Avec
l'année 1664 commença la seconde période de la vie de la favorite, vie si
enviée et au fond si triste. Aux mansardes des Tuileries et du Palais-Royal,
on la confinaient, autant que la volonté du roi, les regards moqueurs et les
épigrammes des dames de la cour, avait succédé le petit hôtel. Louise, sous
une autre forme, y trouva le même supplice. Son
amour pour Louis, les soins à donner à son enfant, eussent suffi à remplir
ses journées. Mais le prince était retenu par des occupations multiples ;
l'enfant, élevé au loin, ne pouvait être vu qu'à la dérobée. Que restait-il
pour peupler la solitude de l'hôtel Brion ? Quelques seigneurs désireux de
plaire au souverain en venant jouer chez sa maîtresse. Point de femmes. Pour
toute société, la d'Artigny, fille perdue de réputation, arrivée à la cour
grosse des œuvres d'un homme inavouable, intelligente, mais d'esprit ignoble
et moins confidente qu'espionne. Avec un peu plus d'élégance, c'était à peu
près l'existence des filles entretenues. Il est
resté de cette vie le récit d'un esclandre, comme il dut en arriver beaucoup.
La maison était très petite. L'appartement de La Vallière occupait le premier
et unique étage. C'est là que le roi et ses intimes jouaient au reversi ou au
brelan, tant que le roi voulait jouer. Les officiers de service, les gardes,
les courtisans non admis au jeu royal, se tenaient au rez-de-chaussée, dans
une petite salle dont les fenêtres donnaient sur le jardin du Palais-Royal.
On y avait installé une table, un billard, et chacun s'amusait du mieux qu'il
pouvait. Un soir, au cours d'une partie de trictrac, un exempt des gardes du
corps, Busca, se prit de querelle avec son lieutenant, Talhouet, qui, en
manière de réponse, le frappa de son bâton. Busca réplique par un coup
d'épée. Cris du blessé, tumulte de l'assemblée. A ce vacarme, le roi s'émeut,
envoie le duc de Noailles aux renseignements ; mais Busca s'était échappé en
sautant par la fenêtre. Il n'en fut pas moins condamné à mort par contumace[1]. « Le
respect qu'on portoit aux reines » empêchait « les dames de qualité » de
visiter ou de recevoir la maîtresse du roi, encore plus « de la suivre[2] ». Louise, jadis fille
d'honneur de Madame, avait partout sa place marquée aux fêtes, aux ballets.
Il en était différemment de Louise, favorite cachée dans l'hôtel Brion. Aussi
la nymphe de Fontainebleau, la danseuse élégante, ne reçut pas de rôle dans le
ballet des Amours déguisés, représenté le 13 février 1664 au Palais-Royal, et
où Mlles de Pons, de Goêtlogon, de La Motte figurèrent en nymphes de Flore ;
où Mlle de Mortemart, devenue tout récemment dame de Montespan, prêta son
éclatante beauté à une nymphe marine[3]. Une
heure vint où cette contrainte pesa d'un poids intolérable sur l'esprit du
roi. A la veille de donner à Versailles les fêtes célèbres connues sous le
nom des Plaisirs de l'île enchantée, il ne put résister au désir d'y produire
sa maîtresse, d'y publier sa passion. Versailles,
domaine de prédilection du jeune prince, n'avait pas encore subi la
transformation qui en fit, quelques années plus tard, le palais immense qu'on
admire aujourd'hui. Plus élégant que grandiose, c'était encore le palais
d'Alcine. « Ce fut en ce beau lieu, où toute la cour se rendit le cinq mai
(1664), que le roi traita plus de six cents personnes, outre une infinité de
gens nécessaires à la danse et à la comédie, et d'artisans de toutes sortes
venus de Paris, si bien que cela paroissoit une petite armée[4]. » Louis
commença par attribuer au marquis de La Vallière une place d'honneur dans une
course de bague. Ce n'est pas sans un certain regret qu'on voit ce jeune
homme paraître en Zerbin (5 mai 1664), ayant pour armes un phénix sur un bûcher allumé
par le soleil, avec cette devise : Hoc juvat uri. C'est un bonheur
d'être brûlé par un tel feu. Et, comme si l'allusion n'était pas assez
transparente, il récitait ce quatrain : Quelques
beaux sentiments que la Gloire nous donne, Quand
on est amoureux au souverain degré, Mourir
entre les bras d'une belle personne Est
de toutes les morts la plus douce à mon gré[5]. Un peu
de réflexion lui eût fait comprendre combien ces vers sonnaient mal dans la
bouche du frère de la favorite. Plus adroit de ses mains que réservé dans ses
paroles, le jeune La Vallière emporta le prix, une épée d'or enrichie de
diamants, avec des boucles de baudrier de grande valeur, « objets dont la
reine-mère l'honora[6] ». Au
souper, qui suivit la course, Louise siégea à la table royale, entre Mme de
Marsé et la d'Artigny. Le lendemain, elle fut bien autrement mise en évidence
dans la tragicomédie de la Princesse d'Élide. Il semble que Molière, sans
oublier un instant la réserve commandée par la présence des reines, ait eu
l'art de produire sur le théâtre, d'exposer, de célébrer la passion du roi.
