LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — 1644-1663

 

CHAPITRE VI. — JANVIER 1663 - OCTOBRE 1663.

 

 

Moins de sept jours après l'enterrement de la petite Madame, les exigences de cette vie royale, à qui l'on ne permet pas de longues douleurs, ramenaient les fêtes et les plaisirs. Le 8 janvier 1663, on dansa au Palais-Royal Je ballet des Arts. Suivant l'usage, on distribua aux spectateurs un libretto rimé par Benserade et tout rempli d'allusions. Le roi entrait en berger, et Benserade disait :

Voici la gloire et l'honneur du hameau,

Et quoiqu'il soit dans l'âge où nous sentons

Pour le plaisir une attache si forte,

Ne croyez pas que son plaisir l'emporte ;

Il en revient toujours à ses moutons.

A son labeur il passe tout d'un coup.

Il n'ira pas dormir sur la fougère

Ni s'oublier auprès d'une bergère

Jusques au point d'en oublier le loup[1].

Jamais flatterie ne s'inspira mieux de la vérité. Depuis dix-huit mois, Louis, si amoureux qu'il fût de La Vallière, n'avait cessé de sentir un amour plus grand encore pour son autorité et pour l'honneur de la France, dont il se regardait comme l'incarnation. L'Espagne, contrainte à céder la préséance, Dunkerque réuni à la terre française, l'ordre rétabli dans les finances, des cadres militaires admirablement préparés, voilà tout ce que disaient sous leur forme légère les couplets de Benserade. Ce poète nonchalant admirait dans le roi l'aptitude au travail. Colbert, travailleur infatigable, ne s'émerveillait pas moins[2] en voyant ce prince sortir des plus graves séances du conseil, frais, dispos, alerte au plaisir. Tous les contemporains, amis et ennemis, ont reconnu à Louis XIV cette faculté précieuse, particulière aux hommes bien doués, de pouvoir tendre et détendre à volonté leur attention, d'entretenir la force rien qu'en diversifiant son emploi ; et, en effet, les repos même de Louis étaient laborieux. En 1662, il rendit la Grande Mademoiselle malade de fatigue, en la faisant danser dans le ballet d'Hercule. « Pour lui, écrivait l'ambassadeur vénitien, il est si vigoureux et si fort, qu'avant et après le bal il s'en va au manège, s'exerce à la lance ou au jeu de tête[3]. »

Dans le ballet des Arts, Mlle de La Vallière figurait en bergère et en amazone. Benserade, à ce sujet, s'exprimait encore avec finesse :

Non, sans doute, il n'est pas de bergère plus belle.

Pour elle cependant qui s'ose déclarer ?

La presse n'est pas grande à soupirer pour elle,

Quoiqu'elle soit si propre à faire soupirer.

Elle a dans ses beaux yeux une douce langueur,

Et, bien qu'en apparence aucun n'en soit la cause,

Pour peu qu'il fût permis de fouiller dans son cœur,

On ne laisserait pas d'y trouver quelque chose.

Mais pourquoi là-dessus s'étendre davantage ?

Suffit qu'on ne sauroit en dire trop de bien ;

Et je ne pense pas que dans tout le village

Il se rencontre un cœur mieux placé que le sien.

Ne rien dire et tout indiquer, plaire à la cour par d'heureuses allusions, ne pas déplaire au roi qui environnait son amour d'un nuage, Benserade était passé maître dans cet art Loret, à son tour, célébra :

L'agréable de La Vallière

Qui d'une excellente manière

Et d'un air plus divin qu'humain

Dansa, la houlette à la main ;

Puis après, changeant la cadance,

En amazone, avec la lance,

Ayant le port et la fierté

D'une Belle de qualité[4].

