LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

QUATRIÈME PARTIE. — 1674-1710

 

CHAPITRE PREMIER. — AVRIL 1674-JUIN 1675.

 

 

Du premier jour de son entrée aux Carmélites, Louise se soumit à la règle pour les heures de veille, pour le vêtement, pour la chaussure, chaussure plate, très dure à ses pieds délicats. Les sœurs avaient pensé qu'il faudrait l'habituer peu à peu à leur nourriture relativement grossière, au moins frugale. Aussi maîtresse de son corps que de son esprit, la pénitente voulut vivre de la vie commune[1]. Un unique sentiment dominait cette jeune femme si frêle et si forte : elle se sentait en sûreté ! « Il y a deux jours que je suis ici, écrivait-elle à Bellefonds ; mais si satisfaite et si tranquille que je suis en admiration des bontés de Dieu. Pour moi, mes liens sont rompus par sa grâce ; et je vais travailler à lui rendre toute ma vie agréable, si je puis, pour lui marquer ma reconnoissance. Je n'entreray dans aucun détail aujourd'hui ; il vous suffira de me savoir en sûreté. »

Sûreté précaire. Un mot de Bossuet nous apprend que malgré le consentement donné et les adieux solennels, et la retraite effective, il subsistait encore quelque arrière-pensée dans la volonté du maître et de la Montespan. L'entrée de La Vallière aux Carmélites « leur a, dit-il, causé des tempêtes. Il faut qu'il en coûte pour sauver les âmes[2]. » Dans le monde, on affectait de nouveau de ne pas croire à la retraite définitive de la duchesse. Elle avait bien fait couper ses cheveux, mais en gardant deux belles boucles sur le front ; elle coquetait, et disait merveilles. « Elle assure qu'elle est ravie d'être dans une solitude, écrivait Mme de Sévigné, qui eut trop d'esprit ce jour-là. Elle se croit dans un désert pendue à cette grille[3]. »

Pour seule réponse à ces commérages, Louise demanda aux Carmélites d'abréger en sa faveur le délai imposé aux postulantes, d'ordinaire de trois à six mois. En réalité, elle postulait depuis trois ans. Un long séjour, au surplus, n'est pas nécessaire pour connaître à fond la vie du Carmel. Toutes les cellules se ressemblent. Celles du couvent de la rue d'Enfer avaient été construites sur des plans envoyés d'Espagne. Quatre murs tout nus, une porte, une fenêtre. Pour meubles, un bois de lit en façon de cercueil, renfermant une paillasse de longue paille, piquée et dure ; des draps de serge. A côté, une chaise de paille. Pour ornement, un crucifix, une ou deux images. La règle interdit toute propriété. Au réfectoire, même simplicité ; une cuiller de bois, une écuelle de terre, un petit pot de faïence. Cuisine à l'avenant, toujours maigre : lait, fromage, légumes ; par extraordinaire du poisson. On se lève tôt, à cinq heures du matin ; on se couche tard, à onze heures ; et pendant cette longue journée prieure, professes, novices, postulantes, tout le monde travaille. Ces dernières, peu épargnées, sont vite en état de savoir si cette vie leur convient. Il ne leur reste qu'à faire connaissance avec l'habit : chemise de serge, bas de grosse toile, alpargates, sorte de chaussons de cordes sans talons, robe de serge ; pour coiffure, un bandeau et un voile. Comme on avait autorisé la duchesse à porter l'habit dès le lendemain de son entrée, au bout de quelques semaines elle connaissait tout. Elle retrouvait les chaises de paille de son galetas de Reugny et surtout l'innocence de ses sept ans.

Moins de trois mois après son admission, on lui permit de prendre jour pour la vêture. Elle choisit le huitième dimanche après la Pentecôte, où l'Église fait lire l'évangile du Pasteur rapportant sur ses épaules la brebis retrouvée. Selon l'usage, un sermon devait être prêché. Louise avait successivement prié Bossuet et Bourdaloue de le prononcer. L'un et l'autre étant empêchés, M. de Fromentières, évêque désigné d'Aire, consentit à les suppléer. C'était un homme d'un jugement sûr, d'un sens très délicat, un peu froid, et laissant voir, chose rare à cette époque, un fonds de mélancolie[4]. Il fut évidemment séduit par le sujet, par cette conversion si rare d'une pécheresse pleine de vie, de beauté, de fortune, par cette immolation volontaire en expiation d'une faute unique, et que le monde non seulement pardonnait, mais excusait. Touchante communauté d'impression, ce fut aussi à l'évangile du Bon Pasteur qu'il demanda le texte de son discours.

