Du
premier jour de son entrée aux Carmélites, Louise se soumit à la règle pour
les heures de veille, pour le vêtement, pour la chaussure, chaussure plate,
très dure à ses pieds délicats. Les sœurs avaient pensé qu'il faudrait
l'habituer peu à peu à leur nourriture relativement grossière, au moins
frugale. Aussi maîtresse de son corps que de son esprit, la pénitente voulut
vivre de la vie commune[1]. Un unique sentiment dominait
cette jeune femme si frêle et si forte : elle se sentait en sûreté ! « Il y a
deux jours que je suis ici, écrivait-elle à Bellefonds ; mais si satisfaite
et si tranquille que je suis en admiration des bontés de Dieu. Pour moi, mes
liens sont rompus par sa grâce ; et je vais travailler à lui rendre toute ma
vie agréable, si je puis, pour lui marquer ma reconnoissance. Je n'entreray
dans aucun détail aujourd'hui ; il vous suffira de me savoir en sûreté. » Sûreté
précaire. Un mot de Bossuet nous apprend que malgré le consentement donné et
les adieux solennels, et la retraite effective, il subsistait encore quelque
arrière-pensée dans la volonté du maître et de la Montespan. L'entrée de La
Vallière aux Carmélites « leur a, dit-il, causé des tempêtes. Il faut qu'il
en coûte pour sauver les âmes[2]. » Dans le monde, on affectait
de nouveau de ne pas croire à la retraite définitive de la duchesse. Elle
avait bien fait couper ses cheveux, mais en gardant deux belles boucles sur
le front ; elle coquetait, et disait merveilles. « Elle assure qu'elle est
ravie d'être dans une solitude, écrivait Mme de Sévigné, qui eut trop
d'esprit ce jour-là. Elle se croit dans un désert pendue à cette grille[3]. » Pour
seule réponse à ces commérages, Louise demanda aux Carmélites d'abréger en sa
faveur le délai imposé aux postulantes, d'ordinaire de trois à six mois. En
réalité, elle postulait depuis trois ans. Un long séjour, au surplus, n'est
pas nécessaire pour connaître à fond la vie du Carmel. Toutes les cellules se
ressemblent. Celles du couvent de la rue d'Enfer avaient été construites sur
des plans envoyés d'Espagne. Quatre murs tout nus, une porte, une fenêtre.
Pour meubles, un bois de lit en façon de cercueil, renfermant une paillasse
de longue paille, piquée et dure ; des draps de serge. A côté, une chaise de
paille. Pour ornement, un crucifix, une ou deux images. La règle interdit
toute propriété. Au réfectoire, même simplicité ; une cuiller de bois, une
écuelle de terre, un petit pot de faïence. Cuisine à l'avenant, toujours
maigre : lait, fromage, légumes ; par extraordinaire du poisson. On se lève
tôt, à cinq heures du matin ; on se couche tard, à onze heures ; et pendant
cette longue journée prieure, professes, novices, postulantes, tout le monde
travaille. Ces dernières, peu épargnées, sont vite en état de savoir si cette
vie leur convient. Il ne leur reste qu'à faire connaissance avec l'habit :
chemise de serge, bas de grosse toile, alpargates, sorte de chaussons de
cordes sans talons, robe de serge ; pour coiffure, un bandeau et un voile. Comme
on avait autorisé la duchesse à porter l'habit dès le lendemain de son
entrée, au bout de quelques semaines elle connaissait tout. Elle retrouvait
les chaises de paille de son galetas de Reugny et surtout l'innocence de ses
sept ans. Moins
de trois mois après son admission, on lui permit de prendre jour pour la
vêture. Elle choisit le huitième dimanche après la Pentecôte, où l'Église
fait lire l'évangile du Pasteur rapportant sur ses épaules la brebis
retrouvée. Selon l'usage, un sermon devait être prêché. Louise avait
successivement prié Bossuet et Bourdaloue de le prononcer. L'un et l'autre
étant empêchés, M. de Fromentières, évêque désigné d'Aire, consentit à les
suppléer. C'était un homme d'un jugement sûr, d'un sens très délicat, un peu
froid, et laissant voir, chose rare à cette époque, un fonds de mélancolie[4]. Il fut évidemment séduit par
le sujet, par cette conversion si rare d'une pécheresse pleine de vie, de
beauté, de fortune, par cette immolation volontaire en expiation d'une faute
unique, et que le monde non seulement pardonnait, mais excusait. Touchante
communauté d'impression, ce fut aussi à l'évangile du Bon Pasteur qu'il
demanda le texte de son discours. Un
grand concours de monde, tout ce qui n'avait pas suivi la cour en
Franche-Comté, occupait la petite église des Carmélites. On y voyait la jeune
Mademoiselle, Mme de Longueville, Mme de Guise. A côté de ces pieuses
personnes, des femmes plus mondaines, Mmes de Bouillon et de Meckelbourg[5]. Pour la
cérémonie de la prise d'habit, on rend à la postulante toute sa liberté.