L'objet de tant d'ovations et précédemment de tant de jalousies, de tant d'intrigues, de tant de machinations, Louise de La Vallière, n'occupait cependant qu'une position des plus médiocres. Bien qu'en fait elle ne rendît plus à Madame les services de sa condition, elle restait toujours une de ses filles. Pour toute habitation, une chambre dans les combles des châteaux, et, sauf quelques bijoux ou quelques atours, aucune marque de la munificence du roi. A cette époque, Louis XIV, encore au lendemain des jours de pénurie, n'était rien moins que prodigue[5]. D'autre part, délicate et fière, Louise, pour l'amour qu'elle donnait, ne demandait que de l'amour. Elle ne se faisait même pas un mérite de sa discrétion. Cette jeune fille de dix-sept ans, déjà tourmentée par ses remords, et quand ses remords la quittaient, dévorée par ses inquiétudes, cette favorite, moins favorisée que la moindre des solliciteuses, vécut pendant deux ans d'une vie étroite, contrainte, que la dernière femme de chambre eût refusé de subir.

Le roi ne pouvait douter de l'affection de cette maîtresse qui ne demandait rien. Un jour, pendant une revue, il s'aperçut qu'elle souriait amicalement à un jeune cadet, qui, de son côté, la saluait d'un air de connaissance[6]. Le soir même, l'amoureux despote demandait à Louise, d'un ton sévère, quel était ce jeune homme. Louise de se troubler, et enfin de répondre que c'était son frère. Le roi, toujours circonspect, fit son enquête et trouva que Louise était aussi sincère que désintéressée.

Le frère aîné de Louise, Jean-François de La Baume Le Blanc, fut, après la mort de son père, mis au collège de Navarre, où on le voit, en 1655, figurer dans une représentation de la vie de sainte Juliaine. Si l'on constate dans cette troupe juvénile les noms d'un Bretoncelle, d'un d'Humières, c'est pousser un peu loin l'induction que de voir là une société aristocratique où le fils de Laurent fit sa première éducation de courtisan. On y voit aussi un Menardeau et un Beauvais, d'origine plutôt bourgeoise. Jean-François était pauvre, et la pauvreté classe les enfants dans les écoles comme les hommes dans le monde. On ne peut pas non plus considérer un rôle dans une pièce latine d'un collège, ni un écho dans la Gazette de Loiret, comme un coup de trompette de la Renommée.

En 1659, cet adolescent, ayant atteint ses dix-huit ans, avait été pourvu de la lieutenance du roi au gouvernement d'Amboise, petite charge qui ne valait que six cents livres par an. Il ne reçut pas Foucquet ramené prisonnier de Nantes à Paris. Aussi, ne saurait-on contester ce que nous dit d'Argenson, que ce jeune soldat, qui avait fait sa première campagne dans les cadets de la maison du roi, était encore, en 1663, personnellement inconnu de ce prince. C'est seulement alors qu'il reçut un brevet de cornette dans la compagnie des chevau-légers du dauphin, corps recruté avec un soin tout particulier. Tout était prétexte au jeune roi pour augmenter la force de son armée. Organisant la maison militaire de son fils, il y fit entrer une compagnie de chevau-légers, « magnifiquement recrutée équipée et montée »[7], qui se composait de trois cent quinze officiers réformés à la suite de la paix des Pyrénées. Au fond, il y réunissait le cadre d'un corps d'armée.

Sur l'étendard, trois dauphins se jouaient au milieu d'une mer agitée. La devise ferait croire que l'Académie des inscriptions existait déjà. Pericula ludus. Pour capitaine honoraire, le roi ; pour lieutenant plus honoraire encore, le dauphin, un enfant de deux ans. Lemoine nous assure que La Vallière, nommé cornette, exerçait le commandement effectif de cette compagnie de vétérans. Cela paraît douteux, comme le talent précoce qu'on prête à ce jeune homme de se faire des revenant-bon sur la solde de ses inférieurs. Louis XIV lui avait, d'ailleurs donné, dès le 19 janvier 1663, une pension de quatre mille livres[8].

