LOUISE DE LA VALLIÈRE ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — 1644-1663

 

CHAPITRE IV. — NOVEMBRE 1661 - MARS 1662.

 

 

En action de grâces de l'heureuse délivrance de la reine, le roi accomplit à Notre-Dame de Chartres un pèlerinage qui édifia la France entière. Mais, hélas ! une heure à peine après son retour à Paris (10 décembre 1661), laissant Marie-Thérèse au Louvre, il courait aux Tuileries chez Madame Henriette[1] ou plutôt auprès de Louise de La Vallière, qu'il n'avait pas vue depuis quinze jours. Ces visites se continuèrent avec assiduité. Madame était souffrante ; aussi Louis ne l'importunait guère. Après un court compliment, laissant aussitôt la compagnie[2], il allait entretenir sa maîtresse dans quelque cabinet désert. « Toutes les portes étoient ouvertes ; mais on étoit plus éloigné d'y entrer que si elles avoient été fermées avec de l'airain[3]. »

Fidèle à son devoir, Anne d'Autriche réprimandait incessamment son fils[4]. Il semble même qu'elle lui fit faire quelques représentations indirectes. Dans sa feuille du nouvel an, la Gazette de France adressa les plus grands éloges au prince. « Cet incomparable monarque, autant sage que vaillant, se voit à vingt-trois ans accompagné de la victoire, de la paix et de l'amour. » Bien entendu, de l'amour donnant au roi « une épouse et un héritier qui bornent ses plus beaux souhaits[5] ». Il est difficile d'admettre qu'on n'ait pas été renseigné au Bureau des Adresses sur la nouvelle passion du roi, qu'on invitait ainsi à borner ses désirs.

Cependant, les divertissements de la saison reprenaient leur cours. Chez Monsieur, on joue la Toison d'or, de Pierre Corneille. Chez Madame, ballet à neuf entrées dansé par le roi qui représente le soleil[6]. Grand spectacle chaque semaine, tantôt aux Tuileries, tantôt au Louvre.

Le pain est rare et cher, et la famine désole les campagnes ; mais les campagnes sont loin. Quant à Paris, on y fait venir du blé de l'étranger et l'on y cuit du pain dans de grands fours bâtis en pleine cour des Tuileries, entre deux salles de bal[7]. Comment penser à la misère, en voyant les splendeurs du ballet d'Hercule amoureux, dans lequel, à l'exception des demoiselles d'honneur de Madame, figuraient toutes les belles personnes de la suite des deux reines[8] ? Une jeune fille, de beauté éclatante, y faisait son entrée dans le monde. C'était Athénaïs de Mortemart, appelée alors Mlle de Tonnay-Charente[9], et qui devait être si célèbre sous le nom de Mme de Montespan. Mais en vain les yeux de cette coquette précoce cherchaient les yeux du roi ; le roi ne songeait qu'à Louise de La Vallière.

Loin de s'affaiblir, sa passion grandissait chaque jour. Malgré la discrétion dont on usait à son endroit dans les appartements de Madame Henriette, il ne pouvait plus supporter cette contrainte. Par son ordre, Louise feignit d'être malade et, sous ce prétexte, resta dans sa petite chambre.

C'était une nouvelle étape dans cette voie, si belle à voir de loin et si rude à parcourir. En s'enfermant ainsi, la jeune fille échappait aux regards directs ; mais, en même temps, sa situation de maîtresse du roi devenait en quelque sorte publique. De plus, les positions fausses obligent aux relations douteuses. Bientôt, chez Louise de la Vallière, s'installa cette Montalais qu'on a déjà vue à Blois, à la cour assez mal gouvernée de Madame douairière[10], et plus récemment à Fontainebleau, s'entremettant entre le comte de Guiche et Madame, à qui Mademoiselle de Montpensier l'avait recommandée[11].

Cette fille, d'assez bonne extraction, tenait à la famille de Bueil. Jadis, deux siècles en ça, un Jean de Bueil avait composé un excellent traité d'éducation où il conseillait aux jeunes-gens de ne pas être « trop friants des soupes de la cour ». La Montalais n'avait pas lu le traité de son aïeul ou n'en tenait compte. Sans ressource personnelle, désespérée de ne pas jouer de premier rôle, elle s'efforçait de donner une extrême importance à celui de confidente. Le roi, à qui l'esprit d'intrigue de cette fille déplaisait, avait défendu à sa maîtresse de lui parler. Louise « lui obéissoit en public ; mais Montalais passoit les nuits entières avec elle, et bien souvent, le jour, s'y trouvoit encore ». Le reste du temps, cette remuante personne allait de M. de Guiche à Madame, de Mlle de Tonnay-Charente au marquis de Noirmoutier, rapportant à tous les galanteries de chacun, et de tous exigeant un secret que la naïve La Vallière fut seule à garder. Le mérite de Louise à ne pas révéler les galanteries du comte de Guiche avec Madame, était d'autant plus grand que la princesse affectait à son égard une excessive hauteur. En outre, elle avait promis au roi de ne jamais lui cacher rien[12].