Louise de La Vallière revêtit ses vêtements de grande dame, sortit de la
clôture, prit place dans le chœur, au milieu des siens. L'abbé Pirot
officiait. Au moment venu, elle se rendit un cierge à la main, à la porte «
régulière » où les carmélites la reçoivent et la mènent d'abord au chœur,
puis on la place près de la grande grille où elle se met à genoux.
L'officiant lui fit alors les « interrogations » suivantes : — Que
demandez-vous ? — La
miséricorde de Dieu, la pauvreté de l'Ordre et la compagnie des Sœurs. —
Venez-vous de votre bon gré et franche volonté, pour recevoir l'habit de
cette religion ? — N'avez-vous point fait promesse de mariage qui vous oblige
? N'avez-vous point de dettes surmontant vos facultés ? — Avez-vous votre
volonté de persévérer jusqu'à la fin de votre vie en cette Religion ? Une
seule de ces questions pouvait embarrasser la novice, celle qui avait trait à
ses dettes. Sans s'y arrêter, l'abbé Pirot poursuivit : — Voulez-vous donc
entrer dans cette religion pour le seul amour et crainte de notre Seigneur ?
et Louise répondit : Oui, avec la grâce de Dieu et les prières des Sœurs. Fromentières
prit alors la parole[6]. Jamais sermon ne fut mieux
approprié aux circonstances. Aujourd'hui même, à plus de deux siècles de
date, on sent, à sa seule lecture, qu'il s'établit alors entre l'orateur et
l'assistance ce courant sympathique, sans lequel discours ou sermons ne sont
qu'un bruit monotone dans des oreilles somnolentes. L'évêque n'eut point peur
de son héroïne, si ce mot païen pouvait être de mise. C'est bien elle qu'il
célébra, comme un missionnaire heureux d'une conversion ; c'est elle qu'il
exhorta avec toute l'autorité d'un évêque. Il voulut et il sut lui dire que
la vie religieuse n'était pas un asile pour les âmes faibles, un abri contre
les épreuves de la vie. « Ne croyez pas que cette douceur que vous goûtez ne
puisse être altérée. Les peines, je dois vous y préparer, pourront succéder
aux douceurs. » Puis, se retournant vers l'assistance, vers les présents et
surtout vers les absents : « La grâce élève aujourd'hui cette âme comme un
exemple éclatant à tout son siècle ; mais s'il n'en profite, cet exemple
pourroit bien lui être un jour une condamnation éternelle. Si un aussi grand
coup de miséricorde nous est inutile, il n'y a plus rien à espérer pour notre
salut[7]. » Le
sermon achevé, Louise de La Vallière reçut l'habit béni par l'archevêque de
Paris, puis, se retirant avec les religieuses, elle dépouilla pour jamais ses
vêtements de duchesse, prit le cilice, l'habit de laine grossière, chaussa
ses pieds nus des alpargates de corde[8], et revint dans la chapelle où
elle reçut la ceinture, le scapulaire et le manteau. Puis la Prieure la
reconduisit au milieu du chœur et la fit prosterner les bras en croix, sur un
tapis de grosse serge où elle demeura étendue jusqu'à la fin de la cérémonie.
Puis, après avoir à genoux baisé l'autel, elle embrassa « dévotement et révèremment
» toutes ses sœurs, les suppliant de prier Dieu pour elle. Puis toutes
sortirent en chantant le psaume Deus misereatur nostri, se prosterner devant l'autel.
