HISTOIRE DU PARLEMENT DE NORMANDIE

DEPUIS SA TRANSLATION À CAEN, AU MOIS DE JUIN 1589, JUSQU'À SON RETOUR À ROUEN, EN AVRIL 1594

 

INTRODUCTION.

 

 

État de la France à la fin du XVIe siècle. — État particulier de la Normandie (1562-1576). — Origine de la Ligue (1576). — Ses progrès en Normandie. — Opinion et conduite du Parlement. — Claude Groulart nommé premier président (1584). — Son caractère et ses principes. — Déplorable situation de la Normandie en 1576 et pendant les années suivantes. — Désordre et incurie de l'Administration. Le duc d'Épernon nommé gouverneur de la province. — Harangue menaçante du grand-pénitencier Dadré. — Séjour de Henri III à Rouen après sa fuite de Paris.— Soulèvement en Normandie. — Groulart se retire de Rouen. — Journée des Barricades à Rouen. — Scission entre les membres royalistes et les membres ligueurs du Parlement.

1562-1589

 

Au mois de février de l'année 1589, le Parlement de Normandie, établi à Rouen depuis plusieurs siècles, fut tout à coup, par lettres-patentes du roi Henri III, transféré dans la ville de Caen. L'esprit d'insurrection, qui, dans ces temps-là, courait par tout le royaume, après avoir fait explosion à Paris, ébranlait la France entière de ses violentes secousses, et Rouen venait d'avoir, à son tour, sa journée des Barricades (4 fév. 1589). Des membres du Parlement restés fidèles à la royauté, les uns fuyant devant la Ligue, les autres chassés par elle, erraient pour la plupart dispersés dans la province, lorsque ces lettres-patentes leur donnèrent un séjour légal où ils pourraient travailler encore au bien de l'état et au salut de la monarchie. Je dirai leurs rudes travaux, la lutte de quatre années soutenue par ces hommes infatigables, leurs glorieuses misères, leur dévouement enfin couronné de succès ; mais ou ne saurait comprendre ce récit sans rechercher d'abord la cause de ces grands événements, et par quelle triste voie notre pays fut traîné jusqu'à cet abîme où peuples et rois, prêtres et magistrats, tombés d'une chute commune, furent plongés trop longtemps.

Vers la fin du XVIe siècle, la France, ensanglantée par vingt ans de guerres religieuses, épuisée dans ses forces matérielles, non moins troublée dans ses forces morales, était entrée dans une de ces tristes périodes de la vie des nations où le citoyen honnête, s'interrogeant sur la ligne à suivre au milieu d'une fausse situation, hésite, contraint de choisir entre deux devoirs qui devraient se confondre, mais dont les passions humaines ont fait deux ennemis, devoirs également sacrés, également impérieux : la fidélité à son prince et la fermeté dans sa foi. Tout ébranlait les plus résolus. Les protestants avaient été si cruellement traités, tant de fanatisme avait souillé la vérité catholique, le sceptre était tombé dans des mains si indignes, et cependant cette même royauté était si resplendissante encore de la majesté de ses souvenirs, si fortement assise sur ses bases dix fois séculaires, tant de périls menaçaient la vieille foi du royaume, et la Réforme s'avançait si menaçante, sous la conduite d'un prince à ta loyauté au moins suspectée, qu'on comprend cette incertitude des meilleurs esprits, les seuls qui, ne se laissant pas emporter à leurs passions ou à leurs intérêts, se préoccupaient encore du juste et du bien. A plus de deux siècles de ces événements, à peine sommes-nous d'accord sur leur portée et sur l'appréciation d'idées ardemment débattues alors, souvent reproduites depuis, sans qu'aucune d'elles ait définitivement prévalu. Libre arbitre, droit divin, souveraineté du peuple, qu'est-ce en effet qu'une autre expression de ces mêmes idées, la Réforme, la Royauté, la Ligue ?

Il n'appartient pas à l'histoire seule de traiter à fond ces matières ; mais elle peut et doit aider à leur étude en montrant les faits, leurs causes, leurs développements, leurs résultats. C'est ce qu'on voudrait faire dans cette histoire, où moins d'hommes, agissant dans un cadre plus étroit, laisseront plus facilement saisir leurs mouvements et le jeu de leurs passions au milieu de ces luttes vives et ardentes qu'ils termineront par une transaction, laissant à la postérité, comme nous le ferons sans doute nous-mêmes, le soin de trancher la question, si elle peut être tranchée ici-bas.

Dans cette situation générale de la France, la Normandie, ravagée et pillée plus qu'aucune autre province, troublée par les mêmes discordes, souffrait des mêmes misères que le pays entier. La Réforme, reçue d'abord avec faveur, surtout par la noblesse, n'y garda point longtemps son prestige[1]. Ses adhérents, persécutés dans le principe, oppresseurs à leur tour en 1562, avaient été, dix ans après, égorgés en masse par le fanatisme que surexcitait une politique perfide. Sans doute, en 1572, toutes les villes ne se souillèrent point du sang des réformés ; mais dans quelques-unes, à Rouen plus qu'ailleurs, la cruauté du massacre révéla l'exaspération des esprits. Un signe plus grave encore, c'est le peu d'écho que trouvèrent dans les cœurs les cris des victimes. On vit, dans ce même Rouen, par les rues encore sanglantes, la foule aller en procession, et, dans ses cantiques, remerciant Dieu de la bonne justice qu'avait exercée le roi de France, le prier de poursuivre l'œuvre si bien commencée, affin que son peuple pust vivre tout d'une mesme foy[2]. L'audacieuse prise d'armes des huguenots Montgomery et Colombières, la barbarie de leurs soldats, en enlevant à leur parti la sympathie qu'inspira d'abord son malheur, redoublèrent les défiances et la haine qu'il excitait déjà. En Normandie, de 1572 à 1576, dans le Parlement, dans les Chapitres de cathédrales, au milieu du public, au sein des familles, on ne voit qu'abjurations arrachées par force, sourdes colères fermentant dans les âmes, plans d'oppression, plans de résistance, violentes passions enfantées par de grands malheurs et en préparant pour l'avenir de plus grands encore[3].

Si l'on avait voulu, par le massacre de la Saint-Barthélemy, porter en France un coup mortel au Protestantisme, on obtint un résultat tout contraire, et ses rameaux, vivifiés par cette rosée de sang, prirent alors une plus grande extension[4]. Atterrés d'abord au point de n'oser se défendre, les réformés avaient bientôt repris courage : renfermés dans La Rochelle, ils y tinrent en échec toutes les forces du royaume, et arrachèrent une paix avantageuse qu'on feignit de leur accorder. Battus en Normandie avec Montgomery, ils n'avaient pas tardé à reprendre l'offensive ; unis au duc d'Alençon et aux Politiques, ils imposèrent à Henri III une trêve suivie bientôt de l'édit de 1576, qu'on décora du nom pompeux d'Édit de la pacification des troubles, et qui cependant donna paissance à la Ligue.

