LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — 1644-1663

 

CHAPITRE V. — MARS 1662 - DÉCEMBRE 1662.

 

 

Le carême passé, la vie de la cour reprit sa marche accoutumée. Louis admira le génie naissant de Bossuet, félicita l'orateur ; puis, de ces conseils apostoliques, il fit deux parts. Homme, il usa d'indulgence envers lui-même. Prince, il se montra sévère pour les autres, Guiche et Montalais, décidément trop intrigants, furent exilés.

On abrégera le plus possible le récit de ces intrigues accessoires ; mais, pour apprécier ce qui se passait dans la chambre de la fille d'honneur, il faut montrer un peu de quelles aventures était témoin l'appartement de la duchesse d'Orléans. Guiche y venait déguisé en étranger, en tireur de cartes, de toutes façons. Exilé, il voulut revoir Madame avant de partir, parvint jusqu'à elle, grâce à la Montalais, faillit être surpris par Monsieur et dut se cacher dans une cheminée[1], qui fermait à deux volets. Mais voilà que Monsieur mange une orange de Portugal, s'apprête à jeter l'écorce dans cette cachette. Rompue aux difficultés du métier, une demoiselle d'honneur de Madame s'écrie : « Mon prince, ne jetez pas, je vous prie, cette écorce : c'est ce que j'aime. » Monsieur la lui donne, « et par ce moyen le comte et Madame l'échappèrent belle[2]. » Non pas complètement toutefois. Une autre fille d'honneur, la d'Artigny, avait surpris ce secret, le révéla à la reine-mère, qui en instruisit Monsieur. « On dit à ce prince ce qu'on aurait caché à un autre mari[3]. » Philippe ne fut pas méchant et se contenta de chasser la Montalais, qui partit en emportant une pleine cassette des lettres de Guiche[4]. Madame ne les avait pas lues pour la plupart, et cela se comprend, Guiche écrivait quatre fois par jour[5].

Le 29 avril 1662, la Gazette publiait la note suivante : « Le comte de Guiche partit d'ici pour aller en Lorraine commander les troupes du roi, en qualité de lieutenant général, Sa Majesté lui ayant témoigné par un si considérable emploi l'estime qu'elle fait de sa personne. » Une feuille semi-officielle de nos jours ne s'exprimerait pas plus correctement[6]. Le normand Loret glissa un sous-entendu dans sa Muze historique :

Je ne sçay pas bien pourquoy.

On ne me l'a point fait entendre,

Mais le temps nous poura l'aprendre[7].

Ayant ainsi libéré sa conscience quant à la conduite de ses sujets, le roi revint au spin de ses plaisirs. Le 5 juin 1662 eut lieu le célèbre carrousel dont le nom est resté à la place qui lui servit de théâtre. On a dit et répété que Louis avait donné cette fête magnifique à sa maîtresse[8]. Rien ne prouve qu'une pensée si exclusive l'ait animé. Louis aimait ces grandes représentations, où il se gardait toujours le premier rôle. Plus tard, il a voulu les indiquer comme faisant partie d'un régime politique[9]. Ce n'était alors qu'un divertissement royal. La Vallière y parut, mais dans la foule. A plusieurs indices même, on reconnaît que précisément, à cette époque, l'esprit du jeune prince tournait au variable.

Du 7 au 15 mai, Louis avait fait un petit voyage à Saint-Germain. Le 18 juin, au lendemain du carrousel, il y revenait[10], résolu de pousser jusqu'au bout une aventure galante, commencée depuis quelques mois. Le grand amour de la reine, la grande passion de La Vallière ne suffisaient plus à ce jeune homme de vingt-quatre ans, prudent en affaires à l'égal d'un prince vieilli sur le trône, faible et sensible aux avances des femmes comme un émancipé de la dix-huitième année.

Mme de Soissons n'avait pas renoncé à ses projets. Après l'insuccès de la lettre espagnole, elle imagina de détourner sur un autre objet les attentions du roi.

