Les
cœurs généreux ne brisent pas volontiers les liens qui les attachent à
d'autres cœurs, même égoïstes, même ingrats. Avant de prendre une décision,
Louise songea longuement à tous ses devoirs, envers sa famille, envers ses
enfants, envers le roi. A sa
famille, elle devait peu. Sa mère, dépourvue de sens moral, avait, à
l'origine, faiblement blâmé, sinon approuvé sa faute. Le rêve de cette
marquise peu estimée c'était d'être la belle-mère légitime et avouée d'un
gendre moins imposant que Louis XIV[1]. La romanesque Catherine de
Saint-Remi était devenue Mme de Hautefeuille. A ces deux femmes
imprévoyantes, La Vallière constituerait des pensions. Son frère restait en
possession d'une belle charge ; sa belle-sœur plaisait à la reine et à la
cour. Quant au roi, depuis longtemps il n'était plus pour elle le maître.
Malgré son aveuglement volontaire, Louise avait enfin vu les défauts de
l'objet trop aimé. A la place du dieu disparu, il ne s'était plus trouvé
qu'une idole. La femme s'était sentie supérieure en délicatesse à l'homme, au
roi tout-puissant ; elle l'aimait encore, mais le charme était rompu. Résolue
à la retraite, quoi qu'il en coûtât, elle avait décidé de parler. Seul
point délicat. Que devait Louise à ses enfants ? Considérait-elle leur
établissement, ils étaient plus riches que leur mère. Marie-Anne était par
avance investie de la duché de Vaujours. Le petit
duc de Vermandois avait été, tardivement, mais enfin richement doté. Colbert
gérait la fortune du frère et de la sœur. Mme Colbert avait soin de leurs
personnes. De temps à autre, Louise voyait sa fille et son fils ; elle ne les
élevait pas. A peine lui restait-il un pouvoir de conseil, et quel conseil vaudrait jamais l'exemple soutenu d'une vie
pénitente ? Elle allait faire à ses enfants un don inestimable, en
réhabilitant leur mère. La
retraite décidée, où se retirer ? La Grande Mademoiselle prête à la duchesse
le projet d'entrer comme pensionnaire à la Visitation de Chaillot. C'est là
que Mlle de la Motte-Argencourt, cette victime de la col ère un peu aveugle
de la reine-mère, menait, depuis 1661, une vie régulière, mais libre.
Agissant par un sincère esprit de repentir, Louise de la Vallière ne s'arrêta
pas aux demi-mesures. Elle ne jeta pas les yeux sur ces monastères où l'on
trouvait toutes les délicatesses de la vie, les satisfactions de l'ambition,
les ornements somptueux, la crosse d'abbesse, retraites mondaines, bonnes
pour les filles d'un Mortemart. Dans l'amour elle n'avait cherché que l'amour
; à la pénitence elle ne demanda qu'une cellule et le pardon. Elle
hésita cependant, mais entre deux ordres si austères que l'hésitation ne peut
être imputée à faiblesse. Parfois, elle entrait dans ce couvent des
Capucines, qui a laissé son nom à l'un des boulevards de Paris. C'est
justement dans leur église qu'on venait de rapporter le corps du comte de
Guiche, mort à Kreutznach. Ce jeune seigneur, en
qui se trouvait l'étoffe de deux hommes de mérite, n'avait cessé, pendant son
exil, de se montrer sous un jour de plus en plus avantageux. Instruit
au-dessus de la moyenne des gentilshommes de son temps, il avait fait preuve
de sens politique et de tact. Écrivain sans prétention, il trouvait toujours
le mot juste et souvent l'expression heureuse. Gracié par Louis XIV, il
sembla perdre, en touchant de nouveau le terrain de la cour, ce qu'il avait
gagné de modération et de souplesse sous le froid climat de la Hollande. Une
dernière fois, il s'était couvert de gloire au passage du Rhin, pour mourir
bientôt après, de fatigues multipliées suivant les uns, de poison suivant les
autres. Quoi qu'il en soit, il finit en soldat, en chrétien, demandant pardon
à ceux qu'il avait offensés et scandalisés[2]. De cette comédie de l'amour et
des fausses confidences, commencée en 1661, deux des acteurs sur quatre
étaient morts. Guiche avait suivi Madame. Dans une sorte de mort volontaire,
La Vallière allait suivre Guiche. On comprend toutefois qu'elle ne se soit
pas retirée aux Capucines, près du tombeau des Grammont. Parfois,
Louise se rendait aux Carmélites du Grand Couvent, rue d'Enfer. La liberté
d'esprit, la paix intérieure, l'air heureux qui paraissaient sur le visage et
dans les paroles des religieuses, avaient frappé la demi-pénitente. Elle
fit encore, à ses dépens comme à son profit, une autre observation bien
saisissante. Au cours d'une de ses visites et avant qu'elle eût manifesté
aucun dessein, une dame de ses amies fit connaître qu'elle avait avec elle la
duchesse de La Vallière. Les carmélites prirent aussitôt un air plus réservé.
Loin de leur en vouloir, Louise n'en conçut que plus d'estime pour elles, et
ce fut comme la raison déterminante qui lui fit choisir sa retraite dans leur
société. On
connaît à peine aujourd'hui, on connaissait mieux alors la règle du Carmel :
exercices rigoureux, mortifications continuelles, jeûnes pénibles, silence de
mort, et de fait la vie n'y est qu'une espèce de mort[3]. Malgré ces austérités ou
plutôt par ces austérités mêmes, les Carmélites inspiraient un si grand
respect que Mme de La Vallière n'osa point leur adresser directement sa
demande et chercha quelqu'un qui les sollicitât pour elle. Or, son ami le
maréchal de Bellefonds avait une tante religieuse dans le Grand Couvent.
C'était Judith de Bellefonds, en religion Mère Agnès de Jésus. Il obtint la
protection de cette religieuse que recommandaient son grand sens, sa piété.
