Les
premiers jours qui suivirent sa profession, sœur Louise les passa dans le
recueillement. Dès qu'il lui fut permis de se retourner vers le monde, elle
écrivit à son ami, le maréchal de Bellefonds, une lettre touchante : « C'est
à l'heure qu'il est que je puis dire avec vérité que je suis à Dieu pour
jamais. Je suis liée par des liens si forts que rien ne les peut rompre, liée
par des vœux et encore plus par la grâce qui me les a fait faire. Il ne me
reste plus rien à souhaiter que de perdre la mémoire de tout ce qui n'est pas
Dieu. Par sa bonté, le cœur est détaché et la volonté ne tend qu'à lui plaire
; mais cette importune mémoire, dont je souhaite d'être délivrée entièrement,
me distrait malgré moi. Il n'y a plus qu'elle à détruire. » Hélas ! on
n'oublie pas à son gré. Louise, par expérience, ne connaissait que trop cette
obsession « de l'image qui toujours revient. A penser qu'il faut qu'on
oublie, — on s'en souvient. » Elle accepta donc ces souvenirs importuns comme
pénitence. « C'est la plus rude que nous puissions faire. Aimer Dieu
ardemment et oublier tout le reste ! Ah ! monsieur le maréchal, ce serait
trop agréable. Il faut que je porte la peine de mes péchés[1]. » Pour
endormir sa mémoire, elle fatiguait son corps, jeûnait au pain et à l'eau,
portait la haire et le cilice. Des ceintures de fer, des bracelets de fer
remplaçaient les anneaux d'or et les parures de pierreries. La Mère Agnès,
tout en admirant ce zèle, le modérait, de peur qu'il ne se perdît par
l'excès. Sage et prudente, elle n'avait pas permis à la duchesse de se faire
simple converse ; en retour, elle accorda à sœur Louise d'aider les filles du
voile blanc dans les travaux les plus pénibles de la maison[2]. On lessive, on balaye, on lave
la vaisselle, et non pas un jour, non pas une semaine, non pas en manière de
distraction passagère, mais aussi longtemps que la prieure le commande, et
jusqu'à ce qu'on soit relevé de son emploi. Dans ces occupations et dans
cette fatigue, la pénitente trouva le plus sûr remède à ce mal tant redouté
de l'évocation involontaire du passé. Peu à peu, le calme rentra dans son
esprit, avec le calme la gaieté, ce « caractère de gaieté » qui « paroissoit
essentiel pour former une parfaite carmélite[3] ». Bientôt
elle ne parla plus que « de cheminer gaiement vers la céleste patrie[4] ». A un an de date de ses vœux,
elle écrivait à son ami : « Je suis d'une si grande tranquillité sur tout ce
qui me peut arriver, que je regarde la santé, la maladie, le repos, le
travail, la joye et les peines d'un même visage. Je ferme les yeux et me laisse
conduire à l'obéissance[5]. » Elle
conservait d'ailleurs, dans sa cellule, son aimable humeur, trait distinctif
de son caractère dans le monde. Bellefonds,
ayant vendu sa charge à la Cour, lui confia le règlement d'une affaire
d'intérêt. Elle lui répondit qu'elle tâcherait de le satisfaire. « Mais,
ajoutait-elle, j'aurai le secours de quelque carmélite prudente et habile ;
car, entre vous et moi, ne se trouve point le bon ménage. Pardonnez si je
vous compare en ce point à une personne dont la réputation étoit si mal
établie sur cela, aussi bien que sur autre chose[6]. » Sa
présence d'esprit ne l'abandonnait jamais. Vers ce mois d'avril 1676, la
reine, bonne jusqu'à l'aveuglement, lui amena deux fois Mme de Montespan.
Croyant que la marquise n'était plus que l'amie du roi, Marie-Thérèse
espérait, au spectacle de la pénitence de sœur Louise, achever de convertir
cette autre pécheresse. Mais, à peine entrée au couvent, Quanto, — ainsi
appelait-on la favorite, — Quanto, toujours fantasque, se mit en tête
d'organiser une loterie. Ce fut
un grand jeu dans la communauté. En même temps, l'impertinente affecta de
faire subir à son ancienne victime une sorte d'interrogatoire : « Tout de
bon, était-elle aussi aise qu'on le disait ? — Non, répondit Louise, je ne
suis point aise, mais je suis contente. » Déconcertée, la Montespan lui
demanda sottement si elle ne voulait rien faire dire au roi. — « Tout ce que
vous voudrez, madame, tout ce que vous voudrez. » — « Mettez dans tout cela,
dit une contemporaine, toute la grâce, tout l'esprit et toute la modestie que
vous pourrez imaginer. » La marquise se sentit vaincue, et, du coup, allant à
la cuisine, confectionna sur place une sauce qui coûta, dit-on, quatre
pistoles. Elle la mangea d'ailleurs « avec un appétit admirable[7] ». Si, ce jour-là, sœur Louise
n'éprouva pas un intime sentiment de supériorité sur son ex-rivale, c'est que
la femme était bien morte en elle. Chaque
jour accélérait le rapide retour des choses d'ici-bas, premier avertissement
donné à la duchesse avant sa sortie du monde. Elle avait vu mourir Mme
Henriette, le comte de Guiche, Mme de Montausier ; elle avait vu Marie
Mancini et sa sœur Hortense réduites à l'état de coureuses d'aventures. Le
défilé continuait devant elle. Son amie d'enfance, celle dont les idées
romanesques n'avaient pas laissé d'exalter sa jeune imagination, Marguerite
d'Orléans, échappant à un mari heureux d'être délivré d'elle, vint lui rendre
une visite de quelques heures. Qui l'eût cru ? elle aussi à ce moment
habitait un couvent, celui de Montmartre. Elle y demeurait contrainte et
forcée, et à chaque sortie, sa sœur, la Grande Mademoiselle, roide et
revêche, l'accompagnait ou plutôt la surveillait. Pour venir aux Carmélites,
la princesse avait dû côtoyer le Luxembourg et revoir ces petits appartements
où, de seize ans plus jeune, elle dansait avec ses sœurs, avec la petite La
Vallière et ce cousin Charles tant regretté. Que de souvenirs et quelles
désillusions ! Le soir, tandis qu'on réintégrait à Montmartre Marguerite
désolée[8], sœur Louise rentrait dans sa
cellule dont le calme lui était de plus en plus cher. Même à
l'intérieur de la clôture, ses regards restaient abaissés. Comme elle était
sujette à de grands maux de tête, on lui demanda si cette attitude ne
l'incommodait pas. « Point du tout, répondit-elle avec sa douceur ordinaire ;
cela repose mes yeux. Je suis si lasse de voir les choses de la terre, que je
trouve même du plaisir à ne pas les regarder[9]. » Que ce sentiment ne nous
étonne pas. Une des sœurs en religion de Mme de La Vallière, sœur Anne-Marie
de Jésus, pénitente volontaire non de ses fautes, mais de celles d'un monde à
peine entrevu par elle, fut un jour mise en possession d'une cellule donnant
sur le jardin. Elle se surprit, jouissant de cette belle vue et de ce bon
air, et aussitôt elle se punit de cette sensation involontaire. Pendant
quatre ans la croisée tentatrice fut comme murée pour ses yeux[10]. Ce
sacrifice continuel des sens nous étonne. JI n'est rien au prix de cet autre
que sœur Louise avait résolu de s'imposer. On rapporte que l'abbé de Rancé
demandait à ses novices un grand détachement de leurs parents, jusqu'à ne
point s'enquérir de leur existence, jusqu'à perdre, s'il était possible, le
souvenir de leur origine[11]. Mais quel enfant aime ses
parents comme il en est aimé ? Le sévère réformateur de la Trappe a-t-il
jamais songé à une mère s'interdisant d'embrasser ses enfants ? C'est
pourtant ce qu'on vit aux Carmélites. Un an
ou deux à peine après l'entrée de Mme de La Vallière au couvent, la princesse
Palatine, duchesse d'Orléans, venant lui rendre visite, donna la main au
petit comte de Vermandois, afin qu'il eût le plaisir d'embrasser sa mère.