Un grand concours de monde, tout ce qui n'avait pas suivi la cour en Franche-Comté, occupait la petite église des Carmélites. On y voyait la jeune Mademoiselle, Mme de Longueville, Mme de Guise. A côté de ces pieuses personnes, des femmes plus mondaines, Mmes de Bouillon et de Meckelbourg[5].

Pour la cérémonie de la prise d'habit, on rend à la postulante toute sa liberté. Louise de La Vallière revêtit ses vêtements de grande dame, sortit de la clôture, prit place dans le chœur, au milieu des siens. L'abbé Pirot officiait. Au moment venu, elle se rendit un cierge à la main, à la porte « régulière » où les carmélites la reçoivent et la mènent d'abord au chœur, puis on la place près de la grande grille où elle se met à genoux. L'officiant lui fit alors les « interrogations » suivantes :

— Que demandez-vous ?

— La miséricorde de Dieu, la pauvreté de l'Ordre et la compagnie des Sœurs.

— Venez-vous de votre bon gré et franche volonté, pour recevoir l'habit de cette religion ? — N'avez-vous point fait promesse de mariage qui vous oblige ? N'avez-vous point de dettes surmontant vos facultés ? — Avez-vous votre volonté de persévérer jusqu'à la fin de votre vie en cette Religion ?

Une seule de ces questions pouvait embarrasser la novice, celle qui avait trait à ses dettes. Sans s'y arrêter, l'abbé Pirot poursuivit : — Voulez-vous donc entrer dans cette religion pour le seul amour et crainte de notre Seigneur ? et Louise répondit : Oui, avec la grâce de Dieu et les prières des Sœurs.

Fromentières prit alors la parole[6]. Jamais sermon ne fut mieux approprié aux circonstances. Aujourd'hui même, à plus de deux siècles de date, on sent, à sa seule lecture, qu'il s'établit alors entre l'orateur et l'assistance ce courant sympathique, sans lequel discours ou sermons ne sont qu'un bruit monotone dans des oreilles somnolentes. L'évêque n'eut point peur de son héroïne, si ce mot païen pouvait être de mise. C'est bien elle qu'il célébra, comme un missionnaire heureux d'une conversion ; c'est elle qu'il exhorta avec toute l'autorité d'un évêque. Il voulut et il sut lui dire que la vie religieuse n'était pas un asile pour les âmes faibles, un abri contre les épreuves de la vie. « Ne croyez pas que cette douceur que vous goûtez ne puisse être altérée. Les peines, je dois vous y préparer, pourront succéder aux douceurs. » Puis, se retournant vers l'assistance, vers les présents et surtout vers les absents : « La grâce élève aujourd'hui cette âme comme un exemple éclatant à tout son siècle ; mais s'il n'en profite, cet exemple pourroit bien lui être un jour une condamnation éternelle. Si un aussi grand coup de miséricorde nous est inutile, il n'y a plus rien à espérer pour notre salut[7]. »

Le sermon achevé, Louise de La Vallière reçut l'habit béni par l'archevêque de Paris, puis, se retirant avec les religieuses, elle dépouilla pour jamais ses vêtements de duchesse, prit le cilice, l'habit de laine grossière, chaussa ses pieds nus des alpargates de corde[8], et revint dans la chapelle où elle reçut la ceinture, le scapulaire et le manteau. Puis la Prieure la reconduisit au milieu du chœur et la fit prosterner les bras en croix, sur un tapis de grosse serge où elle demeura étendue jusqu'à la fin de la cérémonie. Puis, après avoir à genoux baisé l'autel, elle embrassa « dévotement et révèremment » toutes ses sœurs, les suppliant de prier Dieu pour elle. Puis toutes sortirent en chantant le psaume Deus misereatur nostri, se prosterner devant l'autel. Elle se releva sœur Louise de la Miséricorde.

 

Veut-on maintenant savoir quel fut l'effet des fortes vérités prêchées par M. de Fromentières là où il souhaitait de les faire entendre ?

