LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

DEUXIÈME PARTIE. — 1663-1666

 

CHAPITRE PREMIER. — FIN 1663 - DÉCEMBRE 1664.

 

 

Avec l'année 1664 commença la seconde période de la vie de la favorite, vie si enviée et au fond si triste. Aux mansardes des Tuileries et du Palais-Royal, on la confinaient, autant que la volonté du roi, les regards moqueurs et les épigrammes des dames de la cour, avait succédé le petit hôtel. Louise, sous une autre forme, y trouva le même supplice.

Son amour pour Louis, les soins à donner à son enfant, eussent suffi à remplir ses journées. Mais le prince était retenu par des occupations multiples ; l'enfant, élevé au loin, ne pouvait être vu qu'à la dérobée. Que restait-il pour peupler la solitude de l'hôtel Brion ? Quelques seigneurs désireux de plaire au souverain en venant jouer chez sa maîtresse. Point de femmes. Pour toute société, la d'Artigny, fille perdue de réputation, arrivée à la cour grosse des œuvres d'un homme inavouable, intelligente, mais d'esprit ignoble et moins confidente qu'espionne. Avec un peu plus d'élégance, c'était à peu près l'existence des filles entretenues.

Il est resté de cette vie le récit d'un esclandre, comme il dut en arriver beaucoup. La maison était très petite. L'appartement de La Vallière occupait le premier et unique étage. C'est là que le roi et ses intimes jouaient au reversi ou au brelan, tant que le roi voulait jouer. Les officiers de service, les gardes, les courtisans non admis au jeu royal, se tenaient au rez-de-chaussée, dans une petite salle dont les fenêtres donnaient sur le jardin du Palais-Royal. On y avait installé une table, un billard, et chacun s'amusait du mieux qu'il pouvait. Un soir, au cours d'une partie de trictrac, un exempt des gardes du corps, Busca, se prit de querelle avec son lieutenant, Talhouet, qui, en manière de réponse, le frappa de son bâton. Busca réplique par un coup d'épée. Cris du blessé, tumulte de l'assemblée. A ce vacarme, le roi s'émeut, envoie le duc de Noailles aux renseignements ; mais Busca s'était échappé en sautant par la fenêtre. Il n'en fut pas moins condamné à mort par contumace[1].

« Le respect qu'on portoit aux reines » empêchait « les dames de qualité » de visiter ou de recevoir la maîtresse du roi, encore plus « de la suivre[2] ». Louise, jadis fille d'honneur de Madame, avait partout sa place marquée aux fêtes, aux ballets. Il en était différemment de Louise, favorite cachée dans l'hôtel Brion. Aussi la nymphe de Fontainebleau, la danseuse élégante, ne reçut pas de rôle dans le ballet des Amours déguisés, représenté le 13 février 1664 au Palais-Royal, et où Mlles de Pons, de Goêtlogon, de La Motte figurèrent en nymphes de Flore ; où Mlle de Mortemart, devenue tout récemment dame de Montespan, prêta son éclatante beauté à une nymphe marine[3].

Une heure vint où cette contrainte pesa d'un poids intolérable sur l'esprit du roi. A la veille de donner à Versailles les fêtes célèbres connues sous le nom des Plaisirs de l'île enchantée, il ne put résister au désir d'y produire sa maîtresse, d'y publier sa passion.

Versailles, domaine de prédilection du jeune prince, n'avait pas encore subi la transformation qui en fit, quelques années plus tard, le palais immense qu'on admire aujourd'hui. Plus élégant que grandiose, c'était encore le palais d'Alcine. « Ce fut en ce beau lieu, où toute la cour se rendit le cinq mai (1664), que le roi traita plus de six cents personnes, outre une infinité de gens nécessaires à la danse et à la comédie, et d'artisans de toutes sortes venus de Paris, si bien que cela paroissoit une petite armée[4]. »

Louis commença par attribuer au marquis de La Vallière une place d'honneur dans une course de bague. Ce n'est pas sans un certain regret qu'on voit ce jeune homme paraître en Zerbin (5 mai 1664), ayant pour armes un phénix sur un bûcher allumé par le soleil, avec cette devise : Hoc juvat uri. C'est un bonheur d'être brûlé par un tel feu. Et, comme si l'allusion n'était pas assez transparente, il récitait ce quatrain :

Quelques beaux sentiments que la Gloire nous donne,

Quand on est amoureux au souverain degré,

Mourir entre les bras d'une belle personne

Est de toutes les morts la plus douce à mon gré[5].

