LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

QUATRIÈME PARTIE. — 1674-1710

 

CHAPITRE II. — 1675-1685.

 

 

Les premiers jours qui suivirent sa profession, sœur Louise les passa dans le recueillement. Dès qu'il lui fut permis de se retourner vers le monde, elle écrivit à son ami, le maréchal de Bellefonds, une lettre touchante : « C'est à l'heure qu'il est que je puis dire avec vérité que je suis à Dieu pour jamais. Je suis liée par des liens si forts que rien ne les peut rompre, liée par des vœux et encore plus par la grâce qui me les a fait faire. Il ne me reste plus rien à souhaiter que de perdre la mémoire de tout ce qui n'est pas Dieu. Par sa bonté, le cœur est détaché et la volonté ne tend qu'à lui plaire ; mais cette importune mémoire, dont je souhaite d'être délivrée entièrement, me distrait malgré moi. Il n'y a plus qu'elle à détruire. » Hélas ! on n'oublie pas à son gré. Louise, par expérience, ne connaissait que trop cette obsession « de l'image qui toujours revient. A penser qu'il faut qu'on oublie, — on s'en souvient. » Elle accepta donc ces souvenirs importuns comme pénitence. « C'est la plus rude que nous puissions faire. Aimer Dieu ardemment et oublier tout le reste ! Ah ! monsieur le maréchal, ce serait trop agréable. Il faut que je porte la peine de mes péchés[1]. »

Pour endormir sa mémoire, elle fatiguait son corps, jeûnait au pain et à l'eau, portait la haire et le cilice. Des ceintures de fer, des bracelets de fer remplaçaient les anneaux d'or et les parures de pierreries. La Mère Agnès, tout en admirant ce zèle, le modérait, de peur qu'il ne se perdît par l'excès. Sage et prudente, elle n'avait pas permis à la duchesse de se faire simple converse ; en retour, elle accorda à sœur Louise d'aider les filles du voile blanc dans les travaux les plus pénibles de la maison[2]. On lessive, on balaye, on lave la vaisselle, et non pas un jour, non pas une semaine, non pas en manière de distraction passagère, mais aussi longtemps que la prieure le commande, et jusqu'à ce qu'on soit relevé de son emploi. Dans ces occupations et dans cette fatigue, la pénitente trouva le plus sûr remède à ce mal tant redouté de l'évocation involontaire du passé. Peu à peu, le calme rentra dans son esprit, avec le calme la gaieté, ce « caractère de gaieté » qui « paroissoit essentiel pour former une parfaite carmélite[3] ».

Bientôt elle ne parla plus que « de cheminer gaiement vers la céleste patrie[4] ». A un an de date de ses vœux, elle écrivait à son ami : « Je suis d'une si grande tranquillité sur tout ce qui me peut arriver, que je regarde la santé, la maladie, le repos, le travail, la joye et les peines d'un même visage. Je ferme les yeux et me laisse conduire à l'obéissance[5]. »

Elle conservait d'ailleurs, dans sa cellule, son aimable humeur, trait distinctif de son caractère dans le monde.

Bellefonds, ayant vendu sa charge à la Cour, lui confia le règlement d'une affaire d'intérêt. Elle lui répondit qu'elle tâcherait de le satisfaire. « Mais, ajoutait-elle, j'aurai le secours de quelque carmélite prudente et habile ; car, entre vous et moi, ne se trouve point le bon ménage. Pardonnez si je vous compare en ce point à une personne dont la réputation étoit si mal établie sur cela, aussi bien que sur autre chose[6]. »

Sa présence d'esprit ne l'abandonnait jamais. Vers ce mois d'avril 1676, la reine, bonne jusqu'à l'aveuglement, lui amena deux fois Mme de Montespan. Croyant que la marquise n'était plus que l'amie du roi, Marie-Thérèse espérait, au spectacle de la pénitence de sœur Louise, achever de convertir cette autre pécheresse. Mais, à peine entrée au couvent, Quanto, — ainsi appelait-on la favorite, — Quanto, toujours fantasque, se mit en tête d'organiser une loterie.

Ce fut un grand jeu dans la communauté. En même temps, l'impertinente affecta de faire subir à son ancienne victime une sorte d'interrogatoire : « Tout de bon, était-elle aussi aise qu'on le disait ? — Non, répondit Louise, je ne suis point aise, mais je suis contente. » Déconcertée, la Montespan lui demanda sottement si elle ne voulait rien faire dire au roi. — « Tout ce que vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. » — « Mettez dans tout cela, dit une contemporaine, toute la grâce, tout l'esprit et toute la modestie que vous pourrez imaginer. » La marquise se sentit vaincue, et, du coup, allant à la cuisine, confectionna sur place une sauce qui coûta, dit-on, quatre pistoles. Elle la mangea d'ailleurs « avec un appétit admirable[7] ». Si, ce jour-là, sœur Louise n'éprouva pas un intime sentiment de supériorité sur son ex-rivale, c'est que la femme était bien morte en elle.

 

Chaque jour accélérait le rapide retour des choses d'ici-bas, premier avertissement donné à la duchesse avant sa sortie du monde. Elle avait vu mourir Mme Henriette, le comte de Guiche, Mme de Montausier ; elle avait vu Marie Mancini et sa sœur Hortense réduites à l'état de coureuses d'aventures. Le défilé continuait devant elle. Son amie d'enfance, celle dont les idées romanesques n'avaient pas laissé d'exalter sa jeune imagination, Marguerite d'Orléans, échappant à un mari heureux d'être délivré d'elle, vint lui rendre une visite de quelques heures. Qui l'eût cru ? elle aussi à ce moment habitait un couvent, celui de Montmartre. Elle y demeurait contrainte et forcée, et à chaque sortie, sa sœur, la Grande Mademoiselle, roide et revêche, l'accompagnait ou plutôt la surveillait. Pour venir aux Carmélites, la princesse avait dû côtoyer le Luxembourg et revoir ces petits appartements où, de seize ans plus jeune, elle dansait avec ses sœurs, avec la petite La Vallière et ce cousin Charles tant regretté. Que de souvenirs et quelles désillusions ! Le soir, tandis qu'on réintégrait à Montmartre Marguerite désolée[8], sœur Louise rentrait dans sa cellule dont le calme lui était de plus en plus cher.

