LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

QUATRIÈME PARTIE. — 1674-1710

 

CHAPITRE III. — 1686-1710.

 

 

On a dit combien d'inquiétudes, de soucis, de douleurs avaient poursuivi Louise de La Vallière dans une retraite où des esprits légers s'imaginent qu'on trouve un repos assuré. La carmélite, aussi sensible que la duchesse, se montrait seulement plus résignée. Défiante d'elle-même, elle avait commencé par s'interdire d'embrasser ses enfants. Plus forte à cette heure, elle s'imposait le devoir de veiller sur ses neveux et sur ses nièces.

Son frère avait laissé un fils et deux filles. De ces dernières, l'aînée, Louise-Gabrielle — à ce nom de Louise, on devine une filleule de la pénitente —, épousa, le 30 juin 1681, César-Auguste de Choiseul. C'était une personne « belle, et faite en déesse avec un esprit charmant[1] ». Mme de Sévigné l'appelait la « triomphante Choiseul », et en vérité sa beauté triompha des plus dangereuses maladies ; mais, légère jusqu'à l'inconduite, Louise-Gabrielle se compromit à ce point qu'on plaça son mari dans l'alternative ou de la faire enfermer, ou de renoncer au bâton de maréchal. Brave homme de guerre, mari crédule, Choiseul refusa le bâton, et n'en finit pas moins par répudier sa femme. Sur cette terrible duchesse, nul n'avait d'action et l'on dut se borner à soustraire sa sœur à son influence pernicieuse, Marie-Yolande, que sa tante fit entrer comme grande pensionnaire à l'abbaye de Faremoustier. Tous rapports avec Mme de Choiseul furent interdits. « Je vous dirai, entre nous, écrivait Bossuet à l'abbesse du lieu, que Mme de La Vallière, la carmélite, m'a prié d'en user ainsi[2] ». Par contre, Louis recommandait de recevoir la mère de la jeune fille, la marquise de La Vallière[3]. Mais Marie-Yolande avait déjà pris un mauvais pli. Elle n'aimait pas la clôture, menaçait de se tuer, et ses emportements bouleversaient le couvent[4]. Sur réquisition, la princesse de Conti intervint et déclara que si sa cousine ne se laissait pas vaincre à la raison, la force aurait raison de son entêtement[5]. Bossuet, troublé dans ses travaux, troubla dans sa retraite sœur Louise de la Miséricorde. C'est le propre des religieuses à la vocation solide de redouter pour les autres l'apparence même de la contrainte. Louise fit rendre Marie-Yolande au monde, où l'on finit par lui trouver un mari, Charles du Mas, marquis de Brossay (3 juin 1697).

A l'occasion de ce mariage, la princesse de Conti avait demandé au roi son père, l'autorisation de prier à la noce sa tante, Mme d'Entragues, et sa cousine, la duchesse de Choiseul. Le roi répondit que la duchesse était trop décriée, qu'au surplus on consultât Mme de La Vallière, et qu' « on fît ce qu'elle voudrait ». Aussitôt, la parfaite Mme de Maintenon d'écrire à l'archevêque de Paris : « Je ne doute pas que notre sainte carmélite n'exige cette complaisance, sans comprendre qu'elle fait plus de tort à sa fille que d'honneur aux autres ![6] » Elle écrit sainte, n'osant dire sotte. Il était difficile à cet esprit sec et calculateur de comprendre l'âme tendre de Louise de La Vallière. La duchesse de Choiseul, jadis triomphante, était à cette heure répudiée, chassée du monde, atteinte de la maladie de poitrine dont elle devait mourir à la fleur de l'âge, et la charitable carmélite avait pitié de son sort.

 