Elle se releva sœur Louise de la Miséricorde. Veut-on
maintenant savoir quel fut l'effet des fortes vérités prêchées par M. de
Fromentières là où il souhaitait de les faire entendre ? Quelques
jours après son sermon, la reine Marie-Thérèse et la Grande Mademoiselle,
restées un peu en arrière, rejoignirent le roi à Auxerre. On parla de tout
et, par circonstance, de la duchesse de La Vallière, qui avait pris l'habit
avec beaucoup d'édification. Puis, Louis, échappant habilement à la reine qui
l'invitait à dîner, se rendit chez sa maîtresse. La reine, fort inquiète,
disait : « Quoi 1 s'en retournera-t-il sans me voir ? » Il vint cependant,
sur les sept heures du soir, resta un moment et s'esquiva[9]. C'est ainsi que la pénitence
de Louise de La Vallière édifiait le roi et Mme de Montespan. Quoi
qu'en eussent dit et écrit les beaux esprits de la cour, Louise, dès son
entrée aux Carmélites, avait pratiqué le conseil de saint Bernard : Si vous
commencez à vous donner à Dieu, donnez-vous parfaitement[10]. Elle « s'abandonna sans
réserve[11] », et Dieu en retour lui rendit
faciles les plus austères pratiques de la vie religieuse. Les voies
s'aplanissaient devant elle. Cette femme de bonne race retrouva tout à coup
sa simplicité native et le courage résistant des La Vallière. Elle accepta, elle
rechercha les plus humbles travaux. On la vit balayer, lessiver la sacristie,
étendre le linge dans les greniers au plus fort de l'hiver, convaincue «
qu'il n'y avoit rien de trop bas pour elle[12] ». Un jour, au moment même où
la reine Marie-Thérèse honorait de sa présence le monastère de la rue
Saint-Jacques, il arriva, c'est la tradition des Carmélites qui le raconte,
que sœur Louise de la Miséricorde était employée aux humbles soins du
blanchissage et la Reine la vit passer devant elle, sans affectation, une hotte
sur le dos[13]. Ces durs labeurs ne lui
arrachaient qu'une réflexion : « A peine peut-on prier Dieu ![14] » Elle ne l'en priait que
mieux. Si grand était son désir de s'humilier qu'elle demanda à faire
profession comme simple converse. Mais la Mère Agnès de Jésus-Maria, avec son
grand sens, interdit cet excès d'humilité. Pendant
l'année de son noviciat, Louise écrivit plusieurs fois à Bellefonds, de
nouveau tombé en disgrâce. Elle le considérait toujours comme le guide qui
l'avait « remise : entre les mains du Seigneur ». « La Cour s'est rapprochée,
» lui disait-elle vers le mois de juillet 1674, « et je loue Dieu d'en être
sortie pour jamais ; j'entends parler de mille plaisirs, et je ne puis
compter que ceux qui se goûtent dans la maison du Seigneur et au pied de ses
autels. Quand je ne souffre point, je suis tranquille, et quand je souffre,
je suis ravie. Vous sçavez que j'étois bien différente de cela autrefois.
Personne n'en peut mieux juger que vous, puisque je ne vous cachois rien
depuis quelques années[15] ». Il lui venait parfois des
visites extraordinaires. Alors, avant de se rendre au parloir : « Je vais devant
le Seigneur, dit-elle à son ami, le prier de me garder, et après je retourne
le remercier de m'avoir retiré d'avec ceux qui l'offensent pour me mettre
avec ceux qui ne pensent qu'à le servir. » Ce n'est pas qu'elle se fît un
cœur- sec, ne demandant au cloître qu'un abri contre les émotions et les
devoirs de la vie. « Je souhaiterois de tout mon cœur que ces personnes
voulussent profiter en entrant dans cette sainte maison, mais l'heure n'est
pas venue. Je prie Dieu à tous momens de leur faire grâce aussi bien qu'à moi
; et il n'y a pas de pénitence que je n'entreprisse de bon cœur, si l'on
vouloit me le permettre, à cette intention[16]. » Si
certaines visites troublaient la religieuse, d'autres la fortifiaient.
L'ancien aumônier de Gaston, l'abbé mondain que Louise avait vu à Blois, M.
de Rancé, était entré dans le sentier étroit de la pénitence au même moment
où s'ouvrait devant l'inconsciente La Vallière la voie si large des plaisirs.
Séparés depuis seize ans, l'ecclésiastique touché de Dieu et la jeune fille
livrée au monde se retrouvèrent dans le parloir des Carmélites, où Rancé,
lorsqu'il abandonnait un instant la Trappe, aimait à passer quelques heures.
Louise reçut ses instructions telles qu'il les don nait à ses novices. Elle
en exprima sa reconnaissance et sa joie à Bellefonds. Cette lettre renferme
des passages exquis. Suivant
la-règle, le noviciat durait un an. Louise avait pris l'habit le 2 juin 1674.