Or, très soupçonneux et très fin, Louis devina le jeu de l'entremetteuse ; il devina les nouvelles intrigues de sa belle-sœur et questionna Louise, qui se tut. Il insista, et se mit dans une colère aussi épouvantable qu'inutile. Cette jeune femme, à la fois si faible et si forte, refusa obstinément de trahir le secret de sa rivale et de son ennemie. Le roi se retira furieux et la laissa désolée. « Ils étoient convenus plusieurs fois que, quelques brouilleries qu'ils eussent ensemble, ils ne s'endormiroient jamais sans se raccommoder et sans s'écrire. » La nuit cependant vint et s'écoula. Point de nouvelles. Louise se crut perdue et la tête lui tourna. Le matin, elle sortit des Tuileries. Sa mère habitait encore au Luxembourg ; soit honte, soit défiance, ce n'est pas de ce côté que se dirigea l'infortunée. Elle s'en alla le long de la Seine, marchant droit devant elle, jusqu'au petit village de Chaillot. Il y avait là un monastère, alors célèbre, celui de la Visitation, où depuis quelques mois à peine Mlle de La Motte-Argencourt s'était retirée.

La fugitive ne voulut ou n’osa s'y présenter. Elle remonta la colline, coupée de carrières, et alla frapper à la porte d'un couvent obscur de pauvres chanoinesses, tout récemment établies et à peine reconnues légalement. On refusa de la recevoir en dedans de la clôture, et la fugitive dut rester dans le parloir du dehors. Elle y tomba à terre, accablée de fatigue, de froid, de désespoir[13].

Cela se passait vers le 24 février. Ce jour-là, D. Christoval de Gaviria, ambassadeur d'Espagne, était reçu au Louvre en audience de congé. Tout à coup, on voit le roi s'inquiéter. Un nom a été prononcé à voix basse et circule dans les groupes, celui de sa maîtresse. « Qu'est-ce ? dites-moi. — La Vallière est en religion à Chaillot. — Par bonheur, les ambassadeurs étoient expédiés : car, dans le transport où cette nouvelle mit le roi, il n'eût eu aucune considération[14]. »

On était en carême. A l'audience devait succéder un sermon, que Louis n'était guère d'humeur à entendre. Instruit du lieu où s'est réfugiée La Vallière, il y court à toute bride, un manteau gris sur le nez. Il la trouva encore dans le parloir, couchée à terre, éplorée, hors d'elle-même. Le roi demeura seul avec elle, et, dans une longue conversation, Louise avoua tout ce qu'elle lui avait caché. Cet aveu n'obtint pas son pardon. Cependant, le jeune prince lui commanda de revenir et envoya chercher un carrosse pour la remmener[15].

Autre difficulté. Monsieur s'était empressé de déclarer qu'il était bien aise que « cette fille » fût hors de chez lui, et qu'il ne la reprendrait point. Le roi, sans s'arrêter aux propos de son frère, « entra par un petit degré aux Tuileries, et alla dans un petit cabinet où il fit venir Madame, ne voulant pas se laisser voir, parce qu'il avoit pleuré ». Madame n'était pas plus disposée que Monsieur à recevoir La Vallière. Louis crut vaincre la résistance de sa belle-sœur en lui répétant tout ce qu'il venait d'apprendre sur son compte. Méchant calcul. Cette princesse légère, mais fière et susceptible, ne voulut point céder à une semblable pression. Elle promettait bien de rompre avec Guiche, mais refusait de reprendre sa demoiselle d'honneur. Enfin, elle se rendit aux larmes du roi, et Louise revint dans sa chambre des Tuileries.