Dans une lettre que le Roi envoyait dans les provinces en attendant l'enregistrement de l'édit par les parlements, il l'annonçait comme devant faire vivre tous ses subjets, tant catholiques que de la religion prétendue réformée, les uns avec les autres en bonne paix, union et concorde, sous son authorité et obéissance. Quelques jours après, l'édit lui-même était publié par toutes les villes de Normandie[5], où, comme dans la France entière, il excita l'attention des moins curieux et souleva en sens contraire les esprits passionnés. Les protestants obtenaient la liberté du culte public, l'admission à tontes les charges de l'état, des places de sûreté, enfin l'égalité à peu près complète avec les catholiques. On peut pratiquer aujourd'hui cette tolérance. L'esprit du temps y répugnait encore. Quinze années de guerre religieuse n'avaient pas suffi pour apprendre aux hommes que la conscience a des droits inviolables, et qu'il n'est force au monde qui puisse commander à la foi. Les protestants ne virent dans l'édit qu'un acheminement à une domination absolue ; les catholiques s'alarmèrent du péril qu'allait courir leur religion, et, comme le pouvoir semblait leur refuser son appui, ils résolurent de s'unir et la Ligue fut formée[6].

On ne sait au juste où elle prit naissance ; mais, dès son origine, elle fit de rapides progrès en Normandie. L'édit de pacification avait été mal reçu à Rouen. A la première nouvelle qu'il en eut, le Chapitre de la cathédrale avait en toute hâte envoyé vers son archevêque, le cardinal de Bourbon, pour qu'il obtînt l'exemption de prêche, et, peu de temps après, le cardinal lui-même, assisté de plusieurs conseillers au Parlement, allait à Saint-Hilaire disperser les huguenots et chasser leurs ministres[7]. Ceux-ci ne s'en réunirent pas moins dans toute la province, et à Dieppe leur rentrée affecta des airs de victoire[8]. A ce spectacle, l'indignation des catholiques ardents fut au comble, et, craignant que les réformés, déjà leurs égaux, ne devinssent bientôt leurs malins, redoutant des représailles[9] et inquiets pour leur foi menacée, ils s'unirent non plus pour opprimer, mais pour se défendre au besoin.

Sans posséder l'acte qui constitua la Ligue en Normandie, nous sommes certain qu'il ressemblait à ceux des autres provinces qui nous sont parvenus. Son but et ses principes, ceux de la Ligue purement religieuse, étaient sincères, avouables, et se résumaient ainsi : conserver intacte la religion catholique ; rester fidèle au roi, si lui-même il restait fidèle à son serinent ; rendre aux provinces leurs franchises et leurs vieilles libertés. Aussi, ces idées répandues par le haut clergé ; par le cardinal de Bourbon, à Rouen ; par Claude de Sainctes, le fougueux évêque, à Évreux ; dans tous les diocèses, par les prédicateurs, tantôt dans des sermons publics à l'éloquence vive et populaire, tantôt au sein des confréries, dans le secret même des confessionnaux, furent-elles reçues avec transport par le clergé tout entier ; par les nobles, non par le plus grand nombre, mais par les plus puissants et les mieux suivis d'entre eux : les de Vicque, les Longchamps, les Longaunay, les Médavi, grands seigneurs irrités de -la faveur prodiguée aux mignons, et qui, attendant une meilleure fortune de la révolution présente, allaient soutenir contre la royauté une lutte à la fois religieuse et féodale[10] ; par bon nombre des bourgeois des villes, gens de mâle vertu, affectionnés à la foi catholique, mais religieux jusqu'à l'intolérance et grands ennemis des huguenots. C'est ainsi que l'Union prit naissance, grandit et se développa, en attendant qu'elle dominât, à Rouen, au Havre, à Gournay[11], à Évreux[12]. Non moins bien reçue en Basse-Normandie, elle se propagea rapidement dans Lisieux[13], dans Honfleur[14], dans Falaise[15], à Argentan, à Domfront, à Séez, où les chanoines de l'évêché étaient ouvertement ligueurs[16]. Moins chaudement accueillie dans le bailliage de Caen, elle avait plus de succès à Coutances, à Granville[17], et dans tout le diocèse d'Avranches. Ces villes seules échappèrent à son influence, où les protestants étaient plus nombreux, comme à Dieppe, à Caen, à Alençon[18], et, sur les confins de la Bretagne, à Pontorson, si important comme position militaire, et, en quelque sorte, la clef des deux provinces. Il était indispensable de montrer ces progrès de la Ligue dans les lieux soumis à la juridiction du Parlement. Sans doute, elle n'y triompha pas tout d'un coup ; mais l'esprit de révolte fermente, l'impulsion est donnée, et, le jour venu, le mouvement éclatera, d'autant plus violent qu'il aura été plus longtemps comprimé.

Arrêtée dans son principe, l'Union des catholiques pouvait n'être que salutaire à la France, si, avant qu'on la détournât de son but et qu'on faussât ses tendances, un gouvernement sage et vigoureux tout ensemble lui eût enlevé sa raison d'être, en donnant satisfaction à ses légitimes demandes. Mais, au contraire, tandis que l'ambition saisissait ce spécieux prétexte, la royauté se montrait de plus en plus incapable de diriger les affaires et de veiller à son propre salut. L'ignominie, après avoir souillé la cour sous Charles IX, avait déshonoré le trône lui-même, lorsque s'y assit Henri III, prince misérable. Abandonné aux plaisirs et à la débauche, entraîné de plus en plus dans ses goûts dépravés par des mignons qui n'avaient pas plus de sens que de barbe au menton[19], hypocrite et rusé, mais sans plan de conduite, fertile en ces subterfuges qui détournent le mal un instant, mais inhabile à cette forte et loyale politique qui domine et maîtrise les événements, il venait de soulever contre lui la moitié de ses sujets, et, aussitôt, il mettait l'autre moitié en défiance, en approuvant un archevêque qui, à Rouen, transgressait l'édit de paix et l'insultait en public.

Ce qui fait le sujet de cette histoire et ce qui n'était point alors la question la moins importante, c'est l'attitude que le Parlement de Normandie, ce premier corps de la province, tenait au milieu de si graves conjonctures. Elle se ressentait forcément des incertitudes de la royauté et n'était ni très-hardie ni même nettement dessinée. En vain Charles IX avait-il proclamé les parlements de province les égaux de celui de Paris, ils n'étaient toujours que les instruments dociles de la volonté royale, qui réprimait sur-le-champ, et parfois avec rudesse, toute tentative d'indépendance de leur part. Nommés par le roi, attachés à lui par la reconnaissance, retenus encore par le sentiment de leur impuissance à lutter contre lui, présidents et conseillers étaient dans sa main, forts quand il était fort lui-même, mais, aussi, faibles de ses faiblesses et troublés par ses trop fréquentes incertitudes[20]. En envoyant l'édit de 1576 à son Parlement de Normandie, le roi lui avait enjoint de l'enregistrer ; le Parlement le reçut donc sans contrôle, jura de l'observer, et, quatre jours après, le mit en pratique en recevant un conseiller protestant qu'il avait chassé jadis[21]. La Ligne apparaît, mais les prudents conseillers, ignorant encore la secrète pensée du roi, attendent qu'elle se soit déclarée. Cependant les événements marchent et se pressent, et, dès 1577 (8 février), Henri III, révoquant son édit, déclarait ne vouloir en France qu'une religion catholique, apostolique et romaine, et, par une politique plus funeste encore que raffinée, donnait à la Ligue une entière adhésion. Par là sans désarmer les catholiques sincères, toujours défiants, il se livrait aux chefs ambitieux du parti.

