Horreur manifestée par la Convention au récit des noyades. — Mise en accusation de Carrier. — Causes et prétextes des noyades. — Condition sociale des prisonniers. — Carrier. — Effets de la terreur qu'il inspire aux Nantais. — Silence des Nantais. — Mission de Bourbotte et Bô. Arrestation des membres du Comité révolutionnaire. — Enquête sur la noyade du Bouffay. — Explosion de la vérité lors du procès des cent trente-deux Nantais. — Travaux antérieurs sur les noyades. — Quels hommes ordonnèrent et exécutèrent les noyades.Tous les historiens de la Révolution ont parlé des noyades de Nantes durant la mission de Carrier. Au temps où elles s'accomplissaient, la Convention avait feint de les ignorer ; lorsque le procès des Nantais et celui du Comité révolutionnaire de Nantes commencèrent à en dérouler le tableau, l'opinion publique se souleva, et la Convention elle-même poussa des cris d'horreur. Après de longs débats, Carrier fut livré par cette assemblée au tribunal révolutionnaire ; le représentant s'assit sur le banc des accusés à côté de ses complices ; les témoins entendus contre les membres du Comité révolutionnaire déposèrent de nouveau, et cette longue procédure se termina par un jugement qui confirma presque tous les faits contenus dans les actes d'accusation, bien qu'il se bornât à frapper seulement trois des coupables, Carrier, Grandmaison et Pinard. Ce dernier, condamné pour des assassinats commis des les environs de Nantes, était demeuré étranger aux noyades. Le cri d'horreur poussé par la Convention s'est propagé dans l'histoire, et c'est justice, car le crime des noyades dépasse celui de Septembre, par le nombre des victimes, par le sang-froid des bourreaux, par les angoisses du supplice. La noyade était dans l'ancienne Rome le supplice réservé aux parricides. Ce crime eut même cela de particulièrement odieux qu'il frappa surtout de pauvres gens, ouvriers des bourgs et paysans, exténués, malades, affamés, malheureux débris des cohortes vendéennes que les troupes de la Convention poussaient devant elles, et que les généraux envoyaient à Nantes quand leurs soldats étaient las du massacre. Les prisonniers noyés et fusillés, — dit un jour Goullin, l'un de leurs bourreaux, — étaient tous des gens sans aveu[1]. Rien de plus vrai. Il est vrai aussi qu'on les noyait parce qu'on ne savait que faire de ces milliers de créatures humaines, hommes, femmes et enfants. Beaucoup de prisonniers étaient malades, et on avait peur de la contagion ; tous mangeaient, et le pain était rare. Les patriotes manquent de pain, s'écriait Robin, autre bourreau, il est juste que les scélérats périssent et ne mangent pas le pain des patriotes... Les détenus sont des scélérats qui ont voulu détruire la république ; il faut qu'ils périssent[2]. Ces malheureux n'avaient plus à eux que les guenilles qui les couvraient ; quand on se mit à noyer, les républicains de l'espèce de Robin convoitèrent ces guenilles, qu'ils vendaient pour quelques sous, et les prisonniers furent jetés à l'eau dépouillés de leurs vêtements. Si des mobiles bas et honteux ont inspiré la pensée de se débarrasser des prisonniers en les jetant à l'eau, il faut ajouter que ceux qui la conçurent étaient au plus haut point possédés de la passion de la destruction, fureur sauvage, dont il n'est donné, parait-il, aux révolutionnaires d'aucun temps de savoir se défendre. Cette passion put se déployer à l'aise grâce aux pouvoirs illimités des conventionnels en mission, qui rendaient Carrier à Nantes aussi puissant que Caligula à Rome. Le vertige de la toute-puissance produisit les mêmes résultats chez le représentant que chez l'empereur romain. M. Michelet dit quelque