LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES

MŒURS ET USAGES DE LA VIE PRIVÉE

 

NOURRITURE ET CUISINE, REPAS ET FESTINS.

 

 

L'histoire de la vie privée d'un peuple, a dit Legrand d'Aussy, que nous aurons si souvent occasion de citer dans ce chapitre, doit, comme celle de l'homme, commencer par le premier et le plus pressant de ses besoins. La nécessité d'un logement ou d'un habit n'est que secondaire. Il est des temps même où la nature dispenserait de l'un et de l'autre ; mais il n'est aucun jour où elle dispense de Nourriture, et c'est sous peine de la faim et de la mort, qu'elle ordonne à tout être vivant de s'en procurer une.

Non content de trouver dans ce qu'il mangeait le soutien de sa vie, l'homme a voulu y trouver encore des saveurs qui flattassent son goût. Il n'a plus attendu la faim : il l'a prévenue, l'a provoquée par des préparations et des assaisonnements. En un mot, sa gourmandise s'est composé sur ces-objets une science très-compliquée, très-étendue, qui, chez les nations qu'on appelle policées, est devenue la plus importante de toutes, et qui forme l'art de leur Cuisine.

Ainsi que les autres objets de luxe, cet art a dû ses accroissements et ses variations tantôt au caprice et à la mode, tantôt à des principes de santé mal entendus, quelquefois aux circonstances du moment, ordinairement aux productions du sol ; car, les différents cantons d'un pays ne produisant pas les mêmes choses, il a dû en résulter, selon la diversité des lieux, une diversité dans la manière de vivre.

Il y a trois siècles que La Bruyère-Champier, médecin de Lyon, avait fait les mêmes observations (De Re Cibarid, libri XII). Il remarquait, par exemple, que le fromage étant la principale production de l'Auvergne, ce mets y était devenu l'aliment principal des habitants ; que, dans le Périgord, dans le Limousin et dans les montagnes du Lyonnais, on mettait au premier rang, après le pain et le vin, les châtaignes et les raves ; enfin, que, dans les Cévennes, le peuple, n'ayant du pain à manger que les fêtes et les dimanches, se nourrit de châtaignes qu'il dessèche à la fumée afin de les conserver, et qu'il mange fricassées avec du cochon.

Mais c'étaient nos provinces frontières surtout, qui présentaient dans leur façon de vivre des différences plus tranchées.

Dans l'Artois et dans le Hainaut, ajoute La Bruyère-Champier, la nourriture ordinaire est du laitage et du beurre, parce que le pays a des pâturages en abondance ; c'est du porc, parce qu'on peut y engraisser aisément cet animal ; ce sont des pâtisseries qu'on excelle à diversifier, et qui forment le principal honneur des tables. De tous les cantons de la France, il n'en est aucun où l'on soit aussi porté à l'ivrognerie. Non-seulement les hommes, mais les femmes mêmes s'y font une gloire de boire beaucoup.

La Normandie se nourrit spécialement de pommes et de poires cuites ou crues. Ces deux espèces de fruits lui fournissent aussi sa boisson. Cependant elle tire, en même temps, et beaucoup de poisson de la mer qui l'environne, et de nombreux troupeaux de ses pâturages.

Il y a, dans la Bretagne, entre la haute et la basse partie, une opposition frappante. Les habitants de la basse, appelés Bretons br étonnants, ont non-seulement une langue étrangère, mais des mœurs féroces et barbares, et, ce qui est pis, une certaine inclination au vol. Pour ceux de la haute Bretagne, la plupart d'entre eux possèdent la politesse et l'urbanité françaises. Leur boisson est un vin de pays, et leur Nourriture, des fruits, des pâtisseries et du poisson tant de mer que de rivière.

Chez les Gascons, tout le monde, hommes et femmes, nobles et roturiers, pauvres et riches, mange de l'ail et de l'oignon. Cet assaisonnement infect, qu'on fuit partout ailleurs, est pour eux un ragoût délicieux qu'ils emploient dans tous leurs aliments.

Pour l'abondance, le bon goût et la variété des fruits, la Provence ne le cède à aucun autre canton du royaume ; mais, pour la douceur des mœurs, pour la noblesse dans la façon de vivre, ce peuple est bien inférieur au reste de la France. Il consomme peu de viande, excepté dans les montagnes et le long des côtes, où le chevreau est d'usage ; mais il mange beaucoup de poisson, soit frais, soit salé, parce que la Méditerranée lui en fournit beaucoup. Il estime par-dessus tout les olives préparées et les câpres. Chez lui, on sert sur les tables, comme un mets exquis, des figues et des raisins frais ou secs, et même des citrons, des oranges, limons et poncires, qui partout ailleurs ne sont regardés que comme un assaisonnement. Cette manière de vivre approche de celle des Espagnols. Les mets s'y assaisonnent avec de l'huile ; car on n'y connait presque pas le beurre. Les vins y sont forts et vigoureux ; les perdrix, rouges et fort grandes, mais elles ont un fumet très-agréable qu'elles doivent aux aliments dont elles se nourrissent.

Les Bourguignons passent pour les hommes les plus gourmands de toute la France. C'est chez eux particulièrement qu'est en vogue ce proverbe : Mieux vaut bon repas que bel habit. Aussi dit-on communément qu'un Bourguignon a les boyaux de soie.

Les provinces intérieures du royaume ont les mœurs plus douces que les autres ; elles se nourrissent aussi beaucoup mieux, et la vie, en général, y est à peu près assez uniforme partout. C'est du bœuf, du mouton, beaucoup de porc frais ou salé, du gibier, de la volaille, des fruits : toutes choses que le pays produit en abondance. On y consomme aussi une grande quantité de poisson d'eau douce.

Ces observations, au moins en ce qui concerne la Nourriture, sont encore vraies aujourd'hui, et paraissent écrites d'hier. Cependant il ne faut pas oublier que, de tout temps, les indigènes de chaque contrée ont combattu et vaincu la nature du sol qu'ils habitent, en s'appropriant des aliments que celui -ci semblait leur avoir refusés pour toujours. Quant aux aliments que l'industrie humaine ne pouvait faire produire à tel sol, ni à tel climat, le commerce se chargeait de les emprunter au pays qui les produisait, pour les répandre par tout le globe. Voilà ce qui fait dire à Rabelais que messire Gaster fut le père et le maître des arts.

Nous allons passer en revue rapidement les substances alimentaires que nos ancêtres tiraient du règne végétal et du règne animal ; nous jetterons ensuite un coup d'œil sur l'art de la Cuisine, et nous examinerons enfin l'ordonnance des festins et tout ce qui se rattache aux mœurs épulaires du Moyen Age.

 

I. Substances alimentaires.

 

§ 1er. PAIN. — C'est à l'Orient que nous sommes redevables de l'invention du pain. Les Égyptiens l'attribuaient à Menés, leur premier roi. Dans un voyage qu'ils firent en Asie, deux Béotiens apprirent le secret de faire le pain, et le rapportèrent dans leur patrie. De la Béotie, ce secret se répandit dans la Grèce, d'où bientôt il passa dans la Gaule, avec la colonie de Phocéens qui vint y fonder Marseille, l'an de Rome 154, 596 ans avant Jésus-Christ. Pline assure que, pendant quatre cents ans, les Romains ne vécurent que de bouillie, et qu'ils n'apprirent la manière de faire le pain que des boulangers grecs, amenés en Italie au retour de l'expédition contre Persée.

Dans les temps primitifs, le pain se cuisait sous la cendre, c'est-à-dire sous l'âtre du foyer ou sur une plaque de terre ou de fer échauffée, que l'on couvrait ensuite d'un chapiteau par-dessus lequel on mettait des cendres chaudes. L'usage des fours fut introduit en Europe par les Romains, qui les avaient trouvés en Egypte. Cependant, malgré cette importation., on conserva longtemps encore, en France et dans toute l'Europe, l'usage de cuire le pain sous la cendre. Raimbold, abbé de Saint-Thierry près Reims, mort en 1084, ordonna, pendant sa dernière maladie, qu'on servît à ses moines, le jour de sa mort, cette espèce de pain : panes subcinericios.

Comme la pâte sans levain ne formait qu'un pain mat et indigeste, on avait soin, pour mieux le cuire, de lui donner fort peu d'épaisseur. Les Gaulois, selon Pline, connaissaient pourtant la levure de bière, et une autre qu'ils faisaient avec de la farine de millet pétrie dans de l'écume de vin nouveau. Néanmoins, ils préféraient les pains sans levain, ou azymes. Athénée dit que la politesse exigeait que, dans les festins, on présentât aux convives ces pains brisés en morceaux : panes mullos confractos. Les anciens cuisaient aussi certains pains qu'ils employaient en guise de plats pour poser et couper les viandes bouillies et rôties. Humectés par les sauces et par le jus des viandes, ces pains se mangeaient ensuite comme des gâteaux.

Ces pains-assiettes furent longtemps en usage dans les Gaules : on les appelait tranchoirs, à cause de leur destination. Le dauphin Humbert II, en 1336, ordonne que tous les jours on serve sur sa table des pains blancs de bouche et quatre petits pains pour servir de tranchoirs — panes albi de bochâ, et quatuor panes parvi pro incisorio aciendo —. Dans le Ménagier de Paris, traité de morale et d'économie domestique, composé vers 1393, par un bourgeois parisien, nous trouvons, dans l'Appareil que fist faire M. (l'abbé) de Laigny pour un disner qu'il fist à Monseigneur de Paris : Pain de deux jours pour chappeler et pour tranchouers. Et plus loin, dans le même ouvrage, à l’Ordenance des nopces que fera maistre Helye : Pain de tranchouers, trois douzaines de demi-pié d'ample et quatre dois de large de haut, cuit de quatre jours devant et sera brun, ou qu'il soit pris ès halles pain de Corbueil (Corbeil). Les tranchoirs étaient admis à la table des grands, comme à celle des rois. Martial de Paris dit, dans les Vigiles de Charles VII, à propos de la vaisselle des évêques, qu'il énumère :

. . . . . . . . . . . . . . . Ils ont tranchouers

Qui demeurent du pain dessus la table.

Du temps de Froissart, ces pains s'appelaient tailloirs.

Nous ne savons au juste à quelle époque on adopta en Europe l'usage de faire lever le pain ; mais cet usage était loin d'être général au milieu du seizième siècle. Du temps de La Bruyère-Champier, on employait encore la levure de farine de millet. Liébaut, qui rédigeait alors sa Maison rustique, dit que certaines personnes faisaient entrer, dans la levure, du sel, du verjus, du vinaigre et même du jus de pommes aigres.

La levure de bière, connue des Gaulois, fut réservée pour les pâtisseries, et ce n'est que vers la fin du seizième siècle qu'elle fut employée de nouveau par les boulangers de Paris.

Dans l'origine, les meuniers étaient presque tous boulangers. Ils avaient, près de leurs moulins, des fours pour cuire le pain ; quelques-uns d'entre eux se bornaient à pétrir la farine, qu'ils livraient en pâte aux particuliers qui leur avaient remis du grain à moudre.

Plus tard, des personnages étrangers à la profession de meunier firent construire des fours publics ; ces spéculateurs furent nommés Fourniers. On voit, par une ordonnance de Dagobert II, en 630, que les meuniers eurent bientôt pour concurrents ces mêmes fourniers, qui construisirent des moulins à bras, dans leur domicile, et qui devinrent successivement marchands de farine et vendeurs de pain.

Charlemagne, dans ses Capitulaires, fixa le nombre des Boulangers pour chaque ville. Saint Louis exempta du service du guet les Boulangers et les Meuniers.

Le nom de Boulanger vient de ce que les pains, en ce temps-là, avaient la forme d'une boule. Sous les premiers rois de la troisième race, ces pains sphériques se nommaient tourtes et tourteaux.

La Boulanguière qui est sage

Fera Tortel.

(Poésies manuscrites du treizième siècle.)

Du Cange, dans son Glossaire, au mot PANIS, donne la liste de plusieurs sortes et qualités de pain qu'on faisait aux douzième et treizième siècles : Pain primor, Pain de Pape, Pain de Cour, Pain de la bouche, Pain de Chevalier, Pain d'Écuyer, Pain de Chanoine, Pain de salle pour les hôtes, Pain de Pairs, Pain moyen, Pain vasalor ou de servant, Pain de valet, Pain trusel, Pain tribolet, Pain férez, Pain maillau, Pain de mail, Pain chœsne, Pain chonhol, Pain denain, Pain Salignon, Pain Simeniau. Ce dernier pain était crié et vendu dans les rues par les Oublaïers. Il y avait d'autres pains encore, mais qui ne différaient probablement- entre eux que par le nom de leur emploi spécial : ainsi, les pains matinaux, qu'on servait à déjeuner ; les pains du Saint-Esprit, que l'on distribuait aux pauvres dans la semaine de la Pentecôte ; les pains d'Etrennes, que les paroissiens offraient à leur curé aux fêtes de Noël ; enfin, les pains de Noël, que les vassaux devaient comme redevance à leur seigneur. Quand ces pains de redevance étaient livrés à une autre époque de l'année, on les appelait simplement pains féodaux.

On trouve encore, dans les anciens Statuts de la Communauté des Boulangers, le pain d'oubliau ou d'oublel ; le pain pote ; le pain bourgeois ou pain de ménage ; le pain coquillé ou bis blanc ; le pain bis, qu'on nommait aussi pain faitis ou pain de brode, et le pain blanc ou pain de Chilly, qui se faisait à Chilly ou Chailly, village situé à quatre lieues de Paris. Soit que l'eau ou le blé de l'endroit fût d'une qualité supérieure, soit que les habitants employassent de meilleurs procédés pour faire leur pain, ce pain de Chilly, au quatorzième siècle, avait acquis une grande réputation. On lit dans un règlement du parlement de Paris, fait en 1396, que, quand le setier de blé vaut 24 sols, le pain de Chilly, pesant dix onces en pâte et huit onces et demie cuit, doit valoir deux deniers.

Une ancienne Chronique de Charlemagne fait mention de bis-cuit ou pain cuit deux fois. Abbon en parle aussi, dans sa Relation' du siège de Paris par les Normands au neuvième siècle. Ce pain était de meilleure garde qu'aucun autre, et on l'appliquait surtout, comme aujourd'hui, à l'approvisionnement des vaisseaux. On le consommait pourtant dans la plupart des maisons religieuses ; mais ce pain était tellement dur, que, pour pouvoir le manger, il fallait le casser au marteau, le réduire en poudre et le mêler avec des aliments liquides. On fit, par la suite, d'autres bis-cuits délicats, espèces de pâtisseries sèches et croquantes, qui gardèrent leur nom primitif. Au seizième siècle, la ville de Reims était déjà renommée pour ses biscuits. Vers cette époque on cuisait encore à Paris un pain particulier et fort blanc, qui, sans être aussi dur que le bis-cuit, était néanmoins d'une pâte si ferme, qu'on ne pouvait la pétrir qu'avec les pieds ou avec une barre de bois : on le nommait Pain de Chapitre, parce que son inventeur fut, dit-on, un boulanger du chapitre de Notre-Dame.

De tous les pains que l'on fabriquait à Paris, le plus délicat était le pain mollet, dont la vente ne fut pas autorisée, mais tolérée, par suite du grand commerce qu'on en faisait. Marie de Médicis, à qui on servit de ces pains au lait et au beurre, les trouva si bons, qu'elle ne voulut plus en manger d'autres : on les appela dès lors pains à la Reine, puis pains de festin ou petits pains au lait. La vogue qu'ils eurent à la cour excita l'émulation des boulangers et l'on vit paraître des pains mollets de toutes formes et de toutes qualités : pain blême, pain cornu, pain de Gentilly, pain de condition, pain de Ségovie, pain d'esprit, pain à café, à la mode, à la Duchesse, à la citrouille, à la Montauron ou à la Maréchale, etc. Du reste l'immixtion du beurre et du lait dans le pain était déjà ancienne, puisqu'un concile tenu en 1365 défend d'en mettre pendant le carême. On avait encore, à Paris, le pain rousset, fait de méteil, et servi, dit Olivier de Serres, à la table du seigneur, en potage ; le pain bourgeois, le pain Chalan, nom générique sous lequel on comprenait tous les pains que les villages voisins de Paris envoyaient dans la capitale : le plus connu de tous ces pains forains était le gros pain de Corbeil, le pain des chiens, le pain bigarré de blanc et de gris ou pain de deux couleurs, composé alternativement d'une couche de pâte de froment et d'une couche de seigle, ce qui formait un pain à l'usage des gens de moyenne estoffe ; enfin le pain de Gonesse, dont la réputation s'est conservée jusqu'à nos jours. Rabelais (livre I, chap. XXV) parle de gros pain ballé pour les domestiques, fait avec des grains de qualité inférieure, vannés et moulus si grossièrement, que la farine contenait encore la balle ou enveloppe du grain. Charles Estienne (De Nutrimentis) parle de pain bénit, dont la grosse pâte, employée sans levure, donnait un pain mal cuit et indigeste. Les Statuts des Boulangers de Bordeaux, pour 1570, font mention d'un pain noir ; mais c'était probablement un pain de sarrasin, et non de froment.

Au seizième siècle, dans quelques provinces, on saupoudrait d'anis pulvérisé le dessous du pain, avant de le mettre au four. En Languedoc, on saupoudrait la pâte même avec de la poudre de marjolaine. Dans le pain de ménage, on mêlait de la poudre de cormes cueillies avant leur maturité et séchées au four pu au soleil. En Provence, les paysans chauffaient leur four avec des bourrées de thym, de romarin et d'autres plantes aromatiques, afin de donner au pain une odeur agréable. On salait généralement le pain ; mais à Paris, et dans certains cantons, on ne salait guère que celui des riches, à cause de la cherté du sel.

Les pains de table, pour les gens de qualité, étaient assez gros pour suffire, pendant le repas, à un homme de bon appétit, même en ôtant la croûte, que l'on donnait aux dames pour tremper dans le bouillon qui leur était servi. Chez les grands, ces pains de table se nommaient pains de bouche ou pains de Courlisons ; ils étaient un peu salés, d'une pâte bien travaillée, bien levée, et remplis d'yeux. Pour les domestiques ou gens attachés au service de la maison, on cuisait un pain particulier appelé pain de communs.

Les blés de France réputés alors les meilleurs étaient ceux de Beauce, de l'Ile-de-France, de Brie, de Champagne et du Bassigny. Selon Champier, les provinces situées le long de la Loire regardaient le blé de Beauce comme le premier de tous. On ne faisait aucun cas du blé du Dauphiné, qui était brun, rempli d'ivraie et de toutes sortes de graines nuisibles ; de sorte, dit Champier, que le pain fait avec ce blé-là causait des vertiges, et que les œufs mêmes des poules qui en avaient mangé se vendaient moins cher que les autres.

Avant qu'on cultivât le blé dans la Gaule, ses habitants se nourrissaient de graines de fruits, et surtout de glands. Le respect des Gaulois pour le chêne n'eut probablement pas d'autre origine. Le gland fut d'ailleurs la nourriture primitive des peuples : quelques-uns même, en se civilisant, conservèrent le goût de cet aliment sauvage. Les Arcadiens et les Espagnols le regardaient comme un mets délicieux, et ces derniers, du temps de Pline, mangeaient, après le repas, des glands doux, cuits sous la cendre. Cette coutume subsistait encore en Espagne sous le règne de Charles-Quint.

La règle que saint Chrodegand, évêque de Metz, fit, à la fin du huitième siècle, pour les chanoines, porte que, si, dans une année défavorable, le gland ou la faîne vient à manquer, c'est à l'évêque à y pourvoir. Charles Estienne, dans son Prœdium rusticum, imprimé vers le milieu du seizième siècle, assure que, dans le Perthois, qui faisait partie de la Champagne, la faîne du hêtre passait encore, de son temps, pour une nourriture très-délicate. Mais, en général, on réservait le gland pour les disettes. Quand Du Bellay, évêque du Mans, vint, en 1548, représenter à François Ier la pénurie affreuse de son diocèse, il apprit au roi qu'en beaucoup d'endroits le peuple était réduit à vivre du pain de glands.

On voit, dans les légendes de sainte Consorte, de saint Merry et de plusieurs autres saints personnages, que, dès les premiers temps de la monarchie, les gens dévots se condamnaient, par esprit de mortification, à ne manger que du pain d'orge pour toute nourriture. Dans la plupart des Règles monastiques, ce pain est mis au nombre des pénitences que devaient subir les religieux condamnés à la prison pour des fautes graves. Sous les rois de la première et de la seconde race, quand un accusé était admis à prouver son innocence par le serment, on lui faisait manger, avant de prononcer la formule du serment, un pain d'orge d'une once qu'on avait béni auparavant, et sur lequel on avait prononcé une oraison particulière, pour demander à Dieu de faire que ce pain d'épreuve étranglât le patient s'il était coupable.

Au seizième siècle, on faisait du pain de seigle. Liébaut dit que ce n'est point une nourriture pour le maître, ni pour ses fermiers, mais tout au plus pour ses valets, et encore en temps de cher lé. Cependant, à la même époque, dans le Forez, l'Auvergne et le Lyonnais, les paysans ne mangeaient que du pain de seigle pur : aussi, dit Champier, les femmes sont plus belles et plus fraîches qu'ailleurs, et les Lyonnaises n'en mangent pas d'autre, afin de se procurer un beau teint. A la cour, selon le même auteur, les médecins ordonnaient aux rois et aux grands seigneurs un pain mi-parti de seigle et de froment, pour en user à l'entrée du repas, principalement en été, pour avoir le ventre lâche.

Le pain d'avoine était ordonné par mortification, aux frères convers chartreux, comme aliment, depuis le mois de novembre jusqu'à Pâques. L'Ordre de Cîteaux, dans les commencements de sa ferveur, n'en mangeait pas d'autre. Au seizième siècle on n'usait de ce pain qu'en temps de famine, quoique Champier affirme qu'on en faisait toujours usage dans quelques cantons de la Normandie et de la Bretagne.

A l'époque de Strabon le mil ou millet était assez estimé chez les Gaulois aquitains, qui tous, si l'on en croit Pline, mangeaient du panis ou panil. Charlemagne, dans ses Capitulaires, ordonne aux tenanciers de ses domaines d'y semer, pour le carême, ces deux sortes de grains ; mais cette ordonnance ne dit pas si ces grains s'employaient en bouillie, en pâte, en pain, ou autrement. Froissart décrivant l'affreuse misère des Français prisonniers des Turcs après la bataille de Nicopolis, dit que ces infortunés ne recevaient, pour tout aliment, que du pain de millet qui moult est doulcereux et hors de la nature de France. Il paraît cependant que, depuis Froissart, ce pain avait repris faveur dans plusieurs de nos provinces centrales et méridionales, car Charles Estienne, Champier et Liébaut parlent du pain de millet et du pain de panis, qui se mangeaient avec du lait ou dans du bouillon de viande ; les Périgourdins le fricassaient dans de l'huile ou dans du beurre, et les habitants des montagnes y joignaient du fromage ou du petit-lait salé. C'était donc plutôt une pâte cuite qu'un pain véritable ; cependant les boulangers de Paris faisaient un certain pain de millet que l'on vendait au sortir du four en criant dans les rues : Pain de millet tout chaud.

Le blé noir, communément appelé sarrasin, est d'origine africaine. Il fut introduit en France et en Europe par les Mores ou Sarrasins d'Espagne. Quelques-unes de nos provinces septentrionales ne le connurent qu'assez tard. L'auteur breton des Contes d’Eutrapel disait, vers la fin du seizième siècle : Sans ce grain, qui nous est venu depuis soixante ans, les pauvres gens auroient beaucoup à souffrir. Les Flandres le reçurent de la Pologne, vers la même époque ; et l'on sait par Gérarde (The Herball or general History of Plants), qu'il était cultivé en Angleterre, vers 1597.

Ce fut seulement sous le règne de François Ier, que le mais, autrement blé d'Inde, ou de Turquie, ou d'Espagne, s'introduisit en France. Champier dit : Quelques gens, au défaut de blé, en font du pain, et je l'ai vu employer ainsi dans le Beaujolais ; mais il est moins fait pour les hommes que pour les bestiaux, qu'il engraisse promptement, et surtout pour les pigeons, qui l'aiment beaucoup.

Quant au riz, nous ne savons à quelle époque il fut importé en France ; mais Liébaut témoigne que, de son temps, on l'employait déjà quelquefois, en le mêlant avec de l'orge et du millet, pour faire une espèce de pain lourd et compacte.

 

§ 2. LÉGUMES ET PLANTES POTAGÈRES. — Pline parle d'une sorte d'oignons et de panais que les Romains appelaient Gaulois, parce que ces légumes étaient originaires des Gaules. Columelle fait mention d'une grosse rave, dont les Gaulois faisaient leur nourriture habituelle, et dont ils nourrissaient leurs bœufs en hiver. Les Gaulois devaient avoir aussi des carottes, de l'ache ou céleri, de la pimprenelle, de l'oseille, du pourpier, etc., que l'on trouve encore dans nos champs à l'état sauvage.

Les monuments les plus anciens de notre histoire prouvent que, dès l'origine de la monarchie, les légumes étaient l'aliment ordinaire de la population. Un article de la loi Salique, renouvelé par Charlemagne, condamne à l'amende ceux qui entreraient dans un champ pour y voler des pois, des fèves ou des lentilles.

Il est probable cependant que les légumes n'étaient pas regardés comme un régal bien succulent, puisque les anciens Statuts des Ordres religieux ordonnent aux moines un plat d'herbes et un plat de légumes. Sainte Radegonde, pour se mortifier, se faisait toujours servir des fèves et des lentilles avec les viandes délicates dont sa table était chargée : elle s'abstenait des viandes et ne touchait qu'aux légumes.

Charlemagne, dans ses Capitulaires, ordonne à ses régisseurs de cultiver dans ses potagers : 1° en plantes ou graines aromatiques et d'assaisonnement : anis, coste, coriandre, carvi, cumin, sénevé, menthe, menthe sauvage, gît ou poivrette, sauge, sarriette, fenouil, cerfeuil, ail, persil, échalotes, oignons et ciboules ; 2° en salades : cresson alénois, cresson de fontaine, endive et laitue ; 3° en plantes potagères : poirée, betteraves, carottes, choux, poireaux, panais, radis, choux-raves et cardons ; 4° enfin, en légumes : haricots, grosses fèves, pois chiches d'Italie, et une autre espèce de pois appelés pisa maurisiaca.

La Règle des chanoines réguliers, instituée par le concile d'Aix-la-Chapelle, en 817, veut qu'ils aient en leur enclos un terrain consacré uniquement à la culture des légumes et herbes potagères, pour leur pitance journalière. Saint Bernard, dans sa lettre au moine Robert, reproche à l'Ordre de Cluny d'avoir une nourriture trop recherchée, et lui oppose l'exemple de l'Ordre de Cîteaux, qui ne connaissait pas d'autres aliments que des fèves, des herbages, de la bouillie, du pain et de l'eau.

Vers le treizième siècle, à Paris, les plantes potagères qui sont âcres et piquantes portaient le nom général d'Aigrun : c'est à sçavoir aulx, ongnons, eschalongne, dit un ancien registre des droits du roi. On renferma même dans cette classe les oranges, les citrons et autres fruits acides. Saint Louis, par un règlement de l'an 1258, y avait compris les châtaignes, les noix et autres fruits qui ont une écorce ou écaille dure. Les Statuts donnés aux Fruitiers, en 1608, les qualifient Marchands de Fruits et d’Aigrun. Tous les ans, il y avait à Paris, durant le mois de septembre, une foire aux oignons ; elle se tenait dans la rue du Parvis-Notre-Dame, et c'est là que les bourgeois venaient faire leur provision pour l'hiver. Les meilleurs oignons venaient de Corbeil, comme les meilleures échalotes d'Étampes : vieux dictons proverbiaux consignés dans le Dict de l’Apostoile :

Aux de Gandeluz,

Oignons de Corbueil,

Eschaloignes d'Étampes.

Les plantes aromatiques et d'assaisonnement étaient, au quatorzième siècle, d'après le Ménagier de Paris : Marjolaine, sennevé, coriande, karvi, sauge, lavende, coq (coste, de costus), mente, toutebonne (orvale), sarriette, giroflée, fanoil (fenouil), violette de Karesme et violette d'Arménie, bazeillecoq (basilic), ysope, pivoine, serpentine, roses et romarin. Les plantes potagères, légumes et salades, étaient : Choulx, choulx romains, choulx pommés, choulx blancs, choulx cabus, choulx pasquerés (du temps de Pâques), perrecin (persil), fèves des marais, panoit (panais), ozeille, porées, espic (épinards), bettes, laictues, laictues d'Avignon ; — Notà, que sont ces laictues trop meilleurs et plus tendres assez que celles de France ; — courges, bourraches, arraches (appelées aussi Follette et Bonne-Dame) ; pois, poisperciés, oignons, aulx, eschaloigne, poreaux, raves, navets, garroittes (carottes) ; — Notà. Garroittes sont racines rouges que l'en vent ès Halles par pongnées, et chascune pongnée un blanc ; — potirons, pompons (melons) et rafle (radis noir).

Au nombre des plantes potagères que décrit Platine, on est fort étonné de rencontrer le chardon. Champier assure même qu'on en servait sur la table des grands. De quelle espèce de chardon est-il question dans ces auteurs du seizième siècle ? On a bien mangé quelquefois, en temps de disette, le chardon des campagnes : N'avoyent que manger, dit Froissart, et alloyent cueillir les chardons aux champs, et les broyoyent en un mortier, et la farine ils destrempoyent et en faisoyent une forme de paste. Mais le chardon que Platine et Champier daignent traiter en aliment, était probablement l'artichaut, qui fut importé d'Italie en France sous le règne de Louis XII. Plus communes que l'artichaut, les racines de chervi ou girole étaient très-recherchées pendant le carême ; on les voyait paraître alors, frites ou grillées, sur les bonnes tables. On mangeait aussi, à cette époque de l'année, beaucoup d'épinards ; mais Champier n'en parle qu'avec un dédain que ses contemporains ne partageaient pas.

Champier nous apprend encore que, de son temps (1560), on mangeait en salade les sommités de la mauve, du houblon et de la brione ; que les cardes étaient un plat extrêmement cher et réservé seulement pour les gens riches ; et qu'à Senlis il y avait une espèce de chou très-parfumé, dont les feuilles, quand on les déployait, exhalaient une odeur plus agréable que le musc et l'ambre. Ce chou phénoménal n'a pas laissé de graines. Selon le même auteur, la nourriture ordinaire des montagnards du Lyonnais et du Limousin était la véritable grosse rave gauloise, qu'ils conservaient l'hiver enfouie dans la terre, et, dans les mauvaises années où cette rave venait à manquer, on disait que les Limousins mourraient de faim. Selon Charles Estienne, ces raves ou sabioles étaient d'une grosseur extraordinaire ; on les mangeait rôties, bouillies ou cuites sous la cendre.

Quoique nous ayons vu figurer les pompons ou melons dans la nomenclature des plantes et légumes cultivés au quatorzième siècle, la culture de ce fruit potager n'était pas générale, même au milieu du seizième siècle, puisque Champier en parle comme d'une acquisition assez récente, et qu'il cite les Languedociens comme excellant dans l'art de produire de beaux melons. Il y en a une espèce, dit-il, qui est sucrée et parfumée, et, pour cette raison, nommée sucrin. Charles Estienne et Liébaut, son gendre, prétendent que le nom de ces melons, ainsi que leur goût sucré, venait de ce que le jardinier les arrosait avec de l'eau où l'on faisait fondre du sucre ou du miel. Les mêmes auteurs parlent aussi d'une autre espèce de melons qu'on appelait turquns, qui étaient, disent-ils, d'un vert noir, fort délicats et très-appréciés.

A cette époque, le concombre, quoique assez recherché, passait pour un aliment malsain, parce que, disait-on, les habitants du Forez, qui en mangeaient beaucoup, étaient sujets à des fièvres périodiques. On avait la même défiance pour les lentilles, qui, selon Liébaut, sont de difficile digestion, nuisibles à l'estomac, enflent les boyaux, offusquent la vue, causent des songes hideux, etc. Les Parisiens faisaient grand cas des petites fèves, lorsqu'elles étaient tendres. C'est même un plat, dit Champier, qu'on se dispute toujours au marché, et que, dans les repas d'appareil, on ne manque jamais de faire servir chez soi, particulièrement vers le temps de la foire du Landict, ce qui a fait nommer ces petites fèves : fèves du Landict. Ce goût pour les petites fèves existait déjà au treizième siècle ; nous en avons la preuve dans ces deux vers du Dict des crieries de Paris :

L'autre crie feves noveles,

Si les mesure a escueles.

Les pois étaient regardés encore au seizième siècle comme un mets non-seulement fait pour les grands seigneurs, mais même pour les rois ; et, l'usage étant de les manger avec du porc salé, on ne les appelait que pois au lard.

Les Parisiens aimaient aussi beaucoup les navets r et leur prédilection pour ce légume s'était prononcée dès l'origine déjà monarchie ; ils en mettaient dans la plupart de leurs ragoûts, Cette denrée est pour eux, dit Charles Estienne, ce que sont pour les Limousins les grosses raves. Ils estiment surtout ceux de Maisons, de Saint-Germain, de Vaugirard et d'Aubervilliers. Champier, au contraire, met au premier rang les navets d'Orléans, au second ceux de Sologne, et ne place ceux de Maisons qu'au troisième.

Arnaud de Villeneuve, médecin fameux, mort au commencement du quatorzième siècle, ne comptait que trois espèces de choux : les verts, les blancs et les frisés. A la fin du même siècle, nous trouvons cités en outre, par le Ménagier de Paris, les choux cabuls et les romains. Au seizième siècle, on possédait deux variétés nouvelles : le chou rouge et le chou maître-René. On comptait aussi alors quatre sortes d'oseilles : la ronde, la rouge, celle d'Angleterre, et la petite ou commune, nommée oseille de Tours. Enfin, on cultivait en France, au rapport de Liébaut (en 1574), quatre sortes de laitues : la petite, la commune, la frisée et la romaine. On sait que c'est Rabelais qui acclimata en France diverses espèces de salades, notamment la romaine, qu'il avait envoyée de Rome, en 1537, à ses amis de France.

 

§ 3. FRUITS. — La Gaule, pays froid et sauvage, couvert de marécages et de forêts, devait avoir peu de fruits indigènes. Cependant Pline cite, parmi ceux que cultivaient les Romains, une espèce de nèfle, et une espèce de pêche qu'ils nommaient Gauloises, parce qu'ils les avaient tirées de la Gaule. L'Europe, au reste, était primitivement très-pauvre en fruits ; elle ne s'est enrichie en ce genre, que par des acquisitions et des adoptions. La plupart des fruits furent importés d'Asie par les Romains. On doit l'abricot à l'Arménie ; la pistache et la prune à la Syrie ; la cerise à Cérasonte ; le citron à la Médie ; l'aveline au Pont ; la châtaigne à Castane, ville de Magnésie ; et la noix à la Perse. C'est de l'Asie encore que nous est venue l'amande. Le grenadier est originaire d'Afrique (d'autres disent de Chypre) ; le cognassier, de Cydon, ville de Crète ; l'olivier, le figuier, le poirier et le pommier, de la Grèce.

Ces fruits étaient cultivés en Europe du temps de Charlemagne, puisque cet empereur, dans ses Capitulaires, ordonne aux intendants de ses domaines de faire planter en ses vergers des sorbiers, des aveliniers, des cognassiers, des néfliers, des amandiers, des figuiers, des noyers, des châtaigniers, des pêchers, des mûriers et diverses espèces de pruniers et de pommiers — gormaringa, dulcia, geroldinga, crevedella, spirauca.

Quant aux pêches, on n'a connu longtemps à Paris que les pêches de vigne. Les plus estimées de toutes étaient celles de Corbeil, que vantent Rabelais et Charles Estienne. La Framboisière, médecin de Henri IV et de Louis XIII, écrivait encore en 1613 : La meilleure pêche est celle de Corbeil, qui a la chair sèche et solide, tenant aucunement au noyau. Parmi les pêches des provinces, celles de Troyes et celles du Dauphiné jouissaient, selon Champier, d'une grande réputation : Quant aux espèces, dit-il, on regarde comme les meilleures l'alberge, la duracine et l’auberi. Celle-ci est fort commune en Languedoc ; elle est connue en France depuis vingt ans, et a été adoptée par les Parisiens, qui la cultivent. La duracine croît en Bretagne ; elle est juteuse, assez grosse pour remplir la main d'un homme, et a le noyau adhérent.

Les Portugais revendiquent l'honneur d'avoir importé l'orange de la Chine ; cependant il est question d'orangers en France, longtemps avant les voyages des Portugais dans les Indes. Un compte des dépenses de.la maison de Humbert II, Dauphin de Viennois, fait mention d'une somme employée, en 1333, pour transplanter des orangers. Vers la fin du seizième siècle, on ne possédait encore, même en Italie, que quatre espèces de ce fruit : l'orange, le citron, le limon et le poncire. On pourrait, en toute rigueur, dit Olivier de Serres, en compter une cinquième, appelée Pomme d'Adam ; mais elle ne vaut rien à manger, et ne sert qu'à flairer ou à se décrasser les mains.

