vint lui dire qu'on avait besoin de lui pour une expédition secrête, pour une baignade. On fait donc venir une gabare avec deux barges. Nous travaillons toute la nuit à la préparer, à clouer les planches ; l'expédition n'a pas lieu. Le 17, je suis mandé au Comité, où étaient, je crois, Chaux[17], Grandmaison, Goullin et Bachelier ; Carrier présidait. Colas, lieutenant de port, Goullin, Bachelier et moi, nous passâmes dans un cabinet ; on confère sur les moyens de préparer la gabare[18].

Dès le 16, à la première entrevue sans doute, Goullin avait écrit de sa main un réquisitoire ainsi conçu :

Au nom de la République française :

Le Comité révolutionnaire autorise le Col Affilé jeune, charpentier, demeurant à Chesine, de requérir le nombre de charpentiers qu'il jugera nécessaires à l'exécution de la mission qui lui est confiée ; ce Cen est requis d'y apporter la plus grande célérité, et de payer généreusement les ouvriers qu'il y emploiera, si toutefois ils apportent dans leurs travaux tout le zèle et toute l'activité qu'ils méritent.

Nantes, 16 frimaire, an II de la République.

Signé : Bachelier, président ; Richelot, Goullin, Prout ailé, Louis Naux, Guillet[19].

Le lendemain, nouvel ordre, ainsi conçu, écrit par Grandmaison :

Le Comité révolutionnaire autorise le citoyen Colas de prendre autant de barges et autres embarcations qu'il jugera convenable, pour l'opération dont il a. été chargé par le Comité. A Nantes, 17 frimaire an II. Signé Grandmaison, Goullin, Prout aîné, Guillet, Louis Naux[20].

Le troisième ordre, destiné à lever toutes les hésitations des gens auxquels on devait s'adresser, est, comme le premier, de la main de Goullin :

Le Cen Affilé est requis de faire exécuter l'ordre donné par le Comité au Cen Colas, et enjoint à tous bargers d'obéir à la réquisition dudit Affilé, sous peine d'être déclarés mauvais citoyens.

Nantes, 17 frimaire an II. Signé : Goullin, Louis Naux, Bollogniel.

Carrier lui-même signa les pouvoirs qu'il donnait à Lamberty :

A Nantes, le 16 frimaire an II.

Carrier, représentant du peuple près l'armée de l'Ouest,

Invite et requiert le nombre de citoyens que Guillaume Lamberty voudra choisir, à obéir à tous les ordres qu'il leur donnera pour une expédition que nous lui avons confiée. Requiert les commandants de poste de Nantes de laisser, soit de nuit, soit de jour, ledit Lamberty et les citoyens qu'il conduira avec lui (sic) ; défend à qui que ce soit de mettre la moindre entrave aux opérations que pourra nécessiter leur expédition. Le représentant du peuple français. Signé : Carrier.

Plus bas était écrit :

En vertu de l'ordre du représentant du peuple mentionné ci-dessus, les commandants des postes, de la place, des barrières ou autres, agiront envers eux conformément à cet ordre de l'autre part. — Pour le commandant de la place, signé : Duboul, adjoint.

A côté de la signature est encore écrit, avec paraphe en dessous :

On le laissera passer et entrer librement avec les hommes qu'il aura sous ses ordres[21].

Carrier, lors de son procès, prétendit se faire un argument puissant de la date de cet ordre, pour établir qu'il n'avait point ordonné les noyades, puisqu'il y en avait eu à une époque antérieure au 16 frimaire. Il ne persuada personne, car il était à supposer qu'il avait donné à Lamberty un laissez-passer qui fut montré au canonnier Wailly, et d'ailleurs Lamberty a déclaré avoir noyé les prêtres sur un ordre verbal[22]. Quoi qu'il en soit, au milieu de frimaire, Carrier avait, pour noyer, un personnel et un outillage. C'est avec complaisance que, se rappelant la première noyade des prêtres, il écrivait à la Convention dans les mêmes jours : L'accident des prêtres qui ont péri sur la Loire réjouit tous les citoyens ; mes collègues viennent de m'en adresser cinquante-huit[23].