On remarquait alors une des filles d'honneur de la reine, « assez belle pour pouvoir faire naître de grandes passions[11] », assez froide, assez maîtresse de son esprit pour ne point sacrifier à l'amour tous les bénéfices de la faveur royale Quelqu'un qui n'était pas son ennemi l'a caractérisée par ces mots : « Quoique ce ne fût pas une beauté éclatante, elle avait ôté des amants à la célèbre Menneville[12] ». Elle s'appelait Anne-Lucie de La Motte-Houdancourt. Il ne faut pas la confondre avec Mlle de La Motte-Argencourt : objet alors bien oublié de la passion du roi, ni avec Mlle de La Motte-Houdancourt (Françoise-Angélique), fille du maréchal, qui ne devait avoir en 1662 que quatorze ans au plus[13]. Anne Lucie devint l'instrument de la comtesse de Soissons, qui la produisit à Saint-Germain plutôt qu'à Paris, où la duchesse de Navailles veillait trop sévèrement sur ces demoiselles assez dissolues. On a souvent représenté Mme de Navailles comme très vertueuse, mais avec des façons de duègne rébarbative. La duchesse, femme de trente-cinq ans environ, très spirituelle, aussi agréable à voir qu'à entendre[14], était une honnête dame, fidèle à son devoir et vigilante. C'est même cette vigilance qu'on espérait mettre en défaut à Saint-Germain.

Un personnage très connu, non moins vicieux qu'aimable et aussi téméraire que vicieux-, le chevalier de Grammont, se jeta à la traverse de cette intrigue. Il suffisait alors, témoin Guiche et Brienne, que le roi parlât plus d'une fois à une jeune personne pour qu'on se tint à distance. Les courtisans retiraient très humblement ou leur amour ou leurs prétentions pour ne plus offrir que des respects.

Grammont, voulant « se conserver un caractère de singularité », agit tout au rebours. Il n'avait jamais songé à La Motte ; mais dès qu'il la vit honorée de l'attention de son maître, il la crut digne de la sienne. Amoureux incommode, il fut dénoncé par la belle et s'aperçut bientôt « que, si l'amour rend les conditions égales, ce n'est pas entre rivaux ». Louis, sans y mettre autrement de délicatesse, envoya son rival en exil[15]. Resté seul, il agit à la cavalière, grimpant sur les toits, courant sur les gouttières voisines de la chambre de la belle. Il lui parlait au travers d'une cloison mal jointe. C'était très romanesque. Le château neuf de Saint-Germain, ouvrage admirable sinon solide, se prêtait à ces expéditions galantes. « La Vallière eut des jalousies et des désespoirs inconcevables ; mais le roi, qui étoit animé par les résistances de La Motte, ne laissoit pas de la voir toujours[16] ». Voilà le jeune homme en pleine folie.

Mme de Navailles avait essayé à plusieurs reprises de faire comprendre à qui de droit qu'on ne devait pas chasser sur les domaines confiés à sa garde. Louis tantôt la félicitait sur sa belle défense, tantôt l'invitait rudement à y mettre un terme. Très perplexe, la duchesse profita d'un voyage de la reine-mère[17] à Paris, pour consulter un casuiste, M. Joly. Cet ecclésiastique lui conseilla de faire son devoir, de résister au roi, dut-elle tomber en disgrâce. Donné sans hésitation, ce conseil fut suivi comme il était donné. Les circonstances d'ailleurs devenaient pressantes. A peine revenue, l'honnête dame apprenait qu'on avait vu des hommes, ne ressemblant en rien à des voleurs, courir sur les toits du côté des chambrettes des demoiselles d'honneur. Le lendemain, elle fit murer des portes, forger des grilles. Grilles solides ; il ne fallut pas moins de quarante à cinquante Suisses pour les monter[18]. On les posa sans retard, et la dame dormit tranquille. A son réveil, les grilles étaient redescendues dans la cour. Quel événement ! On en parla toute la journée. Louis s'étonna plus que personne de ce déplacement extraordinaire. Au dîner, il n'épargna pas les plaisanteries à Mme de Navailles : « Ce sont les esprits, car la porte étoit fermée, et vos gardes n'ont vu entrer personne ». Rien à répondre. Le futur grand roi joue au séducteur, au coureur d'aventures, et se met à l'école libertine de Roquelaure.