L'enfant avait sept à huit ans tout au plus, et devant cette innocence, les
grilles s'abaissaient. Plus inflexible, l'esprit de renoncement de la
religieuse refusa cette consolation. Ni les instances de la princesse, ni la
douleur de l'enfant ne triomphèrent de cette fermeté. La Palatine, si
difficile à émouvoir, était touchée jusqu'aux larmes. Un peu
plus tard, ce fut une autre épreuve. Marie-Thérèse, voulant permettre au
marquis de La Vallière de voir sa sœur autrement qu'à travers la grille du
parloir, lui donna la main, royale faveur qui autorisait à entrer dans
l'intérieur du monastère. Instruite de ce dessein, sœur Louise, refoulant ses
sentiments de tendresse, accourut à la porte de la clôture. Elle représenta
que jusqu'alors les reines, honorant les carmélites de leur visite, leur
avaient fait cette grâce de n'introduire aucun homme avec elles. Ces
représentations furent exprimées avec tant de force respectueuse que la reine
s'y rendit[12]. Louise ne vit son frère qu'au
parloir. Elle ne devait plus le revoir. Jeune encore, il avait à peine
trente-quatre ans, le marquis était atteint d'une maladie grave. Au
commencement d'octobre 1676, les médecins lui firent subir plusieurs
opérations aussi douloureuses qu'inutiles. Il mourut à Paris le 13 du même
mois[13]. A cette triste nouvelle,
Louise éleva son cœur à Dieu[14]. « Mon frère, écrit-elle à
Bellefonds, est mort très promptement et dans un âge où l'on peut vivre
longtemps selon les apparences. Que vous dirai-je là-dessus des bontés du
Seigneur ? Il m'a fait faire le sacrifice pleinement, ne comptant pour rien
ce que je lui offre, comme en effet ce n'est rien, et me sentant, par la
miséricorde du Tout-Puissant, prête dans ce moment-là, où la nature se montre
très vive, à lui sacrifier de ma propre main ce que j'ai de plus cher au
monde, si c'étoit sa sainte volonté[15]. » A
l'heure où elle perdait son frère, sœur Louise voyait mourir une de ses sœurs
religieuses, presque une compagne, car elle l'avait connue au service de feu
Madame. Transformation étonnante des idées : la mort naguère si épouvantable
à ses yeux, la duchesse la regardait maintenant avec envie. Devant cette
agonisante, elle se prenait à dire : « Qu'elle est heureuse ![16] » Un peu plus tard, et
plus avancée dans la voie de la soumission, elle se défia de ce désir[17], et accepta la vie comme la
plus continue des pénitences. Louise
sentit toujours le poids de cette indestructible chaîne qui lie les êtres
humains dans la vie. Son frère ne s'était pas montré mieux entendu qu'elle en
matière d'intérêt. Elle lui avait jadis abandonné sa part dans l'héritage
paternel, mais d'un tel héritage le tout n'était que peu de chose. Si le
jeune marquis avait reçu du roi vers 1664-1665 d'assez grandes largesses,
Louis les avait presque aussitôt reprises que données, sous prétexte
d'améliorations[18]. En somme, à la faveur de sa
sœur, il n'avait dû que son mariage. A sa mort, on constata qu'il ne laissait
rien, moins que rien, des dettes. Sœur Louise se trouva en présence de ces
créanciers qui, à divers titres, ont tant tourmenté une vie qu'on aurait pu
croire tout au moins opulente. Elle écrivit au roi et le pria de conserver à
son neveu le gouvernement du Bourbonnais, afin d'assurer l'exécution des
engagements pris par son frère. Louis accueillit favorablement sa demande ;
il ajouta même à cette grâce quelques bonnes paroles : « S'il étoit assez
homme de bien pour voir une carmélite aussi sainte qu'elle, il iroit lui dire
lui-même la part qu'il prend à la perte qu'elle a faite[19]. » Avec autant de réserve que
de délicatesse, Louise n'avait parlé que de l'intérêt des créanciers, sans
même faire mention de ses neveux. C'est à peine si la liquidation de la
fortune du marquis donna à chacun des enfants quelques centaines d'écus[20]. A ces
incidents succédèrent deux années de recueillement et de complet silence. On
sait seulement que, vers 1679, Louise, à son tour, fut malade[21]. L'année suivante, les affaires
du monde s'imposèrent de nouveau à la recluse. A une
autre époque, sœur Louise de la Miséricorde avait résolu de ne plus jamais
voir ni son fils ni sa fille. Que des juges trop prompts ne se hâtent point
de prononcer leur sentence. La recluse ne cédait à aucun sentiment d'égoïsme,
et l'humilité seule l'inspirait. Le roi s'opposa formellement à cette
résolution. Il savait combien ses enfants avaient besoin de ces bons
conseils, qui, donnés de vive voix et par une telle mère, semblaient
descendre du Ciel. D'autre part, aux Carmélites, on considère comme un devoir
de conserver des relations de famille quand il s'agit non de se donner une
joie, mais d'être utile aux siens[22]. Les
occasions ne manquèrent pas. La petite princesse, après ses débuts brillants
à la cour, en 1674, était rentrée sous la direction de Mme Colbert. Éducation
bizarre, mélange de faste et de sévérité. Pour que l'enfant cessât à dix ans
de porter la bavette, il fallut un ordre spécial du roi[23]. En même temps, sans être
précisément organisé en maison, le service de Marie-Anne et de son frère
était déjà mis sur un grand pied. On accordait dix mille livres pour la
toilette de la jeune personne, qui trouvait le moyen d'en dépenser douze
mille cinq cents[24]. Louis aimait sa fille autant
que sa nature lui permettait d'aimer. Marie-Anne,
au surplus, figura de bonne heure dans les calculs de la politique. Dès
octobre 1674, on la proposa au prince d'Orange[25], qui ferma l'oreille à ces
ouvertures. Plus tard, on parla du duc de Savoie. Enfin, on mit en avant un
autre projet qui, cette fois, devait réussir. En
1680, la maison de Condé était depuis vingt ans rentrée en grâce et même en
crédit. Toutefois, rien qu'aux protestations de fidélité, d'une part,
d'amitié, de l'autre, échangées entre son chef et celui de la maison de
Bourbon, on sentait que toute défiance n'avait pas disparu. Les Condé,
voulant donner au roi une suprême marque de dévouement, demandèrent la main
de la jeune Marie-Anne pour le prince de Conti. Louis,
flatté dans son amour-propre, se montra généreux. Il constitua à sa fille une
dot d'un million de livres et de cent mille livres de revenu, plus les bijoux
et les pierreries que la future tenait de la duchesse sa mère. La reine, le
dauphin, Monsieur, Madame, la Grande Mademoiselle, les princes et princesses
légitimes et légitimés signèrent au contrat. On y mentionna la mère, « très
haute et puissante dame Louise-Françoise, duchesse de La Vallière., à présent
religieuse professe au couvent des Carmélites, au faubourg Saint-Jacques[26] ». Cette mention, si incidente
qu'elle fût, permettait à la fiancée de présenter à sa mère son futur mari.