On a vu la princesse douairière de Conti intervenir pour morigéner sa cousine. Tout eût été bien, s'il n'eût fallu sans cesse reprendre cette douairière de vingt-sept ans. Marie-Anne, après avoir beaucoup pleuré son mari, s'était beaucoup et très vite consolée. Une conduite aventureuse acheva de la discréditer. Le roi grondait sa fille, mais faiblement. De tous ses enfants, c'est elle, disait-on, qui lui ressemblait le plus, et c'était vrai. Toutefois Marie-Anne, au physique fille des Bourbons, se montrait par la grâce, par la bonté, par la générosité spontanée, une vraie La Vallière. Elle ne cessa d'aimer sa famille maternelle. Alors que les hommes d'affaires de Louis XIV disposaient tout pour que la fortune de Marie-Anne, à défaut d'héritiers directs, fît retour au domaine royal, cette princesse, très jeune encore, voulut faire et fit effectivement de son cousin La Vallière le propriétaire du domaine de Vaujours. Par une délicatesse exquise, elle tint à lui transmettre, libre de toute charge, cette terre qui ne produisait presque plus rien, à peine huit ou dix mille livres[7]. Elle acquitta les pensions que la duchesse sa mère, sortant du monde, avait léguées à quelques parents et à de vieux serviteurs. Chaque fois qu'aux Carmélites on éprouvait le besoin de solliciter en faveur de malheureux, sœur Louise s'adressait sans crainte à sa fille. Avec plus de hardiesse encore, elle la réprimandait sur ses fautes. Un jour, elle écrivait à son ami Bellefonds : « Prions pour elle, et désirons-lui le royaume de Dieu ; car apparemment le reste ne lui manquera pas. » (6 septembre 1688.) Un peu plus tard, écrivant à Denis Dodart, médecin de la princesse, homme excellent, elle lui disait encore : « J'espère beaucoup, par votre attention, pour l'âme aussi bien que pour le corps de cette pauvre femme. » Pauvre femme ! Marie-Anne de Bourbon, légitimée de France, douairière de Conti, riche, belle, spirituelle ! C'est ainsi que du haut du Carmel, on juge les grandeurs du monde.

La curiosité, l'admiration, la confiance, attiraient auprès de la recluse de nombreux visiteurs. Les nonces des papes, les ambassadeurs, les princes étrangers se présentaient tous au parloir des Carmélites. Ils voulaient les uns voir de leurs yeux, les autres entendre cette « illustre pénitente » dont la retraite avait surpris l'Europe entière. L'humilité de sœur Louise, son amour de la solitude souffraient de ces distractions multipliées. Elle les acceptait toutefois comme un sacrifice et il lui semblait qu'elle devait à Dieu cette sorte de témoignage public de sa miséricorde[8]. Un jour, on lui annonça que Mme de Montespan l'attendait à la grille. Ce n'était plus l'altière favorite, suivie d'un nombreux cortège, affectant dans ces lieux austères une joie indécente. A cette heure, disgraciée, éloignée de la cour, ayant voulu se réfugier dans un cloître, n'ayant pu prendre sur elle d'y demeurer, écartée par son amant, repoussée par son mari, méprisée par tous ses enfants, légitimes ou illégitimes, Athénaïs demandait à sa victime des conseils qu'elle était d'ailleurs incapable de suivre[9]. La fierté de l'une, la discrétion de l'autre, ont laissé dans l'oubli les paroles échangées dans ces entretiens. Avant d'entrer au couvent, la duchesse de La Vallière disait : « Quand j'aurai de la peine aux Carmélites, je me souviendrai de ce que ces gens-là m'ont fait souffrir. » Tout au contraire, c'étaient ces gens-là qui venaient l'entretenir de leurs peines.

 

Un des traits les plus remarquables du caractère de sœur Louise de la Miséricorde, la charité, non pas exclusivement contemplative, mais au besoin agissante, a été noté par des personnes très bien placées pour l'observer.

Elle ne cessa de s'intéresser à tous les besoins de l'Église et de son pays. Loin de ressembler à ces dévotes qui affectent de paraître indifférentes aux biens et aux maux du reste du monde, Louise de la Miséricorde, plus généreuse et vraiment plus chrétienne, ne perdit jamais une occasion de faire le bien.

Tous ses efforts ne furent pas heureux. Un jour, Bellefonds la pria d'écrire au docteur anglican Burnett, de passage à Paris et qu'il espérait convertir au catholicisme. Le docteur se rendit aux Carmélites. Dans sa jeunesse — Bellefonds sans doute ignorait ce détail —, Burnett, vivant d'une vie sévère et retirée, avait attribué à cet excès de vertu l'étiolement précoce de sa santé. Ce que cet homme, redevenu gros et gras, devait éprouver à la vue de cette austérité monastique, c'était de l'horreur. Il ne se convertit nullement, se remaria même deux fois, et garda un mauvais souvenir de cette tentative, comme on le peut voir dans un ouvrage écrit de sa main. « Bellefonds, dit-il, lisait assidûment les Écritures, et pratiquait au milieu de la cour les vertus d'un solitaire[10]. » Et sur ce, il le qualifie de « seigneur plein de piété, mais d'esprit des plus faibles ». Quant au caractère de sœur Louise, Burnett eut le bon goût de ne pas y toucher.