Quelques jours après son sermon, la reine Marie-Thérèse et la Grande Mademoiselle, restées un peu en arrière, rejoignirent le roi à Auxerre. On parla de tout et, par circonstance, de la duchesse de La Vallière, qui avait pris l'habit avec beaucoup d'édification. Puis, Louis, échappant habilement à la reine qui l'invitait à dîner, se rendit chez sa maîtresse. La reine, fort inquiète, disait : « Quoi 1 s'en retournera-t-il sans me voir ? » Il vint cependant, sur les sept heures du soir, resta un moment et s'esquiva[9]. C'est ainsi que la pénitence de Louise de La Vallière édifiait le roi et Mme de Montespan.

 

Quoi qu'en eussent dit et écrit les beaux esprits de la cour, Louise, dès son entrée aux Carmélites, avait pratiqué le conseil de saint Bernard : Si vous commencez à vous donner à Dieu, donnez-vous parfaitement[10]. Elle « s'abandonna sans réserve[11] », et Dieu en retour lui rendit faciles les plus austères pratiques de la vie religieuse. Les voies s'aplanissaient devant elle. Cette femme de bonne race retrouva tout à coup sa simplicité native et le courage résistant des La Vallière. Elle accepta, elle rechercha les plus humbles travaux. On la vit balayer, lessiver la sacristie, étendre le linge dans les greniers au plus fort de l'hiver, convaincue « qu'il n'y avoit rien de trop bas pour elle[12] ». Un jour, au moment même où la reine Marie-Thérèse honorait de sa présence le monastère de la rue Saint-Jacques, il arriva, c'est la tradition des Carmélites qui le raconte, que sœur Louise de la Miséricorde était employée aux humbles soins du blanchissage et la Reine la vit passer devant elle, sans affectation, une hotte sur le dos[13]. Ces durs labeurs ne lui arrachaient qu'une réflexion : « A peine peut-on prier Dieu ![14] » Elle ne l'en priait que mieux. Si grand était son désir de s'humilier qu'elle demanda à faire profession comme simple converse. Mais la Mère Agnès de Jésus-Maria, avec son grand sens, interdit cet excès d'humilité.

Pendant l'année de son noviciat, Louise écrivit plusieurs fois à Bellefonds, de nouveau tombé en disgrâce. Elle le considérait toujours comme le guide qui l'avait « remise : entre les mains du Seigneur ». « La Cour s'est rapprochée, » lui disait-elle vers le mois de juillet 1674, « et je loue Dieu d'en être sortie pour jamais ; j'entends parler de mille plaisirs, et je ne puis compter que ceux qui se goûtent dans la maison du Seigneur et au pied de ses autels. Quand je ne souffre point, je suis tranquille, et quand je souffre, je suis ravie. Vous sçavez que j'étois bien différente de cela autrefois. Personne n'en peut mieux juger que vous, puisque je ne vous cachois rien depuis quelques années[15] ». Il lui venait parfois des visites extraordinaires. Alors, avant de se rendre au parloir : « Je vais devant le Seigneur, dit-elle à son ami, le prier de me garder, et après je retourne le remercier de m'avoir retiré d'avec ceux qui l'offensent pour me mettre avec ceux qui ne pensent qu'à le servir. » Ce n'est pas qu'elle se fît un cœur- sec, ne demandant au cloître qu'un abri contre les émotions et les devoirs de la vie. « Je souhaiterois de tout mon cœur que ces personnes voulussent profiter en entrant dans cette sainte maison, mais l'heure n'est pas venue. Je prie Dieu à tous momens de leur faire grâce aussi bien qu'à moi ; et il n'y a pas de pénitence que je n'entreprisse de bon cœur, si l'on vouloit me le permettre, à cette intention[16]. »

Si certaines visites troublaient la religieuse, d'autres la fortifiaient. L'ancien aumônier de Gaston, l'abbé mondain que Louise avait vu à Blois, M. de Rancé, était entré dans le sentier étroit de la pénitence au même moment où s'ouvrait devant l'inconsciente La Vallière la voie si large des plaisirs. Séparés depuis seize ans, l'ecclésiastique touché de Dieu et la jeune fille livrée au monde se retrouvèrent dans le parloir des Carmélites, où Rancé, lorsqu'il abandonnait un instant la Trappe, aimait à passer quelques heures. Louise reçut ses instructions telles qu'il les don nait à ses novices. Elle en exprima sa reconnaissance et sa joie à Bellefonds. Cette lettre renferme des passages exquis.