Le jeune Conti, d'ailleurs, fils d'un homme dont la vie avait édifié la cour,
témoignait une grande déférence envers sœur Louise de la Miséricorde. En
renonçant au monde, la pénitente avait reconquis ce que le monde, en
définitive, ne donne qu'à ceux qui le méritent, l'estime et le respect. M. le
prince et M. le duc coururent aux Carmélites. Avec le tact parfait de leur
race, ils ne manquèrent pas de faire visite à Mme de Saint-Remi, à sa fille,
Mme d'Entragues, sœur utérine de Louise et même à une vieille tante obscure
qui demeurait dans un faubourg[27]. Un mois
plus tard, Mme de Sévigné eut occasion de voir sœur Louise. « Quel
ange m'apparut a la fin ! car M. le prince de Conti la tenoit au parloir. Ce
fut a mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois, je ne la
trouvai, ni bouffie, ni jaune ; elle est moins maigre et plus contente : elle
a ses mêmes yeux et ses mêmes regards ; l'austérité, la mauvaise nourriture
et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus. Cet habit si
étrange n'ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air ; pour la modestie, elle
n'est pas plus grande que quand elle donnoit au monde une princesse de Conti
; mais c'est assez pour une carmélite. Tout ce qu'elle dit étoit si assorti à
sa personne, que je ne crois pas qu'il y ait rien de mieux. M. de Conti
l'aime et l'honore tendrement, elle est son directeur ; ce prince est dévot,
et le sera comme son père. En vérité, cet habit et cette retraite sont une
grande dignité pour elle. » Pauvre
en fait, plus pauvre encore par ses vœux, Louise n'avait pas laissé d'offrir
un cadeau de noce. Une dame de grande vertu (on a supposé que c'était la
reine) lui avait en quelque sorte enlevé le manuscrit des Réflexions sur ta
miséricorde de Dieu. La même personne ne voulut pas que le public et les
fidèles fussent privés de tant de bonnes pensées. On concéda seulement à sœur
Louise de ne pas la nommer ; mais l'œuvre de l'ex-duchesse fut précédée d'une
préface si pleine d'allusions qu'on déchira promptement le voile. Cette
modeste publication produisit un très grand effet. On a vu plus haut les
principaux passages de ces Réflexions, qui devaient plaire par leur
simplicité touchante. La préface, tout au contraire, attira l'attention par
son étonnante hardiesse. Elle parlait de l'auteur, une dame que la
miséricorde de Dieu était allée chercher depuis quelque temps « dans la
corruption du siècle, et parmi les plaisirs criminels du monde, pour en faire
un miracle de pénitence. Fasse le Ciel que ceux qui l'ont suivie dans ses
péchés puissent l'imiter dans sa pénitence et faire un bon usage du temps que
la miséricorde de Dieu leur donne pour penser sérieusement à leur salut » !
Enfin, pour qu'on ne pût se méprendre sur le lieu d'où partait cet
avertissement, on terminait par cette citation : Inspice et fac secundum
exemplar, quod tibi in Monte monstratum est[28]. Regarde et suis l'exemple
qui t'est donné sur la Montagne. Dans le chapitre XXV de l'Exode,
d'où ce passage est tiré, on parle du mont Sinaï ; mais fallait-il un grand
effort pour appliquer ce texte au mont Carmel et à ce couvent des Carmélites,
situé sur la montagne Sainte-Geneviève ? Les
illusions formées en 1675 sur certaines conversions étaient depuis longtemps
dissipées. Non seulement Mme de Montespan était revenue à la cour en
maîtresse attitrée, mais elle avait dû à son tour subir la présence de
favorites accessoires ou intérimaires, comme la du Lude, comme la Fontanges.
Louis, arbitre de l'Europe, vivait en plein libertinage, publiquement,
tranquillement, comme un dieu de l'Olympe exempt des lois faites pour les
seuls mortels. L'avertissement donné par la préface des Réflexions allait
donc tout droit à Louis XIV. Mais qui fut assez hardi pour l'écrire ? On ne
sait. Ceux, toutefois, qui entendaient alors Bourdaloue, durent faire un
curieux rapprochement. Dans un sermon prêché à la cour et devant le roi[29], le courageux jésuite prit pour
sujet la conversion de Madeleine, « miracle que Dieu, par une providence
singulière, a voulu rendre public, afin que les pécheurs du siècle eussent
dans cet exemple. un parfait modèle de pénitence ». « C'est ici, ajoutait l'orateur,
que je pourrois dire à une âme mondaine, troublée des remords de sa
conscience, ce que saint Ambroise dit à l'empereur Théodose : Ubi secutus
es errantem, sequere pœnitentem. Ce saint évêque parloit de David ; et
moi, mon cher auditeur, je parle de Madeleine, et je vous dis : Si vous avez
eu le malheur de suivre cette pécheresse dans les égarements de sa vie,
rassurez-vous, puisque toute pécheresse qu'elle étoit, elle n'a pas laissé de
trouver grâce devant Dieu ; mais, d'ailleurs, tremblez, si, l'ayant suivie
dans ses égarements, vous n'avez pas le courage de la suivre dans son retour[30]. » Que
l'on compare ce sermon-de Bourdaloue et la Préface des Réflexions de
Louise de La Vallière. Mêmes pensées ; presque mêmes paroles.