Les premiers mois de l'année 1663, s'ils se passèrent sans nouvelles intrigues, ne restèrent pas exempts d'épreuves. Le 28 mai[9], Louis fut subitement atteint de la rougeole. Le mal agit avec violence. Un instant on craignit pour les jours du jeune prince, qui, dans le péril, regarda la mort en face et prit toutes ses dispositions en conséquence[10].

Mais quand la fièvre s'emparait de lui, il rêvait de sa chère Louise. Cependant, il ne voulait pas la voir, « de peur de la mettre dans le péril[11] ». La jeunesse et la force du malade triomphèrent vite de la maladie. Ce fut alors comme une nouvelle floraison d'amour. Louis, en danger de mort, avait sans doute éprouvé quelque crainte sur le sort réservé à sa maîtresse. Toujours est-il qu'il voulut lui donner un point d'appui en consolidant la fortune de son frère par un riche mariage avec une jeune héritière de Bretagne, Gabrielle Glé de la Cotardais (12 juin 1663)[12], fille unique et orpheline de Jean Glé de la Cotardais et de Marie de Montigny. Appartenant à deux familles de bonne noblesse bretonne, héritière de quarante mille livres de rentes, « bonne pour un prince, » demandée ou plutôt disputée depuis quatre ans, Mazarin lui-même avait noté son nom sur ses tablettes pour quelque combinazione.

La jeune orpheline était réservée à Jean-François qui, six mois durant, janvier à juin 1663, lui fit sa cour « par les voies de civilité et d'honneur, avec assiduité ». Le contrat, très prudemment rédigé, fut signé le 11 juin par le roi, ce qui ne surprend point, par la reine, ce qui étonne, par la reine-mère, par Monsieur et Madame, par le prince de Condé, le duc d'Enghien, par une main qui traça un L et un D, majuscules informes, main enfantine qui n'était autre que celle du dauphin âgé de dix-huit mois, et qui témoignait de sa satisfaction des bons services du cornette de sa compagnie[13]. Soixante seigneurs et dames, tous de première importance, tinrent à donner une preuve de leur estime au frère de la favorite. A ce public d'élite succéda une foule compacte se pressant à la cérémonie du mariage célébrée dans l'église de l'Assomption par Mgr l'évêque de Laon.

Cette marque publique de faveur réveilla les rancunes de la comtesse de Soissons, celle de Vardes et consorts, qui résolurent de dénoncer directement à la reine ce qui se passait au Palais-Royal.

Cela paraît incroyable, et cependant cela est. Plus de deux années s'étaient écoulées sans que Marie-Thérèse connût exactement l'objet de la passion du roi ; et qu'on ne croie pas à une ignorance affectée. La reine était incapable d'un semblable calcul. Ce n'était pas non plus une sotte, comme d'autres l'ont cru. Dès que l'affection du roi s'était affaiblie, elle en avait eu le sentiment. Elle était Espagnole et jalouse, mais Espagnole de grande race et jalouse comme une vraie reine peut l'être. Cet esprit franc et droit répugnait à l'espionnage, aux commérages de cour, aux inquisitions subalternes. Aussi égarait-elle presque toujours ses soupçons, tantôt sur Madame, tantôt sur La Motte-Houdancourt. « Cela faisoit pitié de voir tout ce que la reine s'imaginoit ; on en rioit avec le roi[14]. » Et qui en riait ? Mademoiselle de Montpensier, si inférieure comme caractère à cette noble femme.