Même à l'intérieur de la clôture, ses regards restaient abaissés. Comme elle était sujette à de grands maux de tête, on lui demanda si cette attitude ne l'incommodait pas. « Point du tout, répondit-elle avec sa douceur ordinaire ; cela repose mes yeux. Je suis si lasse de voir les choses de la terre, que je trouve même du plaisir à ne pas les regarder[9]. » Que ce sentiment ne nous étonne pas. Une des sœurs en religion de Mme de La Vallière, sœur Anne-Marie de Jésus, pénitente volontaire non de ses fautes, mais de celles d'un monde à peine entrevu par elle, fut un jour mise en possession d'une cellule donnant sur le jardin. Elle se surprit, jouissant de cette belle vue et de ce bon air, et aussitôt elle se punit de cette sensation involontaire. Pendant quatre ans la croisée tentatrice fut comme murée pour ses yeux[10].

Ce sacrifice continuel des sens nous étonne. JI n'est rien au prix de cet autre que sœur Louise avait résolu de s'imposer. On rapporte que l'abbé de Rancé demandait à ses novices un grand détachement de leurs parents, jusqu'à ne point s'enquérir de leur existence, jusqu'à perdre, s'il était possible, le souvenir de leur origine[11]. Mais quel enfant aime ses parents comme il en est aimé ? Le sévère réformateur de la Trappe a-t-il jamais songé à une mère s'interdisant d'embrasser ses enfants ? C'est pourtant ce qu'on vit aux Carmélites.

Un an ou deux à peine après l'entrée de Mme de La Vallière au couvent, la princesse Palatine, duchesse d'Orléans, venant lui rendre visite, donna la main au petit comte de Vermandois, afin qu'il eût le plaisir d'embrasser sa mère. L'enfant avait sept à huit ans tout au plus, et devant cette innocence, les grilles s'abaissaient. Plus inflexible, l'esprit de renoncement de la religieuse refusa cette consolation. Ni les instances de la princesse, ni la douleur de l'enfant ne triomphèrent de cette fermeté. La Palatine, si difficile à émouvoir, était touchée jusqu'aux larmes.

Un peu plus tard, ce fut une autre épreuve. Marie-Thérèse, voulant permettre au marquis de La Vallière de voir sa sœur autrement qu'à travers la grille du parloir, lui donna la main, royale faveur qui autorisait à entrer dans l'intérieur du monastère. Instruite de ce dessein, sœur Louise, refoulant ses sentiments de tendresse, accourut à la porte de la clôture. Elle représenta que jusqu'alors les reines, honorant les carmélites de leur visite, leur avaient fait cette grâce de n'introduire aucun homme avec elles. Ces représentations furent exprimées avec tant de force respectueuse que la reine s'y rendit[12]. Louise ne vit son frère qu'au parloir. Elle ne devait plus le revoir. Jeune encore, il avait à peine trente-quatre ans, le marquis était atteint d'une maladie grave. Au commencement d'octobre 1676, les médecins lui firent subir plusieurs opérations aussi douloureuses qu'inutiles. Il mourut à Paris le 13 du même mois[13]. A cette triste nouvelle, Louise éleva son cœur à Dieu[14]. « Mon frère, écrit-elle à Bellefonds, est mort très promptement et dans un âge où l'on peut vivre longtemps selon les apparences. Que vous dirai-je là-dessus des bontés du Seigneur ? Il m'a fait faire le sacrifice pleinement, ne comptant pour rien ce que je lui offre, comme en effet ce n'est rien, et me sentant, par la miséricorde du Tout-Puissant, prête dans ce moment-là, où la nature se montre très vive, à lui sacrifier de ma propre main ce que j'ai de plus cher au monde, si c'étoit sa sainte volonté[15]. »

A l'heure où elle perdait son frère, sœur Louise voyait mourir une de ses sœurs religieuses, presque une compagne, car elle l'avait connue au service de feu Madame. Transformation étonnante des idées : la mort naguère si épouvantable à ses yeux, la duchesse la regardait maintenant avec envie. Devant cette agonisante, elle se prenait à dire : « Qu'elle est heureuse ![16] » Un peu plus tard, et plus avancée dans la voie de la soumission, elle se défia de ce désir[17], et accepta la vie comme la plus continue des pénitences.

Louise sentit toujours le poids de cette indestructible chaîne qui lie les êtres humains dans la vie. Son frère ne s'était pas montré mieux entendu qu'elle en matière d'intérêt. Elle lui avait jadis abandonné sa part dans l'héritage paternel, mais d'un tel héritage le tout n'était que peu de chose. Si le jeune marquis avait reçu du roi vers 1664-1665 d'assez grandes largesses, Louis les avait presque aussitôt reprises que données, sous prétexte d'améliorations[18]. En somme, à la faveur de sa sœur, il n'avait dû que son mariage. A sa mort, on constata qu'il ne laissait rien, moins que rien, des dettes. Sœur Louise se trouva en présence de ces créanciers qui, à divers titres, ont tant tourmenté une vie qu'on aurait pu croire tout au moins opulente. Elle écrivit au roi et le pria de conserver à son neveu le gouvernement du Bourbonnais, afin d'assurer l'exécution des engagements pris par son frère. Louis accueillit favorablement sa demande ; il ajouta même à cette grâce quelques bonnes paroles : « S'il étoit assez homme de bien pour voir une carmélite aussi sainte qu'elle, il iroit lui dire lui-même la part qu'il prend à la perte qu'elle a faite[19]. » Avec autant de réserve que de délicatesse, Louise n'avait parlé que de l'intérêt des créanciers, sans même faire mention de ses neveux. C'est à peine si la liquidation de la fortune du marquis donna à chacun des enfants quelques centaines d'écus[20].

A ces incidents succédèrent deux années de recueillement et de complet silence. On sait seulement que, vers 1679, Louise, à son tour, fut malade[21]. L'année suivante, les affaires du monde s'imposèrent de nouveau à la recluse.

A une autre époque, sœur Louise de la Miséricorde avait résolu de ne plus jamais voir ni son fils ni sa fille. Que des juges trop prompts ne se hâtent point de prononcer leur sentence. La recluse ne cédait à aucun sentiment d'égoïsme, et l'humilité seule l'inspirait. Le roi s'opposa formellement à cette résolution. Il savait combien ses enfants avaient besoin de ces bons conseils, qui, donnés de vive voix et par une telle mère, semblaient descendre du Ciel. D'autre part, aux Carmélites, on considère comme un devoir de conserver des relations de famille quand il s'agit non de se donner une joie, mais d'être utile aux siens[22].

 

Les occasions ne manquèrent pas. La petite princesse, après ses débuts brillants à la cour, en 1674, était rentrée sous la direction de Mme Colbert. Éducation bizarre, mélange de faste et de sévérité. Pour que l'enfant cessât à dix ans de porter la bavette, il fallut un ordre spécial du roi[23]. En même temps, sans être précisément organisé en maison, le service de Marie-Anne et de son frère était déjà mis sur un grand pied. On accordait dix mille livres pour la toilette de la jeune personne, qui trouvait le moyen d'en dépenser douze mille cinq cents[24]. Louis aimait sa fille autant que sa nature lui permettait d'aimer.