Cela pourra paraître étonnant à plusieurs, mais il faut savoir qu'on n'entre
pas plus au Carmel par caprice qu'on n'y est reçu par intérêt[4]. Ces personnes sont éconduites
qui, seulement lasses du monde, rêvent de suivre dans un cloître le cours de
mélancoliques regrets ; quant à celles dont la vie mondaine aurait été
irrégulière, la porte leur est absolument fermée. La règle veut que les postulantes
soient de bonnes mœurs et n'aient causé aucun scandale. On hésita donc
longtemps avant de se décider à recevoir la duchesse de La Vallière. Enfin,
la charité l'emporta sur la stricte observance des statuts, et vers la fin
d'octobre, le maréchal fut autorisé à promettre à Louise son admission au
postulat. Dès le 2 novembre, Louise lui répondait : « Vous me donnez une
grande joye de m'assurer que je serai reçue quand
j'aurai la force de me tirer d'ici. Je crois que c'est assez en sçavoir pour le temps présent[5]. » Non qu'elle hésitât ; mais,
entre elle et cette porte à demi ouverte, la jeune femme voyait de nouveau se
dresser mille obstacles. Elle alla cependant remercier les Carmélites et en
revint de plus en plus désireuse de s'affranchir de son esclavage. Toutefois,
le sens ferme et pratique des religieuses, loin de surexciter son zèle, le
tempérait et le réglait. Louise était alors souffrante. Il lui fut recommandé
de se guérir avant de prendre sa résolution. Elle se résigna et n'en souhaita
que plus ardemment de se donner à Dieu sans réserve. Avec son naturel exquis
: « Je sens, disait-elle, que malgré la grandeur de mes fautes, que j'ai
présentes à tous moments, l'amour a plus de part à mon sacrifice que
l'obligation que j'ai de faire pénitence[6]. » Signe
caractéristique, elle s'enhardit à communiquer ses desseins aux personnes
propres à la bien conseiller. Par un de ces contrastes dont la vie humaine
est remplie, un des hommes qui contribuèrent le plus à faire entrer la
duchesse dans la voie étroite et sans retour, ce fut le propre fils de
Saint-Aignan, de cet étrange personnage qui, en 1661, avait tant concouru à
la perte de « la petite » La Vallière. Pendant que le vieux duc, loin de
s'améliorer, empirait avec l'âge, pendant que ses deux filles, abbesses sans
vocation et même sans retenue, se signalaient par leur inconduite, son second
fils, devenu l'aîné de la famille, montrait au milieu de la cour des vertus
solides ! Gendre de Colbert, Saint-Aignan, duc de Beauvilliers, s'était tout
naturellement trouvé en relation avec Louise[7]. Il était aussi l'ami de
Bellefonds, de Fénelon, de Bossuet. Ce dernier, le prédicateur si fort et si
touchant de l'Avent de 1662, nommé précepteur du dauphin, resté ce qu'il ne
cessa jamais d'être, un homme de grand sens et un prêtre selon Dieu, reçut les
confidences de la pénitente. Admirant la miséricorde de Dieu envers elle, la
pressant fortement d'exécuter son dessein, il lui prédit qu'elle agirait plus
tôt qu'elle ne croyait. Cependant, satisfait de la voir si résolue devant
toutes les perspectives de sa condition future, il jugeait prudent de ne pas
engager la duchesse à un effort plus grand qu'elle ne pouvait le soutenir. Effectivement,
quelque prudence n'était pas inutile. Louise revenait à peine de sa visite
aux Carmélites, que la nouvelle de sa retraite éclatait. Ses amis, ses
proches accoururent, lui adressèrent leurs représentations les plus
attendrissantes[8]. De ce côté, la résolution de
La Vallière était prise. Mais que penseraient, que diraient Mme de Montespan
et le roi[9] ? Le duc de Beauvilliers, bien
placé pour connaître leur secrète pensée, fit savoir à Bellefonds qu'il y
avait lieu d'user de ménagements[10]. Bossuet
avait promis de négocier avec la maîtresse triomphante la retraite de la
maîtresse abandonnée. Le prélat parla suivant sa conscience, déclara qu'on ne
devait pas s'opposer à ce dessein. Du sort de sa rivale, la Montespan se
souciait peu ; mais quel terrible précédent ! Les Carmélites faisaient
peur. Or, la peur se cache. A son habitude, la fille des Mortemart s'efforça
de couvrir cette résolution d'un grand ridicule[11]. Bossuet protesta ; la
Montespan persista, reproduisit son thème avec variations, voulut avoir le
dernier mot. A l'ambassade de l'évêque, à ses exhortations apostoliques, la
favorite répondit en dépêchant près de la duchesse de La Vallière Mme Scarron
et ses conseils de femme prudente. Il y avait péril à passer de la vie molle
de la Cour à l'austérité du cloître. Ne convenait-il pas de s'éprouver
d'abord, de n'entrer au couvent qu'en qualité de bienfaitrice, jusqu'à ce que
Mme la duchesse vit bien si elle pourrait observer la règle ? Ainsi, elle
servirait Dieu paisiblement, en dévote séculière. La réplique de Louise fut
très nette : « Serait-ce là une pénitence ? Cette vie serait trop douce. Ce
n'est pas là ce que je cherche ». — « Mais pensez-vous bien, reprit la dame,
que vous voilà toute battante d'or et que, dans quelques jours, vous serez
couverte de bure » ? Louise, pour en finir, répondit que depuis longtemps
elle couchait sur la dure, portait le cilice, s'imposait toutes les
austérités des carmélites[12]. Beaucoup
plus tard (1703),
Mme Scarron, devenue marquise de Maintenon, citait ces simples réponses de
Louise comme un bel effet de la grâce. Qu'elle ait alors si bien apprécié
cette conversion sincère, on en peut douter. Un écho de ces propos du monde
est resté dans une lettre de Sévigné, du 15 décembre 1673 : « Mme de La
Vallière ne parle plus d'aucune retraite : c'est assez de l'avoir dit. Sa
femme de chambre s'est jetée à ses pieds pour l'en empêcher. Peut-on résister
à cela ?[13] » Presque en même temps, la
même dame, souvent mieux inspirée, exaltait la dévotion de la Marans, sœur de
la Montalais, et celle de Mme de Thianges, sœur trop connue de la Montespan,
qui était « tout à fait dans le bel air de la dévotion[14] ». Tout en
essayant de tourner en ridicule la résolution de Louise, Mme de Montespan,
très méchante, mais très perspicace, ne se méprenait pas sur son caractère
irrévocable. Telle fut aussi l'idée du roi. Ce n'est pas que La Vallière ni
ses amis osassent lui parler ; mais, par d'autres voies, Louis savait tout.