Certains vers sont restés si bien enchâssés dans la légende des amours de
Louis XIV et de La Vallière qu'on en fit hommage à l'invention des deux
amants[7]. Au
cours de ces fêtes, le roi donna à tirer une loterie. Cette idée lui était
propre, et la façon dont il la développa mérite qu'on suspende un moment
l'attention donnée aux divertissements de Versailles. «
Depuis que je ne vous ai vu, écrivait Louis à Colbert, il m'est venu une
pensée qui me coûtera un peu cher, mais elle fera plaisir à bien des gens qui
sont ici, dont les reines sont les premières. Je voudrais faire une loterie
comme celle que M. le cardinal fit, c'est-à-dire qu'il n'en coûte rien à
personne qu'à moi[8]. Je ne veux pas qu'elle soit de
plus de trois mille pistoles, lesquelles, étant bien employées, me feront
avoir bien des bijoux ; car des hardes, je n'en veux point. Comme personne
n'en saura rien, vous aurez plus de facilité et meilleur marché. Je veux le
gros lot de cinq cents pistoles. Pour les autres, je ne m'arrête pas à un prix
fixe, et ce qu'il y aura de plus beau, d'un prix médiocre, c'est ce que
j'aimerai le mieux[9]. » Louis, craignant de
déplaire à son ministre économe, s'efforce de s'accorder avec lui sur la
forme. D'ailleurs, si le roi se montrait magnifique, l'homme était encore
très ménager, et, il l'a bien dit, ce qu'il y a de plus beau, d'un prix
médiocre, c'est ce qu'il aimait le mieux. Le
projet conçu, Louis dressa la liste des gagnants, et c'est là qu'apparut son
intime pensée. Il y inscrivit les noms de « Mlles de La Vallière[10] ». Plusieurs personnes, citant
l'anecdote, ont cru devoir corriger le texte et ne nommer que Mlle de La
Vallière. Louis savait ce qu'il faisait en nommant ensemble Louise et sa
belle-sœur, la femme du marquis, ainsi introduite à la cour. On commença dès
lors à deviner son secret désir. Mme de Brancas, la première, se rapprocha de
la favorite, démarche d'autant plus grave que son mari était chevalier
d'honneur de la reine-mère. Ni l'un ni l'autre, au surplus, n'étaient des
personnages de grande honnêteté. Ils avaient été aux gages de Foucquet, à qui
l'on écrivait en confidence : « Pour la grosse femme (la reine-mère), Brancas
et Grave vous en rendront bon compte ; quand l'un la quitte, l'autre la
reprend[11]. » La disgrâce du
surintendant avait, par contrecoup, mis leurs affaires en mauvais état[12]. La Brancas, née Suzanne
Garnier, fille d'un trésorier des parties casuelles, eût tout fait pour
reconquérir sa fortune. Elle suivit La Vallière. A La Vallière, elle eût au
besoin substitué sa fille. A cette
vue, Anne d'Autriche s'emporte, reproche à la comtesse cette lâche
complaisance. La Brancas, sans rien répondre, s'esquive, court raconter
l'algarade au roi et met le tout à la charge de la vertu « fort ridicule » de
la duchesse de Navailles. Aussi, quand peu après, à Fontainebleau, le duc,
commandant des chevau-légers, demanda un logement pour sa troupe, le roi lui
dit d'en chercher un avec son argent. « Ceux qui sont à Votre Majesté sont
bien malheureux d'être ainsi traités, » répliqua ce vieux soldat. Louis n'osa
répondre ; mais, étant monté à la chambre de La Vallière : « Il n'a tenu qu'à
moi, s'écria-t-il, d'avoir une querelle avec M. de Navailles, si j'avais été
si chaud que lui ! » et, ne pouvant pardonner l'intimidation qu'il avait
subie[13], il ordonna à ce brave
serviteur et à sa femme de se défaire de leurs charges[14]. Ainsi furent chassées deux des
plus honnêtes personnes de la cour, si honnêtes et de si grand caractère que
dans ses Mémoires le duc n'a pas même cité le nom de ses ennemis. Quand
Louis frappait un coup d'autorité, c'est qu'il était prêt aux conséquences.