Marie-Anne, au surplus, figura de bonne heure dans les calculs de la politique. Dès octobre 1674, on la proposa au prince d'Orange[25], qui ferma l'oreille à ces ouvertures. Plus tard, on parla du duc de Savoie. Enfin, on mit en avant un autre projet qui, cette fois, devait réussir.

En 1680, la maison de Condé était depuis vingt ans rentrée en grâce et même en crédit. Toutefois, rien qu'aux protestations de fidélité, d'une part, d'amitié, de l'autre, échangées entre son chef et celui de la maison de Bourbon, on sentait que toute défiance n'avait pas disparu. Les Condé, voulant donner au roi une suprême marque de dévouement, demandèrent la main de la jeune Marie-Anne pour le prince de Conti.

Louis, flatté dans son amour-propre, se montra généreux. Il constitua à sa fille une dot d'un million de livres et de cent mille livres de revenu, plus les bijoux et les pierreries que la future tenait de la duchesse sa mère. La reine, le dauphin, Monsieur, Madame, la Grande Mademoiselle, les princes et princesses légitimes et légitimés signèrent au contrat. On y mentionna la mère, « très haute et puissante dame Louise-Françoise, duchesse de La Vallière., à présent religieuse professe au couvent des Carmélites, au faubourg Saint-Jacques[26] ». Cette mention, si incidente qu'elle fût, permettait à la fiancée de présenter à sa mère son futur mari. Le jeune Conti, d'ailleurs, fils d'un homme dont la vie avait édifié la cour, témoignait une grande déférence envers sœur Louise de la Miséricorde. En renonçant au monde, la pénitente avait reconquis ce que le monde, en définitive, ne donne qu'à ceux qui le méritent, l'estime et le respect. M. le prince et M. le duc coururent aux Carmélites. Avec le tact parfait de leur race, ils ne manquèrent pas de faire visite à Mme de Saint-Remi, à sa fille, Mme d'Entragues, sœur utérine de Louise et même à une vieille tante obscure qui demeurait dans un faubourg[27].

Un mois plus tard, Mme de Sévigné eut occasion de voir sœur Louise.

« Quel ange m'apparut a la fin ! car M. le prince de Conti la tenoit au parloir. Ce fut a mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois, je ne la trouvai, ni bouffie, ni jaune ; elle est moins maigre et plus contente : elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards ; l'austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus. Cet habit si étrange n'ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air ; pour la modestie, elle n'est pas plus grande que quand elle donnoit au monde une princesse de Conti ; mais c'est assez pour une carmélite. Tout ce qu'elle dit étoit si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu'il y ait rien de mieux. M. de Conti l'aime et l'honore tendrement, elle est son directeur ; ce prince est dévot, et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande dignité pour elle. »

Pauvre en fait, plus pauvre encore par ses vœux, Louise n'avait pas laissé d'offrir un cadeau de noce. Une dame de grande vertu (on a supposé que c'était la reine) lui avait en quelque sorte enlevé le manuscrit des Réflexions sur ta miséricorde de Dieu. La même personne ne voulut pas que le public et les fidèles fussent privés de tant de bonnes pensées. On concéda seulement à sœur Louise de ne pas la nommer ; mais l'œuvre de l'ex-duchesse fut précédée d'une préface si pleine d'allusions qu'on déchira promptement le voile. Cette modeste publication produisit un très grand effet. On a vu plus haut les principaux passages de ces Réflexions, qui devaient plaire par leur simplicité touchante. La préface, tout au contraire, attira l'attention par son étonnante hardiesse. Elle parlait de l'auteur, une dame que la miséricorde de Dieu était allée chercher depuis quelque temps « dans la corruption du siècle, et parmi les plaisirs criminels du monde, pour en faire un miracle de pénitence. Fasse le Ciel que ceux qui l'ont suivie dans ses péchés puissent l'imiter dans sa pénitence et faire un bon usage du temps que la miséricorde de Dieu leur donne pour penser sérieusement à leur salut » ! Enfin, pour qu'on ne pût se méprendre sur le lieu d'où partait cet avertissement, on terminait par cette citation : Inspice et fac secundum exemplar, quod tibi in Monte monstratum est[28]. Regarde et suis l'exemple qui t'est donné sur la Montagne. Dans le chapitre XXV de l'Exode, d'où ce passage est tiré, on parle du mont Sinaï ; mais fallait-il un grand effort pour appliquer ce texte au mont Carmel et à ce couvent des Carmélites, situé sur la montagne Sainte-Geneviève ?

Les illusions formées en 1675 sur certaines conversions étaient depuis longtemps dissipées. Non seulement Mme de Montespan était revenue à la cour en maîtresse attitrée, mais elle avait dû à son tour subir la présence de favorites accessoires ou intérimaires, comme la du Lude, comme la Fontanges. Louis, arbitre de l'Europe, vivait en plein libertinage, publiquement, tranquillement, comme un dieu de l'Olympe exempt des lois faites pour les seuls mortels. L'avertissement donné par la préface des Réflexions allait donc tout droit à Louis XIV. Mais qui fut assez hardi pour l'écrire ? On ne sait. Ceux, toutefois, qui entendaient alors Bourdaloue, durent faire un curieux rapprochement. Dans un sermon prêché à la cour et devant le roi[29], le courageux jésuite prit pour sujet la conversion de Madeleine, « miracle que Dieu, par une providence singulière, a voulu rendre public, afin que les pécheurs du siècle eussent dans cet exemple. un parfait modèle de pénitence ». « C'est ici, ajoutait l'orateur, que je pourrois dire à une âme mondaine, troublée des remords de sa conscience, ce que saint Ambroise dit à l'empereur Théodose : Ubi secutus es errantem, sequere pœnitentem. Ce saint évêque parloit de David ; et moi, mon cher auditeur, je parle de Madeleine, et je vous dis : Si vous avez eu le malheur de suivre cette pécheresse dans les égarements de sa vie, rassurez-vous, puisque toute pécheresse qu'elle étoit, elle n'a pas laissé de trouver grâce devant Dieu ; mais, d'ailleurs, tremblez, si, l'ayant suivie dans ses égarements, vous n'avez pas le courage de la suivre dans son retour[30]. »

Que l'on compare ce sermon-de Bourdaloue et la Préface des Réflexions de Louise de La Vallière. Mêmes pensées ; presque mêmes paroles. Malheureusement, on n'a pas encore établi pour l'œuvre oratoire de l'éloquent jésuite une chronologie exacte[31]. Tout ce qu'on sait, c'est qu'il parla de l'illustre pénitente peu de temps après avoir prononcé ce discours sur l'Impureté, dont les oreilles du roi furent offensées. N'acceptant pas le blâme indirect dont l'écho était venu jusqu'à lui : « Ce que j'ai dit n'a pas plu au monde, s'écria Bourdaloue, ce qui plaît au monde n'est pas toujours le meilleur ni le plus nécessaire pour le monde. Ce qui lui déplaît est souvent la médecine qui, tout amère qu'elle peut être, le doit guérir. Se choquer de semblables vérités et s'en scandaliser, c'est une des marques les plus évidentes du besoin qu'on en a. Revenons à notre sujet. » Et alors le prédicateur parla de Madeleine avec le « respect dû à cette pénitente, encore plus célèbre par son changement que par son désordre ».