Cependant la conspiration touchait au but. La Motte, prête à se rendre, ne posait plus qu'une condition, une seule, le renvoi de La Vallière. Elle se crut même assez forte pour insister avec effronterie, pour jeter au nez du roi des pendants d'oreilles en lui criant : « Je ne me soucie ni de vous ni de vos pendants, puisque vous ne voulez pas quitter La Vallière ». Mais ceux-là mêmes qui ne pouvaient approuver la conduite du souverain préféraient de beaucoup la jeune maîtresse de Louis à cette intrigante Houdancourt. La reine-mère sut que les lettres si pathétiques de la coquette étaient rédigées par deux personnes aux ordres de Mme de Soissons[19], et qu'on en « devait écrire une pour demander l'éloignement de La Vallière ». Elle en dit les propres termes à son fils et « lui fit voir qu'il était dupé par la comtesse de Soissons a. Entre toutes les offenses, celles-là touchaient particulièrement le roi, qui prenaient une forme de mystification. Le soir, quand la comtesse remit la soi-disant lettre de La Motte, Louis y trouva ce qu'on lui avait annoncé. Quelque peu honteux, il brûla l'épître, et dès lors Mlle de La Motte n'exista plus pour lui. De son côté, cette jeune coquette, faisant bon visage à mauvaise chance, affecta de prendre vis-à-vis de tous les autres hommes des airs de vestale[20] : vestale attendant un mari, car cette inconsolable finit par épouser le marquis de La Vieuville[21].

 

Anne d'Autriche n'était pas seule à veiller sur son fils. Un autre conseiller fit entendre sa voix, voix plus écoutée qu'aucune autre. Le médecin Vallot constatait chez son royal client « une douleur de tête sourde et pesante, avec quelque ressentiment de vertiges, maux de cœur, faiblesse et abattement ». Le roi, selon lui, prenait trop de plaisir à la chasse. Voilà une cause ; en voici une autre. Il ne dormait pas « tant qu'il en avait besoin ». Sa Majesté consentit, bien qu'avec répugnance « à dormir un peu plus que par le passé », se laissa soigner, purger, droguer, mais avec une si bonne drogue, inventée tout exprès, fleurs de pivoine, roses rouges, perles préparées, esprit de vitriol, qu'elle en prenait par plaisir[22]. Un peu de repos lui fit sans doute plus de bien que tout l'opiat composé par Vallot.

 

Cette conspiration féminine, menée entre le 19 juin et la fin du mois d'août 1662, fut suivie d'une dernière escarmouche, à la façon de celle que le désespoir des vaincus engage après une bataille perdue. La Montalais, bien que chassée de la cour, ne se tenait pas pour battue. Du fond de son couvent, elle écrivit à La Vallière « deux grandes lettres, lui donnant des avis pour se conduire et lui disant tout ce qu'elle devait dire au roi[23] ». Louise, sans plus de mystère, cette fois, apporta les lettres à Louis, qui écrivit à son tour à une sienne tante, abbesse de Fontevrault :

 

« Saint-Germain-en-Laye, le 22 août 1662.

« MA TANTE,

« Ayant été obligé, pour bonne considération, de tirer la demoiselle de Montalais du couvent des religieuses anglaises du faubourg Saint-Marcel et de l'éloigner de Paris, j'ai estimé à propos de l'envoyer dans votre maison. Vous me ferez plaisir de l'y recevoir, et même de donner ordre qu'elle y soit observée et qu'elle n'ait communication ni de vive voix ni par écrit avec qui que ce puisse être du dehors[24]. »

Cette abbesse était Jeanne-Baptiste, fille de Henri IV et de Charlotte des Essarts, princesse légitimée de France. La Montalais, amenée à Fontevrault par un exempt, fut mise au secret et ne sortit de cette espèce de prison que vers la fin de novembre.

 

Louis, mari volage, mais monarque sévère, en avait à peine fini avec sa belle-sœur Henriette, Guiche et leurs comparses, qu'il lui fallait intervenir entre le vieux duc de Lorraine et deux demoiselles trop légères ou trop crédules, dont l'une, Mlle de Saint-Remi, sœur par alliance de Louise de La Vallière, était ainsi la quasi belle-sœur du roi.

On se rappelle que Saint-Remi, beau-père de Louise, avait une fille d'un premier mariage, laquelle, restée au Luxembourg, continuait de tenir compagnie aux princesses d'Orléans. Cette petite société aimait toujours les aventures. Le jeune Charles de Lorraine avait mis le feu aux passions des princesses. Son oncle, le vieux duc Charles IV, porta le trouble parmi les suivantes et donna aux galanteries de Louis XIV un pendant qui ne plut guère à ce prince orgueilleux.