Le premier point de sa déclaration entrait assez dans les doctrines de la plupart des magistrats rouennais pour être bien accueilli par eux, mais le second les frappa d'étonnement et de tristesse. Ils comprenaient mieux que le roi, qu'il ne saurait y avoir dans un état bien réglé d'autre association politique que celle de tous les citoyens, sous l'autorité légitime ; et s'ils durent enregistrer la déclaration, dont l'un d'entre eux avait à Blois condamné les principes, ils refusèrent de signer l'Union, et surent, cette fois du moins, résister au roi et le servir malgré lui[22]. Mais le faible prince n'avait pas eu le temps de faire exécuter ses ordres qu'il les révoquait déjà, allant toujours d'un extrême à l'autre, rendant le Parlement, qui blâmait ses excès, également suspect à tous les partis, et, plus grande faute ! jetant parmi les conseillers le germe de ces discordes qui devaient y altérer la communauté de pensée et de dévouement.

Tout corps particulier d'un état renferme les mêmes éléments que le corps général. Parmi les membres que comptait le Parlement de Normandie, on reconnaîtra, si l'on y prend garde, les nuances d'esprit et d'opinion qui coloraient alors, en les distinguant, les divers partis. On y voyait d'abord ces conseillers fanatiques, qui avaient, avec une rigueur impitoyable, persécuté la Réforme naissante, moins juges que bourreaux, et portant leur robe teinte, non de pourpre, mais de sang. Ceux-là n'avaient point l'âme ouverte à la tolérance ; toutefois, si jusque-là leur tâche avait été facile, grâce aux ordres non moins sévères du pouvoir, ils allaient se trouver pris entre leurs deux principes d'intolérance religieuse et de soumission absolue au roi. A leurs côtés, mais bien différents de conviction, siégeaient d'autres magistrats, esprits déjà livrés à l'indifférence religieuse, ayant pris au commerce des anciens une honnêteté sceptique et ne connaissant guère d'autre dieu que la loi dont le prince était l'image sur la terre, comme ils étaient eux-mêmes dans les provinces l'image du souverain. Entre ces deux classes bien distinctes, s'en plaçait une troisième, composée d'hommes moins exaltés que les uns, plus croyants que les autres, bons serviteurs de Dieu et du Roi, décidés à mourir pour eux et à ne pas plus pactiser avec l'hérésie qu'avec la révolte, pénétrés des pensées du chancelier de L'Hôpital, comme lui, devançant peut-être un peu leur temps, mais aussi l'entraînant à leur suite, grands cœurs du reste et souvent héroïques, martyrs du devoir, dont on peut critiquer les actes parfois, jamais la droiture ni les intentions.

De cette diversité de caractères sortaient des opinions différentes. Le Parlement venait de refuser en corps son adhésion à la Ligue ; mais, dès le mois de juillet 1576, deux maîtres des requêtes et quinze conseillers de la Grand'Chambre accompagnaient le cardinal de Bourbon allant, au sein même du prêche Saint-Hilaire, protester contre l'édit. De jour en jour, la Ligue faisait des progrès, et ceux qui l'avaient jurée, par le commandement du roi, ne consentaient pas toujours, sur son contre-ordre, à révoquer leur serment[23]. Le peuple, accablé de misères, en cherchait le soulagement même dans l'inconnu, prêtait l'oreille à ces doctrines nouvelles, les pratiquait à sa manière en refusant de payer les impôts, et insultait la puissance royale[24]. A Martragny, dans le bailliage de Caen, on vit les paysans se soulever, chasser les sergents, attaquer les soldats envoyés pour les soutenir, et cette révolte prit un caractère assez grave pour que le roi envoyât le maitre des requêtes, Séguier, en informer sur les lieux.

Tout allait de mal en pis. Parmi les gens chargés de rendre la justice sous la surveillance du Parlement, régnait une sorte d'anarchie, et tandis qu'ils s'occupaient moins d'accorder les parties que de se quereller entre eux, greffiers, tabellions, sergents commettaient impunément leurs exactions et leurs faulsetés qui sont fort fréquentes et comme ordinaires en ce pays[25]. Le désordre avait envahi jusqu'au Parlement : on ne s'y acquitte plus avec conscience des obligations de sa charge ; les jeunes conseillers manquent de respect aux conseillers plus âgés ; point de discipline, point de mercuriales ; rien ne rappelle plus à leurs devoirs les magistrats oublieux[26]. Le premier président d'alors, esprit honnête, mais trop faible, laissait tomber toute autorité de ses mains défaillantes. Les choses en étaient là lorsqu'il mourut, en 1584, et l'on dut aviser alors à le remplacer, à donner une tête à ce corps, choix difficile et de grande importance à la veille des jours d'épreuve et de péril.

Ce choix fut heureux. Qu'elle soit due à l'influence de Joyeuse ou au discernement du prince, la nomination de Claude Groulart comme premier président fut un bonheur pour la royauté, qui se donna dans cette province un intrépide et fidèle défenseur. Né en Normandie, mais ayant connu tout jeune les rigueurs de l'exil, nourri des plus fortes études par les plus savants maîtres, possédant parfaitement les langues, érudit déjà renommé, il allait abandonner ces calmes travaux de la science pour les agitations de la vie publique. C'est d'ailleurs tout préparé pour la lutte qu'il descendait dans l'arène, et l'on reconnaîtra même qu'il possédait en un haut degré les qualités dont sa cause avait le plus grand besoin. Les rois et le peuple avaient perdu leur respect pour les parlements, et il était, lui, tout pénétré de l'importance de sa charge et de cette idée que le magistrat est lieutenant de Dieu. Aussi, simple et modeste dans son extérieur[27], il savait prendre en public cette attitude sévère et cette majesté dont la tradition ennoblit le visage des consuls romains. On attaquait la personne du roi, le principe même de son autorité, et lui il portait au prince un dévouement absolu, parfois timide, toujours sincère et exempt de flatterie[28]. Sobre et discret de langage, mais trouvant au besoin ces accents vigoureux qui abattent ou relèvent selon l'occasion, strict observateur du devoir et- ne pardonnant pas à ceux qui l'oubliaient, trop dur même à leur égard et d'un stoïcisme un peu orgueilleux[29], au demeurant plein de justice et d'équité, tel nous le verrons opposer sa prudence aux pièges de l'ennemi, son courage à ses menaces, se multiplier avec les besoins de sa cause, courir au-devant de tous les périls portant le remède à la main. Dans cette confusion des affaires, il fut envoyé au Parlement, navire battu par l'orage sur une mer semée d'écueils, comme un habile et courageux pilote, décidé à mourir à la barre plutôt que de céder aux vents et d'abandonner son vaisseau.