Les Réflexions obtinrent un prompt succès. Les éditions se suivirent rapidement. Les contrefaçons belges, les traductions en langue étrangère achevèrent de propager l'ouvrage. En Allemagne, on n'hésita pas à l'imprimer sous le nom de la duchesse de La Vallière[32]. Le Journal des Savants[33] en fit un discret éloge, et, suffrage plus difficile à conquérir, Mademoiselle de Montpensier reconnut que l'auteur avait « assez le style de la piété ».

Pendant que des esprits médiocres s'exprimaient ainsi sur son compte, la pénitente subissait sans se plaindre des épreuves doublement cruelles. Son fils, le comte de Vermandois, était bien fait de sa personne et de visage agréable. Ses regards, un peu incertains, exprimaient une grande douceur[34]. Aussi intelligent qu'aimable, doué de toutes les grâces de sa mère, séduisant comme elle, comme elle encore il était facile à séduire. Il perdit beaucoup à la mort de Mme Colbert, et tomba dans les griffes du chevalier de Lorraine et de son frère M. de Marsan, l'un déjà vieux, l'autre encore jeune, le jeune et le vieux aussi vicieux l'un que l'autre[35]. L'enfant, il avait treize ans tout au plus, subit l'influence de ces corrupteurs. Jusqu'à quel point ? on ne sait. A en croire Mme de Maintenon, peu suspecte de complaisance, le mal se serait borné à quelques badinages dans le jardin de Diane[36]. Mais des ennemis, comme la Montespan, prononcèrent les mots de débauche. Il n'y a que de telles femmes pour affecter de telles indignations ! On a aussi parlé d'un soufflet donné au dauphin, de quatre ans plus âgé. Troublé par ces propos perfides, le roi, qui n'avait jamais beaucoup aimé son fils, le bannit de sa présence. Restait la mère. Même réduits aux proportions de peccadilles de jeunesse, ces désordres causèrent « beaucoup de chagrin » à Mme de La Vallière[37]. Chagrin actif et tout chrétien. Le jeune garçon, doucement repris, fit une confession générale, demanda pardon, promit de se corriger[38]. Ce ne sont point les allures d'un grand coupable. Vermandois cependant fut traité comme tel. La duchesse d'Orléans, bonne âme, intercéda en sa faveur. Le roi demeura inexorable. Le pauvre enfant, emprisonné d'abord en Normandie, puis exilé à Versailles quand la cour était à Fontainebleau, vivait sans voir personne, avec son précepteur, l'abbé Fleury. Cette sorte d'internement ne prit fin que le jour où le jeune amiral demanda à faire ses premières armes.

En 1683, Louis XIV, à la suite de réclamations vainement présentées dans la conférence de Courtrai, avait résolu, étant le plus fort, de se faire justice par lui-même. Quarante mille hommes, sous les ordres du maréchal d'Humières, furent chargés moins d'opérations de guerre que d'une sorte d'occupation militaire des Pays-Bas espagnols[39]. Le comte de Vermandois, autorisé à prendre part, sous la direction de M. de Montchevreuil, à cette campagne d'instruction, allait voir appliquer les maximes que son grand-oncle La Vallière lui avait laissées dans le Général d'armée, tout récemment réimprimé. Le jeune garçon se trouva dans son élément. Aussitôt arrivé, il battit l'estrade comme un simple partisan. Alerte, brave, bon enfant, tous les officiers l'aimèrent. Très généreux et très délicat dans ses façons d'obliger, quand il savait les gens trop fiers pour accepter ses dons, il pariait contre eux et s'arrangeait pour perdre, ou bien il envoyait porter de l'argent sur leur table, sans qu'on sût de quelle part cela venait[40]. Enfin, son succès fut si vif que le roi en fit complimenter le gouverneur du prince et ; détail digne de remarque, autorisa toutes les dépenses nécessaires pour seconder ces heureux débuts[41]. Ce premier sourire paternel devait être aussi le dernier. Les opérations militaires devenaient plus sérieuses et plus fatigantes. Si décidé qu'il fût, M. l'amiral n'avait que seize ans. La fièvre, que n'évitent pas les vieux soldats, saisit cette jeune recrue. Pendant trois jours il cacha son mal de peur qu'on ne l'empêchât de prendre part à l'assaut de Courtrai. A l'attaque d'un faubourg, l'armée entière admira sa vaillance. C'était, hélas ! son suprême effort. Une même lettre en effet annonça à Louis XIV, éclairé trop tard sur le mérite de son fils, et son premier exploit et sa grave maladie. Il commanda de le ramener à Lille, mais le prince n'était déjà plus transportable. Le délire le prit, et, dans la nuit du 17 au 18 novembre, il mourut, pleuré de tous ceux qui la veille l'avaient acclamé. Son corps fut inhumé en grande pompe dans l'abbaye de Saint-Vaast d'Arras.

Après ce qui vient d'être dit, il est à peine nécessaire d'ajouter un nouveau démenti à ceux qu'ont déjà reçus les auteurs d'une fable répandue au dix-huitième siècle, et selon laquelle le comte de Vermandois, déclaré mort quoique très vivant, aurait, pour une offense au dauphin, subi, sous le célèbre masque de fer, une détention perpétuelle[42]. Personne ne douta de la mort du prince[43]. Suivant quelques-uns, Vermandois laissa des regrets infinis qui auraient pris les proportions d'une douleur publique[44], Lauzun, sorti depuis deux ans de sa prison et qui revenait de l'armée, parlait avec exaltation de la perte que le roi et l'Etat avaient faite : cet enfant de seize ans surpassait les plus grands hommes qui eussent jamais été. Ces éloges excessifs n'eurent d'autre effet que de réveiller l'antique jalousie de la vieille Mademoiselle. A l’entendre, le jeune prince était mort « d'avoir bu trop d'eau-de-vie ». Elle n'était point fâchée « que M. du Maine n'eût point un frère devant lui ». Il lui en avait tant coûté de se dépouiller de son bien en faveur de cet autre bâtard, bossu, malingre, qu'elle s'efforçait d'en avoir pour son argent. Elle ne put se tenir et manifesta sa secrète pensée. « Après tout ce qu'on avoit dit de Mme de La Vallière, il ne convenoit pas à Lauzun de louer ainsi son fils[45]. » Par ce propos ridicule, qu'on juge de ceux que tenait une Montespan. Dix ans de retraite aux Carmélites n'avaient pu étouffer la voix de la calomnie.