Ainsi se termina cette équipée. L'heure de la retraite n'avait pas encore sonné. C'était, non le regret de sa faute, mais un léger dépit qui avait porté vers le cloître la jeune fille passionnée. Néanmoins, cette fuite, même irréfléchie, montre où ses sentiments intimes devaient l'appeler-, lorsqu'il lui serait enfin permis de se ressaisir. A ce moment, elle n'avait déjà plus qu'une idée, reconquérir la confiance de Louis, qui longtemps refusa de la rendre. « Il ne pouvoit se consoler qu'elle eût été capable de lui cacher quelque chose, et elle ne pouvoit supporter d'être moins bien avec lui ; en sorte qu'elle eut pendant quelque temps l'esprit comme égaré[16]. »

Louis était excessivement jaloux. Ce demi-dieu n'admettait point qu'on détournât une parcelle de l'amour dû à Sa Majesté. C'est en excitant sa jalousie instinctive que le Mazarin avait éteint ses feux naissants pour Mlle de La Motte-Argencourt. Le soupçon de quelque sympathie entre Marie Mancini et Charles de Lorraine avait suffi pour arrêter une passion à laquelle ce monarque adolescent avait failli sacrifier son honneur. En 1662, Louis devenait véritablement roi ; mais ce roi était jeune, et le jeune homme se sentait toujours dévoré d'inquiétudes. Il s'abaissa jusqu'à questionner la Montalais. Sa crainte constante était « de n'être pas le premier que sa maîtresse eût aimé ». La connaissance de l'amourette Bragelonne était venue jusqu'à lui, et il craignait que Louise n'en conservât quelque souvenir. Sur ce sujet importun, il se reprenait toujours à interroger et La Vallière et la Montalais, et comme cette dernière « savoit mieux mentir » que sa compagne, « il avoit l'esprit en repos quand elle avoit parlé[17] ». Et pourtant, « uniquement occupée de sa passion qui lui tenait lieu de tout », Louise ne voulait plus voir ses anciens amis, pas même entendre de leurs nouvelles[18]. Sans se demander si plus tard, parmi ceux qui comptaient obtenir par elle grâces et faveurs, on ne lui imputerait pas à crime cette concentration de toutes ses pensées, « elle ne songeoit qu'à être aimée du roi et à l'aimer[19] ».

Maîtresse de Louis depuis huit ou neuf mois tout au plus, La Vallière allait apprendre combien de peines se mêlent au tissu d'une vie qu'on pouvait croire toute faite de plaisirs. Il fallait subir les airs hautains et les propos piquants de Madame Henriette, la familiarité d'une Montalais, la jalousie d'un prince si exclusivement aimé. En vain espérait-elle faire oublier sa faute en l'enveloppant de modestie et de désintéressement. Ces qualités si rares, on les lui reprochait plus durement qu'on n'eût fait l'orgueil ou l'avidité. Si elle ne profitait pas des « avantages et du crédit assurés par une si grande passion, c'est qu'elle avoit peu d'esprit[20] ». En fait, on considérait une favorite comme une force politique. L'extrême réserve de Louise, qui aurait pu désarmer des jaloux, acheva d'irriter les ambitieux.

 

Ce parti toujours nombreux était surtout composé de femmes. Chose assez remarquable, les hommes les plus déçus dans leurs espérances, les plus restreints dans leur ancienne liberté d'action, s'étaient assez vite résignés à subir la volonté absolue du jeune roi. Les femmes résistèrent plus longtemps. Une surtout, la comtesse de Soissons, née Olympe Mancini, se montra mortellement implacable.

Olympe, la plus mazarine des nièces de Mazarin, ambitieuse prudente, avait voulu avant tout assurer sa position dans le monde par son mariage avec un prince qui tenait à la maison de Savoie et aux Bourbons de la branche de Soissons. Cette double attache et sa propre origine garantissaient à l'Italienne, elle le croyait du moins, une grande influence à la cour de France, des ménagements en cas de disgrâce et, à tout événement, la protection d'une famille princière[21]. Circonspecte pendant trois années, de 1657 à 1660, tout ensuite la servit à souhait. Elle se trouva débarrassée de ses sœurs, de Marie, redoutable par son esprit et à cette heure déportée à Rome, puis d'Hortense, redoutable par sa beauté, mais que M. de La Meilleraye, mari jaloux, tenait en charte privée. Tout au contraire, M. de Soissons, « bon mari » au jugement des dames[22], se croyait maître, parce qu'il prenait fait et cause pour sa femme. C'est ainsi qu'en 1661, entraîné par cette dernière à provoquer le duc de Navailles, il fut exilé de la cour par le roi, qui d'ailleurs y retint la comtesse.

Olympe, on s'en souvient, avait eu l'art de se faire nommer surintendante de la maison de la reine dès 1660[23], avant que la souveraine fût en état de donner un avis sur un pareil choix. Presque aussitôt après son mariage Marie-Thérèse avait vu le roi passer ses heures de loisir à l'hôtel de Soissons[24]. Elle s'en plaignit, et Anne d'Autriche appuya ces plaintes par des représentations dont Olympe prit peu de souci. Cette artificieuse personne s'était d'abord prêtée assez complaisamment à l'amourette du roi pour la petite La Vallière. S'il s'arrêtait à « cette fille », ce n'était donc pas la surintendante qui l'éloignait de la reine, et ainsi elle échappait à la criaillerie. Mais aussitôt que cette galanterie se transforma en passion, la complaisance de Mme de Soissons se tourna en jalousie, la jalousie en haine mortelle[25].