Le barbon, veuf et remarié morganatiquement, fuyant la femme de conscience, était venu à Paris, un peu par raison politique, beaucoup pour son amusement. Pris au piège, il avait dû (6 février 1662) signer le traité de Montmartre, qui le dépouillait de ses États. Grande émotion au camp des Lorrains. Le vieux duc, très philosophe, laissa dire le monde et entreprit de terminer une aventure commencée depuis 1661 avec Marianne Pajot, fille de l'apothicaire de Mademoiselle de Montpensier[25], et cela, au lendemain même du jour où il avait demandé pour son neveu la main de cette fière princesse[26]. Pendant longtemps, sa passion n'avait été prise que pour une fantaisie. Mais l'étrange bonhomme résolut à la fin d'épouser sa bien-aimée. Il obtint même l'approbation de son frère, le duc François ; si bien que, le 18 avril 1662 après midi, en la maison du sieur Tistonnet, maistre apothicaire, rue Saint-Honoré, se trouvèrent réunis, afin de signer le contrat, « très-haut, très-excellent et sérénissime duc Charles, par la grâce de Dieu duc de Lorraine ; François, son frère unique, etc.., et très-noble personne Claude Pajot et Élisabeth Souart, sa femme, stipulants, pour mademoiselle Mariane-Françoise Pajot leur fille ». Après avoir déclaré qu'il s'était d'abord voué à « la tranquillité du célibat », le duc Charles ajoute que, « par un effet imprévu de la Providence divine, qui se réserve de gouverner le cœur des princes et dè régler leur conduite, il s'est vu appeler à la condition d'un second mariage, afin de satisfaire aux mouvemens de la vocation, de qui dépend le repos de sa conscience ». C'est pourquoi « il a jugé que le moyen le plus convenable étoit de faire choix d'une épouse en laquelle la pudeur et la sagesse remplacent les lieux de ces éminentes et fastueuses qualitez, qui sont plutôt les objets de l'ambition des hommes que d'un amour chaste et véritablement conjugal ». Si Louis XIV était bon entendeur, ce demi-mot dut lui suffire.

Le notaire continuait de lire son acte : « Pour ces causes, et après avoir éprouvé que les avantages que le sort d'une haute et souveraine naissance peut assurer au mariage ne le rendent pas toujours heureux, principalement quand il se fait par un principe de politique et par intérêt purement humain, sans le secours des affections qui doivent faire en ce mystérieux lien l'union des cœurs aussi bien que celui des personnes ; — considérant les belles et considérables qualitez qui se rencontrent en mademoiselle Marie-Anne-Françoise Pajot, accompagnées d'une vertu rare, d'une piété solide, etc., etc. » Suit le dispositif du contrat qui fut signé.

Il ne tarda guère que la duchesse douairière d'Orléans n'apprît ce beau projet. Le roi, averti par elle, fit enfermer la future duchesse au For-l'Évêque. Mademoiselle de Montpensier, assez contente du dépit de sa belle-mère, renvoya l'apothicaire, « encore qu'elle en fût bien servie[27] ». « Entre bourgeois, dit cette princesse, le père d'une bellemère n'épouseroit pas la servante de sa belle-fille avec le gré de la belle-fille. Cela seroit malhonnête. Je fis mon devoir[28]. » Et elle consigna le fait dans ses Mémoires, afin que la postérité n'en ignorât, ce qu'on n'eût peut-être pas fait entre bourgeois.

