LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — 1667-1674

 

CHAPITRE VI. — FÉVRIER 1671 - AVRIL 1672.

 

 

Le dimanche 7 février 1671 fut marqué par deux fêtes d'un caractère bien différent. Le matin, toute la cour assista à la bénédiction donnée à l'abbesse de Fontevrault, Marie-Magdeleine-G abri elle de Rochechouart, « sœur de Mme de Montespan[1] ». La Gazette de France prit soin de rappeler ce détail au lecteur. Le soir, toute la cour se rendit à l'hôtel de Guise, éclairé par deux mille lanternes. On offrait, à l'occasion des noces d'Henriette de Lorraine d'Harcourt, un grand souper que le roi et la reine honorèrent de leur présence[2] ; La Vallière y vint aussi sans doute, car Mme de Guise était son amie de Blois et du Luxembourg. Pour le mardi suivant, mardi gras, un grand bal était annoncé aux Tuileries[3]. Toutefois, il soufflait comme un vent d'inquiétude et le bal faillit être renvoyé. Ni Mme de Montespan, ni la duchesse de La Vallière n'y parurent[4]. « Jamais il ne fut une telle tristesse. » Qui eût soulevé tous ces masques, eût saisi sur chaque visage une même impression de surprise et de curiosité. Que se passait-il à l'appartement des Dames ?

Là, en effet, à quelques pas seulement de la salle de bal et de ces bruits et de cette musique, dont l'écho parvenait jusqu'à elle, Louise avait résolu de quitter le monde. Elle s'était enfin révoltée contre tant d'affronts prodigués par sa rivale, tolérés, encouragés par le roi ; et, comme rien n'est si hardi que la faiblesse poussée à bout, c'est au roi lui-même que cette femme humble et timide s'était adressée[5]. Soulagée par l'expansion franche de ses amertumes, désillusionnée, désespérant de voir passer « le règne de ses ennemis[6] », encore plus de les corriger par l'exemple, elle ne songeait désormais qu'à trouver un asile à sa douleur. Huit ans passés, elle s'était déjà vue en ce même palais, à cette même heure, triste, désolée, refusant de s'endormir tant que le pardon du roi ne lui aurait pas rendu le sommeil. A ce jour, elle ne pouvait même plus tromper sa tristesse par un vain espoir de retour. Le roi était au bal, et où il devait aller ensuite, elle ne le savait que trop. Fallait-il donc attendre qu'il lui jetât encore en passant son petit chien avec un : « Cela est assez bon pour vous ! »

Combien cette nuit de fête dut lui paraître longue ! Point même de préparatifs à faire pour remplir et abréger ces heures mortelles. Louise ne voulait rien emporter, et, comme elle tenait tout de l'amour du roi aimant, elle laissait tout au roi oublieux. Elle revêtit son habit gris de lin, l'habit de la petite La Vallière[7]. Impuissante à ressaisir l'innocence de sa jeunesse, elle voulait au moins en reprendre la pauvreté. Mais son fils ! mais sa fille ! Ni l'un ni l'autre notaient là pour lui tendre leurs petits bras ; Mme Colbert gardait les enfants du roi. Rien ne retenait l'abandonnée. A six heures, profitant des dernières ombres de la nuit, sans rien dire, laissant seulement une lettre à l'adresse de Louis[8], l'infortunée s'échappa pour la seconde fois et se dirigea vers le couvent de Sainte-Marie de Chaillot[9]. Elle y entra à l'aube de ce jour où l'Église rappelle à tous que, tirés de la poussière, ils retourneront en poussière. Mais, par un contraste chrétien, à ce terrible avertissement succèdent dans l'office des Cendres de consolantes paroles : « Voici ce que dit le Seigneur : Revenez à moi de tout votre cœur, par le jeûne, par les larmes, par les gémissements. Tournez-vous vers le Seigneur, car il est riche en miséricordes. Qui sait s'il ne vous fera pas miséricorde ? » Ce mot plein d'espoir, qui devait être plus tard le nom en religion de cette pauvre femme, est celui que l'office du jour ramenait le plus souvent sous ses yeux.