Le 3 juin 1675, elle prononça ses vœux au chapitre. Si l'on ne perdit pas un
jour, la seule impatience de Louise en fut la cause. Des difficultés et de la
malveillance subies par les Carmélites pour avoir reçu la maîtresse du roi,
rien ne subsistait plus. Les temps étaient changés. On va voir, peut-être ne
l'a-t-on pas clairement vu jusqu'ici, au milieu de quels sentiments d'espoir
et de rénovation spirituelle s'accomplit cette mémorable profession. En juin
et en juillet 1674, c'est-à-dire presque en même temps, Louise par sa
volonté, le marquis de Montespan par autorité de justice, avaient laissé le
roi et la fière Athénaïs dans une complète indépendance. La première
impression des deux amants fut, comme toujours, très-agréable, et, comme
toujours, l'inévitable influence de la liberté sur la passion ne tarda guère
à se faire sentir. L'ex-amie
de La Vallière, qui savait par expérience comment on supplantait une
favorite, n'ayant plus sa victime sous les yeux, s'aperçut des grandes
privautés prises par son amie à elle, Mme Scarron. Trop fière pour traiter
une suivante en rivale, trop clairvoyante pour n'être pas alarmée, elle
commença la guerre toute féminine des caprices et d'une incessante variation
d'humeur. Tant que cette persécution n'avait atteint que la duchesse, Mme
Scarron l'avait trouvée naturelle. Elle lui parut intolérable quand elle en
fut la victime. De là, de sourdes protestations, que l'idée du but à
atteindre, de la récompense promise suffisait à peine à étouffer. Enfin, le
maître commun se décida à donner à la gouvernante de ses enfants l'argent
nécessaire à l'achat d'une terre, avec la terre un nom seigneurial. La veuve
du poète se laissa appeler Mme de Maintenon. Elle se sentait capable, c'est
elle qui le déclara, « de plus grandes complaisances pour le roi ». Louis
XIV, il ne faut pas l'oublier, demandait à ses maîtresses une distraction,
non l'occupation de sa vie. Les soucis sérieux ne lui manquaient pas. De plus
en plus engagé dans une grande guerre, attaqué par une coalition, abandonné
de ses alliés, obligé pour la première fois à battre en retraite, il se
sentait profondément humilié. C'est alors que se produisit un événement très
connu en fait, très peu éclairci dans ses causes, qui excita l'admiration des
uns, le scepticisme des autres, la stupéfaction de tous. Pendant la semaine
sainte de 1675, du 8 au 14 avril, une rupture éclatante, publique, eut lieu
entre le roi et Mme de Montespan, qui. se retira à Paris, puis à Maintenon.
Pendant un mois, du 14 avril au 11 mai, Louis ne reçut guère que Bossuet,
qui, le soir, caché sous un manteau gris, se rendait près de la favorite tour
à tour dépitée, exaspérée, résignée. Enfin cette opinion domina que, s'aimant
plus que jamais, le roi et sa maîtresse se séparaient par raison, par devoir,
par soumission aux lois divines et humaines. On ne
peut douter que Louise de La Vallière, visitée aussi par Bossuet, n'ait
appris cette merveilleuse conversion. Une - (le ses lettres renferme une
invocation suprême en faveur d'un pécheur bien-aimé. « Pour vous obéir, j'ai
parlé à N*** en termes assez forts, que je serois heureuse si, par toutes les
souffrances du corps et de l'esprit, je pouvois obtenir la conversion de
quelque âme. Je le demande à Dieu avec -ardeur et je vous avoue que je n'y
pense jamais qu'avec transport. Je comprends à l'heure qu'il est cet endroit
du grand apôtre que je trouvois si incompréhensible, quand il demande d'être
anathème pour ses frères. Oui, mon Dieu, je vous le demande de tout mon cœur.
Prions avec compassion pour ceux que nous avons tant aimés[17]. » Qui
pouvait être si cher à Louise qu'elle s'offrît pour son salut à être anathème
? Qui, si ce n'est le roi, elle et Bellefonds, ont-ils pu aimer en même temps
? Cette excellente femme désirait voir descendre au-delà du monastère la
miséricordieuse rosée qui la ravivait. Tout d'ailleurs faisait croire à la
sincérité, à la durée de ce retour du royal pécheur à une vie régulière. Le
jour de la Pentecôte, le roi, au camp de Latines[18], Mme de Montespan, à Versailles,
communièrent publiquement. Le
mardi suivant, la foule envahissait de nouveau la petite église des
Carmélites. On y remarquait Monsieur, frère du roi, Madame, Mademoiselle,
fille d'Henriette d'Orléans, la Grande Mademoiselle, Mme de Guise, la
duchesse de Longueville, Mme de Scudéry, toute la cour. La reine avait pris
place à la tribune des religieuses ; à ses côtés, sœur Louise de la
Miséricorde, qui dès la veille avait prononcé ses vœux au chapitre. Dans la
cérémonie de ce jour, on allait lui donner le voile noir des professes. L'office
commença. La messe était dite par le supérieur des carmélites, l'abbé Pirot.