Au seizième siècle, la France n'avait que quatre espèces de figues : les rouges, les pourpres, les blanches et les noires. Les figues de Marseille étaient en grande réputation. Olivier de Serres les cite (1560) comme renommées par toute la France. Cependant, selon lui, on estimait encore celles de Montpellier, de Nîmes, de Saint-Andéol, d'Aubenas et du Pont-Saint-Esprit.

Toutes les grenades, au seizième siècle, se tiraient du Languedoc ou de la Provence. Ce fruit était alors fréquemment employé, dans certaines maladies, en qualité de rafraîchissant ; et, comme les confiseurs et les médecins, dans les pays où il ne croissait pas, avaient en vain tenté de le conserver pendant les chaleurs, il devenait rare en été, et se vendait un écu d'or la .pièce, et même davantage.

Parmi les denrées qu'on criait dans les rues de Paris au treizième siècle, on compte les châtaignes de Lombardie. Au seizième siècle, le Périgord seul en connaissait plus de huit espèces différentes, qui toutes avaient leur nom. Les meilleures de tout le royaume, dit Champier, sont celles qu'on tire du Lyonnais et qu'on a nommées Marrons, pour les distinguer des autres. Sous ce nom de marrons, cependant, on comprend aussi les châtaignes du Dauphiné, qui s'envoient également aux marchés de Lyon, et qui s'y vendent comme celles des Lyonnais. Lorsque cette sorte de châtaigne se mange en compote, on l'assaisonne avec de l'eau-rose ; mais l'usage est de la rôtir. Elle se sert ainsi à la table des rois mêmes.

Il est question de noix, de la petite et de la grande espèce, dans les Capitulaires de Charlemagne.

Les cornouilles, dit encore Champier, ne se mangent guère que chez les paysans ; on les employe en médecine, et l'on en fait même des confitures. Aussi, le territoire de Langres, qui en produit beaucoup, les regarde-t-il comme un de ses meilleurs revenus. Les forêts du royaume sont remplies de cormiers. Nos paysans en employent les baies pour se faire une boisson ; mais c'est le seul avantage qu'on retire de ce fruit, lequel, du reste, est si peu estimé, qu'à Orléans, quand quelqu'un a laissé échapper une sottise, on dit communément qu'il a mangé des cormes. On se sert du noisetier sauvage pour former des haies ; du coudrier domestique, pour couvrir les berceaux et les tonnelles des jardins. Ce dernier se divise en deux espèces : l'une qui produit un fruit dont l'amande est blanche ; l'autre qui a une amande rouge. Celui-ci est l'aveline. Dans le treizième siècle, les noisettes étaient nommées Nois de Coudre. La côte de Provence était remplie d'aveliniers, qui fournissaient presque seuls à la consommation de tout le royaume.

Champier regardait la France comme un des pays qui produisait les meilleures cerises, et qui en avait le plus d'espèces. Quant aux cerises sauvages ou merises, on en faisait plus de cas qu'aujourd'hui, et elles étaient admises comme un fruit sur les tables des citadins.

Le coing, dont la culture fut si générale au Moyen Âge, passait pour le plus utile des fruits. Non-seulement on l'employait en confiture et en pâte nommée cotignac, mais il servait dans la cuisine pour assaisonner la plupart des viandes. On tirait beaucoup de coings du Gâtinais ; mais les meilleurs étaient ceux du Portugal. Le cotignac d'Orléans avait une renommée proverbiale ; on le présentait en présent aux rois, aux reines et aux princes qui faisaient leur entrée solennelle dans une ville.

L'abricot n'a été connu en France qu'au seizième siècle. Champier en parle comme d'un fruit nouveau qui commençait à devenir assez commun, mais qui d'abord avait été assez rare pour être vendu un denier la pièce. Dans les commencements, dit-il, il n'était guère plus gros qu'une prune de Damas. L'art de nos jardiniers l'a beaucoup perfectionné.

Du temps de Charlemagne, il y avait plusieurs sortes de pruniers. Les espèces se multiplièrent dans les siècles suivants : Champier et Liébaut disent que les meilleures étaient la Royale, le Perdrigon et le Damas de Tours, soit le rouge, soit le noir ou le violet. Olivier de Serres nomme dix-huit espèces de prunes, parmi lesquelles cependant on ne trouve pas la Reine-Claude, qui doit son nom à la fille de Louis XII, première femme de François Ier. On croit également que le Damas fut rapporté des croisades par les comtes d'Anjou.

Dans la classe des pommes, celles qui avaient le plus de réputation au treizième siècle étaient le blandureau d'Auvergne (calville blanc), le rouveau (calville rouge) et les pommes rouges.

Primes ai pommes de rouviau

Et d'Auvergne le blanc duriau.

(Dict des Crieries de Paris.)

L'odeur des pommes fut regardée comme un parfum au seizième siècle ; selon Champier, c'étaient le paradis et le capendu ou court-pendu, que les femmes renfermaient dans leurs armoires pour parfumer leurs robes. En Provence, l'espèce de pommes la plus recherchée était le paradis.

Les espèces de poires étaient plus nombreuses. Les plus estimées à Paris, au treizième siècle, furent le haliveau, sorte de petite poire précoce ; le caillou ou chaillou, qui venait de Caillaux en Bourgogne ; le saint-rieul, poire d'automne, et l'angoisse, ainsi nommée à cause de son âcreté, qui ne disparaissait qu'à la cuisson. Au seizième siècle, les plus estimées étaient, à Lyon, la cuisse-madame ou cuisse-dame et le forét ; à Tours, le bon-chrétien ; à Autun et en Lorraine, le saint-rigle et la bergamote ; à Paris, l’à-deux-têtes, l’à-trois-têtes, le bon-chrétien, la musquée, le certau, le damien, la bergamote, la tant-bonne et surtout le caillou-rosat.

La vigne, que les Gaulois de Brennus rapportèrent de leur expédition d'Italie, s'acclimata dans les Gaules et devint rapidement une des richesses de la culture nationale. Liébaut ne comptait, de son temps, que dix-neuf espèces de raisin : le frumenteau, le gouais ou gouest, le gouais saugé, le pinet d’Anjou, le négrier ou prunetat rouge, le néraut ou bourguignon noir, le bourguignon blanc, nommé aussi closier ou meurlond, le rochelois et le bourdelois, qui ne mûrissent qu'en treille ; celui qu'à Paris on nommait foirard, et en Bourgogne cinquain ; trois sortes de métier : le commun, le gros et le franc ; trois de morillon : le pinot, le pinot-aigrot et le beccane ou morillon lampereau ; enfin, trois de samoireau ou samoyran, dont l'une connue sous le nom de prunetat blanc. Baccius, dans son traité : De naturali Vinorum historia, ajoute à cette nomenclature le muscadet, connu plus communément sous le nom de chasselas. Olivier de Serres nous fait connaître vingt-six autres espèces plus ou moins renommées dans les différentes provinces de la France : abeillane, augibi, beaunois, bernelle, bourboulenc, brumestre, caunès chalus, clerète, colilor, corinthien ou marine noire, espagnol, grec, lombard, malvoisie, marroquin, meslier, piquardans, pique-poule, pounbète, pulceau, ribier, saters, sarminien, tresseau, voltoline, ugnés.

Les mûres, dont l'importation en France date du règne de Charles VII, n'étaient que médiocrement appréciées. Du temps de Champier, les framboises étaient, comme un fruit sauvage, abandonnées aux écoliers et aux paysans. Le même auteur nous apprend que les fraises avaient été récemment transplantées des bois dans les jardins ; mais tout ce qu'on y a gagné, dit-il, c'est de les avoir plus grosses ; elles ont perdu en qualité.

Les procédés employés autrefois pour la conservation des fruits étaient presque tous tirés des anciens auteurs latins, et consistaient à enduire le fruit de plâtre ou de cire, à le mettre dans du vin, dans du miel, dans de la mousse, dans de la lie de vin humide, dans un tonneau défoncé et rempli de tartre bien sec, etc. On exposait encore au soleil ou au four les fruits qu'on voulait-garder ou envoyer au loin. Ce procédé, le plus facile de tous, était usité en France, dès les temps les plus reculés. Les Gaulois séchaient ainsi leurs raisins. Pendant longtemps les pruneaux se nommèrent azébits ou auzibels, de l'espagnol azebides ; et les raisins secs ont porté le nom de passis, ou raisins de passe, ou passerilles, du latin uva passa. Selon Champier et Liébaut, les meilleurs pruneaux étaient ceux de Tours. On les recherchait par toute la France. Ceux de Reims furent aussi fort estimés, à cause de leur petit goût aigrelet et fort agréable, ce qui les avait mis bien en cour.

Dans la Touraine, la patrie des pruneaux par excellence, on faisait également sécher des pommes au four, et c'était là une friandise qu'on réservait pour les bancquets d'hyver et de princtemps. Il venait aussi des fruits secs de l'étranger. Au treizième siècle, on criait dans les rues de Paris les figues de Malte et les raisins d'outre-mer :

Figues de Mélites (du latin Melita) sanz fin,

J'ai roisin d'outre-mer, roisin.

(Dict des Crieries de Paris.)

Le Roman du Petit Jehan de Sainctré fait mention des raisins de Corinthe et de Figues de Métille et d'Algarve.

 

§ 4. VIANDES DE BOUCHERIE. — Selon Strabon, les Gaulois étaient grands mangeurs de viande et surtout de cochon, frais ou salé. La Gaule, dit-il, nourrit tant de troupeaux, et tant de porcs surtout, qu'elle fournit de graisse et de salaisons non-seulement Rome, mais toute l'Italie. Le second chapitre de la Loi Salique (De Furtis Porcorum), composé de dix-neuf articles, roule tout entier sur les vols de porcs. Dans la loi des Visigoths, on trouve quatre articles sur le même objet.

Entre tous les animaux domestiques, le porc était alors considéré comme le plus utile à l'homme : on l'élevait, d'ailleurs, on le nourrissait sans peine et à peu de frais ; sa chair, si malsaine qu'elle fût, était d'un usage presque général ; les évêques, les grands, les rois même entretenaient des troupeaux de cochons, tant pour la consommation de leur table que pour l'augmentation de leur revenu. Saint Remy, par testament, laisse ses porcs à partager également entre -ses deux héritiers. Mappinius, archevêque de Reims au sixième siècle, écrivait à Villicus, évêque de Metz, pour s'informer du prix courant des cochons. Charlemagne, dans les Capitulaires, ordonne à ses régisseurs d'élever un grand nombre de porcs. Un état des revenus et dépenses de la maison de Philippe-Auguste, pour l'année 1200, fait mention d'une somme de 100 s. employée pour achat de cochons. Enfin, on voit, par un dénombrement de l'abbaye de Saint-Remy de Reims, cité par Ducange, que cette abbaye possédait quatre cent quinze porcs.

Cette prédilection pour la chair de porc fut telle au Moyen Âge, qu'il n'y avait pas, pour ainsi dire, un bourgeois de Paris qui n'engraissât chez lui deux ou trois cochons. Durant le jour, on les lâchait dans les rues, qu'ils étaient chargés de nettoyer. Philippe, fils de Louis-le-Gros, passant, le 2 octobre 1131, rue du Martroi, entre l'Hôtel de Ville et l'église de Saint-Gervais, fut renversé par un cochon qui s'était jeté entre les jambes de son cheval, et il se brisa la tête en tombant. Cet accident occasionna contre les porcs un règlement de police qui fut bientôt oublié. Saint Louis, en 1261, les prévôts de Paris, en 1348, 1350, 1502, et François Ier, en 1539, défendirent de nourrir des porcs dans la ville. Le bourreau fut même autorisé à se saisir de tous ceux qu'il trouverait errants, à les conduire à l'Hôtel-Dieu, et à prendre pour lui la tête de l'animal ou cinq sous en argent. Les Parisiens n'en continuèrent pas moins à élever des cochons chez eux.

Un fait singulier, c'est que les religieux de Saint-Antoine, en vertu du privilège attaché à leur patron, réclamèrent contre ces ordonnances royales et gagnèrent leur procès : ils eurent seuls le droit de laisser leurs porcs vaguant par les rues de la capitale.

Il y avait certains repas où l'on ne servait que du cochon, apprêté de différentes manières. Ces repas étaient nommés baconiques, du vieux mot bacon (porc). Le chapitre de Notre-Dame banquetait ainsi solennellement, aux festins de Noël, de l'Epiphanie et de quelques autres fêtes. On croit que ce fut là l'origine de l'ancienne foire aux jambons, qui se tenait, le jeudi de la semaine sainte, au Parvis Notre-Dame. A la fin du seizième siècle, on accourait de tous les points de la France, et surtout de la Normandie et de la Basse-Bretagne, à cette foire célèbre, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Selon Olivier de Serres, le meilleur porc, au seizième siècle, venait de Châlons-sur-Saône ; mais, au treizième, le cochon d'Angleterre avait été en grande réputation : c'était là une des denrées que rapportaient le plus volontiers les marchands français qui allaient négocier en ce pays.

A Noël et à la Saint-Martin, jours de réjouissance domestique, depuis les commencements de la monarchie, les gens aisés tuaient un cochon, qu'ils salaient ensuite pour leur provision de l'année. Ceux qui n'étaient pas assez riches pour subvenir seuls à cette dépense, s'associaient plusieurs, et la partageaient entre eux. On faisait alors, comme aujourd'hui, des boudins et des saucisses qu'on mangeait en famille ; mais, s'il faut en croire le noël suivant, qui se chantait en Poitou, au seizième siècle, sur l'air de l'hymne Conditor alme siderum, les mets qui servaient de prétexte à ces galas n'en formaient que le hors-d'œuvre.

Conditor le jour de Nouel

Biscuyt, pain d'orge et gasteaulx,

Fist ung bancquet le nompareil

Fouace, choysne, cassemuseaulx[1],

Que fut faiet passé a longtemps

Pain de chappitre et eschauldez,

Et si le fit à tous venans. Nouel.

Mangerez, si le demandez. Nouel.

Il y avoit perdris, chappons,

Aussi y avoit aulx, oignons,

Oyseaulx saulvaiges, des hairons,

Et ung pasté de potirons,

Levraulx, congnilz[2], aussi faisans,

Avec les choux-maistre-René

Pour toutes manières de gens. Nouel.

Et des lymatz[3] au chaudumé. Nouel.

Une grant hure de sanglier,

Il y vint ung bon bouteiller

Ypoeras, aussi le mestier[4],

Qui ne cessa one de verser,

Vin Capary et faye-Montjeau

Tant que ung barault[5] il aseicha

Pour enluminer leur museau. Nouel.

In sempiterna secula. Amen. Nouel.

(Nouelz de Lucas le Moigne, curé de Notre-Dame-du-Puy la Garde en Poitou.)

Ce goût traditionnel de la nation française pour la chair de porc est, au moins, surprenant à une époque où cet animal passait pour engendrer la lèpre, et lorsque la France était couverte de ladreries. Il est vrai que, la lèpre se manifestant par des pustules blanches sous la langue du cochon, on avait soin, avant de l'égorger, de le faire examiner par des officiers publics nommés Languayeurs. Une ordonnance du prévôt de Paris (1375) et une autre de Charles VI (1403) n'admettent ces officiers à exercer leurs fonctions, qu'après un examen préalable passé devant le chef principal de la corporation des bouchers. Tout cochon que les languayeurs jugeaient ladre était marqué par eux à l'oreille, afin que personne ne l'achetât. Cependant, soit que peu à peu on se fût rassuré sur les dangers de cette nourriture, soit que, la lèpre ayant disparu, on n'en craignît plus le retour, un arrêt du parlement de Paris, rendu en 1602, permit la vente de la chair de cochon ladre ; seulement, les chaircuitiers étaient tenus de la laisser pendant quarante jours dans le sel, avant de la porter aux marchés, et un endroit spécial des Halles était affecté à ceux qui la vendaient. En 1604, les languayeurs furent supprimés par Henri IV, qui créa à leur place trente Jurés-Vendeurs-Visiteurs de porcs, lesquels percevaient un droit de 20 sous par chaque porc qu'ils visitaient, comme indemnité du prix de leur charge, qu'ils avaient achetée fort cher. Mais, les languayeurs ayant offert de payer à leur tour, on accepta leurs offres, et Ils furent rétablis en 1605, avec le droit de percevoir sur chaque cochon 2 sous et 1 denier. La communauté des chaircuitiers percevait également un droit de 10 sous par porc.

Pendant longtemps, la vente du porc en détail avait été réservée aux bouchers, ainsi que celle des autres grosses viandes. On vendait le porc frais ou salé, mais cru. Lorsque les Oyers (Rôtisseurs) furent établis en communauté, ils vendirent de la chair de porc rôtie ; mais ils ne pouvaient la faire rôtir qu'en raison des demandes du chaland. Plus tard, certains débitants, dont la profession était de donner à manger, s'avisèrent de vendre du porc cuit et des saucisses toutes faites. On les désigna sous les noms de Saucissiers ou Chaircuitiers. Cette profession devint bientôt si lucrative, et il y eut tant de gens qui l'embrassèrent, que le parlement fut obligé de limiter le nombre des chaircuitiers. Un règlement de 1419 interdit l'exercice de cette profession aux chandeliers et aux corroyeurs, gens dont le métier n'est pas assez propre pour l'apprêt des viandes. Enfin, en 1475, les chaircuitiers de Paris furent réunis en communauté, et le prévôt de cette ville leur donna des statuts, que confirma un édit du roi. La vente du porc cuit leur fut exclusivement attribuée ; et, comme en temps de carême elle était, par ces mêmes statuts, sévèrement interdite, il leur était permis de vendre, mais seulement pendant le carême, du hareng salé et du poisson de mer. Ils achetaient leur porc dans les boucheries, comme les autres particuliers, et ce ne fut qu'en 1513 qu'ils obtinrent le droit de l'acheter directement aux marchés, et de le débiter à leur guise, cuit ou cru. Les bouchers dès lors vendirent du porc, concurremment avec les chaircuitiers, et des statuts de Henri III leur confirmèrent ce privilège jusqu'à ce qu'ils l'abandonnassent d'eux-mêmes peu à peu.

L'auteur anonyme du Ménagier de Paris nous a laissé, sur les diverses boucheries de la capitale et sur la vente hebdomadaire de chacune d'elles, ainsi que sur la consommation des hôtels du roi, de la reine et des princes, à la fin du quatorzième siècle, une curieuse statistique, écrite sous forme d'instructions adressées à sa jeune épouse, qu'il charge de la direction de sa maison. Primo, pour ce qu'il convient que vous envoiez maistre Jehan (le majordome) ès boucheries, cy-après s'ensuivent les noms de toutes les boucheries de Paris et leur délivrance de char (chair) : A la Porte-de-Paris (espace aujourd'hui compris dans la place du Châtelet), a dix-neuf bouchiers, qui, par estimation commune, vendent pour sepmaine, eulx tous, l'un temps parmi l'autre, et la forte saison portant la foible, dix-neuf cens moutons, quatre cens beufs, quatre cens pourceaulx et deux cens veaulx. — Saincte-Geneviefve : cinq cens moutons, seize beufs, seize porcs et six veaulx. — Le Parvis : quatre-vint moutons, dix beufs, dix veaulx, huit porcs. — A Sainct-Germain, a treize bouchiers : deux cens moutons, trente beufs, trente veaulx, cinquante porcs. — Le Temple, deux bouchiers : deux cens moutons, vint-quatre beufs, vint-huit veaulx, trente-deux porcs. — Saint-Martin : deux cens cinquante moutons, trente-deux beufs, trente-deux veaulx, vint-deux porcs. Ce qui faisait, en somme, pour la consommation de Paris, sans le fait du roy et de la royne et des autres nos seigneurs de France, 512 bœufs, 3.130 moutons, 528 cochons et 306 veaux, par semaine ; et 26.624 bœufs, 162.760 moutons, 27.456 cochons et 15.912 veaux, par an. Dans cette statistique ne figurent pas les lars (porcs salés), dont on faisait un grand usage : au vendredi absolut (vendredi-saint) seulement, il s'en vendait deux à trois mille.

Le fait de l'ostel du roy en office de boucherie monte bien, pour sepmaine, six vints moutons, seize beufs, seize veaulx, douze porcs : et, par an, deux cens lars. Soit par an : 6.240 moutons, 832 bœufs, 832 veaux et 624 cochons. La royne et les enfans : pour sepmaine, quatre vins moutons, douze veaulx, douze beufs, douze porcs : et, par an, six-vins lars. Soit par an : 4.160 moutons, 624 veaux, 624 bœufs et 624 cochons. La consommation des maisons des ducs d'Orléans et de Berry était la même que celle de l'hôtel de la reine. Les gens de Monseigneur de Berry dient que, aux dimenches et grans festes, il leur convient trois beufs, trente moutons., mais j'en doubte. Et est certain que (c'est ainsi) plusieurs grans festes, dimenches et jeudis, mais le plus commun des autres jours est à deux beufs et vint moutons. JSotà encores que à la court de Monseigneur de Berry on fait livrée à pages et à varlets, des joes (joues), et est le museau du beuf taillié à travers, et les mandibules (mâchoires) demeurent pour la livrée, comme dit est. — Item, l'en fait du col du beuf livrée auxdis varlets. — Ilem, et ce qui vient après le col est le meilleur de tout le beuf, car ce d'entre les jambes de devant, c'est la poitrine, et ce dessus, c'est le noyau (talon de collier). La consommation de la maison du duc de Bourgogne était, par semaine, de parisis à tournois du roy, c'est-à-dire comme 20 est à 25, ou un cinquième en moins que le roi. Enfin, celle de la maison du duc de Bourbon était la moitié du fait de la royne.

Suivent les prix que maître Jehan doit payer au boucher, en prenant char sur taille, c'est-à-dire en marquant sur une taille, par des crans ou coches, la quantité de viande prise chaque fois à la boucherie, comme cela se fait encore pour le pain chez les boulangers. En la moitié de poitrine de beuf a quatre pièces, dont la première pièce a nom le grumel (gros bout de poitrine) ; et toute celle moitié couste dix blancs ou trois sols. — En la longe a six pièces, et couste six sols huit deniers ou six sols. — La surlonge, trois sols. — Ou giste (ou trumeau, partie de la cuisse et aussi de la jambe de devant) a huit pièces et est la plus grosse char ; mais elle fait la meilleure eaue (bouillon) après la jœ ; et couste le giste, huit sols. — Le quartier de mouton a quatre pièces, ou trois pièces et l'espaule, et couste huit blancs ou trois sols. — Le quartier de veel, huit sols. — Le porc. L'auteur n'en donne pas le prix, probablement parce que ce prix variait sans cesse, selon la saison.

Quoique la consommation de la viande de boucherie ne fût point aussi considérable au Moyen Âge qu'elle l'est devenue depuis, les bouchers réalisaient d'énormes bénéfices, et jouissaient de privilèges excessifs. On sait quel rôle important ils ont joué dans l'histoire municipale, en France et en Belgique, et combien leur influence politique fut puissante au quinzième siècle. On s'en étonnera peu, en lisant l'énumération de la fortune de Guillaume de Saint-Yon, le plus riche maître boucher de la Porte-Paris, en 1370. Il était propriétaire de trois étaux, où chaque semaine il faisait vendre des viandes pour 200 livres parisis, avec bénéfice de 10 ou 15 pour cent ; il touchait une rente de 600 livres ; il possédait quatre maisons de campagne, bien fournies de meubles et d'instruments aratoires ; de grandes coupes, des hanaps, des aiguières, des tasses en argent, des coupes de madre avec des pieds d'argent, d'une valeur de 100 francs et plus ; sa femme avait pour plus de 1.000 francs de joyaux, ceintures, bourses, épingliers ; des robes longues et courtes, bien fourrées ; trois manteaux fourrés de gris ; de très-beau linge. Guillaume de Saint-Yon voyait, en outre, dans ses greniers, 300 cuirs de bœuf, valant bien 24 sols la pièce ; 800 mesures de graisse, valant 3 sols et demi chacune ; dans ses étables, 800 moutons de 10 sols ; dans ses coffres, 5 ou 600 florins d'argent comptant. On évaluait ses biens meubles à 12.000 florins. Enfin, comme s'il fût noble, il se servait d'un sceau d'argent. Il avait donné 2.000 florins de dot à ses deux nièces, et dépensé 3.000 florins à rebâtir sa maison de Paris.

L'existence de la Grande-Boucherie, signalée dès le commencement du douzième siècle, dit M. Jérôme Pichon, dans son excellente édition du Ménagier de Paris, remontait aux temps les plus reculés de la monarchie. La propriété des étaux de cette boucherie, au nombre de trente-deux au quinzième siècle, et plus tard de vingt-neuf, et le droit d'être reçu maître boucher (à sept ans et un jour), appartenaient exclusivement aux rejetons mâles d'un petit nombre de familles. Les rois de France, à leur joyeux avènement seulement, pouvaient faire un nouveau maître boucher, comme ils faisaient, au reste, un nouveau maître de chaque profession. C'est ainsi qu'en 1436 Oudin de Ladehors parvint à la maîtrise par cession de Guillaume Lefèvre, dit Verjus, queux (cuisinier) du roi Charles VII, que ce prince avait créé maître boucher à son avènement, et confirmé à son entrée dans Paris. Depuis 1358 au moins, la Grande-Boucherie était le siège d'une importante juridiction, devant laquelle les bouchers pouvaient évoquer toutes leurs causes, et dont les appels se relevaient devant le parlement. Cette juridiction se composait d'un maire, d'un maître de la Grande-Boucherie, d'un procureur au Châtelet et d'un tabellion, qui ordinairement était aussi procureur au Châtelet. Les quatre jurés, nommés chaque année, le vendredi d'après la Saint-Jacques (25 juillet), par quatre électeurs que désignait l'assemblée générale de la communauté, remplissaient l'office de ministère public devant ce tribunal, et pouvaient provisoirement saisir les viandes gâtées ou suspectes, comme aussi le maire et le maître, envoyer préventivement en prison les malfaiteurs. Cette juridiction avait le plus souvent à juger les violences des garçons bouchers, les malversations commerciales, les réclamations de toute nature contre les maîtres bouchers, etc. La boucherie avait, en outre, un conseil de parlement et un conseil de Châtelet : c'étaient deux conseillers du parlement et du Châtelet, chargés spécialement des intérêts de la communauté, et rétribués par elle. Les rejetons mâles des familles propriétaires de la Grande-Boucherie étaient tenus d'exercer, par eux-mêmes, ou au moins de leurs deniers, la profession de leurs pères. On voit dans Lamare (Traité de la police, t. II, p. 560) qu'au seizième siècle, beaucoup de descendants de ces anciennes familles avaient abandonné la boucherie, pour occuper des positions assez élevées dans l'État et même à la cour. Mais il ne faut pas croire qu'aux quatorzième et quinzième siècles les riches bouchers s'occupassent eux-mêmes des menus détails de leur profession : la plupart avaient, pour tailler et vendre leurs viandes, des valets répondant du produit de la vente, et ils se bornaient à surveiller ces valets et à traiter en grand, par l'entremise des facteurs, le commerce des bestiaux destinés à l'approvisionnement de Paris.

La boucherie était loin d'avoir partout l'importance commerciale qu'elle avait prise en France et en Belgique, où l'on mangeait plus de chair qu'en Espagne, en Italie et même en Allemagne. L'Angleterre, qui faisait dès lors une énorme consommation de toute espèce de viandes, imposait à ses bouchers des règlements sévères et bizarres. Un code d'instructions qui remonte au quinzième siècle, et qui fut transmis au bailli de Westminster et aux officiers sous ses ordres, à l'égard de la vente de la viande, de la volaille, etc., dans la cité de Londres, stipule les dispositions suivantes : Tout boucher qui, avant de tuer un taureau, ne l'aura point exercé et fait battre contre des chiens, doit être mis à l'amende. — Les bouchers seront mis à l'amende de 2 shillings, pour chaque morceau de viande au-dessous d'un quartier de bœuf, qui, offert en vente le jeudi, serait de nouveau exposé en vente le samedi suivant. — Toute viande gâtée, saisie comme ayant été exposée en vente, sera distribuée soigneusement et en temps opportun parmi les pauvres (Gentlemans Magazine, mars 1826). Au reste, en France, s'ils étaient moins singuliers, les règlements pour le faict de boucherie étaient tout aussi sévères ; on en peut juger par les Ordenances faictes par monseignor le conte d'Anjou et du Maine, par la délibération de son conseil sus le gouvernement et l'estat desmestiers de la ville du Mans ; lesquelles ordenances sont commises et commandées à tenir et garder de poinct en poinct par le vayer du Mans (1317-1328), où il est dit : 1° Que nul boucher ne soit si hardy de vendre chair à la porte, se elle n'a esté veue estre vive de deux ou de trois homes qui le tesmoigneront par leur serment à convenable et souffisant, et non pourtant ne la povant-ils vendre tant que les jurez l'aient veue, et instité à bonne. Et ne poura char soursemée de porc ou de vache, de brebis ou de truye, estre vendue dedans la porte du Mans, mes au déhors sera vendue comme celle qui n'est pas digne de estre en la compaignie de l'aultre, à ce que le non savant ne soit deceu. — 2° Que nul ne soit si hardy de vendre char cuite en paste, ne en aultre manière, en la ville du Mans, se il n'a achaté la char à la porte du Mans ; à veue d'un des jurez ou de deux, ou d'aultres dignes et souffisans. — 3° Que deux jurez soient establis à tenir et garder cestes ordenances sus les bouchiers.

Outre les boucheries, il y avait alors en France, comme aujourd'hui, des tripperies où l'on vendait les yssues du porc. C'est assavoir : Primé, quant le porc est decolé, le sang et les coles, dont fait-l'en boudins qui veult. — Item et en la froissure sont et appartiennent 1° en sain ; 2° la haste-menue ; 3° le chaudun. — Le sain est le sain qui est entre les boyaulx et la haste-menue. La froissure (fressure), c'est le foie, le mol, le cuer et la langue. La haste-menue, c'est la rate : et à icelle tient bien la moitié du foie et les rongnons ; et l'autre moitié du foie tient à la froissure, entre le mol et le cuer. Le chaudun, ce sont les boyaulx que l'on dit l'entre-cercle des boyaulx, et aussi sont-ce les boyaulx menus dont l'en fait boudins et saucisses, et aussi en est la panse. — Les yssues du mouton a la froissure à laquelle sont la panse et la caillette, les quatre piés et la teste ; et couste tout deux (blancs) parisis. — Les yssues du veel coustent deux blans, c'est assavoir la froissure, et y a la teste et la fraze (fraise) et la panse et les quatre piés. — Item, les yssues du beuf coustent huit sous : c'est assavoir la froissure en laquelle sont la panse, le saultier (estomac), la franche mule (second estomac), la rate, le mol (poumon), le foie et les quatre piés. Dans la plupart des anciennes villes, on trouve, aux environs des halles ou du marché, quelque rue étroite et fangeuse dont le nom indique encore l'emplacement de la triperie.

L'abattage des bestiaux se faisait souvent dans l'intérieur des boucheries, au milieu de la ville ; car on tuait selon les besoins du jour. Quelquefois la viande arrivait toute dépecée sur le marché. Le Ménagier de Paris nous donne des détails techniques sur la manière de défaire un bœuf à l'étal ; mais il ne parle pas du dépècement des moutons. On élevait autrefois moins de moutons pour la boucherie, que de brebis pour la tonte des laines. On ne sait pas à quelle époque les Gaulois ont commencé à faire des moutons et des bœufs. L'origine de la castration du bélier et du taureau est-elle l'effet du hasard ? Quel est le gourmand qui remarqua le premier que cette opération rendait plus tendre la chair des bestiaux ? Les auteurs anciens se taisent sur ce point, et Columelle, qui vante les brebis gauloises, ne parle pas des moutons gaulois. Il paraît donc que, dans les Gaules, on employa assez tard la castration pour les animaux destinés à servir d'aliment ; car ce n'est qu'au commencement de la monarchie qu'on voit figurer, sur la table des Francks, le bœuf, le mouton, l'agneau, le chevreau et le veau.

Au seizième siècle, les moutons de France les plus renommés étaient ceux du Berri et du Limousin. Ceux du Languedoc, dit Champier, ont plus de réputation pour leur laine, mais la chair n'en est pas aussi bonne. Le même auteur nous fournit des détails précieux sur les viandes qu'on préférait de son temps : De toutes les viandes de boucherie, celle de veau est censée la meilleure. Cependant il y a des cantons dans le royaume, tels qu'une partie de l'Autunois et du Languedoc, où l'on n'en mange pas.

 

Dans le reste de l'Autunois, dans le Maçonnais et dans les montagnes du Lyonnais, on ne tue jeunes que les veaux mâles ; pour les femelles, que nous nommons génisses, et qu'ils appellent laures ou braves, on ne les tue qu'à deux ou trois ans. En Italie, on élève les veaux d'une manière particulière, en les laissant au lait pour toute nourriture, pendant six mois ou un an : ce qui rend leur chair très-délicate. Chez nous, les grands seigneurs en font nourrir de même pour leur table ; François Ier les aimait beaucoup. Dans certaines familles, on sale du bœuf pour la nourriture des valets et des ouvriers ; mais il perd ainsi son goût, et devient si dur, que la plus longue cuisson le rend à peine mangeable. Ce bœuf salé se nomme communément brésil, nom qui lui a été donné probablement à cause de sa ressemblance, pour la dureté et la couleur, avec cette sorte de bois étranger. Cependant les ivrognes en font leurs délices, parce qu'il excite à boire. Alors, on le coupe par tranches, et on le mange en vinaigrette. Dans les grandes villes, on vend, pour le déjeuner du peuple, des tétines toutes cuites. Ce sont les bouchères qui font ce genre de commerce, et ordinairement elles s'établissent au coin des rues. Le goût pour les ânons, qu'autrefois Mécène avait introduit dans Rome, le chancelier du Prat l'a renouvelé de nos jours en France. Ce magistrat en faisait engraisser pour sa table ; mais ce n'a été là qu'une fantaisie de quelques années, qui a passé avec lui. Les Languedociens élèvent beaucoup de chèvres, dont ils font leur nourriture journalière ; mais ils sont les seuls qui en mangent. Partout ailleurs, cependant, on se fait un régal du chevreau. Ceux du Poitou sont réputés les meilleurs du royaume. Le chevreau fut, à cette époque, plus recherché que l'agneau même, et il était partout en grandes délices, de sorte que les rôtisseurs entaient souvent une queue de chevreau sur un quartier d'agneau avant de le faire rôtir, et vendaient ainsi l'un pour l'autre.

Les prescriptions de l'Église et de l'autorité civile contre l'usage de la viande de boucherie, en temps de carême, furent autrefois extrêmement rigoureuses. Tout le monde s'y conformait, jusqu'aux princes dans leurs palais, jusqu'aux soldats dans les camps. L'abstinence de la chair était scrupuleusement observée, sous la menace des peines les plus sévères, telles que l'amende, le fouet, le pilori et la prison. Clément Marot faillit être brûlé vif pour avoir mangé du lard en carême. En 1534, Guillaume du Moulin, comte de Brie, demanda pour sa mère, âgée de quatre-vingts ans, la permission de faire gras, et l'évêque de Paris la lui accorda, mais à la condition que cette dame prendrait ses repas en secret, loin de tout témoin, et qu'en outre elle ferait maigre les vendredis. Le peuple d'ailleurs donnait l'exemple de ce respect pour les jours de jeûne. Brantôme, dans ses Dames galantes, raconte le fait suivant : Certaine ville, dit-il, avait fait une procession en carême. Une femme y avait assisté nu-pieds, faisant la marmiteuse plus que dix. Au sortir de là, l'hypocrite alla dîner, avec son amant, d'un quartier d'agneau et d'un jambon, La senteur en vint jusqu'à la rue. On monta en haut. Elle fut prise et condamnée à se promener par la ville avec son quartier d'agneau, à la broche, sur l'épaule, et le jambon pendu au col. Cette sévérité des lois de police contre les mangeurs de chair en carême s'était accrue au seizième siècle, depuis les prêches des huguenots. Comme le mépris et l'inobservance du carême étaient un de leurs dogmes, quiconque n'observait pas les jeûnes était soupçonné d'hérésie. C'est à ce propos qu'Érasme écrivait dans une de ses lettres : On traîne au supplice, presque comme un parricide, celui qui, au lieu de poisson, a mangé du porc. Quelqu'un a-t-il mangé de la viande, tout le monde s'écrie : Ô ciel ! ô terre ! ô mer ! l'Église est ébranlée, le monde est inondé d'hérétiques ! Souvent, le gouvernement employa son autorité pour forcer la population des villes à pratiquer l'abstinence de la chair. Un édit de Henri II (1549) défendit de vendre de la viande en carême aux gens qui ne seraient pas pourvus d'un certificat de médecin. Quatorze ans plus tard, Charles IX défendit d'en vendre même aux Huguenots. Non content de cet édit, il en rendit un second (1565), qui réservait aux Hôtels-Dieu le privilège exclusif de la vente de la viande pendant le carême, et qui ordonnait de n'en délivrer qu'aux seuls malades. Deux arrêts du parlement, l'un rendu en 1575, l'autre en 1595, confirmèrent ce privilège : non-seulement l'acheteur devait être pourvu d'une attestation du médecin, mais encore le boucher devait prendre le nom et l'adresse du malade, afin qu'on pût vérifier si réellement ce malade avait besoin de faire gras. Bientôt les formalités augmentèrent encore : au certificat du médecin il fallait joindre un second certificat de la main du curé : dans l'un et dans l'autre, la nature de la maladie et la qualité de la viande devaient être spécifiées. Encore ne permettait-on aux malades que la viande de boucherie : la volaille et le gibier étaient prohibés.