Par un effet d'opposition très calculé, au rigide Navailles il substitua dans
le gouvernement du Havre le complaisant Saint-Aignan. Remplacer la maréchale
était affaire plus délicate, et qui intéressait sa vie de chaque jour. Comme
sous l'extérieur rébarbatif de Colbert, il avait deviné le serviteur docile,
de même il choisit pour nouvelle dame d'honneur une personne très sévère
d'apparence, au fond très souple. Fille de la célèbre Mme de Rambouillet,
élevée dans cet hôtel, « réduit non seulement de tous les beaux esprits,
mais de tous les gens de la cour[15] », maison la plus connue de
l'Empire des Précieuses[16], Mme de Montausier avait, par
sa naissance, par son éducation, par son mariage mûrement, trop mûrement
réfléchi avec un homme de réputation austère, enfin par une affabilité
constante, résolu ce difficile problème de plaire à tout le monde. A travers
cette approbation générale, le roi devina une femme en quête de faveur et qui
détournerait les yeux à propos. Bien
que n'étant plus demoiselle d'honneur, Louise avait sa chambre au château. Le
matin, Louis, sans souci de l'opinion publique, sans aucune réserve, à la vue
des reines, s'en allait à la chasse avec sa maîtresse. L'après-dînée, il se
promenait avec elle dans les jardins. Ils étaient loin, les rendez-vous
furtifs de 1661. Le jeune prince tournait de plus en plus au libertin.
Monsieur lui ayant demandé s'il ne ferait pas ses dévotions à la Pentecôte,
il lui répondit que non, « et qu'il ne feroit pas l'hypocrite comme luy, qui
alloit à confesse parce que la reyne-mère le vouloit ![17] » Grande froideur entre le roi
et Anne d'Autriche. Ils ne se parlaient plus. Un jour, Monsieur et
Mademoiselle s'entendirent pour les laisser seuls, espérant que de ce
tête-à-tête résulterait un raccommodement. Louis alors se retourna contre une
fenêtre, puis, après un certain temps, fit une grande révérence à sa mère, et
sortit. La pauvre femme, dévorant ses larmes, ne chercha plus qu'à échapper à
la foule des courtisans et refusa de souper. Le lendemain matin, la señora
Molina, entrant dans son oratoire, la trouva encore tout en larmes. Cette
discrète personne allait se retirer ; Anne d'Autriche lui fit signe de rester
et de se mettre à terre auprès d'elle. Alors, regardant fixement et avec des
yeux remplis de larmes cette fidèle confidente : « Ah l Molina ! lui
dit-elle, exprimant en deux mots toute sa pensée, estos hijos ! Ah !
Molina ! ces enfants ! » Cependant,
son confesseur lui ayant ordonné de parler au roi la première, Anne humilia
sa fierté. Louis, de son côté, « n'avoit point dormi de toute la nuit » — «
Mal satisfait de lui-même, » — « se sentant coupable », il se disposait à
prendre les devants. A son tour, il demanda pardon à genoux. Il avoua même à
Le Tellier que son amitié pour sa mère « l'aurait obligé de faire toutes
choses pour se remettre avec elle ». Toutes choses ! Paroles d'un jour,
oubliées le lendemain. Anne d'Autriche, jugeant bien à tort le moment
favorable, représenta au roi « qu'il étoit trop enivré de sa propre grandeur,
qu'il ne donnoit point de bornes ni à ses désirs, ni à ses vengeances ». Lui
montrant le « péril où il étoit du côté de son salut », elle lui demanda
de « désirer » au moins de rompre les chaînes qui le tenaient attaché. Il
répondit « qu'il connoissoit son mal, qu'il en ressentoit quelquefois de la
peine et de la honte, qu'il avoit fait ce qu'il avoit pu pour se retenir
d'offenser Dieu ; mais qu'il étoit contraint d'avouer que ses passions
étoient devenues plus fortes que sa raison, qu'il ne pouvoit résister à leur
violence, qu'il ne se sentoit pas même le désir de le faire ». L'aveu était
franc et la déclaration cou pait court aux remontrances. Ce ne
fut pas tout. Louis professait cette maxime que « dans les rencontres
fâcheuses, ce n'est point assez de réparer le mal, si l'on n'ajoute quelque
bien qu'on n'avoit pas[18] ; » en d'autres termes,
qu'après avoir repoussé l'invasion, il faut envahir à son tour. Il déclara
donc à sa mère « qu'il avoit longtemps disputé contre lui-même pour ne pas
demander aux femmes de qualité de sui vre Mlle de La Vallière, mais qu'enfin
il avoit résolu que cela seroit, et qu'il la prioit de ne s'y pas opposer ».