Puis, Bossuet monta en chaire. Ses premières paroles devaient suffire à
exciter l'attention de tous les auditeurs : « Et
dixit qui sedebat in throno : Ecce nova facio omnia. (Apoc., XXI,
5.) Et celui qui
étoit assis sur le trône a dit : Je renouvelle toutes choses. » Ce
texte, l'orateur l'avait choisi en ne songeant qu'à la seule La Vallière. «
Dieu, disait-il à la Mère Agnès, a jeté dans ce cœur le fondement de grandes
choses ; vraiment, tout est nouveau, et je suis persuadé plus que jamais de
l'application de mon texte[19]. » La conversion inattendue du
roi et de Mme de Montespan avait subitement étendu l'application de ces
paroles de l'Ecriture sainte. Aussi, heureux de parler, adressa-t-il à la
reine, heureuse de l'entendre, le magnifique exorde où il salue cette
merveilleuse et générale rénovation. «
Madame, ce sera sans doute un grand spectacle, quand Celui qui est assis sur
le trône d'où relève tout l'univers, et à qui il ne coûte pas plus à faire
qu'à dire, parce qu'il fait tout ce qui lui plaît par sa seule parole,
prononcera du haut de son trône, à la fin des siècles, qu'il va renouveler
toutes choses, et qu'en même temps on verra toute la nature changée faire
paroître un monde nouveau pour les élus. Mais quand, pour nous préparer à ces
nouveautés surprenantes du siècle futur, il agit secrètement dans les cœurs
par son Saint-Esprit, qu'il les change, qu'il les renouvelle, et que, les
remuant jusqu'au fond, il leur inspire des désirs jusqu'alors inconnus, ce
changement n'est ni moins nouveau, ni moins admirable. Et certainement,
chrétiens, il n'y a rien de plus merveilleux que ces changements. Qu'avons-nous
vu, et que voyons-nous ? Quel état et quel état ! Je n'ai pas besoin de
parler, les choses parlent assez d'elles-mêmes[20]. » Et il
ajoutait : « Admirez donc avec nous ces grands changements de la main de
Dieu. Il n'y a plus rien ici de l'ancienne forme ; tout est changé au dehors
; ce qui se fait au dedans est encore plus nouveau : et moi, pour célébrer
ces nouveautés saintes, je romps un silence de tant d'années, je fais
entendre une voix que les chaires ne connoissent plus[21]. » Puis, laissant bien
comprendre que son discours s'adressait aussi à des auditeurs absents : « Ma
sœur, parmi les choses que j'ai à vous dire, vous saurez bien démêler ce qui
vous est propre. Faites-en de même, chrétiens. » Alors
il montra les égarements d'une âme oublieuse de son créateur, uniquement
occupée d'elle-même. Il la montra séduite par la beauté, « éprise d'une fleur
que le soleil dessèche, d'une vapeur que le vent emporte o, « captive du
plaisir, asservie aux sens, avide de jouissances et, par l'avarice, triste et
sombre passion, autant qu'elle est cruelle et insatiable ». Ensuite,
des cupidités basses passant à l'examen des ambitions plus nobles et plus
généreuses : « Voyons, s'écriait l'orateur, ce que la gloire lui pourra
produire I Il n'y a rien de plus éclatant, ni qui fasse tant de bruit parmi
les hommes, et, tout ensemble, il n'y a rien de plus misérable ni de plus
pauvre. Pour nous en convaincre, considérons-la dans ce qu'elle a de plus
magnifique et de plus grand. Il n'y a point de plus grande gloire que celle
des conquérans ; choisissons le plus renommé d'entre eux. Quand on veut
parler d'un grand conquérant, chacun pense à Alexandre. Ce sera donc, si vous
voulez, Alexandre qui nous fera voir la pauvreté des rois conquérans. Qu'est-ce
qu'il a souhaité, ce grand Alexandre, et qu'a-t-il cherché par tant de
travaux et tant de peines qu'il a souffertes lui-même, et qu'il a fait
souffrir aux autres ? Il a souhaité de faire du bruit dans le monde, durant
sa vie et après sa mort. Il a tout ce qu'il a demandé ; personne n'en a tant
fait : dans l'Egypte, dans la Perse, dans les Indes, dans toute la terre, en
Orient et en Occident, depuis plus de deux mille ans on ne parle que
d'Alexandre. Il vit dans la bouche de tous les hommes, sans que sa gloire
soit effacée ou diminuée depuis tant de siècles ; les éloges ne lui manquent
pas, mais c'est lui qui manque aux éloges. Il a eu ce qu'il demandoit ; en