 

§ 5. VOLAILLE. — La Genèse ayant dit que le cinquième jour de la création Dieu commanda aux eaux de produire les poissons et les oiseaux qui volent sur la terre, les chrétiens, dès le quatrième siècle, interprétant ce texte, qui paraissait donner une même origine à ces deux espèces si différentes d'êtres animés, regardèrent la volaille comme un aliment maigre. Plusieurs Pères de l'Église, saint Basile et saint Ambroise entre autres, en autorisèrent l'usage aux jours de jeûne et d'abstinence. Leur décision fut acceptée en France comme une règle, même par les ordres religieux qui se dévouaient à un carême éternel. Grégoire de Tours, qui ne mangeait jamais de viande, raconte qu'étant assis à la table de Chilpéric, ce roi lui dit : Mangez de ce potage ; il est pour vous, on l'a fait avec de la volaille. Cependant l'Église s'aperçut, à la fin, qu'une nourriture si délicate éveillait la sensualité, et, en 817, le concile d'Aix-la-Chapelle l'interdit aux moines, excepté pendant quatre jours à Pâques et quatre jours à Noël. Mais cette interdiction ne changea rien à un préjugé établi dans toute la chrétienté ; et les fidèles, persistant à croire que la volaille et le poisson étaient homogènes, continuèrent à s'en nourrir indistinctement, ainsi que le prouve ce fait rapporté dans la Vie de saint Odon, abbé de Cluny : Un moine de cette abbaye était allé voir ses parents. En arrivant, il demande à manger ; c'était un jour maigre. On lui dit qu'il n'y a au logis que du poisson. Il aperçoit quelques poules dans la cour, prend un bâton et en assomme une, en disant : Voilà le poisson que je mangerai aujourd'hui. Ses parents lui demandent s'il a la permission de faire gras : Non, répond-il, mais une volaille n'est point de la chair ; les oiseaux et les poissons ont été créés en même temps, et ils ont une même origine, comme l'enseigne notre hymne. Saint Thomas d'Aquin était du même sentiment : et ideo, dit-il, productio avium aquæ adscribitur.

Lorsque l'Église défendit aux chrétiens l'usage de la volaille en temps de carême, elle excepta, par une sorte de condescendance envers l'ancien préjugé, les macreuses et quelques autres oiseaux aquatiques, ainsi que le pilet, le vernage, le blairie, etc., et deux ou trois espèces de quadrupèdes amphibies. De là, les croyances absurdes généralement répandues sur l'origine des macreuses. Les uns les faisaient naître de la pourriture des vieux vaisseaux ; les autres, des fruits d'un arbre ; ceux-ci, de la gomme des sapins ; ceux-là, d'une coquille, comme les huîtres et les moules.

On pense que ce furent les Romains qui apprirent aux Gaulois l'art d'engraisser la volaille dans des cages fermées et avec des pâtes particulières. Les volailles engraissées de la sorte devaient être beaucoup plus estimées que les autres, puisque, parmi les officiers de l'hôtel du roi de France, il y en eut un, chargé de la poulaillerie. Une ordonnance de saint Louis, rendue en 1261, donne à cet officier le nom de Poulaillier. Mais il paraîtrait que depuis saint Louis les attributions de cette charge avaient singulièrement grandi ; car nous trouvons dans le Ménagier de Paris, au fait du poulaillier de l'ostel du roy : par jour, six cens poulailles, deux cens paires de pigons, cinquante chevriaux, cinquante oisons, et au fait du poulaillier de la royne et les enfans : par jour, trois cens poullailles, trente-six chevreaulx, cent cinquante paires de pigons, trente-six oisons.

Au quatorzième siècle, les cages les plus célèbres où l'on engraissait des poulets et aultres oyseaulx, que l'on y faisait aussi pondre et couver, étaient : la cage de Hesdin, au château d'Hesdin, ville d'Artois où les ducs de Bourgogne de la dernière race résidaient souvent ; la cage du roy à Saint-Pol, à l'hôtel Saint-Pol, rue Saint-Antoine, à Paris ; la cage Messire Hugues Aubriol, prévôt de Paris, et la cage Chariot, appartenant sans doute à un bourgeois de ce nom. Voici comment, à cette époque, on s'y prenait, selon l'auteur du Ménagier de Paris, pour engraisser les poulets : Mettez-les en orbe (obscur) lieu, et leur nettoiez leur auget ou abeuvrouer neuf fois ou dix le jour, et leur donnez à chascune fois nouvelle paisson et fresche et nouvelle eaue ; c'est assavoir, pour paisson, avoine batue que l'en doit dire gruyau d'avoine, destrempé en lait ou matons de lait (lait caillé) un petit ; et aient le pié sec jusques à neuf jours.

A Paris, on distinguait les poulets engraissés dans des cages, de ceux qui étaient élevés en liberté dans des basses-cours. Ceux-ci étaient désignés sous le nom de poulets de pailler (basse-cour) ou de feurre (paille ou fourrage). Les marchands qui en vendaient au marché avaient même un cri particulier, pour qu'on ne les confondit pas avec les vendeurs de poulets gras.

Plus tard, lorsque les Portugais, au retour de leurs voyages de découvertes dans les Indes, eurent appris des Chinois la manière de faire éclore la volaille dans des fours, on tenta divers essais en ce genre sur plusieurs points de l'Europe. Dès la fin du quinzième siècle, André de la Vigne, décrivant, dans son Vergier d'honneur, la ménagerie d'une maison de plaisance d'Alphonse II, roi de Naples, dit :

Aussi y a un four à œufs couvert,

Dont l'on pourroit, sans géline (poule), élever

Mille poussins, qui en auroit affaire ;

Voire dix mil, qui en vouldroit tant faire.

A Malte, selon Porta, qui écrivait au seizième siècle sa Magia naturalis, on avait construit aussi de ces fours, où l'on faisait naitre artificiellement et avec succès des poules, des oies et d'autres oiseaux. François Ier renouvela en Touraine, et sous ses yeux, les mêmes expériences dans son château de Montrichard ; Gohorry le mathématicien (Instructions sur le Pélun, 1572), à propos de l'espèce de feu qu'il faut pour extraire certaines huiles, dit avoir donné ce feu à un philosophe qui le lui avait demandé pour faire éclore des œufs d'autruche, comme ceux de poulets étoient couvés, l'hyver, au grand roy François, à Montrichard. Champier fait mention d'un homme très-habile dans l'incubation artificielle des œufs de poule.

Il est fait souvent mention de chapons dans nos poètes des douzième et treizième siècles, et même dans d'autres écrivains antérieurs ; mais on ne rencontre pas le nom de poularde avant le seizième siècle. Champier en parle comme d'une création nouvelle. Selon lui, les chapons les plus estimés étaient ceux de Laon ; Bélon assure que c'étaient ceux du Mans ; et, selon Olivier de Serres, les meilleurs venaient du Mans, de Saint-Geny et de Loudun. Au quatorzième siècle, on les faisait faisander, ainsi que les poules, avant de les manger, en saignant par la gueule et incontinent les mettant et faisant morir en un scel d'eaue très-froide.

Lamare (Traité de la police) dit que c'est à Jacques Cœur, trésorier de Charles VII, que l'on doit l'introduction des dindons en France et en Europe : Jacques Cœur les aurait fait venir du Levant, avec lequel il entretenait d'immenses relations commerciales, et il les avait propagés dans son château de Beaumont en Gâtinais. Au rapport de Bouche (Histoire de Provence), c'est au roi René que l'on doit ce présent : Et y rendit, dit-il, fort familiers les coqs d'Inde, dont il faisoit amas ; et les faisoit nourrir au lieu de la Galinière, près de Rosset, selon la tradition du voisinage. Cependant, d'après la tradition la plus générale, les dindons n'auraient été introduits en France que sous François Ier, par l'amiral Philippe de Chabot, et Champier prétend même qu'on ne les connut que plus tard encore. Depuis peu d'années, dit-il (1560), il nous est arrivé en France certains oiseaux étrangers qu'on appelle poules d'Inde : nom qui leur a été donné, je crois, parce qu'ils ont été pour la première fois transportés, dans nos climats, des îles indiennes qui ont été découvertes, il n'y a pas longtemps, par les Portugais et les Espagnols. Cette assertion, en dépit des traditions contraires, paraît être la seule vraie ; car, si l'existence de cette espèce d'oiseaux domestiques avait remonté seulement à François Ier, on les trouverait nommés dans les ordonnances de police sur la vente des marchés, et il n'en est pas même fait mention dans le grand règlement de réforme que publia Charles IX en 1563, quoique ce règlement contienne un dénombrement fort étendu des pièces de volaille ou de gibier qui étaient alors permises ou défendues. En Flandre, on nommait les dindons poules de Calécut.

C'est à peu près vers le même temps que les pintades furent apportées des côtes de Guinée par les marchands. Si l'on en croit Bélon, elles furent accueillies avec tant d'empressement, que de son temps elles étaient jà si multipliées ès maisons des grands seigneurs, qu'elles nous en sont communes.

On sait que, sous la domination romaine, les Gaulois faisaient avec Rome un commerce considérable d'oies. Ce commerce cessa par la suite, lorsque la Gaule changea de maîtres ; mais l'oie continua d'être en faveur dans le pays qui l'avait multipliée avec un soin particulier. Ce fut même, pendant bien des siècles, la volaille la plus estimée, même à la table des rois : témoin les ordres que donne Charlemagne, en plusieurs endroits de ses Capitulaires, pour que toutes ses résidences rurales en soient abondamment fournies ; témoin encore ce vieux proverbe : Qui mange roye du roy, cent ans après il en rend la plume. C'était également le régal par excellence de l'artisan et du bourgeois. Les rôtisseurs, dans leurs boutiques, n'avaient presque que des oies ; aussi, lorsqu'ils furent réunis en communauté, reçurent-ils le nom d'Oyers ou Oyeurs. La rue de Paris où ils s'établirent fut appelée rue aux Oues, qui devint plus tard, par corruption, rue aux Ours, lorsqu'elle cessa d'être exclusivement occupée par les oyers, et que le peuple oublia l'origine de son nom. Selon l'auteur du Ménagier de Paris, les oyers engressent leurs oies de farine, non mie la fleur ne le son, mais ce qui est entre deux, que l'en appelle les gruyaux ou recoppes : et autant comme ils prennent de ces gruyaux ou recoppes, autant mettent-ils d'avoine avec, et meslent tout avec un petit d'eaue, et ce demeure ensemble espois comme paste, et ceste viande mettent en une goutière (petite mangeoire portative) sur quatre piés, et d'autre part, de l'eaue et lictière nouvelle chascun jour, et en quinze jours sont gras. Et nolà que la lictière leur fait tenir leurs plumes nettes. Lorsque les oies venaient à manquer, les oyers employaient la recette suivante pour engresser un oé en trois jours : Paissez-la de mie de pain chault, trempé en matons ou lait maigre (lait de beurre). Il paraît que ce procédé si simple s'était perdu, puisqu'au seizième siècle Champier dit que l'art d'engraisser les oies n'était pas encore trouvé.

Il est certain que les canards de basse-cour n'étaient originairement que des canards sauvages rendus domestiques. L'en congnoist, dit le Ménagier de Paris, les jeunes malars (canards mâles, mais ici canards en général) des viels, quant ils sont aussi grans les uns comme les autres, aux tuyaux des esles qui sont plus tendres des jeunes que des vieulx. — Item, l'en congnoist ceulx de rivière à ce qu'ils ont les ongles fins, noirs, et aussi ont les piés rouges, et ceux de paillier (basse-cour) les ont jaunes. — Item, ont la crouste du bec, c'est assavoir le dessus, vert tout au long, et aucunes fois les masles ont au travers du col, en droit le hasterel (nuque), une tache blanche, et sont tous d'un plumage, et ont la plume de dessus la teste très ondoiant. Les canards de Barbarie furent introduits en France au commencement du seizième siècle, et préférés aussitôt, à cause du goût musqué de leur chair. Olivier de Serres dit que c'est une viande très-délicate et très-bonne à manger. Au temps de Bélon (1555), on avait essayé d'introduire en France un oiseau de rivière, nommé tadorne, lequel ressemblait au canard. Quelques seigneurs, dit-il, en ont déjà dans leurs terres, mais il est fort rare. Au quatorzième siècle, on avait déjà essayé d'un autre oiseau de rivière nommé fouque.

On sait (voyez le chapitre de la CHEVALERIE) le rôle important que le paon joua dans les solennités du Moyen Age. Nos vieux romanciers, qui le qualifient de noble oiseau, disent que sa chair est la nourriture des amants et la viande des preux. Il y avait peu d'aliments qui fussent aussi estimés. Un poète français du treizième siècle, voulant peindre les fripons, dit qu'ils ont autant de goût pour le mensonge qu'un affamé en a pour la chair de paon. Au quatorzième siècle, les basses-cours étaient pleines de ces oiseaux ; on les y nourrissait, ou plutôt on les engraissait avec du mouron ou lasseron, chardons de champs, trampans en eaue souvent renouvellée et toujours fresche, rafreschie trois fois le jour, et en vaisseaulx de plont qui est frais, et là dedans avec le lasseron et le mouron tout vert, tout de chardons des champs dont le pié trempe en eaue bien avant, du chenevis escachié et trié et osté les coquilles, mouillié et trempé en eaue. Mais il paraît que, par la suite, le paon fut à peu près remplacé sur les tables par le dindon ou le faisan, puisque Champier parle, avec surprise, de troupeaux considérables de paons qu'il avait vus près de Lisieux, et qu'on engraissait avec du marc de pommes, pour être vendus aux marchands poulailliers, qui vont les vendre ensuite dans les grandes villes pour les tables des gens riches : ce qui prouverait qu'on n'en mangeait déjà plus dans le Lyonnais, patrie de Champier, dans l'Orléanais et le Blésois, où séjournait souvent la cour. Une autre preuve que le paon était fort déchu de son ancienne réputation, c'est que la Nouvelle Coustume du Bourbonnois (1521) n'estime plus ce bel oiseau que deux sous et demi la pièce !

 

§ 6. GIBIER À PLUME. — Les poésies des douzième et treizième siècles nous apprennent que nos pères mangeaient le héron, la grue, la corneille, la cigogne, le cygne, le cormoran et le butor ; ces oiseaux sauvages paraissaient sur les meilleures tables, et les trois premiers surtout étaient regardés comme excellents. Le Ménagier de Paris et Taillevent donnent des recettes pour les cuire et les accommoder. Rabelais (liv. IV, chap. LIX), faisant la description d'un grand repas, place, parmi les rôtis, hérons, héronneaulx, grues. Dans un règlement de Henri II (1549) pour la police de la vente du gibier, et dans des statuts de la ville de Bordeaux (1585) sur le même objet, le héron est compté parmi les oiseaux qu'il est permis de porter au marché. Lorsque Charles IX passa par Amiens en 1566, le corps de ville lui offrit douze dindons, douze hérons, douze aigrettes, six butors, six cygnes et six cigognes. Ces oiseaux étaient servis également sur la table des gentilshommes en Angleterre. Bélon, dans son Histoire des oiseaux (1555), dit que la chair du butor, quoique d'un goût rebutant la première fois qu'on en mange, cependant est exquise ès délices françoises. Liébaut appelle le héron une viande royale, et nous savons par lui et par d'autres auteurs contemporains, que les gentilshommes avaient des héronnières, comme plus tard on eut des faisanderies. François Ier en avait fait construire deux à Fontainebleau.

On mangeait même, en ce temps-là, jusqu'aux oiseaux de proie. Bélon assure qu'un faucon, un sacre, un vautour, rôtis ou bouillis, sont bons à manger ; et que, quand un de ces oiseaux se tuait à la chasse, les fauconniers l'apprêtaient aussitôt. En Auvergne, ajoute-t-il, vous ne trouverez personne qui, dans l'hyver, ne mange d'une sorte d'aigle nommée boudrée ou goiran. On ne rejetait en cuisine que les oiseaux qui vivent de charogne.

De même qu'on ne touchait jamais au fruit vert, on ne mangeait pas le gibier jeune, sa chair alors étant regardée comme indigeste. Henry Estienne, dans son Apologie pour Hérodote (tom. II, chap. XXVIII), dit que ce préjugé avait existé, en France aussi bien qu'à l'étranger, avant que les ambassadeurs français (sans doute Lazare Baïf) eussent appris à Venise que les levrauts et les perdreaux étaient bons à manger. Mais, si ce préjugé existait en France au seizième siècle, il n'y avait pris naissance que depuis la rédaction du Ménagier de Paris, qui non-seulement dit que le déduit (chasse) de perdriaulx dure jusques à la mi-aoust, et qu'en la saison d'aoust, l'en peult voler aux levrats, etc., mais encore qui donne différentes recettes pour accommoder les uns et les autres, et même pour faire perdriaulx de poucins, dans la saison où ces oiseaux viennent à manquer.

Les cygnes étaient autrefois bien plus communs qu'ils ne l'ont été depuis ; la Seine en possédait un très-grand nombre sur ses bords, et une petite île au-dessous de Paris en avait pris le nom d'ile aux Cygnes, qu'elle a conservé jusqu'à nos jours. Il y en avait aussi considérablement vers Tours, Angoulême, Cognac et Saumur. Valenciennes, selon Liébaut, était appelé pour cette raison le Val-des-Cygnes, et l'on disait proverbialement de la Charente, qu'elle était bordée de cygnes. L'auteur du Ménagier de Paris, Rabelais, Bélon, etc., vantent unanimement la chair de cet oiseau.

Il fut un temps où l'on engraissait les faisans comme on fait les chapons. Liébaut dit que c'était un secret, connu seulement des rôtisseurs de Paris et des marchands de volaille. Mais, quoique estimés, on leur préférait les gelinottes, qui se vendaient jusqu'à deux écus la pièce. Les pluviers étaient aussi très-estimés, et, selon Bélon, ils arrivaient quelquefois de la Beauce en si grande abondance, qu'on pouvait en remplir des charrettes entières. Au quatorzième siècle, ils étaient déjà appréciés, et c'était un des trois oiseaux qu'on rôtissait sans effondrer (vider) : scilicet, aloès (alouettes), turtres (tourterelles) et plouviers, pource que leurs bouyaulx sont gras et sans ordure ; car aloés ne menguent fors pierettes et sablons, turtres, graines de genèvre et herbes souef-flairans ; et plouviers, vent. On fit plus tard le même honneur aux videcoqs ou bécasses.

Les grives et les étourneaux étaient fort recherchés par les habitants des villes, surtout pendant le temps des vendanges, parce qu'alors, dit Champier, ils sont plus gras et ont plus de goût ; néanmoins il y a des gens délicats qui ne les admettent jamais sur leur table. Le même auteur assure qu'à Paris les alouettes étaient le régal ordinaire du riche et du pauvre ; que plusieurs provinces, et particulièrement la Normandie, nourrissaient et mangeaient beaucoup de merles ; que l'on faisait grand cas des corneilles grises, et qu'elles se vendaient même assez cher, quand le froid les avait engraissées ; et que les cailles, extrêmement communes par toute la France, étaient pour les provinces maritimes de l'Ouest l'objet d'un commerce très-avantageux avec l'Angleterre. Enfin, ajoute Champier, une moitié de la France a des perdrix rouges ; l'autre moitié, des grises ; mais les cantons où se trouvent les grises ne font aucun cas des rouges, comme ceux qui ont des rouges méprisent les grises. De nos jours, le roi d'Angleterre en a fait venir de chez nous une quantité immense, dans l'espoir d'en peupler son île. Elles y sont toutes mortes.

Les tourterelles passaient aussi pour un manger exquis, et le becfigue était si estimé en Provence, qu'on y faisait des festins où l'on ne servait que cet oiseau, accommodé de diverses façons, quoique sa chair fût dédaignée en d'autres endroits, à cause de son goût amer. Mais, de tous les volatiles qui peuvent orner un repas, il n'y en avait aucun, selon Champier, qui pût être comparé au coucou, pris au moment où, sortant du nid, il commence à voler.

 

§ 7. GIBIER À POIL. — Du temps de Strabon, la Gaule méridionale était littéralement infestée de lapins, qui dévoraient non-seulement les semences des champs, mais jusqu'aux racines des arbres. Cette énorme multiplication des lapins semblerait prouver que les Gaulois n'en mangeaient pas : ce qui n'aurait d'ailleurs rien d'extraordinaire, puisqu'aujourd'hui même plusieurs peuples ont une répugnance invincible pour la chair de cet animal. En tout cas, on était bien revenu de cette injuste aversion contre les lapins, au seizième siècle, puisqu'au rapport de Champier, tout le monde, de son temps, en élevait dans les villes, comme dans les campagnes. Olivier de Serres dit qu'on les rendait plus délicats et plus tendres par la castration. Les connins (lapins, du latin cuniculus) de garenne, dès le quatorzième siècle, étaient néanmoins plus recherchés que les autres : ils sont congneus, dit le Ménagier de Paris, à ce qu'ils ont le hasterel (nuque), c'est assavoir, depuis les oreilles jusques vers les espaules, de couleur entre tanné (couleur de tan) et jaune, et sont tous blans soubs les ventres, et tous les quatre membres par dedans jusques au pié, et ne doivent avoir nulle autre tache parmi le corps. L'en congnoist qu'ils sont dedans leur premier an, en ce qu'ils ont en la jointe des jambes de devant un petit osselet emprès le pié, et est agu. Et quant ils sont surannés, la jointe est toute ounie ; et aussi est-il des lièvres et des chiens. Les lapereaux de Vincennes étaient les plus estimés. Un vieux proverbe français disait qu'un vieux lièvre et une vieille oye sont la nourriture du diable ; aussi, selon Champier, le levraut n'avait de prix que depuis deux mois jusqu'à huit ; âgé d'un an, on n'en faisait aucun cas, et plus vieux, on le rebutait tout à fait, ou du moins on ne l'employait qu'en civet ou en pâté. La France, ajoute le même auteur, nourrit dans ses forêts beaucoup de chevreuils ; mais ce mets, de même que la hure du sanglier, est réservé pour la bouche des gens très-riches. On sert aussi à leur table certain morceau du cerf qu'on appelle le cimier. Pour le bois de cet animal, lorsqu'il est jeune et nouveau encore, on le mange coupé par tranches et frit ; mais c'est là un mets de roi !... Le hérisson, l'écureuil et l'ours étaient également recherchés dans le monde gastronomique, du moins au quatorzième siècle, et l'auteur du Ménagier de Paris donne non-seulement la recette pour les cuire et les accommoder, mais encore il enseigne à faire beuf comme venoison d'ours, à l'usage des habitants des pays où ceste beste noire n'existe pas.

 

§ 8. LAIT, BEURRE, ŒUFS ET FROMAGE. — Ces aliments, les premiers que la nature ait offerts à l'homme, n'ont pas été toujours et partout également permis ou prohibés, aux jours d'abstinence, par l'Église chrétienne. Pendant plusieurs siècles, les fidèles n'eurent, à cet égard, d'autre règle de conduite que celle qu'ils se prescrivaient eux-mêmes. Théodulphe, évêque d'Orléans, dans une instruction qu'il fit en 797 pour les prêtres de son diocèse, dit : C'est un homme d'une grande vertu que celui qui peut s'abstenir d'œufs, de fromage, de poisson et de vin. Eudes, évêque de Paris, après avoir déclaré que l'abstinence est un usage qui varie selon les pays, les saisons et les diocèses, ajoute : En Allemagne, on ne peut se passer d'œufs, de lait, de beurre et de fromage, quoique quelques personnes s'en privent volontairement. Enfin, il y a des gens qui, le vendredi et le jeudi saints mêmes, mangent à l'ordinaire des œufs et du laitage.

Il n'est pas surprenant qu'on ait mangé des œufs, sans scrupule, même au temps de carême, puisque l'opinion des Pères et des conciles avait établi d'abord que la volaille était un aliment maigre : c'était une conséquence juste et naturelle de cette opinion, que de regarder comme maigre l'œuf que la volaille avait pondu. Un diplôme de Charles-le-Chauve en faveur de l'abbaye de Saint-Denis accorde, entre autres choses, aux moines de ce monastère, qui faisaient toujours maigre, onze cents œufs annuels aux trois grandes fêtes de l'année. Les chartreux, qui observaient un carême perpétuel, mangeaient des œufs, excepté pendant l'avent. D'un autre côté, saint Jacques, ermite du Berry, et saint Benoît d'Aniane, ne se permettaient pas tout ce qui venait de la chair, comme œufs et fromage ; mais ce rigorisme n'était qu'une exception, et, malgré les éloges donnés à ces saints personnages par leurs légendaires, tout prouve que la généralité des fidèles pensait, agissait et mangeait autrement.

Il paraît pourtant que le beurre, soit préjugé, soit usage, ne figurait sur les tables, aux jours maigres, qu'en substance, et qu'on ne l'employait point en assaisonnements de cuisine. Les aliments, chez les moines surtout, s'apprêtaient avec de l'huile ; mais l'huile venait-elle à renchérir ou à manquer, on ne savait plus comment faire. Il y eut, à ce sujet, des représentations faites au concile tenu en 817 à Aix-la-Chapelle, et le concile y avisa : il permit aux ordres religieux, seulement en France, de se servir de graisse animale ou d'huile de lard, à défaut d'huile d'olive. Par la suite, le jus de lard ayant été défendu comme étant une friandise et un aliment gras, on lui substitua le beurre pour l'assaisonnement des mets. Hugues de Feuillet, abbé de Saint-Denis en 1149, examinant (claustro animœ) quelle peut être la nourriture d'un vrai religieux, n'hésite pas à dire qu'il doit vivre de fruits et de légumes, apprêtés non avec de la graisse, mais avec du beurre, de l'huile ou du lait. Mais le beurre et le lait, quoique autorisés par une longue tolérance, devaient être prohibés à leur tour. Un concile d'Angers, en 1365, les condamna et voulut ramener l'ancien usage de l'huile. Nous savons, dit-il, que dans plusieurs cantons, non-seulement les religieux, mais encore les clercs, usent de lait et de beurre en carême et les jours de jeûne, quoiqu'ils aient du poisson, de l'huile et tout ce qui est nécessaire pour ce temps-là. En conséquence, nous défendons à toute personne, quelle qu'elle soit, le lait et le beurre en carême, même dans le pain et les légumes, à moins qu'elle n'en ait obtenu une permission particulière. Cette loi, toute rigoureuse qu'elle était, fut observée très-strictement jusqu'à la fin du quinzième siècle : les rois eux-mêmes s'y assujettirent. Charles V, dont la santé se trouvait altérée depuis son empoisonnement par un émissaire du roi de Navarre, demanda à Grégoire XI une dispense pour user, les jours maigres, de lait et de beurre. Le pape y consentit ; mais il exigea un certificat du confesseur et du médecin du roi, et il imposa, en outre, à son bien-aimé fils un certain nombre de prières et d'œuvres pies ! Et ce qui montre jusqu'à quel point on poussait alors le scrupule en fait d'abstinence, c'est que le saint-père, dans la même bulle, accorde aux officiers du roi la permission de goûter les sauces et les ragoûts qu'ils apprêteront pour lui avec du beurre et du lait. Mais on se passait quelquefois, en cas de force majeure, de recourir aux dispenses papales ou épiscopales. On lit, dans le Journal d'un Bourgeois de Paris, que, sous le malheureux règne de Charles VII, pour la deffaute d'huile, on mangeoit du beurre en icelui quaresme, comme en charnage (jours gras).

En 1491, la reine Anne, duchesse de Bretagne, sollicita du pape, non-seulement pour elle, mais pour sa maison, la permission de manger du beurre en carême ; et, pour justifier sa requête, elle allégua que la Bretagne ne produisait point d'huile. La cour de Rome ayant obtempéré à cette requête, la Bretagne sollicita la même faveur et l'obtint. Les autres provinces qui pouvaient faire valoir ces motifs demandèrent aussi et obtinrent successivement la même grâce ; et c'est ainsi que la France put consommer son beurre en temps de carême. Mais, comme ces dispenses n'étaient concédées qu'à la condition de faire des prières et des aumônes, de là naquirent ces troncs pour le beurre qui pendant longtemps subsistèrent dans nos églises paroissiales, et qu'on voit encore aujourd'hui dans la plupart des églises de la Belgique.

Le lait et le fromage suivirent, dans le monde catholique, les destinées du beurre, puisqu'ils avaient la même origine que lui. Quant aux œufs, ils devinrent gras quand on ne prétendit plus que les volatiles étaient des poissons : mais la permission ecclésiastique accordée aux mangeurs de beurre enhardit bientôt les mangeurs d'œufs à demander aussi une dispense ; et, sans la motiver sur des raisons plausibles, Jules III, en 1555, l'accorda gracieusement à la chrétienté. Il est vrai que cette même bulle fut brûlée plus tard, par arrêt du parlement ; et qu'en 1584 un synode tenu à Bourges défendit de manger des œufs en carême, excepté aux malades. Cette proscription des œufs en temps de carême fut l'origine des œufs de Pâques, que l'on faisait bénir le vendredi saint et qu'on mangeait à Pâques.

A toutes les époques, les différentes provinces de la France ont produit différents fromages plus ou moins estimés. Pline le naturaliste dit qu'on recherchait à Rome les fromages de Nîmes, du mont Lozère au Gévaudan et des pays circonvoisins, mais que ces fromages ne pouvaient se conserver, et qu'il fallait les manger frais. Martial fait mention des fromages de Toulouse.

Sous les rois de la troisième race, Chaillot, près Paris, fabriquait certain fromage qui était en bonne odeur dans la capitale. Aux douzième et treizième siècles, on estimait à Paris les fromages de Champagne, et celui de Brie surtout.

J'ay bon fromage de Champaigne :

Or i a fromage de Brie.

(Dict des Crieries de Paris.)

Celui-ci, qui n'est pas déchu de sa renommée, est plusieurs fois nommé avec éloge dans les fabliaux français et les anciennes poésies. Eustache Deschamps, qui écrivait sous Charles VI, dit malignement que c'était la seule bonne chose qui nous vînt de la Brie.

L'auteur anonyme du Ménagier de Paris, en plusieurs endroits de son livre, cite : le frommage mol, le frommage indien, le frommage de gain et le vieil frommage de presse.

On ne pourrait, sans de longs commentaires, établir quels étaient ces deux derniers fromages. Il parle aussi d'un fromage que l'on mélangeait avec des œufs pour faire des tartelettes. Enfin, voici, selon lui, les qualités que devait avoir un bon fromage :

Bon frommage a six conditions : Non Argus, nec Helena, nec Maria Magdalena, sed Lazarus et Martinus, respondens pontifici.

Non mie blanc comme Hélaine,

Non mie plourant com Magdalaine,

Non Argus, mais du tout avugle,

Et aussi pesant comme un bugle (bœuf) :

Contre le poulce soit rebelle,

Et qu'il ait tigneuse cotelle (enveloppe) :

Sans yeulx, sans plourer, non pas blanc,

Tigneulx, rebelle, bien pesant.

La traduction en vers, dit M. Jérôme Pichon, explique suffisamment le commencement de cet aphorisme culinaire. Lazarus (ladre) paroît répondre à teigneux ; Martinus signifie dur, obstiné (rebelle), par allusion à Martin Grosia, professeur de droit à Bologne au douzième siècle, dont la dureté et l'entêtement étoient passés en proverbe, au dire du cardinal Baronius, cité par Du Cange au mot Martinus. Il semble donc que respondens pontifici soit traduit par pesant : est-ce par allusion à la solennité, à la gravité pontificale ? Christine de Pisan a employé le mot pontifical dans le sens de solennel, en parlant du duc d'Anjou (Hault et pontifical en son maintien). Voyez DU CANGE, au mot Pontifex.

Platine (1509) cite parmi les bons fromages ceux de Chauny en Picardie, de Bréhémont en Touraine, de la Grande-Chartreuse dans le Dauphiné, de l'Épine et de Rosanois en Bourgogne. Charles Estienne vante ceux de Craponne en Auvergne, ceux de Béthune en Flandres, les angelots de Normandie et les fromages de crème frais, que les villages de Montreuil et de Vincennes fournissaient à Paris. Labruyère-Champier, qui fait aussi l'éloge de ces derniers", dit que les paysannes les apportaient en ville dans de petits paniers de jonc, et qu'on les mangeait saupoudrés de sucre. Quant aux angelots, Champier reconnaît qu'ils sont agréables, mais qu'ils se conservent peu. Sa liste, aux fromages cités par Platine et par Charles Estienne, ajoute les rougerets de Lyon, les fromages de Brienne, de Bresse, de Sens et de Limoges ; mais il met au-dessus de tous, ceux d'Auvergne, ronds ou cylindriques, et il regarde même ces deux espèces comme les meilleures d'Europe. Selon Liébaut, les Auvergnats n'employaient, pour la confection de leurs fromages, que des enfants de quatorze ans, bien nets et bien sains.

Le même auteur parle encore de fromages de carême, dits à la chardonnette, et caillés avec des œufs de brochet, ainsi que de certains autres petits fromages qu'à Paris on nommait jonchées et qui étaient faits de lait caillé sans présure. Chasseneux (Catalogus gloriœ mundi) compte au nombre des excellents fromages ceux d'Eutigny près Dijon et ceux qu'en Bresse on appelait, à cause de leur forme ronde ou ovale, têtes-de-morts ou têtes-de-moines. Enfin, Olivier de Serres vante les petits fromageons ou baux de Provence et les angelots de Brie. Il ajoute que, pour former un fromage parfait, il faut le composer avec du lait de vache, du lait de chèvre et du lait de brebis, mêlés ensemble, parce que chacun de ces différens laits lui communiquera ses bonnes qualités, ainsi que le témoigne l'ancien proverbe : Beurre de vache, fromage de brebis, caillé de chèvre. Il voudrait, en outre, qu'on fît bouillir le lait avant de le faire cailler, procédé en usage à Lodi et à Parme, où se fabriquent ces fromages, cogneus par tout le monde pour leur bonté ; procédé employé également, dit Champier, dans quelques cantons de la Suisse où l'on cherche à imiter le parmesan.

Les fromages d'Italie ont été introduits assez tard en France. Le parmesan n'y a été connu que sous Charles VIII. Ce prince, au retour de son expédition de Naples, le mit tellement à la mode, non-seulement à la cour, mais encore par tout le royaume, qu'au seizième siècle c'était le fromage dont on faisait le plus de cas. Celui qu'on estimait le plus ensuite c'était le marsolin, qui avait la forme d'une citrouille et qui venait de Florence. Olivier de Serres donne le premier rang au parmesan, qu'il appelle fromage de Milan ou de Lombardie ; le second rang au fromage de Turquie, qui arrivait dans des vessies ; le troisième à celui de la Suisse, et le quatrième à ceux de Hollande et de Zélande. Quelques-uns de ces fromages étrangers s'employaient en ragoûts et en pâtisseries ; il y en avait même plusieurs qu'on mangeait en grillades saupoudrées de sucre et de cannelle en poudre, ceux d'Auvergne et de Bresse se mangeaient ainsi. Le Roman de Claris, parlant d'une ville prise d'assaut, dit :

Treuvent maint bon tonnel de vin,

Maint bon bacon (cochon), maint fromage à rostir.

Le secret de persiller le fromage remonte à dix siècles au moins, comme le prouve l'anecdote suivante sur Charlemagne rapportée par le moine de Saint-Gall. L'empereur, dans un de ses voyages, descendit à l'improviste, et sans être attendu, chez un évêque. C'était un vendredi. Le prélat n'avait point de poisson, et il n'osait d'ailleurs, à cause de l'abstinence du jour, faire servir de la viande au prince. Il lui présenta donc ce qu'il avait chez lui : de la graisse et du fromage. Charles mangea du fromage ; mais prenant les taches du persillé pour de la pourriture, il avait soin auparavant de les enlever avec la pointe de son couteau. L'évêque, qui était debout auprès de la table, ainsi que la suite du prince, prit la liberté de lui représenter que ce qu'il jetait était le meilleur du fromage. Charles goûta donc du persillé ; il trouva que son hôte avait raison, et le chargea même de lui envoyer tous les ans à Aix-la-Chapelle deux caisses de fromages pareils. Celui-ci répondit qu'il était bien en son pouvoir d'envoyer des fromages, mais qu'il ne l'était pas d'en envoyer de persillés ; parce que ce n'est qu'en les ouvrant qu'on peut s'assurer si le marchand n'a pas trompé. — Eh bien ! dit l'empereur, avant de les faire partir, coupez-les par le milieu ; il vous sera facile de voir s'ils sont tels que je le désire. Vous n'aurez plus ensuite qu'à rapprocher les deux moitiés, en les assujettissant avec une cheville de bois ; puis vous mettrez le tout dans une caisse.