Un peu de réflexion lui eût fait comprendre combien ces vers sonnaient mal dans la bouche du frère de la favorite. Plus adroit de ses mains que réservé dans ses paroles, le jeune La Vallière emporta le prix, une épée d'or enrichie de diamants, avec des boucles de baudrier de grande valeur, « objets dont la reine-mère l'honora[6] ».

Au souper, qui suivit la course, Louise siégea à la table royale, entre Mme de Marsé et la d'Artigny. Le lendemain, elle fut bien autrement mise en évidence dans la tragicomédie de la Princesse d'Élide. Il semble que Molière, sans oublier un instant la réserve commandée par la présence des reines, ait eu l'art de produire sur le théâtre, d'exposer, de célébrer la passion du roi. Certains vers sont restés si bien enchâssés dans la légende des amours de Louis XIV et de La Vallière qu'on en fit hommage à l'invention des deux amants[7].

Au cours de ces fêtes, le roi donna à tirer une loterie. Cette idée lui était propre, et la façon dont il la développa mérite qu'on suspende un moment l'attention donnée aux divertissements de Versailles.

« Depuis que je ne vous ai vu, écrivait Louis à Colbert, il m'est venu une pensée qui me coûtera un peu cher, mais elle fera plaisir à bien des gens qui sont ici, dont les reines sont les premières. Je voudrais faire une loterie comme celle que M. le cardinal fit, c'est-à-dire qu'il n'en coûte rien à personne qu'à moi[8]. Je ne veux pas qu'elle soit de plus de trois mille pistoles, lesquelles, étant bien employées, me feront avoir bien des bijoux ; car des hardes, je n'en veux point. Comme personne n'en saura rien, vous aurez plus de facilité et meilleur marché. Je veux le gros lot de cinq cents pistoles. Pour les autres, je ne m'arrête pas à un prix fixe, et ce qu'il y aura de plus beau, d'un prix médiocre, c'est ce que j'aimerai le mieux[9]. » Louis, craignant de déplaire à son ministre économe, s'efforce de s'accorder avec lui sur la forme. D'ailleurs, si le roi se montrait magnifique, l'homme était encore très ménager, et, il l'a bien dit, ce qu'il y a de plus beau, d'un prix médiocre, c'est ce qu'il aimait le mieux.

Le projet conçu, Louis dressa la liste des gagnants, et c'est là qu'apparut son intime pensée. Il y inscrivit les noms de « Mlles de La Vallière[10] ». Plusieurs personnes, citant l'anecdote, ont cru devoir corriger le texte et ne nommer que Mlle de La Vallière. Louis savait ce qu'il faisait en nommant ensemble Louise et sa belle-sœur, la femme du marquis, ainsi introduite à la cour. On commença dès lors à deviner son secret désir. Mme de Brancas, la première, se rapprocha de la favorite, démarche d'autant plus grave que son mari était chevalier d'honneur de la reine-mère. Ni l'un ni l'autre, au surplus, n'étaient des personnages de grande honnêteté. Ils avaient été aux gages de Foucquet, à qui l'on écrivait en confidence : « Pour la grosse femme (la reine-mère), Brancas et Grave vous en rendront bon compte ; quand l'un la quitte, l'autre la reprend[11]. » La disgrâce du surintendant avait, par contrecoup, mis leurs affaires en mauvais état[12]. La Brancas, née Suzanne Garnier, fille d'un trésorier des parties casuelles, eût tout fait pour reconquérir sa fortune. Elle suivit La Vallière. A La Vallière, elle eût au besoin substitué sa fille.