a-t-il été plus heureux ? Tourmenté par son ambition durant sa vie, et
tourmenté maintenant dans les enfers, où il porte la peine éternelle d'avoir
voulu se faire adorer comme un dieu, soit par son orgueil, soit par politique
? Il en est de même de tous ses semblables. Ceux qui désirent la gloire, la
gloire souvent leur est donnée. « Ils ont reçu leur récompense, » dit le Fils
de Dieu ; ils ont été payés selon leurs mérites. « Ces grands hommes, dit
saint Augustin, tant célébrés parmi les gentils, et j'ajoute, trop estimés
parmi les chrétiens, ont eu ce qu'ils demandoient. Perceperunt mercedem
suam vani, vanam. » L'écho
de ces paroles devait retentir jusqu'au camp du roi. D'ailleurs, ce que
Bossuet exprimait en chaire avec l'éloquence enflammée de l'Esprit-Saint, il
l'avait dit à Louis XIV peu de jours auparavant, en termes plus simples, mais
aussi forts et aussi touchants : « On ne parle que de la beauté de vos
troupes et de ce qu'elles sont capables d'exécuter sous un aussi grand
conducteur : et moi, Sire, pendant ce temps, je songe secrètement en moi-même
à une guerre bien plus importante et à une victoire bien plus difficile que
Dieu vous propose. Méditez, Sire, -cette parole du Fils de Dieu ; elle semble
être prononcée pour les grands rois et pour les conquérants. « Que sert à l'homme,
dit-il, de gagner tout le monde, si cependant il perd son âme ? et quel gain
pourra le récompenser d'une perte si considérable ? » Que vous servirait,
Sire, d'être redouté et victorieux au dehors, si vous êtes au dedans vaincu
et captif ? Priez Dieu qu'il vous affranchisse. Je l'en prie sans cesse de
tout mon cœur[22]. » Ainsi
le grand évêque, quand il parlait en public avec hardiesse, se sentait
d'autant plus assuré que son langage dans le particulier n'avait pas été
moins net. Cependant, les belles dames, même celles, comme Mme de Sévigné,
qui ne l'avaient pas entendu, trouvèrent son sermon moins divin qu'on eût pu
l'attendre. On affecta de dire qu'il s'était laissé prendre à une comédie
jouée par le roi et Mme de Montespan. Si le désir du bien peut passer pour
une illusion, Bossuet s'illusionna peut-être. Mais qui a mieux connu que lui
la fragilité des résolutions humaines et leur inconséquence ? Ce même jour de
la profession de sœur Louise de la Miséricorde, il s'adressait à ses
auditeurs présents et absents et leur disait : « Je vous prêche les vérités
les plus importantes de la religion ; que feront-elles ? Ô Dieu, qu'est-ce
donc que l'homme ? est-ce un prodige ? est-ce un composé monstrueux de choses
incompatibles ? ou bien est-ce une énigme inexplicable ? » Quelle grande
dame, fût-ce Mme de Montespan, pouvait tromper ce moraliste sondant les
plaies du cœur ? « Vous trouverez dans ce fond un secret orgueil qui vous
fait dédaigner tout ce qu'on vous dit, et tous les sages conseils ; vous
trouverez un esprit de raillerie inconsidérée, qui naît parmi l'enjouement
des conversations. Quiconque en est possédé, croit que toute la vie n'est
qu'un jeu : on ne veut que se divertir, et la face de la raison, si je puis
parler de la sorte, paroît trop sérieuse et trop chagrine. » Mme de
La Vallière, ou plutôt sœur Louise de la Miséricorde, apparaît à peine dans
ce sermon où l'on s'attendait à trouver son éloge. Elle n'en était pas moins
présente à la pensée du prédicateur, et, pour être indirecte, la louange n'en
fut que plus délicate : « Ma sœur, avait dit Bossuet, vous saurez bien
démêler ce qui vous est propre », et, en effet, malgré son humilité, la
professe dut se reconnaître dans cette peinture de l'âme à qui Dieu « fait
entendre sa voix, quand il lui plaît, au milieu des bruits du monde, dans son
plus grand éclat, au milieu de toutes ses pompes ». Elle rejette d'abord ses
richesses, sacrifice le plus facile à une âme généreuse comme celle de
Louise. Elle renonce, effort plus pénible, aux parures recherchées. « Mais
osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé ? N'aura-t-on
point pitié de cette complexion délicate ? Au contraire, c'est à lui
principalement que l'âme s'en prend, comme à son plus dangereux séducteur.