Ces prêtres avaient été, la veille du siège d'Angers par les Vendéens, transférés à Montjean, par les ordres de Vial, afin de débarrasser les prisons[24]. Ils devaient être ensuite dirigés sur Nantes, où ils arrivèrent du 15 au 16 frimaire (5-6 décembre). Cette date, donnée par un témoin dans une déclaration écrite conservée aux archives municipales, est confirmée par une ordonnance de payement d'une somme de vingt et une livres pour ficelle fournie le 14 frimaire, par un cordier d'Ancenis, laquelle a été employée à lier les prêtres réfractaires venant d'Angers, allant à Nantes[25]. Lorsque leur arrivée fut connue, Richard, ce membre de la compagnie Marat qui avait été dépêché vers Affilé, reçut du Comité l'ordre de les transférer à l'Entrepôt. Richard chercha Carrier pour savoir de lui si on devait les y laisser. Non, répondit Carrier, pas tant de mystère, il faut f... tous ces b... à l'eau[26]. Les dépouilles de ces prêtres excitaient les convoitises ; il y eut à ce sujet une rixe entre Richard et Lamberty, ils se disputaient la gloire de cette expédition ; il fut décidé qu'on irait chez Carrier pour décider la question, et Carrier opina en faveur de Lamberty[27]. Richard, qui avait tout préparé à l'avance[28], fut sans doute plus diligent que son camarade, car Lamberty ne concourut point à cette expédition.

Un sergent et quatre soldats avaient été requis au nom du Comité pour garder ces prêtres ; ce fut Richard qui ordonna au sergent de les faire passer un à un dans un cabinet, où il les dépouillait de ce qu'ils pouvaient avoir de précieux. Les effets furent confiés aux nommés Lebrun et Chartier, membres de la compagnie Marat. A dix heures du soir, les prêtres furent enlevés et conduits sur le port à la baignade. L'un d'eux avait réussi à soustraire aux recherches de Richard quarante-quatre louis en or, qu'il remit à la veuve Dumais, en la priant de faire dire des messes à son intention, s'il était sacrifié[29]. La noyade eut lieu cette fois à la pointe d'Indret, vis-à-vis la Basse-Indre. Les neuf mariniers qui prêtèrent leur concours reçurent chacun quatre livres[30].

Ayant sollicité, dit le charpentier Affilé, pendant longtemps mon payement du Comité, qui me renvoyait toujours à ceux qui avaient emporté les effets des prêtres, je me suis adressé. à Carrier pour ce payement. Comment ! tu n'es pas encore payé ! s'écrie Carrier ; donne-moi ton mémoire et je m'engage à te faire payer. Je remis mon mémoire, et peu de jours après je fus payé[31].

Richard s'était payé lui-même ; Affilé vit chez lui une armoire pleine de montres et de bijoux ; mais Lamberty, après cette noyade, menaça la veuve Damais de son sabre, en lui disant : G..., tu me répondras des dépouilles de ces prêtres[32]. Dans les mêmes jours, un mardi[33], dit le témoin, une galiote sur laquelle se trouvaient Foucault, Lamberty et trois autres, aborda le soir au chantier de la veuve Cambronne, situé sur l'île Gloriette. Lamberty et Foucault en descendirent, demandèrent les clefs d'un magasin, écartèrent avec menaces de mort plusieurs personnes dont la présence les gênait, burent, mangèrent et remplirent un magasin d'effets. Quelques jours après, ils foncèrent quatorze ou quinze barriques que Foucault fournit. Après les partages, ils jetèrent à la déclarante (la femme Areteau) quelques haillons avec quelques bouquins, en lui disant : Voilà ta part. Lamberty, venu en colère, dit qu'ils l'avaient volé. Les autres, outrés, lui répondirent : Pourquoi ne t'es-tu pas trouvé là ? Lamberty, en colère, dit qu'il avait une expédition à faire et qu'il n'y f... pas la patte I[34]. Lorsqu'on rendit compte à Carrier de cette expédition, il témoigna ses regrets : F..., dit-il, c'était à Lamberty que je réservais cette exécution ; je suis fâché qu'elle ait été faite par d'autres I[35].

Carrier avait écrit : Mes collègues d'Angers viennent de m'envoyer cinquante-huit prêtres ; c'était la préface de l'histoire ; il en écrivit aussi l'épilogue. Dans une lettre souvent citée, datée du 20 frimaire, où il annonçait une victoire remportée sur Charette, il écrivit encore : Mais pourquoi faut-il que cet événement ait été accompagné d'un autre, qui n'est plus d'un genre nouveau : cinquante-huit individus, désignés sous le nom de prêtres réfractaires, sont arrivés d'Angers à Nantes ; aussitôt ils ont été enfermés dans un bateau sur la Loire ; la nuit dernière, ils ont été tous engloutis dans cette rivière. Quel torrent révolutionnaire que la Loire ![36]

L'aubaine de Richard lui suscita des jaloux parmi ses collègues de la compagnie Marat, et pour ce fait il fut chassé de la compagnie ; il en est convenu lui-même au procès[37].