Comme auxiliaire, ou plutôt comme complice, la comtesse choisit René-François du Bec-Crespin, marquis de Vardes, fils de Jacqueline de Bueil, comtesse de Moret, ex-maîtresse de Henri IV. Homme assez brave, très intrigant, très menteur, il passait pour l'arbitre des élégances. Il était « délicieux[26] ». De dix ans plus âgé que tout ce monde au milieu duquel il promenait son astuce, Vardes, jeune de figure, très vieux d'esprit, soupirait chez Madame, conspirait chez la comtesse. Sa femme, née Nicolaï, était morte récemment, en 1660, et sa mort n'avait pas laissé d'être une cause d'ennui pour ce veuf, homme trop aimable, en ce qu'elle le livrait à cent propositions de remariage. Il avait cependant reçu des bras de la mourante une petite fille, don suprême de la mort à la vie, bien fait pour rendre au caractère le plus léger le sentiment du devoir. Mais la légèreté de Vardes était voulue et préméditée. Après quelque affectation de douleur inconsolable, il laissa sa fille aux Nicolaï, et c'est au surplus ce qu'il pouvait faire de mieux.

Louise de La Vallière était à peine revenue de son court passage au couvent de Chaillot, que les deux alliés lancèrent contre elle une sorte de machine infernale. Ils s'étaient arrêtés à l'idée de provoquer un si grand scandale que la pauvre fille, obligée cette fois de quitter les Tuileries et la cour, laisserait sa place à quelque autre, « dont ils seroient peut-être les maîtres[27] ».

La reine ignorait toujours la passion du roi. Anne d'Autriche écartait avec un soin maternel toutes les indiscrétions. Le jour où Louis avait laissé le sermon pour courir au couvent de Chaillot chercher sa maîtresse, c'est Anne d'Autriche qui détourna l'attention de sa belle-fille, dont elle redoutait l'esprit jaloux.

C'est précisément sur cette jalousie que Vardes et Mme de Soissons comptaient pour obtenir un coup d'éclat et le renvoi de cette maîtresse trop désintéressée au gré de leur ambition. Ils résolurent donc d'avertir la reine par une lettre anonyme, qui serait censée venir d'Espagne. Vardes en rédigea le texte, et comme Marie-Thérèse ne lisait pas encore bien le français, le marquis jeta les yeux sur Guiche, assez savant en langue espagnole ; il l'entraîna dans la conjuration, en excitant ses rancunes contre la demoiselle d'honneur qui, à Fontainebleau, l'avait éconduit. « Il lui disoit que La Vallière l'avoit voulu perdre, qu'elle continueroit apparemment, qu'elle l'avoit dénoncé au roi comme lui ayant rtïaflqué de respect[28]. »

La lettre anonyme, bien ou mal traduite par Guiche, fut glissée dans une vieille enveloppe que la comtesse de Soissons avait eu soin de ramasser dans la chambre de la reine[29]. Tout était admirablement combiné pour assurer le succès. Vers le commencement de mars 1662[30], on prit occasion du départ de don Christoval de Gaviria pour qu'il ne semblât pas étrange qu'un paquet de missives arrivât par une autre main[31]. Un homme qui ne devait revenir de longtemps à Paris porta l'objet à un garde appelé Saint-Éloy, en lui recommandant de le transmettre à une fille de la reine appelée la Risse. Cette la Risse passait pour légère, et Vardes comptait bien que, sans plus songer, elle livrerait le tout à Marie-Thérèse. Le plan échoua par l'excès même des précautions prises. Cette missive inattendue tomba aux mains de doña Molina, femme prudente et dévouée. Redoutant quelque malheur de famille — le roi d'Espagne était alors malade —, la duègne prit sur elle d'ouvrir la lettre, et, l'ayant lue, de la porter à la reine-mère, qui lui ordonna de la communiquer au roi[32], à son retour de Versailles. Vardes accompagnait le prince, espérant jouir du coup d'œil de l'explosion. A la lecture de la lettre, surpris, inquiet, Louis sentit le feu de la colère lui monter au visage. Étonné qu'il se trouvât dans son royaume quelqu'un d'assez hardi pour se mêler de ses affaires intimes, il demanda brusquement à la Molina si la reine avait vu cette lettre, et, quand elle lui eut répété plus d'une fois que non, il mit la missive dans sa poche et la conserva soigneusement.