Avant de se prononcer, le roi devait parer à deux dangers que sa
toute-puissance n'avait pas pu jusque-là conjurer, à la revendication de la
femme par le mari, à celle des enfants par l'homme que la loi déclarait leur
père. Montespan, ce personnage dangereux et bizarre, avait de terribles représailles
à exercer contre le ravisseur de sa femme ; il pouvait chercher, réclamer,
avouer les enfants de la marquise. Le sang royal livré à ces vengeances ?
Quel sacrilège ! Et cependant, pour changer ces craintes en réalités, il
suffisait de l'indiscrétion d'une Heudicourt ! Louis résolut de prendre les
devants et de légitimer ses enfants adultérins ! Assurément
il était facile au roi de signer des lettres de légitimation. Ne l'avait-il
pas déjà fait ? Seulement, on rencontrait cette fois un gros obstacle. Nommer
la mère, c'était révéler que les prétendus légitimés étaient des enfants très
légitimes tant que leur père légal, Montespan, ne les désavouait pas. D'autre
part, si bien qu'on consultât les précédents, on n'en trouvait pas sans
mention de la mère. Henri IV, ce grand légitimateur avait toujours nommé les
mères. Non pas que le roi au triple talent ne se fût trouvé en cas semblable
à celui de son petit-fils ; il avait eu à légitimer César de Vendôme et
Antoine de Moret, nés, l'un de Gabrielle d'Estrées, femme du sieur de
Liancourt, l'autre de Jacqueline de Bueil, mariée au sieur de Harlay. Mais Henri,
avec plus ou moins de bonne foi, avait pu dire dans ses lettres patentes : «
Nous sçavions que le mariage étoit
nul et sans jamais avoir eu aucun effet, comme il s'est justifié par le jugement
de séparation et de nullité dudit mariage qui s'en est depuis ensuivi ».
Or, Mme de Montespan avait eu deux enfants, en droit deux Montespan, et aucun
jugement n'avait prononcé la nullité de son mariage. Donc, impossibilité absolue
de nommer la mère. Ah ! si La Vallière avait voulu ! Mais La Vallière ne
poussa pas la complaisance jusqu'à se laisser déclarer mère des fils et des
filles de sa rivale. Ces
inquiétudes tourmentaient depuis longtemps le roi, et, au commencement de
1673, la naissance prochaine d'un nouvel adultérin les surexcitait encore.
C'est à ce moment, coïncidence bien inattendue, qu'une requête de Mme la
duchesse de Longueville, pénitente à Port-Royal, donna les moyens de
régulariser la situation des enfants de la marquise, pécheresse publique et
endurcie. Le
comte de Saint-Pol, tué au passage du Rhin, avait par testament prie sa mère,
Mme de Longueville, de solliciter la légitimation d'un enfant naturel qu'il
désignait. Cet enfant, il l'avait eu d'une femme mariée que la voix publique disait être la maréchale de la Ferté[15]. Encore une cliente de la
Voisin ! Par quel raisonnement la duchesse fut-elle amenée à déférer à ce vœu
de son fils ? On ne sait. Toujours est-il que des lettres patentes du 7
septembre 1673 déclarèrent le chevalier d'Orléans fils du comte de Saint-Pol,
sans parler de sa mère[16]. On pouvait dès lors en faire
autant pour les enfants inavoués de Mme de Montespan. Des
quatre qui étaient venus au monde, un, l'aîné, n'existait plus. Restaient
deux garçons : Louis-Auguste et Louis-César, et une petite fille née le 1er
juin 1673, à Tournai. Vers la mi-décembre, tout paraissait prêt pour leur
reconnaissance, lorsqu'on s'aperçut d'une grave omission. On avait bien
trouvé le moyen de légitimer ces enfants sans nommer la Montespan, mais il
était absolument impossible de le faire sans les nommer, eux. Or, la petite
fille, dernière venue de cette génération créée sans mère, n'avait point même
de nom de baptême. Aussi, le 18 décembre, la présentait-on à un prêtre de
Saint-Sulpice. Le parrain, petit garçon de trois ans à peine, avait pour
procureur un ecclésiastique. La marraine était une grande et belle dame.
Après la cérémonie, il fallut en rédiger l'acte, conformément à l'ordonnance
royale. Au commencement, tout alla bien : « Le dix-huitième jour de décembre
a esté baptizée
Louise-Françoise, née le premier jour de juin de l'année présente. » Née de
qui ? Ici premier arrêt : on laissa un intervalle en blanc et l'on continua.
« Le parrain, Louis-Auguste. » Quel nom de famille a le parrain ? autre
embarras, autre intervalle. « Tenant pour luy comme
procureur messire Thomas Dandin, prestre ; la
marraine, dame Louise-Françoise de La Baume Le Blanc, duchesse de La
Vallière. » Thomas Dandin et la duchesse signèrent, et ce fut tout ce qu'on
put préciser. La difficulté de formuler certaines énonciations subsista, et
jusqu'à nos jours, l'acte resta caché par une bande de papier qu'on appliqua
tout d'abord dessus[17]. Louis-Auguste était le futur
duc du Maine, et la filleule de Mme de La Vallière, c'était la propre fille
de la Montespan. Deux
jours après, le 20 décembre, le Parlement enregistrait des actes de
légitimation dont le préambule était d'ailleurs fort court : « Louis, par la
grâce de Dieu, etc. La tendresse que la nature Nous donne pour Nos enfans, et beaucoup d'autres raisons qui augmentent
considérablement en Nous ces sentimens, Nous
obligent de reconnaître Louis-Auguste, Louis-César et Louise-Françoise[18]. » Le premier fut nommé
duc du Maine ; le second, comte de Vexin ; la troisième, demoiselle de
Nantes. Aux enfants rien ne manquait ; mais pour la mère, quelle différence
entre ces lettres et celles de 1667, où les singuliers mérites de la
bien-aimée Louise de La Vallière étaient si fortement proclamés ! L'orgueilleuse
Montespan dut se contenter de ce « beaucoup de raisons ». Le
Parlement enregistra, la Cour des comptes approuva, comme il convenait, sans
mot dire. Nul ne soupçonna que ce nom de Louise-Françoise, porté par la
petite Mlle de Nantes, avait été donné par Louise de La Vallière. Suprême
abnégation, cette femme excellente admettait comme son enfant spirituelle la
fille de l'homme objet de son unique amour, et de la rivale qui l'avait
abreuvée de dégoûts. C'était beaucoup, mais pas encore assez pour qu'on lui accordât
sa liberté. Si la situation des enfants de la Montespan se fortifiait, celle
de leur mère restait périlleuse. Deux
ans déjà passés, en 1671, la toute-puissance royale n'avait pu obtenir un
jugement de séparation de corps. La nécessité pressant,
on rechercha le marquis. Cet homme si fier et si résistant pliait sous le
malheur. Sa mère était mourante ; il désirait rentrer et la revoir. L'exil
encore avait consommé sa ruine. Ses biens étaient saisis, mis en vente, et
ses enfants, ses deux enfants à lui, allaient être réduits à la misère. Le
moment était donc opportun[19] pour négocier une séparation
entre la marquise et son mari[20]. Montespan, plongé dans un
deuil nouveau, accablé, résigné, prêta les mains à tout ce qu'on lui demanda.