La conduite du roi, à la nouvelle de cette fuite imprévue, acheva de montrer le changement des temps. Il ne courut pas après Louise. Son départ pour Versailles eut lieu suivant l'ordre fixé la veille. A l'heure dite, il monta dans son carrosse. A ses côtés, prirent place Mme de Montespan et Mademoiselle de Montpensier. Cependant, une fois en chemin, Louis ne put se défendre de pleurer. La Montespan l'imita. Mademoiselle qui n'aimait pas La Vallière, mais qui pleurait alors assez volontiers, à l'Opéra, au bal, partout, pleura de compagnie. D'ailleurs, parfaitement maître de lui[10], le roi ne délaissa pas plus ce jour-là que les autres ses grands projets politiques ; sa correspondance en fait foi[11].

Néanmoins, réflexion faite, il résolut, pour quelle cause, on le verra, de ne point laisser Louise au couvent. Il dépêcha d'abord Lauzun, qui, personnellement, désirait maintenir une rivale devant son ennemie la Montespan[12].

Lauzun échoua. M. de Bellefonds éprouva le même refus.

A ce dernier, toutefois, dont elle estimait le caractère, Louise s'ouvrit plus librement. Elle le chargea de dire au roi « qu'elle auroit plus tôt quitté la cour après avoir perdu l'honneur de ses bonnes grâces, si elle avoit pu obtenir d'elle de ne le plus voir ; que cette faiblesse avoit été si forte qu'à peine étoit-elle capable présentement d'en faire un sacrifice à Dieu ; qu'elle vouloit pourtant que le reste de la passion qu'elle a eue pour lui servît à sa pénitence, et qu'après lui avoir donné sa jeunesse, ce n'étoit pas trop du reste de sa vie pour le soin de son salut[13]. » On croit entendre un écho du premier chapitre des Réflexions : « Est -ce trop (mon Dieu) pour réparer les scandales d'une vie où je n'ai fait que vous offenser, que de l'employer tout entière à vous servir ! » Qu'elle est bien encore de Louise de La Vallière, cette alliance de mots : faiblesse si forte !

Au récit de Bellefonds le roi se reprit à pleurer, mais sans que cette sensibilité un peu physique modifiât sa volonté. Colbert, exécuteur inflexible de ses ordres, fut chargé d'aller reprendre Louise, au besoin en agissant d'autorité[14]. Plus poli dans la forme, il priait instamment la duchesse de venir à Versailles, « et qu'il pût lui parler encore[15] ». Louise obéit, « sur la parole que le roy trouveroit bon qu'elle se retiràt si elle persévéroit[16] ». Arrivée vers six heures du matin à Sainte-Marie de Chaillot, elle en ressortit à six heures du soir, n'y ayant passé que douze heures[17].

Louis la reçut avec une émotion qu'on voudrait croire sincère. Il causa une heure avec elle, et pleura encore, mais de joie. Mme de Montespan courut au-devant de son amie, les bras ouverts et les larmes aux yeux. « Des larmes, devinez de quoi ![18] » La marquise avait d'abord voulu s'opposer au retour de Louise. Elle avait même eu avec le roi « un grand démêlé[19]. » Mais, après bataille perdue, cette rusée faisait belle mine à l'ennemi. En dehors des intéressés, les sentiments du monde se partagèrent. Mme de Sévigné se plaignit de l'inconstance dans les résolutions et de ce que les nouvelles ne tenaient pas d'un ordinaire à l'autre. Mme de Scudéry, la veuve de l'auteur d'Alaric, estima que le roi était louable, « même dans ses quitteries ». — « Il a des égards pour ce qu'il a aimé, que messieurs du bel air n'auroient pas pour une dame qu'ils n'aimeroient point, fût-elle aussi fidèle que la duchesse[20]. » Selon la Grande Mademoiselle, « tout le monde trouva que La Vallière en avoit usé fort sottement, qu'elle devoit demeurer, ou faire ses conditions bonnes ; et elle revint comme une sotte. Quoique le roi eût pleuré, il auroit été très-aise de s'en défaire dès ce temps-là[21]. »

Au milieu de ces caquetages, la vérité cependant se fit entendre. Bien qu'en exil, Bussy, aidé par sa malignité naturelle, vit très juste et dit très nettement ce qu'il voyait. « Et je vous maintiens même, répondait-il, que c'est pour son propre intérêt et pure politique que le roi a fait revenir Mme de La Vallière[22]. Le roi a besoin d'un prétexte pour Mme de Montespan[23]. » Un prétexte pour Mme de Montespan, voilà la vraie raison de cette conduite « difficile à comprendre ». On en eut bientôt une preuve éclatante.