Le coup dès lors était manqué ; mais qui l'avait porté ? Ce mystère resta longtemps impénétrable. Louis s'adressa à Vardes lui-même, « comme à un homme d'esprit à qui il se fioit[33] ». Vardes, peu scrupuleux, dirigea les soupçons sur la duchesse de Navailles, dame d'honneur de la reine et excellente femme, qui plus tard éprouva les dures conséquences de cette abominable calomnie[34].

Ces événements, si petits pour nous, spectateurs d'aujourd'hui, si considérables pour les contemporains, acteurs ou comparses, survenaient partie en février, partie en mars 1662. On se tromperait si l'on mesurait à cette aune tous les personnages de ce temps et même quelques-uns de ceux qui jouaient alors un acte de l'éternelle comédie des faiblesses humaines. A cette même époque et ce même carême, Louis et ses courtisans se rendaient à la chapelle royale du Louvre, où prêchait pour la première fois « l'abbé Bossuet, docteur en théologie de la Faculté de Paris ». C'est une grande joie d'entendre cette parole déjà si puissante, servant une raison qui jamais ne fut plus ferme, et surtout de trouver le caractère de l'orateur royal à la hauteur de sa noble éloquence.

Le 26 février 1662, au lendemain de la fuite de La Vallière au couvent, à quelques heures de son retour aux Tuileries, Bossuet prêcha le sermon du premier dimanche de carême. Il s'y éleva contre « ces passions délicates qu'on appelle les vices des honnêtes gens », contre « la fausse galanterie », contre « les mauvaises mœurs ». Il exhorta le roi à rentrer dans le conseil de sa conscience. « C'est là que la parole divine doit faire un ravage salutaire, en brisant toutes les idoles, en renversant tous les autels où la créature est adorée. » « Ô Dieu, vous voyez en quel lieu je prêche, et vous savez, ô Dieu, ce qu'il y faut dire. Donnez-moi des paroles sages ; donnez-moi des paroles efficaces, puissantes ; donnez-moi la prudence ; donnez-moi la force ; donnez-moi la circonspection ; donnez-moi la simplicité. Sire, c'est Dieu qui doit parler dans cette chaire ; qu'il le fasse donc par son Saint-Esprit, car c'est lui seul qui peut faire un si grand ouvrage ; que l'homme n'y paraisse pas[35]. »

Bossuet est aujourd'hui trop bien justifié[36] du reproche d'être resté insensible aux misères des pauvres pour qu'il soit nécessaire de citer son vigoureux sermon du 5 mars 1662[37], sur la charité. Il fit plus. Il rappela à ce prince, enclin à l'absolutisme, qu'au-dessus de son royaume il en était un autre dans lequel les souverains trouveront comme égaux « leurs sujets, que la grâce de Jésus-Christ et la vision bienheureuse auront rendus leurs compagnons[38] ». (8 ou 10 mars 1662.) — Nul n'échappera à ses justes censures. Il n'est pas sans savoir à quelles intrigues réputées galantes se livrait cette cour, où les brigues politiques étaient défendues. Il multiplie ses avis, condamne la flatterie, la recherche des faveurs[39]. « Ô cour vraiment auguste et vraiment royale, que je puisse voir tomber l'ambition qui t'emporte, les jalousies qui l'ensanglantent[40], les délices qui te corrompent, l'iniquité qui te déshonore. » Puis, arrivant à la cause première de tous les désordres : « Pourrais-je bien ici expliquer ce que je pense ? L'amour est en quelque sorte le dieu du cœur. C'est l'amour aussi qui fait remuer toutes les inclinations et les ressorts du cœur les plus secrets. Il est donc, ainsi que je l'ai dit, en quelque sorte le dieu du cœur, ou plutôt il en est l'idole qui usurpe l'empire de Dieu. — Ô roi, écoutez Jésus, et apprenez de ce roi de gloire que vous ne devez avoir de cœur que pour aimer et faire aimer Dieu[41]. Ô créatures, idoles honteuses-, retirez-vous de ce cœur. Ombres, fantômes, dissipez-vous en présence de la vérité ! Voici l'amour véritable qui veut entrer dans ce cœur : amour faux, amour trompeur, veux-tu tenir devant lui ? »