A cette vue, Anne d'Autriche s'emporte, reproche à la comtesse cette lâche complaisance. La Brancas, sans rien répondre, s'esquive, court raconter l'algarade au roi et met le tout à la charge de la vertu « fort ridicule » de la duchesse de Navailles. Aussi, quand peu après, à Fontainebleau, le duc, commandant des chevau-légers, demanda un logement pour sa troupe, le roi lui dit d'en chercher un avec son argent. « Ceux qui sont à Votre Majesté sont bien malheureux d'être ainsi traités, » répliqua ce vieux soldat. Louis n'osa répondre ; mais, étant monté à la chambre de La Vallière : « Il n'a tenu qu'à moi, s'écria-t-il, d'avoir une querelle avec M. de Navailles, si j'avais été si chaud que lui ! » et, ne pouvant pardonner l'intimidation qu'il avait subie[13], il ordonna à ce brave serviteur et à sa femme de se défaire de leurs charges[14]. Ainsi furent chassées deux des plus honnêtes personnes de la cour, si honnêtes et de si grand caractère que dans ses Mémoires le duc n'a pas même cité le nom de ses ennemis.

Quand Louis frappait un coup d'autorité, c'est qu'il était prêt aux conséquences. Par un effet d'opposition très calculé, au rigide Navailles il substitua dans le gouvernement du Havre le complaisant Saint-Aignan. Remplacer la maréchale était affaire plus délicate, et qui intéressait sa vie de chaque jour. Comme sous l'extérieur rébarbatif de Colbert, il avait deviné le serviteur docile, de même il choisit pour nouvelle dame d'honneur une personne très sévère d'apparence, au fond très souple. Fille de la célèbre Mme de Rambouillet, élevée dans cet hôtel, « réduit non seulement de tous les beaux esprits, mais de tous les gens de la cour[15] », maison la plus connue de l'Empire des Précieuses[16], Mme de Montausier avait, par sa naissance, par son éducation, par son mariage mûrement, trop mûrement réfléchi avec un homme de réputation austère, enfin par une affabilité constante, résolu ce difficile problème de plaire à tout le monde. A travers cette approbation générale, le roi devina une femme en quête de faveur et qui détournerait les yeux à propos.

 

Bien que n'étant plus demoiselle d'honneur, Louise avait sa chambre au château. Le matin, Louis, sans souci de l'opinion publique, sans aucune réserve, à la vue des reines, s'en allait à la chasse avec sa maîtresse. L'après-dînée, il se promenait avec elle dans les jardins. Ils étaient loin, les rendez-vous furtifs de 1661. Le jeune prince tournait de plus en plus au libertin. Monsieur lui ayant demandé s'il ne ferait pas ses dévotions à la Pentecôte, il lui répondit que non, « et qu'il ne feroit pas l'hypocrite comme luy, qui alloit à confesse parce que la reyne-mère le vouloit ![17] » Grande froideur entre le roi et Anne d'Autriche. Ils ne se parlaient plus. Un jour, Monsieur et Mademoiselle s'entendirent pour les laisser seuls, espérant que de ce tête-à-tête résulterait un raccommodement. Louis alors se retourna contre une fenêtre, puis, après un certain temps, fit une grande révérence à sa mère, et sortit. La pauvre femme, dévorant ses larmes, ne chercha plus qu'à échapper à la foule des courtisans et refusa de souper. Le lendemain matin, la señora Molina, entrant dans son oratoire, la trouva encore tout en larmes. Cette discrète personne allait se retirer ; Anne d'Autriche lui fit signe de rester et de se mettre à terre auprès d'elle. Alors, regardant fixement et avec des yeux remplis de larmes cette fidèle confidente : « Ah l Molina ! lui dit-elle, exprimant en deux mots toute sa pensée, estos hijos ! Ah ! Molina ! ces enfants ! »

Cependant, son confesseur lui ayant ordonné de parler au roi la première, Anne humilia sa fierté. Louis, de son côté, « n'avoit point dormi de toute la nuit » — « Mal satisfait de lui-même, » — « se sentant coupable », il se disposait à prendre les devants. A son tour, il demanda pardon à genoux. Il avoua même à Le Tellier que son amitié pour sa mère « l'aurait obligé de faire toutes choses pour se remettre avec elle ». Toutes choses ! Paroles d'un jour, oubliées le lendemain. Anne d'Autriche, jugeant bien à tort le moment favorable, représenta au roi « qu'il étoit trop enivré de sa propre grandeur, qu'il ne donnoit point de bornes ni à ses désirs, ni à ses vengeances ». Lui montrant le « péril où il étoit du côté de son salut », elle lui demanda de « désirer » au moins de rompre les chaînes qui le tenaient attaché. Il répondit « qu'il connoissoit son mal, qu'il en ressentoit quelquefois de la peine et de la honte, qu'il avoit fait ce qu'il avoit pu pour se retenir d'offenser Dieu ; mais qu'il étoit contraint d'avouer que ses passions étoient devenues plus fortes que sa raison, qu'il ne pouvoit résister à leur violence, qu'il ne se sentoit pas même le désir de le faire ». L'aveu était franc et la déclaration cou pait court aux remontrances.