La séparation de corps fut prononcée. Il
semblait dès lors qu'on n'eût plus d'objections à faire au projet de Louise
de La Vallière, et cependant on gardait le silence. Trop sensible à ces
méchants procédés, l'esprit abattu, la duchesse se laissa envahir par ces
désordres nerveux qu'on appelait alors des vapeurs. Elle s'en voulait de sa
faiblesse et restait toujours faible. Nul secours ne lui venait pour le
règlement de ses affaires temporelles, très embrouillées. De plus en plus,
elle comprenait qu'il lui faudrait subir cette mortification d'aborder, ou,
suivant son humble expression, « d'importuner le maître[21] ». Ce maître cependant
connaissait ses projets, ses embarras, ses tourments ; mais, comme il n'en
parlait pas, les plus hardis, Bossuet lui-même, se taisaient devant lui[22]. Le
grand roi Louis XIV avait la prétention de ne donner à la galanterie que
certaines heures, et comme toutes appartenaient à Mme de Montespan, Louise et
sa requête ne pouvaient plus que l'importuner. En outre, ce prince, qui
par-dessus tout s'aimait, redoutait alors un départ autrement cruel que celui
d'une ancienne maîtresse. La fortune semblait se retirer de lui. La campagne
de 1673 avait mal fini pour ses armes ; il était forcé d'abandonner ses
conquêtes de Hollande et même ses alliés. Par surcroît de malchance,
l'officier général chargé de cette triste et humiliante mission se trouva
être Bellefonds, l'ami, l'inspirateur de La Vallière. Plus généreux que sage,
il ne craignit pas, lui, de redire au roi ce que le roi savait trop, combien
cet abandon de ses alliés serait exploité par ses ennemis[23]. La guerre, une longue guerre,
des coups terribles et inattendus pourraient seuls rétablir son prestige et
venger sa gloire offensée. Le maréchal avait raison au fond, tort dans la
forme ; il fut rappelé et de nouveau disgracié. Louise resta de plus en plus
isolée. Le roi
cependant avait décidé que le carnaval de 1674 serait brillant. On commença
la fête à Saint-Germain. Comédie et grand opéra tous les jours ; bal toutes
les semaines[24]. Pour donner plus d'animation,
Louis se remit à danser. C'est au milieu de cette gaieté factice qu'on imposa
à la duchesse de La Vallière une dernière épreuve. Des
deux enfants de Louise, l'un, M. l'amiral, âgé de six ans. était
à peine hors de gouvernante. Mais l'autre, Mlle de Blois, entrée dans ses
huit ans, enfant de belle venue, d'intelligence vive et précoce, étonnait
déjà ses maîtres, surtout ses maîtres à danser. Encore à la bavette, on
résolut pourtant de la produire dans le monde[25]. Quelle mère se refuserait le
plaisir d'admirer la première toilette de bal, les premières danses de sa
fille ? Louise vit la sienne chez Mme Colbert, répétant ses pas, préparant
ses effets, émerveillant Mme de Sévigné. Le 12 janvier, Marie-Anne, vêtue de
velours noir, parée de diamants comme une dame, entra au bal. Un prince,
presque aussi jeune qu'elle, le prince de la Roche-Aymon, un Conti, lui
donnait la main. On eût dit deux fiancés. Le 15, dans une autre réunion de
petits garçons et de petites filles, Mlle de Blois fut proclamée un «
chef-d'œuvre ». Le 24, même succès. Ce fut le grand événement du mois de
janvier. Les
amis de Louise ne laissèrent pas d'être préoccupés de cette diversion. On
inquiéta Bellefonds, qui écrivit à l'aspirante carmélite. Elle répondit
aussitôt : « Pour de la sensibilité, j'en ai, et l'on a eu raison de vous
dire que Mlle de Blois m'en a donné. Je vous avoue que j'ay eu de la joye de la voir, jolie comme elle étoit.