Louis XIV, à l'exemple de son aïeul, menait de front l'amour, la politique et la guerre. Il préparait alors une de ces promenades militaires dans lesquelles il se complaisait. La reine, les princes, la cour, devaient le suivre en Flandre. La duchesse de La Vallière fut invitée. Malgré les insinuations des femmes capables, Louise n'était revenue à Versailles que par ordre. Ses ennemis mêmes conviennent qu'elle prit une attitude digne et réservée[24]. Spontanément, elle déclina l'invitation[25], oubliant qu'on l'emmenait non pour elle, mais pour une autre. Louis commanda[26] ; il fallut encore obéir.

En effet, le roi, pour ne pas se compromettre, ne pouvait aller familièrement que chez la duchesse, tout au plus chez « les Dames ». Mais, cette précaution prise, nul n'avait rien à dire, hors la reine, qui ne disait plus rien. D'intelligents maréchaux des logis avaient tout organisé, tout prévu. Louvois écrivait à Robert, intendant de Dunkerque : « Mme la duchesse de La Vallière logera dans la chambre marquée V et à laquelle il faut faire une porte dans l'endroit marqué 3, pour qu’elle puisse aller à couvert dans la chambre de Mme de Montespan[27]. » Ainsi la chambre de la duchesse conduisait à celle de sa rivale. Elle lui servait en quelque sorte de poste avancé. Quoi d'étonnant si Louise soupirait dès lors après l'humble cellule d'un couvent !

Au fond, Louis ne tenait pas à faire souffrir son ancienne maîtresse ; seulement il redoutait Montespan. Ce terrible mari n'avait pas désarmé. Il était même devenu plus dangereux, à la suite d'une fausse manœuvre de Louvois.

Vers la fin de l'été de l'année 1669, quelques cavaliers insultèrent, à l'Ille en Roussillon, le sous-bailli de Perpignan. Affaire en somme de si peu d'importance que l’intendant ne jugea pas nécessaire d'en écrire à Paris. La nouvelle cependant parvint à Louvois, et comme ces cavaliers appartenaient à la compagnie du marquis de Montespan, alors retiré dans ses montagnes, on jugea l'occasion bonne pour se venger de leur chef, Louvois ordonna aussitôt à l'intendant d'instruire cette grave affaire, de ne rien oublier « pour impliquer le commandant de la compagnie et le plus grand nombre de cavaliers qu'il se pourra » ; enfin « de faire en sorte qu'ils prennent l'épouvante et que la plupart désertent et principalement le capitaine, après quoi ce ne seroit pas une affaire d'achever la ruine de la compagnie » - Il fallait surtout « tâcher, de façon ou d'autre, de l'impliquer, ce capitaine, dans les informations, de manière que l'on puisse le casser avec apparence de justice. Si vous pouviez faire en sorte qu'il pût être assez chargé pour que le conseil souverain eût matière de prononcer quelque condamnation contre lui, ce seroit une bonne chose. » Louvois terminait par ces deux lignes significatives : « Vous en devinerez assez la raison, pour peu que vous soyez informé de ce qui se passe dans ce pays-ci. » Puis, toujours prudent, il commanda à l'intendant de lui renvoyer cette belle lettre, ce que fit son subordonné, après en avoir gardé copie[28]. Montespan impliqué de la bonne façon, s'enfuit en Espagne.