D'un autre côté, les amies véritables de Marie-Thérèse — il n'eût pas été nécessaire d'agrandir le Louvre pour les loger — se refusaient à exciter sa douleur par d'inutiles révélations. Une conspiration dit silence était entretenue par Anne d'Autriche, par la fidèle Molina, par Mme de Navailles, aussi réservée que rigide, par Mme de Motteville, aussi bonne qu'intelligente. Un soir, cette dernière, revenant de son petit domaine de Normandie et pouvant craindre d'avoir perdu de vue le fil des événements de la cour, se trouva assez interdite. Elle était dans la ruelle du lit de la reine, alors en couches de la petite Madame, Anne-Élisabeth. C'était donc vers la fin de novembre 1662. Tout à coup, Marie-Thérèse lui fit signe de l'œil et lui montra Mlle de La Vallière. Louise, notons cette servitude des appartements royaux, passait par cette chambre pour aller souper chez la comtesse de Soissons, avec qui elle avait repris quelque liaison, feinte ou véritable. « Esta donzella, dit la reine en espagnol, con las arracadas de diamante es esta que el Re quiere. Cette fille qui a des pendants d'oreilles de diamants est celle que le roi aime[15]. » Surprise de la dame. En normande, elle répondit quelque chose, « qui, confusément, ne voulait dire ni oui ni non, » et que tous les maris, sans cesser d'aimer leurs femmes, étaient pour l'ordinaire infidèles de cette manière, ou faisaient semblant de l'être, « pour satisfaire à la mode qui le veut ainsi » : Marie-Thérèse ne répliqua pas ; de sorte que Mme de Motteville ne put discerner la valeur exacte de son silence. Elle n'en courut pas moins raconter la chose à la reine Anne[16], qui se montrait toujours la plus prudente et la plus tendre des mères.

C'est un plaisir, lorsqu'on retrace cette histoire, si romanesque dans sa forme, si vraie jusque dans ses moindres détails, d'avoir à citer la honte d'Anne d'Autriche et son infatigable attention à défendre le repos d'esprit de sa belle-fille. Le dernier jour du carnaval de 1663, le roi avait refusé publiquement à la reine de la mener en masque avec lui, « préférant La Vallière[17] ». Marie-Thérèse, bien qu'ignorant encore la vraie cause du refus, en éprouva un si vif chagrin que sa belle-mère promit de la conduire au bal. Le matin du jour choisi pour cette grande partie de plaisir. Anne s'était rendue aux Grandes Carmélites, c'est-à-dire à ce couvent de la rue d'Enfer, qui se trouve à chaque page de ce récit, et où nous le verrons s'achever. Elle y « avoit passé saintement toute la journée ». Le soir, toutefois, se rappelant sa promesse, elle jeta sur son habit une mante de taffetas noir à l'espagnole et vint trouver la reine dans la chambre de Mme de Motteville, au Palais-Royal. A sa suite s'était formée « une belle troupe de masques habillés à l'antique ». L'heure venue, on se rendit chez Monsieur et chez Madame, qui donnaient le bal. Tout se passa bien ; mais on comptait sans « certains dévols » qui murmurèrent. On dit même que la dame qui admirait tant, en 1660, le bonheur de Marie-Thérèse, Mme Scarron, veuve à cette heure et vivant d'une pension de la reine-mère, déclara qu'elle ne concevait pas « comment une honnête femme pouvoit masquer[18] ». S'humiliant devant ces censures, Anne d'Autriche avoua que son amitié pour la reine « avoit eu trop de pouvoir sur elle en cette occasion[19] ». Quoi qu'il en fût, si cette reine s'amusait parfois, elle « pleuroit souvent », si souvent que Mme de Navailles s'enhardit à prier le roi d'avoir pitié d'elle. « Le roi, accoutumé à être le maître dans son royaume, le vouloit être aussi des esprits, des volontés et des cœurs, non seulement en se faisant aimer, mais encore en se faisant craindre. » Il répondit « en mari absolu, à qui les obstacles ne plaisent pas[20] ».

C'est à ce moment qu'Olympe Mancini recommença ses tentatives de vengeances contre la favorite. Elle avait eu l'art d'y intéresser Madame Henriette, que Marie-Thérèse, dans son ignorance, accusait de détourner le roi, qu'on voyait toujours chez elle, où seule La Vallière l'attirait. Encore piquée de n'avoir pas conservé le cœur de Louis, d'autant plus mécontente « d'être haïe pour une autre », Henriette s'accorda avec la comtesse pour dénoncer directement et sans ambages les infidélités du roi à cette infortunée Marie-Thérèse, qui, soupçonneuse, mais non indiscrète, craignait tout et ne savait rien. Forte de cette alliance, l'astucieuse Italienne fit demander à la reine et obtint une entrevue secrète dans le parloir des Petites Carmélites de la rue du Bouloi. Elle raconta à sa façon les amours du roi et de La Vallière, et, qui plus est, l'essai de séduction tenté par La Motte-Houdancourt.