Elle donne au corps une nourriture peu agréable, et afin que la nature s'en
contente, elle attend que la nécessité la rende supportable. Ce corps si
tendre couche sur la dure. » Enfin, l'âme « déçue par sa liberté, dont elle a
fait un mauvais usage, songe à la contraindre ; de toutes parts, des grilles
affreuses, une retraite profonde, une clôture impénétrable, une obéissance
entière, toutes les actions réglées, tous les pas comptés ! » — « Ma mère,
avait déjà dit la duchesse de La Vallière à la prieure des Carmélites qui la
recevait comme postulante, j'ai fait toute ma vie un mauvais usage de ma
volonté ; mais je vais la remettre entre vos mains pour ne plus la reprendre[23]. » Il
faudrait transcrire dans son entier cet admirable sermon. Pas une phrase de
pure rhétorique. Tous les mots portent. Chose étrange ! les seuls
renseignements venus jusqu'à nous sur l'effet produit par ce discours, loin
de signaler l'enthousiasme, expriment le désenchantement[24]. De tels jugements ne font de
tort qu'à ceux qui les rendent. Seule, la péroraison laissa peut-être à
désirer. Mais, à une œuvre si belle, qu'était-il besoin de péroraison ?
Bossuet avait dit de grandes vérités ; Louise en montrait l'application
saisissante. L'assemblée
était encore, quoi qu'on ait dit, sous l'impression de la parole de l'évêque,
et déjà la pénitente descendait de la tribune. « Elle fit cette action, cette
belle et courageuse personne, comme toutes les autres de sa vie, d'une
manière noble et charmante[25]. » C'est Mme de Sévigné,
revenue à sa bonne nature, qui s'ex prime ainsi. On croyait qu'une année de
cloître et d'austérités aurait altéré ses traits. Tout au contraire, sa
beauté surprit tout ce monde qui la voyait pour la dernière fois. Le voile
noir, béni par l'évêque, présenté par la reine Marie-Thérèse et posé par la
prieure, couvrit pour toujours cet aimable visage[26]. A ce
moment de la cérémonie, la mère prieure prend la nouvelle professe par la
main. Elle la conduit à une sorte de petit jardin, dessiné au milieu du chœur
des religieuses. Là, entre ces fleurs qui semblent border une tombe, la professe s'étend face à terre, les bras en croix, sur le tapis de serge grossière. Alors, devant ce symbole du trépas, un frisson parcourut l'assemblée ; beaucoup de personnes ne pouvaient se défendre de pleurer[27]. Puis, la morte au monde se releva, vivante en Dieu. |
[1]
Lettre circulaire ci-dessus citée.
[2]
Lettre de Bossuet à Bellefonds, 4 août 1674. — CLÉMENT, Réflexions, t. II, p. 54. Ce
passage sert de rectification à une assertion de Mademoiselle de Montpensier,
suivant laquelle le roi aurait prié Bellefonds de décider La Vallière à choisir
les Carmélites comme lieu de sa retraite.
[3]
Il serait possible que l'on eût dit à Louise de La Vallière de conserver ces
deux boucles de cheveux en vue de la cérémonie où on les coupe publiquement.
[4]
Note secrète sur Fromentières, par COLBERT, évêque de Luçon. V. P. CLÉMENT, Réflexions,
Préface, p. XXIV.
[5]
Gazette de France, 2 juin 1674.
[6]
Le formulaire l'exprime ainsi : « Et alors le prédicateur luy déclarera
brièvement ce que c'est que de vivre en obédience, chasteté et pauvreté. » Manuel
de divers offices divins pour l'usage des religieuses de l'ordre de Notre-Dame
du Mont-Carmel, Paris, 1633, p. 153.
