Moins
de sept jours après l'enterrement de la petite Madame, les exigences de cette
vie royale, à qui l'on ne permet pas de longues douleurs, ramenaient les
fêtes et les plaisirs. Le 8 janvier 1663, on dansa au Palais-Royal Je ballet
des Arts. Suivant l'usage, on distribua aux spectateurs un libretto rimé par
Benserade et tout rempli d'allusions. Le roi entrait en berger, et Benserade
disait : Voici
la gloire et l'honneur du hameau, Et
quoiqu'il soit dans l'âge où nous sentons Pour
le plaisir une attache si forte, Ne
croyez pas que son plaisir l'emporte ; Il
en revient toujours à ses moutons. A
son labeur il passe tout d'un coup. Il
n'ira pas dormir sur la fougère Ni
s'oublier auprès d'une bergère Jusques
au point d'en oublier le loup[1]. Jamais
flatterie ne s'inspira mieux de la vérité. Depuis dix-huit mois, Louis, si
amoureux qu'il fût de La Vallière, n'avait cessé de sentir un amour plus
grand encore pour son autorité et pour l'honneur de la France, dont il se
regardait comme l'incarnation. L'Espagne, contrainte à céder la préséance,
Dunkerque réuni à la terre française, l'ordre rétabli dans les finances, des
cadres militaires admirablement préparés, voilà tout ce que disaient sous
leur forme légère les couplets de Benserade. Ce poète nonchalant admirait
dans le roi l'aptitude au travail. Colbert, travailleur infatigable, ne
s'émerveillait pas moins[2] en voyant ce prince sortir des
plus graves séances du conseil, frais, dispos, alerte au plaisir. Tous les
contemporains, amis et ennemis, ont reconnu à Louis XIV cette faculté
précieuse, particulière aux hommes bien doués, de pouvoir tendre et détendre à
volonté leur attention, d'entretenir la force rien qu'en diversifiant son
emploi ; et, en effet, les repos même de Louis étaient laborieux. En 1662, il
rendit la Grande Mademoiselle malade de fatigue, en la faisant danser dans le
ballet d'Hercule. « Pour lui, écrivait l'ambassadeur vénitien, il est si
vigoureux et si fort, qu'avant et après le bal il s'en va au manège, s'exerce
à la lance ou au jeu de tête[3]. » Dans le
ballet des Arts, Mlle de La Vallière figurait en bergère et en amazone.
Benserade, à ce sujet, s'exprimait encore avec finesse : Non,
sans doute, il n'est pas de bergère plus belle. Pour
elle cependant qui s'ose déclarer ? La
presse n'est pas grande à soupirer pour elle, Quoiqu'elle
soit si propre à faire soupirer. Elle
a dans ses beaux yeux une douce langueur, Et,
bien qu'en apparence aucun n'en soit la cause, Pour
peu qu'il fût permis de fouiller dans son cœur, On
ne laisserait pas d'y trouver quelque chose. Mais
pourquoi là-dessus s'étendre davantage ? Suffit
qu'on ne sauroit en dire trop de bien ; Et
je ne pense pas que dans tout le village Il
se rencontre un cœur mieux placé que le sien. Ne rien
dire et tout indiquer, plaire à la cour par d'heureuses allusions, ne pas
déplaire au roi qui environnait son amour d'un nuage, Benserade était passé
maître dans cet art Loret, à son tour, célébra : L'agréable
de La Vallière Qui
d'une excellente manière Et
d'un air plus divin qu'humain Dansa,
la houlette à la main ; Puis
après, changeant la cadance, En
amazone, avec la lance, Ayant
le port et la fierté D'une
Belle de qualité[4]. L'objet
de tant d'ovations et précédemment de tant de jalousies, de tant d'intrigues,
de tant de machinations, Louise de La Vallière, n'occupait cependant qu'une
position des plus médiocres. Bien qu'en fait elle ne rendît plus à Madame les
services de sa condition, elle restait toujours une de ses filles. Pour toute
habitation, une chambre dans les combles des châteaux, et, sauf quelques
bijoux ou quelques atours, aucune marque de la munificence du roi. A cette
époque, Louis XIV, encore au lendemain des jours de pénurie, n'était rien
moins que prodigue[5]. D'autre part, délicate et
fière, Louise, pour l'amour qu'elle donnait, ne demandait que de l'amour.