Ce coup était à peine porté que, laissant Marie-Thérèse désolée, Mme de Soissons courut tout raconter à Louis. Elle ajoutait, vraie nièce de Mazarin, qu'elle avait trouvé la reine déjà instruite par la duchesse de Navailles[21] ; si bien que ce furent cette pauvre dame et Marie-Thérèse qui payèrent les frais de la guerre. Le roi, à l'heure du coucher, dit à la dame d'honneur qu'il savait tout. L'innocente maréchale voulut se justifier et, s'y prenant mal, acheva de se perdre. Le seul changement que Louis « fit paroître dans sa conduite fut qu'au lieu qu'il disoit tous les jours à la reine qu'il venoit de chez Madame, il avouoit librement qu'il avoit été ailleurs[22] ».

Une des soirées de l'hiver suivant, « le roi, qui avoit passé depuis midi jusques à quatre heures après minuit avec La Vallière, vint se coucher ; il trouva la jeune reine en simple jupe, auprès du feu, avec Mme de Chevreuse. Comme le roi se sentit encore mécontent contre elle pour La Vallière, il lui demanda avec une horrible froideur pourquoi elle n'étoit pas couchée. — Je vous attendois, lui dit-elle tristement. — Vous avez la mine, lui répondit le roi, de m'attendre bien souvent. — Je le sçais bien, lui répondit-elle ; car vous ne vous plaisez guère avec moi, et vous vous plaisez davantage avec mes ennemies. — Le roi la regarda avec une fierté qui approchoit bien du mépris, et lui dit d'un ton moqueur : — Hélas ! Madame, qui vous en a tant appris ? et en la quittant : — Couchez-vous, Madame, sans tant de petites raisons. La reine fut si vivement touchée, qu'elle s'alla jeter aux pieds du roi, qui marchoit à grands pas dans la chambre. — Eh bien, Madame, que voulez-vous dire ? lui dit-il. — Je veux dire, répondit la reine, que je vous aimerai toujours, quoi que vous me fassiez. — Et moi, lui dit le roi, j'en userai si bien que vous n'y aurez aucune peine ; mais si vous voulez m'obliger, vous n'écouterez plus Mme de Soissons ni Mme de Navailles, parce qu'il savoit qu'elles avoient causé de La Vallière[23]. »

 

Au bas de ce tableau, dont le sujet est trop vraisemblable pour n'être pas vrai, il convient de placer en guise de légende une réflexion de l'excellente Mme de Motteville : « Le malheur de notre sexe est tel que les hommes, qui ont fait les lois, en ont ôté la rigueur à leur égard, et ce n'est que dans le ciel où l'égalité du commandement fera que chacun recevra selon ses œuvres. » On ne peut rien ajouter à cette juste et pieuse pensée qu'on soumet aux méditations du sexe qui fait encore les lois.

C'est vers le mois de juillet 1663[24] que Mme de Soissons avait dénoncé à Marie-Thérèse la passion du roi. L'Italienne ignorait alors qu'un nouveau lien allait attacher Louis à sa jeune maîtresse. Louise se sentait mère. Longtemps, le secret de cette grossesse fut gardé entre La Vallière et le roi ; mais au mois d'août, Louis se trouva dans l'obligation de partir pour le siège de Marsal, en Lorraine, et il voulut, avant son départ, assurer la situation de sa maîtresse.