La vente journalière du lait, dans l'intérieur des villes, se faisait, dès le quatorzième siècle, par des femmes qui connaissaient déjà la manière d'augmenter leurs bénéfices en agrandissant leur marchandise ; écoutez plutôt le bon auteur du Ménagier de Paris : Prenez lait de vache bien frais et dictes à celle qui le vous vendra, qu'elle ne le vous baille point s'elle y a mis eaue ; et s'il n'est bien frais ou qu'il y ait eaue, il tournera. Il paraît même qu'on ne faisait subir cette opération au lait qu'après l'avoir préalablement esburré (écrémé), témoin ce passage du Ménagier : A la Pierre-au-Lait, un sextier de bon lait non esburré et sans eaue pour faire la froumentée. La Pierre-au-Lait, place où l'on vendait le lait, suivant une nomenclature des rues de Paris par tenans et aboutissans, insérée dans plusieurs éditions des Antiquités de Paris de Corrozet, touchait aux rues des Écrivains, de la Vieille-Monnaie, de la Savonnerie et de la Haulmerie.

Les Normands avaient une façon toute particulière d'employer leur lait : ils le faisaient bouillir avec de l'ail et de l'oignon, et le laissaient refroidir ensuite dans des vases fermés. Cette liqueur aigrie et fermentée s'appelait séral. Ils conservaient également le beurre, ainsi que les Bretons, en l'enfermant, après l'avoir salé, dans de longs pots de grès cylindriques. Ainsi préparé, le beurre s'expédiait par toute la France. Les statuts donnés en 1412 aux fruitiers de Paris parlent de beurre salé en pot de terre. Avant de s'en servir en cuisine, on le dessalait suivant la méthode indiquée par le Ménagier de Paris : Pour dessaller beurre, mettez-le en une escuelle sur le feu pour fondre, et le sel dévalera ou fons de l'escuelle, lequel sel ainsi dévalé est bon ou potage, et le remenant (reste) du beurre demeure doulx. Aultrement, mettez votre beurre salé en eaue doulce fresche, et le pestrissiez et paumoiez dedens, et le sel demourra en l'eaue. Les beurres salés les plus estimés alors, comme aujourd'hui, étaient ceux de l'Ile-de-France, de Normandie, de Flandres et de Bretagne. En Lorraine, on conservait le beurre en le faisant fondre : ce qui, selon Olivier de Serres, le rend plus délicat. Blois et Lyon se vantaient aussi d'avoir le meilleur beurre. Enfin, le beurre frais le plus recherché pour la table était celui de Vanvres. Selon Champier, les bourgeois de Paris mangeaient beaucoup de ce beurre, surtout au mois de mai ; et dans ce mois-là le peuple en mangeait chaque matin, en le mélangeant avec de l'ail pour dissiper le mauvais air et pour tuer les vers qu'il peul avoir dans les entrailles. Mais la population qui consommait le plus de beurre était celle de la Flandre : Elle ne passe aucun jour ni aucun repas, dit le même auteur, sans en manger, et je suis surpris qu'elle n'ait pas encore essayé d'en mettre en boisson. Aussi, en France l'appelle-t-on, par dérision, beurrière, et quand quelqu'un doit voyager dans ce pays, on lui recommande d'emporter un couteau s'il veut tâter aux bonnes mottes de beurre.

 

§ 9. POISSON. — La loi salique (cap. XXVIII, De furtis diversis, art. 31 et 32) condamnait à une amende de quarante-cinq sous quiconque aurait volé un filet à pêcher des anguilles. Ce poisson étant le seul dont parle cette loi, on aurait tort de croire qu'il fût le seul que les Franks se donnassent la peine de pêcher pour avoir le plaisir de le manger. Selon Pline, les rivières de la Gaule abondaient en saumons que les Aquitains préféraient à tous les autres poissons.

Ausone, qui vivait antérieurement à la loi salique, dans l'éloge qu'il fait de Bordeaux, sa patrie, vante beaucoup la perche, et compare sa délicatesse à celle du mulet de mer ; mais il représente l'alose, la tanche et le brochet comme abandonnés au bas peuple. Depuis cette époque jusqu'au seizième siècle, l'opinion des Bordelais n'avait pas changé à l'égard du brochet ; mais le reste de la France, loin de penser de même, regardait ce poisson comme excellent. Caulier, un des ambassadeurs que l'empereur Maximilien envoya au roi Louis XII, en 1510, raconte que, lors de son passage à Blois, la reine leur fit offrir de très-bon vin avec des huîtres, de la marée et quatre grans lux. On nommait lux, quarreaux et luceaux les gros brochets ; le nom de brochet était réservé à ceux de moyenne grosseur, les plus petits s'appelaient lancerons. Les laités étaient plus recherchés que les œuvés : se ce n'est quant l'en veult faire roissolles, pource que de l'ouvé broyé l'en fait roissolles.

Dans l'état des dépenses et revenus de Philippe-Auguste pour l'année 1202, on trouve la somme de 40 livres, somme considérable à cette époque, employée à l'achat de poisson d'Étampes, ce qui prouve qu'au treizième siècle le poisson vendu au marché de cette ville ou pêché dans les cours d'eau qui l'avoisinent avait quelque réputation. Il n'en est cependant pas question dans la liste des Proverbes rédigée à la même époque, et offrant, pour ainsi dire, le catalogue des meilleures choses que produisaient les différents cantons de la France. Voici les poissons les plus estimés que mentionne cette liste : anguilles du Maine, barbeaux de Saint-Florentin, brochets de Châlons, lamproies de Nantes, loches de Bar-sur-Seine, pimperneaux d'Eure, saumons de Loire, truites d'Andeli, vandoises d'Aise. Les lamproies de Nantes jouissaient encore de la même réputation du temps de Champier, qui rapporte qu'on en expédiait en poste dans des tonneaux, et qu'elles arrivaient fraîches à Paris. Il y avait des marchands forains qui n'apportaient à Paris que des lamproies et lamproyons ; car une ordonnance du roi Jean, publiée en 1350 et renouvelée par Charles VII, défend d'aller sur les chemins au-devant d'eux pour acheter leur marchandise.

Les truites de Genève, vantées par Grégoire de Tours, continuèrent à jouir de leur célébrité dans les siècles suivants. Cependant, à la cour, on leur préférait celles d'Orchies en Flandres, et même celles de Lyon ; on estimait aussi celles de la Dordogne, du val d'Aure en Dauphiné et de Tonure près d'Angoulême. Le peuple, qui ne savait rien de ces diverses provenances, ne distinguait que deux sortes de truites : les blanches, qui se mangeaient en hiver, et les vermeilles, qui se mangeaient en été. Ces dernières étaient les truites saumonées. Mais il paraît que la délicatesse proverbiale des truites d'Andeli, ainsi que celle des barbeaux de Saint-Florentin, n'avait pas été reconnue dans les siècles postérieurs ; car Champier ne parle pas des premières, et Charles Estienne ne vante, en fait de barbeaux, que ceux de la Somme, du Rhône et de la Loire. Du reste, ce poisson était peu recherché ; puisque pour désigner un homme inutile ou indifférent, on disait de lui : Il ressemble au barbeau, lequel n'est bon ni à rôtir ni à bouillir. Platine prétendait même qu'à quelque sauce qu'on l'apprêtât c'était un manger détestable.

Les Proverbes ne font aucune mention des carpes, et l'auteur du Ménagier de Paris, un siècle plus tard, ne parle encore que de la carpe de Marne ; on devait toutefois en faire venir d'autres à Paris, puisqu'il donne la manière de reconnaître les carpes de bonne eaue. La carpe qui a l'escaille blanche et non mie jaune ne rousse, dit-il, est de bonne eaue ; celle qui a gros yeulx et saillans hors de la teste, et le palais et langue mois et ouny, est grasse. Aucuns aiment mieulx la laictée que l'ouvée, et e contrario. Et nota que la brehaigne (stérile) vault mieulx que nulle des deux autres. Ce poisson, originaire du midi de l'Europe, n'a été multiplié en Hollande et en Suède que dans le courant du seizième siècle ; il fut importé en Angleterre par Mascall, vers 1514, et en Danemark, vers 1560, par Pierre Oxe. Les carpes de France les plus succulentes étaient, selon Champier, celles de la Loire, de la Charente et du Rhône ; et, selon Charles Estienne, celles de la Saône et de la Seine.

On mangeait certainement, au Moyen Âge, beaucoup d'autres poissons d'eau douce, mais nous n'avons à ce sujet aucun document positif : le seul que nous puissions citer est la nomenclature suivante, empruntée au Ménagier de Paris : Ables, alauses, anguilles (les petites : anguillettes), bars, barbelets (barbeaux), barbillons, bresmes, carpes, fuites (ailleurs fenes), gardons, gaymeaux, lamproies, loches, lus (brochets), perches, pimperneaux, rosses, tanches, truittes, vendoises. Au seizième siècle, Charles Estienne cite encore les perches de la Seine, les vandoises de la Loire et les goujons de la Loire et de la Seine.

Le commerce de poisson de mer salé ne commença guère, pour Paris, qu'au douzième siècle, lorsqu'on eut institué ou plutôt rétabli dans cette ville une compagnie de marchands par eaue. Une des premières denrées que cette compagnie amena dans ses bateaux, fut des harengs salés qu'elle tirait de la Normandie. Il en est parlé dans des lettres patentes de Louis VII (1170). Ces harengs salés étaient colportés dans les rues par des revendeurs, qui, au treizième siècle, criaient :

Sor et blanc harenc frès pouldré (salé).

(Dict des Crieries de Paris.)

C'était là pour le carême une denrée essentielle ; on en faisait alors une consommation générale. On peut avoir une idée de cette consommation dans les villes, à cette époque de l'année, par l'immense quantité de harengs que les rois de France donnaient aux hôpitaux où le maigre ne pouvait être observé que dans certaines limites. Au nombre des aumônes que Louis IX faisait tous les ans à certains monastères, aux léproseries et aux hôpitaux, aumônes que le saint roi, par une ordonnance de 1260, obligea ses successeurs à faire comme lui, il y avait deux mille cent neuf livres en argent, soixante-trois mesures de blé et soixante-huit mille harengs.

Les profits du commerce de poisson salé étaient si considérables, que ce commerce devint une profession spéciale ; ceux qui s'y livrèrent exclusivement, prirent le nom de marchands de salines. D'autres spéculateurs imaginèrent de faire arriver à Paris la marée fraîche, et s'intitulèrent forains. On fit des règlements pour distinguer les droits de chacune de ces deux catégories de marchands et pour prévenir les querelles de la concurrence. Saint Louis, en 1254, fit des règlements pour les forains qui faisaient venir le poisson, pour les voituriers qui l'apportaient, et pour les débitants qui le revendaient en détail. Dans ces règlements, tout le poisson était compris sous trois noms différents : le frais, le salé et le sor. Les détaillants se trouvaient divisés en deux classes : Les poissonniers et les harengers : aux premiers appartenait la vente du poisson frais ; aux seconds, celle du sor et du salé. Cette distinction entre les deux classes de marchands subsista jusqu'en 1345, où elles n'en formèrent plus qu'une seule. Quant aux espèces de poissons de mer qui arrivaient alors à Paris, on les connaît par l'ordonnance même de saint Louis. C'étaient des maquereaux salés, des nets, des gournaux, des raies, des célerins (espèce de sardine), des merlans salés ou frais, de la morue fraîche ou salée, enfin des harengs frais, salés ou sors. On donnait la préférence au maquereau salé, dont la consommation égalait presque celle du hareng. Au nombre des revenus de l'évêque d'Auxerre en 1290, l'abbé Lebeuf, dans son Histoire de la ville et de l’église d'Auxerre, cite une redevance de trois mille maquereaux.

Les villes moins éloignées des côtes avaient diverses sortes de poissons qu'on n'apportait pas dans la capitale. Arnaud de Villeneuve, qui écrivait vers la fin du treizième siècle, cite parmi les poissons de mer qu'on mangeait en France le marsouin, le chien de mer, le dauphin, le rouget, le grondin, la plie, le saumon, le merlan, l'esturgeon et la sèche. Une pièce manuscrite du treizième siècle nous offre une liste bien plus étendue des poissons de mer (quelques-uns nous sont inconnus) qui avaient cours sur les marchés du royaume. La voici :

Se sunt les menières (sortes) de poissons que on prant à la mer.

Alozes, Anons (merlus), Baleigne (baleine), Bar, Barbue, Bertelette (petite brème), Besque, Bresme, Carramkes (cancres ou crabes), Congre, Coques (salicoques), Dorées (dorades), Escrafin (égrefin) Escrevices (homards), Esturjons, Flairs (flets), Flectan (fletan, sorte de petite sole), Gourneaux, Grisniers, Hanons, Hearans (harengs), Heirons, Kien (chien) de mer, Lièvre de mer, Louf (loup) de mer, Lumandes (limandes), Manniers (meuniers), Maqueriaux (maquereaux), Mellans (merlans), Morues, Moulles (sorte de poisson différent du coquillage ainsi nommé), Mules (mulets), Oïstes (huîtres), Paons, Plies (plies), Pollètes (petites soles), Port (porc) de mer (marsouin), Pourpois, Quarriaux (carrelets), Rais (raie), Raoulles, Rouges (rougets), Sardes (sardines), Saumons, Scellans, Seiches, Seules (soles), Soteriaux, Sormules (surmulets), Wivres (guivre, lamproie).

Un siècle plus tard, l'auteur du Ménagier de Paris donnait les recettes pour apprêter les poissons qu'on mangeait dans la capitale et qu'il divisait en deux classes : le ront ou poisson d'yver et le plat ou poisson d'esté. Première classe : 1° Brelle. NOTA. Brette est plus petite et plus doulce et meilleure que chien de mer, et dit l'en que c'est la femelle du chien : et est brune sur le dos et le chien est roux. — 2° Chien de mer. — 3° Mulet. Mulet est dit migon ou mungon en Languedoc. — 4° Morue. NOTA. Morue n'est point dicte à Tournay s'elle n'est salée, car la fresche est dicte cableaux (cabillau). Item, quant icelle morue est prise ès marches de la mer, et l'en veult icelle garder dix ou douze ans, l'en l'effondre, et lui oste l'en la teste, et est seichée à l'air et au soleil, et non mie au feu ou à la fumée ; et ce fait, elle est nommée stofx (slockfisck en hollandais). — 4° Maquerel. Le frais entre en saison en juin, jasoit-ce que l'en en treuve dès le mois de mars. — 5° Ton. Poisson qui est trouvé en la mer ou estans marinaulx des parties de Languedoc, et n'a aucunes arestes fors l'eschine, et a dure pel. — 6° Langoustes. NOTA. Sont grans escrevices. — 7° Congres. — 8° Tumbe, rouget, gournaut, grimondin. Tumbe est le plus grant, et sont prises en la mer d'Angleterre ; gournaut est le plus grant après, et sont toutes ces deux espèces de couleur tannée ; le rouget est le plus petit et le plus rouge, et le grimondin est le mendre de tous et est tanné, tavellé (tacheté) et de diverses couleurs ; et tous sont comme d'une nature et d'une saveur. — 9° Saumon frais. Item salé et baconné (famé). — 10° Aigrefin. — 11° Orfin (ou arsin, sans doute l'orphie des côtes de la Normandie). — 12° Porc de mer, marsouin, pourpois. Est tout un. — 13° Merlus (merluche). NOTA. Merlus est fait, ce semble, de morue. — 14° Esturgon. — Item, contrefait de veel. — 15° Merlant salé. Est bon quant sa nœ (nageoire) est entière et son ventre blanc et entier. — 16° Vive. NOTA, a trois lieux périlleux à touchier, c'est assavoir les arestes qui sont sur le dos près de la teste et les deux oreilles. — 17° Craspois. C'est baleine salée.

Il est parlé du craspois ou graspois dans bien des auteurs du Moyen Âge ; mais il n'y a que l'auteur du Ménagier qui nous dise ce que c'était. Un procès relatif à sept èlaux, dont cinq à sèches et deux à craspois, que le roi possédait aux halles de Paris, nous apprend que le craspois n'y venait qu'en carême : c'était le lard de carême. Pendant cette époque d'abstinence, quarante mille personnes vivaient de craspois, de sèches et de harengs. Ces poissons étaient vendus en détail par environ mille pauvres femmes, auxquelles il était défendu de se tenir sous le couvert des halles, où se trouvaient les grands étaux ou pierres au poisson. Bélon ne nomme pas le craspois, mais il dit, en parlant de la baleine : Ce poisson est couvert de cuir noir, dur et espez, sous lequel il y a du lard environ l'espesseur d'un grand pied, qui est ce que l'on vend en quaresme. On mangea donc de la chair de baleine, en carême, jusqu'à la fin du seizième siècle ; néanmoins, l'auteur du Trésor de santé reconnaît que cette salaison, quoique cuite pendant vingt-quatre heures, était toujours fort dure et indigestible.

POISSON DE MER PLAT. — 1° Raye. NOTA, est bonne en septembre et meilleure en octobre, car alors elle mengue les harens frais. — 2° Plays (plies) et quarrelet sont aucques (presque) d'une nature. La plus grant est nommée plays, et la plus petite quarrelet, et est tavellée de rouge sur le dos ; et sont bons du flo de mars (marée de mars) et meilleurs du flo d'avril. — 3° Limandes. Sont tavellées de jaune ou roux par le dos, et ont l'oreille devers le blanc (tirant sur le blanc). — 4° Pôles, soles. Sont d'une nature, et sont les poles tavellées par le dos. — 5° Turbot. Est dit ront à Bésiers. — 6° Barbue. Est plus petite que turbot, mais turbot est-greigneur (meilleur). — 7° Bresme, baille (ailleurs barte). — 8° Tante (peut-être tance pour tanche de mer). — 9° Dorée (dorade). — 10° Ales. — 11° Flays (fiez ou flet, espèce de plie). NOTA. De ce ne convient faire nul compte, car ils ne sont en saison fors quant le quarrel font soubs le pié (quand le carrelet, qui vaut mieux, est très-commun) ; ce poisson n'est point tavellé de rouge sur le dos, comme sont quarrelets, et si ont le dos bien noir. — 12° Hanons (suivant Belon, c'est le nom rouennais du coquillage dit pétoncle). NOTA que les hanons qui sont ensemble amoncelés et se entretiennent à une masse sans esparpillier ou départir, et sont vermeils et de vive couleur, sont frais : et ceulx qui ne s'entretiennent et sont esparpilliés et de fade ou morte couleur, sont de vieille prise. -- 13° Moules (ailleurs mooles). Sont les meilleurs ou commencement du nouvel temps de mars. Moule de Quayeu (sans doute Cayeux en Picardie) est rousse, ronde au travers et longuette, et la moule de Normandie est noire. — 14° Escrevices (six sols le cent). — 15° Escrevices de mer ; et dit-l'en lengoutes (l'auteur a déjà classé la langouste dans le poisson de mer rond). — 16° Seiche fresche et seiche conrée (préparée ; ce doit être la sèche confite avec la saulce aigre ou marinée, comme on l'apprêtait, du temps de Belon, pour la rendre plus facile à manger et à digérer). L'auteur du Ménagier parle aussi, mais sans les classer dans l'une ou l'autre des deux catégories de poissons de mer, du harenc nouvellet qui commence en avril et dure jusqu'à la Saint-Remy que les harens frais commencent ; du harenc quaque et du harenc sory du cyros ou tire ; des anchois ; des sardines ; de la barbotte ou bourbotte, du chavessol et du brulis, qui était peut-être le brulliau.

Nos ancêtres, qui mangeaient du chien de mer, du marsouin et de la baleine, ne s'apercevaient pas sans doute que la chair de ces poissons fût coriace, puisqu'ils faisaient leurs délices du héron, du butor, du cormoran, de la cigogne et de la grue. On peut cependant s'étonner que la France, en se civilisant, augmentât de plus en plus la liste des monstres marins bons à manger. Celle que donne Platine, déjà plus étendue que celle du Ménagier, est moins considérable que celle que Rabelais a fait figurer au chapitre des Gastrolâlres dans son Pantagruel. Enfin, en 1563, Bélon (Observations sur les singularités trouvées en Grèce, en Asie, etc.) disait encore, en parlant du marsouin : Celui-là mesme que nous avons en délices ès jours maigres ; et Champier assurait avoir mangé, à la cour de François Ier, du boudin fait avec le sang, la graisse et les boyaux du veau marin, et presque semblable au boudin de cochon. Il y eut une sorte de rénovation de la cuisine française sous le règne de Louis XIII, et l'on renonça tout à fait à ces aliments dignes des Esquimaux.

Les Proverbes du treizième siècle, qui nous font connaître les poissons d'eau douce les plus estimés à cette époque, énumèrent ainsi les poissons de mer qu'on préférait : aloses de Bordeaux, congres de La Rochelle, esturgeons de Blaye, harengs de Fécamp, saumons de Loire, sèches de Coutances. La renommée proverbiale de ces poissons ne s'étendait pas sans doute par toute la France, ou bien elle cessa du moins pour plusieurs d'entre eux ; au seizième siècle, selon Champier, on rejetait le congre, parce qu'il donnait la lèpre ; et les saumons de la Loire étaient délaissés pour ceux du Rhône et du Rhin. L'alose de Bordeaux seule conserva une réputation universelle. Le turbot, la dorade, la sole et la raie coûtaient fort cher, et par conséquent étaient réservés pour la table des gens riches. La vive était le régal de la bourgeoisie, qui recherchait également la tanche, mais qui ne l'estimait qu'en raison de sa grosseur. On faisait grand cas aussi de la petite écrevisse de mer nommée salicoque ; en Saintonge, on lui avait même donné le nom de santé, parce qu'on en faisait manger aux convalescents et aux phthisiques. Quant aux écrevisses d'eau douce, on ne les estimait, du temps de Champier, que pour leurs œufs.

Arnaud de Villeneuve remarquait, au treizième siècle, que le goût pour les coquillages était particulier aux Français. Cependant une seule espèce de coquillage, l'huître, arrivait alors à Paris ; la moule n'y fut connue que plus tard ; mais on mangeait des coquillages sur toutes les côtes de l'Océan et de la Méditerranée. Les huîtres du Médoc, appelées huîtres de Bordeaux, étaient déjà en grand renom dès le temps de Pline, qui en fait l'éloge. Ausone vantait aussi celles de Marseille, de Collioure, de la côte d'Évreux, de Bretagne et du Poitou. Il compare les huîtres de Bordeaux à celles des Baies, si estimées des Romains. Henri IV aimait beaucoup les huîtres : le flux de sang qui l'incommoda en 1603, pendant son voyage à Rouen, ne fut attribué, selon l'Estoile, qu'à la quantité d'huîtres qu'il avait mangées. Sully raconte que, quand le roi l'eut nommé duc et pair, ce prince vint le surprendre et se placer au nombre des convives à son repas de réception ; mais, ajoute l'historien, comme on tardait trop à se mettre à table, il commença par manger des huîtres de chasse qu'il trouva très-fraîches. Legrand d'Aussy suppose qu'on appelait huîtres de chasse celles qui venaient à Paris par les chasse-marées.

On peut comprendre, parmi les coquillages dont nos pères étaient si friands, les escargots et les tortues de mer ou de terre. Quant aux grenouilles, elles figuraient sur toutes les tables, chez le riche comme chez le pauvre, tellement que les Français avaient été surnommés mangeurs de grenouilles par les Anglais, au quinzième siècle. L'auteur des Devis sur la vigne disait en 1550 : Je me riois de Perdix, quant on lui apporta des grenouilles en façon de poulletz fricassez, des escargots bouilliz et des tortues en leur coquille à l'estuvée. Trente ans plus tard, Bernard de Palissy écrivait, dans son Traité des pierres : C'est une chose qui se voit tous les jours que les hommes mangent des viandes desquelles anciennement l'on n'en eust mangé pour rien du monde. Et, de mon temps, j'ai veu qu'il se fust trouvé bien peu d'hommes qui eussent voulu manger ni tortues ni grenouilles. Legrand d'Aussy s'appuie de ces autorités pour soutenir que l'on ne mangeait ni tortues, ni escargots, ni grenouilles, avant le seizième siècle ; mais il aurait dû savoir que les escargots étaient fort appréciés par les Romains (VARRON, liv. III, chap. XIV), et que les grenouilles faisaient les délices des riches gens du quatorzième siècle.

L'auteur du Ménagier de Paris, au chapitre des Entremets, donne la manière de préparer et d'accommoder les limassons, ou escargots, et les renoulles (grenouilles). Ce goût pour les escargots continua sans interruption dans le siècle suivant ; nous en avons la preuve par une pièce bizarre, imprimée en 1493, à la fin du Calendrier des bergiers, dans laquelle l'auteur dit au limaçon :

Oneques Lombard ne te mangeat,

A telle saulce que (nous) ferons,

Si te mettrons en ung grant plat,

Au poyvre noir et aux ongnons.

Enfin, en 1530, vingt ans avant la publication des Devis sur la vigne, un nommé Estienne Daigue ou de Haigue publiait à Paris un Singulier Traicté contenant la propriété des tortues, escargots, grenoilles et artichautz. Tout le monde cependant ne mangeait pas de cette cuisine-là ; car Labruyère-Champier dit, à propos des grenouilles, qu'il ne comprend pas comment des gens délicats peuvent, sans que leur cœur se soulève, faire un aliment d'un pareil insecte, né dans des marais et des eaux croupissantes. Puis il ajoute : J'ai vu un temps où l'on n'en mangeait que les cuisses ; mais actuellement on mange tout le corps, excepté la tête. C'était surtout pendant le carême qu'on faisait une grande consommation de grenouilles et d'escargots. Dans certaines provinces, en Lorraine particulièrement, on mangeait des escargots toute l'année ; et l'on en était très-friand. Les grands seigneurs et les bourgeois avaient des escargolières. Les escargots les plus recherchés, au quatorzième siècle, étaient ceux de vigne et de sureau, et au seizième, ceux de vigne et de houblon.

 

§ 10. BOISSONS. — La bière est non-seulement une des plus anciennes boissons connues, mais encore celle de toutes peut-être qui fut la plus usitée en Europe au Moyen Age. Olivier de Serres en attribue l'invention aux habitants de Péluse, qui, ne pouvant ensemencer leurs terres qu'avec des grains, à cause des débordements annuels du Nil, trouvèrent l'art d'extraire une boisson de ces mêmes grains écrasés et fermentés. Les autres contrées de l'Egypte reçurent cette boisson avec une reconnaissance telle, qu'elles reportèrent l'honneur de l'invention au dieu Osiris. Les Égyptiens avaient deux sortes de bières : l'une qu'ils appelaient curmi ou cormi, faite avec le grain entier ; l'autre qu'ils nommaient zythus, faite, comme le posca des Latins, avec la farine du grain mise en pâte, qu'on délayait dans de l'eau, pour s'en servir au fur et à mesure des besoins.

Si l'on s'en rapporte à certains auteurs, tels que Diodore de Sicile, Théophraste, Athénée, etc., les Gaulois avaient également deux sortes de bières : l'une appelée zythus, apprêtée avec du miel et réservée particulièrement aux riches ; l'autre nommée corma, destinée au peuple et dans laquelle n'entrait pas de miel. Il faudrait conclure de là que de curmi ou cormi on avait fait corma par corruption, et que les Gaulois avaient reçu des Égyptiens et le nom et la chose, par la colonie de Phocéens qui fondèrent Marseille. Mais Pline avance, de son côté, que la bière en langue gauloise se nommait cerevisia, et le grain qu'on y employait, brance. Ce témoignage est d'autant plus digne de foi, que de brance on a fait brasseur, et de cerevisia, cervoise, nom générique sous lequel la bière fut connue pendant des siècles et qu'elle portait encore il n'y a pas longtemps.

L'empereur Domitien, en faisant arracher toutes les vignes dans les Gaules, dut y rendre générale la fabrication de la bière ; et, bien que Probus, deux siècles plus tard, permît de les replanter, l'usage des boissons de grains s'y maintint toujours. Quatre-vingts ans environ après Probus, l'empereur Julien, qui passa deux hivers à Paris, se plaignait de la bière qu'on lui servait à table ; il n'y avait pourtant, à cette époque, que le bas peuple qui en fît sa boisson exclusive, car les gens aisés buvaient du vin concurremment avec de la bière. Cette coutume d'user alternativement de ces deux boissons si différentes dans un même repas, s'introduisit jusque dans les monastères, et y devint une règle depuis le concile d'Aix-la-Chapelle, en 817, qui mesura même la quantité de bière et de vin qu'on devait donner par jour à chaque religieux et à chaque religieuse. L'observation de cette règle fut l'origine de nombreuses brasseries établies dans les couvents du nord de la France ; car partout où les moines buvaient de la bière, ils la préparaient eux-mêmes, et ils avaient dans leur enclos les fourneaux, les cuves et les moulins nécessaires. Il existe une charte de Henri Ier (1042) par laquelle ce roi accorde aux religieux du monastère de Saint-Salve, à Montreuil-sur-Mer, deux de ces moulins, cerevisiæ usibus deservientes.

Le goût pour la bière était d'ailleurs général en France ; les rois eux-mêmes en buvaient beaucoup ; quelques-uns la préféraient au vin. Charlemagne, dans son capitulaire de Villis, ordonne qu'au nombre des artisans attachés à ses métairies il y en ait qui sachent faire la bière. On lit dans Juvénal des Ursins que, quand Richard d'Angleterre vint en France épouser la fille de Charles VI, le roi de France reçut en présent de son gendre un vaisseau à mettre eau, garni de pierres précieuses, et un autre très-beau vaisseau à boire cervoise. Richard aurait-il fait un semblable présent, si la bière n'avait pas été en faveur à la cour de France, comme dans celle d'Angleterre ! Néanmoins, à mesure que les vignes se multiplièrent dans nos provinces à vignobles, l'usage de la bière, du moins pour les laïques, diminua peu à peu et finit même par disparaître entièrement, parce que, la liberté de planter des vignes n'étant plus restreinte, le vin était devenu assez commun pour que tout le monde pût en boire. Ainsi, par exemple, Paris, qui, du temps de Julien, ne connaissait guère d'autre boisson que la bière, comptait à peine quelques brasseurs en 1264, lorsque saint Louis leur donna des statuts. Ils furent bientôt forcés de quitter la capitale, où leur industrie ne trouvait plus d'encouragement. On ne les vit reparaître qu'en 1428, quelques années après la mort de Charles VI. La consommation de la bière alors fut si grande que, selon le Journal d'un Bourgeois de Paris, elle produisit en droits perçus pour le roi deux tiers de plus que le vin. Il arrivait toutefois qu'en temps de disette on en restreignait la fabrication, à cause de la quantité de grains qu'elle enlevait à la nourriture du peuple. Ainsi, dans les années 1415 et 1482, on défendit même d'en fabriquer.

Sous les Romains, la véritable cervoise se faisait avec de l'orge. Dans la suite, on employa d'autres grains, et pendant longtemps toute boisson faite avec un grain quelconque, germé ou fermenté, soit orge, soit avoine, soit froment, porta le nom générique de cervoise. Cependant une charte de Charles-le-Chauve (862) accorde encore annuellement aux moines du monastère de Saint-Denis quatre-vingt-dix mesures (modios) d'épeautre pour faire de la cervoise. Les statuts que rédigea le bon prévôt des marchands Estienne Boileau, en 1264, portent que les brasseurs ne pourront la faire qu'avec de l'orge, du méteil et de la dragée (menues graines, telles que vesces, lentilles, etc.), et qu'ils se garderont d'y faire entrer de l’ivraie, à cause des désordres que cette graine apporte dans les organes de l'homme. Vers le milieu du seizième siècle, les brasseurs de la Picardie composaient la leur avec deux parties égales d'orge et de froment, et ceux de Paris, avec trois parties d'orge et une d'avoine. Enfin, Olivier de Serres (1690) dit que certains brasseurs parisiens n'employaient que de l'orge seul, tandis que d'autres mélangeaient de l'avoine avec du froment en y joignant de la fleur ou de la semence de houblon. Champier parle de l'introduction du houblon dans la confection de la bière, comme d'un fait à peu près contemporain.

Outre la cervoise, on connaissait encore, au treizième siècle, une bière nommée godale. Estienne Boileau, qui dans ses statuts la distingue de la première, ne dit pas en quoi elle différait. Si ce nom, dit Legrand d'Aussy, vient, comme on peut le croire, de goad ael, mots allemands qui signifient bonne bière, la godale était une bière plus forte que la cervoise ordinaire. En effet, Liébaut rapporte que, de son temps, les Picards la nommaient gueule double, et Charles Estienne nous apprend que les Flamands lui avaient donné le nom de double bière. Au mot godale a survécu la locution familière de godailler.

Les épices, que les croisés avaient rapportées de l'Orient, entrèrent dans les boissons aussi bien que dans les mets : on eut alors des bières fortes, et l'on dédaigna les bières faibles. De là vient cette expression populaire : comme de la petite bière, pour caractériser le peu de mérite d'un homme ou le peu de valeur d'une chose. Afin d'avoir de la bière de haut goût, on y mettait du piment, de la poix-résine et des baies de genièvre, choses qui ne sont mie bonnes, ne loyaux, disent les Statuts d'Estienne Boileau. Au seizième siècle, on y jetait de l'ivraie, au risque de la rendre dangereuse ; selon Olivier de Serres, on y ajoutait des aromates, des épiceries, du beurre, du miel, des pommes, des miettes de pain, etc. Les Anglais mêlaient à la leur du sucre, de la cannelle et des clous de girofle ; en Allemagne, on la salait ; enfin, en Belgique, outre le houblon, on y faisait infuser des baies de laurier, de la gentiane, de la sauge, de la lavande, des fleurs d'ormin et autres graines ou plantes semblables.

Cependant on en faisait aussi de douces et d'agréables avec du miel ; cette espèce de bière était usitée en France depuis les temps les plus reculés, et en Allemagne, depuis le huitième siècle : elle eut cours, dans les deux pays, jusqu'à la fin du seizième siècle ; elle fut détrônée alors par les bières à l'ambre, à la framboise, etc., qui le disputaient aux liqueurs, dont l'eau-de-vie, inventée vers cette époque, était la base.

Au treizième siècle, la bière la plus renommée fut celle de Cambrai ; au seizième, celle d'Angleterre.

Le mélange du miel avec la bière étant constaté dès les plus anciens temps de notre histoire, on peut supposer que l'hydromel fut connu dans les Gaules à la même époque ; le fait est d'autant plus probable que cette boisson, la plus simple de toutes, fut la première en usage chez tous les peuples barbares. Cependant les auteurs latins n'en parlent pas, et il n'en est fait mention nulle part avant une lettre adressée à Charlemagne par l'abbé Théodemar, dans laquelle ce dernier raconte qu'en été il avait coutume de donner une potion de miel à ses religieux qui faisaient la moisson. Au treizième siècle, l'hydromel était composé d'une partie de miel sur douze parties d'eau ; selon Olivier de Serres, il se préparait encore de même, à la fin du seizième siècle. Quelquefois on rehaussait, avec des épices ou des poudres d'herbes aromatiques, le goût de cette boisson, qui s'appelait alors borgérase, borgérafre, bogérasle ou bochel. On l'estimait fort, ainsi aromatisé ou épicé, et les moines s'en régalaient les jours de grandes fêtes. Les Coutumes de l'ordre de Cluny le nomment potus dulcissimus. Il y avait plusieurs manières de le préparer : voici celle indiquée par le Mènagier de Paris, pour faire une queue (grosse barrique) ou plus ou moins de bochet de quatre ans de garde. Mettez les trois pars d'eaue et la quatrième de miel, faites boulir et escumer tant qu'il a déchée du dixième, et puis gettez en un vaissel : puis remplez vostre chaudière et faictes comme devant, tant que vous en aiez assez ; puis laissiez refroidier et puis remplez vostre queue : adonc, vostre bochet gettera comme moust qui se pare. Si le vous convient tousjours tenir plain afin qu'il gette, et après six sepmaines ou un mois l'en doit traire tout le bochet jusques à la lye et le mettre en cuve ou en autre vaissel, puis deffoncier le vaissel où il estoit, oster la lye, eschauder, laver, renfoncer, et remplir de ce qui est demouré, et garder ; et ne chault s'il est en vuidenge. Et adonc aiez quatre onces et demie de pouldre fine de fine cannelle et une once et demie de clou de girofle et une de graine batus et mis en un sachet de toile et pendus à une cordelette au bondonnail.

On fabriquait, en outre, une piquette de bochet, à l'usage des mesgnies (gens du peuple) et des paysans, avec le marc des rayons de ruches, dont on avait exprimé le miel, ou avec l'écume du véritable bochet qu'on faisait bouillir dans douze parties d'eau.