Mais, en même temps, j'en avois du scrupule. Je l'avoue ; mais elle ne me retiendra
pas un seul moment. Ce sont des sentiments, bien opposés, mais je les sens
comme je vous le dis[26]. » Et, en effet, elle ne
pouvait sentir autrement. Marie-Anne- était si peu sa fille ! Louise
l'appelait mademoiselle. L'enfant répondait par : belle-maman. Impression
plus douloureuse encore : cette petite inconsciente souriait à la Montespan,
sollicitait les éloges de ce bourreau de sa mère : « Madame, vous ne regardez
pas aujourd'hui vos amies[27]. » On se demandait où cette
enfant prenait toutes ces jolies « petites chosettes-là » ! Décidée
à se séparer d'eux, Louise voulut laisser à son fils et à sa fille un
souvenir. La
Vallière s'était déjà fait peindre avec ses deux enfants. Elle est assise,
vêtue en duchesse, un large manteau bleu tombant de ses épaules sur ses bras
et jusqu'à ses pieds. A sa gauche Mlle de Blois, à sa droite le petit
Vermandois qui incline et repose sa tête sur les genoux de sa mère. La sœur
aînée montre du doigt une petite épée posée sur un coussin. Louise, le bras
étendu vers un vase de fleurs, en a cueilli une qui paraît s'effeuiller entre
ses doigts. Ce tableau a subi d'étranges identifications, exposé au château
d'Eu, comme représentant la princesse Palatine et ses deux enfants ; au
château de Windsor, comme représentant Henriette d'Angleterre, son fils et sa
fille. Il était en quelque sorte perdu sous ses fausses attributions. Ne
donna-t-il pas pleine satisfaction à Louise de La Vallière ? Trouva-t-on un
peu trop d'ostentation dans son manteau ducal ? Toujours est-il qu'elle posa
encore devant Mignard dans la même attitude, mais avec une grande
modification, quant à ses enfants. A ses pieds, l'artiste représenta le comte
de Vermandois. Le jeune amiral, assis sur un coussin, tient un compas et
prend des mesures sur une carte où l'on voit la France, l'Espagne,
l'Amérique. De l'autre côté, Mlle de Blois, en robe à ramages, est debout,
accoudée à une table ; sa main gauche touche un vase de fleurs ; de sa
droite, elle montre des feuilles de roses tombées sur la table et deux
livres. La duchesse est assise sur un fauteuil : corsage en soie blanche,
doublé de soie rose ; passements d'or, échelle de rubis ; manches bouffantes,
un cercle au milieu ; de la manchette sort l'avant-bras gauche. La main
indique à terre une bourse pleine de jetons d'or, des cartes, un as de cœur
placé en évidence, des bijoux dans une cassette ouverte, un masque, une
guitare. Jeu, parure, travestissements sont ainsi foulés aux pieds. La
duchesse appuie le bras droit sur la table et tient dans ses doigts une rose qui
s'effeuille. Près de ces symboles du passé, deux livres indiquent l'avenir,
l'Imitation et la Règle de sainte Thérèse. A la base d'une
colonne on lit : Sic transit gloria mundi. Enfin,
sur un livre de musique, ces paroles sont notées : Le
monde étale en vain sa pompe et ses appas, J'escoute la voix qui m'appelle. Que
l'on méprise aisément, Pour jouir d'une gloire éternelle, Celle qui passe en
un moment, Celle
qui passe en un moment ![28] Vers
médiocres, pensée juste. Louise poursuivait la réalisation de son projet,
lentement, mais sûrement, sans affectation, mais de bonne foi. Elle répétait
chaque jour qu'elle allait parler au roi et n'en faisait rien. « Voilà toute
ma peine, écrivait-elle une fois de plus à Bellefonds ; priez Dieu pour moi
qu'il me donne la force qu'il me faut pour cela. De me retirer et de me faire
religieuse ne me coûte rien et de parler me coûte infiniment. Je m'expose à
vous telle que je suis. Ne m'en aimez pas moins, je vous prie[29]. » Un bon juge, qui la voyait
presque journellement, disait : « La droiture, qui paroît
dans son cœur, entraîne tout[30]. » En
effet, sans violence, mais irrésistiblement, semblable au flux de la mer en
temps calme, la ferme volonté de cette femme si douce surmonta toutes les
difficultés. Il s'en présentait sans cesse et de bien inattendues. Entre la
pénitente et les carmélites se dressèrent les créanciers. Louise, elle en a
fait l'aveu, était mauvaise ménagère. L'argent coulait entre ses mains
libérales. Elle ne devait pas moins de 150,000 livres et ne possédait rien
pleinement. Vaujours était un majorat. En prononçant ses vœux, Louise
prononçait sa déclaration de mort civile, et Vaujours, fonds et revenus,
passait à sa fille. Aussi demandait-elle du secours à Colbert qui, les yeux
fixés sur le sphinx Louis XIV, ne répondait rien. Enfin le maître parla. Il
autorisa le comte de Vermandois, enfant de six ans, à prêter ces 150,000
livres à sa mère, avec intérêts de droit. Tout fut réglé, et, le 19 mars,
Louise écrivit à celui de ses amis qu'elle aimait le plus parce qu'il lui
montrait la plus rude amitié : « Enfin, je quitte le monde ; c'est sans
regret, mais ce n'est pas sans peine. » Elle ajoutait : « Ma foiblesse m'y a retenue assez longtemps sans goût, ou,
pour parler plus juste, avec mille chagrins. Vous en sçavez
la plus grande partie, et vous connoissez ma
sensibilité ; elle n'est point -diminuée, je m'en aperçois tous les jours, et
je vois bien que l'avenir ne me donneroit pas plus
de satisfaction que le passé et le présent. Vous voyez bien que, selon le
monde, je dois être contente ; pour selon Dieu, vous jugez -bien que je sens comme je dois les grâces abondantes qu'il répand sur
moi, qui suis si indigne d'en recevoir. Je me sens vivement pressée d'y
répondre, et de m'abandonner absolument à lui. Tout le monde part à fin d'avril,
et moi je pars aussi, mais c'est pour aller dans le plus sûr chemin du ciel.
Dieu veuille que j'y avance, comme j'y suis obligée, pour obtenir le pardon
de mes péchés. Je me trouve dans des dispositions si douces et si résolues,
et même si dures — tout cela paraît opposé ; mais cependant je sens tout cela
en moi —, que les personnes à qui je me montre entièrement, admirent de plus
en plus l'extrême miséricorde de Dieu en mon endroit. Je perds M. de Condom ;
Mgr le dauphin fait le voyage. Je l'avois engagé à faire le sermon de la
prise d'habit. S'il n'est pas revenu dans le temps que l'on me jugera capable
de le prendre, je crois que je choisirai le Père Bourdaloue. Il nous a prêché
une Passion merveilleuse et propre à : toucher les plus endurcis ; je l'ai
entretenu, il y a peu de jours ; il me plaist fort,
et il est tellement pénétré des vérités qu'il prêche, que cela fait plaisir.
» Bien
qu'à demi pénitente, Louise de La Vallière gardait encore des sentiments tout
féminins. On le voit par les passages qui précèdent. Ceux qui suivent sont
aussi bien remarquables. « Pour M. de Condom, c'est un homme admirable par
son esprit, sa bonté et son amour de Dieu. Je ne manquerai pas de l'exhorter
à continuer de vous écrire. De votre côté, exhortez-le aussi d'avoir le moins
de commerce qu'il pourra avec les gens dangereux. Vous m'entendez bien. Ses
intentions seront toujours de la dernière pureté, mais il faudroit
en avoir autant que lui pour en juger équitablement. C'est le voyage qu'il va
faire qui : me fait parler comme je fais. Vous sçavez
qu'à Tournay il falloit avoir plus de commerce que
l'on auroit voulu et il faut être sur ses gardes.