Qu'on se représente ce jeune prince si fier et déjà si absolu, ayant toutefois conservé de sa forte éducation un grand fonds de réserve et surtout de respect pour sa mère. Vraisemblablement, de ses amours illégitimes, c'est le premier enfant qui allait naître. Sa maîtresse était encore plus honteuse qu'il n'était circonspect. Que de perplexités ! Louis, pour les escapades, employait le Saint-Aignan ; mais, par un trait où se découvre son caractère, ce fut, dans cette conjoncture, à un tout autre homme qu'il fit appel. Jean-Baptiste Colbert « avoit le visage naturellement renfrogné. Ses yeux creux, ses sourcils épais et noirs lui faisoient une mine austère et lui rendoient le premier abord sauvage et négatif ; mais dans la suite on le trouvoit d'une sûreté inébranlable[25]. Le cardinal l'avoit recommandé au roi comme un homme de confiance ; bon valet qui ne songeroit qu'à le servir[26] ». Les regards de Louis XIV se tournèrent vers cet homme dont il appréciait depuis longtemps les qualités solides. Colbert comprit à demi-mot et se mit aux ordres du roi, lui et sa femme. Par une coïncidence, qui n'avait sans doute pas échappé à la réflexion des deux amants, Mme Colbert était un peu compatriote de Louise. Fille de Jacques Charon, seigneur de Ménars, grand bailli de Blois, et de Marie Begon, dont la famille jouissait d'une vieille considération dans le Blésois, elle avait dû connaître les La Vallière ou les Saint-Remi ; de plus, femme de bon naturel, elle était experte en nourriture d'enfants, en ayant élevé sept pour son compte[27].

Louis, définitivement en guerre avec le duc de Lorraine, partit le 25 août pour Marsal[28], et cette expédition, son coup d'essai militaire, dura jusqu'au 15 octobre. Pendant deux mois, il ne cessa de correspondre avec sa maîtresse. C'est Colbert qui transmettait les lettres du roi, celles « où il n'y a rien dessus », adressées à la « personne que j'ai recommandée en partant. Vous m'entendez bien ». Le 1er septembre, le roi écrivait : « Je vous adresse les lettres pour les reines, et puis, vous savez, où il n'y a pas d'adresse. »

A son retour, il se décida à faire sortir Louise de l'appartement de Madame. Ce n'était pas le point difficile. Après deux ans d'amour persistant, on ne pouvait trouver étrange que le roi délivrât sa maîtresse de cette situation équivoque, aussi pénible pour elle que blessante pour Henriette. Un seigneur, nommé Brion, galantin sur le retour, mort assez à propos pour échapper au ridicule, ayant failli épouser la Menneville, créature aux gages de Foucquet, Brion, disons-nous, avait fait construire dans le jardin du Palais-Royal, du côté où se trouve aujourd'hui la rue Richelieu, à la hauteur de l'ancienne rue des Bouchers, une maison de plaisance du genre de celles qu'on appela plus tard des Folies. Pour en donner une juste idée, ce soi-disant palais avait 12 toises de long sur 3 à 4 toises de large. C'était un modeste pavillon à un seul étage. Le roi acheta, meubla richement et « donna le palais Brion » à La Vallière[29]. La jeune femme y vécut « fort retirée, sans sortir, vestue toujours d'un grand manteau de chambre. Ceux qu'elle recevoit le soir, pour jouer, ne la voyoient que dans le lit[30] ».