part que l'on ferait un livre des inconséquences de Carrier ; c'est une erreur. Carrier était logique ; comme ses collègues de la Montagne, il poussait jusqu'à ses dernières conséquences la théorie de la souveraineté du but. Carrier, comme tant d'autres, ne fut aussi qu'un instrument ; c'est de ses crimes et non de ses inconséquences qu'on pourrait faire un livre, et en attendant qu'il se fasse, je m'occupe d'en réunir les éléments. Je commence par l'étude des noyades, parce que ce point est sans contredit le plus obscur de la mission de Carrier. Pas plus que Francastel à Angers, il ne supportait que l'on tînt note des mesures extraordinaires qu'il ordonnait pour détruire les brigands[3]. Aucun registre, aucun papier administratif ne mentionnent les noyades, si ce n'est à mots couverts ; quelques lignes à peine signalent l'arrivée à Nantes de plusieurs des nombreux convois de prisonniers qui y furent envoyés. Ceux qui ordonnaient ces exécutions ou y aidaient, espéraient que le mystère les couvrirait toujours ; ceux qui les déploraient se gardaient bien de s'informer de ce qui se passait, et, à plus forte raison, de l'écrire. Tout le monde savait à Nantes que l'on noyait, mais à peine osait-on se le dire à l'oreille. Si l'on rencontrait son frère, on n'osait l'aborder ; on n'osait s'entretenir avec lui, de peur de se voir supposer de mauvaises intentions[4]. Après le départ de Carrier, même silence ; chacun craignait d'être accusé ; par les députés qui lui avaient succédé, du crime capital de chercher à avilir la représentation nationale. Le représentant Bô, qui vint à Nantes après lui, et dont la mission fut réparatrice, puisqu'il fit mettre en accusation le Comité révolutionnaire, a déclaré, lors de l'appel nominal à la Convention, sur la mise en accusation de Carrier, que, pendant son séjour à Nantes, il ne lui avait été fait aucune dénonciation contre Carrier, ni verbalement ni par écrit[5]. Cela est si vrai que, dans les innombrables déclarations qui se produisirent contre le Comité révolutionnaire après son arrestation (24 prairial an II - 12 juin 1794), on ne trouve pas un mot qui incrimine Carrier. Dans tous les documents de cette période, il n'est jamais parlé que d'une seule noyade, de celle que dirigèrent plusieurs membres du Comité. Il fallut que la participation de Carrier aux noyades éclatât dans le cours du procès du Comité, à un moment où l'opinion publique, en se prononçant contre la terreur, agissait sur la Convention elle-même, pour que les langues des témoins commençassent à se /délier. Elles ne se délièrent tout à fait que lorsque Carrier se fut assis sur le banc des accusés ; malheureusement pour l'histoire, une année presque entière s'était écoulée depuis les événements ; les souvenirs avaient perdu de leur précision, et le calendrier révolutionnaire, dont l'usage était encore tout nouveau, ne contribua pas peu à la confusion des dates dans les dépositions des témoins. Parmi les auteurs de notre histoire locale qui se sont occupés des noyades, on peut citer MM. Laurant, Guépin, Mellinet, qui en ont, d'après le Bulletin du Tribunal révolutionnaire, donné des récits plus ou moins étendus, mais le plus long ne dépasse pas quelques pages, ce qui s'explique par cette circonstance qu'à l'époque où ils écrivaient, les diverses archives de notre ville étaient d'un accès difficile. M. Berriat Saint-Prix, dans son livre intitulé la Justice révolutionnaire, l'un des premiers ouvrages à lire quand on étudie l'histoire de la Révolution, a creusé davantage la question ; il a feuilleté aux Archives nationales les pièces du procès de Carrier, et utilisé celles que j'avais déjà recueillies à Nantes et que