Un chroniqueur tendrait à faire croire que Mme de La Vallière voulut intervenir dans les querelles théologiques qui troublèrent la seconde moitié du dix-septième siècle[11] ; c'est là un reproche isolé. De très bonne heure on avait au Grand Couvent répudié toute doctrine janséniste[12]. Dans une lettre, dont nous ne possédons qu'une courte analyse, Louise parle avec éloge d'un prélat qui n'admet pas dans son diocèse la religion aisée du P. Lemoyne, ni le Traité de l'art d’expédier une confession[13].

Ces détails sont douteux. En voici de plus certains. Louise de La Vallière avait repris pour elle le mot de la duchesse de Longueville : « Le corps a péché ; que le corps soit puni. » Elle sollicitait les travaux les plus durs, les plus grossiers ; elle y ajoutait les jeûnes au pain et à l'eau. A maintes reprises, la Mère Agnès de Bellefonds dut lui enjoindre de modérer ses austérités. « Vous m'épargnez, ma mère, répondait la pénitente, Dieu y suppléera. » Un jour de vendredi saint, au récit des douleurs du Christ crucifié, souffrant de soif, n'obtenant que du vinaigre et du fiel, elle se souvint du temps où, suivant les chasses royales à Fontainebleau, à Saint-Germain, elle se faisait apporter et buvait à longs traits des rafraîchissements délicieux. Alors, pendant trois mois, elle vécut sans boire ; pendant trois ans elle ne prit qu'un demi-verre d'eau par jour. Sa santé souffrit de cette privation et, de plus, la religieuse fut réprimandée par ses supérieures. Une autre fois, on s'aperçut qu'une de ses jambes portait des traces profondes d'une sorte d'érysipèle, sans que sœur Louise se plaignît. Très blâmée de nouveau, elle s'excusa en disant qu'à peine elle avait pris garde à cet accident.

Qu'on ne croie pas à quelque exaltation d'esprit. « Mon cœur, disait-elle, est prêt à crier au Seigneur : « Tirez-moi pour jamais de cette prison !... Mais ne sachant si l'amour-propre n'a pas autant de part à ces désirs que la charité, je dis de toute mon âme : Que votre volonté soit faite, mon Sauveur. Être soumis pleinement et faire une fidèle acceptation de tout ce qui plaît à la divine Providence de nous envoyer, voilà ce qui nous attire une abondante miséricorde[14]. »

La piété simple et vraie de la pénitente avait désarmé jusqu'aux libellistes si venimeux de ce temps-là. Dès 1678, ils avouaient que des motifs plus nobles que le dépit avaient déterminé sa conversion[15]. En 1695, des libraires, cédant à l'appât du gain, rééditèrent, sous le nom de Vie de la duchesse de La Vallière, un misérable arrangement des pamphlets publiés vers 1665. Ils annoncèrent qu'on y trouverait « une relation curieuse de ses amours et de sa pénitence », et qu'on ne connaissait « rien de plus beau que les suites de sa conversion ». Enfin, parlant des Réflexions sur la miséricorde de Dieu. « Il faudroit », disaient-ils, « copier tout ce petit livre si l'on vouloit parler de tout ce qu'il y a de touchant et de propre à donner une juste idée d'une pénitence sincère. Aussi n'en dira-t-on pas davantage et y renvoie-t-on le lecteur. Peut-être même n'en a-t-on que trop dit pour être accusé de mêler mal à propos les choses saintes avec la galanterie[16]. » A cette époque, en effet, les Réflexions avaient été déjà réimprimées six fois, sans compter les traductions et les contrefaçons.

Jamais le nom de La Vallière n'avait été pris en horreur comme celui de la Montespan. A cette époque, il était même devenu si populaire, qu'on le donnait à des recueils de songes. On transformait la recluse en voyante[17].