L'abbé Guillon, dans son livre les Martyrs de la foi pendant la Révolution française, parle d'une noyade de soixante-quatorze prêtres, qui aurait eu lieu le 20 frimaire, dont cinquante-huit venus d'Angers[38]. Cet auteur a été mal renseigné, car les documents sont unanimes sur ce chiffre de cinquante-huit. Villenave, dans sa plaidoirie pour les membres du Comité révolutionnaire[39], a également commis une inexactitude en disant que ces cinquante-huit prêtres venaient de Nevers. Les prêtres envoyés de Nevers étaient au nombre de soixante et un, ce qui aura produit la confusion ; on leur adjoignit quinze prêtres du diocèse d'Angers, et ces soixante-seize prêtres n'arrivèrent à Nantes que le 25 ventôse an II (15 mars 1794) ; les procès-verbaux du Comité révolutionnaire de Nantes constatent l'envoi à une galiote sur la Loire d'un pareil nombre de prêtres venus d'Angers. Ceux-là ne furent pas noyés, mais déportés vers le milieu d'avril 1794[40].

 

 

 



[1] Journal des Débats et de la Correspondance de la société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins, à Paris, n° 194, p. 4 (15 mai 1792). Bibl. nat., imp. LC. ², 599.

[2] Compte rendu du procès de. Carrier et du Comité révolutionnaire de Nantes, Mercure français du 15 frimaire an III, p. 94. — Bullet. du Trib. révolut., VI, 283.

[3] Déposition de Gauthier, cent quatorzième témoin. Notes d'audience manuscrites de l'accusateur public. Dossier du procès. (Archives nationales, W, 493.)

[4] Bullet. du Trib. révolut., VI, 382.

[5] Déclaration de P.-F.-J. Wailly. Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 24 et 25.

[6] Rapport du juge de paix de Chantenay, eu date du 30 brumaire, portant qu'il a fait inhumer deux corps retirés de l'eau par l'équipage du navire le Corsaire. Pièces du procès de Carrier. (Archives nationales, W. 493.)

[7] Déposition de Laënnec. Procès de Carrier, Mercure français du 5 brumaire an III, p. 221.

[8] Bullet. du Trib. révolut., p. 310.

[9] Archives nationales, W. 1, 493. — La pièce suivante fut déposée sur le bureau durant le procès du Comité, par Binet, commandant de bataillon : Rapport du 28 au 29 brumaire : Rien de nouvau au poste ; on est venu querir quatre hommes avec le sergent pour aller chercher trois prêtres réfractaires qui ont été pêchés à bord d'un navire en station vis-à-vis de Chantenay, dont un pêcheur en a sauvé un et a rapporté cinq chapeaux, qu'il m'a déclaré avoir pêchés sur l'eau, n'ayant point de cocardes tricolores... Signé Bouroze, officier de poste. Bullet. du Trib. révolut., VI, 402.

[10] Bullet. du Trib. révolut., VI, 281.

[11] C'est le passage bien connu de la lettre du 27 brumaire an II, lue à la séance du 8 frimaire.

[12] La Justice révolutionnaire, Paris, Lévy, 1870, in-8°, p. 64.

[13] Compte rendu du procès de Carrier, Courrier universel de Husson, numéro du 18 frimaire an III.

[14] Ils le furent dans la soirée du 14 frimaire (4 décembre).

[15] Rapport de Barère, du 25 frimaire an II, p. 36.

[16] Bullet. du Trib. révolut., VI, 317. Voir aussi n° 100, p. 398.

[17] Le témoin fait erreur en ce qui concerne Chaux, qui était absent de Nantes en ce moment. Bullet., VI, 350.

[18] Bullet. du Trib. révolut., VI, 316.

[19] Archives nationales, W. 1 b., 493.

[20] Cet ordre n'est peut-être que l'expédition du même ordre donné la veille, car on lit dans le procès verbal de la séance du Comité révolutionnaire du 16 frimaire : Réquisitoire à Colas, lieutenant de port, pour gabares relatives à la déportation de gens suspects.

[21] Copie conforme signée Saveneau, greffier. (Archives du greffe, liasse du procès Fouquet et Lamberty.) Dans la copie signée Vaugeois, et que M. Berriat Saint-Prix a donnée, p. 64, le mot expédition est au pluriel. V. aussi Bulletin, VIIe p., n. 6, p. 22.