Chose étrange pour qui ne connaîtrait pas les hommes ! les qualités du premier président semblèrent lui nuire tout d'abord. La crainte d'un chef trop rigide, quelques défiances au sujet des opinions religieuses d'un magistrat, protestant dans sa jeunesse, élevé et instruit par des protestants, ayant abjuré depuis, il est vrai, mais sans manifester cette ardeur ordinaire aux nouveaux convertis, firent accueillir froidement Groulart ; il ne tarda pas toutefois à prendre sur le Parlement l'autorité de son rang, à se concilier l'estime du plus grand nombre, à forcer au respect les moins bienveillants. Il ne se dissimula point le danger ; du premier coup-d'œil, reconnaissant sa position, il prit pour maxime : Faire toujours le bien[30], et se traça une ligne de conduite dont il ne se départit jamais : Maintenir les bons subjects sous l'obéissance du roi, procéder vigoureusement à l'encontre des autres[31]. Le temps n'allait pas tarder à venir où il lui faudrait mettre en pratique ces vigoureuses maximes. La Ligue, jusque-là contenue et presque ignorée, était sur le point d'éclater dans toute son énergie. Deux causes, indépendamment de sa raison d'être, l'avaient développée dans notre province : la première, commune à tout le royaume, l'incroyable incapacité des gouvernants ; l'autre, plus particulière à la Normandie, la misère effrayante qui la désolait depuis tant d'années.

L'édit du 7 juillet 1585, dont la rigueur faisait reculer la France aux jours de l'intolérance la plus cruelle, fut reçu avec joie à Rouen par le Parlement, par les bourgeois et par la foule du peuple[32]. Nous savons qu'à Saint-Lô, entre autres villes, on l'appliqua strictement : les réformés durent comparaître devant le bailli et l'official, abjurer ou sortir du royaume[33]. Cette sévérité ne pouvait qu'accroître encore le fanatisme des ligueurs, la haine des protestants forcés de trahir leur conscience, le mépris de tous pour un roi faible et déloyal, qui ne servait les partis qu'avec l'intention de les tromper et ne recueillit même pas le profit de ses trahisons.

Pendant que Henri III faisait ainsi les affaires de la Ligue, la misère, ce puissant agent des révolutions, rendait le peuple irritable et tout prêt à chercher dans les hasards d'un changement quelque remède à ses maux. Les cahiers des États tenus dans ce temps-là, les récits, les lettres des contemporains sont remplis des plus lamentables descriptions de ces souffrances. On n'ose compter les victimes de ces vingt années de guerres religieuses. Le seul diocèse de Coutances avait perdu plus de douze mille de ses habitants ; celui d'Avranches, plus de quinze mille[34]. A ce compte, la Normandie avait perdu plus de cent vingt mille hommes ; la France, plus d'un million[35]. Les campagnes, veuves de leurs habitants, sont abandonnées aux ronces ; le blé vaut plus de cent francs l'hectolitre en monnaie et à la mesure de nos jours : la disette assiège les meilleures maisons ; les pauvres gens meurent de faim[36]. Le marchand n'est pas plus heureux que le laboureur, et le commerce est mort dans les villes dépeuplées[37]. A Rouen, les drapiers, réduits à cinquante, de trois cents qu'ils étaient, ne peuvent plus payer leurs impôts[38]. A Dieppe, le commerce ressent le contre-coup des querelles religieuses, et les négociants, catholiques et réformés, se faisant une aveugle concurrence, achèvent leur ruine commune au profit des Anglais qui envahissent les marchés[39]. Tous les fléaux semblent déchaînés sur cette malheureuse province. A Mantes, à Elbeuf, à Jumièges, à Lisieux, à Caen, à Argentan, à Coutances, la peste sévit avec violence et enlève ceux qu'ont laissés la famine et la guerre[40]. Quand on sait combien l'esprit de la multitude, une fois aigri par la souffrance, est prompt à accuser de ses maux ceux qui la gouvernent, qu'on juge des colères soulevées par une administration aussi déplorable que celle de Henri in.

Si l'on ne pouvait sans injustice l'accuser des malheurs apportés par les fléaux naturels, il en était d'autres qui avaient pris leur source dans ces désordres dont elle s'efforçait tardivement d'arrêter le cours et qui amassaient sur elle la malédiction des peuples. Mal commandés, plus mal payés encore, les gens de guerre épuisent les uns sous prétexte de les défendre et s'en vont de là piller les autres[41] ; mais ce qui, par-dessus toutes choses, exaspérait ces gens si rudement éprouvés, c'était de voir le peu qu'ils sauvaient de tant de désastres, arraché par des sergents pillards et voleurs, enrichir les collecteurs d'impôts ou les mignons du roi. Ce qu'on sait du désordre des finances est presque incroyable. Répartiteurs, percepteurs, du petit au grand, chacun volait. Les élus épargnent leurs amis, ceux qui les gagnent par des présents, les nobles qu'ils craignent, puis rejettent le fait sur les plus pauvres paroisses. Là, l'asséeur les imite en accablant les plus misérables parmi les misérables, et ceux-ci, ruinés, maltraités, à demi-morts de faim et de misère, se ruent de désespoir sur les arquebuses et sur les piques des soldats aimant mieux mourir tout d'un coup[42].

La vue de cette désolation effrayait quiconque osait la contempler en face, et Groulart, dont l'œil vigilant observait l'état de la Normandie, avait senti plus qu'aucun autre tout ce qu'il y avait là de révoltes en germe, et combien l'autorité serait difficile à maintenir au milieu de populations exaspérées. Déjà les paysans se levaient dans toute la province, s'organisaient en bandes sinistres, s'enhardissaient au combat et contraignaient les membres du Parlement, chargés de les poursuivre, d'abandonner leur mission. Il y avait quelque chose de si terrible dans le soulèvement de ces affamés, qu'à leur vue seule un conseiller expira de frayeur[43]. Aussi Groulart résolut-il de mettre à nu devant le roi ces vieilles blessures et ces plaies hideuses du pays. Humble et flatteur au début de son discours, félicitant la France d'avoir au moins dans ses malheurs un prince si juste et si sage, il trouva bientôt des accents plus fermes, d'une éloquence un peu rude, mais robuste et virile. Il montra les travaux suspendus, le peuple épuisé, la province en disette ; trois fléaux, la famine, la guerre, la peste, dévorant la Normandie ; ses habitants contraints, pour vivre, de se faire voleurs. Puis, dans sa péroraison, toute grave et toute triste, il rappela au roi qu'il avait dû lui parler avec cette franchise pour l'acquit de sa conscience et de sa charge, lui laissant entrevoir que, si l'on ne trouvait dans un changement de conduite un soulagement à ces maux, il ne répondait pas de l'avenir[44]. Mais le faible prince, qui croyait qu'en fermant les yeux pour ne point voir le mal, il ne le sentirait pas[45], s'irrita de ses remontrances[46], et répondit par l'apologue du bon pilote qui, dans une tempête, jette à la mer partie des biens et marchandises pour sauver le navire. L'histoire a dit ce qu'il sauva.