A peine était-il parti, que par une de ces illuminations subites, conséquence ordinaire des mesures prises dans la colère, on vit la situation non meilleure, mais très empirée. Pour être loin d'une surveillance efficace, ce mari en était-il moins dangereux ? N'eût-il pas mieux valu le garder en France, à portée de la main d'un exempt ? En fin de compte, cet abus d'autorité, loin de dissiper les craintes du roi et de sa maîtresse, les surexcita. En juillet 1670, pour donner à Mme de Montespan une position aussi régulière que le permettait l'irrégularité de sa vie, on présenta au Châtelet, avec quel appui, on le devine, une demande en séparation de corps[29]. Malgré la protection royale, l'instance resta longtemps pendante et même fut périmée[30]. Voilà pourquoi l'on tenait les enfants cachés, pourquoi l'on voulait, en cas d'enquête judiciaire, couvrir aux dépens de l'honneur de La Vallière, abandonnée et déjà repentante, les fautes de l'impudente Montespan. A cette tyrannique volonté de Louis, on ne trouve qu'une circonstance atténuante, un fonds de respect pour la morale publique. Le roi lui-même voulait sauver les apparences.

Louis XIV ne permettait point qu'on parlât de sa vie intime. Il apprit que Mme de Heudicourt, l'ex-demoiselle de Pons, la vertueuse malgré elle de 1661[31], rendait compte au dehors du secret de Mme de Montespan et du roi[32]. L'étourdissante personne fut exilée ; mais on ne pouvait renvoyer à sa suite toute la cour et toute la ville, témoins forcés de cette passion jusqu'alors inavouée.

On partit pour la Flandre. Au cours du voyage, Louis monta fréquemment chez « les Dames », même le jour où une dépêche annonçait qu'un de ses fils, le duc d'Anjou, était gravement malade. Quand Marie-Thérèse revint d'un pèlerinage à une abbaye voisine, le roi, du haut d'une fenêtre, lui cria : « Madame, nous partons demain ; on seroit trop en peine de mon fils. On en saura plus souvent des nouvelles[33]. » Or, la fenêtre d'où parlait ce père alarmé donnait dans la chambre de Mme de Montespan. Médiocre époux, père excellent, Louis fut précisément touché dans son affection paternelle et la nouvelle de la mort du petit duc (10 juillet 1671) devança l'arrivée de la famille royale[34].

Malgré cette leçon, rien dans la vie de Louis ne changea. A Versailles, à Saint-Germain, à Fontainebleau, le même spectacle frappa les yeux. On vit monter dans la calèche royale La Vallière d'abord, puis le roi, puis la Montespan, tous les trois sur le même siège, le roi au milieu. Le tableau était curieux à voir. Louis, fort bien vêtu d'étoffe brune, mais chargée de passements d'or ; de l'or aussi tout autour de son chapeau ; et, sous cet accoutrement magnifique, un visage assez haut en couleur, Mme de Montespan, fort belle, avec un teint admirable. La duchesse elle-même, reposée, avait repris dans sa demi-retraite des grâces nouvelles. Comme depuis longtemps on ne parlait plus que de sa maigreur, on s'étonnait de son embonpoint relatif, et on la trouvait « fort jolie[35] ». Prisonnière du bon plaisir du roi, Louise, aux ordres d'un maître et d'une rivale triomphante, parcourait de nouveau ces belles forêts, où on lui avait promis un éternel amour. Est-ce pour la récompenser de cette torture qu'à la fin de cette année Louis fit vérifier en la Chambre des comptes (29 décembre 1671) les provisions du petit Vermandois, nommé depuis 1669 amiral de France ? Les faveurs prodiguées aux Mortemart, ardents solliciteurs, descendaient comme à regret sur Louise et sur son fils.