Cependant, sœur Louise de la Miséricorde avait été avisée de la maladie soi-disant peu dangereuse du comte de Vermandois. Presque aussitôt suivait une dépêche annonçant sa mort. La prieure[46] songeait encore à la meilleure forme à prendre pour annoncer ce malheur à la pauvre mère, quand elle la rencontra sortant du chœur. Surprise, elle lui dit qu'elle avait reçu des nouvelles, et n'osait rien ajouter. Son air toutefois était si triste, que Louise, sans rien plus demander : « J'entends bien », répondit-elle, et rentrant aussitôt, elle se prosterna aux pieds du Saint-Sacrement[47]. Sa prière finie, elle parut avec une grande sérénité de visage. Elle ne parla pas de sa peine ; on ne la vit pas pleurer. Une personne amie, touchée de cet effort sur un naturel si tendre, lui dit que quelques larmes la soulageraient et que Dieu ne les défendait pas aux cœurs résignés. « Il faut tout sacrifier, répondit la pénitente ; c'est sur moi que je dois pleurer[48]. » Si Rachel, dans Bethléem, ne voulut pas être consolée, au moins son affliction laissait-elle un libre cours à sa douleur. Plus malheureuse, Louise repoussait toute consolation mondaine ; elle craignait même de blesser par ses plaintes maternelles les oreilles virginales des religieuses qui l'avaient recueillie. Déjà, lors de la naissance de ce même fils, cette mère infortunée avait, de peur d'offenser la reine, subi sans pousser un cri les plus vives douleurs.

 

Chaque jour, quelque incident rappelait à la recluse que si elle avait quitté le monde, le monde ne lâchait pas sa proie. Ses dettes la poursuivaient jusqu'au fond du cloître Quand le comte de Vermandois mourut, on trouva dans sa succession la grosse créance de 150,000 livres, prêtées par « monsieur l'amiral » à « madame la duchesse », avec intérêts de droit. Assurément, la duchesse n'avait pas emprunté cette somme pour elle, et l'opération concernait des biens dont elle était seulement la titulaire désintéressée. Elle faillit toutefois se trouver, de ce chef, débitrice du Domaine, administration aussi rapace en ce temps-là que de nos jours.

A la discussion du contrat de mariage de Mlle de Blois avec le prince de Conti, Louis XIV avait établi entre sa fille et son fils des liens civils que les seuls actes de légitimation ne pouvaient former. De nouvelles lettres patentes conférèrent respectivement au frère et à la sœur des droits successifs. Mention en fut faite dans le contrat de Marie-Anne. Malgré cela, le Domaine s'empara des biens du comte de Vermandois[49], alléguant que ces lettres avaient seulement habilité la princesse de Conti à hériter par testament, et que son frère était mort intestat. Discuter les raisons alléguées par le fisc serait oiseux. Elles parurent au moins spécieuses, puisque le roi dut préciser son intention de déclarer Mme de Conti héritière de son frère, conformément aux lettres de janvier 1680 et aux clauses de son contrat de mariage[50]. Cette roide attitude des officiers fiscaux n'est pas indigne de remarque.

 

En recommandant à ses religieuses de ne point rester volontairement mêlées aux affaires ordinaires de leurs proches, sainte Thérèse leur donnait cette raison qu'elles ne seraient que trop souvent obligées par de graves circonstances de sortir de leur recueillement pour les conseiller ou les consoler. Ce qui se passa dans la famille de sœur Louise de la Miséricorde justifia pleinement ces sages prévisions. La pauvre femme avait à peine liquidé la succession de son fils qu'elle eut à régler celle de son gendre.

On se rappelle au milieu de quels transports de joie s'étaient célébrées les noces d'Armand de Bourbon, prince de Conti, et de Marie-Anne, demoiselle de Blois. C'était un mariage écrit dans le ciel ; c'était sur terre un mariage d'amour. Les époux s'aimaient « comme dans les romans ». L'un d'entre eux, on ne l'a pas oublié, avait dix-neuf ans au plus, l'autre quatorze ans à peine, tous les deux très ignorants du monde et surtout très ignorants d'eux-mêmes. Le réveil fut prompt et cruel. Trois mois après ces noces idéales, la petite princesse déclarait que son mari n'était point de bonne forme, et tout le monde de se demander « où une fille de treize à quatorze ans peut avoir appris comme il faut que les hommes soient faits pour être bien faits[51] ». Le roi prit à part cette personne si jeune et déjà si capable, et, trois heures durant, « lui lava la tête ». Peine perdue. Louis s'était fait une amusette de l'inclination romanesque de deux enfants. Il avait joué à la poupée avec sa fille, et, quoi qu'il pût dire à cette heure en père et en maître, Marie-Anne resta « méchante comme une petite harpie pour son mari ». Comment avait-elle pu s'éprendre de ce Louis-Armand, gauche et pédant, quand elle avait devant les yeux son frère, le prince de la Roche-sur-Yon, son premier danseur à son premier bal ? C'est celui-là qui appréciait sa danse ! Il l'appréciait si hautement et avec des façons si impertinentes pour son frère, que ce dernier, susceptible comme un contrefait, devint enragé de jalousie. Notez que le héros de ce caprice avait quinze ou seize ans au plus. A bien prendre les choses, Louis eût dû renvoyer ces enfants, qui sous la férule du maître, qui sous les ordres de la gouvernante ? Mais le roi était-il plus sage qu'eux ?

Autre malheur ! Conti ne se contenta point d'être jaloux. Ce bon jeune homme, jadis si empressé à solliciter les conseils de sa sœur Louise, si docile, si vertueux, devint tout d'un coup prodigue et libertin, négligeant sa belle-mère, plantant là ses amis et sa femme, pour vivre avec des débauchés. Il ne songeait plus qu'à courir le monde et à se battre. Bel exemple, pour les grands et pour les petits, du sort réservé aux amours téméraires, aux mariages de roman ! Par bonheur, ces jeunes gens, entraînés dans une rivalité impie par une passion qui n'était pas de leur âge, retrouvèrent leur affection fraternelle sur le champ de bataille. D'abord, ils avaient lutté de vaillance au siège de Courtrai, aux côtés de leur beau-frère et cousin Vermandois. Puis, la paix rétablie aux frontières de France, ils coururent, malgré le roi, chercher la guerre aux rives du Danube.