Suivant la-règle, le noviciat durait un an. Louise avait pris l'habit le 2 juin 1674. Le 3 juin 1675, elle prononça ses vœux au chapitre. Si l'on ne perdit pas un jour, la seule impatience de Louise en fut la cause. Des difficultés et de la malveillance subies par les Carmélites pour avoir reçu la maîtresse du roi, rien ne subsistait plus. Les temps étaient changés. On va voir, peut-être ne l'a-t-on pas clairement vu jusqu'ici, au milieu de quels sentiments d'espoir et de rénovation spirituelle s'accomplit cette mémorable profession.

 

En juin et en juillet 1674, c'est-à-dire presque en même temps, Louise par sa volonté, le marquis de Montespan par autorité de justice, avaient laissé le roi et la fière Athénaïs dans une complète indépendance. La première impression des deux amants fut, comme toujours, très-agréable, et, comme toujours, l'inévitable influence de la liberté sur la passion ne tarda guère à se faire sentir.

L'ex-amie de La Vallière, qui savait par expérience comment on supplantait une favorite, n'ayant plus sa victime sous les yeux, s'aperçut des grandes privautés prises par son amie à elle, Mme Scarron. Trop fière pour traiter une suivante en rivale, trop clairvoyante pour n'être pas alarmée, elle commença la guerre toute féminine des caprices et d'une incessante variation d'humeur. Tant que cette persécution n'avait atteint que la duchesse, Mme Scarron l'avait trouvée naturelle. Elle lui parut intolérable quand elle en fut la victime. De là, de sourdes protestations, que l'idée du but à atteindre, de la récompense promise suffisait à peine à étouffer. Enfin, le maître commun se décida à donner à la gouvernante de ses enfants l'argent nécessaire à l'achat d'une terre, avec la terre un nom seigneurial. La veuve du poète se laissa appeler Mme de Maintenon. Elle se sentait capable, c'est elle qui le déclara, « de plus grandes complaisances pour le roi ».

Louis XIV, il ne faut pas l'oublier, demandait à ses maîtresses une distraction, non l'occupation de sa vie. Les soucis sérieux ne lui manquaient pas. De plus en plus engagé dans une grande guerre, attaqué par une coalition, abandonné de ses alliés, obligé pour la première fois à battre en retraite, il se sentait profondément humilié. C'est alors que se produisit un événement très connu en fait, très peu éclairci dans ses causes, qui excita l'admiration des uns, le scepticisme des autres, la stupéfaction de tous. Pendant la semaine sainte de 1675, du 8 au 14 avril, une rupture éclatante, publique, eut lieu entre le roi et Mme de Montespan, qui. se retira à Paris, puis à Maintenon. Pendant un mois, du 14 avril au 11 mai, Louis ne reçut guère que Bossuet, qui, le soir, caché sous un manteau gris, se rendait près de la favorite tour à tour dépitée, exaspérée, résignée. Enfin cette opinion domina que, s'aimant plus que jamais, le roi et sa maîtresse se séparaient par raison, par devoir, par soumission aux lois divines et humaines.

On ne peut douter que Louise de La Vallière, visitée aussi par Bossuet, n'ait appris cette merveilleuse conversion. Une - (le ses lettres renferme une invocation suprême en faveur d'un pécheur bien-aimé. « Pour vous obéir, j'ai parlé à N*** en termes assez forts, que je serois heureuse si, par toutes les souffrances du corps et de l'esprit, je pouvois obtenir la conversion de quelque âme. Je le demande à Dieu avec -ardeur et je vous avoue que je n'y pense jamais qu'avec transport. Je comprends à l'heure qu'il est cet endroit du grand apôtre que je trouvois si incompréhensible, quand il demande d'être anathème pour ses frères. Oui, mon Dieu, je vous le demande de tout mon cœur. Prions avec compassion pour ceux que nous avons tant aimés[17]. »

Qui pouvait être si cher à Louise qu'elle s'offrît pour son salut à être anathème ? Qui, si ce n'est le roi, elle et Bellefonds, ont-ils pu aimer en même temps ? Cette excellente femme désirait voir descendre au-delà du monastère la miséricordieuse rosée qui la ravivait. Tout d'ailleurs faisait croire à la sincérité, à la durée de ce retour du royal pécheur à une vie régulière. Le jour de la Pentecôte, le roi, au camp de Latines[18], Mme de Montespan, à Versailles, communièrent publiquement.