Cela est bien hardi de donner des conseils à de tels gens ; mais l'on
pardonne tout à une demi-pénitente, qui espère bientost
être en lieu de l'être tout à fait. Je suis très obligée à M. de Grenoble de
me parler comme il fait ; vous sçavez que la dureté
ne me déplaist pas et qu'elle ne m'a jamais fait
peur, malgré la foiblesse de mon tempérament, et
pour moi-même je serai : du vôtre. Continuez-moi vos prières et vos conseils,
et ceux de vos amis ; je tâcherai d'en profiter, et vous pro- mets pour
reconnaissance de ne vous oublier jamais devant Dieu. » Ce
sentiment délicat, cette honnête jalousie donnent l'idée de ce que La
Vallière a dû souffrir pendant de longues années, quand l'homme, unique objet
de son affection, avait fail d'elle le témoin forcé et le chaperon de ses
amours avec une rivale. En
attendant la réalisation des accords intervenus entre le roi et le marquis de
Montespan, un dernier mois d'inaction fut imposé à Louise. Un mois à
Versailles, dans ce palais dont toutes les merveilles lui avaient été jadis
présentées comme un hommage à sa beauté, à deux pas de ce pavillon de la rue
do la Pompe, où l'on avait juré de l'aimer toujours ! Fut-il
jamais noviciat pareil ? Enfin toute opposition disparut. La liberté,
cette suprême épreuve des volontés incertaines, trouva et laissa inébranlable
la résolution de la femme repentante. « Vous
savez, Seigneur, avait-elle dit, vous savez ce que je suis ; le peu de
stabilité qu'il y a dans mes meilleurs désirs, et comment les images du monde
effacent toutes les impressions de votre grâce dans mon cœur ; — combien
l'espérance d'un vain plaisir et d'une bagatelle me remplit et m'occupe, et
comment les louanges et l'estime du monde me font tourner la tête et
m'enivrent de leur fumée ; — enfin, Seigneur, vous connoissez,
beaucoup mieux que moi-même, combien je suis susceptible du mal, peu ferme dans
le bien et jamais dans un état de consistance devant vous ; — c'est ce qui
fait, Seigneur, que ne pouvant jamais m'assurer de moi-même, mon cœur se
tourne vers vous au jour de son affliction et dans tous ses besoins. » Dieu
exauça enfin sa prière. On entendit cette jeune femme, à peine âgée de trente
ans, pleine de vie et dans la fleur si belle encore de sa seconde jeunesse,
marquer avec assurance le jour où elle s'ensevelirait aux Carmélites. Les
cœurs les plus froids se sentirent émus[31]. Il
était dit toutefois qu'aucune mortification ne serait épargnée à cette âme si
sensible et si délicate. Colbert avait bien reçu l'argent nécessaire au
payement des créanciers de la duchesse ; mais Louise, on l'a dit, avait
d'autres dettes, toutes morales et d'autant plus pressantes, envers sa mère
d'abord, la vieille Saint-Remi, qui aurait été si heureuse de vivre chez sa
fille titrée, rentée, mariée et de s'y trouver avec un gendre moins fier que
le roi[32] ; envers ses deux sœurs, dont
l'une, Mme de Hautefeuille, avait plus de famille que de fortune ; envers
quelques cousins et cousines dont elle n'avait pas eu toujours à se louer ;
enfin, envers quelques domestiques fidèles. Cette situation pénible, le roi
la connaissait et n'en parlait pas. Louise dut se résigner à importuner
encore une fois le maître. Le 18 avril, elle rassembla ses pierreries et les
lui fit remettre pour qu'il les partageât entre son fils et sa fille. En même
temps, elle soumit timidement une liste des pensions qu'elle désirait accorder
: deux mille écus par an à sa mère ; deux mille livres à sa sœur mariée ;
cent livres à chacun de ses domestiques. Elle donnait encore quelques
souvenirs, bagues, bracelets, menus bijoux à des personnes amies. Louis, par
un mot de sa main, autorisa ces libéralités[33]. Le 20
avril 1674, la duchesse commença ses visites d'adieu. Elle les fit sans
ostentation comme sans faiblesse. On eût dit une princesse prenant congé
d'une cour hospitalière. Cette cour avait un souverain. Louise de La
Vallière, duchesse de Vaujours, cousine du roi, mère de deux enfants du roi,
devait avant de partir prendre congé du roi. Louis ne put maîtriser son
émotion. L'esprit de sacrifice chez les autres touchait profondément cet
égoïste. Il pleura. La femme se montra plus forte que l'homme. Craignant
quelque inutile retour de tendresse. Louise salua et se retira. C'est cet
héroïque moment que le duc de Montausier choisit pour dire à la duchesse
qu'elle donnait un exemple assurément très édifiant, mais qu'elle eût mieux
fait de prendre ce parti beaucoup plus tôt[34]. Et dire que c'était la
vertueuse femme de ce bourru qui en 1664, à Vincennes, avait poussé Louise,
hésitante et honteuse, dans le salon des reines offensées ! De ces
reines une seule survivait, Marie-Thérèse, qui depuis longtemps avait
pardonné. Mais Louise ne se pardonnait pas à elle-même. Elle résolut de faire
des excuses devant toute la cour. La boutade de Montausier eut alors pour
pendant l'épaisse sottise de la maréchale de la Motte. Bonne mère, cette
grosse et grasse personne avait en 1661 soustrait sa fille aux recherches du
roi ; tante médiocre, -elle eût vu volontiers, deux ans plus tard, sa nièce
devenir favorite. Cette intendante des nourrices admettait que Louise
présentât des excuses, mais, à son sens, « elle ne devait pas dire cela
devant tout le monde ». « Comme mes crimes, répliqua Louise, ont été publics,
il faut que la pénitence le soit aussi[35]. » Et elle se jeta aux pieds de
la reine, et cette noble femme la releva, et, l'embrassant, l'assura une fois
de plus de son pardon. Cependant
la grandeur et l'émotion de ces adieux finissaient par inquiéter la Montespan[36]. Elle accapara la jeune femme
et l'emmena « chez elle », car on ne disait -déjà plus « chez les Dames ».