Malheureusement, on n'a pas encore établi pour l'œuvre oratoire de l'éloquent
jésuite une chronologie exacte[31]. Tout ce qu'on sait, c'est
qu'il parla de l'illustre pénitente peu de temps après avoir prononcé ce
discours sur l'Impureté, dont les oreilles du roi furent offensées.
N'acceptant pas le blâme indirect dont l'écho était venu jusqu'à lui : « Ce
que j'ai dit n'a pas plu au monde, s'écria Bourdaloue, ce qui plaît au monde
n'est pas toujours le meilleur ni le plus nécessaire pour le monde. Ce qui
lui déplaît est souvent la médecine qui, tout amère qu'elle peut être, le
doit guérir. Se choquer de semblables vérités et s'en scandaliser, c'est une
des marques les plus évidentes du besoin qu'on en a. Revenons à notre sujet.
» Et alors le prédicateur parla de Madeleine avec le « respect dû à cette
pénitente, encore plus célèbre par son changement que par son désordre ». Les Réflexions
obtinrent un prompt succès. Les éditions se suivirent rapidement. Les
contrefaçons belges, les traductions en langue étrangère achevèrent de
propager l'ouvrage. En Allemagne, on n'hésita pas à l'imprimer sous le nom de
la duchesse de La Vallière[32]. Le Journal des Savants[33] en fit un discret éloge, et,
suffrage plus difficile à conquérir, Mademoiselle de Montpensier reconnut que
l'auteur avait « assez le style de la piété ». Pendant
que des esprits médiocres s'exprimaient ainsi sur son compte, la pénitente
subissait sans se plaindre des épreuves doublement cruelles. Son fils, le
comte de Vermandois, était bien fait de sa personne et de visage agréable.
Ses regards, un peu incertains, exprimaient une grande douceur[34]. Aussi intelligent qu'aimable,
doué de toutes les grâces de sa mère, séduisant comme elle, comme elle encore
il était facile à séduire. Il perdit beaucoup à la mort de Mme Colbert, et
tomba dans les griffes du chevalier de Lorraine et de son frère M. de Marsan,
l'un déjà vieux, l'autre encore jeune, le jeune et le vieux aussi vicieux
l'un que l'autre[35]. L'enfant, il avait treize ans
tout au plus, subit l'influence de ces corrupteurs. Jusqu'à quel point ? on
ne sait. A en croire Mme de Maintenon, peu suspecte de complaisance, le mal
se serait borné à quelques badinages dans le jardin de Diane[36]. Mais des ennemis, comme la
Montespan, prononcèrent les mots de débauche. Il n'y a que de telles femmes
pour affecter de telles indignations ! On a aussi parlé d'un soufflet donné
au dauphin, de quatre ans plus âgé. Troublé par ces propos perfides, le roi,
qui n'avait jamais beaucoup aimé son fils, le bannit de sa présence. Restait
la mère. Même réduits aux proportions de peccadilles de jeunesse, ces
désordres causèrent « beaucoup de chagrin » à Mme de La Vallière[37]. Chagrin actif et tout
chrétien. Le jeune garçon, doucement repris, fit une confession générale,
demanda pardon, promit de se corriger[38]. Ce ne sont point les allures
d'un grand coupable. Vermandois cependant fut traité comme tel. La duchesse
d'Orléans, bonne âme, intercéda en sa faveur. Le roi demeura inexorable. Le
pauvre enfant, emprisonné d'abord en Normandie, puis exilé à Versailles quand
la cour était à Fontainebleau, vivait sans voir personne, avec son
précepteur, l'abbé Fleury. Cette sorte d'internement ne prit fin que le jour
où le jeune amiral demanda à faire ses premières armes. En
1683, Louis XIV, à la suite de réclamations vainement présentées dans la
conférence de Courtrai, avait résolu, étant le plus fort, de se faire justice
par lui-même. Quarante mille hommes, sous les ordres du maréchal d'Humières,
furent chargés moins d'opérations de guerre que d'une sorte d'occupation
militaire des Pays-Bas espagnols[39]. Le comte de Vermandois,
autorisé à prendre part, sous la direction de M. de Montchevreuil, à cette
campagne d'instruction, allait voir appliquer les maximes que son grand-oncle
La Vallière lui avait laissées dans le Général d'armée, tout récemment
réimprimé. Le jeune garçon se trouva dans son élément. Aussitôt arrivé, il
battit l'estrade comme un simple partisan. Alerte, brave, bon enfant, tous
les officiers l'aimèrent. Très généreux et très délicat dans ses façons
d'obliger, quand il savait les gens trop fiers pour accepter ses dons, il
pariait contre eux et s'arrangeait pour perdre, ou bien il envoyait porter de
l'argent sur leur table, sans qu'on sût de quelle part cela venait[40]. Enfin, son succès fut si vif
que le roi en fit complimenter le gouverneur du prince et ; détail digne de
remarque, autorisa toutes les dépenses nécessaires pour seconder ces heureux
débuts[41]. Ce premier sourire paternel
devait être aussi le dernier. Les opérations militaires devenaient plus
sérieuses et plus fatigantes. Si décidé qu'il fût, M. l'amiral n'avait que
seize ans. La fièvre, que n'évitent pas les vieux soldats, saisit cette jeune
recrue. Pendant trois jours il cacha son mal de peur qu'on ne l'empêchât de
prendre part à l'assaut de Courtrai. A l'attaque d'un faubourg, l'armée
entière admira sa vaillance. C'était, hélas ! son suprême effort. Une même
lettre en effet annonça à Louis XIV, éclairé trop tard sur le mérite de son
fils, et son premier exploit et sa grave maladie. Il commanda de le ramener à
Lille, mais le prince n'était déjà plus transportable. Le délire le prit, et,
dans la nuit du 17 au 18 novembre, il mourut, pleuré de tous ceux qui la
veille l'avaient acclamé. Son corps fut inhumé en grande pompe dans l'abbaye
de Saint-Vaast d'Arras. Après
ce qui vient d'être dit, il est à peine nécessaire d'ajouter un nouveau
démenti à ceux qu'ont déjà reçus les auteurs d'une fable répandue au
dix-huitième siècle, et selon laquelle le comte de Vermandois, déclaré mort
quoique très vivant, aurait, pour une offense au dauphin, subi, sous le
célèbre masque de fer, une détention perpétuelle[42]. Personne ne douta de la mort
du prince[43]. Suivant quelques-uns,
Vermandois laissa des regrets infinis qui auraient pris les proportions d'une
douleur publique[44], Lauzun, sorti depuis deux ans
de sa prison et qui revenait de l'armée, parlait avec exaltation de la perte
que le roi et l'Etat avaient faite : cet enfant de seize ans surpassait les
plus grands hommes qui eussent jamais été. Ces éloges excessifs n'eurent
d'autre effet que de réveiller l'antique jalousie de la vieille Mademoiselle.
A l’entendre, le jeune prince était mort « d'avoir bu trop d'eau-de-vie ».