Elle ne se faisait même pas un mérite de sa discrétion. Cette jeune fille de
dix-sept ans, déjà tourmentée par ses remords, et quand ses remords la quittaient,
dévorée par ses inquiétudes, cette favorite, moins favorisée que la moindre
des solliciteuses, vécut pendant deux ans d'une vie étroite, contrainte, que
la dernière femme de chambre eût refusé de subir. Le roi
ne pouvait douter de l'affection de cette maîtresse qui ne demandait rien. Un
jour, pendant une revue, il s'aperçut qu'elle souriait amicalement à un jeune
cadet, qui, de son côté, la saluait d'un air de connaissance[6]. Le soir même, l'amoureux
despote demandait à Louise, d'un ton sévère, quel était ce jeune homme.
Louise de se troubler, et enfin de répondre que c'était son frère. Le roi,
toujours circonspect, fit son enquête et trouva que Louise était aussi
sincère que désintéressée. Le
frère aîné de Louise, Jean-François de La Baume Le Blanc, fut, après la mort
de son père, mis au collège de Navarre, où on le voit, en 1655, figurer dans
une représentation de la vie de sainte Juliaine. Si l'on constate dans cette
troupe juvénile les noms d'un Bretoncelle, d'un d'Humières, c'est pousser un
peu loin l'induction que de voir là une société aristocratique où le fils de
Laurent fit sa première éducation de courtisan. On y voit aussi un Menardeau
et un Beauvais, d'origine plutôt bourgeoise. Jean-François était pauvre, et
la pauvreté classe les enfants dans les écoles comme les hommes dans le
monde. On ne peut pas non plus considérer un rôle dans une pièce latine d'un
collège, ni un écho dans la Gazette de Loiret, comme un coup de trompette de
la Renommée. En
1659, cet adolescent, ayant atteint ses dix-huit ans, avait été pourvu de la
lieutenance du roi au gouvernement d'Amboise, petite charge qui ne valait que
six cents livres par an. Il ne reçut pas Foucquet ramené prisonnier de Nantes
à Paris. Aussi, ne saurait-on contester ce que nous dit d'Argenson, que ce
jeune soldat, qui avait fait sa première campagne dans les cadets de la
maison du roi, était encore, en 1663, personnellement inconnu de ce prince. C'est
seulement alors qu'il reçut un brevet de cornette dans la compagnie des
chevau-légers du dauphin, corps recruté avec un soin tout particulier. Tout
était prétexte au jeune roi pour augmenter la force de son armée. Organisant
la maison militaire de son fils, il y fit entrer une compagnie de
chevau-légers, « magnifiquement recrutée équipée et montée »[7], qui se composait de trois cent
quinze officiers réformés à la suite de la paix des Pyrénées. Au fond, il y
réunissait le cadre d'un corps d'armée. Sur
l'étendard, trois dauphins se jouaient au milieu d'une mer agitée. La devise
ferait croire que l'Académie des inscriptions existait déjà. Pericula
ludus. Pour capitaine honoraire, le roi ; pour lieutenant plus honoraire
encore, le dauphin, un enfant de deux ans. Lemoine nous assure que La
Vallière, nommé cornette, exerçait le commandement effectif de cette
compagnie de vétérans. Cela paraît douteux, comme le talent précoce qu'on
prête à ce jeune homme de se faire des revenant-bon sur la solde de ses inférieurs.