Par elle-même, la Ligue trouvait de nombreux partisans en Normandie ; par les Guises, qui avaient décidément pris la direction du mouvement, elle en accrut encore le nombre : les derniers, d'autant plus redoutables à la puissance royale que leurs intentions étaient moins pures. Dans les villes, les Guises avaient mis des gouverneurs de leur choix, gagné la plupart des chapitres des cathédrales, rallié plusieurs évêques à leur cause. La foule, en cette province comme partout ailleurs, était idolâtre de ces princes[47]. En 1587, à l'assemblée des États de Normandie, un grand nombre de députés refusèrent leur concours à un acte qui pouvait déplaire au duc. Il avait des partisans jusque dans le sein du Parlement et qui n'en étaient plus à dissimuler leur pensée, mais l'exposaient hautement, prêts à passer de l'opposition sourde et contenue à la révolte ouverte et à l'attaque.

Si le roi conservait encore des illusions sur l'esprit hostile de la Normandie, elles durent tomber lorsqu'il nomma son favori d'Épernon, en remplacement de Joyeuse, gouverneur de la province[48]. La défiance de la plupart des villes, la rébellion de quelques-unes, les harangues où frémissait déjà la sédition, ne purent être couvertes par l'éclat des réceptions officielles[49]. A Rouen surtout, la Ligue se dressa devant lui, non pas celle qu'avait formée l'ambition des Guises et que soutenaient leurs partisans, mais la Ligue populaire et religieuse, irritée des malheurs passés, de l'hypocrisie présente, de l'avenir menaçant pour la foi. En recevant d'Épernon à Notre-Dame de Rouen, le grand-pénitencier Dadré lui fit entendre des paroles hardies et véhémentes, expression vive de la pensée de son parti.

Il lui déclara que lui et les siens seraient ses serviteurs, s'il venait pour leur donner la paix, non pour les travailler ; qu'il n'était province en ce royaume qui eût plus à se plaindre que la Normandie, où de récents impôts avaient mis le comble à la misère du peuple[50] ; que la religion s'en allait de jour en jour, méprisée par l'audace des hérétiques, qui, grâce aux politiques leurs alliés, contre l'édit de réunion, contre toutes les lois divines et humaines, vivaient opiniâtres, en liberté et sans recherche, plus assurés, plus impudents, plus effrontés que jamais ; qu'il fallait que le clergé de cette province si éprouvée, que tous les bons catholiques se ressentissent de sa venue ; qu'il ne laissât point les loups avec les brebis, les renards avec les poules, les hérétiques avec les catholiques, comme veulent persuader au roi ceux qui ont été nourris à l'école de cet athéiste Machiavel ; enfin qu'il mît en pratique l'édit de réunion, seul moyen de faire renaître la première splendeur de l'Église. Certes, ajouta l'ardent orateur, s'inspirant de souvenirs présents à toutes les mémoires, il ne faut laisser passer sans grande remarque que vous ayez fait votre entrée ce jour de l'Invention Sainte-Croix, auquel les réformés, il y a vingt-six ans, firent une entrée en cette ville même, cruelle et violente ; cela nous fait désirer que vous en faciez votre profit et que tout ainsi qu'elle fut funeste et malheureuse pour la ville, la province et la religion, et apporta un commencement à sa désolation, celle-ci nous soit autant avantageuse, sinistre et pernicieuse aux hérétiques, et un commencement de leur ruine et confusion. Puis il termina par ces brusques paroles, qui peignaient la situation : Comme vous nous maintiendrez en paix, et serez affecté vers notre état et celui de l'Église, nous prierons pour vous[51].

Surpris à cette harangue si fière, où la Ligue se dressait avec toute son énergie religieuse, le duc ne fit qu'une réponse évasive. Dadré paraît aujourd'hui intolérant, mais alors il était difficile à d'Épernon de n'être pas frappé par ces idées. Il sentait, d'ailleurs, la terre se dérober sous ses pieds. A Rouen, l'esprit de révolte était dans l'air[52]. On savait qu'à Paris se préparaient de graves événements. Une lettre du roi, en date du 12 mai, annonçait aux échevins des villes l'entrée d'un corps de troupes suisses dans Paris, et commandait de faire bonne garde[53]. Ce jour-là même, Henri III, trop amolli pour mener à bien un parti vigoureux, victime de son coup-d'état, était pris dans sa capitale et contraint à la fuite devant ses sujets révoltés.

Encore que l'événement n'eût en soi rien d'imprévu, on ne l'attendait pas de sitôt, et il fut suivi dans la province d'un instant de surprise et d'indécision. Le roi fugitif, cherchant un asile d'où il pût travailler à rétablir ses affaires, jeta les yeux sur Rouen, attiré sans doute par la fidélité de Groulart et de la majeure partie du Parlement. Néanmoins, de Thou fut envoyé en avant pour reconnaître le pays et sonder les intentions. Son voyage à travers la Normandie produisit peu de résultats avantageux à la cause royale[54]. Il trouva la province en partie soulevée, en partie indécise ; les royalistes eux-mêmes désespéraient de leur chef[55]. Une seconde mission d'Émery de Villers avança un peu plus les choses, et bientôt Henri III faisant, mais trop tard, quelques concessions à la Ligue, entra dans Rouen.

Chose digne de remarque, et qui prouve bien le caractère essentiellement religieux de la Ligue populaire, la veille encore, la majeure partie des Rouennais était décidée à la révolte, et le roi, alarmé par de sinistres avertissements, fut sur le point de s'arrêter[56]. Et cependant, à la seule vue de son roi, ce même peuple sentit se renflammer son ancien enthousiasme, et Groulart crut pouvoir assurer au prince que les habitants de la ville et les conseillers du Parlement, tous animez de grand zèle et dévotion, persisteraient en ces sentiments jusqu'au dernier jour de leur vie. L'oreille favorable que Henri III prêta aux réclamations, "sa dévotion simulée, l'édit qu'il décréta, lui concilièrent un instant l'affection de tous. Mais à le voir continuer ses parades religieuses, les quitter pour courir aux bals, aux concerts, aux combats sur l'eau, se plonger dans l'oisiveté, comme si le royaume eût joui de la paix la plus profonde, roulant au jour la journée[57], la défiance reprit le dessus, et le dévouement, de plus en plus ébranlé, fit pour toujours place au mépris. Quand le roi quitta la ville pour aller à Blois ajouter le crime à la honte, les ligueurs firent courir sur son séjour à Rouen des bruits peut-être faux, mais que ne justifiaient que trop son déplorable passé et les débauches de sa cour[58].