Elle n'était point fâchée « que M. du Maine n'eût point un frère devant lui
». Il lui en avait tant coûté de se dépouiller de son bien en faveur de cet
autre bâtard, bossu, malingre, qu'elle s'efforçait d'en avoir pour son
argent. Elle ne put se tenir et manifesta sa secrète pensée. « Après tout ce
qu'on avoit dit de Mme de La Vallière, il ne convenoit pas à Lauzun de louer
ainsi son fils[45]. » Par ce propos ridicule,
qu'on juge de ceux que tenait une Montespan. Dix ans de retraite aux
Carmélites n'avaient pu étouffer la voix de la calomnie. Cependant,
sœur Louise de la Miséricorde avait été avisée de la maladie soi-disant peu
dangereuse du comte de Vermandois. Presque aussitôt suivait une dépêche
annonçant sa mort. La prieure[46] songeait encore à la meilleure
forme à prendre pour annoncer ce malheur à la pauvre mère, quand elle la
rencontra sortant du chœur. Surprise, elle lui dit qu'elle avait reçu des
nouvelles, et n'osait rien ajouter. Son air toutefois était si triste, que
Louise, sans rien plus demander : « J'entends bien », répondit-elle, et
rentrant aussitôt, elle se prosterna aux pieds du Saint-Sacrement[47]. Sa prière finie, elle parut
avec une grande sérénité de visage. Elle ne parla pas de sa peine ; on ne la
vit pas pleurer. Une personne amie, touchée de cet effort sur un naturel si
tendre, lui dit que quelques larmes la soulageraient et que Dieu ne les
défendait pas aux cœurs résignés. « Il faut tout sacrifier, répondit la
pénitente ; c'est sur moi que je dois pleurer[48]. » Si Rachel, dans Bethléem, ne
voulut pas être consolée, au moins son affliction laissait-elle un libre
cours à sa douleur. Plus malheureuse, Louise repoussait toute consolation
mondaine ; elle craignait même de blesser par ses plaintes maternelles les
oreilles virginales des religieuses qui l'avaient recueillie. Déjà, lors de
la naissance de ce même fils, cette mère infortunée avait, de peur d'offenser
la reine, subi sans pousser un cri les plus vives douleurs. Chaque
jour, quelque incident rappelait à la recluse que si elle avait quitté le
monde, le monde ne lâchait pas sa proie. Ses dettes la poursuivaient jusqu'au
fond du cloître Quand le comte de Vermandois mourut, on trouva dans sa
succession la grosse créance de 150,000 livres, prêtées par « monsieur
l'amiral » à « madame la duchesse », avec intérêts de droit. Assurément, la
duchesse n'avait pas emprunté cette somme pour elle, et l'opération
concernait des biens dont elle était seulement la titulaire désintéressée.
Elle faillit toutefois se trouver, de ce chef, débitrice du Domaine,
administration aussi rapace en ce temps-là que de nos jours. A la
discussion du contrat de mariage de Mlle de Blois avec le prince de Conti,
Louis XIV avait établi entre sa fille et son fils des liens civils que les
seuls actes de légitimation ne pouvaient former. De nouvelles lettres
patentes conférèrent respectivement au frère et à la sœur des droits
successifs. Mention en fut faite dans le contrat de Marie-Anne. Malgré cela,
le Domaine s'empara des biens du comte de Vermandois[49], alléguant que ces lettres
avaient seulement habilité la princesse de Conti à hériter par testament, et
que son frère était mort intestat. Discuter les raisons alléguées par le fisc
serait oiseux. Elles parurent au moins spécieuses, puisque le roi dut préciser
son intention de déclarer Mme de Conti héritière de son frère, conformément
aux lettres de janvier 1680 et aux clauses de son contrat de mariage[50]. Cette roide attitude des
officiers fiscaux n'est pas indigne de remarque. En
recommandant à ses religieuses de ne point rester volontairement mêlées aux
affaires ordinaires de leurs proches, sainte Thérèse leur donnait cette
raison qu'elles ne seraient que trop souvent obligées par de graves
circonstances de sortir de leur recueillement pour les conseiller ou les
consoler. Ce qui se passa dans la famille de sœur Louise de la Miséricorde
justifia pleinement ces sages prévisions. La pauvre femme avait à peine
liquidé la succession de son fils qu'elle eut à régler celle de son gendre. On se
rappelle au milieu de quels transports de joie s'étaient célébrées les noces
d'Armand de Bourbon, prince de Conti, et de Marie-Anne, demoiselle de Blois.
C'était un mariage écrit dans le ciel ; c'était sur terre un mariage d'amour.
Les époux s'aimaient « comme dans les romans ». L'un d'entre eux, on ne
l'a pas oublié, avait dix-neuf ans au plus, l'autre quatorze ans à peine,
tous les deux très ignorants du monde et surtout très ignorants d'eux-mêmes. Le
réveil fut prompt et cruel. Trois mois après ces noces idéales, la petite
princesse déclarait que son mari n'était point de bonne forme, et tout le
monde de se demander « où une fille de treize à quatorze ans peut avoir
appris comme il faut que les hommes soient faits pour être bien faits[51] ». Le roi prit à part cette
personne si jeune et déjà si capable, et, trois heures durant, « lui lava la
tête ». Peine perdue. Louis s'était fait une amusette de l'inclination
romanesque de deux enfants. Il avait joué à la poupée avec sa fille, et, quoi
qu'il pût dire à cette heure en père et en maître, Marie-Anne resta «
méchante comme une petite harpie pour son mari ». Comment avait-elle pu
s'éprendre de ce Louis-Armand, gauche et pédant, quand elle avait devant les
yeux son frère, le prince de la Roche-sur-Yon, son premier danseur à son
premier bal ? C'est celui-là qui appréciait sa danse ! Il l'appréciait si
hautement et avec des façons si impertinentes pour son frère, que ce dernier,
susceptible comme un contrefait, devint enragé de jalousie. Notez que le
héros de ce caprice avait quinze ou seize ans au plus. A bien prendre les
choses, Louis eût dû renvoyer ces enfants, qui sous la férule du maître, qui
sous les ordres de la gouvernante ? Mais le roi était-il plus sage qu'eux ? Autre
malheur ! Conti ne se contenta point d'être jaloux. Ce bon jeune homme, jadis
si empressé à solliciter les conseils de sa sœur Louise, si docile, si
vertueux, devint tout d'un coup prodigue et libertin, négligeant sa belle-mère,
plantant là ses amis et sa femme, pour vivre avec des débauchés. Il ne
songeait plus qu'à courir le monde et à se battre. Bel exemple, pour les
grands et pour les petits, du sort réservé aux amours téméraires, aux
mariages de roman ! Par bonheur, ces jeunes gens, entraînés dans une rivalité
impie par une passion qui n'était pas de leur âge, retrouvèrent leur
affection fraternelle sur le champ de bataille. D'abord, ils avaient lutté de
vaillance au siège de Courtrai, aux côtés de leur beau-frère et cousin