Très piqué de cet affront, le duc jeta feu et flamme pour se faire rendre Marianne, que le roi tenait sous bonne garde ; puis il se calma. Peu fortuné il logeait dans une méchante cabane avec le jardinier du Luxembourg[29]. Entre temps, à l'heure des repas, il retournait au palais d'Orléans, chez sa sœur, qui le sermonnait. Tout en écoutant ces remontrances, notre incorrigible jetait les yeux sur Catherine de Saint-Remi, fille du beau-père de La Vallière. Aux regards succédèrent les paroles. Il demanda des rendez-vous, en obtint. On les prenait chez une demoiselle La Haye, femme de l’apothicaire — le duc Charles IV était voué à ces artistes — de Madame d'Orléans. Au bout de peu de temps, le duc, toujours moral, présenta sa demande en mariage. Saint-Remi « fut assez simple pour donner son consentement, sans considérer ce qui venoit d'arriver tout fraîchement, ni peser la légèreté de ces amours[30] ». Le vieux marquis, beau-père de la maîtresse du roi, croyait tout possible. Le projet fut même annoncé dans les gazettes[31]. Courte illusion. Madame Douairière, sans hésiter, fit enfermer dans une chambre la femme de l'apothicaire et la jeune Saint-Remi. Le terrible Charles, consigné aux portes du Luxembourg et ayant voulu les forcer, reçut un coup de hallebarde et se décida à retourner en Lorraine. A peine y arrivait-il qu'épouseur incurable, il promit les justes noces à une chanoinesse, à la fille de l'apothicaire La Haye, sans compter une confirmation conditionnelle d'union antérieure avec la princesse de Cantecroix[32].

Ce séducteur sexagénaire parti, Mlle de Saint-Remi fut rendue à la liberté de son célibat. C'est encore la Grande Mademoiselle qui donne l'épilogue de cette aventure : « On blâma fort Saint-Remy de ne l'avoir pas mariée (sa fille), et de n'avoir pas laissé là Madame. Sa charge ne valoit pas assez pour l'empêcher de voir sa fille souveraine ; mais je crois que sa belle-mère, qui ne l'aimoit pas, l'en empêcha[33]. » La belle-mère, c'est la mère de Louise de La Vallière. Quant à la jeune fille, « elle se maria peu après à un gentilhomme nommé Hautefeuille. On dit que cette pauvre fille était au désespoir[34] ». Ce propos laisserait soupçonner bien des choses, car on sait que Mademoiselle n'était pas naïve. Aussi est-il juste de rectifier son assertion. Catherine de Saint-Remi ne se maria que deux ans après, le 26 avril 1665, avec Germain Texier d'Hautefeuille, baron de Malicorne, de dix-huit ans plus vieux qu'elle.

Tel fut le sort de la compagne de La Vallière, de celle qui était restée à la maison paternelle. On juge par cette anecdote du secours que Louise pouvait attendre de cette famille aux cerveaux exaltés. Faible, isolée, sans conseil, elle s'abandonnait à son sort, d'autant plus que Louis, après avoir vu combien les mines amoureuses de Mlle de La Motte-Houdancourt étaient concertées, avait humblement imploré son pardon. La Vallière se fâcha d'abord et, dit-on, traita le roi « comme un Basque ». Cette colère inattendue ne lui donna qu'un charme de plus. Elle pardonna, et « pendant longtemps, dit une contemporaine, Louise vécut sans inquiétude[35] ». On verra ce qu'il faut penser de ce longtemps.

Pendant un mois, en effet, nulle trace d'intrigue. A la même époque, Versailles devenait de plus en plus cher au jeune prince, qui avait voulu y posséder un portrait de Louise, peint par Nocret[36]. Il y emmenait souvent sa maîtresse. Au milieu de ces merveilles naissantes, ils s'amusaient comme des écoliers en vacances. « Le roy va souvent à Versailles, écrivait le malicieux Guy-Patin ; on dit qu'il y a quelque chose encore de plus doux qui l'y en fait faire le voyage[37]. » Louis conservait toujours au regard du monde une très grande réserve. Pour écarter les indiscrets et les fâcheux, il avait décidé que nul ne le suivrait dans ses petites expéditions, s'il n'avait reçu le privilège de porter la casaque bleue. C'était une casaque de moire bleue, ornée de broderies d'or et d'argent, semblable à celle que revêtait le roi[38]. Grâce à cette espèce d'uniforme on pouvait établir un utile alibi, compliquer, expliquer les situations suivant le besoin. On ne serait pas surpris d'en retrouver l'idée première dans quelque roman de ce temps-là.