Anne d'Autriche, vaincue, nè trouva rien à lui répondre, si ce n'est que
c'était quelque chose de connaître qu'il avait tort, et qu'elle le priait de
demander à Dieu la grâce des bons désirs. En attendant, Louis continua son
train de vie. Chaque après-dînée, on put le voir se promener dans le jardin
des Terrasses, suivi de tous les seigneurs de sa cour, accompagnant Louise[19], alors dans le plus grand éclat
de sa beauté[20]. On voit
quelle transformation avait subie ce jeune prince, jadis timide et
circonspect. C'est avec une aisance toute royale qu'il résolut de s'expliquer
une fois pour toutes avec la reine. Vers la fin de septembre de cette même
année 1664, devant aller passer quelques jours chez son frère, à Villers-Cotterêts[21], il décida d'emmener Louise à
cette fête intime. La reine, obligée de rester à Vincennes, parce qu'elle
était grosse, connut ce projet, et, à la veille de partir, le roi la trouva
tout en larmes dans son oratoire. Sans autrement se déconcerter, il lui dit
qu'il prenait part à ses peines, et, pour la consoler tout à fait, il lui
promit qu'à trente ans il cesserait de faire le galant et deviendrait un
parfait mari[22]. Alors âgé de vingt-six ans, il
demandait seulement quatre années d'indulgence. Sur ce, il partit avec sa
maîtresse, « et tout se passa à l'ordinaire », c'est-à-dire qu'il s'amusa de
son mieux avec Louise, laissant aux soins d'Anne d'Autriche Marie-Thérèse
humiliée. Voilà
La Vallière favorite reconnue. Les dames de qualité la suivent. Elle entre,
présentée par le roi, chez Madame, naguère sa maîtresse arrogante et jalouse,
et, il faut l'avouer, c'est volontairement[23] qu'elle monte sur ce trône
qu'elle appellera plus tard son échafaud. A partir de ce jour, on saluera sa
faveur et elle s'en laissera enivrer. Jusqu'alors, toutefois, l'offense aux
reines était seulement indirecte Elles pouvaient détourner les yeux et garder
la chambre quand Louis et la favorite se promenaient au jardin. C'est au
château de Vincennes que fut infligé à ces deux nobles femmes le suprême
affront. Au
retour de Villers-Cotterêts, un soir d'octobre (du 1er au 19 octobre 1664)[24], le roi introduisit sa
maîtresse dans la chambre de la reine-mère et s'installa avec elle à une
table de jeu, ayant pour partenaires Monsieur, son frère, et Madame. Alliant
la prudence à l'audace, il avait bien choisi son jour. Anne d'Autriche
gardait la chambre ; Marie-Thérèse également. C'était un assaut par surprise.
La reine furieuse, en apprenant l'intrusion de « cette fille », dépêcha vers
Anne d'Autriche Mme de Motteville, qui rencontra Mme de Montausier dans un
couloir : « La reine mère, s'écria la nouvelle dame d'honneur, a fait une
action admirable d'avoir voulu voir La Vallière. Voilà le tour d'une très
habile femme et d'une bonne politique. Mais elle est si faible que nous ne
pouvons espérer qu'elle soutiendra cette action comme elle le devroit. » La
reine-mère avait-elle voulu voir La Vallière, ainsi que le supposait la
complaisante Montausier ? Rien de plus douteux. Au lendemain d'une bataille
complètement perdue, Anne ne jugeait pas utile de recommencer la lutte et,
sans mot dire, elle gémit avec sa belle-fille. A ce
moment même, quand la passion triomphait du devoir, un incident survint ; on
put croire que la jeune triomphatrice, dépouillée subitement de tout son
prestige, allait finir dans une existence vulgaire le roman de sa vie. Moins
résignée qu'Anne d'Autriche, Marie-Thérèse n'avait pu supporter sans une
commotion violente cette intrusion d'une « fille » dans son palais. Secousse
morale, suivie d'une réaction physique et de vives douleurs dans les reins.