Cette dernière escapade irrita tellement Louis XIV qu'il défendit à la princesse de Conti d'envoyer un sou aux volontaires. Soit esprit de contradiction, soit retour de tendresse, Marie-Anne, si dure à son mari présent, se montra toute dévouée au prince éloigné. On s'écrivait des lettres tendres et aussi des lettres satiriques où l'on racontait les histoires de la cour. Très circonspects, et pour cause, les époux ne se servaient pas de la poste ; mais ceux qui se défiaient de la poste, le roi se défiait d'eux[52]. Ce grand monarque n'avait quant au secret des lettres aucune délicatesse. Il fit arrêter le page Mercy, courrier du prince de Conti, saisir ses valises, fouiller sa personne[53]. Hélas ! les gazettes de Hollande n'étaient pas plus caustiques que ces correspondances entre une fille de France et un prince de la famille royale.

Ces critiques blessèrent d'autant plus le roi qu'elles portaient sur un point où son amour-propre était engagé. Malgré le résultat malheureux de l'union Conti-de Blois, Louis XIV avait, le 23 juillet 1685, marié à peu près dans les mêmes conditions sa fille naturelle, Louise-Françoise, dite Mlle de Nantes, âgée de douze ans, à Louis, duc de Bourbon, âgé de seize ans. On sentait si bien qu'on offensait non seulement la raison, mais la nature, que le soir on ne coucha ces enfants dans le même lit que pour la forme. Seule, la Montespan, mère et femme sans cœur, regrettait qu'on ne laissât point consommer ce mariage[54]. Heureusement cette infamie n'est point de notre sujet. Pour revenir à la princesse de Conti, elle avait paru à la cérémonie avec une taille si divine qu'on la mit « au-dessus de l'humanité ». Du haut de cette apothéose, elle trouva plaisant d'envoyer à son mari le récit ridicule de la noce, appelant les jeunes époux « les mariés bamboches[55] ». Et cependant Louise-Françoise était sa sœur ; et cette sœur était la filleule de sa mère, la duchesse de La Vallière. Mais ce dernier détail, peu de personnes le connaissaient.

On eût sans doute abandonné les petits bamboches à l'impertinence de la jeune demi-déesse, si cette dernière n'avait lancé ses traits plus haut et visé une déesse à la fois supérieure et inavouée. Après avoir épousé la plus vertueuse et la plus noble princesse, après avoir eu pour maitresses d'abord la plus tendre des femmes, puis la plus spirituelle, puis la plus jolie, Louis XIV, jeune encore, à peine en sa quarante-quatrième année, avait comme un vieillard épousé la gouvernante de ses bâtards. Si la religion et l'exacte morale excusent cette union vulgaire, la préférant à quelque liaison scandaleuse, il faut aussi reconnaître que le spectacle de la veuve Scarron, assise entre le trône de Marie-Thérèse et le tabouret de la Montespan, excitait le mépris des uns, la colère des autres, la verve railleuse de tous. Cette femme énigmatique, désormais sûre de son ascendant, prenait le rôle de parfaite belle-mère. Elle faisait tout pour que le roi trouvât du plaisir au sein de sa famille et s'y amusât innocemment. Les bonnes dames de Saint-Cyr nous en assurent. Projetait-on une promenade, un jeu, quelque amusement, aussitôt « Madame » de dire au roi : « Envoyons chercher la princesse de Conti[56]. » Et la princesse venait, et Madame la trouvait charmante et s'écriait : « Voilà une princesse qui se tourne tout à fait bien[57]. » Or, sait-on ce qu'écrivait à son mari la princesse si bien tournée : « Le roi se promène souvent ; et je me trouve entre Mme de Maintenon et Mme la princesse d'Harcourt ; jugez combien je me divertis ! » Ce sont ces belles lettres qui avaient été saisies et livrées à la dame qui se promenait et dînait avec le roi. La marquise affecta en public un profond dédain, mais, en particulier, fit de grands reproches à la princesse de Conti[58] : « Pleurez, madame, pleurez ; car il n'y a pas de plus grand malheur que de n'avoir pas un bon cœur ![59] » Louis, qui autrefois s'était permis tant de plaisanteries d'un goût douteux envers la reine, « ne vouloit pas qu'on mît Mme de Maintenon en jeu en quelque occasion que ce pût être[60] ». Il se fâcha ; mais il aimait beaucoup sa fille dont il se sentait aimé. Aussi la Dame, magnanime et habile à la fois, n'oublia rien pour adoucir le roi, qui n'était pas sérieusement en colère. La princesse en fut quitte pour la honte d'avoir à solliciter l'intercession d'une femme qu'elle détestait[61].

Le prince de Conti ne s'en tira point à si bon compte. On avait trouvé plusieurs lettres de ses amis, pleines d'un « vice abominable » et de « très grandes impiétés ». Mme de Maintenon s'y trouvait aussi fort maltraitée. Toujours charitable, elle se contenta de relever les offenses envers le roi[62]. A la vérité, le prince n'était que le destinataire de ces lettres ; mais, parce qu'on croyait bon de lui écrire, on jugeait de ce qu'il aimait à entendre. Quoi qu'il en fût, cette fois encore, la foudre de Jupiter alla tomber à côté. Les jeunes Conti, couverts de blessures et de gloire, s'étaient arrêtés de l'autre côté du Rhin, en face de Strasbourg, frontière de France, attendant pour rentrer l'agrément du roi[63] (1er septembre 1685). Louis, au fond, très fier de leurs succès, leur pardonna. Après avoir imposé aux deux frères une sorte de séjour en purgatoire, loin de sa vue[64], il était prêt, sur les protestations de contrition parfaite de son gendre, à lui rendre la pleine contemplation de sa royale majesté, quand le jeune prince fut appelé tout à coup devant le roi des rois.