j'avais été heureux de lui communiquer. Il m'a paru que, même après cet auteur, 'en serrant de plus près les textes des documents imprimés, en les rapprochant de ceux de nos archives locales, ce sujet pouvait devenir l'objet d'un travail plus complet que le sien. J'ai dépouillé un dossier volumineux et confus ; je me suis efforcé de le classer, de l'étiqueter ; j'ai essayé d'instruire la cause. Vienne maintenant un historien digne de ce nom, et j'affirme qu'il y trouvera les éléments d'un tableau dont rien ne pourra jamais dépasser l'horreur. Il y avait alors à Nantes unè population flottante considérable. Un grand nombre de patriotes y étaient accourus des diverses parties du département occupées par les rebelles. Des royalistes ; espérant que dans une grande ville ils seraient moins en vue que dans leurs bourgs, étaient aussi venus à, Nantes, où ils attendaient en silence la fin de la guerre. Mais ce qui donnait à la ville une grande animation, c'était le passage incessant des troupes qui combattaient en Vendée ; gardes nationaux, volontaires de tous grades et de toutes provenances, trouvaient aisément quelques prétextes, grâce à la discipline relâchée de ce temps, pour s'arrêter dans la grande ville. Quelques-uns de ces officiers avaient dû leur avancement rapide à leur éducation, à leurs qualités, mais beaucoup d'entre eux, et ceux-là étaient les pires, n'avaient gagné leurs épaulettes qu'en faisant parade d'un sans-culottisme exagéré. Julien fils, dans une de ses lettres à Robespierre, a peint cette tourbe d'épauletiers qui encombraient la ville et affligeaient par leurs excès son rigorisme jacobin[6]. Parmi eux se trouvaient quelques coupe-jarrets qui avaient fait dans la guerre de Vendée leur apprentissage du crime ; les principaux se nommaient Lamberty, Fouquet, Laveau, Robin, O'Sullivan, Foucault, hommes d'une perversité extraordinaire, qui, à une époque tranquille, seraient restés inconnus ou n'auraient été que de vulgaires coquins, mais qui, élevés et portés par l'écume des révolutions, avalent ainsi leur part d'honneurs et de pouvoirs. Lamberty, que ce récit fera suffisamment connaître, était un ouvrier carrossier, que Carrier avait employé comme espion dans la Vendée, et dont il avait fait un adjudant général[7]. Fouquet, ci-devant magasinier ou tonnelier, qualifié adjudant général sans brevet, avait été chassé de la garde nationale en 1791, comme indigne d'en porter l'uniforme. Laveau, l'un des prisonniers sauvés par Bonchamps à Saint-Florent, aide de camp de Lamberty pendant quelques semaines seulement, n'est connu que pour avoir servi celui-ci dans ses débauches. Robin, fils d'une sage-femme de Nantes, jeune homme de vingt ans, autre aide de camp de Lamberty, avait, au dire de Chaux, membre du Comité révolutionnaire, montré de la bravoure, mais ses mœurs ont été dissolues, il est devenu un homme de sang ; il s'est livré aux orgies les plus crapuleuses, aux dissolutions les plus méprisables[8]. O'Sullivan avait le grade d'adjudant du commandant temporaire de la place ; c'est lui qui vantait la force extraordinaire de son frère, dont la guillotine n'avait pu trancher la tête du premier coup. Un jour, durant le procès, on lui rappela ce frère, qui avait été parmi les rebelles ; il répondit : Il est venu se jeter dans mes bras, mais il était l'ennemi de mon pays, j'ai fait le devoir d'un républicain, je l'ai dénoncé, et la justice a prononcé sur son sort[9]. Foucault était :un tonnelier qui avait été blessé à Niort, et qui devait plus tard commander à Paimbœuf, longtemps après le départ de Carrier, et ordonner la dernière noyade dont l'histoire fasse mention. Tels sont les hommes que Carrier avait