On a dit les témoignages de respect rendus à la pénitente par le roi, par les princes, par les dignitaires de l'Église. La dauphine comme la reine Marie-Thérèse, la duchesse de Bourgogne comme la dauphine, ne manquèrent jamais de rendre visite à sœur Louise. Le roi leur recommandait à chaque fois de ne pas oublier qu'elle était duchesse, et de la faire asseoir. La duchesse refusait. « En faisant profession, j'ai, disait-elle, renoncé à tout, oublié tout, et ne suis qu'une simple religieuse comme les autres[18]. » Certains esprits superficiels ont pu croire que les carmélites tiraient gloire de leur pénitente. Étrange erreur. Louise proclama toujours qu'on lui avait fait, en l'admettant parmi ces saintes filles, une grâce infinie.

C'est le cri qui s'échappa de son cœur au plus fort de la peine qu'elle ressentit à la mort de la Mère Agnès de Bellefonds. « Pour moi, monsieur, écrit-elle au maréchal, pensez, je vous supplie, à ce que je lui dois. Il falloit une charité comme la sienne pour oser recevoir une misérable comme moi. Elle n'hésita point, vous le sçavez. J'en suis encore à présent plus étonnée que le premier jour[19]. » Pensée délicate et juste. Louise expiait ses propres fautes au milieu de sœurs innocentes et pures, qui, elles, s'offraient à Dieu en expiation des fautes d'autrui. Par une opposition touchante, les carmélites, sans jamais faire sentir à cette réfugiée la charité chrétienne dont on avait usé envers elle, admiraient, sans le lui dire, sa sincère pénitence et l'entier renouvellement de son cœur.

Au Carmel, il n'y a point de fonctions honorifiques, mais seulement des charges, au sens absolu du mot. On les impose à la plus digne. Louise, elle en a fait l'aveu, s'entendait peu aux choses du ménage, et l'ex-duchesse avait trop pleuré sur son élévation dans le monde pour ne pas désirer d'être, dans sa retraite, laissée au dernier rang. Elle fut seulement nommée sacristine, c'est-à-dire qu'elle prit soin de l'oratoire du monastère. Son humilité était si grande qu'elle demanda à être renvoyée dans un couvent des plus pauvres de l'Ordre et des plus éloignés. Cette permission ne lui fut pas accordée. « Son exemple, dit la Mère Prieure, nous étoit trop utile et sa personne trop chère pour consentir à son éloignement. » Inspiré par une telle pensée, ce refus n'était-il pas la plus précieuse récompense de vingt-cinq années de vie pénitente ? Quel changement, en effet, depuis le jour où, l'entendant nommer, les religieuses carmélites, par un mouvement quasi involontaire, s'étaient éloignées de Mme de La Vallière ! A cette heure, la pécheresse convertie était devenue une de leurs sœurs, une de leurs mères, leur consolation et leur modèle.

Du reste, pendant ces dernières années de sa vie, sœur Louise fut de moins en moins visitée. Les années accomplissaient leur œuvre, emportant la curiosité et les curieux. Aux Carmélites, si l'on évite les vivants, on prie pour eux et pour les morts. Combien de morts réclamaient déjà les prières de la recluse ! De ses amis, des témoins et des compagnons de sa vie, un nombre considérable avait disparu du monde avant qu'elle eût songé à s'en tirer elle-même. Depuis lors, elle avait vu mourir dans sa famille son frère, son fils, son gendre, sa mère ; parmi ses amis, Colbert, la reine Marie-Thérèse. En 1700, les vides s'étaient multipliés. Des trois jeunes princesses d'Orléans, ses amies de Blois, une seule survivait, la princesse de Toscane, internée successivement dans l'abbaye de Montmartre, dans les couvents de Picpus et de Saint-Mandé, vivant sans crédit malgré sa naissance, sans considération malgré sa bonté naturelle, donnant beaucoup, traitée d'avare, vivant régulièrement et surveillée à cinquante ans comme une créature légère[20]. Le cousin Charles, duc de Lorraine, avait, lui, quitté la vie en soldat. Quant à Mademoiselle, la Grande Mademoiselle, elle était morte sans avoir jamais connu le bonheur, envieuse, détestant Lauzun, qui ne l'avait jamais aimée. Des superbes Mancini, deux, Hortense et Marie-Anne, avec des fortunes inégales et des caractères différents, avaient fini par mourir en exil. Marie, la connétable, mendiait.

Le temps impitoyable avait, de la même faux, abattu les amis et les ennemis, les bons génies et les esprits tentateurs, le vieux Saint-Aignan et Roquelaure, Bellefonds et Rancé.