Louis XIV lui avait, d'ailleurs donné, dès le 19 janvier 1663, une pension de
quatre mille livres[8]. Les
premiers mois de l'année 1663, s'ils se passèrent sans nouvelles intrigues,
ne restèrent pas exempts d'épreuves. Le 28 mai[9], Louis fut subitement atteint
de la rougeole. Le mal agit avec violence. Un instant on craignit pour les
jours du jeune prince, qui, dans le péril, regarda la mort en face et prit
toutes ses dispositions en conséquence[10]. Mais
quand la fièvre s'emparait de lui, il rêvait de sa chère Louise. Cependant,
il ne voulait pas la voir, « de peur de la mettre dans le péril[11] ». La jeunesse et la force du
malade triomphèrent vite de la maladie. Ce fut alors comme une nouvelle
floraison d'amour. Louis, en danger de mort, avait sans doute éprouvé quelque
crainte sur le sort réservé à sa maîtresse. Toujours est-il qu'il voulut lui
donner un point d'appui en consolidant la fortune de son frère par un riche
mariage avec une jeune héritière de Bretagne, Gabrielle Glé de la Cotardais (12 juin 1663)[12], fille unique et orpheline de
Jean Glé de la Cotardais et de Marie de Montigny. Appartenant à deux familles
de bonne noblesse bretonne, héritière de quarante mille livres de rentes, «
bonne pour un prince, » demandée ou plutôt disputée depuis quatre ans,
Mazarin lui-même avait noté son nom sur ses tablettes pour quelque combinazione. La
jeune orpheline était réservée à Jean-François qui, six mois durant, janvier
à juin 1663, lui fit sa cour « par les voies de civilité et d'honneur, avec
assiduité ». Le contrat, très prudemment rédigé, fut signé le 11 juin par le
roi, ce qui ne surprend point, par la reine, ce qui étonne, par la
reine-mère, par Monsieur et Madame, par le prince de Condé, le duc d'Enghien,
par une main qui traça un L et un D, majuscules informes, main enfantine qui
n'était autre que celle du dauphin âgé de dix-huit mois, et qui témoignait de
sa satisfaction des bons services du cornette de sa compagnie[13]. Soixante seigneurs et dames,
tous de première importance, tinrent à donner une preuve de leur estime au
frère de la favorite. A ce public d'élite succéda une foule compacte se
pressant à la cérémonie du mariage célébrée dans l'église de l'Assomption par
Mgr l'évêque de Laon. Cette
marque publique de faveur réveilla les rancunes de la comtesse de Soissons,
celle de Vardes et consorts, qui résolurent de dénoncer directement à la
reine ce qui se passait au Palais-Royal. Cela
paraît incroyable, et cependant cela est. Plus de deux années s'étaient
écoulées sans que Marie-Thérèse connût exactement l'objet de la passion du
roi ; et qu'on ne croie pas à une ignorance affectée. La reine était
incapable d'un semblable calcul. Ce n'était pas non plus une sotte, comme
d'autres l'ont cru. Dès que l'affection du roi s'était affaiblie, elle en
avait eu le sentiment. Elle était Espagnole et jalouse, mais Espagnole de
grande race et jalouse comme une vraie reine peut l'être. Cet esprit franc et
droit répugnait à l'espionnage, aux commérages de cour, aux inquisitions
subalternes. Aussi égarait-elle presque toujours ses soupçons, tantôt sur
Madame, tantôt sur La Motte-Houdancourt. « Cela faisoit pitié de voir
tout ce que la reine s'imaginoit ; on en rioit avec le roi[14]. » Et qui en riait ?