Le cidre, en latin sicera, et le poiré sont également fort anciens tous deux, puisqu'il en est question dans Pline. Il ne paraît pourtant pas que les Gaulois les aient connus, et la première trace historique qu'on en trouve est dans un repas que Thierry, roi de Bourgogne et petit-fils de Brunehault, fait servir à saint Colomban, repas dans lequel le vin et le cidre figurent ensemble. Dans son capitulaire, de Villis, Charlemagne ordonne que ses métairies soient pourvues de gens qui sachent faire le cidre, le poiré et autres boissons d'usage. Le poiré n'était pourtant pas aussi estimé que le cidre ; car Fortunat raconte que la pieuse reine Radegonde en buvait avec de l'eau pour se mortifier. Au treizième siècle, Guillaume le Breton, auteur du poème latin la Philippéide, dit que le pays d'Auge, en Normandie, faisait du cidre sa boisson ordinaire ; seulement l'épithète de tumens qu'il lui donne pourrait faire croire que de son temps l'on ne buvait que des cidres mousseux. Le Ménagier de Paris cite le bruvage de pommes, mais sans s'étendre sur son usage ni sa fabrication. Les habitants de Paris qui n'avaient pas de pressoir pour faire le cidre, versaient de l'eau sur des pommes et en tiraient une boisson aigre-douce dite dépense. Le Journal de Paris sous Charles VI et Charles VII, décrivant une disette qu'éprouva la capitale en 1420, rapporte que ceulx qui en yver avoient faict leurs buvaiges, comme despence de pommes ou de prunelles, jetèrent au printemps le marc de ces fruits dans la rue pour que les porcs de Saint-Anthoine le mangeassent ; mais que les pauvres gens disputèrent ce marc aux cochons et le dévorèrent avec avidité. Quant à la despence de prunelles ou prunellé, on la fabriquait en jetant dans un tonneau défoncé certaine quantité de prunelles entières, que l'on retirait après deux à trois mois d'infusion, et l'on ajoutait quelques aromates à ce breuvage acide. Cette boisson se vendait dans les marchés, comme le vin et le cidre.

Au treizième siècle, les cidres les plus renommés étaient ceux de la vallée d'Auge, du Cotentin, du pays de Caux, du Bessin et de Morsalines près la Hogue. On prétend que François Ier, passant dans ce dernier pays en 1532, y trouva le cidre excellent et en fit acheter une provision pour sa table, L'Angleterre buvait alors beaucoup de cidre et de poiré normands ; néanmoins, on aurait tort de croire qu'à cette époque l'usage du cidre fût aussi général en Normandie, qu'il l'avait été précédemment et qu'il l'a été depuis ; car Paulmier de Grandmesnil, Normand de naissance et célèbre médecin, auteur d'un traité intitulé De Vino et Pomaceo (1588), assure qu'un demi-siècle avant lui, le cidre était assez rare à Rouen, et que dans tout le pays de Caux le peuple ne buvait que de la bière. Du Perron ajoute que les Normands tiraient même du cidre de la Biscaye, pour les besoins de leur commerce, quand leur récolte de pommes était mauvaise.

 

§ 11. VIN, EAU-DE-VIE, LIQUEURS, ETC. — Qui apporta la vigne dans les Gaules ? quand commença-t-on à la cultiver ? Les témoignages des anciens sont tellement contradictoires, qu'il est impossible de rien préciser à ce sujet. Quoi qu'il en soit, les Gaulois connaissaient le vin six siècles avant Jésus-Christ, puisque, selon Athénée, quand les Phocéens vinrent fonder Marseille, Petta, fille d'un chef du pays, présenta, à Euxène, chef de la colonie, une coupe remplie de vin et d'eau. Ce vin venait-il d'Italie ou était-il indigène, c'est ce qu'on ne saurait dire. D'après Possidonius., contemporain de Diodore de Sicile et de Cicéron, les Gaulois riches buvaient seuls du vin, et ce vin était tiré de l'Italie ou du territoire de Marseille. Cependant Strabon affirme qu'à cette époque on recueillait du vin, non-seulement à Marseille, mais encore dans une grande partie des Gaules ; Varron et César disent la même chose.

Selon Pline le naturaliste, les vins des Gaules les plus estimes étaient ceux de l'Auvergne., delà Vienne., du Dauphiné, du Languedoc et de la Provence : Marseille, dit-il, donne un vin gras et épais, qui a deux sortes de goûts, mais qui sert à mêler avec d'autres vins. Athénée juge de même le vin marseillais ; mais, suivant Martial, ce goût particulier et l'épaisseur de ce vin étaient factices : Les Marseillais, dit-il, fument leurs vins et les font épaissir pour leur donner l'apparence et le goût de vins vieux. Pline dit encore que le vin de Béziers n'était réputé que dans la Gaule, et qu'il n'oserait se prononcer sur le mérite de ceux de la province Narbonnaise, parce que les habitants, pour en changer le goût et la couleur, les frelataient, les fumaient, et y ajoutaient des herbes, des substances nuisibles, et, entre autres, de l'aloès. L'art de travailler les vins était originaire d'Italie, où on l'appelait conditura vinorum. La Narbonnaise n'était pas la seule province de la Gaule qui eût adopté cet art-là. Les Allobroges, dans le Dauphiné, composaient une poix particulière qu'ils mêlaient à leur vin : le picatum fut recherché des Romains à cause de ce goût de poix, qui n'était probablement pas naturel. Selon Dioscoride, la poix était nécessaire pour la conservation des vins gaulois, qui autrement eussent aigri, le climat n'étant pas assez chaud pour mûrir la grappe. Quels que fussent les procédés qu'employait la Gaule pour la fabrication de ses vins, ses vignobles étaient devenus pour elle une source de richesse, lorsqu'en l'an 92 Domitien, s'imaginant que la disette qui avait désolé le pays provenait de l'abandon de la culture du blé, ordonna que, dans la plupart des provinces de l'empire, la moitié des vignes serait arrachée, et que dans d'autres provinces, notamment celles des Gaules, les vignes seraient détruites entièrement. Cette ordonnance reçut son exécution et eut force de loi pendant deux siècles : Probus l'abolit en 282. Les Gaulois s'empressèrent de replanter leurs vignes, et bientôt la presque totalité de leurs coteaux en fut couverte. Les vins de la Narbonnaise redevinrent célèbres ; les propriétaires de vignobles furent protégés, et la loi Salique, ainsi que celle des Visigoths, eut une pénalité contre quiconque arracherait un cep ou volerait du raisin. La protection accordée aux vignes en fit une chose sacrée ; aussi, quand Chilpéric voulut imposer la redevance annuelle d'une amphore de vin à chaque vigneron, le peuple se révolta, et l'officier du roi, chargé de recueillir cette redevance dans le Limousin, fut massacré. La culture de la vigne devint générale, et les rois eux-mêmes en plantèrent dans leurs domaines ruraux et jusque dans l'enclos de leurs palais. Le Louvre avait un vignoble assez considérable pour permettre à Louis-le-Jeune, en 1160, d'assigner six muids de vin sur la vendange annuelle au curé de Saint-Nicolas. Philippe-Auguste possédait aussi des vignobles à Bourges, à Soissons, à Compiègne, à Laon, à Beauvais, à Auxerre, à Corbeil, à Béthisy, à Orléans, à Moret, à Gien, à Poissy, à Anet, à Chalevane, à Verberie, à Fontainebleau, à Rurecourt, à Milly, à Bois-Commun dans le Gâtinais, à Samois dans l'Orléanais, et à Auvers près d'Étampes.

On conçoit que, la culture de la vigne ayant pris un semblable développement, la fabrication des vins devint une des branches les plus avantageuses du commerce de la France. La Gascogne, l'A unis et la Saintonge importaient les leurs dans les Flandres ; la Guyenne envoyait les siens en Angleterre. Froissart rapporte, à ce sujet, qu'en 1372 on vit arriver de Londres à Bordeaux toutes d'une flotte, bien deux cents voiles et nefs de marchands qui alloient aux vins. La prospérité de ce commerce reçut une rude atteinte au seizième siècle : une disette affreuse ayant désolé la France en 1566, Charles IX allégua les mêmes motifs qu'avait jadis invoqués Domitien, et ordonna d'arracher presque toutes les vignes ; mais cet arrêt ne fut exécuté qu'en partie, car Henri III, en 1579, modifia l'ordonnance du roi son frère, en recommandant seulement aux gouverneurs des provinces d'avoir attention qu'en leurs territoires les labours ne fussent délaissés pour faire plants excessifs de vignes.

La vente du vin en détail n'était pas d'abord le privilège de quelques marchands spéciaux ; tout propriétaire de vignobles débitait son vin à pot, lorsqu'il n'avait pu le vendre en tonne. Dans ce cas, on suspendait au-dessus de la porte un balai, une couronne de lierre ou quelque enseigne semblable. Chaque acheteur apportait son pot pour le faire remplir. Certains propriétaires faisaient annoncer leur vin dans la ville par le crieur public ; parfois même ils plaçaient devant l'huis un homme qui arrêtait les passants et les invitait à entrer pour goûter le vin. Les aubergistes profitèrent de l'exemple. D'autres propriétaires, au lieu de vendre à pot, établissaient auprès de leur maison une taverne où ils donnaient à boire. Les monastères, qui récoltaient beaucoup de vin, ne manquèrent pas d'ouvrir des tavernes de cette espèce. Les plus grands seigneurs procédaient de même pour écouler leurs vins, et ils n'avaient ni scrupule ni honte à se faire, en quelque sorte, cabaretiers. Le droit de vendre à pot et de tenir taverne étant fort lucratif, surtout lorsqu'il s'exerçait sans concurrence, les seigneurs en devinrent très-jaloux. Là où les vassaux ne purent être entièrement dépouillés du droit de détailler leur vin, le seigneur se réserva le privilège de publier son ban le premier, c'est-à-dire d'annoncer la vente de son vin à son de trompe par le crieur public ; cette vente restait ouverte pendant le délai le plus long possible, et ce n'était qu'après cet intervalle de temps, que les autres pouvaient ouvrir la vente de leurs vins. Ce privilège s'appela droit de ban-vin. Quelques monastères en jouirent aussi, et nos rois en usèrent quelquefois pour les vins qu'ils recueillaient dans l'enclos de leurs domaines situés à Paris : quand le roi vendait son vin, toutes les tavernes de la ville étaient fermées, et les crieurs publics allaient soir et matin par les rues crier le vin du roi, suivant l'ordonnance de saint Louis (1268) : Se li Roys met vin à taverne, luit li autre Tavernier cessent ; et li Crieurs luit ensemble doivent crier le vin le Roy, au matin et au soir, par les carrefours de Paris. Il y eut des villes qui usurpèrent le droit de banvin au profit des bourgeois : Paris fut de ce nombre, et ceux de ses habitants qui avaient des vignes pouvaient toujours vendre eux-mêmes leur vin à pot. Le droit de ban-vin était encore en usage au dix-septième siècle.

La profession des marchands de vin est une des plus anciennes qui se soient établies dans la capitale. Saint Louis leur donna des statuts en 1264 ; mais ils ne furent érigés en communauté que trois siècles après ; alors on les divisa en quatre classes : hôteliers, cabaretiers, taverniers et marchands de vin à pot. Les hôteliers, que plus tard on nomma également aubergistes, recevaient les voyageurs et logeaient chevaux et voitures. Les marchands de vin à pot vendaient du vin en détail, sans toutefois tenir taverne ; car on ne pouvait boire chez eux le vin qu'on y achetait : il y avait dans la fenêtre de l'ouvroir ou boutique une ouverture par laquelle l'acheteur passait son pot vide, qu'on lui rendait plein. C'est ce qu'au dix-huitième siècle encore on appelait vendre à huis coupé et pot renversé. Les cabaretiers donnaient à boire chez eux, avec nappe et assiette, c'est-à-dire qu'on pouvait en même temps y manger. Enfin, les taverniers vendaient du vin à consommer chez eux, mais sans pouvoir fournir ni pain ni chair.

Nous ne dirons rien des méthodes employées en France, à différentes époques, pour la fabrication du vin ; car les nombreux documents existant sur cette matière n'offriraient qu'un médiocre intérêt et constitueraient un traité technique de vinification. Bornons-nous à rapporter les procédés curieux dont on usait, au quatorzième siècle, pour garir les vins s'ils deviennent malades. Premièrement, se le vin est pourri, il doit mettre la queue (gros tonneau qui contenait, à la mesure de Paris, 54 setiers de 8 pintes, ou 391 litres 76), en yver, emmi une court, sur deux tréteaulx, afin que la gelée y frappe, et il garira. — Item, se le vin est trop vert, il doit prendre plain pennier de morillons (ou moarillons, nom parisien du raisin noir) bien meurs, et gecte dedens la queue, par le bondonnail, tous entiers, et il amendra. — Item, se le vin sent l'esventé, il doit prendre une once de seurmontain (sileos ou siler monlanum) en pouldre et autant en graine de paradis (cardamomon) en pouldre, et mettre chascune desdictes pouldres en un sachet et le pertuisier d'un greffe (greffoir ou petit bâton aiguisé), et puis pendez tous les deux sachets dedens la queue à cordelettes, et estoupez bien le bondonnail. — Item, se le vin est gras, preigne douze œufs et mette boullir en eaue tant qu'ils soient durs, et puis gecte hors le jaune et laisse le blanc et les coquilles ensemble, et puis frire en paelle de fer et mettre tout chault dedens un sachet et per' tuisé d'un greffe comme dessus, et pendre dedens la queue à une cordelette. — Item, preigne un grant pot neuf et le mette dessus un trepié vuit (vide), et quant il sera bien cuit, despièce-le par pièces et le gecte dedens la queue, et il garira de la gresse. — Item y pour desroussir le vin blanc, preigne plain pennier de feuilles de houx et gecte dedens la queue par le bondonnail. — Item, se le vin est aigri, preigne une cruche d'eaue et gecte dedens pour despartir le vin de devers la lie, et puis preigne plain plat de fourment et mettez tremper en eaue, et puis gectez l'eaue, et mettez boullir en autre eaue, et faciez bien boullir en autre eaue tant qu'il se veuille crever, et puis l'ostez ; et s'il en y a des grains tout crévés, si les gecte, et après gecte le froment tout chault dedens la queue. Et se, pour ce, le vin ne veultesclarcir, preigne plain pennier de sablon bien lavé en Saine et puis gecte dedens la queue par le bondonnail, et il esclarcira.

Outre ces renseignements précieux, on trouve dans le Ménagier de Paris la recette suivante pour faire ès vendenges un vin fort : N'emple pas la queue que il s'en faille deux sextiers (le setier contenait 8 pintes) de vin, et frotte tout entour le bondonnail, et lors il ne pourra gecter et en sera plus fort ; puis encore cette autre, pour traire une queue de vin sans luy donner vent : Face un petit pertuis d'un foret emprès le bondonnail, et puis ait un petit plastreau (coussinet, emplâtre) d'estouppes du large d'un blanc (les blancs, monnaie frappée sous Charles VI, avaient 11 à 12 lignes de diamètre), et puis mette dessus, et preigne deux petites bûchettes et mette en croix ledit plastreau, et mette un autre plastreau sur lesdictes bûchettes. Et pour esclarcir vin troublé, se c'est une queue, vuide-l'en deux quartes (la quarte ou pot contenait deux pintes), puis le remue-l'en à un baston ou autrement, tellement que lie et tout soit bien meslé, puis preigne-l'en un quarteron d'œufs, et soient batus moult longuement les moyeulx (jaunes) et les blans tant que tout soit fin cler comme eaue, et tantost gectez après un quarteron d'alun batu et incontinent une quarte d'eaue clère et l'estoupez, ou autrement il se vuideroit par le bondonnail.

Du neuvième au treizième siècle, les vins de France les plus renommés furent ceux de Mâcon, de Cahors, de Dijon, de Reims, de la rivière de Marne, de Choisy, de Montargis, de Saint-Césaire, de Meulan et d'Orléans. Parmi les vins de l'Orléanais, ceux de Rebréchien (Area Bacchi) étaient tellement appréciés par Henri Ier, que ce roi, allant à l'armée, en faisait porter une provision dans ses charrois, pour animer son courage, et que Louis-le-Jeune l'appelait son très-bon vin. Le Fabliau de la Bataille des vins, pièce de vers composée au treizième siècle par Henri d'Andelys, offre une liste des meilleurs vins. Selon le poète, c'étaient ceux du Gâtinais, d'Aussai (du latin Alsalia), d'Anjou et de Provence ; puis, entre les différents crus particuliers à chaque province, il célèbre ceux d'Angoulême, en Angoumois, et de la Rochelle, en Aunis ; ceux de Saint-Pourçain, en Auvergne ; ceux de Santerre, de Châteauroux, d'Issoudun et de Buzançais, en Berry ; ceux d'Auxerre, de Beaune, de Beauvoisins, de Flavigni et de Vermanton, en Bourgogne ; ceux de Chablis, d'Épernay, de Heims, d'Hauvillers, de Sezanne et de Tonnerre, en Champagne ; ceux de Bordeaux, de Saint-Émilion, de Trie et de Moissac, en Guyenne ; ceux d'Argenteuil, de Deuil, de Marly, de Meulan, de Soissons, de Montmorency, de Pierrefite et de Saint-Yon, dans l'Ile-de-France ; ceux de Narbonne, de Béziers, de Montpellier et de Carcassonne, en Languedoc ; ceux de Neverset de Vézelay, en Nivernais ; ceux d'Orléans, d'Orchaise, de Jargeau et de Samois, dans l'Orléanais ; ceux de Poitiers, en Poitou ; ceux de Saintes, de Taillebourg et de Saint-Jean-d’Angély, en Saintonge ; enfin, ceux de Montrichart, en Touraine. Mais Henri d'Andelys parle avec mépris du vin d'Étampes, et surtout des vins de Tours et du Mans, qu'il accuse de tourner à l'aigre dans la saison d'été. Le saint-pourçain était alors le plus estimé et le plus cher de tous les vins. Un autre poète de la même époque, voulant donner une idée du luxe d'un parvenu, dit que cet homme ne buvait plus que du saint-pourçain ; et Jean Bruyant, notaire au Châtelet de Paris, dans son Chemin de povrelé et de richesse, poème composé en 1342, vante aussi :

. . . . . . . . . . . . . . . le saint-pourçain

Que l'en met en son sein pour sain.

Jean Bruyant fait aussi l'éloge des vins de Bourgogne, de Gascogne, d'Anjou, de Beaune et de la Rochelle. Eustache Deschamps, mort vers 1420, nomme, en outre, dans ses poésies, les vins d'Aï, d'Aussonne, de Cumières, de Damery, de Germoles, de Givry, de Gonesse, d'Irancy, de Mantes, de Pinols, de Tournus, de Troyes et de Vertus.

Ce que Beaune était pour la Bourgogne, Aï le devint pour la Champagne. Paulmier écrivait en 1588 que les rois et les reines faisaient du champenois leur boisson favorite, et les traditions de ce pays veulent que Léon X, Charles-Quint, Henri VIII et François Ier aient possédé des vignes dans ce canton. Érasme, s'étant guéri, avec du vin de Bourgogne, de ses coliques néphrétiques, qu'il attribuait aux vins du Rhin, s'écriait : Heureuse province !... Elle peut bien à juste titre s'appeler la mère des hommes, puisqu'elle porte un pareil lait. Labruyère-Champier écrivait, au seizième siècle (De Re Cibaria, lib. XVIII, cap. XII) : Il n'y a pas de pays sur la terre qui puisse se glorifier d'avoir d'aussi bons vins que la France, et surtout d'en avoir tant de bons. Il compte parmi les meilleurs celui d'Arbois, ce vin chéri d'Henri IV, et le muscat de Languedoc. Beaujeu vante les vins de la Crau, et Rabelais, qui devait s'y connaître, ceux d'Auxerre, de Mirevaux, de Migraine, de Cante-Perdrix, de Frontignan, de Picardent, de Coussy, de Grave, de Corse (le corsique) et de Nérac. Paulmier classe tous les vins de France sous quatre noms représentant leurs couleurs différentes : le blanc, le rouge, le noirâtre et l'œil de perdrix, c'est-à-dire doré ; il dit que la France ne produisait aucun vin rouge qui fût doux à boire, excepté dans le Bordelais, où l'on en faisait de rouges et de noirs accompagnés de grande douceur. Il dit que les vins de Gascogne étaient chauds et faciles à digérer ; que presque tous ceux de l'Anjou étaient blancs, puissants, doux et vineux ; que ceux de Château-Thierry étaient agréables, mais tellement dangereux, que la plupart des habitants de ce pays devenaient goutteux dès leur tendre jeunesse et mouraient avant d'avoir atteint l'âge d'homme ; que la Bourgogne fabriquait beaucoup de vins blancs, mais qu'elle n'envoyait à Paris que des vins rouges ; que les plus renommés de l'Orléanais étaient ceux de Bouc, de Chésy, de la Chapelle-Saint-Hilaire, de Livet, de Nigray, de Saint-Gy et de Saint-Memin ; que ceux de Messas et de Voisine acquéraient le même degré de bonté, quand ils avaient été secoués par un long voyage ; que les seuls vins blancs qui sortissent de la province étaient ceux de Louri et de Rebréchies (Rebréchien) ; enfin, que les meilleurs de l'Ile-de-France étaient ceux de Seurre, et surtout ceux de Coucy, que les rois avoient coutume de réserver pour leur bouche. Il ne tarit pas sur le chapitre des vins de l'Ile-de-France, qu'il nomme vins français ; selon lui, aucune espèce de vin ne convient mieux aux convalescents, aux bourgeois, aux savants, en un mot, à toutes les personnes qui ne font point un travail manuel : Ils n'ont pas, dit-il, l'inconvénient de dessécher le sang, comme ceux de Gascogne ; de porter à la tête, comme ceux de Château-Thierry et d'Orléans ; ni d'occasionner des obstructions et des humeurs, comme ceux de Bordeaux. Il ajoute que le vin de Bourgogne lui-même, quand il a perdu toute âpreté et qu'il est en sa bonté, égale à peine les vins français.

Baccius, dans son traité des vins (De naturali Vinorum Historia, 1596), vante ceux d'Arles, de Béziers, de Bordeaux, de Frontignan, de Gaillac et de Saint-Laurent ; les vins d'Avignon, qui arrivent dans de petits barils cerclés de fer ; les vins blancs, qui pétillent hors du verre et qui flattent l'odorat autant que le goût ; enfin, et ce qui doit sembler étrange, les vins des environs de Paris, qui ne le cèdent à aucun canton du royaume. L'éloge que Baccius fait de ces derniers vins n'est que l'écho d'une réputation qui dura plus de douze siècles ; car ils ne commencèrent à perdre faveur que sous François Ier, qui mit en vogue les vins forts et vigoureux du Midi.

Le peuple des villes buvait du vin, et très-copieusement ; celui des campagnes se contentait de boissons vineuses. Nous avons parlé d'un breuvage nommé dépense, qui se faisait, soit avec le marc des pommes à cidre, soit avec des prunelles sauvages. Il y avait une autre sorte de dépense ou piquette de vin, qui se vendait dans les marchés publics. On la faisait en jetant de l'eau sur le marc, lorsque le raisin avait subi sa dernière presse : elle se nomma d'abord buvande, du latin bibenda ; ce n'est qu'à la fin du treizième siècle qu'on lui appliqua le nom de despense, qui, au seizième, céda la place au nom de vinet.

Malgré cette quantité d'excellents vins nationaux, les Français ont, de tout temps, néanmoins recherché les vins étrangers ; on a vu les Gaulois préférer ceux d'Italie aux leurs, et nous savons par Sidonius, Fortunat et Grégoire de Tours, que leurs contemporains étaient très-friands des vins de Gaza ou de Palestine, que les Syriens importaient tous les ans en Europe. Au treizième siècle, le Fabliau de la Bataille des vins vante ceux d'Aquilat, de Moselle, d'Espagne, et surtout le vin de Chypre, que l'auteur regarde comme le premier de tous. Au commencement du quatorzième siècle, Eustache Deschamps fait mention des vins du Rhin, du vin grec, de la malvoisie et du grenache :

Garnachc fault et garnachelle,

Vin grec et du vin muscadé,

Marvoisie elle a demandé,

Vergus veult avoir, vin goues.

En 1369, Charles V rendit une ordonnance qui assujettissait à des droits particuliers le vin de Plaisance, en Lombardie. Une autre ordonnance de Charles VI, en 1415, mentionne le vin bâtard de Corse — que les Français avaient ainsi nommé, selon Charles Estienne, parce que les Corses y mettaient du miel —, l'osoye, le grenache, la rosette le muscadet, le vin de Lieppe et la malvoisie. Bélon prétend que la malvoisie venait de l'île de Candie ; mais il y avoit, dit-il, deux sortes de malvoisies, l'une bourrue, qui se faisait à la Canée et qu'en Italie on nommait garbe, mais qui ne se conservoit pas ; l'autre qui se cuisoit sur le feu et qui se faisoit à Réthymo. En général, la malvoisie qu'on buvait en France était frelatée ou artificielle ; Olivier de Serres dit qu'à Paris on la faisait avec de l'eau, du miel, du jus d'orvale, de l'eau-de-vie et de la lie de bière. Bélon parle aussi d'une espèce de malvoisie qui n'était autre que le vin de Madère ; les raisins qui le fournissaient étaient cueillis sur des ceps de Chypre, apportés dans l'île de Madère, en 1420, lorsque les Portugais s'y établirent. La renommée de ce vin et les heureux résultats obtenus par les vignerons de Madère encouragèrent François Ier à les imiter ; à leur exemple, il tira de la Grèce des plants de vigne dont il couvrit cinquante arpents près de Fontainebleau ; on bâtit même près de ce vignoble, selon l'ancien usage, un pressoir qui fut nommé pressoir du roi. La culture de plants de vigne venus des iles de la Grèce eut lieu avec succès dans plusieurs autres endroits du royaume, et notamment à Coucy, de sorte, dit Olivier de Serres, que la France pouvoit désormais se fournir à elle-même la malvoisie et les vins grecs, qu'auparavant elle étoit obligée de tirer à grands frais d'outre-mer.

Outre ces vins d'imitation, on fabriquait encore un grand nombre de vins de liqueur ou artificiels. Le goût des Français pour ces sortes de boissons est aussi ancien que leur histoire. Pline rapporte que les Gaulois composaient une liqueur avec du moût de vin dans lequel ils faisaient infuser des baies de lentisque ou du bois tendre de cet arbuste. Quelques siècles plus tard, on avait inventé un grand nombre de vins aromatisés pour la table ; Grégoire de Tours les nomme vina odoramentis immixta. Mais, de tous les vins artificiels, celui dont on usa le plus généralement et le plus longtemps était le vin cuit, c'est-à-dire du moût qu'on faisait réduire sur le feu au tiers ou à moitié ; les capitulaires de Charlemagne en parlent sous le nom de vinum coctum. Voici la recette en usage au quatorzième siècle : Prenez de la cuve ou tonne la mère goûte, c'est-à-dire la fleur du vin (le jus des raisins les plus mûrs qui s'écrasent en tombant de la cuve), soit blanc ou vermeil, tant comme vous en vouldrez, et le mettez en un vaissel de terre, et le faites boulir à petit et attrempé bouillon, et à feu de très sèche bûche et cler feu, sans tant soit petit de fumée, et ostez l'escume à une palette de fust percée et non de fer. Et soit tant bouly, se la vendenge est verde pour celle année, que le vin reviengne au tiers, et s'elle est meure, que le vin reviengne au quart. Et après le mettez reffroidier en un cuvier ou autre net vaissel de bois, et icellui refroidié, le mettez au poinçon ; et le tiers ou quart an vauldra mieulx que le premier an. Et gardez en lieu moyen, ne chault ne froit, et aiez retenu en un petit vaissel d'icelluy vin boulu, pour remplir tousjours le tonnellet ; car vous savez que le vin se veult tousjours tenir plain.

Beaucoup de vins artificiels n'étaient que des infusions d'absinthe, de myrte, d'aloès, d'anis, d'hysope, de romarin, etc., assaisonnées de miel ; l'ancien roman manuscrit de Florimont les nomme vins herbés, sans doute à cause des herbes qu'on y infusait. Ces vins-là passaient pour salutaires et étaient employés souvent comme remèdes ; les plus célèbres furent le madon ou médon et le nectar, ainsi nommé à cause de son excellence. Arnaud de Villeneuve, médecin fameux du treizième siècle, le père de la chimie médicale, nous a laissé la recette suivante d'un des vins assaisonnés qui se fabriquaient de son temps : Prenez cubèbes, doux de gérofle, noix muscade, raisins secs, de chacun trois onces ; enveloppez le tout dans un linge ; faites-le bouillir dans trois livres de bon vin jusqu'à ce qu'elles soient réduites à deux, et ajoutez du sucre. Le même auteur nous donne également une recette pour composer un autre nectar fait avec des épices : cannelle, gingembre trié, graine de paradis, clous de girofle, de chacun deux drachmes ; le tout infusé dans un setier de vin grec, ou au moins d'excellent vin, où l'on met, au lieu de miel, du sucre avec un grain de musc. Mais les vins de liqueur les plus estimés étaient ceux dans lesquels on faisait entrer, outre le miel, des épiceries et des aromates d'Asie. On comprenait ces vins sous le nom général de piment ; nos poètes du treizième siècle n'en parlent qu'avec transport et comme d'un breuvage délicieux. Les deux sortes de piments les plus connues étaient le clairet et l'hypocras. Le clairet, ainsi nommé parce qu'on le faisait avec du vin qui n'était ni rouge ni blanc, offrait plusieurs qualités et plusieurs nuances : il était gris, paillet, œil-de-perdrix, etc. ; pour l'hypocras, on employait indifféremment les vins blancs, les clairets et les rouges ; on en fabriquait même avec des vins exotiques, tels que le muscadet, le grenache, la malvoisie, etc. Les corps municipaux présentaient l'hypocras aux rois, aux souverains étrangers, aux grands seigneurs, à leurs entrées dans les villes. On le faisait avec une poudre qui se vendait toute préparée à l'avance et que l'on nommait pouldre d'ypocras. Voici la recette de cette poudre, selon l'auteur du Ménagier de Paris : Prenez un quarteron de très fine canelle triée à la dent (goûtée), et demy quarteron de fleur de canelle fine, une once de gingembre de mesche (espèce la plus fine et la plus chère) trié fin blanc et une once de graine de paradis, un sizain (sixième d'once) de noix muguettes et de garingal ensemble, et faites tout battre ensemble. Et quant vous vouldrez faire l'ypocras, prenez demye once largement et sur le plus de ceste pouldre, et deux quarterons de sucre, et les meslez ensemble, et une quarte de vin à la mesure de Paris. On laissait le tout tremper une heure ou deux, puis on le coulait dans ung chausse, par plusieurs fois, tant qu'il soit bien cler. L'hypocras fabriqué se vendait à cette époque 10 sous la quarte. Avec le temps, les méthodes changèrent ; voici celles qu'on pratiquait au seizième siècle, selon Olivier de Serres : une livre de sucre, un peu de gingembre, une once de fine cannelle ; faire infuser pendant sept ou huit heures dans trois chopines d'excellent vin blanc ou clairet, couler ensuite par la chausse six ou sept fois de suite ; ou bien : une once et demie de cannelle, demi-once de racine d'iris de Florence, drachme de graine de paradis, autant de gingembre, le tout réduit en poudre, infusé dans trois chopines de vin avec une livre un quart de sucre : puis, avant de passer par la chausse, ajouter un peu de lait, ou cinq ou six amandes concassées. L'hypocras se buvait à tous les repas et en toute saison, bien que l'auteur du Trésor de santé conseille de n'en user qu'au fort de l'hiver.

On faisait aussi des liqueurs composées du suc de certains fruits, et qui portaient le titre de vin, quoique le raisin y fût totalement étranger. Tels étaient les vins de cerises, de groseilles, de framboises, de grenades, etc. ; et le moré, fait avec des mûres, si vanté par nos poètes du treizième siècle. C'est vers ce siècle-là que l'eau-de-vie fut connue en France ; mais il ne paraît pas qu'on l'ait employée comme liqueur avant le seizième siècle : l'auteur du Ménagier de Paris, qui écrivait à la fin du quatorzième, ne la nomme seulement pas. Arnaud de Villeneuve, à qui l'on a faussement attribué l'honneur de cette invention, puisqu'avant lui un médecin de Florence, nommé Thaddeo, employa l'eau-de-vie dans ses remèdes. Arnaud de Villeneuve s'écrie, dans son Traité sur la conservation de la jeunesse : Qui le croirait, que du vin l'on pût tirer une liqueur qui demande des procédés tout différents, et qui n'a ni sa couleur, ni sa nature, ni ses effets ? Puis il ajoute : Cette eau-de-vin, quelques-uns l'appellent eau-de-vie ; et ce nom lui convient, puisqu'elle fait vivre plus longtemps. Déjà l'on commence à connaître ses vertus. Elle prolonge la santé, dissipe les humeurs superflues, ranime le cœur et conserve la jeunesse. Déjà, seule ou réunie avec quelque autre remède convenable, elle guérit la colique, l'hydropisie, la paralysie, la fièvre quarte, la pierre, etc. On comprendra aisément que l'eau-de-vie étant considérée comme un élixir, la fabrication et la vente de cet élixir fût d'abord le privilège exclusif des apothicaires et des chimistes ; mais, en 1514, Louis XII ayant réuni les vinaigriers en communauté, la distillation de l'eau-de-vie et de l'esprit-de-vin leur fut spécialement accordée. Vingt ans plus tard, on trouva que les vinaigriers cumulaient trop de professions différentes ; ils furent divisés en plusieurs classes, et le privilège de l'eau-de-vie passa dès lors à l'une d'elles, celle des distillateurs.

La plus ancienne liqueur connue dont l'eau-de-vie fut la base, était l'Eau d'Or (Aqua auri), citée par Arnaud de Villeneuve, au treizième siècle : Probablement, dit ce célèbre médecin qui ne semble la connaître que de réputation, ce n'est que de l'eau-de-vie dans laquelle on aura mis infuser ou macérer des fleurs de romarin ou autres semblables avec des épices pour lui donner de la couleur et du goût. Il suppose qu'on faisait entrer, dans sa composition, des cubèbes, de la cannelle, du clou de girofle, de la graine de paradis, de la réglisse, et autres du même genre, adoucies avec de l'eau-rose, du jus de grenade et du sucre. Cette Eau d'Or, comme on le voit, n'avait du métal que sa couleur jaune ; mais on ne tarda pas à justifier son nom en y faisant entrer réellement de l'or. Les croyances accréditées par les alchimistes et les médecins au sujet de l'or potable, qui, employé en élixirs, en teintures, en gouttes, etc., prolongeait la vie ou du moins guérissait toutes les maladies, changèrent la recette primitive de l’Aqua auri, et, pour satisfaire à la mode, on y mit des parcelles de feuilles d'or. Malgré la renommée universelle de cette boisson aurifère, on ne commença à la fabriquer qu'au seizième siècle, et encore ne la connut-on en France que par les Italiens qui suivirent Catherine de Médicis, lorsque cette princesse vint, en d533, épouser le dauphin Henri II, fils de François Ier. Les autres liqueurs que ces Italiens importèrent, celles que la mode rendit fameuses, furent le rossolis, qui tirait son nom de la plante ros solis, qu'on faisait infuser dans du vin d'Espagne distillé, sucré et aromatisé ; le populo, qui était composé avec de l'esprit-de-vin, de l'eau, du sucre, du musc, de l'ambre, de l'essence d'anis, de l'essence de cannelle, etc.

Les Français, à l'imitation des Italiens, inventèrent à leur tour quelques liqueurs, telles que l'eau clairette. Pour faire cette liqueur, on laissait pendant trois jours, dans une chopine d'eau-de-vie, infuser trois onces de cannelle concassée, qu'on passait ensuite à travers un linge fin, et à laquelle on ajoutait une once de sucre avec un tiers d'once d'eau rose.

Outre ces différentes boissons liquoreuses, nos ancêtres en avaient d'autres encore dans lesquelles n'entrait pas l'eau-de-vie. Ces liqueurs, que l'on buvait froides, principalement en été, étaient, au quatorzième et au quinzième siècle, les buvrages d'avelines, de lait d'amandes, de noisettes, et l'orengeal ; et, au seizième, le sirop d'abricots, lequel battu dans l'eau était très-rafraichissant et excellent à boire ; puis, celui com posé d'eau, de vinaigre et de sucre ; les eaux de groseille, de cerise, de framboise, de fraise, etc. ; et enfin la tisane que vendaient les confiseurs de Paris, et qu'ils composaient avec de l'orge mondée, des raisins secs, des pruneaux, des dattes, des jujubes et des racines douces..

 

II. Cuisine.

 

§ 1ER. SOUPES, POTAGES, ETC. — Le mot potage a dû primitivement signifier une soupe composée de légumes et d'herbes potagères ; mais, dès les temps les plus reculés, il fut appliqué aux soupes en général.

Comme les Gaulois, au rapport d'Athénée, mangeaient bouillies la plupart de leurs viandes, on peut présumer qu'ils faisaient des soupes avec le bouillon de ces viandes. On sait que Chilpéric (voyez, ci-dessus, fol. XII) offrit à Grégoire de Tours un potage fait avec de la volaille. Les poésies des douzième et treizième siècles font mention de potages à la purée, au lard, aux légumes et au gruau. Dans nos provinces méridionales, on avait des potages aux amandes et à l'huile d'olive. Le Fabliau du Cuvier parle de soupe au vin :

A sa famé dist, Ma suer bele,

Or çà, fait-il, la soupe en vin,

Quar nos volons mettre au chemin.