Vermandois. Puis, la paix rétablie aux frontières de France, ils coururent,
malgré le roi, chercher la guerre aux rives du Danube. Cette
dernière escapade irrita tellement Louis XIV qu'il défendit à la princesse de
Conti d'envoyer un sou aux volontaires. Soit esprit de contradiction, soit
retour de tendresse, Marie-Anne, si dure à son mari présent, se montra toute
dévouée au prince éloigné. On s'écrivait des lettres tendres et aussi des
lettres satiriques où l'on racontait les histoires de la cour. Très
circonspects, et pour cause, les époux ne se servaient pas de la poste ; mais
ceux qui se défiaient de la poste, le roi se défiait d'eux[52]. Ce grand monarque n'avait
quant au secret des lettres aucune délicatesse. Il fit arrêter le page Mercy,
courrier du prince de Conti, saisir ses valises, fouiller sa personne[53]. Hélas ! les gazettes de
Hollande n'étaient pas plus caustiques que ces correspondances entre une
fille de France et un prince de la famille royale. Ces
critiques blessèrent d'autant plus le roi qu'elles portaient sur un point où
son amour-propre était engagé. Malgré le résultat malheureux de l'union
Conti-de Blois, Louis XIV avait, le 23 juillet 1685, marié à peu près dans
les mêmes conditions sa fille naturelle, Louise-Françoise, dite Mlle de
Nantes, âgée de douze ans, à Louis, duc de Bourbon, âgé de seize ans. On
sentait si bien qu'on offensait non seulement la raison, mais la nature, que
le soir on ne coucha ces enfants dans le même lit que pour la forme. Seule,
la Montespan, mère et femme sans cœur, regrettait qu'on ne laissât point
consommer ce mariage[54]. Heureusement cette infamie
n'est point de notre sujet. Pour revenir à la princesse de Conti, elle avait
paru à la cérémonie avec une taille si divine qu'on la mit « au-dessus de
l'humanité ». Du haut de cette apothéose, elle trouva plaisant d'envoyer à
son mari le récit ridicule de la noce, appelant les jeunes époux « les mariés
bamboches[55] ». Et cependant
Louise-Françoise était sa sœur ; et cette sœur était la filleule de sa mère,
la duchesse de La Vallière. Mais ce dernier détail, peu de personnes le
connaissaient. On eût
sans doute abandonné les petits bamboches à l'impertinence de la jeune
demi-déesse, si cette dernière n'avait lancé ses traits plus haut et visé une
déesse à la fois supérieure et inavouée. Après avoir épousé la plus vertueuse
et la plus noble princesse, après avoir eu pour maitresses d'abord la plus
tendre des femmes, puis la plus spirituelle, puis la plus jolie, Louis XIV,
jeune encore, à peine en sa quarante-quatrième année, avait comme un
vieillard épousé la gouvernante de ses bâtards. Si la religion et l'exacte
morale excusent cette union vulgaire, la préférant à quelque liaison
scandaleuse, il faut aussi reconnaître que le spectacle de la veuve Scarron,
assise entre le trône de Marie-Thérèse et le tabouret de la Montespan,
excitait le mépris des uns, la colère des autres, la verve railleuse de tous.
Cette femme énigmatique, désormais sûre de son ascendant, prenait le rôle de
parfaite belle-mère. Elle faisait tout pour que le roi trouvât du plaisir au
sein de sa famille et s'y amusât innocemment. Les bonnes dames de Saint-Cyr
nous en assurent. Projetait-on une promenade, un jeu, quelque amusement,
aussitôt « Madame » de dire au roi : « Envoyons chercher la princesse de
Conti[56]. » Et la princesse venait, et
Madame la trouvait charmante et s'écriait : « Voilà une princesse qui se
tourne tout à fait bien[57]. » Or, sait-on ce qu'écrivait à
son mari la princesse si bien tournée : « Le roi se promène souvent ; et je
me trouve entre Mme de Maintenon et Mme la princesse d'Harcourt ; jugez
combien je me divertis ! » Ce sont ces belles lettres qui avaient été
saisies et livrées à la dame qui se promenait et dînait avec le roi. La
marquise affecta en public un profond dédain, mais, en particulier, fit de
grands reproches à la princesse de Conti[58] : « Pleurez, madame, pleurez ;
car il n'y a pas de plus grand malheur que de n'avoir pas un bon cœur ![59] » Louis, qui autrefois s'était
permis tant de plaisanteries d'un goût douteux envers la reine, « ne
vouloit pas qu'on mît Mme de Maintenon en jeu en quelque occasion que ce pût
être[60] ». Il se fâcha ; mais il aimait
beaucoup sa fille dont il se sentait aimé. Aussi la Dame, magnanime et habile
à la fois, n'oublia rien pour adoucir le roi, qui n'était pas sérieusement en
colère. La princesse en fut quitte pour la honte d'avoir à solliciter
l'intercession d'une femme qu'elle détestait[61]. Le
prince de Conti ne s'en tira point à si bon compte. On avait trouvé plusieurs
lettres de ses amis, pleines d'un « vice abominable » et de « très grandes
impiétés ». Mme de Maintenon s'y trouvait aussi fort maltraitée. Toujours
charitable, elle se contenta de relever les offenses envers le roi[62]. A la vérité, le prince n'était
que le destinataire de ces lettres ; mais, parce qu'on croyait bon de lui
écrire, on jugeait de ce qu'il aimait à entendre. Quoi qu'il en fût, cette
fois encore, la foudre de Jupiter alla tomber à côté. Les jeunes Conti,
couverts de blessures et de gloire, s'étaient arrêtés de l'autre côté du
Rhin, en face de Strasbourg, frontière de France, attendant pour rentrer
l'agrément du roi[63] (1er septembre 1685). Louis, au fond, très fier de
leurs succès, leur pardonna. Après avoir imposé aux deux frères une sorte de
séjour en purgatoire, loin de sa vue[64], il était prêt, sur les
protestations de contrition parfaite de son gendre, à lui rendre la pleine
contemplation de sa royale majesté, quand le jeune prince fut appelé tout à
coup devant le roi des rois. Une
épidémie de petite vérole régnait. Cette maladie toujours dangereuse, alors
particulièrement redoutable, attaqua la fille de La Vallière, la princesse de
Conti, à la veille d'un triomphe, quand elle répétait avec le plus grand
succès les pas d'un ballet nouveau, le Temple de la Paix (12 octobre
1685). Le roi
courut aussitôt près de sa fille : il y trouva son gendre qui voulut
s'enfermer avec sa femme, malgré le danger[65]. Marie-Anne en guérit. Le
prince en mourut. Ce mal contagieux l'emporta en cinq ou six jours. Ces Conti
étaient vraiment fils de bonne mère. A peine le prince de la Roche-sur-Yon
avait-il appris la maladie de son ainé, qu'il s'était empressé d'accourir
auprès de lui. La princesse elle-même, épargnée par le fléau, avait voulu de
nouveau risquer sa vie, plus que sa vie, sa beauté. Il fallut l'expresse
volonté de son mari pour l'empêcher de rester jour et nuit à son chevet.