Cependant Colbert avait trouvé une fille de confiance, la demoiselle du Plessis ; « puis, sous le prétexte de cette demoiselle, il fit entrer dans la maison tous les linges nécessaires. » Ici il faut le laisser parler lui-même : « Pour la nourriture de l'enfant, avec le secret que le roi m'a ordonné, j'ay disposé le nommé Beauchamp et sa femme, anciens domestiques de ma famille, qui demeurent dans la rue aux Ours, sur le coin de la rue qui tourne derrière Saint-Leu-Saint-Gilles, auxquels j'ay déclaré, pour secret, qu'un de mes frères ayant fait un enfant à une fille de qualité, pour sauver son honneur, j'étois obligé de prendre soin de l'enfant et de leur en confier la nourriture, ce qu'ils ont accepté avec joie. » Dernière précaution, mais indispensable, le chirurgien accoucheur Boucher fut prévenu. Deux billets également très circonspects (pas un nom ; Louise est la personne, Boucher est l'homme) prouvent que Louis veilla attentivement sur le sort de sa maîtresse. Il était encore près de son lit quand commencèrent les douleurs ; mais, à cet instant suprême où la femme a tant besoin de presser la main de l'homme qui l'a rendue mère, Louis dut se retirer. C'était le 18 décembre 1663. Il commanda à Boucher de lui mander des nouvelles par Colbert. Ce jour-là, sa grandeur l'entraînait à la chasse. Le mercredi 19, à trois heures et demie du matin[31], Boucher envoya ce billet : « Nous avons un garçon, qui est très fort. La mère et l'enfant se portent bien, Dieu merci. J'attends les ordres. » Quels ordres ! La mère n'eut pas trois heures pour embrasser son fils. Dès six heures précises du matin, avant qu'il fît jour, suivant l'accord pris auparavant, Boucher apporta l'enfant au travers du Palais-Royal, et conformément aux instructions reçues, le remit à Beauchamp et à sa femme, « qui attendoient au carrefour, vis-à-vis l'hôtel Bouillon ». Le même jour encore, le nouveau-né fut porté à Saint-Leu et, sur l'ordre secret du roi, nommé Charles, fils de M. de Lincourt et de damoiselle Élisabeth de Beux. Il eut pour parrain Gury Focart, dit de Beauchamps, et pour marraine Clémence Pré, femme dudit Beauchamps[32].

Malgré tant de précautions, tous les yeux de la cour étaient tournés vers Louise. On racontait des histoires romanesques. Une nuit, on était venu quérir Boucher dans un carrosse, puis on l'avait conduit, les yeux bandés, dans une chambre, près d'une dame masquée, qu'il avait délivrée heureusement : ensuite, les yeux de nouveau aveuglés, on l'avait ramené chez lui avec une honnête récompense. C'est lui-même qui l'avait dit chez Mme de Villeroy. Quelle pouvait être cette dame, si ce n'était La Vallière, qui ne recevait pas depuis quatre jours, que quatre jours après on avait revue « alitée comme devant » ? On ajoutait « que le mercredi matin, M. Colbert entra chez le roy, qui estoit encore au lit, et luy parla longtemps. Voici le commencement d'un roman ». Ainsi s'exprime le grave Olivier d'Ormesson ; ainsi la légende envahissait l'histoire.

Louise, se sentant observée, fit, pour sauver les apparences, un suprême effort, et, le 24 décembre, elle eut le courage d'assister aux Quinze-Vingts à la messe de minuit. On la trouva « fort pasle » et « fort changée » ; — « personne ne doute plus qu'elle ne soit accouchée d'un fils, que l'on dit estre nourry par les soins de Mme de Choisy[33]. » Toujours le même mélange d'erreur. Le roi ne se serait pas confié à cette intrigante.

Ainsi vint au monde le premier-né de Louis XIV et de Louise de La Vallière. Mère sans époux, père sans enfant, enfant sans père ni mère, ces trois êtres subissaient l'inévitable action de l'autorité morale qui régit tout le monde. Ordre divin de la famille, à quelles humiliations cruelles s'asservissent ceux qui se révoltent contre tes lois !

 

 

 



[1] Œuvres de Benserade, t. III, p. 285, éd. Paris, 1697.

[2] Journal fait par chacune semaine de ce qui s'est passé et qui peut servir à l'histoire du roy. — CLÉMENT, Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, t. VI, p. 468, Appendice.

[3] Relation des ambassadeurs vénitiens, filza 129, fol. 89, v°. Bibliothèque nationale, manuscrits.

[4] LORET, la Muze historique, liv. XIV (lettre III, v. 105), t. IV, p. 9.

[5] COLBERT, Lettres, t. VI, p. 466, Appendice.