Un mois après, la reine accouchait avant terme d'une petite fille[25]. Épreuve pénible dont elle
pensa mourir. Administrée, munie du saint viatique, cette femme si digne du
rang suprême déclara que son seul regret « étoit pour le roi », que
malgré tout elle aimait toujours, et pour cette femme, « y esta muger »,
ajouta-t-elle, indiquant du doigt la reine-mère. Louis XIV, « suivant la loi
de ces contrariétés étonnantes qui se trouvoient en lui, comme chez tous les
hommes, se montra touché d'une vive douleur ». Il dit au maréchal de Villeroi
« qu'encore que ce fût pour lui un grand malheur de perdre un enfant, il s'en
consoleroit pourvu que Dieu lui fit la grâce de lui conserver la reine et que
son enfant pût être baptisé[26] ». Quel enfant ! noir, velu, on
osait à peine le regarder. La reine avait eu, disait-on, un regard d’un jeune
Maure. Ce pauvre petit être mourut presque en naissant ; mais, si peu qu'il
eût vécu, son apparition monstrueuse frappa toutes les imaginations et désola
surtout la famille royale. On
rapporte qu'alors la jeune reine, poursuivie par sa préoccupation jalouse,
pria Louis, très ému, très attendri, de marier Mlle de La Vallière. Surpris,
ne sachant que dire, le roi ne pouvait se résoudre à donner sa parole. N'osant
non plus repousser la prière de sa femme mourante, il répondit enfin « qu'il
ne s'y opposeroit pas, et qu'ils pourroient lui chercher parti ». En somme,
il promit de laisser faire. On ne demandait rien de plus. Comme
si, dans cette histoire, tout devait prendre un air d'invraisemblance, à qui
proposa-t-on La Vallière ? A Vardes, son plus grand ennemi. Les reines, le
roi lui-même ignoraient encore., il est vrai, les abominables machinations de
ce personnage. Mais si quelqu'un devait être antipathique à Louise, si simple
et si droite, c'était cet homme prétentieux et artificieux. Ici les
renseignements se brouillent. Suivant l'usage, tout le monde aurait refusé. Vardes,
malgré l'appât d'un million, aurait décliné l'offre : non par délicatesse, il
était fils d'une maîtresse de Henri IV ; non par crainte de quelque retour
offensif du roi ; n'aimant pas La Vallière, le roi lui eût fait un extrême
plaisir de la divertir. S'il refusa, ce ne fut pas pour de si petites raisons,
mais parce qu'il aimait ailleurs[27]. Louise aussi repoussa la
proposition, et ce refus est plus certain que l'autre[28]. Sur ces
entrefaites, Marie-Thérèse recouvra la santé. Le roi aussitôt reprit sa
parole. Une vive explication s'ensuivit entre lui et sa maîtresse. Louise se
plaignit de ce projet comme d'un outrage. Louis se justifia du mieux qu'il
put. S'il avait permis qu'on parlât de mariage, c'est qu'il était sûr qu'elle
repousserait très loin cette proposition. La conclusion de La Vallière, telle
que le chroniqueur la rapporte, est empreinte d'une sensibilité touchante et
de mélancolie : « Je vous déclare qu'il m'est facile de mourir, mais qu'il
m'est impossible de me retirer d'un engagement aussi puissant que le vôtre,
et je renoncerai plutôt à la vie qu'aux charmantes espérances que vous m'avez
données : ainsi aimez-moi. Si vous cessez, je sens bien qu'après la perte de
votre cœur, il n'y a plus rien à faire en la vie pour moi. » — « Quelle
indignité, s'écria le roi en lui embrassant les genoux, si après ce que je
viens d'entendre je pouvois vivre pour une autre que pour vous ![29] » C'est
cet instant précis d'un raccommodement que le duc de Mazarin, mari jaloux
d'une femme légère, choisit pour donner au jeune souverain des avis qu'il ne
demandait pas (8 décembre 1664). Il lui représenta que sa liaison avec La Vallière scandalisait
la nation, qu'il était grand temps qu'il se corrigeât, que s'il lui parlait
ainsi c'était de la part de Dieu. Le roi, toujours très calme : « Avez-vous