[7]
Le sermon de Fromentières est étudié à fond dans l'ouvrage de M. l'abbé LA HARGOU, Jean-Louis
de Fromentières, prédicateur du roi, p. 314 et suiv. Paris, 1892. La
famille de l'évêque était apparentée à celle des La Baume Le Blanc.
Plusieurs auteurs gémissent ici à la vue des cheveux
blonds tombant sous les ciseaux de la prieure. V. P. CLÉMENT, Réflexions, Préface, p.
CXX. — M. l'abbé DUCLOS,
t. II, p. 532. Les cheveux de Louise n'avaient pu repousser depuis le 20 avril.
Il en restait au plus deux boucles. Les mêmes écrivains parlent de
l'attendrissement de la Palatine quand on étendit Louise sous le drap de mort.
C'est là une cérémonie de la profession, non de la vêture.
[8]
Gregorio LETI, Teatro
Gallico, t. II, p. 88, 89.
[9]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 363.
[10]
Lettre circulaire, l. c., p. 169.
[11]
Lettre XXII.
[12]
Lettre XIX ; lettre circulaire, l. c., p. 174.
[13]
Abbé DUCLOS, Madame
de La Vallière, etc., II, p. 596, 2e édition. D'après la tradition, Louise
aurait été encore novice lors de cet épisode.
[14]
Lettre circulaire.
[15]
Lettre XXII.
[16]
Lettre XIX.
[17]
Lettre XXL N*** doit désigner Mme de Montespan.
[18]
Le 2 juin, le roi entendit la messe et fit « ses dévotions ». Gazette,
1675, n° 57, p. 408. Cette expression n'est pas très explicite. Cf. Gazette,
1675, n° 39, p. 284, où l'on parle des « dévotions » du roi à Pâques. Mais les Lettres
historiques de PELLISSON
ne laissent pas prise au doute. Le 2 juin, le roi communia.
[19]
Lettre de Bossuet à la Mère Agnès de Bellefonds, 19 mars 1675. Œuvres,
t. XI, p. 26. L'original de cette lettre appartient au couvent des Carmélites
de la rue d'Enfer.
[20]
« C'est d'après l'original que Déforis a publié ce discours, et, comme il ne
s'y trouve pas une seule variante, on peut croire que cet original n'était pas
un brouillon. » GAZIEN,
Choix de sermons, p. 475. L'abbé Le Barcq signale un manuscrit de la
collection Floquet (p. 264), mais qui ne paraît pas donner de leçons nouvelles.
[21]
« De tant d'années. » Ne faudrait-il pas lire : de trois années ? Bossuet avait
encore prêché-en juin 1672.
[22]
Lettre de Bossuet au roi. Œuvres, t. XI, p. 20. P. CLÉMENT, Madame de
Montespan, p. 229, lui donne la date de juillet 1675. La lettre est
certainement datée de mai 1675, parce qu'elle est antérieure de plusieurs jours
à la Pentecôte, qui tombait cette année-là le 2 juin, et qui d'ailleurs ne peut
être placée en juillet. Les derniers éditeurs de Bossuet n'ont pas commis cette
erreur ; mais ils ont à tort placé cette lettre sous le n° XLV, après une
lettre XLIV qui est du 20 juin 1675.
[23]
Lettre circulaire. CLÉMENT.
Réflexions, t. II, p. 169.
[24]
BAYLE, lettre du
24 juin 1675. « Il ne fit que rabattre les pensées dont s'était servi M.
l'évêque d'Aire il y a un an. » Rien de moins exact. Il ne faut pas oublier que
Bayle était protestant, et que Bossuet avait écrit l'Exposition de la doctrine
catholique. V. FLOQUET,
Bossuet, précepteur du dauphin, p. 481.
[25]
Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 5
juin 1675, t. III, p. 466, édition Hachette.
[26]
L'abbé Le Queux et bien d'autres avant et après lui ont dit que La Vallière
reçut le voile des mains de la reine. C'est une erreur que M. Floquet réfute.
Peu de temps avant 1676, la Gazette de France avait annoncé une remise
de voile par une princesse. Une rectification parut dans le numéro suivant.
Enfin, la Gazelle dit formellement que le voile fut remis par l'archevêque (v. Gazette,
1675, p. 408).
[27]
Correspondance complète de la princesse Palatine, t. II, p. 119. Le
Manuel, p. 178, termine le formulaire de la prise de voile : « Si le père
ou la mère de la novice sont en l'église, la Prieure la mènera à la grille pour
y recevoir leur bénédiction. » La Gazette de France (année 1675, p. 408)
ne mentionne pas la présence de Mme de Saint-Remy.