C'est là que Louise de La Vallière fit son dernier souper à la cour. C'est là
que Mademoiselle de Montpensier, dont la rancune ne désarmait pas, vint lui
dire un adieu de curiosité. Le
lendemain[37], la duchesse se rendit à la
messe du roi, qui, comme la veille, ne put retenir ses larmes. Une heure
après, ses yeux étaient encore rouges. Au sortir de :la chapelle, Louise
monta dans un carrosse. Ses deux enfants l'accompagnaient. Des amis, des
parents occupaient une autre voiture. On était en avril, ce mois frais et
gai, où tout dans ce monde s'ouvre à l'espérance. Treize ans en çà jour pour
jour, « la petite » La Vallière, demoiselle d'honneur, partait pour
Fontainebleau, innocente et joyeuse. A cette heure, elle s'en allait vivante
au tombeau. En 1674, comme en 1661, la cour était rassemblée. La foule se
porta sur le passage de la duchesse, qui avait revêtu une robe d'apparat. A
peine âgée de trente ans, jamais on ne l'avait vue plus belle. On pleurait et
on l'admirait à la fois. On eût dit des obsèques ; on eût dit un triomphe.
Louise quittait le monde comme il convenait à sa nature aimable et souriante,
et le monde recueillit et conserva d'elle le gracieux souvenir qui le charme
encore aujourd'hui. La
lourde porte du couvent se referma sur la pénitente. Plusieurs personnes,
voulant l'effrayer, avaient dit à la duchesse qu'elle serait bien étonnée
quand elle entendrait ce bruit lugubre. Tout au contraire, elle ne sentit que
de la joie. « Ma Mère, dit-elle à la Révérende Mère Claire du
Saint-Sacrement, alors prieure, j'ai fait toute ma vie un si mauvais usage de
ma volonté ! mais je viens la remettre entre vos mains pour ne plus la
reprendre[38]. » On la conduisit devant
l'autel. Elle s'offrit à Dieu, demanda comme une grâce de revêtir
immédiatement l'habit religieux. Elle voulut, autant que possible, anticiper
sur des vœux qu'elle ne pouvait encore prononcer. Le soir même de son entrée,
elle coupa ses cheveux. Ce sacrifice essentiellement féminin fut presque
aussitôt connu de tout Paris. Quand on sut que cette blonde chevelure était
tombée sur les dalles d'une cellule, on ne douta plus que La Vallière ne se
fût cloîtrée pour toujours[39]. Le lendemain, la cour partit pour la Franche-Comté. Pendant la première étape, on discourut sur la retraite de la favorite. Dix lieues plus loin, on n'y pensait plus. « Après tout, insinuait la Grande Mademoiselle, ce n'était pas la première pécheresse qui se fût convertie. » Le frère de Louise suivait la cour, et Seignelay se chargeait de le distraire. Louis était tout à la Montespan, sans un souvenir pour la femme sincère et désintéressée qui n'avait vécu que pour lui. |
[1]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 358.
[2]
Gazette de France, 1673, p. 1240. Guiche fut enterré dans la chapelle de
Saint-Antoine de Padoue. Dans l'Histoire de la guerre de Hollande, t. I,
p. 113, la Haye, 1689, on rapporte que Guiche mourut de chagrin de s'être
laissé battre dans une escarmouche. « D'autres crurent qu'il avoit été empoisonné ; car on veut toujours que les grands
seigneurs ne meurent pas comme les autres. » V. encore Correspondance de
Roger de Rabutin, t. II, p. 321.
[3]
Mgr DE FROMENTIÈRES, Sermon
pour la vêture de madame de La Vallière, à la suite des Lettres, p.
177.
[4]
V. le chap. XV du Chemin de perfection, ouvrage de sainte Thérèse.
[5]
Lettres de madame de La Vallière, lettre II.
[6]
Lettres de Madame de La Vallière, lettre du 21 novembre 1673.
[7]
V. deux articles de M. Giraud dans le Correspondant du 25 janvier et du 25
février 1877, Madame de La Vallière, d'après des documents inédits. M.
Giraud a confondu le duc de Beauvilliers avec son père, Saint-Aignan.
[8]
Lettre de Bossuet au maréchal de Bellefonds, 25 décembre 1673. Œuvres de
Bossuet, t. XI, p 19.
[9]
V. lettres du 20 décembre et du 28 novembre 1673, publiées dans un article du Correspondant,
25 février 1877, Madame de La Vallière et son temps, par M. GIRAUD. L'auteur de
l'article attribue ces lettres au duc de Saint-Aignan ; mais c'est une erreur
évidente, comme nous le démontrerons plus tard.
[10]
Lettres du 21 novembre et du 10 décembre 1673.
[11]
BOSSUET, lettre
du 25 décembre 1673.
[12]
Mme DE MAINTENON, Entretiens
sur l'éducation des filles, p. 139. Les Entretiens datent de 1703.
[13]
Lettre du 10 décembre 1673. Le fait est possible ; mais j'ai trouvé dans un
acte conservé à la bibliothèque municipale de Saint-Germain, la mention d'une
somme de 6.000 livres accordée à l'abbaye de Poissy par La Vallière, comme dot
d'une demoiselle à son service, Mlle Deu, qui s'est
faite religieuse vers 1674 dans ce monastère. Cette demoiselle s'appelait Den
(var. Doen) de la Fresnaye
; M. Ch. Bonnet (op. cit.,
p. 16), publie un acte du 20 septembre 1670, relatif à la même personne. Ce
travail contient encore deux ou trois pièces très curieuses, mais dont le texte
n'est pas suffisamment établi.
[14]
Lettres du 1er et du 5 janvier 1674. Mme l'abbesse de Fontevrault ne croyait
guère à la dévotion de sa sœur. V. P. CLÉMENT, G. de Rochechouart, p. 115.
[15]
SAINT-SIMON, Mémoires,
t. VII, p. 34, édit. Hachette, 1865. — Mme DE CAYLUS, Mémoires, p. 40. — COUSIN, Madame de Sablé, p. 289, édit. in-8°.
[16]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 358-400. — SAINT-SIMON, Mémoires,
t. Vif, p. 81. — Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 411, 414 ; Histoire
de la maréchale de la Ferté, ibid., t. III, p. 330.