Quand Duguesclin alla combattre l'Anglais Guillaume de Blancbourg, il mangea auparavant trois soupes au vin, en l'honneur des trois personnes de la sainte Trinité. Au quatorzième siècle, on mangeait, en potages communs :

Potage de pois vielz à l'eau de lart. Item à jour de poisson, ou, en karesme, à l'eaue de craspois (baleine salée). Potage de pois nouveaulx à l'eaue de char (chair) et au percil broié. Item au lait, gingembre et saffran. Potage de fèves vieilles à l'eaue de lart. Potage à l'eaue de poisson d'eaue doulce. Item de porée blanche au blanc des poreaux. Item de bettes (betteraves). Potage de porée vert, d'espinoches (épinards). Item de minces (regain du chou). Item au lait d'amandes. Item de cresson. Potage de porée noire à la ribelette de lart (lardons fondus dans la poêle). Potage aux choulx férus de la gelée (en yver). Item blancs. Item à jour de char. Item à jour de poisson. Potage aux navets. Potage aux menus de piés (gésiers et foies). Item de beuf, de mouton et de chevrel. Souppe despourvue. Item au frommage. Gramose.

La gramose était faite avec la desserte du gite qui est demouré du diner et le restant de l'eaue d’icelle char (bouillon) de la veille : on cassait cinq à six œufs, que l'on battait jusqu'à ce qu'ils fussent dégoutans comme eaue ; tant que les œufs montaient, on y mettait du verjus, on les faisait bouillir ensuite avec l'eaue de char et on jetait le tout sur le gisle coupé par lesches. La souppe despourvue était une soupe faite en haste, que l'on préparait particulièrement dans les hôtelleries pour les voyageurs inattendus ; c'était une sorte d'olla podrida faite avec des débris de viandes et de graisses : aussi n'y avait-il pas de recette fixe pour cette soupe, dont la composition était toujours subordonnée au plus ou au moins de ressources que renfermait le buffet de l'hôtelier. Cette soupe devait être celle que mangeaient le plus ordinairement les petits bourgeois, les marchands et les artisans.

La composition de ces soupes n'avait, on le voit, rien de particulier ; mais il n'a été question encore que des potages communs sans espices et non lians. Quant aux mets nombreux qui, sous la même dénomination de potage, formaient le luxe principal des grandes tables du quatorzième siècle, nous nous contenterons d'enregistrer simplement la nomenclature de ces principaux ragoûts, dans lesquels on faisait entrer des épices et des aromates de toutes sortes, et qui présentaient parfois un mélange baroque de substances que leur nature différente semble aujourd'hui n'avoir jamais pu rapprocher en Cuisine.

Potages qui sont à espices et non lians :

Courges. Héricot de mouton. Pasté en pot, de mouton. Mouton au sœrre. Item au jaunet. Trippes au jaunet. Trumel de beuf au jaunet. Potage d'une petite oé. Brouet de chapons. Chapons aux herbes. Veel aux herbes. Gravé d'oiselets ou d'autre char. Gravé ou seymé (nota, est potage d'iver). Gravé d'escrevices. Tuille d'escrevices. Boussac de connins. Seymé de connins. Bouly lardé de veau, de chevrel ou de cerf. Boussac de lièvre. Rosé de lapperaulx, d'allouètes, de menus oiseaulx ou de poucins. Venoison de cerf. Beuf comme venoison d'ours. Chevrel sauvage. Sanglier frais. Bichot sauvage.

Potages lians de char :

Brouet de fressure de pourcel. Cretonnée de pois nouveaulx. Item de fèves nouvelles. Item à jour de poisson, soit de tanches, brochets, soles ou limandes frites. Chaudun de pourceau. Comminée de poulaille. Item à jour de poisson. Hardouil de chapons. Hochepot de volaille. Rouillée de beuf. Brouet de canelle. Item georgé. Item houssié. Item rousset. Vinaigrette brune. Brouet blanc. Blanc mengier de chapons. Brouet d'Alemaigne. Soubtil brouet d'Angleterre. Brouet de Savoie. Item de vertjus et de poulaille. Item vergay. Rappé. Geneste. Civé de veel. Item de lièvre ou de connins. Tuille de char. Houssebarre de char. Item de poisson. Potage de Lombars.

Potages lians sans char :

Brouet vergay d'anguilles. Item sarrasinois. Item vert d'œufs et fromage. Item d'Alemaigne, d'œufs pochés en huille. Item blanc, de lus, carpes et de bars. Gravé ou seymé, de loche ou autre poisson froit ou ehault, soit perche ou autre de ceste nature. Chaudumée d'un brochet. Civé d'oïttres. Civés d'œufs. Souppe en moustarde. Lait de vache lié. Espimbèche de rougets. Potage jaunet. Millet.

Non-seulement la plupart de ces potages étaient des mets très-compliqués, trèsrecherchés, et par conséquent fort coûteux, mais encore on en servait plusieurs à la fois. Ce luxe alla si loin, même chez les ecclésiastiques, qu'en 1304 un concile de Compiègne leur défendit d'avoir dans leur repas plus de deux plats et plus d'un potage ; ils pouvaient cependant ajouter un entremets, quand un convive venait s'asseoir à leur table ; ils étaient affranchis de ces règlements, lorsqu'ils recevaient chez eux un personnage de haute qualité, comme un roi, un comte, un duc ou un baron. Ce canon du concile de Compiègne fut assez mal observé, car l'auteur du livre de Modus et Ratio, rédigé en 1342, déplorant le faste de son temps, peint l'ordinaire d'un archevêque qui se faisait servir cinq ou six soupes différentes, toutes variées en couleur, toutes assaisonnées de sucre et sursemées de graines de grenades. A l'usage de semer des graines de grenades sur les soupes, succéda celui de les saupoudrer avec des poudres d'herbes aromatiques, telles que marjolaine, sauge, thym, basilic, sarriette, hysope, baume-franc, etc.

Ces soupes saupoudrées étaient de véritables friandises et tenaient lieu d'entremets. Telles étaient encore les tostées (rôties) à la poudre du Duc et au vin blanc, dont il est fait mention dans le Roman de Petit Jehan de Sainctré ; le potage faux-grenon ou parti, ainsi nommé parce qu'il était divisé en deux portions de couleur différente, comme un écusson parti en blason ; le potage écartelé, qui ne différait du parti que parce qu'il était divisé en quatre portions égales, c'est-à-dire, en langage héraldique, écartelé ; le potage pour issue ou sortie de table, et la fameuse soupe dorée, dont Taillevent, cuisinier du roi Charles VII, donne ainsi la recette : Griller des tranches de pain, les jeter dans un coulis fait avec du sucre, du vin blanc, des jaunes d'œufs et de l'eau-rose ; quand elles sont bien imbibées, les frire, les jeter de nouveau dans l'eau-rose, et les saupoudrer de sucre et de safran.

Dans le Traité culinaire que Taillevent composa vers 1436, on trouve des soupes à l'oignon, aux fèves, à la moutarde ; dans l'ouvrage de Platine, postérieur d'un demi-siècle à celui de Taillevent : des soupes aux raves, au fenouil, au coing, aux racines de persil, aux amandes, au millet, aux herbes, aux pommes, au verjus, à la fleur de sureau, à la citrouille et au chènevis ; des potages appelés zanzarelles ; des potages jaunes, faits avec du safran ; des verts, faits avec des jus d'herbes ; des blancs, faits avec du lait d'amandes.

On peut s'étonner de rencontrer, au quinzième siècle, à l'époque où la Cuisine devint un art, des soupes à la moutarde et au chènevis ; mais ces soupes n'avaient de bizarre que leur nom, et on les appelait ainsi, parce que, dans le nombre des ingrédients dont elles étaient composées, figuraient un peu de moutarde, ou un peu de chènevis. On faisait cette fameuse soupe à la moutarde, avec des œufs frits, de la purée, de la moutarde, du gingembre, des épices et du sucre ; le tout coulé ensemble, puis bouilli, et relevé d'une pointe de verjus. La soupe au chènevis était composée de moelle, de chènevis et d'amandes, pilés avec un peu de bouillon ; après avoir passé ce coulis par l'étamine, on le faisait cuire, et l'on y ajoutait du sucre, du gingembre, du safran, des épices douces et de l'eau-rose.

Le Ménagier de Paris cite aussi une souppe en moustarde ; mais la recette est tout autre que celle de Taillevent, et le nom donné à cette soupe paraît justifié par l'emploi peu ménagé de la moutarde : Prenez de l'uille en quoy vous avez poché vos œufs, du vin, de l'eau, et tout boulir en une paelle de fer ; puis prenez les croustes du pain et les mettez harler sur le gril, puis en faites souppes quarrées, et mettez boulir ; puis retraiez votre souppe, et mettez en un plat ressuier : et dedans le bouillon mettez de la moustarde, et faites boulir. Puis mettez vos souppes par escuelles, et versez votre bouillon dessus.

Rabelais (liv. IV, ch. LIX) fait mention de grasses souppes de prime, de souppes lionnoises et de souppes de levrier, dénominations populaires de certaines soupes grasses et maigres. Mais, de tous les potages proprement dits, celui qui a été le plus générale- ment en faveur, c'est le potage au riz. Il est mentionné dans les anciens fabliers et romanciers. Les statuts de la réforme de saint Claude (1448) le permettent aux religieux, trois fois la semaine, en temps de carême. Au seizième siècle, on le regardait comme le potage par excellence ; pas de festin, même chez les paysans, où il ne fût admis avec certaines variantes d'assaisonnement. Quant à la panade, elle fut certainement inventée dans les couvents, où l'on avait, selon Rabelais, plus de soixante manières de soupes.

Les bouillons de viande étaient sans doute en usage bien avant le quatorzième siècle. L'auteur du Ménagier de Paris parle fréquemment d'eau de char, d'eau grasse de beuf et de mouton ; il dit que, pour faire le meilleur chaudeau qui soit, c'est de la joe de beuf lavée deux fois ou trois, puis boullie et bien escumée : et ailleurs que giste a huit pièces, et est la plus grosse char ; mais elle fait la meilleure eaue (bouillon) après la joe. Au seizième siècle, on faisait aussi des bouillons ou restaurants ; mais on les réservait habituellement pour les femmes en couches et les poitrinaires. Ce n'était plus seulement de l'eaue grasse de beuf boullie et escumée, c'était un composé de viandes de boucherie, ou de chairs de volailles, hachées très-menu et distillées dans un alambic avec de l'orge mondé, des roses sèches, de la cannelle, de la coriandre et des raisins de Damas. Un des plus succulents de ces bouillons s'appelait restaurant divin.

Bernard Palissy, dans sa Déclaration des abus et ignorances des médecins, s'éleva contre cet usage ridicule : Prens un chapon jeune et non vieux, dit-il, et une perdrix ou autre que tu voudras, et le fais bien cuire, et tu trouveras en la décoction ou bouillon une grande odeur si tu l'odores, et une grande saveur si tu le goustes ; tellement que tu jugeras que cela est bastant pour restaurer. Fais-le distiller (au contraire), puis prends de l'eau et en goustes ; et tu la trouveras insipide, sans goust ny odeur que du bruslé. Lors tu jugeras que ton restaurant n'est bon et ne peut rendre bon suc au corps débille à qui tu l'ordonnes pour faire bon sang, pour restaurer, ny fortifier les esprits de nature.

 

§ 2. BOUILLIES, PATES, GRUAUX. — Le goût pour les bouillies de farine a été autrefois très-répandu en France et dans toute l'Europe. On les considérait comme des friandises, et les moines ne s'en privaient pas volontiers. Une charte de Charles-le-Chauve en faveur du monastère de Saint-Denis, datée de l'année 862, accorde annuellement à ces religieux, aux fêtes de Noël et de Pâques, cinq modius de pur froment pour faire de la bouillie. Fastrède, troisième abbé de Cîteaux, écrivant à l'abbé d'une maison de son ordre pour lui reprocher de faire bonne chère sous prétexte de bien recevoir les hôtes, lui dit : J'ai vu notre saint fondateur ne manger qu'avec scrupule une bouillie au miel et à l'huile, qu'on lui avait servie afin de raccommoder son esprit délabré.

Saint Colomban, dans sa règle, prescrit aux moines la bouillie à l'eau comme aliment substantiel : Que la nourriture des religieux soit grossière et suffisante seulement pour soutenir. Qu'on leur donne, le soir, des plantes potagères, des légumes, de la farine détrempée avec de l'eau, et un peu de pain bis-cuit, afin qu'ils n'aient ni l'estomac chargé, ni l'esprit embarrassé.

L'usage de la bouillie fit surnommer bouillieux les Normands, qui en mangeaient sans cesse. La bouillie avait cependant des adversaires. Un certain Jacobus de Partibus, qui vivait en 1464, blâme les mères d'avoir introduit, dans l'éducation de leurs enfants, de notables abus, notamment l'usage de la bouillie, qui était alors, dit-il, une friandise toute nouvelle. Mais la bouillie triompha de ces contradicteurs. Labruyère-Champier dit que, de son temps, la bouillie avait pris faveur, à la cour de Henri II, auprès des dames et même auprès des hommes, qui, selon l'expression de l'auteur, redevenaient enfants par gourmandise.

Au quatorzième siècle, on faisait des bouillies et des potages avec de la farine de millet et de froment mélangés. Aux Potages lians sans char, nous trouvons dans le Ménagier de Paris la recette suivante : Se tu veulx faire boulie, si desmelle primo ta Heur (de farine) et ton lait et du sel, puis met boulir et le muet (remue) très-bien. Et se tu en veulx faire potage, si y met pour chascune pinte de lait les moyeux de demy quarteron d'œufs, les germes ostés, très-bien batus ensemble à part eulx, et puis rebattus avec du lait ; et puis tout filé en la paelle, et puis très-bien remué le lait qui bout : puis faire souppes.

On faisait avec la farine de froment différents mets savoureux ; on la détrempait dans du lait et on l'assaisonnait avec du safran, du sucre, du miel, du vin doux ou des aromates. On y joignait quelquefois de l'huile, de la graisse, du beurre et des jaunes d'œufs ; et c'est ainsi que naquit et se perfectionna l'art du pâtissier.

Le vermicel, la semoule, les macaronis, les lassagnes et autres pâtes d'Italie sont plus anciens en France qu'on ne le croit généralement. Ils y ont paru pendant le cours des longues guerres que les Français firent au delà des Alpes depuis Charles VIII. Charles Estienne (De Nutrimentis) dit que les lassagnes et le vermicel se servaient au bouillon ; il ajoute : Ce n'était qu'une sorte de soupe. Mais ce qu'on appelait alors macaroni n'était que des boulettes de mie de pain humectées avec du bouillon, puis saupoudrées de fromage.

En Provence on cultivait une espèce particulière de froment, avec lequel on fabriquait la semoule ; néanmoins on tirait annuellement d'Italie, et surtout de Naples, beaucoup de cette farine, qui, dit Liébaut, était demi-blonde. Les médecins l'ordonnaient aux malades en forme de bouillie ou de panade avec du bouillon de volaille.

Champier parle des gruiaux d'orge et d'avoine comme d'une invention récente (De Ile cibaria, lib. V, cap. XX), mais cette invention ne devait être que renouvelée ; car, suivant le Dicl des Crieries de Paris, les marchands ambulants vendaient le gruau dans les rues, au treizième siècle :

Or i a gruel et froment

Bien pilé et menuement.

Dans la traduction française que Charles V fit faire du livre de Pierre de Crescens ou Crescenzi, sur l'agriculture (Ruralium commodorum opus, lib. XII), il n'est question que de l'orge mondé pour tisane ; cependant on employait le gruau d'orge en potage, dès la fin du quatorzième siècle. Au chapitre des Potages pour malades, l'auteur du Ménagier de Paris en donne même la recette suivante : Mettez l'orge tremper en un bacin ainsi comme demie heure, puis la purez et mettez en un mortier de cuivre et pilez d'une pilette de bois, puis la mettez séchier : et quant elle sera sèche, si la vennez. Et quant vous en vouldrez faire potage, mettez-la cuire en un petit pot avec de l'eaue : et quant elle sera ainsi comme baienne (crevée), purez-Ia et la mettez avec du lait d'amandes boulir ; et aucuns le coulent. Item, l'en y met du succre foison. Platine observe que, de son temps, les Bretons ne mangeaient que des soupes au gruau, même celles aux herbes et aux choux. Ils y ajoutaient, dit l'auteur, des jaunes d'œufs, des épices et du safran.

Le mot grudum, dans la basse latinité, et le mot gru, dans l'ancienne langue française, signifiaient orge. Il n'est donc pas surprenant qu'on ait nommé gruellum en latin, et gruau en français, un potage d'orge mondé et bouillie. Par la suite, néanmoins, on employa aussi en potage l'avoine mondée, à laquelle on appliqua également la dénomination générique de gruau ; seulement, pour les distinguer entre eux, on disait gruau d'orge et gruau d'avoine. Liébaut rapporte que les Bretons et les Angevins employaient surtout ce dernier : ils étaient persuadés, dit l'auteur, que cette nourriture est souveraine contre la gravelle et la dysurie. Au quatorzième siècle, on engraissait les poussins avec du gruau d'avoine destrempé en lait ou matons de lait (lait caillé) un petit.

On employa aussi en gruau le froment, le millet, le seigle, le riz, le panis, et même jusqu'aux lentilles. L'émulsion du gruau de froment s'appela fromentèe. On trouve des recettes de ce plat, si populaire au Moyen Âge, dans le Taillevent manuscrit et imprimé, dans le Grand Cuisinier et dans le Trésor de santé ; celle du Ménagier est la plus complète, la voici : Premièrement, vous convient monder vostre froument ainsi comme l'en fait orge mondé, puis sachiez que pour dix escuelles (vingt personnes, on comptait deux convives par écuelle) convient une livre de froument mondé, lequel on treuve aucunes fois sur (chez) les espiciers tout mondé pour un blanc la livre. Eslisiez-le et le cuisiez en eaue dès le soir, et le laissiez toute nuit couvert emprès le feu en eaue comme tiède, puis le trayez et eslisez. Puis boulez du lait en une paelle et ne le mouvez point, car il tournerait : et incontinent, sans attendre, le mettez en un pot qu'il ne sente l'arain ; et aussi, quant il est froit, si ostez la cresme de dessus afin que icelle cresme ne face tourner la froumentée, et de rechief faites boulir le lait et un petit de froument avec, mais qu'il n'y ait guères de froument ; puis prenez moyeux d'œufs et les coulez, c'est assavoir pour chascun sextier de lait un cent d'œufs, puis prenez le lait boulant, et batre les œufs avec le lait, puis reculer le pot et getter les œufs, et reculer ; et se l'en veoit qu'il se voulsist tourner, mettre le pot en plaine paelle d'eaue. A jour de poisson, l'en prend lait ; à jour de char, du boullon de la char : et convient mettre saffran se les œufs ne jaunissent assez. Item, demie cloche de gingembre. On mangeait presque toujours la venaison à la fromentée. Hardouyn de Fontaines-Guérin le dit positivement, dans son Trésor de Vénerie. Dans les XXIIIe et XXIVe Devis de disners et soupers de grans seigneurs et autres, à jour de poisson ou de karesme, le Ménagier de Paris cite une fromentée au marsouin et une fromentée au pourpois (gros poisson salé).

 

§ 3. PATÉS, RAGOUTS, RÔTIS, SALADES, ETC. — La pâtisserie n'est, à vrai dire, qu'un progrès de l'art de la boulangerie associé à l'art culinaire ; ses premiers produits ne furent que des pains plus succulents que les autres, et pétris avec des œufs, du beurre, du miel, etc. En pratiquant une sorte de vase ou d'assiette dans la pâte fraîche, on put y déposer de la crème, des légumes ou des fruits. En ajoutant à ce vase en pâte un couvercle de la même matière, on put y enfermer des viandes cuites et assaisonnées. Les pâtisseries grasses, les seules dont nous nous occuperons dans ce paragraphe, sont les plus anciennes ; peut-être même est-ce une invention de notre cuisine indigène. De tout temps, en France, on a fait grand cas des pâtés de viande. En dépit des règles d'abstinence, les moines eux-mêmes étaient si friands de ces pâtés, que leurs vassaux étaient obligés de leur en offrir à titre de redevance annuelle. C'était une redevance de trente-huit pâtés d'oie et de quatre-vingt-quinze poulets, que, dès le commencement du neuvième siècle, les villages et fermes relevant de l'abbaye de Fontenelle devaient payer deux fois par an, le jour de la Nativité et le jour de Pâques, à saint Anségise, abbé du monastère. Un état des revenus de l'abbaye de Saint-Riquier, au neuvième siècle, fait mention de douze fours banaux appartenant à cette abbaye, lesquels lui rapportaient par an trois cents flans chacun.

Les pâtissiers ne formaient pas encore un corps de métier dans les villes, et leurs pâtisseries se débitaient chez les cabaretiers qui donnaient à manger et à boire. Les statuts que saint Louis accorda aux cabaretiers en 1270, leur permettaient même de travailler de leur état tous les jours de l'année, tandis qu'en l'honneur d'une trentaine de fêtes de l'Église, tout travail était interdit ces jours-là aux boulangers. Les pâtissiers ne furent cependant érigés en communauté particulière qu'au milieu du seizième siècle.

Leur enseigne ordinaire était la lanterne qu'ils allumaient le soir pour éclairer leur boutique. Pendant longtemps ils ne vendirent que des pâtés ou tourtes de viande ; les autres sortes de pâtisseries étant faites, dans les maisons bourgeoises, par les ménagères, et, dans les châteaux, par les châtelaines, qui se piquaient, à l'envi l'une de l'autre, de faire les pâles les meilleures et les plus délicates. Il n'y avait que les princesses et les dames de grande noblesse qui pussent se dispenser d'apprendre et de pratiquer un art qui faisait partie de l'éducation des femmes.

Cependant la première recette pour faire un pâté ne remonte pas au-delà du quatorzième siècle ; elle est de Gaces de la Bigne ou Bugne, premier chapelain des rois Jean, Charles V et Charles VI, mort vers 1383. Cette formule culinaire est en vers (Livre des Déduits de la Chasse).

Voici maintenant la liste des différentes espèces de pâtés, tant froids que chauds, tant en viande de boucherie, en menu et gros gibier, qu'en volaille et en poisson, qui représentaient la science du pâtissier, à la fin du quatorzième siècle :

Pâtés de poucins, à la mode lombarde, de champignons, de venoison fresche, de bouly lardé, de beuf, de mouton, de veel, blancs, d'aloès (alouettes), d'anguilles, d'argent, de mouëlle de beuf, de bresmes et saumon, de chapons, de gibier, de gornaux (espèce de rouget), de lappereaulx, de maquerel, de mulet, de pigons, de pinparneaux, de porc, de potirons, de turtres (tourterelles), de vache, d'oiselets, d'oés (oies), poules, etc., norrois (faits avec du foie de morue et de pois non haché).

Taillevent et Platine vantent et décrivent beaucoup d'autres pâtés que l'on faisait de leur temps, c'est-à-dire au quinzième et au seizième siècle, mais qui diffèrent peu de ceux que le Ménagier de Paris énumère. Le seul digne de remarque est le pâté de bêle fauve, dont on trouve la recette dans Platine. D'abord, la chair de l'animal était cuite dans l'eau avec du sel et du vinaigre, puis lardée. On lui faisait comme une enveloppe de graisse épicée, avec du poivre, de la cannelle et du lard gras, pilés ensemble ; dans cette graisse, on enfonçait des clous de girofle, de manière à la couvrir entièrement, et enfin, on mettait le tout en pâte. Au reste, les pâtés qui avaient le plus de vogue au seizième siècle étaient : 1 e pâté à la tonnelette, les pâtés d'alouettes, d'artichauts, de bécasse au bec doré, de chapon, de coings, de langues de bœuf, de marrons, de pieds de bœuf, de pieds de mouton, de pommes, de poulets, de sarcelles, et de venaison.

Le Ménagier de Paris parle de petits pâtés, mais sans donner de détail à leur sujet ; au seizième siècle, on faisait ces petits pâtés avec du bœuf haché et des raisins secs ; on les colportait et on les criait dans les rues de Paris. Cet usage subsista jusqu'au moment où le chancelier de l'Hospital en défendit la vente, alléguant qu'un pareil commerce favorisait d'un côté la gourmandise, et de l'autre la paresse. Une des pâtisseries grasses les plus célèbres au Moyen Âge, c'étaient les roisolles, roinssolles ou rissoles. Elles furent connues en France, à une époque très-reculée ; mais on les faisait alors d'une manière fort simple, avec de la graisse ou du beurre passé par la poêle et rissolé. Au quatorzième siècle, on commença à y joindre de la viande hachée. Les statuts donnés aux pâtissiers, en 1440, défendent d'employer de la viande de porc ladre, dans la confection de ces gâteaux ; les statuts de 1566 ordonnent de les faire avec du veau, du mouton et de la tranche de bœuf.

Les plus anciennes pâtisseries reçurent, à cause de leur forme ronde, le nom de tourte ou tarte, du latin torta, qui signifiait grosse miche ronde de pain ordinaire. Ce nom fut appliqué, par la suite, exclusivement aux pâtés chauds, qu'ils continssent des légumes, ou de la viande, ou du poisson ; mais, vers la fin du quatorzième siècle, on appela tourte ou tarte la pâtisserie renfermant du laitage, des herbes, des fruits ou des confitures, et pâté, celle qui renfermait de la chair ou du poisson.

Ce fut dans le courant du seizième siècle seulement, que le nom de potage cessa d'être attribué aux ragoûts. Au nombre de ceux qui se faisaient alors, deux sont restés populaires parmi nous : le pot-pourri et la galimafrée ; et, quoiqu'ils aient passé de mode depuis longtemps, ils n'en ont pas moins laissé leur nom dans notre langue. Le pot-pourri était un composé de veau, de bœuf, de mouton, de lard et de légumes ; la galimafrée, une fricassée de volaille assaisonnée avec du vin, du verjus et des épices, et liée avec la sauce caméline. Pour avoir une idée des richesses que nos pères possédaient en fait de ragoûts, il suffit de citer un extrait d'un opuscule du seizième siècle, intitulé : Mémoire pour faire un écriteau pour un banquet :

Bécasse à la quesat (en caisse ?). Cailles au laurier. Chapons pèlerins. Chevreuil au fromage de Milan. Chevreuil farci. Tête de chevreuil. Civet de cerf aux navets. Fromentée à la venaison salée. Lapin à la grenade. Langues de mouton à la vinaigrette. Lion de blanc chapon. Marsouin contrefait. Oiseaux farcis. Oisons à la malvoisie, au fromage de Milan. Perdrix à la tonnelette. Perdrix à l'orange, aux câpres. Pieds à la sauce d'enfer, à l'esturgeon. Poussins au vinaigre. Ramier en poivrade. Sanglier aux marrons. Sarcelles confites. Saucisses de veau. Soleil de blanc chapon. Tanches à la lombarde. Venaison à la lombarde. Gelée ambrée, blanche, piquée, commune, déchiquetée. Gelée en pointes de diamant, moulue, ondée. Andouilles de gelée. Angelots de gelée. Écus de gelée. Écussons de gelée. Fleur de lys en gelée. Fontaine en gelée. Oriffan (éléphant) de gelée.

C'était là, il est vrai, la grande Cuisine française, celle des princes et des seigneurs, celle dont Taillevent avait écrit le code à la cour de Charles VII. Cette Cuisine-là, féconde en inventions honnêtes, avait soin de plaire à la vue autant qu'au goût ; elle excellait à déguiser la forme et la couleur des mets : le cuisinier était presque imagier.

Écoutons ce que dit l'Estoile, décrivant le festin que donna, en 1597, le connétable de Montmorency à l'occasion du baptême de son fils, tenu par le roi sur les fonts baptismaux : Tous les poissons étoient fort dextrement desguisez en viande de chair, qui estoient monslres marins pour la plupart, qu'on avoit fait venir exprès de tous les costez. Et Froissart, parlant d'un repas donné de son temps, dit qu'il y avait grant planté (abondance) de metz si estranges et si desguisez, qu'on ne les pouvoit deviser (décrire). Le Mémoire des ragoûts pour faire un écriteau ou menu de repas, que nous avons cité plus haut, offre un lion et un soleil de blanc chapon, une gelée déchiquetée, et une autre en pointes de diamants ; Taillevent, au quinzième siècle, nous donne les recettes pour faire du beurre frit, ou rôti, et des œufs à la broche ! !...

Les rôtis n'étaient pas moins nombreux que les ragoûts. Nous trouvons pour le quatorzième siècle :

Langue de beuf fresche. Allouyaux de beuf. Espaule de mouton. Porc eschaudé. Pourcelet farci. Connins (lapins). Lièvre rosti. Veel rosti. Chevreaulx, agneaulx. Bourbelier (poitrine) de sanglier. Venoison d'ours, contrefaite d'une pièce de beuf. Oés, chapons, gélines. Poucins faisandés. Menus oiseaulx. Malars de rivière. Paons, faisans, cigoignes. Hérons, outardes, grues. Gentes, butor, cormorant. Coulons ramiers. Plouviers et videcoqs (bécasses). Perdrix et perdriaulx. Cigne, revestu en sa pel à toute plume.

Veut-on savoir ce que c'est que ce dernier rôti, qui, pour être bizarre, n'en était pas moins recherché en cour ? Le Livre fort excellent de Cuisine, imprimé à Lyon en 1542, par Olivier Arnoullet (in-8° gothique), va nous l'apprendre : Prenez un cigne et l'appareillez et le mettez rostir tant qu'il soit tout cuit, puis faictes de la paste aux œufs, aussi claire que papel (papier fin), et la coulez dessus ledict çigne en tournant en la broche, tant que la paste se puisse cuire dessus, et gardez qu'il n'y ait rien rompu, ne aisles ne cuisses, et mettez le col du cigne comme s'il nageoit en eau, et pour le faire tenir en ce poinct, il faut mettre une brochette en la teste, qui vienne respondre entre les deux aisles, passant tout outre, tant qu'elle tienne le col ferme, et une autre broche au dessouz des aisles, et une autre parmy les cuisses, et une autre au plus près des pâtes, et à chacun pied trois pour estendre les pieds : et quant il sera bien cuit et bien doré de paste, tirez hors les broches, excepté celle du col, puis faictes une terrasse de paste bise qui soit espoisse et forte, et qu'elle soit d'un pouce d'espaisseur, faicte à beaux carneaux (créneaux) tout autour, et qu'elle soit de deux pieds de long et d'un pied et demy de large, ou un peu plus, puis la faictes cuire sans bouillir, et la faictes peindre en vert, comme un pré herbu, et faictes dorer vostre cigne de peau d'argent, excepté environ deux doigts près du col, lequel faut dorer, et le bec et les pieds, puis ayez un manteau volant qui soit de sandal vermeil par dedans, et dessus ledict manteau armoyez de telles armes que vous voudrez, et autour du cigne huit banières, les bastons de deux pieds et demy de long à banières de sandal, armoyez de telles armes que dessus, et mettez tout en plat de la façon de la terrasse, et le présentez à qui vous voudrez. Le paon s'apprêtait et se servait de même avec toutes ses plumes, que l'on avait retirées avant la cuisson et qu'on repiquait ensuite dans tout leur éclat. Pour les autres rôtis, la méthode variait peu ; s'il s'agissait d'une grosse pièce à mettre en broche, ou de viandes d'une nature ferme et compacte, on les faisait bouillir d'abord pour les attendrir. Quant aux volailles et oiseaux de menu gibier, après les avoir vidés, on les emplissait d'une farce composée de viande hachée, d'herbes aromatiques, de raisins secs, et parfois de châtaignes et de prunes de Damas. Quelques moments avant de les ôter de la broche, on les parait de sucre et de poudres aromatiques, imbibés de jus d'orange et d'eau de rose ; puis, on les servait avec une sauce piquante. Les viandes rôties et froides étaient couvertes également d'épices en poudre. Du quatorzième au dix-septième siècle, il y eut peu de changements dans les rôtis ; cependant, quelques-unes des viandes sauvages, qu'on avait admises sur les tables les plus raffinées, disparurent avec les mœurs de la féodalité. Le paon lui-même, ce brillant emblème de la noblesse et de la chevalerie, fut banni de la Cuisine, à laquelle appartient le Mémoire pour faire un écriteau, qui ne cite que les rôtis suivants : Alouettes, bécasses, butor, cailles, chapons, chevreuil, cygne, faisan, héron, lapin, lapereau, levraut, longe de bœuf, oyson, perdrix, pigeonneaux, pluvier, poulet, sanglier, sarcelle, tourterelle.

Les grillades, dont Labruyère-Champier attribue l'invention aux chasseurs, étaient généralement recherchées au treizième siècle : il est peu de poèmes de cette époque qui ne parlent de carbonées ou charbonées de bœuf, de mouton, et surtout de cras bacon (cochon gras). Elles n'étaient pas moins estimées au seizième siècle, et Rabelais ne parle pas de bonne chère sans étaler grand renfort de carbonades, qui excitaient la soif des buveurs.

Dans le Mémoire pour faire un écriteau, les salades viennent immédiatement après les rôtis : c'est une tradition que la Cuisine moderne a respectée. Dès les temps de frugalité patriarcale, on mangeait les racines et les herbes potagères ; on en corrigeait la fadeur avec de l'huile et du sel, ou avec du vinaigre seulement. Il est probable que, pendant bien des siècles, les salades gardèrent leur forme simple et naturelle : c'était la nourriture des campagnards. Aussi, Taillevent ne daigne pas en faire mention. Platine, le premier, parle des salades ; sous cette dénomination, il cite un grand nombre de mets qui n'avaient conservé, delà salade-proprement dite, que l'assaisonnement vinaigré. Telles étaient, entre autres, une espèce de farce composée de bourrache, de menthe et de persil pilés, qu'on assaisonnait avec du sel, de l'huile et du vinaigre ; une autre, qu'on appelait sa/acte de plusieurs herbes, composée de laitues, de fenouil, de persil, de cerfeuil,-de menthe, de baume, d'origan, de bourrache, d'escarole et de fleurs de sureau ; enfin, celle qui n'était qu'un mélange de pattes, de crêtes, de cervelles et de foies de volaille, rehaussés de persil et de menthe, et assaisonnés de poivre, de vinaigre et de cannelle. On donnait le nom de salade aux porreaux cuits sous la cendre, qu'on mangeait avec du sel et du miel ; aux oignons cuits, assaisonnés de vin doux ; à la carotte cuite dans le vin ou sous les cendres ; aux asperges à l'huile, etc. Le fenouil tendre, la mélongène ou pomme d'amour, la raiponse, les extrémités de la mauve, du houblon, de la brione, les concombres, le cresson, etc., se mangeaient en salade, ainsi que l'ortie, lorsqu'elle était jeune. Quant aux fournitures, dont l'usage ne commença qu'au dix-septième siècle, on les remplaçait par d'autres salades, par des légumes, des fruits verts ou des graines, confits au vinaigre, tels que laitues pommées, câpres, aserolles, fenouil, pourpier, choux-cabus, côtes de poirée, etc. Enfin, voici les différentes salades de table qu'indique le Mémoire pour faire un écriteau : salades blanche, verte, de citron, d'entremets, de grenade, de houblon, de laitues, d'olives, de perce-pierre, de poires de bon chrétien, de pourpier confit.

Après les salades, on servait les poissons ; mais la Cuisine la plus recherchée se montrait aussi simple qu'uniforme dans la manière de les préparer ; elle les relevait seulement par des assaisonnements très-épicés. Au reste, dans aucun temps, le poisson ne donna lieu à beaucoup de recettes gastronomiques.

Les Gaulois l'avaient mangé au sel et au vinaigre, l'huile étant très-rare chez eux. Au commencement du dixième siècle, on le hachait avec des œufs, pour en composer une farce assaisonnée, dite carpée ou charpie (du latin carpia) ; vers le onzième siècle, on le faisait frire dans la poêle ; au quatorzième, on le cuisait dans de l'eau et du vin, auxquels on mêlait, selon sa nature, du persil, de l'oseille, de la ciboule, des oignons, du lard ou du fromage ; on le saupoudrait ensuite d'aromates, puis on le mangeait au beurre, au vinaigre ou à la sauce. Si le poisson était grillé, rôti ou frit, on le mangeait au verjus ; plus tard, on substitua au verjus le jus d'un citron ou d'une bigarrade.

A côté des poissons, figuraient d'ordinaire quelques plats d'œufs ; quoique les manières de les apprêter ne fussent pas très-variées, chaque plat du moins était différent de son voisin. L'auteur du Ménagier de Paris consacre un chapitre de son livre aux œufs de divers appareils. Nous y remarquons d'abord l'arboulastre ou arboulaste, mélange de céleri, de ténaisie, de menthe, de sauge, de marjolaine, de fenouil, de persil, de poirée, de feuilles de betteraves, d'épinards, de laitues, d'orvale, de feuilles de violettes, etc., que l'on broyait avec du gingembre et des œufs ; on en formait une pâte, nommée alumelle ou alumette ou aumelelle, que l'on faisait frire soit à l'huile, soit au beurre ou à la graisse : avant de la manger, on la saupoudrait de fromage graluisé (râpé). Viennent ensuite les œufs perdus, que l'on apprêtait en jetant les moyeux et les aubuns sur charbons ou sur brèse bien chaude, après quoi les nettoyez et les mengiez ; les œufs heaumés, dont voici la recette : Cassez le bout et vuidiez l'aubun, et le moyeu estant en la coquille, mettez et asséez icelle coquille sur une tuille, le trou de la coquille dessoubs ; une autre belle alumelle d'œufs, qui approchait beaucoup de notre omelette ; une seconde, arboulastre en tartre faicte en la paelle, qui ne diffère de la première que parce qu'on la faisait cuire dans une tourte de pâte ; les œufs à la tenoisie, ainsi nommés d'une espèce de farce de tenaisie broyée avec du gingembre, sur laquelle on posait des œufs durs pelés, tout entiers ; enfin, les œufs pochés en huille ou brouet d'Allemaigne, qui se trouvent déjà compris parmi les potages lians sans chair. Du temps de Platine, on comptait vingt manières d'accommoder les œufs ; nous en avons retenu les noms plutôt que les recettes : c'étaient les œufs brouillés, composés avec du beurre, du lait, du fromage et des herbes aromatiques : on leur faisait prendre une belle couleur verte au moyen du jus de bourrache et du persil ; les œufs pochés, que l'on humectait de jus d'orange et d'eau-rose, et que l'on saupoudrait de sucre et d'épices douces ; les œufs coupés, œufs durs hachés en morceaux nageant dans une sauce incroyable ; les œufs à la broche, dont Taillevent donne la recette et qui n'avaient plus des œufs que le nom et la coquille, étrange produit de la bizarre imaginative des cuisiniers du quinzième siècle : on vidait les œufs par les deux bouts, on en remplissait la coquille avec une farce de viandes épicées, on passait dedans une brochette, et l'on faisait rôtir.