Une épidémie de petite vérole régnait. Cette maladie toujours dangereuse, alors particulièrement redoutable, attaqua la fille de La Vallière, la princesse de Conti, à la veille d'un triomphe, quand elle répétait avec le plus grand succès les pas d'un ballet nouveau, le Temple de la Paix (12 octobre 1685). Le roi courut aussitôt près de sa fille : il y trouva son gendre qui voulut s'enfermer avec sa femme, malgré le danger[65]. Marie-Anne en guérit. Le prince en mourut. Ce mal contagieux l'emporta en cinq ou six jours. Ces Conti étaient vraiment fils de bonne mère. A peine le prince de la Roche-sur-Yon avait-il appris la maladie de son ainé, qu'il s'était empressé d'accourir auprès de lui. La princesse elle-même, épargnée par le fléau, avait voulu de nouveau risquer sa vie, plus que sa vie, sa beauté. Il fallut l'expresse volonté de son mari pour l'empêcher de rester jour et nuit à son chevet. Jamais- dévouement conjugal ne se montra ni plus complet ni plus spontané. Les témoins ne doutèrent pas qu'il avait sa source dans la générosité de cœurs nobles et aimants. Mais telle est la persistance d'une mauvaise réputation, que le grand moraliste écrivit dans ses Caractères : « Nous faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses, et avec les mêmes dehors, que nous ferions par inclination ou par devoir. Tel vient de mourir à Paris de la fièvre qu'il a gagnée à veiller sa femme, qu'il n'aimoit pas[66] ». Tel, c'est le prince de Conti. Ainsi se forment et se propagent les jugements humains.

Comme on le voit, les préoccupations de famille ne manquèrent pas à sœur Louise de la Miséricorde. Elle avait toujours aimé le jeune prince de Conti pour son bon naturel, et en mémoire de ses parents. On la vit toutefois ferme et résignée comme à la mort de son fils[67]. Il faut rendre cette justice aux contemporains, qu'aucun d'eux ne se méprit sur la vraie cause de cette apparente impassibilité. Louise ne se réfugiait pas dans une sorte d'égoïsme contemplatif. Loin de là, elle ajoutait à sa peine la privation volontaire de consolations qu'il eût été facile de recueillir. De même, si ses mères, si ses sœurs en religion ne s'offraient pas à prendre une part de ses peines, ce n'est pas qu'elles y fussent indifférentes. Pour ces servantes du Christ, aller au secours de la compagne qui ne pliait pas sous le poids de sa croix, c'eût été, non la secourir, mais lui dérober une grâce.

L'année suivante, nouvelle douleur. Mme de Saint-Remi mourut vers le commencement du mois d'avril[68]. Cette fois, silence complet sur ce qu'éprouva Louise. Louable silence ! En vérité, il y aurait eu quelque chose d'impie à observer cette pauvre femme, expiant sa faute et pleurant la triste mère qui ne l'avait pas protégée.

 

 

 



[1] Lettre XXII, du 24 juin 1675.

[2] Lettre circulaire, l. c., p. 172, 174. Voyez dans le chap. VII de l'ouvrage de sainte Thérèse (d’Avila) intitulé Histoire des fondations, ce qu'elle dit des mélancoliques : « Le plus souverain remède est de les occuper en des offices, afin qu'elles n'ayent point le temps de travailler leur imagination. » Œuvres de sainte Thérèse, t. II, p. 608. Paris, 1667.

[3] Mss. des Dames Carmélites, Fondations, p. 243. Le mot est de la mère Anne de Jésus.

[4] Lettre XXIII.

[5] Lettre XXV.

[6] Lettre XXVII, vers le 5 avril 1676.

[7] Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 29 avril 1876, t. IV, p. 423, édition Hachette.

[8] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 378.

[9] Lettres, p. 53.

[10] Lettre circulaire, t. I, p. 302, Mss. des Dames Carmélites du couvent de la rue d'Enfer..

[11] La Vie de M. de Rancé, par D.-P. LE NAIN, p. 610, 657.

[12] Histoire de madame de La Vallière, en tête de l'édition des Lettres, p. 6.

[13] La lettre circulaire dit : « Quelques années après sa profession (de Louise), M. son frère. » C'est une erreur évidente, qui a été répétée par Le Queux, et qui prouve combien on doit examiner de près les documents les plus sincères.

[14] Lettre circulaire, l. c., p. 175.

[15] Lettre d'octobre 1676.

[16] Lettre d'octobre 1676.

[17] Lettre du 4 mars 1677.

[18] « J'ai repris l'affaire des communes pour votre plus grand avantage ; elle vous eût consumé en frais, et je veux que vous touchiez sur ce qui en proviendra plus qu'elle ne vaudroit, en demeurant entre vos mains. » Le roi au marquis de La Vallière, 1er avril 1664 ; Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 371.

[19] Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 16 octobre 1876, t. V, p. 30, édition Hachette.

[20] Acte conservé dans l'étude de Me Pérard, notaire à Paris.

[21] Comptes de Mme Colbert, Archives nationales, portef. sans cote, Inventaire sommaire, p. 644.

[22] Le Chemin de la perfection, chap. IX. Œuvres de sainte Thérèse de Jésus, t. I, p. 272. Paris. 1667.

[23] « Ma fille de Blois m'a demandé la permission de quitter la bavette. J'y consens si madame Colbert le juge à propos. » Au camp devant Cambray, 8 avril 1677. Lettres, mémoires, instructions de Colbert, t. VI, p. 338.

[24] Comptes rendus par madame Colbert, Archives nationales.

[25] ROUSSET, Histoire de Louvois, t. II, p. 69.

[26] Contrat de mariage ; Archives nationales, K. 557-608 ; Inventaire sommaire, p. 639.

[27] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres. J'ai supposé à tort que cette tante devait être Marie de La Vallière, marraine de Louise et veuve en deuxièmes noces d'Erard du Chastelet. Il s'agit plutôt d'une sœur de sa mère.

[28] Réflexions, Préface, p. 6, 7 de la première édition.

[29] Ce sermon pour le jeudi de la cinquième semaine (t. I, p. 508) renferme une allusion au sermon pour le dimanche de la troisième semaine, prononcé devant le roi, sermon célèbre et qui avait pour sujet l'Impureté. Œuvres, t. I, p. 352, éd. 1872.

[30] Cet exorde se retrouve dans le sermon pour la fêle de la sainte Madeleine. BOURDALOUE, Œuvres, t. III, p. 444.

[31] Depuis la publication de ce livre, il a paru un excellent ouvrage intitulé : Bourdaloue, son œuvre, sa prédication, par le P. M. LAURAS, Paris, Palmé, 1880. V. aussi les travaux du P. Chérot et le recueil consacré au modèle des prédicateurs, la Revue Bourdaloue, par GRISELLE.

[32] Die Hochadelichen dame Louise-Françoise de La Vallière.

[33] Journal des Savants, 15 juillet 1680. « Si la conduite de cette dame avait fait moins de bruit dans le monde par sa retraite, peut-être nous auroit-il été permis de la faire connoistre. » La plume du savant n'a-t-elle pas un peu fourché ? Ne fallait-il pas lire non par, mais avant sa retraite ?