Serrant son idée de plus près : « Ô Dieu ! s'écrie le prédicateur, que vous demanderons-nous pour ce grand monarque ? Quoi ? Toutes les prospérités ? Oui, Seigneur ; bien plus encore, toutes les vertus, et royales et chrétiennes. Non, nous ne pouvons consentir qu'aucune lui manque, aucune, aucune. Elles sont toutes nécessaires, quoi que le monde puisse dire. Nous le voulons tout parfait. C'est sa gloire, c'est sa grandeur, qu'il soit obligé d'être notre exemple ; et nous estimerions un malheur public si jamais il nous paraissoit quelque ombre dans une vie qui doit être toute lumineuse. Oui, Sire, votre pitié, votre justice, votre innocence, font la meilleure partie de la félicité publique. Il y a un Dieu dans le ciel qui venge les péchés des peuples, mais surtout qui venge les péchés des rois ; c'est lui qui veut que je vous parle ainsi ; et si Votre Majesté l'écoute, ce même Dieu lui dira dans le cœur ce que les hommes ne peuvent dire[42]. »

Enfin, après avoir rappelé « cette noble obligation pour les grands, pour les princes, de vivre mieux que les autres », le grand orateur ajoute : « Certes, les rois donneroient au Dieu vivant un trop juste sujet de reproche, si, parmi tant de biens qu'il leur fait, ils en alloient encore chercher dans les plaisirs qu'il leur défend[43]. »

Avec quel tact, d'ailleurs, Bossuet cherche à gagner ce jeune prince, en lui montrant la perspective d'un règne glorieux dont il le sait épris ! « Il se remue pour Votre Majesté quelque chose d'illustre et de grand, et qui passe la destinée des rois vos prédécesseurs ; soyez fidèle à Dieu, et ne mettez pas d'obstacles par vos péchés aux choses qui se couvent ; portez la gloire de votre nom et celle du nom français à une telle hauteur, qu'il n'y ait plus rien à vous souhaiter que la félicité éternelle[44]. »

Tout cela est admirablement dit et bon à rappeler au cours de cette histoire. Voici des paroles plus surprenantes encore, paroles vraiment prophétiques qui retentirent, le 31 mars 1662, aux oreilles de La Vallière. Bossuet a montré la faute de Madeleine ; il va indiquer le remède et la réparation. « Le cœur de Madeleine est brisé, son visage tout couvert de honte, son esprit profondément attentif dans une vue intime de son état et dans une forte réflexion sur ses périls. La douleur immense qui la presse fait qu'elle court au médecin avec sincérité ; la honte qui l'accompagne fait qu'elle se jette à ses pieds avec soumission ; la connaissance de ses dangers fait qu'elle sort d'entre ses mains avec crainte et qu'elle n'est pas moins occupée des moyens de ne tomber plus que de la joie d'avoir été si heureusement, si miséricordieusement relevée[45]. »

Il semble que Bossuet voit déjà transformée en pénitente la jeune favorite dont il conseille au roi de détacher son cœur, qu'il trace déjà sa route vers le cloître ; mais avant que germe cette semence de la parole divine... cinq rapides années de plaisir s'envoleront, et à leur suite s'écouleront lentement sept années de peines et d'humiliations.

 

 

 



[1] Gazette de France, 1661, p. 1327.

[2] « Le roi y alloit fort souvent. A Fontainebleau, on avoit été longtemps en doute s'il étoit amoureux d'elle. Le comte de Guiche faisoit semblant de l'être de La Vallière ; mais on fut éclairé ; car on sut que le roi l'étoit de La Vallière et le comte de Guiche de Madame. Ce sont de ces choses que l'on dit tout bas et que tout le monde sait. » Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III, p. 527.

[3] Histoire de Madame Henriette, p. 83.

[4] Histoire de Madame Henriette, p. 83.

[5] Gazette de France, 1662, premiers numéros de l'année. Loret, dès le mois d'août 1661, avait célébré Louise de La Vallière.

[6] Gazette de France, année 1662, p. 2, 51, 56, 76, 98. LORET, la Muze historique, t. III, p. 455.

[7] V. la reproduction d'une gravure du temps dans l'Histoire de France d'après les monuments, par BOUDIER et CHARTON, t. II, p. 243.

[8] BENSERADE, Œuvres, t. II, p. 254. — LORET, la Muze historique, t. III, p. 465.

[9] LORET, la Muze historique, t. III, p. 466.

[10] Mme DE LA FAYETTE. Histoire de Madame Henriette, p. 79. — Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III. p. 528.

[11] Mademoiselle DE MONTPENSIER, Mémoires, t. III. p. 549.

[12] Histoire de Madame Henriette, p. 87.