bien tout dit ? » et du doigt lui touchant le front : « J'ai toujours
soupçonné que vous aviez quelque blessure là. » Piquant propos, dont le sens
n'était pas douteux. Il n'en fallut pas plus pour déterminer la retraite de
M. de Mazarin. Pendant un mois, le récit de cette belle révélation fit la
joie de la cour. Il ne
serait ni juste ni bienséant de disculper Louise de La Vallière des reproches
que méritent sa conduite et l'affront fait aux reines. Cependant les
contemporains, témoins et narrateurs de ces scandales, en laissent tout
l'odieux au roi. On admettra volontiers que Louise, en paraissant à
Fontainebleau et surtout à Vincennes, ne fit que céder aux ordres de son
royal amant, quand on saura qu'à cette époque d'apparent triomphe la pauvre
fille avait à dissimuler une nouvelle grossesse. Il lui
fallut revenir au palais Brion. Par une curieuse coïncidence, c'est là (20 décembre), dans la chambre de La
Vallière, que Louis XIV apprit la condamnation de Foucquetau bannissement. «
S'il eût été condamné à mort, dit-il, je l'aurois laissé mourir[30]. » Dure parole, expression d'un
ressentiment excessif et injuste. Le 7
janvier 1665, l'accoucheur Boucher entrait de nouveau par la porte donnant
sur le jardin du Palais-Royal, et, à midi précis, il recevait un petit
garçon. Le soir du même jour, à neuf heures, Colbert attendait à cette même
porte dérobée qu'on lui apportât l'enfant inavoué[31]. L'innocent arriva aux bras
d'un valet de chambre qui n'alla pas plus loin. Puis Boucher et Colbert, pour dépister toute recherche, se chargèrent du nouveau-né, et se rendirent au carrefour de l'hôtel Bouillon. Là on le remit à un sieur Bernard, mari d'une demoiselle du Coudray, l'un et l'autre anciens serviteurs du ministre. Le lendemain, sur l'ordre du roi, le nouveau-né fut baptisé en l'église Saint-Eustache sous le nom de Philippe, fils de François Derssy, bourgeois, et de Marguerite Bernard, sa femme. Colbert ne dit pas quel prétexte il imagina à cette occasion, ni ce qu'était le sieur Derssy. La marraine se nommait Marguerite Biet, et le parrain Claude Tessier, « pauvre ». Ainsi ce fut un pauvre qui répondit devant Dieu de l'éducation chrétienne du fils d'un grand roi. Dieu ne laissa pas suivre son cours à cette épreuve. Ni Philippe, ni Charles, son frère aîné, ne vécurent longtemps, et, au bout d'une année à peine, deux petits anges prièrent au ciel pour une mère qui n'avait péché que par amour. |
[1]
DE SOURCHES, Mémoires,
t. I, p. 334, édition Hachette.
[2]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 344.
[3]
Ballet royal des amours déguisés, BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 316. Ce ballet n'est pas de
Benserade, mais du président de Périgny, alors lecteur du roi. Voyez Discours
touchant la vie de M. de Benserade, en tête de ses Œuvres. Voyez Encyclopédie
méthodique, va Ballet. Ce ballet fut représenté cinq ou six fois. Voyez :
Gazette de France, 13, 16, 18, 20 février 1664.
[4]
Les Plaisirs de l'île enchantée, BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 319.
[5]
BENSERADE, Œuvres,
t. II, p. 323.
[6]
Relation des plaisirs de l’île enchantée, p. 12. — Gazette de France,
6 mai 1664, p. 456.
[7]
Le Palais-Royal, ou les Amours de Madame de La Vallière, Histoire
amoureuse des Gaules, t. II, p. 84. « Le roi écrivit ceci sur ses tablettes
par un effet de sa mémoire ou de son esprit, j'ignore lequel. » Conf. la Vie
de La Vallière, p. 230, 231, 255, où le texte présente des variantes.
Maintenant, est-ce Molière qui admit ces vers à l'honneur de prendre rang parmi
les siens ? est-ce l'auteur du Palais-Royal qui a cité les vers de Molière sans
connaitre leur auteur ? Ce problème ne sera résolu, s'il peut l'être, que par
une bonne édition de ce dernier ouvrage.