Le mardi suivant, la foule envahissait de nouveau la petite église des Carmélites. On y remarquait Monsieur, frère du roi, Madame, Mademoiselle, fille d'Henriette d'Orléans, la Grande Mademoiselle, Mme de Guise, la duchesse de Longueville, Mme de Scudéry, toute la cour. La reine avait pris place à la tribune des religieuses ; à ses côtés, sœur Louise de la Miséricorde, qui dès la veille avait prononcé ses vœux au chapitre. Dans la cérémonie de ce jour, on allait lui donner le voile noir des professes. L'office commença. La messe était dite par le supérieur des carmélites, l'abbé Pirot. Puis, Bossuet monta en chaire. Ses premières paroles devaient suffire à exciter l'attention de tous les auditeurs :

« Et dixit qui sedebat in throno : Ecce nova facio omnia. (Apoc., XXI, 5.) Et celui qui étoit assis sur le trône a dit : Je renouvelle toutes choses. »

Ce texte, l'orateur l'avait choisi en ne songeant qu'à la seule La Vallière. « Dieu, disait-il à la Mère Agnès, a jeté dans ce cœur le fondement de grandes choses ; vraiment, tout est nouveau, et je suis persuadé plus que jamais de l'application de mon texte[19]. » La conversion inattendue du roi et de Mme de Montespan avait subitement étendu l'application de ces paroles de l'Ecriture sainte. Aussi, heureux de parler, adressa-t-il à la reine, heureuse de l'entendre, le magnifique exorde où il salue cette merveilleuse et générale rénovation.

« Madame, ce sera sans doute un grand spectacle, quand Celui qui est assis sur le trône d'où relève tout l'univers, et à qui il ne coûte pas plus à faire qu'à dire, parce qu'il fait tout ce qui lui plaît par sa seule parole, prononcera du haut de son trône, à la fin des siècles, qu'il va renouveler toutes choses, et qu'en même temps on verra toute la nature changée faire paroître un monde nouveau pour les élus. Mais quand, pour nous préparer à ces nouveautés surprenantes du siècle futur, il agit secrètement dans les cœurs par son Saint-Esprit, qu'il les change, qu'il les renouvelle, et que, les remuant jusqu'au fond, il leur inspire des désirs jusqu'alors inconnus, ce changement n'est ni moins nouveau, ni moins admirable. Et certainement, chrétiens, il n'y a rien de plus merveilleux que ces changements. Qu'avons-nous vu, et que voyons-nous ? Quel état et quel état ! Je n'ai pas besoin de parler, les choses parlent assez d'elles-mêmes[20]. »

Et il ajoutait : « Admirez donc avec nous ces grands changements de la main de Dieu. Il n'y a plus rien ici de l'ancienne forme ; tout est changé au dehors ; ce qui se fait au dedans est encore plus nouveau : et moi, pour célébrer ces nouveautés saintes, je romps un silence de tant d'années, je fais entendre une voix que les chaires ne connoissent plus[21]. » Puis, laissant bien comprendre que son discours s'adressait aussi à des auditeurs absents : « Ma sœur, parmi les choses que j'ai à vous dire, vous saurez bien démêler ce qui vous est propre. Faites-en de même, chrétiens. »

Alors il montra les égarements d'une âme oublieuse de son créateur, uniquement occupée d'elle-même. Il la montra séduite par la beauté, « éprise d'une fleur que le soleil dessèche, d'une vapeur que le vent emporte o, « captive du plaisir, asservie aux sens, avide de jouissances et, par l'avarice, triste et sombre passion, autant qu'elle est cruelle et insatiable ».