[13] Histoire de Madame Henriette, p. 89. Il n'a pas été facile de déterminer le lieu où était situé le couvent dans lequel se réfugia La Vallière. Mademoiselle et Saint-Simon disent Saint-Cloud ; mais Mme de La Fayette, qui écrivait peu d'années après l'événement, dit Chaillot. Le libelle intitulé Le Palais-Royal, publié vers l'an 1667, dit aussi Chaillot. Or, Mme de La Fayette écrivait sous la dictée de Henriette d'Angleterre vers 1665. Il faut donc accepter sa version. En outre, il n'y avait pas de couvent obscur à Saint-Cloud. Tout au contraire, il s'en trouvait un à Chaillot : « Ces chanoinesses, dit l'abbé LE BEUF, Histoire du diocèse de Paris, t. III, p. 57, furent transférées à Chaillot l'an 1659, quoique leurs lettres patentes ne soient que de l'an 1671... » L'abbaye de Sainte-Périne, de la Villette, fut réunie plus tard à ce couvent et lui donna son nom.

[14] Le Palais-Royal : Histoire amoureuse des Gaules, t, III, p. 43.

[15] Histoire de Madame Henriette, p. 90. Par ce qui est rapporté ici, on voit que le roi n'eut pas à menacer de forcer les portes du couvent. On a confondu un événement de 1670 avec un évènement de 1662. La date est suffisamment indiquée par ce que rapporte l'Histoire du Palais-Royal, qu'on recevait les ambassadeurs espagnols, et par ce que disent les Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, qu'on était en carême. Don Gaviria fut reçu au Louvre vers le 24 ou le 25. V. la Gazette ou la Muze historique, t. III, p. 475. Le 24 février tombait, un vendredi. Il est vrai que la Gazette ne cite pas de sermon de Bossuet, prédicateur de la station, pour ce jour-là. (FLOQUET, Etudes sur la vie de Bossuet, t. I, p. 146.) Mais elle en cite un le dimanche 26. Enfin, il n'est guère possible de ne pas placer la première fuite de La Vallière en février, puisqu'on voit former en mars contre elle une intrigue assez 'compliquée, alors qu'elle était déjà rentrée aux Tuileries, d'où elle dut sortir avec Madame, vers la mi-mars, pour habiter le Palais-Royal.

[16] Histoire de Madame Henriette, p. 91. Ce sont ces Mémoires que l'abbé LEQUEUX a suivis dans la rédaction de la Notice placée par lui en tête de son édition des Lettres de La Vallière.

[17] Histoire de Madame Henriette, p. 92.

[18] Mémoires de Choisy, t. I, p. 151, cd. 1727 ; p. 583, éd. Michaud.

[19] Histoire de Madame Henriette, p. 93 ; Abbé LEQUEUX, dans la Préface de ses Lettres de La Vallière.

[20] Histoire de Madame Henriette, p. 93.

[21] Cela ne lui fut pas inutile par la suite, et Louis XIV eut à compter avec ces alliances. V. RAVAISSON, Archives de la Bastille, t. IV, p. 73.

[22] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 266.

[23] RAVAISSON, Archives de la Bastille, t. I, p. 275. — Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 243.

[24] Olympe « étoit la maîtresse de la cour, des fêtes et des grâces ». SAINT-SIMON, Mémoires, t. IV, p. 254, éd. 1865.

[25] SAINT-SIMON, Mémoires, t. IV, p. 2o4, éd. Hachette, 1865. Saint-Simon ajoute à tort que le roi ne bougeait de chez la comtesse avant et après son mariage. Après, oui ; — avant, non. Voyez ce qui a été dit du voyage a Lyon.

[26] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 279.

[27] Histoire de Madame Henriette, confirmée par la lettre de Guiche au roi. V. Réflexions sur la miséricorde de Dieu, t. II, p. 193. Cette lettre prouve l'exactitude scrupuleuse du récit fait par Mme de La Fayette. Voyez Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 373, et surtout la dépêche de Sagredo, ambassadeur vénitien, au Doge, Archives de la Bastille, t. I, p. 284.

[28] Lettre de Guiche au roi, Histoire de Madame Henriette, p. 197.

[29] L'auteur du libelle : la Princesse ou les Amours de Madame, a donné un texte de cette lettre. Cette œuvre a été si manifestement composée par un ignorant qu'on ne peut ajouter beaucoup de foi à son récit. Par exemple, on y fait dire à Guiche que c'est lui qui glissa la lettre dans le lit de la reine, où elle fut trouvée par la Molina, qui la porta au roi. Autant de faussetés assez grossières. Quoi qu'il en soit, voici le texte : « A la reine. — Le roi se précipite dans un dérèglement qui n'est ignoré de personne que de Votre Majesté ; Mlle de La Vallière est l'objet de son amour et de son attachement. C'est un avis que vos serviteurs fidèles donnent à Votre Majesté. C'est à vous à savoir si vous pouvez aimer le roi entre les bras d'une autre, ou si vous voulez empêcher une chose dont la durée ne vous peut être glorieuse. » Voyez Histoire amoureuse des Gaules, t. III, p. 167.