Quand Louis ne pouvait aller voir sa maîtresse, il écrivait, parfois en prose, parfois en vers. Puis, comme cela lui prenait beaucoup de temps, il demanda l'aide de plumes amies et discrètes. On a cité celle de Dangeau, même celle d'un officieux moins titré. Louise, qui n'était que trop versée dans la littérature légère, répondit d'abord de son mieux, puis, embarrassée, débordée, aurait fini par s'adresser également à Dangeau[39]. Les beaux esprits du temps, et avec eux des écrivains moins délicats, se sont volontairement constitués secrétaires des deux amants. Rien n'est resté des correspondances authentiques[40], et nous ne regrettons pas leur perte. Dans ces amours spontanées, désintéressées, nettes de calcul, on ne trouve à dire que des riens. Cela vaut mieux que de raisonner sa faute et de sophistiquer. Nous citerons cependant ces vers de chanson, aimables et faciles :

Qui les sçaura, mes secrettes amours ?

Je me ris des soupçons, je me ris des discours.

Quoique l'on parle et que l'on cause.

Nul ne sçaura mes secrettes amours,

Que celle qui les cause.

A ce couplet charmant, non moins gracieuse réponse :

Sire le Roi, qui commandez en France

Et qui réglez la Cour,

Faites des lois contre la médisance

En faveur de l'amour.

Les médisans gâtent tout le mystère ;

C'est là votre affaire

A Vous,

C'est là votre affaire[41].

Voici encore quelques vers assez médiocres pour qu'on ne puisse leur contester une haute origine. Louis les aurait écrits sur un deux de carreau. Alors, La Vallière de répondre :

Pour m'écrire avec plus de douceur,

Il fallait choisir un deux de cœur :

Les carreaux ne sont faits, ce me semble,

Que pour servir Jupiter en courroux ;

Mais deux cœurs, qui sont unis ensemble,

Ne peuvent rien annoncer que de doux[42].

Vers la fin d'octobre, les plaisirs furent interrompus par une indisposition de Louise. Le chroniqueur du temps, Loret, crut devoir annoncer la chose dans la Gazette rimée :

La Cour est en bonne santé,

Je n'y sçache aucun alité,

Sinon l'aimable Demoizelle

Que de La Vallière on apelle,

De Madame, Fille d'honneur,

Et qui possède le bonheur

D'infiniment charmer et plaire

Par son mérite extr'ordinaire.

Mais pour Elle on fait tant de vœux

Qu'assûrement croire je veux

Que le Ciel prendra pitié d'Elle,

Et que les yeux de cette Belle,

Ses grâces, ses chastes atrais

Rebrilleront mieux que jamais[43].

Louise ne dut pas lire sans confusion cet éloge de ses chastes attraits. Au surplus, dès le commencement de novembre, elle répétait un rôle de bergère dans le ballet nouveau.

C'est alors que se fit entendre un douloureux rappel aux réalités de la vie. Le 18 novembre 1662, la reine avait donné le jour à une princesse, Anne-Élisabeth. Des courriers partirent dans toutes les directions pour annoncer aux cours de l'Europe cet heureux événement. De toutes les cours, on envoya des ambassadeurs spéciaux, porteurs de félicitations. Le premier arrivé, celui d'Espagne, ne trouva qu'un petit cercueil. Anne-Élisabeth était décédée le 30 décembre[44]. C'était la première fois que Louis voyait la mort emporter un des siens. Au spectacle du trépas de cette enfant, reprise aussitôt que donnée, il se sentit profondément ému. Sa vive douleur frappa d'autant plus les assistants, qu'on le soupçonnait d'une certaine sécheresse de cœur[45]. Après cette mort inattendue, le roi et la reine se retirèrent à Saint-Cloud, chez Monsieur, c'est-à-dire chez Madame Henriette, dont Louise de La Vallière était toujours la fille d'honneur. Combien elle serait précieuse au prix des libelles du temps, au prix des amplifications de la Gazette, l'histoire qui nous raconterait ce que se dirent, à cette heure de deuil, le roi et La Vallière, et comme elle nous surprendrait si elle ne constatait pas que Louise, cœur tendre et bon, pleura l'enfant de Marie-Thérèse !

Ainsi finit l'année 1662. Si la jeune fille eût fait un retour sur tant d'événements survenus depuis son entrée à la cour, peut-être eût-elle trouvé plus de peines que de joies ; mais elle était à l'âge où mille heures de chagrin, d'anxiété., de jalousie, de remords, disparaissent de la mémoire, comme si elles n'avaient jamais été ni ne devaient jamais revenir, aussitôt que passe un jour heureux.