Ensuite, des cupidités basses passant à l'examen des ambitions plus nobles et plus généreuses : « Voyons, s'écriait l'orateur, ce que la gloire lui pourra produire I Il n'y a rien de plus éclatant, ni qui fasse tant de bruit parmi les hommes, et, tout ensemble, il n'y a rien de plus misérable ni de plus pauvre. Pour nous en convaincre, considérons-la dans ce qu'elle a de plus magnifique et de plus grand. Il n'y a point de plus grande gloire que celle des conquérans ; choisissons le plus renommé d'entre eux. Quand on veut parler d'un grand conquérant, chacun pense à Alexandre. Ce sera donc, si vous voulez, Alexandre qui nous fera voir la pauvreté des rois conquérans. Qu'est-ce qu'il a souhaité, ce grand Alexandre, et qu'a-t-il cherché par tant de travaux et tant de peines qu'il a souffertes lui-même, et qu'il a fait souffrir aux autres ? Il a souhaité de faire du bruit dans le monde, durant sa vie et après sa mort. Il a tout ce qu'il a demandé ; personne n'en a tant fait : dans l'Egypte, dans la Perse, dans les Indes, dans toute la terre, en Orient et en Occident, depuis plus de deux mille ans on ne parle que d'Alexandre. Il vit dans la bouche de tous les hommes, sans que sa gloire soit effacée ou diminuée depuis tant de siècles ; les éloges ne lui manquent pas, mais c'est lui qui manque aux éloges. Il a eu ce qu'il demandoit ; en a-t-il été plus heureux ? Tourmenté par son ambition durant sa vie, et tourmenté maintenant dans les enfers, où il porte la peine éternelle d'avoir voulu se faire adorer comme un dieu, soit par son orgueil, soit par politique ? Il en est de même de tous ses semblables. Ceux qui désirent la gloire, la gloire souvent leur est donnée. « Ils ont reçu leur récompense, » dit le Fils de Dieu ; ils ont été payés selon leurs mérites. « Ces grands hommes, dit saint Augustin, tant célébrés parmi les gentils, et j'ajoute, trop estimés parmi les chrétiens, ont eu ce qu'ils demandoient. Perceperunt mercedem suam vani, vanam. »

L'écho de ces paroles devait retentir jusqu'au camp du roi. D'ailleurs, ce que Bossuet exprimait en chaire avec l'éloquence enflammée de l'Esprit-Saint, il l'avait dit à Louis XIV peu de jours auparavant, en termes plus simples, mais aussi forts et aussi touchants : « On ne parle que de la beauté de vos troupes et de ce qu'elles sont capables d'exécuter sous un aussi grand conducteur : et moi, Sire, pendant ce temps, je songe secrètement en moi-même à une guerre bien plus importante et à une victoire bien plus difficile que Dieu vous propose. Méditez, Sire, -cette parole du Fils de Dieu ; elle semble être prononcée pour les grands rois et pour les conquérants. « Que sert à l'homme, dit-il, de gagner tout le monde, si cependant il perd son âme ? et quel gain pourra le récompenser d'une perte si considérable ? » Que vous servirait, Sire, d'être redouté et victorieux au dehors, si vous êtes au dedans vaincu et captif ? Priez Dieu qu'il vous affranchisse. Je l'en prie sans cesse de tout mon cœur[22]. »

Ainsi le grand évêque, quand il parlait en public avec hardiesse, se sentait d'autant plus assuré que son langage dans le particulier n'avait pas été moins net. Cependant, les belles dames, même celles, comme Mme de Sévigné, qui ne l'avaient pas entendu, trouvèrent son sermon moins divin qu'on eût pu l'attendre. On affecta de dire qu'il s'était laissé prendre à une comédie jouée par le roi et Mme de Montespan. Si le désir du bien peut passer pour une illusion, Bossuet s'illusionna peut-être. Mais qui a mieux connu que lui la fragilité des résolutions humaines et leur inconséquence ? Ce même jour de la profession de sœur Louise de la Miséricorde, il s'adressait à ses auditeurs présents et absents et leur disait : « Je vous prêche les vérités les plus importantes de la religion ; que feront-elles ? Ô Dieu, qu'est-ce donc que l'homme ? est-ce un prodige ? est-ce un composé monstrueux de choses incompatibles ? ou bien est-ce une énigme inexplicable ? » Quelle grande dame, fût-ce Mme de Montespan, pouvait tromper ce moraliste sondant les plaies du cœur ? « Vous trouverez dans ce fond un secret orgueil qui vous fait dédaigner tout ce qu'on vous dit, et tous les sages conseils ; vous trouverez un esprit de raillerie inconsidérée, qui naît parmi l'enjouement des conversations. Quiconque en est possédé, croit que toute la vie n'est qu'un jeu : on ne veut que se divertir, et la face de la raison, si je puis parler de la sorte, paroît trop sérieuse et trop chagrine. »