distingués dans les-divers états majors de Nantes, et dont il fit vs agents ordinaires ; mais ce ne sont pas les seuls. Nous verrons à l'œuvre Grandmaison, Jolly et Goullin. Grandmaison était un gentilhomme qui, avant la Révolution, s'était rendu coupable de deux meurtres[10] pour lesquels on l'avait gracié ; il tenait une salle d'armes, située vis à vis la Bourse. Jolly était fondeur de cuivre ; j'ignore son passé, mais il semble avoir eu le goût des besognes cruelles. Le dernier, Goullin, l'un des plus pervers, l'âme du Comité révolutionnaire, était un élégant sceptique, avide de jouissances et de pouvoir, de probité équivoque, qui s'était fait une carrière du métier de sans-culotte. J'ai formé, pièce à pièce, sur Goullin un dossier curieux qui prouvera tout ce que j'avance ; mais ces quelques mots suffisent pour l'étude des noyades. Un seul des autres membres du Comité qui signèrent l'ordre aux charpentiers mérite une mention : c'est Bachelier. Homme de loi avant la Révolution, d'un esprit assez cultivé, Bachelier était un montagnard de fraîche date ; il avait sondé le terrain avant de s'engager ; il avait reculé en signant l'arrêté fédéraliste du 5 juillet 1793, puis, en entrant au Comité révolutionnaire, il avait cédé au courant. Bachelier n'était point féroce, il n'était que lâche ; il aimait mieux signer la condamnation des autres que de voir prononcer la sienne ; il s'est peint d'un seul mot lorsqu'il s'est écrié : Nous étions pères de famille ![11] Les autres pères de famille qui signèrent avec lui étaient des gens bornés. La compagnie Marat, troupe révolutionnaire, composée d'une cinquantaine d'individus, et dont le nom indique les dispositions, ne fournit que ses bras à l'œuvre des noyades. Ici la guillotine est en permanence, écrivait de Nantes Carrier à son collègue Bréard le 19 brumaire (9 novembre 1793). Les opérations révolutionnaires vont assez bien ; dans quelques jours elles iront bien mieux[12]. Lequel des hommes que j'ai nommés tout à l'heure s'aperçut le premier que la Loire pouvait être un puissant instrument de destruction ? lequel eut cette idée qui avait répugné à Saint-Just en mission sur les bords du Rhin[13] ? Admettons que c'est Carrier ; celui-là du moins était étranger à notre province, mais il faut avouer qu'il fut compris et servi à souhait. |
[1] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, de Clément, in-4°, VIe partie, page 242. Le procès des Nantais commence au n° 46 de la sixième partie, et comprend dix numéros. Le procès du Comité révolutionnaire de Nantes et de Carrier commence au n° 55 de la sixième partie, comprend toute cette partie jusqu'au n° 100 et vingt numéros de la septième partie.
[2] Bullet. du Trib. révolut., VI, 329.
[3] Je ne fais que me conformer à la langue du temps, en désignant presque toujours sous ce nom les soldats vendéens. — Francastel ne voulait pas qu'il existât rien par écrit de ce qui avait rapport aux brigands. Discours prononcé à la Société populaire d'Angers, par J. A. Trial. Fructidor an II, p. 436.
[4] Déposition de Renard, maire de Nantes pendant la mission de Carrier. Bullet. du Trib. révolut., VIIe partie, n. 2, p. 6.
[5] Appel nominal sur la mise en accusation, etc., imprimé par ordre de la Convention, p. 21.
[6] Les Papiers de Robespierre, de Courtois, p. 358.
[7] Bullet. du Trib. révolut., VII, 28.
[8] Bullet. du Trib. révolut., VI, 283.
[9] Bullet. du Trib. révolut., n° 97, p. 399 et 400.
[10] Bullet. du Trib. révolut., VI, 250 et 301.
[11] Bullet. du Trib. révolut., VI, 338.
[12] Lettre de Carrier, citée par M. Levot, Brest pendant la Terreur, p. 156.
[13] Voir Saint-Just et la Terreur, par Édouard Fleury, t. II, p. 47.