 

 

 



[1] Vie de Madame Henriette, p. 102.

[2] La Princesse, ou les Amours de Madame : Histoire amoureuse des Gaules, t. II, p. 184. Nous n'aurions pas emprunté le moindre détail à ces libelles, si nous n'avions trouvé le thème dans le livre si exact de Mme de La Fayette. Le libelle nomme la demoiselle Collogon (Coëtlogon) ; Mme de La Fayette la nomme Montalais.

[3] Histoire de Madame Henriette, p. 104.

[4] Histoire de Madame Henriette, p. 105. L'auteur de La Princesse nomme cette fille Barbezières. T. II, p. 172.

[5] Histoire de Madame Henriette, p. 82.

[6] Gazette de France, année 1662, p. 435, 436.

[7] La Muze historique, 6 mai 1662, t. III, p. 498.

[8] M. DREYSS, à propos du carrousel, parle du scandale des amours du roi et de Mlle de La Vallière : Mémoires de Louis XIV, t. I, Préface, p. 90. Ces amours étaient encore très peu connues du public.

[9] DREYSS. Mémoires de Louis XIV, t. II, p. 566.

[10] Gazette de France, juin 1662. — La Muze historique, t. III, p. 500.

[11] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 314.

[12] Mémoires du chevalier de Grammont, chap. V. Hamilton dit que La Motte était fille d'honneur de la reine-mère ; c'est une erreur qui importerait peu, si elle ne se rattachait à la longue chaîne de celles qu'on a commises à propos de cette personne.

[13] Il serait impossible de relever toutes les confusions faites entre La Motte-Argencourt et La Motte-Houdancourt. Nous n'en signalerons que deux qui pourraient être dangereuses, vu l'autorité très légitime des auteurs : M. CHÉRUEL, dans une note III, sur les Mémoires de Saint-Simon, t. V, p. 457, édition 1865 ; M. DE MONMERQUÉ, Lettres de Sévigné, édition Hachette, 1872, t. II, p. 48. L'annotateur aurait dû voir que, d'après son propre calcul, sa demoiselle de La Motte-Houdancourt n'aurait eu que onze ans en 1662.

[14] La galerie de portraits du musée de Versailles renferme celui de la duchesse de Navailles, copié d'après un portrait de famille. E. SOULIÉ, Notice du musée de Versailles, t. III, p. 166, n, 3537.

[15] Mémoires du chevalier de Grammont, chap. V. Grammont arriva en Angleterre en juin 1662. Voyez chap. VI des Mémoires. Son entreprise avait donc précédé le voyage à Saint-Germain.

[16] Histoire de Madame Henriette, p. 112.

[17] Le 15 août. Anne d'Autriche alla passer les fêtes au Val-de-Grâce, aux Grandes Carmélites. Gazette de France, 1662. M. Joly était curé de Saint-Nicolas-des-Champs. Mme de Navailles eut donc toute facilité pour le consulter.

[18] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III, p. 540. — SAINT-SIMON, dans ses Mémoires, t. II, p. 67, ne parle que d'une porte. — Histoire de Madame Henriette, p. 111.

[19] Le marquis d'Alluye et Mlle du Fouilloux.

[20] Histoire de Madame Henriette, p. 114.

[21] SAINT-SIMON, Mémoires, t. V, p. 290, édit. 1865.

[22] Journal de la santé du roi, p. 80.

[23] Histoire de Madame Henriette, p. 109. Mme de La Fayette est encore, pour ces menus détails de la petite histoire, supérieure à tous les autres reporters de son temps. Voyez, en effet, ce que raconte Mme de Motteville : « On dit que ce qui contribua beaucoup à fixer la destinée de Mlle de La Vallière fut que Mlle de La Motte balança quelque temps en faveur de la vertu, et qu'elle, au contraire, ayant cessé de se défendre, ce fut par sa faiblesse qu'elle vainquit. » (MOTTEVILLE, t. V, p. 147.) La Vallière avait depuis longtemps cédé à un amour véritable, lorsque Mlle de La Motte tenait bon par coquetterie.

[24] Œuvres de Louis XIV, t. V, p. 90. Le 20 novembre 1662, Louis expédia l'ordre de relâcher Montalais. Ibid., p. 103.

[25] Voyez plus haut, chap. II.