Mademoiselle de Montpensier, si inférieure comme caractère à cette noble
femme. D'un
autre côté, les amies véritables de Marie-Thérèse — il n'eût pas été
nécessaire d'agrandir le Louvre pour les loger — se refusaient à exciter sa
douleur par d'inutiles révélations. Une conspiration dit silence était
entretenue par Anne d'Autriche, par la fidèle Molina, par Mme de Navailles,
aussi réservée que rigide, par Mme de Motteville, aussi bonne
qu'intelligente. Un soir, cette dernière, revenant de son petit domaine de
Normandie et pouvant craindre d'avoir perdu de vue le fil des événements de
la cour, se trouva assez interdite. Elle était dans la ruelle du lit de la
reine, alors en couches de la petite Madame, Anne-Élisabeth. C'était donc
vers la fin de novembre 1662. Tout à coup, Marie-Thérèse lui fit signe de
l'œil et lui montra Mlle de La Vallière. Louise, notons cette servitude des
appartements royaux, passait par cette chambre pour aller souper chez la
comtesse de Soissons, avec qui elle avait repris quelque liaison, feinte ou
véritable. « Esta donzella, dit la reine en espagnol, con las arracadas
de diamante es esta que el Re quiere. Cette fille qui a des pendants
d'oreilles de diamants est celle que le roi aime[15]. » Surprise de la dame. En
normande, elle répondit quelque chose, « qui, confusément, ne voulait dire ni
oui ni non, » et que tous les maris, sans cesser d'aimer leurs femmes,
étaient pour l'ordinaire infidèles de cette manière, ou faisaient semblant de
l'être, « pour satisfaire à la mode qui le veut ainsi » : Marie-Thérèse ne
répliqua pas ; de sorte que Mme de Motteville ne put discerner la valeur
exacte de son silence. Elle n'en courut pas moins raconter la chose à
la reine Anne[16], qui se montrait toujours la
plus prudente et la plus tendre des mères. C'est
un plaisir, lorsqu'on retrace cette histoire, si romanesque dans sa forme, si
vraie jusque dans ses moindres détails, d'avoir à citer la honte d'Anne
d'Autriche et son infatigable attention à défendre le repos d'esprit de sa
belle-fille. Le dernier jour du carnaval de 1663, le roi avait refusé
publiquement à la reine de la mener en masque avec lui, « préférant La
Vallière[17] ». Marie-Thérèse, bien
qu'ignorant encore la vraie cause du refus, en éprouva un si vif chagrin que
sa belle-mère promit de la conduire au bal. Le matin du jour choisi pour
cette grande partie de plaisir. Anne s'était rendue aux Grandes Carmélites,
c'est-à-dire à ce couvent de la rue d'Enfer, qui se trouve à chaque page de
ce récit, et où nous le verrons s'achever. Elle y « avoit passé saintement
toute la journée ». Le soir, toutefois, se rappelant sa promesse, elle jeta
sur son habit une mante de taffetas noir à l'espagnole et vint trouver la
reine dans la chambre de Mme de Motteville, au Palais-Royal. A sa suite
s'était formée « une belle troupe de masques habillés à l'antique ».
L'heure venue, on se rendit chez Monsieur et chez Madame, qui donnaient le
bal. Tout se passa bien ; mais on comptait sans « certains dévols » qui
murmurèrent. On dit même que la dame qui admirait tant, en 1660, le bonheur
de Marie-Thérèse, Mme Scarron, veuve à cette heure et vivant d'une pension de
la reine-mère, déclara qu'elle ne concevait pas « comment une honnête femme
pouvoit masquer[18] ». S'humiliant devant ces
censures, Anne d'Autriche avoua que son amitié pour la reine « avoit eu trop
de pouvoir sur elle en cette occasion[19] ». Quoi qu'il en fût, si cette
reine s'amusait parfois, elle « pleuroit souvent », si souvent que Mme de
Navailles s'enhardit à prier le roi d'avoir pitié d'elle. « Le roi, accoutumé
à être le maître dans son royaume, le vouloit être aussi des esprits, des
volontés et des cœurs, non seulement en se faisant aimer, mais encore en se
faisant craindre. » Il répondit « en mari absolu, à qui les obstacles ne
plaisent pas[20] ». C'est à
ce moment qu'Olympe Mancini recommença ses tentatives de vengeances contre la
favorite. Elle avait eu l'art d'y intéresser Madame Henriette, que
Marie-Thérèse, dans son ignorance, accusait de détourner le roi, qu'on voyait
toujours chez elle, où seule La Vallière l'attirait. Encore piquée de n'avoir
pas conservé le cœur de Louis, d'autant plus mécontente « d'être haïe pour
une autre », Henriette s'accorda avec la comtesse pour dénoncer directement
et sans ambages les infidélités du roi à cette infortunée Marie-Thérèse, qui,
soupçonneuse, mais non indiscrète, craignait tout et ne savait rien. Forte de
cette alliance, l'astucieuse Italienne fit demander à la reine et obtint une
entrevue secrète dans le parloir des Petites Carmélites de la rue du Bouloi.