[8]
Louis fait allusion à ces autres loteries qu'il autorisait au profit de
certains particuliers. LORET,
dans sa Muze historique, décrit d'une façon toute spéciale celle dont
Mme de Beauvais avait émis les billets.
[9]
Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 181.
[10]
Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 183.
[11]
P. CLÉMENT, Réflexions
sur la miséricorde de Dieu, t. II, p. 161.
[12]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 343, 344.
[13]
D'ORMESSON, Journal,
t. II, p. 166, 167, 23 juin 1664.
[14]
Certains mémoires, même de bonne main, ont prétendu que Navailles avait tiré
bon parti de ses charges (MOTTEVILLE, t. IV, p. 344) ; le fait est qu'il perdit à la
revente. Voyez ses Mémoires.
[15]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 303.
[16]
Dictionnaire des Précieuses, édition Livet, t. I, p. 166, 209, 215.
[17]
D'ORMESSON, Journal,
t. II, p. 144.
[18]
Mémoires de Louis XIV, année 1661, t. II, p. 540, édition Dreyss.
[19]
D'ORMESSON, Journal,
t. II, p. 201, à la date du 5 août 1664.
[20]
« Mme de La Vallière étoit fort belle pour lors. » Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. IV, p. 3.
[21]
Gazette de France, 20 juillet 1664, p. 935.
[22]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 351 et suiv.
[23]
« Elle le désiroit. » Mme DE
MOTTEVILLE,
Mémoires, t. IV, p. 351 et suiv. Les libellistes ont aussi constaté ce
désir.
[24]
Gazette de France, 1664, p. 984. Voyez Mémoires intéressants pour
servir à l'histoire de France, par PONCET DE LA GRAVE, t. II, p. 152.
[25]
Marie-Anne, née le 16 novembre 1664, morte le 26 décembre 1664. Mme de
Motteville, en plaçant la guérison de la reine au 18 novembre, doit se tromper.
[26]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 363. Là encore, les nouvellistes, dont il faut tenir compte comme
donnant la note de l'opinion d'un certain public, présentent les faits, altérés
dans leur dessin, mais avec toutes les couleurs de la vraisemblance. Ils
mettent en scène Mme de Montausier, qui mérite d'ailleurs de figurer dans ces
compositions, et ils la représentent cherchant à convaincre la reine de
l'obligation où elle est de recevoir La Vallière. « Mais, madame, interrompit
la reine, le moyen de voir cette fille ? J'aime le roi, et le roi n'aime
qu'elle. Le roi, qui était aux écoutes, entra brusquement ; sa vue surprit si
fort la reine qu'elle en rougit et saigna du nez. Trois jours après, elle
accoucha d'une petite moresque velue, dont elle pensa mourir. »
[27]
Le Palais-Royal : Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 60, 61,
édition Boiteau. Puisque nous renvoyons à dite édition, il nous faut signaler
que la note 2 de la page 60 est inexacte. Quant au texte en lui-même, il est
fort altéré. Il commence par rapporter un fait de l'année 1664 (naissance de la
petite moresque), et il finit en donnant pour conséquent e à la négociation de
mariage la tentative de la remise de la lettre espagnole, qui eut lieu en 1662.
Enfin, on y fait dire à Vardes cette balourdise : « Feu le comte de Moret, mou
père. » Il était simplement fils de la veuve du comte, ce qui était déjà
bien honnête. Quoi qu'il en soit, ce libelle, dans sa forme si maltraitée,
présente un des côtés de la vérité.
[28]
Dépêche de l'ambassadeur Sagredo au doge de Venise, 20 mars 1665. Archives
de la Bastille, t. I, p. 284. Ce texte est décisif. Il constate le refus
exprimé par La Vallière et la véracité en ce point du libelle le Palais-Royal.
Voyez lettre de La Vallière à Mme de Montausier, Appendice,
note 4.
[29]
Le Palais-Royal : Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 66. A ceux
qui mépriseraient trop notre auteur, disons qu'il écrivait avant 1664.
[30]
RACINE, Fragments
historiques, t. V, p. 77, éd. des Grands Écrivains.
[31]
« Le même ordre a été observé pour le secret que le roi a voulu garder au
précédent. » COLBERT,
Lettres et instructions, t. VI, p. 454.