Qui donc subsistait de cette jeunesse de 1661 ? Du Fouilloux, la fille d'honneur aux 150.000 livres de gratification, devenue comtesse d'Alluye, et, à cette heure, misérable et gueuse, le matin déjeunant de charcuterie — c'est un contemporain qui le dit —, le soir cherchant un dîner plus sain chez d'anciennes connaissances ; la d'Artigny, comtesse de Roure[21], la Mancini, comtesse de Soissons, toutes les deux traînant après elles le lugubre renom d'empoisonneuses. Restaient encore Mme de Montespan, qui voulait enfin être vertueuse ; Mme de Maintenon, qui s'était toujours résignée à la vertu ; restait Louis, Louis le Dieudonné, proclamé Louis le Grand, très grand, en effet, par beaucoup de côtés, mais assez faible pour n'avoir pu supporter noblement son veuvage de la plus noble des femmes, et vivant, au milieu de la cour de France, comme un vieux garçon riche qui impose sa gouvernante à ses héritiers, à ses amis, à ses voisins. Sœur Louise pouvait aussi pleurer sur ce mort.

Il n'était pas besoin de sortir du cloître pour savoir combien la vie est courte et combien les générations passent vite. La communauté s'était presque renouvelée autour de la postulante de 1674. Sur les cinquante religieuses qui l'avaient reçue, trente-quatre étaient décédées avant la fin de l'année 1700. Quant aux vides faits dans la société où la duchesse avait vécu autrefois, on ne les comptait plus.

Louise vit la décadence de ce beau règne, commencé avec tant d'éclat, et qui finissait au milieu de si grandes humiliations. Cet oratoire des Carmélites qu'elle avait pris tant de plaisir à orner, elle le dépouilla de ses mains ; cette belle église, ses sœurs avec elle en détachèrent volontairement les ornements d'or et d'argent pour les envoyer au trésor royal et contribuer à la défense de la patrie[22].

On pouvait redire après Bossuet, déjà descendu dans la tombe : Quel état et quel état ! La jeune fille svelte et légère, qui dansait de si bonne grâce, la duchesse dont la beauté impressionnait encore la foule qui la voyait se rendre aux Carmélites et l'illustre assemblée assistant à sa prise d'habit, la petite La Vallière, la duchesse de Vaujours, sœur Louise de la Miséricorde, avait à cette heure plus de soixante ans. Elle était fort infirme. Un mal de tète habituel, une sciatique, un rhumatisme douloureux qui avait envahi tous ses membres, exerçaient sa patience.

Son estomac était aussi fort délabré, et elle souffrait, de plus, d'un mal interne très violent. Un mot de sa prieure peint admirablement la pénitente éprouvée par tant de douleurs : « Elle n'en laissa voir que ce qu'elle ne put en cacher. »

Quand on l'exhortait à prendre quelque repos : « Il ne peut y en avoir pour moi sur la terre », répondait-elle. Au surplus, jamais de plaintes, ou si elle se plaignait, c'était seulement de la prolongation de son exil ici-bas. Cependant, sur les instances de ses sœurs alarmées, et par esprit d'obéissance, elle consentit à se soigner. Remèdes tardifs. Les souffrances augmentèrent. Louise s'en réjouit. Une religieuse lui témoignant son chagrin de l'état où elle la voyait, la malade, très abattue, leva les yeux et les mains au ciel, et ne répondit que par ce verset du psaume : « Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt », remerciant Dieu de ce qu'il lui avait permis de faire pénitence.

Elle avait autrefois obtenu l'autorisation de se lever deux heures avant la communauté. La veille de sa mort, elle voulut encore, à trois heures du matin, continuer ses exercices de piété ordinaires ; mais le mal triompha de son courage, et elle ne put arriver au chœur. Restée en chemin, elle s'appuya au mur pour se tenir, pouvant à peine parler, tant ses douleurs étaient vives. Une sœur enfin, l'ayant deux heures plus tard trouvée en cet état, courut avertir l'infirmière. Il fallut emporter Louise. Malgré sa maladie, elle ne voulait pas quitter la serge, ni user de linge.

Les médecins, appelés en hâte, la firent d'abord saigner, mais ils ne tardèrent pas à voir que leurs soins seraient inutiles.