Elle raconta à sa façon les amours du roi et de La Vallière, et, qui plus
est, l'essai de séduction tenté par La Motte-Houdancourt. Ce coup
était à peine porté que, laissant Marie-Thérèse désolée, Mme de Soissons
courut tout raconter à Louis. Elle ajoutait, vraie nièce de Mazarin, qu'elle
avait trouvé la reine déjà instruite par la duchesse de Navailles[21] ; si bien que ce furent cette
pauvre dame et Marie-Thérèse qui payèrent les frais de la guerre. Le roi, à
l'heure du coucher, dit à la dame d'honneur qu'il savait tout. L'innocente
maréchale voulut se justifier et, s'y prenant mal, acheva de se perdre. Le
seul changement que Louis « fit paroître dans sa conduite fut qu'au lieu
qu'il disoit tous les jours à la reine qu'il venoit de chez Madame, il
avouoit librement qu'il avoit été ailleurs[22] ». Une des
soirées de l'hiver suivant, « le roi, qui avoit passé depuis midi jusques à
quatre heures après minuit avec La Vallière, vint se coucher ; il trouva la
jeune reine en simple jupe, auprès du feu, avec Mme de Chevreuse. Comme le
roi se sentit encore mécontent contre elle pour La Vallière, il lui demanda
avec une horrible froideur pourquoi elle n'étoit pas couchée. — Je vous
attendois, lui dit-elle tristement. — Vous avez la mine, lui répondit le roi,
de m'attendre bien souvent. — Je le sçais bien, lui répondit-elle ; car vous
ne vous plaisez guère avec moi, et vous vous plaisez davantage avec mes
ennemies. — Le roi la regarda avec une fierté qui approchoit bien du mépris,
et lui dit d'un ton moqueur : — Hélas ! Madame, qui vous en a tant appris ?
et en la quittant : — Couchez-vous, Madame, sans tant de petites raisons. La
reine fut si vivement touchée, qu'elle s'alla jeter aux pieds du roi, qui
marchoit à grands pas dans la chambre. — Eh bien, Madame, que voulez-vous
dire ? lui dit-il. — Je veux dire, répondit la reine, que je vous aimerai
toujours, quoi que vous me fassiez. — Et moi, lui dit le roi, j'en userai si
bien que vous n'y aurez aucune peine ; mais si vous voulez m'obliger, vous
n'écouterez plus Mme de Soissons ni Mme de Navailles, parce qu'il savoit
qu'elles avoient causé de La Vallière[23]. » Au bas
de ce tableau, dont le sujet est trop vraisemblable pour n'être pas vrai, il
convient de placer en guise de légende une réflexion de l'excellente Mme de
Motteville : « Le malheur de notre sexe est tel que les hommes, qui ont fait
les lois, en ont ôté la rigueur à leur égard, et ce n'est que dans le ciel où
l'égalité du commandement fera que chacun recevra selon ses œuvres. » On ne
peut rien ajouter à cette juste et pieuse pensée qu'on soumet aux méditations
du sexe qui fait encore les lois. C'est
vers le mois de juillet 1663[24] que Mme de Soissons avait
dénoncé à Marie-Thérèse la passion du roi. L'Italienne ignorait alors qu'un
nouveau lien allait attacher Louis à sa jeune maîtresse. Louise se sentait
mère. Longtemps, le secret de cette grossesse fut gardé entre La Vallière et
le roi ; mais au mois d'août, Louis se trouva dans l'obligation de partir
pour le siège de Marsal, en Lorraine, et il voulut, avant son départ, assurer
la situation de sa maîtresse. Qu'on
se représente ce jeune prince si fier et déjà si absolu, ayant toutefois
conservé de sa forte éducation un grand fonds de réserve et surtout de
respect pour sa mère. Vraisemblablement, de ses amours illégitimes, c'est le
premier enfant qui allait naître. Sa maîtresse était encore plus honteuse
qu'il n'était circonspect. Que de perplexités ! Louis, pour les
escapades, employait le Saint-Aignan ; mais, par un trait où se découvre son
caractère, ce fut, dans cette conjoncture, à un tout autre homme qu'il fit