Jamais- dévouement conjugal ne se montra ni plus complet ni plus spontané.
Les témoins ne doutèrent pas qu'il avait sa source dans la générosité de
cœurs nobles et aimants. Mais telle est la persistance d'une mauvaise
réputation, que le grand moraliste écrivit dans ses Caractères : « Nous
faisons par vanité ou par bienséance les mêmes choses, et avec les mêmes
dehors, que nous ferions par inclination ou par devoir. Tel vient de mourir à
Paris de la fièvre qu'il a gagnée à veiller sa femme, qu'il n'aimoit pas[66] ». Tel, c'est le prince de
Conti. Ainsi se forment et se propagent les jugements humains. Comme
on le voit, les préoccupations de famille ne manquèrent pas à sœur Louise de
la Miséricorde. Elle avait toujours aimé le jeune prince de Conti pour son
bon naturel, et en mémoire de ses parents. On la vit toutefois ferme et
résignée comme à la mort de son fils[67]. Il faut rendre cette justice
aux contemporains, qu'aucun d'eux ne se méprit sur la vraie cause de cette
apparente impassibilité. Louise ne se réfugiait pas dans une sorte d'égoïsme
contemplatif. Loin de là, elle ajoutait à sa peine la privation volontaire de
consolations qu'il eût été facile de recueillir. De même, si ses mères, si
ses sœurs en religion ne s'offraient pas à prendre une part de ses peines, ce
n'est pas qu'elles y fussent indifférentes. Pour ces servantes du Christ,
aller au secours de la compagne qui ne pliait pas sous le poids de sa croix,
c'eût été, non la secourir, mais lui dérober une grâce. L'année suivante, nouvelle douleur. Mme de Saint-Remi mourut vers le commencement du mois d'avril[68]. Cette fois, silence complet sur ce qu'éprouva Louise. Louable silence ! En vérité, il y aurait eu quelque chose d'impie à observer cette pauvre femme, expiant sa faute et pleurant la triste mère qui ne l'avait pas protégée. |
[1]
Lettre XXII, du 24 juin 1675.
[2]
Lettre circulaire, l. c., p. 172, 174. Voyez dans le chap. VII de
l'ouvrage de sainte Thérèse (d’Avila) intitulé Histoire des
fondations, ce qu'elle dit des mélancoliques : « Le plus souverain remède
est de les occuper en des offices, afin qu'elles n'ayent point le temps de
travailler leur imagination. » Œuvres de sainte Thérèse, t. II, p. 608.
Paris, 1667.
[3]
Mss. des Dames Carmélites, Fondations, p. 243. Le mot est de la mère
Anne de Jésus.
[4]
Lettre XXIII.
[5]
Lettre XXV.
[6]
Lettre XXVII, vers le 5 avril 1676.
[7]
Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 29
avril 1876, t. IV, p. 423, édition Hachette.
[8]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 378.
[9]
Lettres, p. 53.
[10]
Lettre circulaire, t. I, p. 302, Mss. des Dames Carmélites du couvent de la rue
d'Enfer..
[11]
La Vie de M. de Rancé, par D.-P. LE NAIN, p. 610, 657.
[12]
Histoire de madame de La Vallière, en tête de l'édition des Lettres,
p. 6.
[13]
La lettre circulaire dit : « Quelques années après sa profession (de Louise),
M. son frère. » C'est une erreur évidente, qui a été répétée par Le Queux, et
qui prouve combien on doit examiner de près les documents les plus sincères.
[14]
Lettre circulaire, l. c., p. 175.
[15]
Lettre d'octobre 1676.
[16]
Lettre d'octobre 1676.
[17]
Lettre du 4 mars 1677.
[18]
« J'ai repris l'affaire des communes pour votre plus grand avantage ; elle vous
eût consumé en frais, et je veux que vous touchiez sur ce qui en proviendra
plus qu'elle ne vaudroit, en demeurant entre vos mains. » Le roi au marquis de
La Vallière, 1er avril 1664 ; Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 371.
[19]
Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 16
octobre 1876, t. V, p. 30, édition Hachette.
[20]
Acte conservé dans l'étude de Me Pérard, notaire à Paris.
[21]
Comptes de Mme Colbert, Archives nationales, portef. sans cote, Inventaire
sommaire, p. 644.
[22]
Le Chemin de la perfection, chap. IX. Œuvres de sainte Thérèse de
Jésus, t. I, p. 272. Paris. 1667.
[23]
« Ma fille de Blois m'a demandé la permission de quitter la bavette. J'y
consens si madame Colbert le juge à propos. » Au camp devant Cambray, 8 avril
1677. Lettres, mémoires, instructions de Colbert, t. VI, p. 338.
[24]
Comptes rendus par madame Colbert, Archives nationales.
[25]
ROUSSET, Histoire
de Louvois, t. II, p. 69.
[26]
Contrat de mariage ; Archives nationales, K. 557-608 ; Inventaire
sommaire, p. 639.
[27]
Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres.
J'ai supposé à tort que cette tante devait être Marie de La Vallière, marraine
de Louise et veuve en deuxièmes noces d'Erard du Chastelet. Il s'agit plutôt
d'une sœur de sa mère.
[28]
Réflexions, Préface, p. 6, 7 de la première édition.
[29]
Ce sermon pour le jeudi de la cinquième semaine (t. I, p. 508) renferme une
allusion au sermon pour le dimanche de la troisième semaine, prononcé devant le
roi, sermon célèbre et qui avait pour sujet l'Impureté. Œuvres,
t. I, p. 352, éd. 1872.
[30]
Cet exorde se retrouve dans le sermon pour la fêle de la sainte Madeleine. BOURDALOUE, Œuvres,
t. III, p. 444.
[31]
Depuis la publication de ce livre, il a paru un excellent ouvrage intitulé : Bourdaloue,
son œuvre, sa prédication, par le P. M. LAURAS, Paris, Palmé, 1880. V. aussi les
travaux du P. Chérot et le recueil consacré au modèle des prédicateurs, la Revue
Bourdaloue, par GRISELLE.
[32]
Die Hochadelichen dame Louise-Françoise de La Vallière.
[33]
Journal des Savants, 15 juillet 1680. « Si la conduite de cette dame
avait fait moins de bruit dans le monde par sa retraite, peut-être nous
auroit-il été permis de la faire connoistre. » La plume du savant n'a-t-elle
pas un peu fourché ? Ne fallait-il pas lire non par, mais avant sa retraite ?