La mort cependant continuait de donner ses leçons en frappant les acteurs de cette comédie royale. Après Madame Henriette, foudroyée en juin 1670, elle emporta, en décembre 1671. Mme de Montausier, qui depuis trois ans languissait. Un jour, dans un couloir obscur des Tuileries, une femme une ombre lui était apparue[36]. Depuis lors, l'esprit de la dame d'honneur avait sensiblement baissé, à ce point qu'elle avait dû quitter les fonctions, objet de sa persévérante ambition. Le 2 décembre, Fléchier prononça son oraison funèbre et ne put éviter de dire : « Je sçai que sa vie a été réglée, mais a-t-elle évité les faiblesses attachées à la nature, ces considérations humaines, ces intentions demi-bonnes, demi-mauvaises, ces molles condescendances ?[37] » Louise de La Vallière les connaissait trop, ces condescendances ; elle en avait profité, si c'était là un profit ; sa rivale, Mme de Montespan, en avait eu le bénéfice à son tour. L'orateur ajoutait : « Aussi, quelques vertus que nous ayons remarquées, je craindrois encore pour elle ; mais je considère qu'elle a racheté ses péchés par une longue pénitence, par des infirmités sensibles et humiliantes, par un retranchement de plaisirs et de consolations humaines, par une langueur affligeante. »

Moins de trois mois après, Je 2 mars i672, Louise assistait à l'agonie douloureuse de la petite Marie-Thérèse de France. Un de ces usages qu'on appelle lois du monde avait obligé la duchesse de La Vallière et Mme de Montespan à se trouver près du berceau de cette enfant, à côté de la reine désolée et qui, toute à sa douleur, ne sentait plus ce qu'une telle présence avait de blessant pour elle. Le lendemain mourait la veuve de Gaston d'Orléans, Madame douairière, celle-là même qui avait amené Louise à Paris[38].

Comme dans une œuvre dramatique bien réglée, tous les personnages reparaissent aux approches du dénouement, de même on vit, en avril 1672, Marie Mancini, connétable Colonne, et sa sœur Hortense, duchesse de Mazarin, toutes les deux fuyant leurs maris, débarquer en Provence, faites comme de véritables héroïnes de roman, avec force pierreries et point de linge[39]. Un tollé général accueillit les aventurières. Les honnêtes femmes demandèrent des punitions contre des dames si emportées[40]. Les autres crièrent plus fort. Mme de Bouillon et la comtesse de Soissons déclamèrent contre « ces folles enragées[41] », leurs propres sœurs. Marie Mancini, toujours entreprenante, n'en marcha pas moins sur Paris. Marie-Thérèse, alors régente, envoya à sa rencontre une lettre de cachet avec ordre d'arrêter la connétable où on la trouverait. Avisé de cette décision rigoureuse, Louis répondit simplement BON[42], et laissa interner l'ex-objet de son amour au monastère du Lys, près de Melun. Cette ville était encore trop voisine de Paris et de Fontainebleau. Pour éviter une irruption de cette extravagante, on lui ordonna de se retirer à Reims. Elle recourut alors à tous les moyens qui lui avaient autrefois réussi, billets au roi dictés par la passion, le courroux, le mépris, l'ironie. Rien ne valut. « Je n'aurais jamais cru ce que je vois ! » s'écriait-elle. Malgré son aplomb, elle perdit contenance et s'inclina. Son dernier mot acheva de révéler la médiocrité de son âme. « Au moins, demanda-t-elle, si l'on m'exile, que ce soit en une abbaye ou un beau couvent[43]. » Marie finit en Espagne, vers 1710, une vie obscure et méprisée ; mais on peut dire que sa mort remontait à 1672.

A côté des avertissements solennels se plaçaient les petites leçons, souvent plus sensibles que les grandes. En mars 1671, à peine Louise était-elle réinstallée chez elle, d'autres disaient chez les Dames, qu'on y saisit, trichant au jeu, Louis Guilhem de Castelnau, comte de Clermont-Lodève, marquis de Cessac, qui avait donné trente pistoles aux valets de chambre de la duchesse pour jeter dans la rivière leurs cartes et les remplacer par les siennes[44]. Le roi se fâcha et commanda au grand prévôt de rechercher un moyen d'empêcher les tromperies au jeu. Le grand prévôt consulta Colbert, qui consulta La Reynie, qui ne trouva rien ou peu de chose, n'osant conseiller de ne pas jouer[45]. Cessac s'était réfugié prudemment en Angleterre. Assurément, l'incident eût pu se produire en toute autre maison. Il était particulièrement pénible chez l'ancienne maîtresse du roi, où il évoquait les odieux souvenirs du petit hôtel Brion.