appel. Jean-Baptiste Colbert « avoit le visage naturellement renfrogné. Ses
yeux creux, ses sourcils épais et noirs lui faisoient une mine austère et lui
rendoient le premier abord sauvage et négatif ; mais dans la suite on le
trouvoit d'une sûreté inébranlable[25]. Le cardinal l'avoit recommandé
au roi comme un homme de confiance ; bon valet qui ne songeroit qu'à le
servir[26] ». Les regards de Louis XIV se
tournèrent vers cet homme dont il appréciait depuis longtemps les qualités
solides. Colbert comprit à demi-mot et se mit aux ordres du roi, lui et sa
femme. Par une coïncidence, qui n'avait sans doute pas échappé à la réflexion
des deux amants, Mme Colbert était un peu compatriote de Louise. Fille de
Jacques Charon, seigneur de Ménars, grand bailli de Blois, et de Marie Begon,
dont la famille jouissait d'une vieille considération dans le Blésois, elle
avait dû connaître les La Vallière ou les Saint-Remi ; de plus, femme de bon
naturel, elle était experte en nourriture d'enfants, en ayant élevé sept pour
son compte[27]. Louis,
définitivement en guerre avec le duc de Lorraine, partit le 25 août pour
Marsal[28], et cette expédition, son coup
d'essai militaire, dura jusqu'au 15 octobre. Pendant deux mois, il ne cessa
de correspondre avec sa maîtresse. C'est Colbert qui transmettait les lettres
du roi, celles « où il n'y a rien dessus », adressées à la « personne que
j'ai recommandée en partant. Vous m'entendez bien ». Le 1er septembre, le roi
écrivait : « Je vous adresse les lettres pour les reines, et puis, vous
savez, où il n'y a pas d'adresse. » A son
retour, il se décida à faire sortir Louise de l'appartement de Madame. Ce
n'était pas le point difficile. Après deux ans d'amour persistant, on ne
pouvait trouver étrange que le roi délivrât sa maîtresse de cette situation
équivoque, aussi pénible pour elle que blessante pour Henriette. Un seigneur,
nommé Brion, galantin sur le retour, mort assez à propos pour échapper au
ridicule, ayant failli épouser la Menneville, créature aux gages de Foucquet,
Brion, disons-nous, avait fait construire dans le jardin du Palais-Royal, du
côté où se trouve aujourd'hui la rue Richelieu, à la hauteur de l'ancienne
rue des Bouchers, une maison de plaisance du genre de celles qu'on appela
plus tard des Folies. Pour en donner une juste idée, ce soi-disant palais
avait 12 toises de long sur 3 à 4 toises de large. C'était un modeste
pavillon à un seul étage. Le roi acheta, meubla richement et « donna le
palais Brion » à La Vallière[29]. La jeune femme y vécut « fort
retirée, sans sortir, vestue toujours d'un grand manteau de chambre. Ceux
qu'elle recevoit le soir, pour jouer, ne la voyoient que dans le lit[30] ». Cependant
Colbert avait trouvé une fille de confiance, la demoiselle du Plessis ; «
puis, sous le prétexte de cette demoiselle, il fit entrer dans la maison tous
les linges nécessaires. » Ici il faut le laisser parler lui-même : « Pour la
nourriture de l'enfant, avec le secret que le roi m'a ordonné, j'ay disposé
le nommé Beauchamp et sa femme, anciens domestiques de ma famille, qui
demeurent dans la rue aux Ours, sur le coin de la rue qui tourne derrière
Saint-Leu-Saint-Gilles, auxquels j'ay déclaré, pour secret, qu'un de mes
frères ayant fait un enfant à une fille de qualité, pour sauver son honneur,
j'étois obligé de prendre soin de l'enfant et de leur en confier la
nourriture, ce qu'ils ont accepté avec joie. » Dernière précaution, mais
indispensable, le chirurgien accoucheur Boucher fut prévenu. Deux billets
également très circonspects (pas un nom ; Louise est la personne, Boucher est
l'homme) prouvent que Louis veilla attentivement sur le sort de sa maîtresse.