Ce ne fut pas tout. Louis professait cette maxime que « dans les rencontres fâcheuses, ce n'est point assez de réparer le mal, si l'on n'ajoute quelque bien qu'on n'avoit pas[18] ; » en d'autres termes, qu'après avoir repoussé l'invasion, il faut envahir à son tour. Il déclara donc à sa mère « qu'il avoit longtemps disputé contre lui-même pour ne pas demander aux femmes de qualité de sui vre Mlle de La Vallière, mais qu'enfin il avoit résolu que cela seroit, et qu'il la prioit de ne s'y pas opposer ». Anne d'Autriche, vaincue, nè trouva rien à lui répondre, si ce n'est que c'était quelque chose de connaître qu'il avait tort, et qu'elle le priait de demander à Dieu la grâce des bons désirs. En attendant, Louis continua son train de vie. Chaque après-dînée, on put le voir se promener dans le jardin des Terrasses, suivi de tous les seigneurs de sa cour, accompagnant Louise[19], alors dans le plus grand éclat de sa beauté[20].

On voit quelle transformation avait subie ce jeune prince, jadis timide et circonspect. C'est avec une aisance toute royale qu'il résolut de s'expliquer une fois pour toutes avec la reine. Vers la fin de septembre de cette même année 1664, devant aller passer quelques jours chez son frère, à Villers-Cotterêts[21], il décida d'emmener Louise à cette fête intime. La reine, obligée de rester à Vincennes, parce qu'elle était grosse, connut ce projet, et, à la veille de partir, le roi la trouva tout en larmes dans son oratoire. Sans autrement se déconcerter, il lui dit qu'il prenait part à ses peines, et, pour la consoler tout à fait, il lui promit qu'à trente ans il cesserait de faire le galant et deviendrait un parfait mari[22]. Alors âgé de vingt-six ans, il demandait seulement quatre années d'indulgence. Sur ce, il partit avec sa maîtresse, « et tout se passa à l'ordinaire », c'est-à-dire qu'il s'amusa de son mieux avec Louise, laissant aux soins d'Anne d'Autriche Marie-Thérèse humiliée.

Voilà La Vallière favorite reconnue. Les dames de qualité la suivent. Elle entre, présentée par le roi, chez Madame, naguère sa maîtresse arrogante et jalouse, et, il faut l'avouer, c'est volontairement[23] qu'elle monte sur ce trône qu'elle appellera plus tard son échafaud. A partir de ce jour, on saluera sa faveur et elle s'en laissera enivrer. Jusqu'alors, toutefois, l'offense aux reines était seulement indirecte Elles pouvaient détourner les yeux et garder la chambre quand Louis et la favorite se promenaient au jardin. C'est au château de Vincennes que fut infligé à ces deux nobles femmes le suprême affront.

Au retour de Villers-Cotterêts, un soir d'octobre (du 1er au 19 octobre 1664)[24], le roi introduisit sa maîtresse dans la chambre de la reine-mère et s'installa avec elle à une table de jeu, ayant pour partenaires Monsieur, son frère, et Madame. Alliant la prudence à l'audace, il avait bien choisi son jour. Anne d'Autriche gardait la chambre ; Marie-Thérèse également. C'était un assaut par surprise. La reine furieuse, en apprenant l'intrusion de « cette fille », dépêcha vers Anne d'Autriche Mme de Motteville, qui rencontra Mme de Montausier dans un couloir : « La reine mère, s'écria la nouvelle dame d'honneur, a fait une action admirable d'avoir voulu voir La Vallière. Voilà le tour d'une très habile femme et d'une bonne politique. Mais elle est si faible que nous ne pouvons espérer qu'elle soutiendra cette action comme elle le devroit. » La reine-mère avait-elle voulu voir La Vallière, ainsi que le supposait la complaisante Montausier ? Rien de plus douteux. Au lendemain d'une bataille complètement perdue, Anne ne jugeait pas utile de recommencer la lutte et, sans mot dire, elle gémit avec sa belle-fille.