Un autre soir, c'était autre chose. Le roi chez les Dames se considérait un peu comme entre hommes et parlait librement, racontant par exemple comment Villarceaux, l'amant de Ninon, l'adorateur de Mme Scarron, avait habilement sollicité une charge pour son fils. Cet honnête homme, oncle de je ne sais qui, avait appris que certaines gens « se mêloient de dire à sa nièce que Sa Majesté avoit quelque dessein pour elle » ; si cela était, il suppliait Sa Majesté de se servir de lui, « que l'affaire seroit mieux entre ses mains que dans celles des autres, et qu'il s'y emploieroit avec succès ». A la vérité, le Maître s'était moqué de Villarceaux. « Nous sommes trop vieux pour attaquer les demoiselles de quinze ans[46]. » Parler ainsi était d'un homme sage ; rapporter le propos devant Louise, qui lui avait donné la fleur de sa jeunesse, un homme tout à fait délicat s'en fût gardé.

 

 

 



[1] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, t. II, p. 55, édition Hachette, 1862.

[2] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, t. II, p. 63, 67. Je ne saurais interpréter comme M. Régnier, ni même en aucune manière, le passage de la lettre 136 (18 février) : « J'ai su qu'un grand homme. » Il n'est pas douteux d'ailleurs que le roi ait assisté au bal ; cela résulte des Mémoires de Mademoiselle.

[3] « Le 3, Leurs Majestez prirent encore le divertissement du ballet de Psyché, et le lendemain terminèrent tous ceux du carnaval par un grand bal, dans le palais des Tuileries, où toute la cour, à la réserve de Monsieur, qui demeura dans son deuil, forma une mascarade des plus belles et des plus brillantes. » Gazette de France, 9 janvier 1671.

[4] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 260.

[5] « Elle avoit parlé légèrement au roi la veille (des Cendres). » Lettre de madame de Montmorency à Bussy, Correspondance de Bussy, t. I, p. 379.

[6] L. DE LA VALLIÈRE, Réflexions sur la miséricorde de Dieu, l. c.

[7] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 610. Le gris était la couleur des La Vallière.

[8] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 394. Mademoiselle insinue que Lauzun aida Louise à composer cette lettre.

[9] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 260. SÉVIGNÉ, lettre 134, t. II, p. 62. Il semble qu'il manque une lettre de Mme de Sévigné, qui n'a pas dû commencer le récit de la nouvelle par « La duchesse de L. V. demanda au roi ». V. GUY-PATIN. Lettres, t. III, p. 417. Correspondance de Bussy, t. I, p. 379. Relevons une petite erreur échappée à l'excellent éditeur de la Correspondance de Bussy. « Il y a plus de quatre mois que j'ai prévu la retraite de Mme de La Vallière », écrit Bussy, 7 février 1671, lettre 348. Or, la retraite de La Vallière est du 11 février. Je soupçonne aussi qu'au lieu de quatre mois, Bussy a dû écrire quatre ans. La décadence remontait, en-effet, à 1667.

[10] « Le 10, Leurs dites Majestés, avec lesquelles estoit monseigneur le dauphin, partirent d'ici pour aller au château de Versailles, et retourner de là continuer leur séjour à Saint-Germain-en-Laye. » Gazette de France.

[11] Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 476.

[12] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 260, 395.

[13] Mme de Sévigné parle d'une lettre « qu'on n'a pas vue ». Est-ce la lettre laissée le matin ? Est-ce une autre ? Lettres de madame de Sévigné, t. II, édition Hachette.

[14] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 610. Correspondance de Roger de Rabutin, t. I, p. 379.

[15] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, l. c.

[16] D'ORMESSON, Journal, l. c.

[17] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 394.

[18] Mme DE SÉVIGNÉ, lettres 134 et 136, t. II, p. 62 et 70. Correspondance de Roger de Rabutin, Lettre de madame de Montmorency, t. I, p. 379.

[19] Lettre de madame de Montmorency, l. c.