Il était encore près de son lit quand commencèrent les douleurs ; mais, à cet
instant suprême où la femme a tant besoin de presser la main de l'homme qui
l'a rendue mère, Louis dut se retirer. C'était le 18 décembre 1663. Il
commanda à Boucher de lui mander des nouvelles par Colbert. Ce jour-là, sa
grandeur l'entraînait à la chasse. Le mercredi 19, à trois heures et demie du
matin[31], Boucher envoya ce billet : «
Nous avons un garçon, qui est très fort. La mère et l'enfant se portent bien,
Dieu merci. J'attends les ordres. » Quels ordres ! La mère n'eut pas trois
heures pour embrasser son fils. Dès six heures précises du matin, avant qu'il
fît jour, suivant l'accord pris auparavant, Boucher apporta l'enfant au
travers du Palais-Royal, et conformément aux instructions reçues, le remit à
Beauchamp et à sa femme, « qui attendoient au carrefour, vis-à-vis
l'hôtel Bouillon ». Le même jour encore, le nouveau-né fut porté à Saint-Leu
et, sur l'ordre secret du roi, nommé Charles, fils de M. de Lincourt et de
damoiselle Élisabeth de Beux. Il eut pour parrain Gury Focart, dit de
Beauchamps, et pour marraine Clémence Pré, femme dudit Beauchamps[32]. Malgré
tant de précautions, tous les yeux de la cour étaient tournés vers Louise. On
racontait des histoires romanesques. Une nuit, on était venu quérir Boucher
dans un carrosse, puis on l'avait conduit, les yeux bandés, dans une chambre,
près d'une dame masquée, qu'il avait délivrée heureusement : ensuite, les
yeux de nouveau aveuglés, on l'avait ramené chez lui avec une honnête
récompense. C'est lui-même qui l'avait dit chez Mme de Villeroy. Quelle
pouvait être cette dame, si ce n'était La Vallière, qui ne recevait pas
depuis quatre jours, que quatre jours après on avait revue « alitée comme
devant » ? On ajoutait « que le mercredi matin, M. Colbert entra chez le roy,
qui estoit encore au lit, et luy parla longtemps. Voici le commencement d'un
roman ». Ainsi s'exprime le grave Olivier d'Ormesson ; ainsi la légende
envahissait l'histoire. Louise,
se sentant observée, fit, pour sauver les apparences, un suprême effort, et,
le 24 décembre, elle eut le courage d'assister aux Quinze-Vingts à la messe
de minuit. On la trouva « fort pasle » et « fort changée » ; — « personne ne
doute plus qu'elle ne soit accouchée d'un fils, que l'on dit estre nourry par
les soins de Mme de Choisy[33]. » Toujours le même mélange
d'erreur. Le roi ne se serait pas confié à cette intrigante. Ainsi vint au monde le premier-né de Louis XIV et de Louise de La Vallière. Mère sans époux, père sans enfant, enfant sans père ni mère, ces trois êtres subissaient l'inévitable action de l'autorité morale qui régit tout le monde. Ordre divin de la famille, à quelles humiliations cruelles s'asservissent ceux qui se révoltent contre tes lois ! |
[1]
Œuvres de Benserade, t. III, p. 285, éd. Paris, 1697.
[2]
Journal fait par chacune semaine de ce qui s'est passé et qui peut servir à
l'histoire du roy. — CLÉMENT,
Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, t. VI, p. 468, Appendice.
[3]
Relation des ambassadeurs vénitiens, filza 129, fol. 89, v°.
Bibliothèque nationale, manuscrits.
[4]
LORET, la
Muze historique, liv. XIV (lettre III, v. 105), t. IV, p. 9.
[5]
COLBERT, Lettres,
t. VI, p. 466, Appendice.
[6]
Les loisirs d'un ministre, ou Essais dans le goût de ceux de Montaigne,
composés en 1736, t. II, p. 195. Cette anecdote est contestée par MM. LEMOINE et LICHTENBERGER, De La
Vallière à Montespan, p. 50.
[7]
LEMOINE, De
La Vallière à Montespan, p. 51.