Cependant la Ligne avait pris une franche et fière attitude. Le bureau de Paris, écrivant à toutes les villes pour les entraîner dans son alliance, n'oublia pas celles de Normandie, et tout laisse à croire qu'il reçut de la plupart d'entre elles une réponse favorable[59]. Aussi, quand éclata la nouvelle de l'assassinat des Guises, quand on sut que le pouvoir l'avouait et s'en faisait honneur, Groulart, toujours fidèle, toujours veillant au salut de la province, découvrant aux gouverneurs des villes les dangers dont ils étaient menacés[60], ne put empêcher que bon nombre de places ne se soulevassent, et qu'au sein même du Parlement, plusieurs conseillers ne témoignassent leur indignation. Pour lui, il leur lança quelques paroles fort aigres, donnant à penser qu'il ne blâmait point Henri III ; non pas sans doute que sa loyale conscience '41e répugnât au meurtre ; mais il était, comme tant d'autres, dominé par les idées du temps sur la toute-puissance des rois, affranchis des règles de la justice commune[61].

Son premier président parti, le Parlement, abandonné, déjà séparé par les opinions, ne tarda pas à se disjoindre complètement aux violentes agitations de l'émeute. Le peuple, maître de Rouen, y créa lui-même une administration ; soutenu par la présence du duc de Mayenne, il voulut contraindre le Parlement d'adhérer à l'Union, et d'en souscrire le formulaire ; sous l'action d'ambitieux qui le détournaient de son but, il se souleva, brutal et sauvage, massacra les religionnaires, et, pendant deux mois, imposa sa tyrannie aux conseillers menacés de mort. Enfin arriva le moment où la Ligue, déclarant Henri III déchu du trône, nomma Mayenne lieutenant-général de la couronne de France. Devant ces violences, la plupart des magistrats, dans le vain espoir de rétablir l'ordre, au prix de quelques concessions, avaient hésité ; devant la question de principe, il n'y eut plus d'incertitude possible, et il fallut se prononcer. C'est alors qu'eut lieu la scission définitive entre les deux parties du Parlement.

Les uns se déclarèrent pour la Ligue. Ce n'est pas ici le lieu de raconter leur histoire, ni de rechercher quels mobiles les poussèrent en ce sens ; peut-être trouvera-t-on que la rancune royaliste a trop dominé dans les jugements portés d'abord contre eux, et que ce n'est pas la seule ambition qui leur fit abandonner leurs biens des champs, comme les autres abandonnaient leurs biens des villes, s'enfermer dans une place assiégée, lutter à la fois contre les usurpateurs qui surgissaient dans leur propre parti, et contre le prince dont la domination leur semblait dangereuse à leur foi[62].

Les autres, au contraire, les plus nombreux et les mieux recommandés, résolurent de suivre l'exemple de leur président, de sortir d'une ville rebelle, où leur vie était en péril, et leur liberté d'action enchaînée. Ils n'avaient aucune crainte pour le catholicisme, soit qu'ils fussent déjà de cette religion plus tiède qui commençait de naître et délaissait le dogme pour s'en tenir aux lois morales[63], soit plutôt que, restés fidèles à leurs croyances, mais séparant la Religion de l'État, ils ne vissent aucun péril pour l'une à ce qu'un hérétique gouvernât l'autre : idée nouvelle et peu répandue, dont l'application, impossible alors, est encore difficile de nos jours[64]. Mais ce qui les entraînait surtout, c'était leur amour pour la royauté. Au milieu de ces conjonctures, le Parlement se souviendra toujours de ses antiques prétentions et n'y dérogera pas. Aux jours de bonheur et de prospérité, il a revendiqué sa part de la puissance royale et proclamé avec orgueil que le Parlement c'était le Roi, et maintenant que cette puissance est attaquée, chancelante, avilie, lorsque ce roi sera assassiné, cet autre errant autour de son trône usurpé, il répétera avec une fierté plus grande encore, devant les révoltés menaçants, ou dans les misères de l'exil : Le Parlement c'est le Roi ! Et tandis que le souverain actif bataillera à travers la France avec un pourpoint troué, les magistrats du Parlement, cet autre souverain, garderont le calme de leur dignité, et se drapant dans l'écarlate pâlie de leurs vieilles robes, prendront cette attitude toujours inflexible, un peu raide parfois, mais qui, dans la gravité des événements, s'élèvera souvent à la véritable grandeur.

 

Résumons en peu de mots cet exposé, indispensable pour une connaissance exacte de l'histoire qui va suivre. Un pays depuis longtemps désolé, des campagnes où le laboureur a fui devant les soudards, des villes où grandit la misère, tel en sera le théâtre ; la haute noblesse divisée d'opinion, la petite restant casanière ou préférant le pillage au combat ; un clergé ligueur, ici publiquement, là en secret ; des bourgeois timides, interrogeant l'avenir pour s'attacher au parti que favorisera la fortune ; un peuple irrité par de longues souffrances, se croyant menacé dans le seul bien qui lui reste, la religion de ses pères ; au-dessus de tous, quelques hommes de guerre éminents, force active, et les légistes du Parlement, force morale des deux partis ; tels sont les acteurs qui, pendant ces cinq années, vont déployer, selon leur rôle, l'audace, la prudence, la trahison, la fidélité, une ambition coupable, ou ce sincère et courageux amour du bien du pays, qui finit toujours par forcer la victoire.

 

 

 



[1] L'humeur raisonneuse de la Normandie accueillit d'abord la Réforme, puis il semble que le génie artiste et idéaliste de cette ingénieuse contrée ait réagi contre le calvinisme. Henri Martin, Hist. de France, t. X, p. 423, édit. 1844.

[2] Reg. capit. eccl. Rotom., 11 nov. 1572. Floquet, Hist. du Parl. de Norm., t. III, p. 137. V. aussi Cantique général des catholiques sur la mort de Gaspard de Coligny, jadis admiral de France, advenue à Paris le jour d'aoust 1572. Bibl. imp. Imprimés LB34, 385.

[3] Floquet, Hist. du Pari. de Norm., t. III, p. 145 et suiv.

[4] On vit même des catholiques embrasser la Réforme, par horreur pour la Saint-Barthélemy. V. Mémoires de Turenne, p. 57.

[5] Édict du Roy sur les plaintes, doléances et supplications des habitants de La Rochelle pour la pacification des troubles, publié à Caen, le lundi, dernier jour d'aoust, l'an mil cinq cent soixante el treize. — Caen, Bénédic Massé, imprimeur du Roy.

Déclaration de la volonté du Roy sur la pacification des troubles de son royaume, en attendant la publication de l'édict. — Caen, Bénédic Massé, 1576. Mai.

L'édit fut publié le 14 mai 1576, à Paris ; le 25 mai, à Caen ; le 15 juin, à Bayeux.