 

A ce moment même, quand la passion triomphait du devoir, un incident survint ; on put croire que la jeune triomphatrice, dépouillée subitement de tout son prestige, allait finir dans une existence vulgaire le roman de sa vie.

Moins résignée qu'Anne d'Autriche, Marie-Thérèse n'avait pu supporter sans une commotion violente cette intrusion d'une « fille » dans son palais. Secousse morale, suivie d'une réaction physique et de vives douleurs dans les reins. Un mois après, la reine accouchait avant terme d'une petite fille[25]. Épreuve pénible dont elle pensa mourir. Administrée, munie du saint viatique, cette femme si digne du rang suprême déclara que son seul regret « étoit pour le roi », que malgré tout elle aimait toujours, et pour cette femme, « y esta muger », ajouta-t-elle, indiquant du doigt la reine-mère. Louis XIV, « suivant la loi de ces contrariétés étonnantes qui se trouvoient en lui, comme chez tous les hommes, se montra touché d'une vive douleur ». Il dit au maréchal de Villeroi « qu'encore que ce fût pour lui un grand malheur de perdre un enfant, il s'en consoleroit pourvu que Dieu lui fit la grâce de lui conserver la reine et que son enfant pût être baptisé[26] ». Quel enfant ! noir, velu, on osait à peine le regarder. La reine avait eu, disait-on, un regard d’un jeune Maure. Ce pauvre petit être mourut presque en naissant ; mais, si peu qu'il eût vécu, son apparition monstrueuse frappa toutes les imaginations et désola surtout la famille royale.

 

On rapporte qu'alors la jeune reine, poursuivie par sa préoccupation jalouse, pria Louis, très ému, très attendri, de marier Mlle de La Vallière. Surpris, ne sachant que dire, le roi ne pouvait se résoudre à donner sa parole. N'osant non plus repousser la prière de sa femme mourante, il répondit enfin « qu'il ne s'y opposeroit pas, et qu'ils pourroient lui chercher parti ». En somme, il promit de laisser faire. On ne demandait rien de plus.

Comme si, dans cette histoire, tout devait prendre un air d'invraisemblance, à qui proposa-t-on La Vallière ? A Vardes, son plus grand ennemi. Les reines, le roi lui-même ignoraient encore., il est vrai, les abominables machinations de ce personnage. Mais si quelqu'un devait être antipathique à Louise, si simple et si droite, c'était cet homme prétentieux et artificieux. Ici les renseignements se brouillent. Suivant l'usage, tout le monde aurait refusé. Vardes, malgré l'appât d'un million, aurait décliné l'offre : non par délicatesse, il était fils d'une maîtresse de Henri IV ; non par crainte de quelque retour offensif du roi ; n'aimant pas La Vallière, le roi lui eût fait un extrême plaisir de la divertir. S'il refusa, ce ne fut pas pour de si petites raisons, mais parce qu'il aimait ailleurs[27]. Louise aussi repoussa la proposition, et ce refus est plus certain que l'autre[28].

Sur ces entrefaites, Marie-Thérèse recouvra la santé. Le roi aussitôt reprit sa parole. Une vive explication s'ensuivit entre lui et sa maîtresse. Louise se plaignit de ce projet comme d'un outrage. Louis se justifia du mieux qu'il put. S'il avait permis qu'on parlât de mariage, c'est qu'il était sûr qu'elle repousserait très loin cette proposition. La conclusion de La Vallière, telle que le chroniqueur la rapporte, est empreinte d'une sensibilité touchante et de mélancolie : « Je vous déclare qu'il m'est facile de mourir, mais qu'il m'est impossible de me retirer d'un engagement aussi puissant que le vôtre, et je renoncerai plutôt à la vie qu'aux charmantes espérances que vous m'avez données : ainsi aimez-moi. Si vous cessez, je sens bien qu'après la perte de votre cœur, il n'y a plus rien à faire en la vie pour moi. » — « Quelle indignité, s'écria le roi en lui embrassant les genoux, si après ce que je viens d'entendre je pouvois vivre pour une autre que pour vous ![29] »