 

§ 4. ASSAISONNEMENTS. — Nous avons dit comme le goût des épices se répandit en Europe à la suite des croisades. Ce goût influa naturellement sur la Cuisine, qui ne se composait que de ragoûts ; les viandes bouillies, grillées ou rôties ne paraissaient guère sur les tables qu'avec des sauces piquantes. Quelques-unes de ces sauces, telles que la jance et la caméline, étaient devenues d'un usage tellement général au treizième siècle, qu'on les criait dans les rues de Paris. Ces crieurs de sauces prirent d'abord le titre de saulciers, ils y joignirent bientôt celui de vinaigriers-moustardiers. En 1394, ils reçurent des statuts, et un siècle plus tard Louis XII les érigea en corps de métier, avec la qualification de sauciers-moutardiers-vinaigriers, distillateurs en eau-de-vie et esprit-de-vin, et buffetiers. Cet assemblage d'attributions dura peu de temps ; une partie de ces artisans se consacra uniquement à la distillation de l'eau-de-vie et de l'esprit-de-vin, et forma, en 1537, une communauté nouvelle ; d'autres se firent traiteurs et furent réunis en corps, sous le titre de maîtres-queux, cuisiniers et porte-chapes. Ce dernier nom leur fut donné parce que, quand ils portaient en ville les mets apprêtés dans leurs boutiques, ils les couvraient, pour les tenir chauds, avec une chape en fer-blanc. Ceux de l'ancienne communauté qui n'avaient pas embrassé l'une des deux professions nouvelles, continuèrent, sous leur première dénomination, à vendre des sauces, du vinaigre et de la moutarde. Lorsque les sauces eurent passé de mode, ils ne portèrent plus que le simple nom de vinaigriers.

Au quatorzième siècle, on divisait les sauces en deux grandes catégories, que le Ménagier de Paris détaille ainsi :

Saulces non boulies :

Saulce moustarde ; vertjus d'ozeille, percil, ozeille ou feuille du blé, du bourgon (bourgeon) de vigne ; cameline ; d'aulx camelins, pour raye, blanche ou verte, pour oisons ou beuf, moussus, à harens frais ; vert d'espices. Saucié vergay, à garder poisson de mer.

Saulces boulies :

Saulce cameline à la guise de Tournay ; au poivre jaunet ou aigret ; au poivre noir ; galentine, pour carpe. Saupiquet, pour connin ou pour oiseau de rivière ou coulon ramier. Calimafrée ou saulce paresseuse. Jance de lait de vache ; à aulx. Saulce poitevine. Moust, pour hétoudeaulx. Saulce briefve, pour chappon ; à mettre boulir en pasté de halebrans, canets, lappereaulx ou connins de garenne. — Nota, que halebrans sont les petits canets qui ne pevent voler jusques à tant qu'ils ont eu de la pluye d'aoust — pour une queue ou un bourbelier de sanglier ; rappée ; pour un chappon ou poule ; pour œufs pochiés en huille. — Nota, que en y ver l'en met plus gingembre (dans les sauces) pour estre plus fortes d'espices, car yver toutes saulces doivent estre plus fortes que en esté.

En divers endroits du même livre, l'auteur fait mention d'une sauce à la bœ' (à la boue) pour poisson, qu'il ne classe pas, néanmoins, dans l'une des deux catégories.

Soixante ans plus tard, Taillevent, queux de Charles VII, indiquait dix-sept sauces différentes, dont plusieurs étaient connues avant sa Cuisine :

Sauce caméline, jance, eau bénite, saupiquet, mostéchan, galantine, à l'alose, à Madame, au moût, d'ail au lait, dodine, froide, poitevine, rappée, robert, rouge, verte.

Rabelais, au livre IV, chapitre XL de son Pantagruel, dit que la sauce-Robert était nécessaire aux canards, connils, roustis, porc frais, œufs pochez, merlus salez et mille aultres viandes.

On trouve dans Platine la recette de onze sauces nouvelles, inventées depuis Taillevent ; la persicienne, la poivrade jaune, et les sauces muscade, jaune, blanche, à la rose, aux cerises, aux cormes, aux prunes, au raisin et aux mûres sauvages. Cette dernière s'appelait célestine, lorsqu'elle était faite avec des mûres de jardin. Une autre sauce fort recherchée, dont on ignore la recette, se nommait sauce d'enfer. La composition de la plupart de ces sauces ne variait que par la nature des épices qu'on y faisait entrer. Il suffit de rapporter les recettes des deux ou trois principales sauces, pour donner une idée de toutes les autres : Quiconque s'entremettra de vendre saulce appelée Cameline, disent les statuts des sauciers, qu'il la face de bonne canelle, bon gingembre, de bons clous de girofle, de bonne graine de paradis, de bon pain et de bon vinaigre. Quiconque fera saulce appelée Jance, que il la face de bonnes et vives amandes, de bon gingembre, de bon vin et de bon vertjus. L'eau bénite, selon Taillevent, se faisait avec un demi-verre d'eau-rose, autant de verjus, un peu de gingembre et de marjolaine, le tout bouilli ensemble et passé par l'étamine. Pour la sauce muscade dont Platine fait mention, il fallait de la cannelle, du sucre, des clous de girofle, de la graine de paradis, une noix muscade tout entière et un peu de vinaigre. On la servait chaude, plus particulièrement avec le chapon, le lièvre et le lapin rôtis. L'eau bénite n'accompagnait guère que le brochet frit, et, selon Arnaud de Villeneuve, qui écrivait au treizième siècle, la sauce verte était réservée pour les rôtis de chevreau, de veau et de mouton. Pour le bœuf et le porc rôtis, on faisait une sauce spéciale, avec le jus de la viande, du pain grillé, du verjus et du poivre.

On mettait du sucre dans les sauces qui n'étaient pas piquantes, en vertu du vieux proverbe : Sucre n'a jamais gâté sauce ; mais, le plus souvent, ou y mêlait de l'eau-rose, parce qu'on aimait les parfums, et par-dessus tous, celui de la rose. L'eau-rose s'employait non-seulement dans les sauces, mais encore dans les ragoûts et aux premières entrées de table comme au dessert. On mangeait les cerneaux à l'eau -rose. C'était avec l'eau-rose que les rois, les princes et les grands seigneurs se lavaient les mains avant et après le repas. Le Ménagier de Paris renferme les recettes de plusieurs espèces d'eaux-roses, savoir : l'eau-rose à laver les mains sur table, l'eau bénite d'eau-rose, l'eau-rose de Damas, l'eau-rose vermeille et l'eau-rose faite sans chapelle (alambic de plomb) et sans feu. Voici comment on distillait cette dernière : Prenez un bacin de voirre, et liez d'un cueuvre chief tout estendu sur la gueule à guise de tabour, et puis mettez vos roses sur le cueuvre chief, et dessus vos roses asséez le cul d'un autre bacin de voirre ; mettez tout au soleil : et à la chaleur d'icelluy, l'eau se fera.

On peut ranger aussi parmi les sauces le blanc-manger, l’aillée, et certains autres brouets ou coulis épais. L'aillée, composée d'ail, d'amandes et de mie de pain pilés ensemble et détrempés avec un peu de bouillon, avait la consistance de la moutarde et se gardait de même du temps de La Bruyère-Champier, on en faisait une autre, fort usitée à Bordeaux, à Toulouse, etc., dans laquelle il n'entrait que de l'ail pilé avec des noix. Le blanc-manger est très-ancien ; il en est question, dans Arnaud de Villeneuve, sous le nom d'alba cornestio. Le Ménagier de Paris fait mention de blanc-mengier paré et de blanc-mengier parti. Du temps de Taillevent, on le faisait avec du lait d'amandes, des blancs de chapons, du sucre, du gingembre, et de la mie de pain ; le tout pilé ensemble, passé au tamis, épaissi sur le feu et aromatisé d'eau-rose. Il est vraisemblable que c'est là ce que le Roman du Petit Jehan de Sainctré appelle coulis de chapon au sucre, et ce que Rabelais nomme chapons au blanc-mengier. Quelquefois on y ajoutait des jaunes d'œufs et du safran ; mais alors cette sauce perdait, avec sa couleur blanche, le nom de blanc-manger et prenait celui de génestine.

Il faut maintenant passer en revue les diverses substances indigènes et exotiques employées dans ces nombreux assaisonnements ; nous nous arrêterons seulement aux principales.

Truffes. — On croit que l'Espagne nous en apprit l'usage vers le quatorzième siècle. Le poète Eustache Deschamps, sous le règne de Charles VI, se vengea des truffes qui l'avaient incommodé, en faisant une ballade contre elles. Au seizième siècle, on cuisait les truffes, dans du vin ou sous la cendre, enveloppées d'étouppes, ou dans de l'eau, avec de l'huile, du sel, et des plantes aromatiques. Pour les conserver, on les mettait dans du vinaigre ; mais, comme elles y contractaient un goût désagréable, on les faisait tremper douze ou quinze heures dans de l'eau de rivière, avant de les employer ; on les cuisait ensuite dans du beurre avec des épices. Les meilleures truffes étaient celles de Franche-Comté, de Saintonge, de Dauphiné, de Bourgogne et d'Angoumois. On connaissait aussi une espèce de truffe suisse, nommée cartoufle, plus lisse et plus claire que la truffe ordinaire, dit Olivier de Serres.

Morilles. — Elles étaient fort estimées, avant que les champignons commençassent à l'être. On lit dans la légende de saint Pardoux, qu'un paysan, ayant trouvé des morilles, voulut les offrir au saint : il fut rencontré en route par un grand seigneur nommé nacagnaire, qui s'empara de ces morilles et se les fit servir à dîner ; mais, dit le légendaire, elles lui donnèrent des coliques affreuses, dont il ne se guérit qu'en avalant de l'huile que Pardoux avait bénite. Au seizième siècle, presque toutes les morilles que l'on consommait en France venaient de Narbonne et des environs du Rhône ; elles arrivaient à Paris confites dans du sel.

Mousserons. — Ils étaient également recherchés au seizième siècle ; mais on n'admettait sur les tables, selon Olivier de Serres, que ceux qui étaient petits, blancs au dehors et rouges en dedans. Ainsi que les morilles, les mousserons entraient dans l'assaisonnement des ragoûts dits potages.

Champignons. — Legrand d'Aussy prétend à tort qu'il n'est pas fait mention des champignons avant l'époque de Louis XIII, car le Ménagier de Paris enseigne la manière de connaître les meilleurs et de les accommoder.

Verjus. — On appelait ainsi le suc d'oseille. Au treizième siècle, on le criait et on le vendait dans les rues. Le jus vert ou vert jus servait à l'assaisonnement des viandes, du poisson et des œufs. Selon un vieux dicton d'Auvergne, veau et chevreau ne valent rien sans verjus d'oseille. Lorsque, plus tard, l'orange et la bigarade furent importées en France, on fit avec leur jus un autre verjus nommé aigret.

Verjus de grains à faire aillie (sauce à l'ail),

dit l'auteur des Crieries de Paris. Ce verjus de grains était fabriqué avec la feuille du blé vert pilée. Labruyère-Champier parle du vertjus de raisin comme d'une invention nouvelle de son temps ; mais nous le trouvons cité, en 1303, dans une ordonnance du prévôt des marchands pour les Jaugeurs, et dans le Ménagier de Paris, qui enseigne la manière d'avoir vertjus à Noël sur la treille. Ce verjus, moins cher que l'aigret et plus agréable que le jus d'oseille, les remplaça tous les deux. On le conservait en le salant et en le mettant dans des tonneaux lorsqu'il avait fermenté. On faisait un autre verjus avec certaines espèces de pommes sauvages ; surtout dans le Lyonnais, le Mâconnais et la Franche-Comté.

Vinaigres. — Le vinaigre ne fut dans l'origine que du vin aigri ; mais, comme il était désagréable au goût, on eut recours à des procédés artificiels : tantôt on faisait fermenter du bon vin dans un endroit chaud ; tantôt on y infusait des mûres de haie, des nèfles, des racines de choux, des prunelles vertes, etc. On employait le vinaigre ou vin poussé, en le faisant bouillir et en l'écumant ; une fois réduit, on le versait dans un baril qui avait déjà contenu du vinaigre, et l'on y jetait ensuite du cerfeuil. On connaissait au treizième siècle plusieurs sortes de vinaigres :

Vinaigre qui est bons et biaus,

Vinaigre de moutarde i a.

(Dict des Crieries de Paris.)

Au seizième siècle, Liébaut cite le vinaigre rosat ; le vinaigre doux, fait avec du moût ; le vinaigre de fruits, et le vinaigre sec, en pastilles, qui se fabriquait dans la Provence et la Touraine. Olivier de Serres (Théâtre d’Agriculture) donne les recettes de quelques autres : le vinaigre de sureau ; le vinaigre de santé, fait avec des fleurs de chicorée, de buglose et de roses sauvages ; le girofient, ainsi nommé des giroflées et des œillets, qui lui donnaient de l'odeur et du goût. On faisait confire dans le vinaigre les cornichons, les melons, les concombres, le pourpier, les câpres, le fenouil, les choux cabus, les azeroles, les côtes de poirée, les truffes, les pommes et les abricots verts ; mais cet usage ne remonte guère au-delà de la fin du seizième siècle.

Moutardes. — Pendant longtemps on n'a connu en France que la moutarde rouge (mustum ardens, moût ardent). Il est question de la moutarde grise dans Platine. On la faisait avec des miettes de pain, des amandes et du sénevé, pilés ensemble, qu'on délayait dans du fort vinaigre et qu'on passait ensuite à l'étamine. Quant à la moutarde rouge, il y entrait du moût, du sénevé, des raisins, de la cannelle et du verjus, ou du vinaigre. Au seizième siècle, la moutarde de Dijon passait pour la meilleure de France. Elle était déjà célèbre au treizième siècle, ainsi que le prouve la nomenclature des Proverbes. La Bruyère-Champier nous apprend que cette moutarde était vendue sèche et en pastilles, que l'on délayait dans du vinaigre pour s'en servir. Au contraire, la moutarde d'Angers était liquide dans de petits barils.

Ail. — Arnaud de Villeneuve disait, au treizième siècle, que l'ail est la thériaque du paysan. Cet adage était devenu un proverbe national. Les moines consommaient beaucoup d'ail ; plusieurs couvents, qui le cultivaient pour leur consommation, en tiraient aussi un revenu considérable, car, en Picardie, le monastère de Saint-Quentin payait la dîme de sa récolte d'ail au comte de Vermandois. Au treizième siècle, l'aillée ou sauce à l'ail était d'un usage si général, que des marchands ambulants la criaient dans les rues ; mais l'odeur de cet assaisonnement le fit peu à peu rejeter des grandes tables. Charles Estienne dit que cette sauce-là n'était plus en usage que chez le bas peuple ; cependant, au mois de mai, les gens de qualité, ainsi que les bourgeois, avaient coutume de manger de l'ail avec du beurre frais, afin de se bien porter pendant le cours de l'année.

Olives. — Du temps de Labruyère-Champier, on distinguait quatre sortes d'olives : les majornies ou royales, qui, malgré leur bonne apparence, étaient fort sèches ; les olives de Syrie, qui avaient beaucoup de chair quoiqu'elles ne fussent guère plus grosses que des câpres ; les olives d'Espagne, les plus estimées de toutes ; enfin les olives de Provence et de Languedoc, de grosseur moyenne, qu'on excellait à préparer dans les provinces qui les produisaient. Liébaut dit que, pour confire l'olive, les uns la trempaient dans du verjus ; les autres, dans du vinaigre édulcoré avec du miel ; d'autres enfin, dans une saumure particulière où il entrait des feuilles de laurier et des herbes odoriférantes. La méthode générale consistait à faire infuser, pendant huit jours, les olives dans de l'eau de mer. On y joignait ensuite du moût de vin nouveau, et l'on ne fermait le tonneau qu'après la fermentation. Sur la fin du seizième siècle, cette méthode avait changé : alors on confisait les olives dans du sel avec du fenouil et un peu d'eau ; mais, afin que le sel pût pénétrer dans le fruit, on le piquait avec un canif ou bien on le fendait longitudinalement.

Anchois, botargue, cavial. — On employait les anchois comme assaisonnement dans la grande Cuisine. La botargue ou poutargue était faite avec des œufs de mulet étendus au soleil et saupoudrés de sel blanc ; on les écrasait fort menu, on les mettait ensuite sous une planche chargée de grosses pierres pour en exprimer l'humidité, et on les exposait de nouveau au soleil jusqu'à ce qu'ils fussent noircis. Le cavial ou caviaire différait peu de la botargue ; c'étaient des œufs d'esturgeon préparés de même avec du sel ; on les battait avec des maillets, et, après les avoir exposés au soleil, on en formait des boules que l'on conservait ensuite dans des vases de terre vernissée remplis d'huile. Les Provençaux fabriquaient beaucoup de botargue et de cavial ; mais, au dire de Charles Estienne et de Labruyère-Champier, la France tirait de Grèce tout le cavial qu'elle consommait.

Safran. — Quelques auteurs prétendent que le safran a été rapporté du Levant ; d'autres veulent qu'on en soit redevable aux Maures. C'était au seizième siècle une des grandes cultures du Languedoc et de la Provence. Sa couleur jaune réjouissait tellement les yeux, qu'on mettait du safran partout, aussi bien dans les pâtisseries et les liqueurs que dans les potages et les ragoûts. Henri Estienne (Apologie pour Hérodote) dit : Le safran doit estre mis en tous les potages, sauces et viandes quadragésimales. Sans le safran, nous n'aurions jamais bonne purée, bon pois passé, ne bonne sauce.

Huiles. — L'huile d'olive fut importée en France par les Phocéens qui fondèrent Marseille ; et la Provence, depuis cette époque reculée, n'a cessé de voir prospérer la culture de l'olivier, qui forma toujours un des meilleurs revenus du pays. Néanmoins les huiles d'Aix et de Grasse, qu'on regardait au dix-septième siècle comme les premières du monde, étaient, au seizième, moins recherchées que celle d'Espagne ; mais, le prix de cette dernière étant très-élevé et l'huile de Provence ne coûtant guère moins à cause des difficultés du transport, on faisait usage de l'huile de noix et de l'huile d'œillette faite avec la semence du pavot des jardins ou du coquelicot. Paris consommait, aux douzième et treizième siècles, beaucoup d'huile de noix, tant pour ses aliments que pour son éclairage. Dans le Bourbonnais, l'Auvergne, la Saintonge, le Limousin, la Bourgogne, etc., et même le Lyonnais, le peuple ne se servait pas d'autre huile.

Sel. — Jusqu'au seizième siècle, le sel a été, en France, une marchandise libre, dont le commerce et la vente au détail étaient permis à tout le monde : de là, les troubles et les révoltes qui éclataient inévitablement, quand le roi mettait de nouveaux impôts sur cette denrée de première nécessité. On faisait partout, au Moyen Âge, une énorme consommation de viandes salées ; et la Cuisine, en aucun cas, ne ménageait le sel gris ou blanc. On le criait dans les rues de Paris, comme les fruits et les légumes.

Telles sont les substances indigènes qu'on employait d'habitude dans les assaisonnements ; quant aux substances étrangères, elles comprennent le sucre, le poivre et les aromates de Cuisine, qu'il ne faut pas confondre avec les épices de table, et les épices de chambre, qu'on mangeait au sortir du repas.

Si l'on en croyait Pancirolle (De Rebus perditis et inventis), la cristallisation du sucre, en Occident, aurait été trouvée par un Vénitien, et remonterait à l'an 1471. Le sucre raffiné était connu en France dès le commencement du quatorzième siècle, et peut-être même bien auparavant. Un compte de 1333 pour la maison d'Humbert, Dauphin de Viennois, parle de sucre blanc ; une ordonnance du roi Jean (1353) en parle aussi sous le nom de cafetin ; enfin, sans aller plus loin, l'auteur du Ménagier de Paris mentionne le sucre blanc en cent endroits de son livre. Il est probable néanmoins que l'art de la cristallisation du sucre ne fut introduit en France que vers le milieu du seizième siècle. On l'apportait tout raffiné des îles de la Grèce, et surtout de Candie, avant la découverte de l'Amérique. Mais, de toutes les épices de Cuisine, le poivre fut non-seulement la plus usitée au Moyen Âge, mais encore la première connue : nous le voyons employé dès le temps de Clotaire III. Les autres épices ne commencèrent à devenir communes en France qu'après les croisades, qui développèrent les relations commerciales des Occidentaux avec le Levant. Voici les épices qui jouaient un rôle plus ou moins piquant dans la Cuisine des quatorzième et quinzième siècles : cannelle, noix muscade, macis (fleur de muscade, deuxième écorce de la noix muscade ou muguette), girofle, gingembre, anis, cubèbe, garingal (racines de galanga, plante des Indes orientales), citoual, graine de paradis, et cèdre rouge : Cèdre vermeil, dit le Ménagier de Paris, est un fust (bois) que l'en vent sur les espiciers et est dit cèdre dont l'en fait manches à cousteaulx. Au retour de son expédition des Antilles, Christophe Colomb ajouta le piment aux aromates ou épices de Cuisine.

 

§ 5. ENTREMETS, DORURES, DESSERT, ETC. — Les premiers services dans un repas se nommaient, au quatorzième siècle, mets ou assiettes ; les derniers, entremès, doreures, desserte, yssue de table et boutehors. A cette époque, la desserte consistait ordinairement en poires cuites, neffies, nois pelées, figues, dattes, pesches, roisins, avelaines, dragée blanche, dragée vermeille, etc. Quand l'issue de table se composait uniquement de l'ypocras et du mestier (sorte de gaufre), ce qui avait lieu dans les repas ordinaires, on augmentait la desserte d'une froumentée à la venoison. Le boutehors était invariablement composé ainsi : vin, espices de chambre et supplications (sorte d'oublie) ; on l'apportait, lorsque les convives, après s'être lavé les mains et avoir dit les grâces, passaient dans la chambre de parement ou salon. On buvait alors du grenache, de la malvoisie, etc., ou des vins aromatisés ; on mangeait des espices différentes de celles qu'on servait à la desserte, et destinées à favoriser la digestion : c'étaient des fruits cuits et confits dans des aromates. Un compte des dépenses du duc Louis d'Orléans donne les parties suivantes des espices de chambre livrées à Monseigneur par Godefroy Lefèvre, espicier et valet de chambre ; savoir : Anis confits, X sols la livre ; nois confites, VII sols la livre ; succre rosat (sucre blanc clarifié et cuit dans de l'eau de rose), X sols la livre ; manucristi, idem ; madrien, XII sols la livre ; paste de roy, idem ; pignollat, VIII sols la livre ; dragées, X sols la livre ; chitron (citron confit), XII sols la livre ; succre rosat vermeil, idem ; osties dorées, XVI sols la livre ; quatre barilles — c'est assaz voir deux d'or et deux d'argent — et une fiole d'or garnie de pierreries, contenant eau rose de Damas ; demi-cent d'ozelées de Chippre. Les doreures consistaient en gelées de toutes sortes, de toutes formes et de toutes couleurs, et en cine, paons, butors et hérons à toutes plumes. Dans les dîners de grands seigneurs, les dorures étaient servies sur une estrade élevée au milieu de la table ; cela s'appelait en termes d'office : entremès eslevé. Quant aux entremès proprement dits, voici la liste que nous en donne le Ménagier de Paris :

Froumentée, à jour de char, à jour de poisson. Venoison. Faulx-grenon. Mortereul. Taillis. Poucins farcis, comme perdriaulx. Ris engoulé, à jour de char. Poulailles en froide sauge. Marsouin à la saulce. Sous de pourcelet. Potage parti faulx grenon. Flaons en karesme. Tarte jacobine, de farcissure de cochon. Tourte. Gelée de char, d'escrevices, de loches, etc., bleue. Leschefrites succrées. Croutes au lait à la dodine. Tartelettes. Pastés d'aloés (alouettes). Bescuit de brochereaulx. Bourrées à la galentine chaude. Andouille de fressure d'aignel et de chevrel. Dorures de pommeaulx, de pès d'Espaigne et de Chastellier. Renoulles (grenouilles). Limassons que l'en dit escargots. Oïttres (huîtres). Pastés norrois. Buignets de mouelle. Lait lardé. Rissolles, à jour de poisson, à jour de char. Crespes, à la guise de Tournay. Arboulastre de char. Buignets d'œuves de lus (œufs de brochet). Pipefarces. Darioles à la crème. Talemouse. Vieilz succre. Pommes d'orenge.

Pour avoir une idée de ces entremets, il suffit de connaître les recettes de quelques-uns. Le taillis était un mélange de fins roisins, d'eschauldés, de galettes, de croûtes de pain et de pommes coupées par menus morceaulx, que l'on faisait cuire ensemble dans du lait d'amandes, du safran et du sucre, jusqu'à ce que le tout fût assez épais pour être coupé par tranches ; le mortereul ne différait que peu du faulx-grenon ; les flaons en karesme étaient des espèces de gâteaux très-sucrés de chair d'anguille pilée, ou de laitances de brochet et de carpe broyées avec des amandes ou de l'amidon ; la tarte jacobine, sorte de vol-au-vent cuit au four, était composée de tronçons d'anguille, d'échaudés, de fromage de gain émietté, et de queues d'écrevisse, que l'on plaçait par lits superposés dans une croûte de pâte que l'on arrosait de lait salé, bouilli avec du gingembre, du girofle et de la graine de paradis, et que l'on enfermait sous un joly couvescle ; la tourte offrait un mélange d'herbes diverses, d'œufs et de fromage broyés, cuits au four, et servis dans une croûte ; les pommeaulx étaient faits avec une sorte de hachis de viande relevé d'épices auquel on donnait la forme de pomme, etc.

Dans les repas ordinaires, l'issue de table se composait, au quatorzième siècle, de compostes de nois, de gros navets confits, de garroittes (carottes) confites, de poires d'angoisse, de courges, de pesches, de condoignac (cotignac), de pouldres fine et de Duc, de sauge, d'eau-rose, de vin cuit, de gauffres, d'orengat (orangeat) et de buvaige d'avelines.

Dans les siècles suivants, le luxe de l'entremet consistait dans la diversité des tourtes. Rabelais, décrivant un grand repas, y fait servir seize espèces de tourtes. Taillevent, dans son Livre de Cuisine, cite les tartes couverte, jacopine, bourbonnoise, à deux visages, aux poires et aux pommes ; Platine, les tartes blanche, commune, aux raves, au coing, à la courge, à la fleur de sureau, au riz, au gruau d'avoine, aux roses, aux châtaignes, au millet, aux cerises, aux dattes, aux herbes du mois de mai ; Charles Estienne parle d'une tarte à l’italienne ; enfin le Mémoire pour faire un écriteau indique les tartes d'Angleterre, de crème, de moelle de bœuf, de pommes hachées bien en broc, de pruneaux, devin blanc ; les tartes angoulousée, ancienne, fanaide, et les tourtes de godiveau, d'assiettes et de béatilles.

Outre les tartes et les pâtés, le Mémoire pour faire un écriteau énumère d'autres entremets à la mode, savoir :

Cervelas. Hure de sanglier. Jambon de Mayence. Petits choux tout chauds. Ratons au fromage. Rissoles. Asperges. Concombres confits. Blanc-manger. Neige en romarin. Crème fromentée, aux mêles (nèfles). Baudrier de pommes. Pommes au gatelin. Beignets. Étrier de pruneaux.

On faisait entrer dans la composition des tartes, au seizième siècle, des fruits de différentes espèces, que l'on arrangeait suivant leur couleur, afin d'obtenir des compartiments jaunes, verts, blancs et rouges, qui formaient des dessins agréables à l'œil. Champier rapporte que, de son temps, un cardinal avait inventé des tourtes aux nèfles humectées d'hypocras. L'Estoile, blâmant les dépenses extravagantes de M. d'O, dit que ce surintendant des finances se faisait servir, jusque dans ses soupers, des tourtes composées de musc et d'ambre, qui revenoient à vingt-cinq écus pièce. On faisait, à cette époque, une autre tourte, aussi délicate sans doute mais moins coûteuse, nommée tarte de massepain, avec des amandes pilées et du sucre en poudre, aromatisées d'eau-rose ; on la retirait du four à moitié cuite pour la glacer avec du sucre et des blancs d'œufs, après quoi on la remettait au four. La vogue des tartes n'était, du reste, pas nouvelle en France, puisque la pièce des Proverbes du treizième siècle, que nous avons tant de fois citée, parle des célèbres tartes de Bourtens et des flans de Chartres. Les gohières et les popelins, si renommés au seizième siècle, n'étaient que des variétés de flans ; dans les premiers on mettait de la crème, et du fromage dans les seconds.

Il est question de gasteaulx feuillés ou feuilletés, dans une charte de Robert de Fouilloy, évêque d'Amiens, datée de 1311 ; ces gâteaux cependant sont moins anciens que la galette de pâte ferme, dite gâteau à la fève ou gâteau des Rois, qui paraissait non-seulement le jour de l'Épiphanie sur toutes les tables depuis les premiers temps de la monarchie, mais encore dans tous les repas où l'on voulait convier la joie et la gaieté. Les gâteaux à la mode au seizième siècle étaient les gâteaux baveux, feuilletés, jolis, joyeux et italiens. On indiquait alors sous le nom générique de gâteaux toute pâtisserie sèche composée de beurre et d'œufs. Quelques provinces avaient des gâteaux qui leur étaient, propres ; tels furent, en Artois, les gâteaux razis ; les fouasses, fouaches, fouées, fougasses, en Normandie, en Picardie et en Poitou ; le pain-d'épices et les biscuits, à Reims. A ces derniers on préférait les biscuits à l'anis, qui venaient d'Italie.

Dans l'issue de table figuraient souvent plusieurs sortes de beignets. On connaissait au seizième siècle les beignets amers, venteux, au riz, aux pommes, au caillé, aux amandes, aux figues, à la sauge, au blanc d'œuf, à la feuille de laurier, à la fleur de sureau.

Les massepains étaient également fort recherchés ; mais ils coûtaient trop cher, pour qu'ils fussent à la portée de toutes les bourses : ils étaient, selon Liébaut, composés d'avelines, d'amandes, de pistaches, de pignons et de sucre rosat, dans une pâte légère. L'Estoile, décrivant une collation magnifique à trois services donnée à Paris en 1596, dit que les confitures seiches et massepans y estoient si peu espargnez que les dames et demoiselles estoient contraintes de s'en décharger sur les pages et les laquais, auxquels on les bailloit tous entiers. Il y avait deux espèces de massepains, nommés l'un menudez, l'autre fidiaux ; tous deux se faisaient avec de la farine, des blancs d'œufs et de l'eau-rose.

Rabelais, liv. IV, ch. xi, parle des darioles, et Le Duchat prétend, dans son commentaire, que le nom de cette espèce de tartelette vient de ce qu'elle était riolée, c'est-à-dire traversée par des bandes de pâte ; on en fabriquait de deux sortes : les unes au fromage, les autres à la crème. Au rapport de Taillevent, les talemouses se faisaient avec du fromage ; on les dorait avec des jaunes d'œufs, puis on les saupoudrait de sucre. Dans les tourteaux et les petits-choux, il entrait du beurre, du fromage et des jaunes d'œufs. Il est fait mention de ratons et de casse-museaux (on disait aussi cachemuseau et même cache-museu), dans une ordonnance du prévôt de Paris en faveur des pâtissiers de cette ville. Le casse-museau, qui était dur et croquant, devait son nom à sa dureté ; le raton devait le sien à sa forme. Selon Le Duchat, les talemouses étaient des espèces de casse-museaux, et leur nom paraît formé du vieux verbe taler (battre) et de mouse (museau).

Les échaudés ont été nommés ainsi, parce que, pour faire lever la pâte, on les jette dans l'eau chaude. Ils sont cités dans une charte de la cathédrale de Paris en 1202 ; seulement, les échaudés qu'on faisait alors, étaient beaucoup plus gros que les nôtres. Saint Louis, qui, comme nous l'avons dit plus haut, avait interdit tout travail aux boulangers les dimanches et jours de fête, leur avait permis cependant de cuire ces jours-là des échauldés pour les pauvres. Au seizième siècle, on n'ajoutait à la pâte des gros échaudés, que du beurre et du sel sans jaunes d'œufs.

Les gaufres remontent au moins au treizième siècle ; on trouve leur nom dans les poésies de cette époque. Aux jours de fête, les marchands de gaufres s'établissaient à la porte des églises, avec leur four portatif. Elles avaient la forme de rayons de miel, et on les servait à table comme entremets. François Ier les aimait beaucoup et prenait plaisir à en faire lui-même. Les étriers et les bridaveaux ne différaient des gaufres, que par la forme. Au treizième siècle, les gaufres portaient le nom d'oublies renforcées. C'était sous ce nom-là que les oublayeurs, oublayers, oublieux, les criaient soir et matin dans les rues. Les estérets et les supplications n'étaient que des variétés d'oubliés ; car les statuts, donnés aux oublieux en 1406, portent que nul ne pourra exercer ce métier à Paris, s'il ne sait faire par jour cinq cents de grandes oublies, trois cents de supplications et deux cents d'estérets. Les nieules étaient très-probablement aussi une espèce d'oublié, de forme différente. Dans certaines solennités ecclésiastiques, et notamment le jour de la Pentecôte, lorsqu'on entonnait le Veni Creator, du haut des voûtes de l'église on jetait des nieules sur les fidèles, avec des étoupes enflammées, figurant l'Esprit-Saint, des feuilles de chêne et des fleurs. Au Gloria in excelsis, on lâchait, encore dans l'église, des oiseaux ayant des nieules attachées aux pattes. Cette cérémonie superstitieuse, qui fut abolie successivement dans tous les diocèses de France, subsistait encore à Amiens en 1715, ainsi que dans plusieurs villes des Flandres.

Pour finir par les épices de table destinées à la digestion, il faut ajouter, à celles que nous avons citées, le fenouil et la coriandre confits au sucre. Ces épices se mangeaient d'ordinaire après les grosses viandes ; mais, à la cour de Henri III ? on en faisait usage, pour ainsi dire, après chaque mets. Cette passion pour les épices fut générale, même parmi le peuple, qui, ne pouvant se permettre des friandises aussi dispendieuses, se contentait de ces épices en nature. Les rois de France, entre les officiers domestiques de leur maison, en avaient un qui portait le titre d'épicier, chargé spécialement de la préparation des épices, et, sans doute aussi, des confitures, fruits confits, marmelades, gelées, pâles, pastilles, dragées, conserves et sucreries en tout genre. Dans quelques festins d'apparat qui avaient lieu aux baptêmes, mariages, entrées, etc., des princes et princesses, on déployait un luxe prodigieux de belles inventions en sucre. La Chronologie septennaire de Palma Cayet, décrivant une collation offerte par le vice-légat à la nouvelle reine Marie de Médicis, lors de son passage par Avignon, dit qu'il y avait trois tables dressées, couvertes de plusieurs sortes de poissons, bestes et oiseaux, tous faits de sucre ; et cinquante statues en sucre, grandes de deux palmes ou environ, et représentant au naturel plusieurs dieux, déesses et empereurs. Il y avait aussi trois cents paniers pleins de toutes sortes de fruits, faits en sucre près du naturel, qui furent donnez, après la collation achevée, aux dames et damoiselles qui s'y trouvèrent. La ville de Paris avait été plus loin en 1571, au repas qu'elle donna à Élisabeth d'Autriche, femme de Charles IX, car il n'y avait sorte de fruit qui puisse se trouver au monde, en quelque saison qui soit, qui ne fust là, avec un plat de toutes viandes et poissons : le tout en sucre, si bien ressemblant le naturel, que plusieurs y furent trompez ; en outre les plats et escuelles, esquels ils estoient, estoient faits de sucre. Les grands cuisiniers de ce temps-là se piquaient de savoir déguiser les substances ; en leur prêtant la forme et la couleur de substances d'une nature différente ; ce système ne s'appliquait pas seulement aux sucreries, mais, comme on l'a vu plus haut, à tous les mets en général. On ne se bornait pas à donner aux hachis de viandes la figure d'un marsouin, aux hachis de poissons celle d'une tête de sanglier ; la naïveté du Moyen Âge se permettait ce que ne se fût pas permis la débauche raffinée du dix-huitième siècle : on ne peut s'imaginer les figures malhonnêtes et même les noms obscènes, que l'on attribuait, pendant les quinzième et seizième siècles, aux mets, gâteaux et sucreries, qui se montraient effrontément sur les tables des grands, ainsi qu'à certaines pâtisseries que l'on colportait et que l'on criait publiquement par les rues de Paris.