[6] Les loisirs d'un ministre, ou Essais dans le goût de ceux de Montaigne, composés en 1736, t. II, p. 195. Cette anecdote est contestée par MM. LEMOINE et LICHTENBERGER, De La Vallière à Montespan, p. 50.

[7] LEMOINE, De La Vallière à Montespan, p. 51.

[8] LEMOINE, De La Vallière à Montespan, p. 51.

[9] Journal de la santé du roi, p. 82.

[10] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 333.

[11] Le Palais-Royal, dans le recueil dit l'Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 45. Des textes chaldéens, traduits en arabe, d'arabe en grec, du grec en français, ne présenteraient pas plus d'avaries que ces libelles copiés et recopiés par des plumes ignorantes. Voici comment apparaît le passage cité par nous : « il rêva continuellement de sa maitresse, qui ne voulait pas le voir, de peur de le mettre en péril. Après qu'il n'y eut plus rien à craindre, M. de Saint-Aignan l'alla quérir. » Evidemment, il faut lire : « Qu'il ne vouloit pas voir. »

[12] V. note II à la fin du volume.

[13] Le fait était connu en gros par la Gazette de Loret. M. Lemoine en a donné les détails. M. Le Brun a indiqué que l'acte était conservé parmi les minutes de Me Delapalme.

[14] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III, p. 541.

[15] On traduit quiere par aime ; mais c'est donner ici à ce mot trop de précision. Il peut aussi s'interpréter par recherche, et tel est vraisemblablement le sens que Marie-Thérèse lui donnait. Autrement, on ne comprendrait pas un ou deux passages qui suivent dans les Mémoires de Madame de Motteville.

[16] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 321.

[17] V. à l'étude iconographique sur La Vallière l'indication de deux portraits de La Vallière et du roi en costumes de masques.

[18] TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. V, p. 388 (le petit Scarron).

[19] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 328, 329.

[20] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 335.

[21] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 339.

[22] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 340.

[23] Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 59. Ce passage se trouve dans le Palais-Royal, ou les amours de Mademoiselle de La Vallière.

[24] Mme de Motteville ne donne qu'une date approximative, celle de la convalescence de la reine-mère, qui eut lieu, on l'apprend par la Gazette et par la Muze historique, vers le mois de juillet.

[25] CHOISY, Mémoires, p. 575, éd. Michaud.

[26] CHOISY, Mémoires, p. 120.

[27] Mazarin, bon juge, avait remarqué déjà ses qualités. Il recommandait à ses nièces de rechercher la société de cette femme sensée.

[28] V. dans COLBERT, Lettres, Instructions et Mémoires, t. VI, p. 463.

[29] Nous avons retrouvé à la Bibliothèque nationale, département des Estampes, un plan du palais Brion. V. note à la fin du volume.

[30] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 69, 70.

[31] Colbert ajoute : « Trois jours après la pleine lune du même mois de décembre, qui avoit été le quatorzième. » On n'avait pas encore renoncé aux observations astrologiques à l'heure des naissances.

[32] V. Réflexions sur la miséricorde de Dieu, t. II, p. 201, où l'on a reproduit la pièce intitulée : Particularités secret de la vie du roy. — Devant ce texte si précis, il faut retirer la mention faite par les généalogistes d'un Louis de Bourbon, né le 27 décembre 1663. Quant au Louis, fils de Laurent Limosin, dans lequel l'éditeur de l'Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 46, édition de Paris, 1857, veut voir un fils naturel du roi, nous ne trouvons, nous, que le fils de Laurent Limosin. La teneur de l'acte de baptême, cité par cet éditeur, ne comporte pas la moindre hésitation. Comment supposer qu'Anne d'Autriche aurait été la marraine d'un bâtard du roi ? Bien plus, comment supposer que le roi eût été le parrain de son fils ?

[33] D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 70. — DREYSS, Mémoires de Louis XIV, Préface (p. CIV), a reproduit la version d'Ormesson. Cela se comprendrait s'il n'avait pas connu le récit de Colbert ; mais, l'ayant connu, son erreur paraît moins admissible et devait être relevée.