[17]
JAL, Dictionnaire,
v° La Vallière. M. Jal, à qui l'on doit cette intéressante découverte de
l'acte, n'a pas vu qu'il s'appliquait à une fille de la Montespan. Notons à
cette occasion que Jal, en citant un acte de baptême du jeune Louis-Anne
Jourdan de la Salle, où La Vallière figure comme marraine, a indiqué par erreur
la date du 22 avril 1662. L'acte conservé à la mairie de Saint-Germain est daté
du 22 avril 1671. Il est signé : Louise Françoise de la Baume le Blanc,
duchesse de La Vallière. Enfin, le même savant cite une permission donnée, en
1671, à la duchesse par le roi, de peupler son duché de bêtes fauves. Il faut
lire dépeupler.
[18]
Recueil des pièces pour et contre les princes légitimés, t. II, p. 371.
[19]
Lettres inédites des Feuquières, t. II, p. 436. Les correspondances
publiées dans ce recueil sont des plus curieuses ; mais l'édition est bien
fautive. Ainsi, la lettre où nous trouvons ce passage : « La mère de M de
Montespan est morte ; il est dans une très grande dévotion », lettre de
Mme de Saint-Chamont à Isaac de Feuquières, est datée : « Paris, le 5 mai
1674 ». Il est évident, par le texte, qu'il faut lire, non Paris, mais Pau.
[20]
N'ayant plus l'espoir de revenir sur cette période de l'histoire de Mme de
Montespan, je dois dès maintenant prouver ce que j'avance. Que Montespan ait
prêté les mains à tout, cela résulte d'une lettre du 17 juin 1674 de Colbert à
Louis XIV. (P. CLÉMENT,
Madame de Montespan, p. 223.) Or, dès le 28 avril 1674, Mme do Montespan
avait lancé son assignation. (P. CLÉMENT, ibid., p. 365.) Il n'est pas admissible qu'on ait
recommencé la procédure sans s'être assuré des intentions du marquis, et cela
n'avait. pu prendre moins d'un mois, soit qu'il fût
encore exilé en Espagne, soit qu'il fût revenu en Béarn, près de sa mère
mourante. Disons encore que son attitude au procès fut très digne. Il discuta
surtout dans l'intérêt de ses enfants, et, sur ce point, les agents du roi
durent lui céder.
Mes jeunes confrères, MM. Lemoine et Lichtenberger (De
La Vallière à Montespan), mettant en œuvre des documents découverts par M. Paquier, archiviste de la Haute-Garonne, présentent
Montespan sous un jour moins favorable. Ils le traitent même comme un brutal
et, qui pis est, comme le marchand de son honneur. Je crois qu'un avocat du
marquis aurait beaucoup à discuter dans ces accusations échafaudées autrefois
par les agents d'Amphitryon, et, en ce qui me concerne, j'ai peine à croire qu'on puisse jamais démontrer que c'est Montespan qui a
commencé.
[21]
Lettre de Louise de La Vallière à Bellefonds, du 11 janvier 1674.
[22]
Lettre de Bossuet à Bellefonds, du 25 décembre 1673.
[23]
C. ROUSSET, Histoire
de Louvois, t. II, p. 10.
[24]
Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 8
janvier 1674, t. III, p. 358, éd. Hachette.
[25]
Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 8
janvier 1674, t. III, p. 358.
[26]
Lettre du 8 janvier 1674.
[27]
Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 19
janvier 1674, t. III, p. 378.
[28]
V. à l'Appendice l'article Iconographie. La poésie dont ces vers sont
détachés a été mise en musique. Mon ami, M. Théodore Dubois, a bien voulu faire
rechercher si cette pièce se trouvait dans la Bibliothèque du Conservatoire.
Ses rechercher sont restées infructueuses.
[29]
Lettre du 8 février 1674.
[30]
Lettre de Bossuet, 8 février 1674.
[31]
« Qu'y a-t-il de plus aimable que de vous voir soutenir au milieu de la cour ce
dessein généreux ? Souffrir que tout le monde vous en parle, marquer le jour
précis de son exécution ? » FROMENTIÈRES, Sermon pour la vêture de madame de La Vallière.
[32]
« Le roi n'aimoit ni estimoit
sa mère ; et même, elle navoit pas la liberté de la
voir (La Vallière) souvent. » Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 358.
[33]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 358. — LETI,
Teatro Gallico,
t. II, p. 89, dit que le roi répondit par un billet de sa main : « Con biglietto di propria mano. » Bien
que, pour les temps antérieurs, Leti ait écrit légèrement, il mérite sur ce
point plus de crédit. Cf. ce qui a été rapporté plus haut de deux ordres donnés
par Louis XIV à l'intendant du comte de Vermandois. M. l'abbé DUCLOS, Mme de La
Vallière, t. II, p. 534. Des lettres patentes du 5 avril 1675 confirmèrent
l'établissement des pensions. P. ANSELME, t. V, p. 475.
[34]
G. LETI, Teatro Gallico, t.
II, p. 90. « Madame, voici le plus grand exemple d'édification qu'on puisse
donner au monde, et je m'étonne qu'une dame d'un esprit si élevé ait tant tardé
à prendre cette sainte résolution. » V., sur la duchesse, les Mémoires de
René Rapin, t. III, p. 430,
[35]
Correspondance de Roger de Rabutin, t. II, p. 344. Le texte est de Bussy
qui, étant alors à Paris, prit une note.
[36]
« Tous ces adieux cependant fatiguoient fort Mme de
Montespan ; soit -qu'elle craignît que la pitié dans
le cœur du roi ne réveillât l'amour, soit pour quelque autre raison, il parut
qu'elle avoit grand impatience que la duchesse fût
dans un couvent. » Correspondance de Roger de Rabutin, l. c.
[37]
Selon la Gazette de France, ce fut le 19 avril que Mme de La Vallière
centra aux Carmélites. V. année 1674, p. 520.
[38]
Lettre circulaire. P. CLÉMENT,
Réflexions, t. II, p. 169.
[39]
Lettre circulaire de la prieure des carmélites. V. P. CLÉMENT, Réflexions, t. II, p.
129. Bussy-Rabutin le savait. Selon lui, Louise se serait coupé les cheveux
elle-même.