[30] Guiche, dans sa lettre, dit qu'on profita du départ de D. Christoval de Gaviria. Or, cet ambassadeur avait eu son audience de congé le 25 février. Il ajoute qu'on remit la lettre un jour que le roi était à Versailles. Le 1er mars, il y eut voyage à Versailles. Gazette de France, 1662, p. 217.

[31] Les lettres des souverains étaient transmises par leurs ambassadeurs. Celles qui venaient par la poste étaient remises directement au roi par le fonctionnaire que nous appelons aujourd'hui le directeur général. Voyez Dépêche de Sagredo au doge de Venise, 20 mars 1665. Archives de la Bastille, t. I, p. 284. — D'ORMESSSON, Journal, t. II, p. 330.

On trouve un récit officiel de ce fait dans une dépêche de Lionne à Comminges, ambassadeur en Angleterre, 22 mars 1665. Archives des affaires étrangères, Angleterre, vol. 84, fol. 102 :

« Récit de l'affaire de Vardes et du comte de Guiche : ils avaient fabriqué ensemble une lettre, en espagnol, racontant l'intrigue du roi avec Mlle de La Vallière et l'avaient fait remettre à une des femmes de la reine, la señora Molina, qui s'abstint prudemment de la montrer à sa maîtresse. » Communication de mon regretté ami Achille Moranvillé.

[32] Histoire de Madame Henriette, p. 96. — Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. IV, p. 326. Il y a bien quelques différences dans les détails entre le récit de Mme de La Fayette, celui de Mme de Motteville et la dépêche de Sagredo ; mais le fond est le même, et Mme de Motteville, amie de la Molina, mérite la préférence. Elle seule sut le fait trois ans avant qu'on découvrît les auteurs de « cette pauvre invention ».

[33] Histoire de Madame Henriette, p. 96. Cf. La Princesse, l. c.

[34] Vardes chercha aussi à égarer les soupçons du roi sur Mademoiselle de Montpensier, « dont l'esprit est toujours agité. » Dépêche de Sagredo au Doge. Archives de la Bastille, t. I, p. 285.

[35] Œuvres de Bossuet, Sermon sur la prédication évangélique, 26 février 1662. Texte conservé dans le manuscrit français, 12822, fol 70 de la Bibliothèque nationale. — LE BARCQ, Histoire critique de la prédication de Bossuet, p. 193. Lille, Paris, 1891.

[36] GANDAR, Bossuet orateur, p. 408 et suiv. — GAZIER, Choix de sermons, p. 201 et suiv.

[37] FLOQUET, Etudes sur la vie de Bossuet, t. II, p. 165.

[38] Œuvres de Bossuet, t. VII, p. 530, édit. 1870.

[39] Œuvres de Bossuet, t. VII, p. 558.

[40] Selon nous, Bossuet fait ici allusion à un duel qui avait eu lieu le 20 janvier près de Chaillot entre huit seigneurs, le marquis de Noirmoutier, de la Ferté, Chalais, le marquis d'Antin, neveu de l'archevêque de Sens, etc. GUY PATIN, Lettres, t. II, p. 306. — RAVAISSON, Archives de la Bastille, t. III, p. 405.

[41] Œuvres de Bossuet, t. VII, p. 554.

[42] Sermon sur la charité fraternelle, cité par FLOQUET, Études, t. II, p. 200. Bibliothèque nationale, manuscrit français, 12822, fol. 262. — LE BARCQ, p. 194.

[43] Troisième sermon pour le dimanche des Rameaux. FLOQUET, Études, t. II, p. 201. Cf. GANDAR, Bossuet orateur, p. 397. M. l'abbé Le Barcq a relevé quelques passages très significatifs dans les sermons du carême de 1662. « Il n'est pas expédient à l'homme de ne rien voir au-dessus de soi. Ceux qui ne découvrent rien sur la terre qui puisse leur faire loi, doivent être d'autant plus préparés à la recevoir d'en haut. » Loc. cit., p. 364.

[44] BOSSUET, Sermon du dimanche des Rameaux, 2 avril 1662. Le texte se trouve dans le manuscrit français de la Bibliothèque nationale, 12823, fol. 217. — L'abbé LE BANCQ, Histoire critique de la prédication de Bossuet, p. 194, Lille, Paris, 1891. — GAZIER, Choix de sermons de Bossuet, p. 164. Paris, Hachette.

[45] BOSSUET, deuxième sermon du vendredi de la semaine de la Passion, 31 mars 1662. — LE BARCQ, p. 194.