C'est cet instant précis d'un raccommodement que le duc de Mazarin, mari jaloux d'une femme légère, choisit pour donner au jeune souverain des avis qu'il ne demandait pas (8 décembre 1664). Il lui représenta que sa liaison avec La Vallière scandalisait la nation, qu'il était grand temps qu'il se corrigeât, que s'il lui parlait ainsi c'était de la part de Dieu. Le roi, toujours très calme : « Avez-vous bien tout dit ? » et du doigt lui touchant le front : « J'ai toujours soupçonné que vous aviez quelque blessure là. » Piquant propos, dont le sens n'était pas douteux. Il n'en fallut pas plus pour déterminer la retraite de M. de Mazarin. Pendant un mois, le récit de cette belle révélation fit la joie de la cour.

Il ne serait ni juste ni bienséant de disculper Louise de La Vallière des reproches que méritent sa conduite et l'affront fait aux reines. Cependant les contemporains, témoins et narrateurs de ces scandales, en laissent tout l'odieux au roi. On admettra volontiers que Louise, en paraissant à Fontainebleau et surtout à Vincennes, ne fit que céder aux ordres de son royal amant, quand on saura qu'à cette époque d'apparent triomphe la pauvre fille avait à dissimuler une nouvelle grossesse.

Il lui fallut revenir au palais Brion. Par une curieuse coïncidence, c'est là (20 décembre), dans la chambre de La Vallière, que Louis XIV apprit la condamnation de Foucquetau bannissement. « S'il eût été condamné à mort, dit-il, je l'aurois laissé mourir[30]. » Dure parole, expression d'un ressentiment excessif et injuste.

Le 7 janvier 1665, l'accoucheur Boucher entrait de nouveau par la porte donnant sur le jardin du Palais-Royal, et, à midi précis, il recevait un petit garçon. Le soir du même jour, à neuf heures, Colbert attendait à cette même porte dérobée qu'on lui apportât l'enfant inavoué[31]. L'innocent arriva aux bras d'un valet de chambre qui n'alla pas plus loin.

Puis Boucher et Colbert, pour dépister toute recherche, se chargèrent du nouveau-né, et se rendirent au carrefour de l'hôtel Bouillon. Là on le remit à un sieur Bernard, mari d'une demoiselle du Coudray, l'un et l'autre anciens serviteurs du ministre. Le lendemain, sur l'ordre du roi, le nouveau-né fut baptisé en l'église Saint-Eustache sous le nom de Philippe, fils de François Derssy, bourgeois, et de Marguerite Bernard, sa femme. Colbert ne dit pas quel prétexte il imagina à cette occasion, ni ce qu'était le sieur Derssy. La marraine se nommait Marguerite Biet, et le parrain Claude Tessier, « pauvre ». Ainsi ce fut un pauvre qui répondit devant Dieu de l'éducation chrétienne du fils d'un grand roi. Dieu ne laissa pas suivre son cours à cette épreuve. Ni Philippe, ni Charles, son frère aîné, ne vécurent longtemps, et, au bout d'une année à peine, deux petits anges prièrent au ciel pour une mère qui n'avait péché que par amour.

 

 

 



[1] DE SOURCHES, Mémoires, t. I, p. 334, édition Hachette.

[2] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 344.

[3] Ballet royal des amours déguisés, BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 316. Ce ballet n'est pas de Benserade, mais du président de Périgny, alors lecteur du roi. Voyez Discours touchant la vie de M. de Benserade, en tête de ses Œuvres. Voyez Encyclopédie méthodique, va Ballet. Ce ballet fut représenté cinq ou six fois. Voyez : Gazette de France, 13, 16, 18, 20 février 1664.

[4] Les Plaisirs de l'île enchantée, BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 319.

[5] BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 323.

[6] Relation des plaisirs de l’île enchantée, p. 12. — Gazette de France, 6 mai 1664, p. 456.