[22] Précis des débats, par Leblois. Pièces remises à la commission des Vingt et un, p. 69.

[23] Lettre citée dans le rapport de Barère du 25 frimaire an II, déjà citée.

[24] Brochure intitulée : Discours, de Vial de Chalonnes, p. 96.

[25] Déclaration de Jean Moreau ; registre des déclarations. Ce témoin déposa aussi dans le procès. Bullet du Trib. révolut, VI, 315. — Registre des ordonnances de payement du district d'Ancenis. Le cordier d'Ancenis se nommait Moreau ; il y a donc lieu de penser qu’il est l'auteur de la déclaration faite à Nantes.

[26] Déposition de Richard et de Trappe. Bullet. du Trib. révolut., VII, 29, et VI, 315.

[27] Déposition de Gauthier, membre de la compagnie Marat. Bullet. du Trib. révolut., VI, 374.

[28] Même déposition, et déclaration de Pierre Robert, marinier. Pièces remises à la commission des Vingt et un, p. 101.

[29] Déposition de la femme Dumais, veuve du régisseur de l'Entrepôt. Mercure français du 15 brumaire an III, p. 288. — Bullet. du Trib. résolut., VI, 268 ; dép. de Moreau, VI, 315.

[30] Déclaration de Pierre Robert citée ci-dessus. — Dép. de Favreau, Bullet. du Trib. résolut., VI, 382.

[31] Bullet. du Trib. résolut., VII, 29.

[32] Bullet. du Trib. résolut., VI, 317, 315.

[33] Le 20 frimaire (10 décembre) était un mardi, et la noyade avait eu lieu la veille.

[34] Déclaration de la veuve Ariteau et de Sourisseau, reçues au comité de surveillance de Vincent-la-Montagne, les 8 et 11 germinal an II. (Archives de la préfecture.) Voir aussi Bullet. du Trib. révolut., VI, 383 ; procès des Nantais, p. 101. Pièces remises à la Commission des Vingt et un, p. 75 et suiv.

[35] Déposition de Trappe, serrurier ; Bullet. du Trib. révoiut., VI, 315.

[36] Moniteur du 28 frimaire, p. 347. — Journal des Débats et des Décrets, p. 351. — On ignorait si peu à Paris la vérité sur ces prétendus naufrages, que dans les mêmes jours un ami de Camille Desmoulins lui signalait les cent quarante prêtres noyés à Nantes au nombre des faits qu'il y aurait courage à flétrir. (Lettre du citoyen Dupré en date du 22 décembre 1793, Œuvres de Camille Desmoulins, édit. Matton aîné, t. II, p.196. — Mercier rapporte que l'assemblée couvrit par des applaudissements immortels la lecture de cette horrible lettre. (Le Nouveau Paris, Poulet-Malassis, 1862, p. 111.)

[37] Bullet. du Trib. révolut., VI, 285.

[38] Tome I, p. 312.

[39] Plaidoirie de Villenave, Paris, chez Belin, an III, p. 40. — Une lettre des administrateurs du département de Maine-et-Loire, en date du 3 ventôse an II, adressée au département de la Loire-Inférieure, et que je crois inutile de réimprimer, établit parfaitement que les cinquante-huit prêtres noyés appartenaient au diocèse d'Angers. V. les Noyades de Nantes, in-8°, p. 104. — Le 15 frimaire an II, le Comité révolutionnaire inscrivit dans son procès-verbal : Envoyé à la galiote hollandaise : Saint Gilles, bénéficier d'Angers ; Berard, curé de Jumelles ; Demouix (?), Sachet, Belamy, prêtres d'Angers. Ces prêtres étaient-ils venus avec les cinquante-huit ? Ont-ils seulement suivi leur sort ? Ont-ils été sauvés ?

[40] M. Bourcier, dans son très intéressant et très consciencieux ouvrage intitulé Essai sur la Terreur en Anjou (Angers, 1870), p. 132, a parfaitement élucidé ce point. A la page suivante, il parle d'une noyade de soixante-dix prêtres du diocèse d'Angers, qui aurait eu lieu, en face de Montjean, le 20 novembre 1793 (30 frimaire an II). — Voir aussi sur les prêtres de Nevers : l'abbé Aimé Guillon, ouvrage cité, t. I, p. 279, 282, 283, 287 ; M. Poitou, d'Angers, les Représentants en mission dans le département de Maine-et-Loire, 1851, Angers, p. 53.