[8]
LEMOINE, De
La Vallière à Montespan, p. 51.
[9]
Journal de la santé du roi, p. 82.
[10]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 333.
[11]
Le Palais-Royal, dans le recueil dit l'Histoire amoureuse des Gaules,
t. II, p. 45. Des textes chaldéens, traduits en arabe, d'arabe en grec, du grec
en français, ne présenteraient pas plus d'avaries que ces libelles copiés et
recopiés par des plumes ignorantes. Voici comment apparaît le passage cité par
nous : « il rêva continuellement de sa maitresse, qui ne voulait pas le voir,
de peur de le mettre en péril. Après qu'il n'y eut plus rien à craindre, M. de
Saint-Aignan l'alla quérir. » Evidemment, il faut lire : « Qu'il ne vouloit pas
voir. »
[12]
V. note II à la fin du volume.
[13]
Le fait était connu en gros par la Gazette de Loret. M. Lemoine en a
donné les détails. M. Le Brun a indiqué que l'acte était conservé parmi les
minutes de Me Delapalme.
[14]
Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires,
t. III, p. 541.
[15]
On traduit quiere par aime ; mais c'est donner ici à ce mot trop de
précision. Il peut aussi s'interpréter par recherche, et tel est
vraisemblablement le sens que Marie-Thérèse lui donnait. Autrement, on ne
comprendrait pas un ou deux passages qui suivent dans les Mémoires de Madame
de Motteville.
[16]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 321.
[17]
V. à l'étude iconographique sur La Vallière l'indication de deux portraits de
La Vallière et du roi en costumes de masques.
[18]
TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes,
t. V, p. 388 (le petit Scarron).
[19]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 328, 329.
[20]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 335.
[21]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 339.
[22]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. IV, p. 340.
[23]
Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 59. Ce passage se trouve dans le
Palais-Royal, ou les amours de Mademoiselle de La Vallière.
[24]
Mme de Motteville ne donne qu'une date approximative, celle de la convalescence
de la reine-mère, qui eut lieu, on l'apprend par la Gazette et par la Muze
historique, vers le mois de juillet.
[25]
CHOISY, Mémoires,
p. 575, éd. Michaud.
[26]
CHOISY, Mémoires,
p. 120.
[27]
Mazarin, bon juge, avait remarqué déjà ses qualités. Il recommandait à ses
nièces de rechercher la société de cette femme sensée.
[28]
V. dans COLBERT,
Lettres, Instructions et Mémoires, t. VI, p. 463.
[29]
Nous avons retrouvé à la Bibliothèque nationale, département des Estampes, un
plan du palais Brion. V. note à la fin du volume.
[30]
D'ORMESSON, Journal,
t. II, p. 69, 70.
[31]
Colbert ajoute : « Trois jours après la pleine lune du même mois de décembre,
qui avoit été le quatorzième. » On n'avait pas encore renoncé aux observations
astrologiques à l'heure des naissances.
[32]
V. Réflexions sur la miséricorde de Dieu, t. II, p. 201, où l'on a
reproduit la pièce intitulée : Particularités secret de la vie du roy. — Devant
ce texte si précis, il faut retirer la mention faite par les généalogistes d'un
Louis de Bourbon, né le 27 décembre 1663. Quant au Louis, fils de Laurent
Limosin, dans lequel l'éditeur de l'Histoire amoureuse des Gaules, t.
II, p. 46, édition de Paris, 1857, veut voir un fils naturel du roi, nous ne
trouvons, nous, que le fils de Laurent Limosin. La teneur de l'acte de baptême,
cité par cet éditeur, ne comporte pas la moindre hésitation. Comment supposer
qu'Anne d'Autriche aurait été la marraine d'un bâtard du roi ? Bien plus,
comment supposer que le roi eût été le parrain de son fils ?
[33]
D'ORMESSON, Journal,
t. II, p. 70. — DREYSS,
Mémoires de Louis XIV, Préface (p. CIV), a reproduit la version d'Ormesson. Cela
se comprendrait s'il n'avait pas connu le récit de Colbert ; mais, l'ayant
connu, son erreur paraît moins admissible et devait être relevée.