Mme de La Vallière, ou plutôt sœur Louise de la Miséricorde, apparaît à peine dans ce sermon où l'on s'attendait à trouver son éloge. Elle n'en était pas moins présente à la pensée du prédicateur, et, pour être indirecte, la louange n'en fut que plus délicate : « Ma sœur, avait dit Bossuet, vous saurez bien démêler ce qui vous est propre », et, en effet, malgré son humilité, la professe dut se reconnaître dans cette peinture de l'âme à qui Dieu « fait entendre sa voix, quand il lui plaît, au milieu des bruits du monde, dans son plus grand éclat, au milieu de toutes ses pompes ». Elle rejette d'abord ses richesses, sacrifice le plus facile à une âme généreuse comme celle de Louise. Elle renonce, effort plus pénible, aux parures recherchées. « Mais osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé ? N'aura-t-on point pitié de cette complexion délicate ? Au contraire, c'est à lui principalement que l'âme s'en prend, comme à son plus dangereux séducteur. Elle donne au corps une nourriture peu agréable, et afin que la nature s'en contente, elle attend que la nécessité la rende supportable. Ce corps si tendre couche sur la dure. » Enfin, l'âme « déçue par sa liberté, dont elle a fait un mauvais usage, songe à la contraindre ; de toutes parts, des grilles affreuses, une retraite profonde, une clôture impénétrable, une obéissance entière, toutes les actions réglées, tous les pas comptés ! » — « Ma mère, avait déjà dit la duchesse de La Vallière à la prieure des Carmélites qui la recevait comme postulante, j'ai fait toute ma vie un mauvais usage de ma volonté ; mais je vais la remettre entre vos mains pour ne plus la reprendre[23]. »

Il faudrait transcrire dans son entier cet admirable sermon. Pas une phrase de pure rhétorique. Tous les mots portent. Chose étrange ! les seuls renseignements venus jusqu'à nous sur l'effet produit par ce discours, loin de signaler l'enthousiasme, expriment le désenchantement[24]. De tels jugements ne font de tort qu'à ceux qui les rendent. Seule, la péroraison laissa peut-être à désirer. Mais, à une œuvre si belle, qu'était-il besoin de péroraison ? Bossuet avait dit de grandes vérités ; Louise en montrait l'application saisissante.

L'assemblée était encore, quoi qu'on ait dit, sous l'impression de la parole de l'évêque, et déjà la pénitente descendait de la tribune. « Elle fit cette action, cette belle et courageuse personne, comme toutes les autres de sa vie, d'une manière noble et charmante[25]. » C'est Mme de Sévigné, revenue à sa bonne nature, qui s'ex prime ainsi. On croyait qu'une année de cloître et d'austérités aurait altéré ses traits. Tout au contraire, sa beauté surprit tout ce monde qui la voyait pour la dernière fois. Le voile noir, béni par l'évêque, présenté par la reine Marie-Thérèse et posé par la prieure, couvrit pour toujours cet aimable visage[26].

A ce moment de la cérémonie, la mère prieure prend la nouvelle professe par la main. Elle la conduit à une sorte de petit jardin, dessiné au milieu du chœur des religieuses.

Là, entre ces fleurs qui semblent border une tombe, la professe s'étend face à terre, les bras en croix, sur le tapis de serge grossière. Alors, devant ce symbole du trépas, un frisson parcourut l'assemblée ; beaucoup de personnes ne pouvaient se défendre de pleurer[27]. Puis, la morte au monde se releva, vivante en Dieu.

 

 

 



[1] Lettre circulaire ci-dessus citée.

[2] Lettre de Bossuet à Bellefonds, 4 août 1674. — CLÉMENT, Réflexions, t. II, p. 54. Ce passage sert de rectification à une assertion de Mademoiselle de Montpensier, suivant laquelle le roi aurait prié Bellefonds de décider La Vallière à choisir les Carmélites comme lieu de sa retraite.

[3] Il serait possible que l'on eût dit à Louise de La Vallière de conserver ces deux boucles de cheveux en vue de la cérémonie où on les coupe publiquement.

[4] Note secrète sur Fromentières, par COLBERT, évêque de Luçon. V. P. CLÉMENT, Réflexions, Préface, p. XXIV.

[5] Gazette de France, 2 juin 1674.

[6] Le formulaire l'exprime ainsi : « Et alors le prédicateur luy déclarera brièvement ce que c'est que de vivre en obédience, chasteté et pauvreté. » Manuel de divers offices divins pour l'usage des religieuses de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, Paris, 1633, p. 153.