[26] SEGRAIS, dans ses Mémoires, p. 88, éd. de i723, à Amsterdam, dit que Mademoiselle avait refusé le prince de Lorraine « parce que les salines n'étoient pas d'un aussi grand revenu qu'elle avoit cru ». Sur quoi, M. CHÉRUEL (Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, t. III, p. 522, note) dit qu'il ne faut pas se fier à Segrais. C'est de son auteur qu'il faut se défier. Voici ce qu'on lit dans les Mémoires de Beauvau, p. 193 : « Le duc, témoignant d'estre extrêmement piqué des irrésolutions de Mademoiselle, de ce qu'elle s'opiniâtroit trop à certaines sûretés qu'elle désiroit, tant pour la démission de ses États que pour l'éclaircissement de la valeur des revenus de la Lorraine,et de Bar. »

[27] Mémoires de Beauvau, p. 221-227. — SAINT-SIMON, Mémoires, éd. Boislisle, t. III, p. 32. Marianne Pajot devint marquise de Lassay. V. Recueil de différentes choses, t. I, p. 5.

[28] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III, p. 531.

[29] Relation des ambassadeurs vénitiens, filza 29, fol. 147, Bibliothèque nationale : « Una piccola casetta nel giardino del Luxemburgo ove habitava l'hortolano del luoco. »

[30] Mémoires de Beauvau, l. c.

[31] LORET, la Muze historique, t. III (livre XIII, lettre XXXIV), p. 544, et (lettre XXXV) p. 546.

[32] Mémoires de Beauvau, p. 229.

[33] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III, p. 580.

[34] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III, p. 580. Texier d'Hautefeuille, fils d'un conseiller au Parlement, était petit-fils de Marie Perrot, belle-sœur de Jean de Chaulnes, seigneur de Bures. Vers 1689, il se remaria à Françoise de Médavy de Grancey. — LA CHESNAYE DES BOIS, Dictionnaire de la noblesse, t. XVIII, p. 886.

[35] Mme DE LA FAYETTE, Histoire de Madame Henriette, p. 113. Ce passage prouve que cette partie de l'Histoire a été rédigée avant 1667.

[36] Ce portrait avait coûté 220 livres. Voyez FLOQUET, Bossuet précepteur du Dauphin, p. 460.

[37] GUY-PATIN, Lettres (24 octobre 1633), t. II, p. 325, éd. de 1707.

[38] Mémoires de Roger de Rabutin, t. II, p. 133, édition Lalanne. Saint-Simon dit que cette casaque fut inventée dans les premiers temps de la faveur de Mlle de La Vallière — Mémoires de Dangeau, t. I, p. 393, note.

[39] D'après FONTENELLE, Éloges des académiciens, v° DANGEAU, c'est à Madame que Dangeau aurait prêté son concours ; mais le fait est peu vraisemblable ; l'intrigue entre Louis et Henriette dura trop peu de temps.

[40] Nous ne relèverons pas les billets apocryphes de l'Histoire amoureuse des Gaules ; M. l'abbé DUCLOS a beaucoup cherché un billet de Louis XIV à sa maîtresse commençant par ces mots : Palsambleu, mademoiselle. Il reproche au détenteur de ce précieux autographe de ne pas le livrer à l'histoire. Qu'il le garde, palsambleu ! qu'il le garde !

[41] Nouveau siècle de Louis XIV, t. IV, p. 19. Paris, 1793. Toutes les pièces publiées dans ce Recueil comme dans ceux qui l'ont suivi n'ont été l'objet d'aucun examen critique un peu sérieux. Le couplet Sire le roy est donné comme fausse lettre du roy d'Espagne à sa fille. Il a été fait à l'occasion de cette fausse lettre.

[42] Nouveau siècle de Louis XIV, t. IV, p. 16.

[43] LORET, la Muze historique, t. III (livre XIII, lettre XLIII, v. 207, p. 565).

[44] Gazette de France, 30 décembre. — Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 325.

[45] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 325. Voyez surtout le Mémoire de Colbert, inséré dans l'Appendice, t. VI, p. 446, du Recueil publié par M. CLÉMENT. L'éditeur a fait suivre le nom de Madame d'un point d'interrogation. L'incertitude n'est pas permise. Il s'agit de la petite Madame Anne-Elisabeth.