[7] Le Palais-Royal, ou les Amours de Madame de La Vallière, Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 84. « Le roi écrivit ceci sur ses tablettes par un effet de sa mémoire ou de son esprit, j'ignore lequel. » Conf. la Vie de La Vallière, p. 230, 231, 255, où le texte présente des variantes. Maintenant, est-ce Molière qui admit ces vers à l'honneur de prendre rang parmi les siens ? est-ce l'auteur du Palais-Royal qui a cité les vers de Molière sans connaitre leur auteur ? Ce problème ne sera résolu, s'il peut l'être, que par une bonne édition de ce dernier ouvrage.

[8] Louis fait allusion à ces autres loteries qu'il autorisait au profit de certains particuliers. LORET, dans sa Muze historique, décrit d'une façon toute spéciale celle dont Mme de Beauvais avait émis les billets.

[9] Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 181.

[10] Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 183.

[11] P. CLÉMENT, Réflexions sur la miséricorde de Dieu, t. II, p. 161.

[12] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 343, 344.

[13] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 166, 167, 23 juin 1664.

[14] Certains mémoires, même de bonne main, ont prétendu que Navailles avait tiré bon parti de ses charges (MOTTEVILLE, t. IV, p. 344) ; le fait est qu'il perdit à la revente. Voyez ses Mémoires.

[15] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 303.

[16] Dictionnaire des Précieuses, édition Livet, t. I, p. 166, 209, 215.

[17] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 144.

[18] Mémoires de Louis XIV, année 1661, t. II, p. 540, édition Dreyss.

[19] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 201, à la date du 5 août 1664.

[20] « Mme de La Vallière étoit fort belle pour lors. » Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 3.

[21] Gazette de France, 20 juillet 1664, p. 935.

[22] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 351 et suiv.

[23] « Elle le désiroit. » Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 351 et suiv. Les libellistes ont aussi constaté ce désir.

[24] Gazette de France, 1664, p. 984. Voyez Mémoires intéressants pour servir à l'histoire de France, par PONCET DE LA GRAVE, t. II, p. 152.

[25] Marie-Anne, née le 16 novembre 1664, morte le 26 décembre 1664. Mme de Motteville, en plaçant la guérison de la reine au 18 novembre, doit se tromper.

[26] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 363. Là encore, les nouvellistes, dont il faut tenir compte comme donnant la note de l'opinion d'un certain public, présentent les faits, altérés dans leur dessin, mais avec toutes les couleurs de la vraisemblance. Ils mettent en scène Mme de Montausier, qui mérite d'ailleurs de figurer dans ces compositions, et ils la représentent cherchant à convaincre la reine de l'obligation où elle est de recevoir La Vallière. « Mais, madame, interrompit la reine, le moyen de voir cette fille ? J'aime le roi, et le roi n'aime qu'elle. Le roi, qui était aux écoutes, entra brusquement ; sa vue surprit si fort la reine qu'elle en rougit et saigna du nez. Trois jours après, elle accoucha d'une petite moresque velue, dont elle pensa mourir. »

[27] Le Palais-Royal : Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 60, 61, édition Boiteau. Puisque nous renvoyons à dite édition, il nous faut signaler que la note 2 de la page 60 est inexacte. Quant au texte en lui-même, il est fort altéré. Il commence par rapporter un fait de l'année 1664 (naissance de la petite moresque), et il finit en donnant pour conséquent e à la négociation de mariage la tentative de la remise de la lettre espagnole, qui eut lieu en 1662. Enfin, on y fait dire à Vardes cette balourdise : « Feu le comte de Moret, mou père. » Il était simplement fils de la veuve du comte, ce qui était déjà bien honnête. Quoi qu'il en soit, ce libelle, dans sa forme si maltraitée, présente un des côtés de la vérité.

[28] Dépêche de l'ambassadeur Sagredo au doge de Venise, 20 mars 1665. Archives de la Bastille, t. I, p. 284. Ce texte est décisif. Il constate le refus exprimé par La Vallière et la véracité en ce point du libelle le Palais-Royal.

Voyez lettre de La Vallière à Mme de Montausier, Appendice, note 4.

[29] Le Palais-Royal : Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 66. A ceux qui mépriseraient trop notre auteur, disons qu'il écrivait avant 1664.

[30] RACINE, Fragments historiques, t. V, p. 77, éd. des Grands Écrivains.

[31] « Le même ordre a été observé pour le secret que le roi a voulu garder au précédent. » COLBERT, Lettres et instructions, t. VI, p. 454.