[7] Le sermon de Fromentières est étudié à fond dans l'ouvrage de M. l'abbé LA HARGOU, Jean-Louis de Fromentières, prédicateur du roi, p. 314 et suiv. Paris, 1892. La famille de l'évêque était apparentée à celle des La Baume Le Blanc.

Plusieurs auteurs gémissent ici à la vue des cheveux blonds tombant sous les ciseaux de la prieure. V. P. CLÉMENT, Réflexions, Préface, p. CXX. — M. l'abbé DUCLOS, t. II, p. 532. Les cheveux de Louise n'avaient pu repousser depuis le 20 avril. Il en restait au plus deux boucles. Les mêmes écrivains parlent de l'attendrissement de la Palatine quand on étendit Louise sous le drap de mort. C'est là une cérémonie de la profession, non de la vêture.

[8] Gregorio LETI, Teatro Gallico, t. II, p. 88, 89.

[9] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 363.

[10] Lettre circulaire, l. c., p. 169.

[11] Lettre XXII.

[12] Lettre XIX ; lettre circulaire, l. c., p. 174.

[13] Abbé DUCLOS, Madame de La Vallière, etc., II, p. 596, 2e édition. D'après la tradition, Louise aurait été encore novice lors de cet épisode.

[14] Lettre circulaire.

[15] Lettre XXII.

[16] Lettre XIX.

[17] Lettre XXL N*** doit désigner Mme de Montespan.

[18] Le 2 juin, le roi entendit la messe et fit « ses dévotions ». Gazette, 1675, n° 57, p. 408. Cette expression n'est pas très explicite. Cf. Gazette, 1675, n° 39, p. 284, où l'on parle des « dévotions » du roi à Pâques. Mais les Lettres historiques de PELLISSON ne laissent pas prise au doute. Le 2 juin, le roi communia.

[19] Lettre de Bossuet à la Mère Agnès de Bellefonds, 19 mars 1675. Œuvres, t. XI, p. 26. L'original de cette lettre appartient au couvent des Carmélites de la rue d'Enfer.

[20] « C'est d'après l'original que Déforis a publié ce discours, et, comme il ne s'y trouve pas une seule variante, on peut croire que cet original n'était pas un brouillon. » GAZIEN, Choix de sermons, p. 475. L'abbé Le Barcq signale un manuscrit de la collection Floquet (p. 264), mais qui ne paraît pas donner de leçons nouvelles.

[21] « De tant d'années. » Ne faudrait-il pas lire : de trois années ? Bossuet avait encore prêché-en juin 1672.

[22] Lettre de Bossuet au roi. Œuvres, t. XI, p. 20. P. CLÉMENT, Madame de Montespan, p. 229, lui donne la date de juillet 1675. La lettre est certainement datée de mai 1675, parce qu'elle est antérieure de plusieurs jours à la Pentecôte, qui tombait cette année-là le 2 juin, et qui d'ailleurs ne peut être placée en juillet. Les derniers éditeurs de Bossuet n'ont pas commis cette erreur ; mais ils ont à tort placé cette lettre sous le n° XLV, après une lettre XLIV qui est du 20 juin 1675.

[23] Lettre circulaire. CLÉMENT. Réflexions, t. II, p. 169.

[24] BAYLE, lettre du 24 juin 1675. « Il ne fit que rabattre les pensées dont s'était servi M. l'évêque d'Aire il y a un an. » Rien de moins exact. Il ne faut pas oublier que Bayle était protestant, et que Bossuet avait écrit l'Exposition de la doctrine catholique. V. FLOQUET, Bossuet, précepteur du dauphin, p. 481.

[25] Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 5 juin 1675, t. III, p. 466, édition Hachette.

[26] L'abbé Le Queux et bien d'autres avant et après lui ont dit que La Vallière reçut le voile des mains de la reine. C'est une erreur que M. Floquet réfute. Peu de temps avant 1676, la Gazette de France avait annoncé une remise de voile par une princesse. Une rectification parut dans le numéro suivant. Enfin, la Gazelle dit formellement que le voile fut remis par l'archevêque (v. Gazette, 1675, p. 408).

[27] Correspondance complète de la princesse Palatine, t. II, p. 119. Le Manuel, p. 178, termine le formulaire de la prise de voile : « Si le père ou la mère de la novice sont en l'église, la Prieure la mènera à la grille pour y recevoir leur bénédiction. » La Gazette de France (année 1675, p. 408) ne mentionne pas la présence de Mme de Saint-Remy.