Ces détails, qui peuvent donner une idée du temps qu'on menait alors à expédier les affaires, sont tirés d'un exemplaire imprimé do l'édit, celui-là même qui servit à te publier à Bayeux. Édict du Roy.... Caen, Bénédic Massé, 1576. Il nous a été prêté par M. Travers, professeur honoraire à la Faculté des Lettres de Caen, dont la bibliothèque renferme tant de trésors qu'il communique avec une rare obligeance.

[6] H. Martin, Hist. de France, t. X, p. 506. Éd. de 1844. Cette tolérance était si peu en harmonie avec les idées du temps, que le roi de Navarre lui-même disait : Je scays que pour la conservation et tranquillité publique, il y a des choses qui ont été accordées à ceulx de lu religion par l'édit de pacification qui ne peuvent sortir leur effet, et doivent être diminuées et retranchées. — Lettres missives de fleuri IV, t. Ier., p. 147.

[7] Floquet, t. III, p. 188.

[8] Mém. chronolog. pour servir à l'histoire de Dieppe. 1775, t. II, p. 232.

[9] Mém. de Nevers, t. Ier, p. 701.

[10] La vie et faits notables de Henry de Valois. — Paris, 1589, p. 49. Avant le 27 février 1577, bon nombre de gentilshommes du bailliage de Rouen avaient signé l'acte d'union, s'offrant d'y employer eulx et leurs biens et jusqu'à l'extrémité de leurs vies. Reg. de l'hôtel-de-ville de Rouen, 24 février 1577.

[11] L. Du Bois, Recherches sur la Normandie, p. 227.

[12] Histoire civile et ecclésiastique du comté d'Evreux, chap. XXXIX.

[13] Hist. de Lisieux, par L. Du Bois, t. Ier, p. 492.

[14] Hist. de Honfleur, par Labutte, p. 43.

[15] Langevin, Recherches historiques sur Falaise, p. 381-392 ; — Galeron, Statistique de l'arrondissement de Falaise, t. Ier, p. 426-427.

[16] Mémoires sur Alençon et ses seigneurs, par Odolant Desnos, t. II, p. 343.

[17] Histoire des villes de France (Normandie), p. 731.

[18] Histoire des villes de France (Normandie), p. 602.

[19] Négociations des ambassadeurs vénitiens, t. II, p. 507.

[20] Les parlements ne sauraient rien oser contre la volonté du roi, car c'est le roi qui nomme à ces places ; les uns par reconnaissance, les autres dans l'espoir de plus grands avantages, d'autres enfin pour ne pas perdre leur temps dans une entreprise inutile et impossible, laissent faire ceux qui ont le pouvoir en main. Relat. des ambassadeurs vénitiens, ad ann. 1577, t. II, p. 503.

[21] Registre secret, 26 et 28 juillet 1576 ; — Floquet, Hist. du Parlement, t. III, p. 162.

[22] Reg. secret., 13 février 1577. — Floque, Hist. du Parl. de Norm., t. III, p. 174.

[23] Le maitre des requêtes, Séguier, envoyé en Normandie pour faire un rapport au roi sur l'état de la province, lui disait : Plusieurs se souviennent du serment qu'ils ont preste contraire à ce que l'on peult désirer d'eux ; cela leur fera oser ce qu'aultrement ils n'eussent jamais entrepris. Sur les désordres arrivez en Basse-Normandie, au sujet des tailles, au mois de novembre 1579. — Bibl. Imp., S. G. F. 1256, p. 45.

[24] Il semble même qu'ils attaquaient le droit divin, car Séguier leur disait, qu'en fait de lois : Dieu en ordonne, le Roy seul en dispose ; il le fault laisser faire. Sur une espèce de sédition arrivée à Martragny. — Bibl. Impériale S. G. F. 1256, f° 47 v°.

[25] Rapport au Conseil du Roy, etc., f° 53 v°.

[26] Floquet, Hist. du Parlement de Normandie, t. III, p. 2i4 et suiv.

[27] Moréri des Normans. Ms. de la bibl. de Caen, v°. GROULART.

[28] Discours préparé pour être prononcé devant le Roi en 1589 : Mais en l'ayant trouvé si colère, je changeai tout. Œuvres manuscrites de Groulart. — Bibl. de Rouen, 68, III, Y, f° 101.

[29] Les vanitez de la Cour ne m'ont jamais enflé... (Mém. de Claude Groulart, chap. XV). Il faut se défier de certaines modesties.

[30] Cette devise se trouve à la fin de presque tous les Mémoires de Groulart.

[31] Œuvres manuscrites de Groulart, fol. 76.

[32] Floquet, Hist. du Parl., t. III, p. 280.

[33] Toustain de Billy nous a conservé de curieux détails sur cet épisode de notre histoire. Les réformés paraissaient à Saint-Lô devant les lieutenants du bailli de Cotentin ; le greffier dressait procès-verbal de leurs déclarations et leur en délivrait copie après l'avoir signée avec eux. Ceux qui voulaient garder leur religion, se retiraient vers Longaunay, lieutenant du roi en Basse-Normandie, et en recevaient un passeport pour quitter le royaume ; ceux, au contraire, qui préféraient leur patrie à leur religion, abjuraient et recevaient un certificat de catholicisme après avoir prêté serment de fidélité au roi et au royaume ; beaucoup faussèrent leur serment, bien peu quittèrent leur pays. Toust. de Billy., Mémoires sur le Cotentin, manuscrit de la bibliothèque de Caen, fol. 179.

[34] Aux États de Melun, le cahier des doléances portait à 12.082 personnes le nombre des victimes des guerres religieuses, parmi lesquelles on comptait 128 gentilshommes catholiques et 162 gentilshommes protestants. Le Canu, Histoire des évêques de Coutances, p. 320.

Aux États de Blois, en 1588, il fut constaté que les guerres religieuses dans ce diocèse avaient coûté la vie à 28 prêtres, à 10 religieux, à 160 nobles catholiques, à 180 nobles protestants, à 7.100 soldats catholiques, à 6.700 soldats réformés et à beaucoup de particuliers. — Annales civiles et militaires de l'Avranchin, p. 380.

[35] C'est aussi le chiffre que donnent plusieurs contemporains.

[36] Laurent, Notice sur l'abbaye de Sainte-Claire d'Argentan, p. 34-35.

La charté est si grande par deça que le monde commence à y mourir de faim... Le bled vault par deça 52 et 53 sous le boisseau. Lettre des échevins de Caen à M. Maizet, député aux États de Blois. — Reg. de l'Hôtel-de-Ville de Caen, 8 janvier 1587.

[37] A Mantes, la plupart des habitants durent quitter leurs maisons ; les seigneurs défendirent à leurs fermiers d'y rien porter. — Archives de l'Empire, K. 101. — 17.

[38] Registres de la Chambre des comptes de Normandie, Ve. vol. ad ann. 1587. Archives de la Seine-Inférieure.

[39] Mémoires chronologiques pour servir à l'Histoire de Dieppe, t. Ier, p. 230, ad ann. 1572. En 1584, les Anglais fournissaient de drap toute la Normandie. — Discours de Séguier, Bibl. imp., S. G. F., 1256, f° 146 v°. Ce discours très-curieux renferme un appel à la protection du commerce.