[34] Outre les portraits faits dans son enfance et qui sont à Versailles, on possède la gravure d'un portrait peint par Mignard et qui donne la physionomie du comte de Vermandois, vers le temps qui nous occupe. Ce portrait a été gravé par Sornique.

[35] Correspondance de la duchesse d'Orléans, t. I, p. 302.

[36] Correspondance générale de madame de Maintenon, t. II, p. 323. Le jardin de Diane dont il est ici parlé est probablement celui qui dépend du palais de Fontainebleau, « jardin de la Reine et quelquefois de Diane. » V. GUILBERT, Description historique du palais de Fontainebleau. T. I, p. 211. Paris, 1731. La princesse Palatine donne indirectement la date de l'aventure, qui se produisit avant la naissance d-u duc de Bourgogne.

[37] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 304.

[38] Correspondance de la duchesse d'Orléans, t. II, p. 17.

[39] Œuvres de Louis XIV, Mémoires militaires, t. IV, p. 267. — ROUSSET, Histoire de Louvois, t. III, p. 236.

[40] Lettre de Mme d'Ons-en-Bray, Correspondance de Bussy-Rabutin, t. V, p. 331. La lettre est du 22 décembre 1683.

[41] Correspondance générale de madame de Maintenon, t. II, p. 323, 330. Dangeau cite un sieur de la Luzerne, gouverneur de M. de Vermandois.

[42] Nous avons trouvé dans les comptes de Mme Colbert, conservés aux Archives nationales, la mention des voyages accomplis pour visiter le prisonnier en Normandie. Mais il est évident qu'il s'agit seulement d'une punition temporaire, conséquence de quelque faute, de l'offense au dauphin si l'on veut.

Le P. Griffet avait déjà connu ou soupçonné le fait. (Traité des différentes preuves qui servent à établir la vérité dans l'histoire.) Voltaire, soit de lui-même, soit en se faisant l'écho de ses contemporains s'en est emparé et a le premier (Mémoires pour servir à l'histoire de Perse) placé le visage du fils de La Vallière sous le masque du prisonnier vulgaire, valet de Foucquet et de Lauzun, gardé par Saint-Mars. Depuis, on a substitué à Vermandois vingt personnages différents, et le masque n'est pas encore usé. Il est vrai qu'il est de fer comme la crédulité et l'amour du merveilleux. V. Nicolas Foucquet, t. II, p. 527. J'ai aussi touché cette question dans une lecture que j'ai faite à la Société des antiquaires de Normandie, en 1893. V. Bulletin de 1893.

[43] La mort est attestée par une lettre du maréchal d'Humières (v. TOPIN, l'Homme au masque de fer, p. 84). et par une lettre de Mme d'Ons-en-Bray, Correspondance de Roger de Rabutin, t. V, p. 391.

[44] Lettre de Mme d'Ons-en-Bray, l. c.

[45] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 504.

[46] L'Histoire de mademoiselle de La Vallière, en tête des Lettres, p. 68, dit que la mère de Bellefonds était alors supérieure. Or, en 1683, la supérieure était la mère Claire du Saint-Sacrement. — COUSIN, la Jeunesse de madame de Longueville, Appendice, liste des prieures, etc., p. 348.

[47] Histoire de madame de La Vallière, p. 68.

[48] Lettre circulaire, P. CLÉMENT, Réflexions, t. II, p. 176. — Nous nous en tenons à ce texte authentique. Le Journal historique, Verdun, juillet 1710, p. 68, donne cette variante : « Lorsque j'aurai assez pleuré sa naissance, je songerai à pleurer sa mort. » La Vie pénitente (1712) l'a déjà enjolivé. VOLTAIRE, dans le Siècle de Louis XIV, lui a donné la forme d'une antithèse : « Ce n'est point la mort de ce fils, c'est sa naissance que je dois pleurer. » Trop d'art. L'auteur du Siècle de Louis XIV avait lu les Mémoires de Mme de Caylus, où Louise répond à Bossuet : « C'est trop pleurer la mort d'un fils dont je n'ai pas encore pleuré la naissance. » LE QUEUX, préface des Lettres, p. 70, amalgame toutes ces variantes. Nous ne parlons pas des écrivains modernes.

[49] Recueil général des pièces touchant l'affaire des princes légitimes et légitimés, t. III, p. 333. — COLBERT, Lettres, instructions, mémoires, t. VI, p. 352.

[50] Recueil général, t. III, p. 336. Les lettres furent enregistrées le 18 mars 1684.

[51] BUSSY-RABUTIN, Correspondance, t. V, p. 94 ; lettre du 20 mars 1680.

[52] Mme de Coligny à Bussy, 27 septembre 1685 Correspondance de Bussy, t. V, p. 451.

[53] « Les lettres marchoient, et le roi qui a toujours été fort curieux de les ouvrir. » DANGEAU, Mémoires, i. V, p. 167, mars 1695.

[54] SOURCHES, Mémoires, t. I, p. 252. LA VALLÉE (Correspondance générale de madame de Maintenon, t. II, p. 409) suppose à tort que MM. de la Roche-sur-Yon, etc., étaient en Hongrie avec le prince de Conti. Ed. DE BARTHÉLEMY (la Princesse de Conti, p. 328) appelle le page Merez.

[55] SOURCHES, Mémoires, t. I, p. 240.

[56] Mme DE MAINTENON, Correspondance générale, t. II, p. 410.

[57] Mme DE MAINTENON, Correspondance générale, t. II, lettre du 9 juin 1685.

[58] Mémoires de madame de Caylus, cités par LAVALLÉE, ibid., t. II, p. 410.

[59] Mme DE MAINTENON, Correspondance générale, t. II, p. 440.

[60] Note, Mme DE MAINTENON, Correspondance générale, t. II, p. 440.

[61] Mémoires de madame de Caylus, l. c.

[62] Mme DE MAINTENON, Correspondance générale, t. II, p. 408.

[63] SOURCHES, Mémoires, t. I, p. 291.

[64] « Le roi avoit ôté à M. le prince de Conty les entrées de sa chambre... grande mortification pour lui d'attendre à une porte. » SOURCHES, Mémoires, t. I, p. 304.

[65] SOURCHES, Mémoires, t. I, p. 313.

[66] LA BRUYÈRE, Caractères, chap. XI, § 64 ; t. II, p. 30, éd. Servois.

[67] Histoire de madame de La Vallière, p. 70. Préface de l'édition des Lettres.

[68] DANGEAU, Mémoires, t. I, p. 318. V. le 4 avril. V. Mémoires de Sourches, t. I, p. 375. La princesse de Conti donna à la duchesse de Choiseul, sa cousine germaine, comme fille du marquis de La Vallière, les deux mille écus de pension qu'elle servait à sa grand'mère.