[34]
Outre les portraits faits dans son enfance et qui sont à Versailles, on possède
la gravure d'un portrait peint par Mignard et qui donne la physionomie du comte
de Vermandois, vers le temps qui nous occupe. Ce portrait a été gravé par
Sornique.
[35]
Correspondance de la duchesse d'Orléans, t. I, p. 302.
[36]
Correspondance générale de madame de Maintenon, t. II, p. 323. Le jardin
de Diane dont il est ici parlé est probablement celui qui dépend du palais de
Fontainebleau, « jardin de la Reine et quelquefois de Diane. » V. GUILBERT, Description
historique du palais de Fontainebleau. T. I, p. 211. Paris, 1731. La
princesse Palatine donne indirectement la date de l'aventure, qui se produisit
avant la naissance d-u duc de Bourgogne.
[37]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 304.
[38]
Correspondance de la duchesse d'Orléans, t. II, p. 17.
[39]
Œuvres de Louis XIV, Mémoires militaires, t. IV, p. 267. — ROUSSET, Histoire de
Louvois, t. III, p. 236.
[40]
Lettre de Mme d'Ons-en-Bray, Correspondance de Bussy-Rabutin, t. V, p.
331. La lettre est du 22 décembre 1683.
[41]
Correspondance générale de madame de Maintenon, t. II, p. 323, 330.
Dangeau cite un sieur de la Luzerne, gouverneur de M. de Vermandois.
[42]
Nous avons trouvé dans les comptes de Mme Colbert, conservés aux Archives
nationales, la mention des voyages accomplis pour visiter le prisonnier en
Normandie. Mais il est évident qu'il s'agit seulement d'une punition
temporaire, conséquence de quelque faute, de l'offense au dauphin si l'on veut.
Le P. Griffet avait déjà connu ou soupçonné le fait. (Traité
des différentes preuves qui servent à établir la vérité dans l'histoire.)
Voltaire, soit de lui-même, soit en se faisant l'écho de ses contemporains s'en
est emparé et a le premier (Mémoires pour servir à l'histoire de Perse)
placé le visage du fils de La Vallière sous le masque du prisonnier vulgaire,
valet de Foucquet et de Lauzun, gardé par Saint-Mars. Depuis, on a substitué à
Vermandois vingt personnages différents, et le masque n'est pas encore usé. Il
est vrai qu'il est de fer comme la crédulité et l'amour du merveilleux. V. Nicolas
Foucquet, t. II, p. 527. J'ai aussi touché cette question dans une lecture
que j'ai faite à la Société des antiquaires de Normandie, en 1893. V. Bulletin
de 1893.
[43]
La mort est attestée par une lettre du maréchal d'Humières (v. TOPIN, l'Homme au
masque de fer, p. 84). et par une lettre de Mme d'Ons-en-Bray, Correspondance
de Roger de Rabutin, t. V, p. 391.
[44]
Lettre de Mme d'Ons-en-Bray, l. c.
[45]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 504.
[46]
L'Histoire de mademoiselle de La Vallière, en tête des Lettres,
p. 68, dit que la mère de Bellefonds était alors supérieure. Or, en 1683, la
supérieure était la mère Claire du Saint-Sacrement. — COUSIN, la Jeunesse de madame de
Longueville, Appendice, liste des prieures, etc., p. 348.
[47]
Histoire de madame de La Vallière, p. 68.
[48]
Lettre circulaire, P. CLÉMENT,
Réflexions, t. II, p. 176. — Nous nous en tenons à ce texte authentique.
Le Journal historique, Verdun, juillet 1710, p. 68, donne cette variante : «
Lorsque j'aurai assez pleuré sa naissance, je songerai à pleurer sa mort. » La
Vie pénitente (1712) l'a déjà enjolivé. VOLTAIRE, dans le Siècle de Louis XIV,
lui a donné la forme d'une antithèse : « Ce n'est point la mort de ce fils,
c'est sa naissance que je dois pleurer. » Trop d'art. L'auteur du Siècle de
Louis XIV avait lu les Mémoires de Mme de Caylus, où Louise répond à Bossuet :
« C'est trop pleurer la mort d'un fils dont je n'ai pas encore pleuré la
naissance. » LE
QUEUX, préface
des Lettres, p. 70, amalgame toutes ces variantes. Nous ne parlons pas
des écrivains modernes.
[49]
Recueil général des pièces touchant l'affaire des princes légitimes et
légitimés, t. III, p. 333. — COLBERT, Lettres, instructions, mémoires, t. VI, p. 352.
[50]
Recueil général, t. III, p. 336. Les lettres furent enregistrées le 18
mars 1684.
[51]
BUSSY-RABUTIN, Correspondance,
t. V, p. 94 ; lettre du 20 mars 1680.
[52]
Mme de Coligny à Bussy, 27 septembre 1685 Correspondance de Bussy, t. V,
p. 451.
[53]
« Les lettres marchoient, et le roi qui a toujours été fort curieux de les
ouvrir. » DANGEAU,
Mémoires, i. V, p. 167, mars 1695.
[54]
SOURCHES, Mémoires,
t. I, p. 252. LA
VALLÉE (Correspondance
générale de madame de Maintenon, t. II, p. 409) suppose à tort que MM. de
la Roche-sur-Yon, etc., étaient en Hongrie avec le prince de Conti. Ed. DE BARTHÉLEMY (la
Princesse de Conti, p. 328) appelle le page Merez.
[55]
SOURCHES, Mémoires,
t. I, p. 240.
[56]
Mme DE MAINTENON, Correspondance
générale, t. II, p. 410.
[57]
Mme DE MAINTENON, Correspondance
générale, t. II, lettre du 9 juin 1685.
[58]
Mémoires de madame de Caylus, cités par LAVALLÉE, ibid., t. II, p. 410.
[59]
Mme DE MAINTENON, Correspondance
générale, t. II, p. 440.
[60]
Note, Mme DE MAINTENON, Correspondance
générale, t. II, p. 440.
[61]
Mémoires de madame de Caylus, l. c.
[62]
Mme DE MAINTENON, Correspondance
générale, t. II, p. 408.
[63]
SOURCHES, Mémoires,
t. I, p. 291.
[64]
« Le roi avoit ôté à M. le prince de Conty les entrées de sa chambre... grande
mortification pour lui d'attendre à une porte. » SOURCHES, Mémoires,
t. I, p. 304.
[65]
SOURCHES, Mémoires,
t. I, p. 313.
[66]
LA BRUYÈRE, Caractères,
chap. XI, § 64 ; t. II, p. 30, éd. Servois.
[67]
Histoire de madame de La Vallière, p. 70. Préface de l'édition des Lettres.
[68]
DANGEAU, Mémoires,
t. I, p. 318. V. le 4 avril. V. Mémoires de Sourches, t. I, p. 375. La
princesse de Conti donna à la duchesse de Choiseul, sa cousine germaine, comme
fille du marquis de La Vallière, les deux mille écus de pension qu'elle servait
à sa grand'mère.