[40] A Jumièges, la peste, apportée en 1585 par les soldats, y enleva plus de 1.200 personnes. Hist. de Jumièges, par Deshayes, p. 129. Diminution de 666 écus, faite par Henri III, sur la contribution des habitants de Mantes, à cause du passage des gens de guerre et de la contagion dont la ville est atteinte. Août 1583. — Archives de l'Empire, K. 101-97. Hist. de la ville d'Elbeuf, par Guilmeth, p. 576. — Octroi de 400 écus à Lisieux pour y former un hôpital de pestiférés, 1584. — Reg. de la Chambre des comptes, t. V, III.— A Argentan, peste en 1588.— Notice sur l'abbaye de Sainte-Claire, p. 84.

[41] Ils (les gens du plat pays de Normandie) sont travaillez principalement de passage et sejonr des gens de guerre, nommement de ceulx que l'en fait vivre par estappes et munitions. Rapport du Me. des requêtes, Séguier, au Conseil d'État. Ms. de la Bibl. imp. S. G. F. 1256, f° 54.

[42] Rapport de Séguier, l. c.

[43] Floquet, Hist. du Parl., t. III, p. 242.

[44] Ms. de Groulart, f° 119.

[45] Mézeray, Grande Histoire, t. III, p. 333, édit. 1651.

[46] Ms. de Groulart. Le roi fut très-irrité. Note de Groulart lui-même, en marge du manuscrit, f° 119.

[47] V. Documents inédits pour servir à l'Histoire de France. Mém. des ambassadeurs Vénitiens, t. II, p. 663 ; — Le Laboureur, Addition aux Mém. de Castelnau, t. Ier, p. 380-381, 517.

[48] Cette nomination fut critiquée par les royalistes (V. Brantôme, Éloge de Montpensier), et à plus forte raison par les ligueurs : Vous délibériez, dites-vous, de faire la guerre en Guienne contre les hérétiques, mais vous faisiez toujours marcher vos forces en Picardie et Normandie. Réponse aux justifications prétendues par Henri de Valois. Mém. de la Ligue, t. III, p. 497.

[49] Le gouverneur du Havre s'est bravement maintenu contre Espernon et n'en a voulu ouïr parler du roi. Celui de Caen l'a voulu recevoir le plus fort dans son château. Lettre du duc de Guise. Mém. de la Ligue, t. II. — Le gouverneur du Havre était Villars ; celui de Caen, La Vérune.

[50] Il veut parler des droits sur le sel, qui en avaient tant élevé le prix que le peuple n'en peut avoir pour sa nécessité. Nous retrouvons la même plainte dans les archives de la ville de Caen. Lettre à M. Maizet, député aux États de Blois, 8 janvier 1589. Reg. 27, f° 63. C'était d'Épernon lui-même qui avait les profits de la gabelle. Mém. de Villeroy, ancienne collection, t. LXI, p. 205.

[51] Harangue ou m'outrance faite au duc d'Épernon par le pénitencier Dadré. Recueil alphabétique. Paris, 4770, lettre K, p. 1. Elle fut publiée dès l'année 1589, et eut même plusieurs éditions.

[52] Lettre du sieur Demoustier auz échevins de Caen (avril 1588). Archives de la ville, reg. 27, f° 42 : On doute beaucoup une sédition en notre ville, et est tout en alarme, par en ça, qui sera fin.

[53] Archives de la ville de Caen. Reg. 27, f° 51.

[54] Sans partager l'avis de Davila, qui n'est jamais favorable à Groulart, on pourrait croire que ce dernier et de Thou ne sympathisaient pas. De Thou, dans son Histoire, n'attaque pas Groulart, mais laisse planer quelques doutes sur la sincérité de ses convictions. C'est peut-être sur ces doutes que Davila a élevé son accusation.

[55] Mémoires de Thou, collect. Mich. XI, p. 327.

[56] Journal de Pierre Faye. Tours, 1852, p. 65. — Groulart, Voyage en Court, chap. Ier.

[57] De Thou, Hist., t. IV, lib. Ier, p. 601. — Le même, Mém., l. c.— D'Aubigné, Hist., t. III, liv. Il, ch. II, p. 414, édit. 1820.

[58] Disant (les Rouennais) que la dernière fois qu'il y fut, il leur apporta tant d'incommodités et au plat pays (sans parler de leurs femmes) qu'ils s'en ressentaient encore. Coppie des mémoires secrets envoyés de Blois à un politique par un sien ami de Paris. — 1589. — S. L. p. 4.

[59] Capefigue, La Ligue, t. V, p. 20, 26, cite notamment les lettres envoyées à Rouen et au Havre.

[60] Peu de choses s'étaient passées en Normandie, dont il n'eut eu soudain advertissement et donné advis lui-même en diligence à ceulx qui levoient les plans et qui s'en étoient souvent bien trouvez. — Remont. de Groulart à Henri III. — Août 1587. — Floquet, t. III, p. 284.

[61] Reg. secret. du Parl. 26 fév. 1593. Nous retrouvons ce sentiment exprimé dans une brochure du temps, imprimée à Caen, et qui parait être l'œuvre d'un conseiller du Parlement. V. De Thou, Hist. mei temp. lib. XCV. sub fine. — La noblesse, disons-le à son honneur, s'indigna d'un acte aussi laiche. D'Aubigné, Histoire, t. III, p. 1.54. — V. encore, sur ces deux justices, un passage des Mémoires de Groulart, ch. V.

[62] Il n'est pas sans importance d'étudier l'histoire de l'opinion sur la Ligue. Les premiers historiens, Mathieu, de Thou, Péréfixe, ont toute l'hostilité de réactionnaires et confondent la Ligue religieuse et la Ligue politique. Daniel et, plus tard, Anquetil, effrayés par les idées démocratiques qu'ils rencontrent, osent à peine indiquer cette distinction. Charles Labitte, n'ayant guère étudié que les meneurs et les gens exaltés, porte sur l'ensemble un jugement trop absolu. Autre réaction en sens contraire par de Bonald, par Lamennais, par le R. P. Lacordaire, qui à leur tour donnent à leur éloge un caractère trop général. La critique moderne, plus calme et plus juste, fait la part du bien et du mal, et sépare de l'ambition des chefs la foi simple du peuple. Citons en ce sens l'Histoire de la Ligue, par M. de Chalambert ; La Réforme et la Ligue en Anjou, par M. E. Mourier ; thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris, 1858, p. 491, 288.

[63] C'étaient, nous aurons lieu de le voir, les principes du roi de Navarre : Ceulx qui suivent tout droict leur conscience sont de ma religion ; et moi je suis de celle de tous ceulx-là qui sont braves et bons. Lettres missiv., t. Ier, p. (22. Ann. 1577.

[64] La plupart des nations exigent encore un roi de leur religion, ou dont les enfants sont élevés dans leur religion : en Suède, en Grèce, en Angleterre.