[20] Correspondance de Roger de Rabutin, t. I, p. 386.

[21] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 261.

[22] Correspondance, t. I, p. 338.

[23] Correspondance, t. I, p. 382. V. aussi Mme DE CAYLUS. Souvenirs, p. 25 : « Soit qu'elle espérât par là abuser le public et son mari. »

[24] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 260.

[25] Correspondance de Roger de Rabutin, t. I, p. 380.

[26] V. une lettre patente du 19 mai 1671. « Ayant ordonné à nostre très chère et bien-aimée cousine la duchesse de La Vallière, de nous suivre en nostre voyage. » V. CLÉMENT, Réflexions, t. II, p. 215 : Pièces justificatives.

[27] Ce précieux document a été publié par M. C. ROUSSET, dans son excellente Histoire de Louvois, t. I, p. 311. L'original se trouve aux archives du ministère de la-guerre.

[28] P. CLÉMENT, Madame de Montespan et Louis XIV. Appendice.

[29] GUY-PATIN, Lettres, t. III, p. 383. « Le roy a envoyé au Châtelet un acte pour séparer de corps et de biens M. et Mme de Montespan, et alid multa de hoc genere dicunlur quœ seribere non est animus. »

[30] Il n'en est pas fait mention dans le jugement définitif rendu en 1674. M. P. Clément suppose que les rigueurs de Louvois contre Montespan eurent pour cause la résistance du marquis à la demande de séparation de corps. C'est une erreur. La demande suivit la poursuite.

[31] Mme DE CAYLUS, Souvenirs, p. 131, édition Reunié.

[32] V. Mme DE CAYLUS, Souvenirs, p. 131. SÉVIGNÉ, Lettres, t. II, p. 54, édition Hachette. Mme de Maintenon, disons plutôt Mme Scarron, le déclara. « Je ne pouvois plus la soutenir sans beaucoup nuire à ma réputation et à ma fortune. » Correspondance générale, t. I, p. 154. Tout en citant cette lettre nous ne pouvons nous dispenser de présenter quelques observations. L'original appartient à M. Bonhomme, qui l'a publié (Madame de Maintenon et sa famille, p. 84), sans lui donner de date. M. Lavallée, à la mention ce jour de Pâques, a ajouté l'indication de l'année 1671 ; ce qui semble vraisemblable. Mais il a supprimé la signature : Maintenon, que donne M. Bonhomme. Or, en 1671, il ne pouvait être question de Maintenon. Je signale cette difficulté à l'éditeur définitif des Lettres de madame de Maintenon.

[33] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 299.

[34] Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 482. M. Chéruel, notes sur les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, t. IV, p. 292, dit que le duc d'Anjou mourut le 18 juillet.

[35] Maucroix, sa vie et ses ouvrages, p. 160.

[36] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 152.

[37] FLÉCHIER, Oraison funèbre de madame de Montausier.

[38] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 325.

[39] Mémoires de madame de Mazarin : Œuvres de Saint-Réal, t. V, p. 76.

[40] Correspondance de Bussy-Rabutin, t. II, p. 127.

[41] Mme DE SÉVIGNÉ, lettre du 20 juin 1672, t. III, p. 116, cd. Hachette.

[42] Lettres, Instructions de Colbert, t. VI, p. 30.

[43] DEPPING, Correspondance de Louis XIV, t. IV, p. 729. Nous renvoyons le lecteur au livre de M. Chantelauze sur Marie Mancini et Louis XIV, et à celui de Lucien Perey, Marie Mancini Colonna.

[44] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, 18 mars 1671, t. II, p. 113, éd. Hachette. Cessac revint en 1674, retomba dans son péché, fut banni de nouveau et de nouveau pardonné. Il épousa même une fille du duc de Luynes.

[45] CLÉMENT, la Police sous Louis XIV, p. 405. Appendice.

[46] Mme DE SÉVIGNÉ, Lettres, 23 décembre 1671, t. II, p. 439, éd. Hachette. L'édition porte : « Et conta ce discours chez des Dames. » Il faut lire « chez les Dames », c'est-à-dire chez Mmes de La Vallière et de Montespan.