Chez les Carmélites, on considère comme une obligation d'avertir les malades du danger qu'elles courent. Il ne fut pas nécessaire de prévenir sœur Louise. Sentant venir sa dernière heure, elle accepta la mort avec joie. Une grande inflammation rendait son mal plus aigu ; elle se contentait de répéter ces paroles : « Expirer dans les plus vives douleurs, voilà ce qui convient à une pécheresse. » La nuit suivante, de plus en plus faible, elle demanda les derniers sacrements. On était au 6 juin. C'est dans ce beau mois qu'elle avait fait autrefois son entrée à la cour, qu'à Fontainebleau elle avait inspiré et subi cette passion si longuement expiée par elle. Mais, à cette heure suprême, sa pensée ne se reporta pas plus loin qu'au commencement de sa seconde vie, et, s'adressant à ses sœurs : « Dieu a tout fait pour moi, leur dit-elle ; il a reçu autrefois dans ce même temps le sacrifice de ma profession ; et j'espère qu'il recevra encore le sacrifice de justice que je suis prête à lui offrir. » Elle se confessa, communia, et l'on crut un moment que le mal donnerait quelque répit. Presque aussitôt, une grande faiblesse survint, et l'on fut obligé de rappeler l'abbé Pirot. Il administra l'extrême-onction à sœur Louise, qui la reçut avec une pleine connaissance. Il était alors onze heures du matin A ce moment, la princesse de Conti, que l'on avait avertie, arriva auprès de sa mère, mais la malade n'avait plus la force de parler. Toutefois, par de tendres regards, par des signes pleins de religion, elle témoigna tout ce qu'elle souhaitait à cette chère fille, ce qu'elle lui conseillait de bonne conduite et de vertus. Elle conserva la lucidité de son esprit jusqu'à la fin. Le vénérable abbé Pirot, la voyant souffrir, lui inspira de faire cette prière : « Seigneur, si vous augmentez les souffrances, augmentez aussi la patience », et la mourante, ne pouvant parler, exprima par des signes qu'elle la faisait intérieurement. Enfin, Dieu mit un terme à ses maux. Elle expira à midi, âgée de soixante-cinq ans et dix mois, après trente-six ans de profession religieuse, « laissant la communauté aussi affligée de sa perte qu'édifiée de sa pénitence ».

Le bruit de cette mort se répandit bientôt de tous côtés. C'était l'usage d'exposer auprès de la grande grille du chœur le corps des carmélites décédées. Quand on présenta celui de sœur Louise, il se fit un concours si extraordinaire de toutes sortes de personnes qu'on dut laisser la grille ouverte depuis le matin jusqu'à cinq heures et demie du soir. Pendant tout ce temps, quatre religieuses suffisaient à peine à recevoir et à rendre les reliquaires, médailles, livres, images, qu'on leur faisait passer pour toucher aux restes vénérés de la pénitente. « Enfin, quand les ecclésiastiques entrèrent pour l'inhumation, il s'éleva de toutes parts dans l'église une multitude de voix confuses qui la canonisaient d'avance, en réclamant avec un empressement plein de confiance et de religion l'intercession d'une âme qu'on regardait comme consommée dans l'infinie sainteté de Dieu. » Plus mesurées dans leurs sentiments, les carmélites, écrivant à ce sujet la lettre circulaire d'usage, se contentèrent de dire : « Nous vous demandons les suffrages ordinaires de l'Ordre, pour notre très honorée sœur Louise de la Miséricorde, professe de ce monastère, qu'une maladie de trente heures vient de nous enlever. » Tout l'esprit du Carmel est concentré dans les quelques mots. Une maladie de trente heures ! La prieure compte pour rien trente-six ans d'austérités, de jeûnes, de souffrances volontaires.

 

Quand on annonça la mort de Louise de La Vallière au roi, il n'en parut pas ému. Il avait perdu jusqu'à cette faculté de pleurer, qui lui donnait autrefois une apparence de sensibilité. Pour expliquer son indifférence, il crut devoir dire que, du jour où Louise s'était donnée à Dieu, elle était morte pour lui. Les hommes sont ainsi faits ; il lui plaisait alors d'oublier les huit années d'abandon, d'humiliation, de dégoût infligés à cette pauvre femme, avant qu'il l'eût laissée libre de se retirer dans un cloître.

 

L'imagination populaire s'est représenté sœur Louise enterrée avec un anneau au doigt, l'anneau reçu de l'homme qu'elle avait uniquement aimé. Rien de plus faux. D'ailleurs, sœur Louise de la Miséricorde n'eût pas gardé celui que Louise de La Vallière n'avait jamais eu le droit de porter. On l'inhuma comme toutes ses sœurs en religion, et, conformément aux usages de l'Ordre, on posa sur le tertre de terre qui la recouvrait une petite pierre portant son seul nom de religieuse et la date de sa mort. Hélas ! la plus grande humilité ne défend pas contre les plus grands outrages. Les mains impies qui violèrent les pompeux tombeaux de Saint-Denis n'épargnèrent pas les modestes pierres des carmélites, et la même tempête révolutionnaire emporta et peut-être confondit les poussières de Louis le Grand et de Louise de La Vallière.

 

 

 



[1] SAINT-SIMON, Mémoires, t. I, p. 118, éd. Boislisle.

[2] Œuvres de Bossuet, t. XI, p. 575, lettre à Mme de Beringhen, 29 septembre 1693.

[3] Œuvres de Bossuet, t. XI, p. 574, lettre du 2 décembre 1608.

[4] Lettres inédites de Bossuet, Versailles, 1820. Cette lettre, qui ne figure pas dans l'édition de Verdun, est évidemment adressée à Mme de Beringhen.

[5] Œuvres de Bossuet, t. XI, p. 575, lettre du 15 février 1694.

[6] Mme DE MAINTENON, Correspondance générale, t. IV, p. 165. M. Lavallée s'est trompé en faisant de Mme d'Entragues une cousine de la princesse de Conti, dont elle était la tante.

[7] DANGEAU, Mémoires, t. VI, p. 346.

[8] V. lettre d'avril 1676. Cf. la Vie de la sainte Mère Thérèse de Jésus, t. I, p. 239.

[9] « J'ai vu Mme de Montespan, dans un temps qu'elle n'étoit plus à la cour, revenir chercher Mme de La Vallière devenue pour elle une espèce de directeur. » Souvenirs de madame de Caylus, p. 35, éd. Raunié. Paris, 1881. — MM. Lemoine et Lichtenberger ont publié l'acte de baptême de Mme de Montespan, où elle n'a reçu que le nom de Françoise, qui, dans la pratique, fut remplacé par ceux d'Athénaïs et même de Diane. Peut-être les deux derniers lui avaient-ils été données à sa confirmation ?

[10] Histoire de mon temps, par BURNETT, 1827, t. III, p. 323.

[11] Note de M. de Luynes sur les Mémoires de Dangeau, t. XIII, p. 176.

[12] V. Mémoire manuscrit conservé chez les Dames Carmélites de la rue d'Enfer, avant qu'elles n'aient été obligées de s'exiler. Espérons qu'elles pourront bientôt revenir dans leur patrie et dans leur sainte demeure. — Note écrite en 1902. — Bientôt viendra, tardivement, mais il viendra.

[13] Lettre autographe à Mgr. (ce 22 mai), citée d'après le catalogue Charron, n° 144, vente des 11 et 18 mai 1847. — P. CLÉMENT, Réflexions, t. II, p. 263. V. le R. P. CHÉROT, Etudes sur la vie et les œuvres du P. Lemoyne. Paris, Picard, 1887.

[14] Lettre XXXVI.

[15] Remarques sur le gouvernement du royaume, durant les règnes de Henry IV, de Louis XIII et de Louis XIV. A Cologne, chez Pierre Marteau, 1678, p. 123.

[16] La Vie de la duchesse de La Vallière, par X. Cologne, chez Jean de la Vérité, 1695, p. 304.

[17] Brièves remarques sur le songe de la reine réfugiée d'Angleterre et sur celui de madame L. de La Vallière, nommée à présent la Mère L. de la Miséricorde, Amsterdam, T. Lejeune, 1690. V. Bulletin du Bibliophile, 1860, p. 1000.

[18] DANGEAU, Mémoires, t. VIII, p. 176.

[19] Lettre XLVJI, 29 septembre 1691, mss n° 95.

[20] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XI, p. 413.

[21] SAINT-SIMON, Mémoires, ann. 1720, t. XI, p. 290.

[22] Documents manuscrits conservés par les Dames Carmélites de la rue d'Enfer.