 

III. Repas et Festins.

 

Strabon nous apprend que les Belges, à l'instar des Romains, mangeaient couchés sur des espèces de lits ; Diodore de Sicile, que les habitants de certaines contrées de la Gaule mangeaient assis sur des peaux de chien ou de loup ; Athénée, que les Celtes mangeaient accroupis à terre, sur de la paille, ayant devant eux des tables de bois fort basses ; enfin, voici, d'après les mêmes auteurs, quelle était à peu près l'ordonnance des grands festins gaulois. Dans la salle du repas, à proximité du brasier où on le préparait, les tables formaient le demi-cercle. Au milieu, c'est-à-dire à la place d'honneur, s'établissait le personnage le plus distingué par sa valeur, sa naissance ou ses richesses ; à côté de lui, l'hôte ou le maître du logis ; puis, successivement et de chaque côté, les autres convives, par ordre de rang ou de fortune. Derrière eux, debout et pendant tout le repas, des guerriers tenaient leur bouclier ; devant eux, mais assis, d'autres guerriers tenaient leur lance. De grosses raves, des légumes sauvages, des poissons assaisonnés avec du cumin et du vinaigre, des viandes rôties, grillées ou bouillies, étaient servis sur les tables, dans des plats de terre, de cuivre et d'argent, ainsi que dans des morceaux de certains pains durs, creusés à cet effet ; on apportait les fruits dans des corbeilles tressées en osier. Les fonctions d'échanson et de valet étaient remplies par les enfants de l'hôte ou par des jeunes gens des deux sexes. Un d'eux, ayant à chaque main un vase en forme de marmite et de la même matière que les plats qui figuraient sur les tables, offrait le vin ou la cervoise aux convives, qui puisaient dans les vases avec des gobelets de métal ou des cornes d'urus. Ces cornes, montées sur or ou sur argent, et artistement travaillées, étaient, pour leurs possesseurs, des monuments de leur intrépidité à la chasse. Quelques auteurs affirment même que les Celtes buvaient dans les crânes des ennemis qu'ils avaient tués à la guerre. Un second domestique était chargé d'offrir le pain de panis, le pain de millet, ou le pain azyme, cuit sous la cendre. Si, parmi les viandes, il y avait un morceau de choix, on le présentait au plus brave ; les autres convives se jetaient ensuite sur les plats, en saisissaient le contenu avec les mains et le déchiraient à belles dents ; ils ne faisaient usage de leur dague ou coutelas que si la viande mal cuite ne se divisait point assez vite au tranchant de leurs ongles. On mangeait longuement ; on buvait de même, par forfanterie plutôt que par ivrognerie ; néanmoins, Diodore de Sicile affirme que la passion des Gaulois pour le vin -était telle, que, contre un baril et même une amphore de cette liqueur, ils échangeaient un esclave. Pendant le repas, des gladiateurs simulaient des combats à outrance, qui devenaient quelquefois meurtriers. Ces festins, mélange de simplicité antique et de barbarie primitive, étaient souvent ensanglantés par une étrange coutume : celui qui prétendait à l'honneur d'être le plus brave, saisissait un quartier de viande et le brandissait au-dessus de sa tête, en signe de défi ; si, dans la troupe, un autre guerrier avait la même prétention à la bravoure par excellence, il se levait : les deux rivaux alors se précipitaient l'un sur l'autre et com, battaient ensemble jusqu'à ce que l'un des deux restât sur le carreau.

Les Francs n'étaient pas moins voraces que les Celtes. Lorsqu'un Franc donnait un festin, il faisait remplir les plats d'une grande quantité de viandes, et charger les tables d'un grand nombre de plats. Cette profusion était même passée en proverbe, témoin ce passage de Luitprand : Cibaria ei mulla, secundum Francorum consuetudinem, ministrabat ; et cet autre de Sidoine-Apollinaire, quand il vante la table de Théodoric II, roi des Visigoths de France : Videas ibi elegantiam Grœcam, abundantiam Gallicanam, celeritatem Italam. Voici ce que Fortunat, dans une pièce de vers adressée à la reine Radegonde, dit du luxe des festins de cette époque : Les murs de la salle, au lieu de montrer des pierres enduites de chaux, étaient tapissés de lierre ; le sol était semé de tant de fleurs, qu'on croyait marcher dans une prairie émaillée : les lis argentés y contrastaient avec le pavot de pourpre ; la salle était embaumée des odeurs les plus suaves. Quant à la table, elle offrait plus de roses qu'un champ entier ; ce n'était point une nappe qui la couvrait, c'étaient des roses. Les mets y reposaient sur des roses. Les viandes furent servies sur des plats d'argent ; les légumes, sur des plats de marbre ; la volaille, sur des plats de verre ; les fruits, dans des corbeilles peintes, et le lait, dans des poteries noires en forme de marmite. Comme les Gaulois, les Francs avaient la funeste habitude de venir armés, aux repas où ils étaient conviés ; aussi ces repas étaient-ils souvent terminés par des querelles sanglantes, et même par des meurtres. On en a la preuve dans le titre XLV de la loi Salique (De homicidiis in convivio factis), où il est dit que, si l'on est moins de huit à table et qu'un des convives soit tué, tous les autres seront responsables du meurtre, à moins qu'ils ne représentent le meurtrier. Les Francs, non-seulement dans les Gaules, mais encore en Italie et en Allemagne, avaient aussi coutume de se porter des santés, ainsi que le rapporte Fortunat — inter acerna pocula salute bibentes insana —, en se défiant mutuellement et en se provoquant à boire. Le vin coulait à flots dans ces joutes épulaires.

Ce fut probablement pour détruire cet usage, qui engendrait l'ivrognerie et les rixes, que Charlemagne ordonna, dans un de ses Capitulaires, que tout homme trouvé ivre serait déclaré incapable de témoigner en justice, et, en outre, séquestré temporairement et mis au pain et à l'eau. Charlemagne donnait d'ailleurs à ses sujets l'exemple de la sobriété, puisque, au dire d'Éginhard, il ne voulait pas qu'on lui servît à la fois plus de quatre mets et un plat de rôti. Le même historien, il est vrai, ajoute que Charlemagne donnait quelquefois des festins auxquels était invitée nombreuse compagnie, et qu'il étalait alors un luxe impérial. On peut avoir une idée de ce que pouvaient être ces repas, par cette description que nous fournit le Moine de Saint-Gall, en partant d'un banquet donné par un simple évêque à deux grands officiers de l'empereur : Le pavé était couvert d'un tapis précieux. Des coussins de plumes servaient de siège au prélat. Cuisiniers, pâtissiers, chefs d'office, avaient tâché de se surpasser à l'envi dans l'apprêt des mets. Tous les mets étaient servis dans une vaisselle d'or et d'argent, dans des vases garnis de pierreries ; enfin, la table fut égayée par des musiciens, qui jouèrent de différents instruments et qui chantèrent. Le Moine de Saint-Gall ne dit pas malheureusement quels étaient ces mets, et surtout dans quel ordre ils furent offerts aux convives. Les chroniqueurs, qui sont venus après le Moine de Saint-Gall, ont imité son silence sur cet objet, et ne se sont, comme lui, occupés que de la pompe et du cérémonial proprement dits. Il serait donc assez difficile de préciser l'époque à laquelle commença cette symétrie ou contenance de table qui fait mieux apprécier le mérite de la cuisine.

Le premier auteur connu, qui ait décrit l'ordonnance régulière d'un festin, est ce même bon Bourgeois Parisien, écrivain anonyme du Ménagier de Paris, que nous avons tant de fois cité dans ce chapitre, au sujet du quatorzième ssiècle. Voici la description d'un repas qui fut donné par l'abbé de Lagny à Monseigneur l'évêque de Paris, au président, au procureur et à l'avocat du roi, et aux autres membres de son conseil. Le nombre des convives fut de seize (huit escuelles), et le repas eut lieu un jour maigre. Monseigneur de Paris fut, à cause de son rang, servi par trois de ses écuyers, et dans des plats couverts, comme c'était l'usage pour le roi, les princes du sang, les ducs et pairs, etc. ; il occupa la place d'honneur. M. le président fut servi également par un de ses gens, mais à découvert ; il avait été placé après l'évoque ; puis, venaient ensuite les autres convives par rang de titre ou de charge.

Les assietes et mès s'ensuivent : garnache (grenache), deux quartes, c'est à deux personnes une chopine (la quarte contenait deux pintes, et la pinte, deux chopines) ; mais c'est sur le trop, car il souffist à trois une chopine et que les seconds (les servants) en aient. Eschaudés chaulx, pommes de rouvel rosties et dragée blanche dessus, un quarteron ; figues grasses rosties, cinq quarterons ; soret et cresson, romarin.

Potages, c'est assavoir salemine de six becquets et six tanches ; poirée vert et harenc blanc, un quarteron ; six anguilles d'eaue doulce, salées d'un jour devant, et trois mellus, trempés d'une nuit devant. Pour les potages : amandes, six livres ; pouldre de gingembre, demie-livre ; saffren, demie-once ; menues espices, deux onces ; pouldre de canelle, un quarteron ; dragée, demie-livre.

Poisson de mer : soles, gournaulx, congres, turbot, saumon. Poisson d'eaue doulce : lux faudis (brochets œuvés ?), deux carpes de Marne (l'abbaye de Lagny avait droit de pèche dans la Marne) faudisses (œuvées ?), bresme.

Entremes : plays, lemproie à la bœ. Bost : et convient autres touailles (grandes serviettes) et seize pommes d'orenge (une pour chaque convive) : marsouin à la saulce, maquereaux, soles, bresmes, aloses à la cameline ou au vertjus, ris et amandes frictes dessus ; succre pour ris et pour pommes, une livre ; petites serviettes.

Pour desserte : composte, et dragée blanche et vermeille mise par-dessus ; rissoles, flaonnés, figues, dates, roi sins, avelaines.

Ypocras et le mestier sont l'issue. Ypocras, deux quartes, et est le surplus, comme dit .est : dessus, de garnache ; oublies, deux cents, et supplications. EL nolà, pour chascune escuelle l'en prent huit oublies et quatre supplications et quatre estriers j et est largement ; et coustent huit deniers pour escuelle.

Vin et espices sont le boute-hors. Au laver, grâces et aler en la chambre de parement ; et lors les servans disnent, et assez tost a près, vin et espices ; et puis, congié.

A ce repas maigre de cérémonie il suffira d'opposer, comme contraste, l'Ordenance des nopces de maître Hélye, auxquelles assistèrent quarante convives, en mai, un mardi, jour de char :

Assiette : beurre, rien, pour ce qu'il est jour de char. Item, rien, pour ce que nulles n'en estoient trouvées ; et pour ce, assiette nulle.

Potages : chapons au blanc mengier, grenade et dragée vermeille par dessus.

Rost : en chascun plat un quartier de chevrel — quartier de chevrel est meilleur que aignel — ; un oison, deux poucins et sausses à ce ; orenges, camelines, vertjus, et à ce, fraiches touailles ou serviettes.

Entremès : gelées d'escrevices, de loches, lapereaux et cochon. Desserte : froumentée et venoison. Yssue : ypocras et le mestier. Boute-hors : vin et espices.

Au souper, qui eut lieu le même jour, il n'y eut que vingt convives.

Froide sauge de moitiés de poucins, de petites .oés, et vinaigrette de ce mesme mets, pour icelluy soupper. En un plat, un pasté de deux lappereaulx et deux flaons — jasoit-ce que aucuns dient que à nopces franches convient darrioles —, et. en l'autre plat, la frase de chevreaulx et les demies testes dorées. Entremès : gelée comme dessus. Issue : pommes et fromage sans ypocras., car il est hors de saison.

Dancer, chanter, vin et espices, et torches à alumer.

Enfin, pour résumer non-seulement ce qui précède, mais encore un nombre infini de détails épars dans le Ménagier de Paris, et dont l'ensemble forme une peinture complète du service de table au quatorzième siècle, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire quelques pages de l'introduction que le savant éditeur a placée en tête de son premier volume.

Outre l'intérêt général que la partie culinaire du Ménagier a de commun avec l'Apicius et le Taillevent, dit M. Jérôme Pichon, cette partie présente, en outre, sur l'ordre et le service des repas, des détails bien curieux, propres à éclaircir divers passages de nos historiens et aussi de quelques ouvrages littéraires. Ces détails ont manqué à Legrand d'Aussy, qui, faute de les connaître, a donné peu de renseignements sur cette partie importante du sujet qu'il traitait. On peut suppléer à cette omission, et se figurer le cérémonial et l'ordre d'un grand repas, en examinant et rapprochant entre eux certains passages de l'article IV (p. 114 et suiv. du Ménagier de Paris, etc., tome II). L'auteur nous apprend d'abord ; que les différentes provisions nécessaires à l'alimentation, confiées habituellement à la surveillance des écuyers de cuisine, étoiént choisies, marchandées et payées par un ou plusieurs de ces officiers, assistés des queux ou cuisiniers. Les mets, préparés par les queux, étoient, en attendant le moment du service, posés, par les aides des écuyers, sur un dressoir placé dans la cuisine. C'est de là qu'ils étoient portés sur les tables. Représentons-nous maintenant une vaste salle, tendue de tapisseries et d'autres étoffes brillantes. Les tables sont recouvertes de nappes à franges, jonchées d'herbes (odoriférantes ?) ; une d'entre elles, dite grande table, est destinée aux personnes les plus notables. Les convives sont conduits à leurs places par deux maîtres d'hôtel, qui leur apportent à laver. La grande table est garnie, par un maître d'hôtel, de salières d'argent, de gobelets couverts dorés, pour les plus grands personnages ; de cuillers et de quartes (vases contenant une quarte ou deux pintes de vin) d'argent. Les convives mangent (au moins certains mets) sur des tranchoirs ou grandes tartines de gros pain, jetées ensuite dans des vases dits couloueres (vases à couler, à passer, passoires). Pour les autres tables, le sel est placé dans des morceaux de pain creusés à cet effet par des officiers dits porte-chappes. Dans la salle est un dressoir garni de vaisselle et de différentes espèces de vins ; deux écuyers, placés auprès de ce dressoir, donnent aux convives des cuillers propres, leur versent le vin qu'ils demandent, et retirent de la table la vaisselle salie ; deux autres écuyers font porter les vins au dressoir de salle : un valet, placé sous leurs ordres, est uniquement occupé à tirer le vin des tonneaux — à cette époque, le vin n'étoit pas mis en bouteilles : on prenoit directement au tonneau le vin nécessaire à la consommation journalière —. Les plats, formant trois, quatre, cinq ou même six services dits mets ou assiettes sont apportés par des valets et deux écuyers des plus honnêtes — dans certains repas de noces, le marié marchoit devant, avec eux —. Les plats sont posés sur les tables par un asséeur (placeur, poseur, d'asseoir, poser), assisté de deux serviteurs. Ces derniers enlèvent les restes et les remettent aux écuyers de cuisine, qui doivent les conserver. Après les mets ou assiettes, les tables sont couvertes de nouvelles nappes, et l'entremets est alors apporté. Ce service, le plus brillant du repas — ce mot désigne ordinairement, dans les récits de festins princiers, une espèce de représentation théâtrale —, se compose de plats sucrés, de gelées de couleur avec armoiries, etc. ; puis, d'un cygne, de paons ou de faisans revêtus de leurs plumes, ayant le bec et les pattes dorés, et placés au milieu de la table, sur une sorte d'estrade. A l'entremets, qui ne figure pas dans tous les menus, et, à son défaut, au dernier mets ou service, succède la desserte (compotes, fruits, dessert) ; l'issue ou sortie de table, composée le plus souvent d'ypocras et d'une sorte d'oublié dite meslier, ou, en été, l'ypocras étant hors de saison à cause de sa force, de pommes, de fromages, et quelquefois encore d'autres pâtisseries et sucreries. Le boute-hors (vin et épices) termine le repas ; on se lave les mains, on dit les grâces, puis on passe dans la chambre de parement ou salon. Les domestiques succèdent alors aux maîtres et dînent après eux. On apporte ensuite aux convives du vin et les épices de chambre, et chacun se retire chez soi.

 

De la fin du quatorzième au milieu du quinzième siècle, le luxe du service de table fit de grands progrès ; on en peut juger par la description d'un repas ordonné en 1455, par Taillevent, queux de Charles VII, pour le comte d'Anjou, prince du sang, beau-frère du roi et troisième fils de Louis II, roi de Sicile. Au récit obscur, confus et souvent inintelligible, de l'écrivain culinaire, nous substituerons l'analyse qu'en a faite Legrand d'Aussy (Hist. de la vie privée des François, t. III, p. 273) :

La table étoit garnie d'un dormant qui représentoit une pelouse verte, et qui, sur les bords de son pourtour, offroit de grandes plumes de paon et des rameaux verds, fleuris, auxquels on avoit attaché des violettes et d'autres fleurs odorantes. Du milieu de la pelouse s'élevoit une tour argentée avec ses créneaux. Elle étoit creuse et formoit une espèce de volière où l'on avoit renfermé différents oiseaux vivants, dont la huppe et les pieds étoient dorés. Son donjon, doré aussi, portoit trois bannières, l'une aux armes du comte, les deux autres à celles de mesdemoiselles de Châteaubrun et de Villequier, pour lesquelles se donnoit la fête.

Le premier service consistoit en un civet de lièvre, un quartier de cerf qui avoit passé une nuit dans le sel, un poulet farci et une demi-longe de veau. Ces deux derniers objets étoient couverts d'un brouet d'Allemagne, de rôties dorées, de dragées et de grenades. C'étoit peu assurément que ces quatre plats pour un grand festin ; mais à chaque extrémité, et en dehors de la pelouse, il y avoit un énorme pâté, surmonté d'autres, plus petits, qui lui servoient de couronne. La croûte des deux grands étoit argentée tout autour et dorée en dessus. Chacun d'eux contenoit un chevreuil entier, un oison, trois chapons, six poulets, six pigeons, un lapereau, et (sans doute pour servir de farce et d'assaisonnement) une longe de veau hachée, deux livres de graisse et vingt-six jaunes d'œufs durs, couverts de safran et lardés de clous de gérofle. Pour les trois services suivants (car Taillevent, dans sa description, les confond ensemble), c'étoit un chevreuil, un cochon, un esturgeon cuit au persil et au vinaigre, et couvert de gingembre en poudre ; un chevreau, une longe de veau, deux oisons, douze poulets, autant de pigeons, six lapereaux, deux hérons, deux poches, deux cosmeaux, un levreau, un chapon gras farci, un hérisson avec une sauce, quatre poulets, dorés avec des jaunes d'œufs et couverts de poudre du Duc ; un sanglier artificiel, fait avec de la crème frite ; des darioles, des étoiles ; une gelée moitié blanche, moitié rouge, laquelle représentoit les armes des trois personnes nommées ci-dessus ; une crème brûlée à la poudre du Duc et sursemée de graines de fenouil confites au sucre ; du lait lardé, une crème blanche, du fromage en jonchées, des fraises ; enfin, des prunes confites et étuvées dans l'eau rose. Outre ces quatre services, il y en eut un cinquième, composé uniquement de ces vins apprêtés qui alors étoient d'usage, et de ces confitures qu'on nommait épices. Celles-ci consistoient en fruits confits ou en diverses pâtes sucrées. Les pâtes représentoient des cerfs et des cygnes, au col desquels étoient suspendues les armes du comte et celles des deux demoiselles.

 

Mais, de tous les grands repas qui eurent de la célébrité à cette époque, le plus somptueux fut, sans contredit, celui que donna le comte de Foix, vers 1458 ; voici comment André Favyn l'a décrit dans son Histoire de Navarre : Dans la grande salle de Saint-Julien de Tours furent dressées-douze tables, chacune ayant sept aulnes de long et.deux et demy de large. A la première table fut assis le Roy et les premiers Princes du Sang, la Royne et les Filles de France. Aux autres estoient les autres Princes, tantxlu Sang que des estranges Provinces, et les principaux Seigneurs de France, selon teuET.ang et dignité ; et les Princesses et les grandes Dames de même. Les Maistres-&hosteJ.furent le Comte Gaston de Foix, le Comte de Dunois, le Comte de la Marche et le. Grand-Séneschal de Normandie. Le premier service fut d'hypocras blanc et de rosties. Le deuxieme fut de grands pâtés de chapons à haute graisse, avec jambons de sanglier, accompagnez de sept sortes de potages. Tous lessefvlces estoient en plats d'argent ; et falloit audit service, pour chaque table, cent quarante plats d'argent. Le tiers service fut de rosty, où il n'y avoit, sinon phaisans, perdrix ; lapins, paons, butors, hérons, oustardes, oysons, beccasses ; cygnes, halebrants, et toutes les sortes d'oiseaux de riviere que l'on sçauroit penser. Audit service y avoit pareillement des chevreaux sauvages, cerfs et plusieurs autres venaisons ; et falloit audit service, pour chacune table, cent quarante plats d'argent. Le quatrième service fut d'oyseaux, tant grands que petits ; et tout le service fut doré (c'est-à-dire que chaque pièce de volaille et de gibier à plume avait le bec doré, ainsi que les pattes) ; et en chacune table falloit cent quarante plats, comme en tous les autres services. Le cinquième fut de tartes, darioles, plats de cremes, oranges et citrons confits ; et en chacune table il y avoit, comme dessus, cent quarante plats. Le sixieme fut d'hypocras rouge, avec des oublies de plusieurs sortes. Le septieme fut d'espiceries et confitures, faites en façon de lyons, cygnes, cerfs et autres sortes ; et en chacune piece estoient les armes et devise du Roy.

Quelques mots maintenant sur le cérémonial de table ; mais il est indispensable, pour l'intelligence de ce cérémonial, de le faire précéder d'un état ou liste des officiers servants d'une maison princière, aux quatorzième et quinzième siècles. L'État que nous reproduisons ici est peut-être le plus important en ce genre, quoique ce ne soit pas celui de la maison d'un roi, mais seulement d'un prince du sang, du duc Louis d'Orléans. Ce prince, chargé, par son frère Charles VI, d'une mission politique en Allemagne, avait alors augmenté sa maison, afin de représenter dignement la France à l'étranger.

Voici maintenant quelles étaient les fonctions des principaux officiers dont l'emploi se rattache au service de table. Les détails qui vont suivre ont été tirés d'un État de la maison de Philippe-le-Hardi, fils du roi Jean et tige de la seconde maison de Bourgogne. Le premier échanson était chargé de la dépense du vin et des vins-liqueurs ; le premier écuyer-tranchant, de l'entretien des couteaux ; le sommelier-de-paneterie, du beurre frais, du fromage, de la crème, de la moutarde, et du pain pour la bouche ; le barrilier, de l'eau pour la bouche ; les potagers, du sel et tout ce qui était nécessaire pour les potages ; les bûchers, du bois et du charbon ; enfin le garde-huche, de la vaisselle d'or et d'argent pour le buffet. La garde de la vaisselle de table, de celle du commun et de la cuisine, regardait le saucier. Celui-ci délivrait, en outre, les torchons de cuisine et fournissait au cuisinier le verjus, le vinaigre, et autres choses nécessaires pour les sauces. La vaisselle d'argent pour le dessert, les chandeliers de table et de buffet, étaient gardés par le premier officier de fruiterie. Il devait, aussi, fournir les fruits verts et secs, les flambeaux et les torches, et toute la cire qui se consommait dans l'hôtel. C'était à l'huissier de salle à poser et à retirer le coussin sur lequel s'asseyait le Duc. Le maître-queux avait le privilège d'apporter un plat à la table du Duc et de placer son siège dans la cheminée de la cuisine : la garde des épices lui était confiée ; il commandait à tous les gens de la cuisine, et, à ce titre, il portait dans l'exercice de ses fonctions une grande cuillère de bois qui lui servait à goûter les potages et en même temps à châtier ses subordonnés. Outre ces officiers, le Duc de Bourgogne en avait plusieurs autres dont les noms ne figurent pas tous dans l'État de la maison de Louis d'Orléans. Il avait : un portier de cave, qui gardait la porte de la cave où était le vin de bouche ; vingt-quatre garçons de cuisine, dont l'office était de nettoyer le poisson et de plumer les volailles ; des bussiers, qui marquaient en route les logis pour les officiers de cuisine ; douze gardes-manger, chargés du soin des viandes tant fraîches que salées ; six bouchers de cuisine, qui fournissaient les viandes ; six portiers de cuisine, placés aux portes pour n'y laisser pénétrer aucun étranger ; six valets fruitiers, qui, pendant le souper, tenaient en main des torches pour éclairer la table ; des piqueurs de viandes ; des tourneurs de broches ; des confiseurs, avec plusieurs aides ; enfin, un épicier : celui-ci fournissait les confitures, les dragées et l'hypocras ; aux grands festins, c'était lui qui apportait le drageoir dans la salle.

Il y avait, pour le service de la table, un cérémonial particulier, très-minutieux. Nous décrirons, d'après Olivier de La Marche, celui qu'on observait dans la maison de Charles-le-Téméraire, duc de Bourgogne Le maître-queux se rendait dans la salle du repas suivi du saucier, auquel il faisait couvrir la table d'une double nappe. Celui-ci allait ensuite chercher la vaisselle dont il avait la garde ; il l'apportait sur le dressoir et l'y plaçait par piles. Pendant ce temps, le valet-servant se rendait à la paneterie, où il recevait du garde-linge les couteaux avec trois serviettes, et du sommelier le pain de bouche avec trente-deux tranchoirs de pain bis. Il s'entortillait une main avec une des serviettes et chapelait le pain de bouche ; puis, après en avoir fait faire l'essai au sommelier, ainsi que l'essai des pains-tranchoirs, il rangeait ceux-ci en huit piles dans une des trois serviettes, mettait le pain de bouche entre les deux autres serviettes, et attendait avec le sommelier l'arrivée de l'huissier de salle ; car, excepté le maître-queux et le saucier, les autres officiers chargés de quelque partie du service ne pouvaient rien apporter ni placer, qu'ils ne fussent précédés par l'huissier. Ce dernier prenait à la paneterie une verge blanche, de quatre pieds de longueur, symbole de sa fonction ; mais, comme il avait le privilège de placer le tapis et le coussin sur le banc où le Duc devait s'asseoir, avant de sortir, il s'enveloppait d'une serviette le bras droit jusqu'au poignet ; puis, prenant le tapis et le coussin sous le bras gauche, il venait le poser sur le banc. Ceci fait, il n'avait plus qu'à s'en aller quérir successivement les différents officiers qui avaient dans la salle quelque fonction à remplir. Il commençait par le premier panetier, qu'il conduisait à la paneterie, où le sommelier et le valet-servant les attendaient. Le sommelier déployait une serviette, et, après l'avoir baisée, il la donnait au panetier, qui la posait sur son épaule gauche en enfonçant les deux bouts dans sa ceinture, l'un par devant, l'autre par derrière. Il lui présentait de même la salière du Duc, couverte. Alors tous quatre s'avançaient vers la salle, dans l'ordre suivant : l'huissier, le panetier, le valet-servant et le sommelier. Le panetier portait la salière ; le valet-servant, le pain, les serviettes et les couteaux dans leur gaîne ; et le sommelier, la nef d'argent. Cette nef contenait différents objets : une autre nef plus petite, une petite salière, des tranchoirs d'argent, et une licorne destinée à faire l'essai des viandes, du pain et des autres objets de nourriture destinés au Duc. Quand le panetier était arrivé dans la salle, il faisait signe au sommelier de se décharger de la grande nef ; puis, ouvrant la salière qu'il portait lui-même et y puisant avec le couvercle un peu de sel, il en faisait faire l'essai à cet officier. Après avoir placé sur la table la petite nef, les deux salières, les tranchoirs et l'épreuve, il suspendait à la grande nef la serviette qu'il avait apportée sur son épaule, et qui devait servir à essuyer les mains du Duc.

Dès que le panetier avait fini son service, le valet-servant étalait, près de la petite nef, les pains-tranchoirs. Il tirait de leurs gaines deux grands couteaux, dont il baisait les manches, et qu'il mettait à la place du Duc, la pointe tournée du côté de son siège, mais cachée sous les replis de la nappe, de peur qu'il ne se blessât. Ces couteaux étaient réservés pour l'écuyer-tranchant. Il y en avait un, cependant, plus petit, tourné dans l'autre sens, pour l'usage du Duc ; celui-ci, le valet-servant le plaçait entre les deux autres, et sur là lame il posait le pain de bouche. L'huissier allait ensuite chercher l'échanson de service : il le conduisait à l'échansonnerie, où le garde-linge lui livrait, couvert, le gobelet du Duc. Le sommelier de l'échansonnerie, accompagné d'un aide, y tenait tout prêts les bassins, les pots et aiguières, destinés pour le buffet. Tous quatre alors sortaient dans l'ordre suivant : l'huissier, portant de la main droite sa verge blanche, et de la gauche les bassins pendants ; l'échanson, portant de la droite le gobelet couvert, de la gauche la tasse du gobelet ; le sommelier, de la gauche un bassin dans lequel était couchée l'aiguière, et de la droite deux pots d'argent, l'un pour l'eau, l'autre pour le vin ; enfin l'aide, chargé des pots et des tasses pour le buffet. Arrivés dans la salle, l’échanson posait au haut bout de la table (celui tourné vers la porte ou la fenêtre) la tasse et le gobelet. Les autres posaient de même sur le buffet ce dont ils étaient chargés ; après quoi, le sommelier et son aide, en attendant que le Duc arrivât, faisaient sentinelle au coin du buffet, afin que personne ne pût en approcher ; le seul écuyer-tranchant avait ce privilège : il pouvait y déposer son chapeau, y laver ses mains, et les essuyer à la nappe.

Enfin le Duc arrivait avec sa Cour, et alors commençait un autre cérémonial, qui ne s'adressait qu'à lui seul. La coutume du temps exigeait qu'avant de s'asseoir il se lavât les mains : le panetier, saisissant la serviette qu'il avait posée sur la grande nef, la donnait au premier maître-d'hôtel ; celui-ci la donnait au chambellan, et ce dernier au prince, à moins qu'il ne se trouvât là quelque grand seigneur à qui le chambellan voulût céder l'honneur d'offrir la serviette. Lorsque le Duc avait lavé J il la remettait au maître-d'hôtel, qui la rendait au panetier. Celui-ci la pliait et la jetait sur son épaule ; puis, il se rendait avec le panetier à la cuisine. Le maître-queux, vêtu plus décemment que quand il était venu dans la salle, une serviette sur l'épaule, faire mettre la nappe, ordonnait alors à ses subalternes d'apporter les mets apprêtés. Il les présentait au maître-d'hôtel, qui en faisait l'essai, qui les couvrait, et les livrait ainsi couverts au panetier. Celui-ci faisait signe aux gentilshommes-servants de les porter dans la salle. La marche était précédée d'ordinaire par l'huissier de salle et fermée par l'écuyer de cuisine, dont l'office principal était de suivre tous les plats qui sortaient de la cuisine. Le même cérémonial avait lieu pour porter les sauces, avec cette différence pourtant que celles-ci n'étaient point présentées, comme les autres plats, au maître-d'hôtel, mais au panetier, qui en faisait l'essai ; le maître-d'hôtel seul les posait sur la table.

Tous ces essais, faits à la cuisine, n'empêchaient point d'en faire de nouveaux à la table. Lorsque les plats étaient posés et le Duc assis, le valet-servant faisait l'essai des pains-tranchoirs ; le panetier, celui des viandes ; et l'échanson, un genou en terre, celui de l'eau pour la bouche. Alors l'écuyer-tranchant, vis-à-vis du Duc et de l'autre côté de la table, enlevait une des deux serviettes qui couvraient le pain de bouche ; il la baisait, et, après l'avoir passée autour de son cou, de façon que les deux bouts pendissent sur la poitrine, il s'enveloppait avec l'un de ces bouts la main gauche, qu'il appuyait sur le pain ; et, de l'autre main, coupant le pain en deux parts avec l'un des deux grands couteaux destinés à cet usage, il en faisait faire l'essai au valet-servant, et touchait lui-même ce pain avec la licorne d'épreuve qu'il prenait dans la petite nef. Il baisait le manche du couteau dont le Duc devait se servir et il le lui mettait sous la main. Après ces formalités, il servait ; mais il ne découvrait les plats qu'à mesure que le Duc voulait en manger, et, à chaque plat, il faisait l'épreuve de la licorne. Pour découper les viandes, il prenait un tranchoir d'argent, sur lequel il mettait cinq tranchoirs de pain, afin de soutenir l'effort du couteau ; et, avec le même couteau, il présentait au Duc le morceau coupé en lui donnant, pour le couper en morceaux plus petits, un tranchoir d'argent et quatre tranchoirs de pain. En même temps que le Duc mangeait, l'écuyer-tranchant mangeait aussi de son côté ; cependant, quand celui-ci voulait boire, il était obligé de se lever pour aller au buffet. La coutume était aussi que, pendant le repas, il jetât dans la grande nef quelques pièces de bouilli et de rôti, qui étaient distribuées aux pauvres par les valets d’aumône. Lorsqu'il fallait desservir, c'était à lui de lever les plats ; il les livrait au valet-servant, qui les remettait aux officiers de la saucerie. Quant au Duc, il ne devait demander à boire que par signes. Alors l'échanson prenait le gobelet avec sa soucoupe, et, l'élevant au-dessus de sa tête afin que son haleine ne pût pas l'atteindre, il allait, précédé de l'huissier, le faire remplir au buffet. Le sommelier, avant d'y mettre l'eau et le vin, l'arrosait en dedans et en dehors pour le rafraîchir. Quand le gobelet était plein, l'échanson faisait déborder un peu le vase dans la soucoupe ; de ce que contenait la soucoupe, il en donnait la moitié au sommelier dans une autre soucoupe que présentait celui-ci pour en faire l'essai ; revenu près du Duc, lui-même à son tour faisait l'essai de ce qu'il avait dans la sienne ; il donnait ensuite le gobelet au prince et lui tenait la soucoupe sous le menton pendant qu'il buvait. Au dessert, le panetier allait au buffet chercher l'oublieux, qui venait poser ses oublies devant le Duc et qui en faisait l'essai. Dans les grands festins cependant, c'était le panetier qui plaçait lui-même les oublies sur la table. L'échanson allait au buffet pour prendre des mains du sommelier les vins apprêtés ou épicés et l'hypocras. Enfin, avant de sortir, le Duc se lavait les mains une seconde fois ; l'échanson lui présentait le bassin et l'eau, et le panetier, la serviette.

Les historiens des siècles passés ne se sont guère occupés des repas du peuple, ni même de ceux des bourgeois ; cependant ces derniers ayant de tout temps modelé leurs mœurs sur celles de la noblesse, nous devons supposer, d'après les ordonnances somptuaires des rois de France, que le luxe de la classe moyenne était poussé très-loin dès le treizième siècle et alla toujours en augmentant depuis. Ainsi, en 1294, Philippe-le-Bel défendit de se faire servir pour un repas ordinaire plus d'un mets et d'un entremets ; pour les grands repas, plus de deux mets avec un potage au lard. Deux cent soixante-neuf ans après, Charles IX rendit une ordonnance pareille, qui défendait de servir à la fois, dans un même repas, chair et poisson. Cette ordonnance ne permettait, pour les noces et festins, que trois services, y compris le dessert, de six plats chacun. Enfin Louis XIII régla, en 1629, que, chez le traiteur, on ne pourrait dépenser qu'un écu par tête ; et que, chez soi, on n'aurait sur sa table que trois services ; à chaque service, qu'un seul rang de plats, et dans chaque plat, que six pièces. On voit par-là que l'usage des amas de viandes, déjà usités chez les Francs, existait encore au commencement du dix-septième siècle. Comme les rois, les conciles avaient cherché maintes fois à réformer la table des ecclésiastiques ; mais les canons n'étaient pas mieux observés que les ordonnances ; ainsi, malgré le canon du concile de Compiègne, qui, en 1304, fixait à deux plats et un potage le repas d'un ecclésiastique, nous voyons, vers 1342, l'auteur de Modus et Racio assister à un dîner archiépiscopal, dans lequel on servit trois paires de potages, de diverses couleurs, sucrés et sursemés de graines de grenade ; avec six paires de mets (douze plats d'entrée) ; sans compter l'entremès (le second service), où il y avoit des plus riches viandes. Ainsi, malgré l'ordonnance de Charles IX, nous trouvons, dans un Discours sur les Causes de l’extrême Cherté qui est aujourd'hui en France, et sur les moyens d'y remédier (Paris, 1574, in-8°), qu'on ne se contente pas, en un disner ordinaire, d'avoir trois services ordinaires, premier de bouilly, le second de rosty, et le troisième de fruict, mais encore qu'il faut d'une viande en avoir cinq ou six façons, avec tant de saulces, de hachis, de pastisceries, de toutes sortes de salmigondis et d'autres diversitez de bigarrures, qu'il s'en fait une grande dissipation. Enfin, ajoute l'auteur anonyme de cet écrit, chacun aujourd'huy se mesle de faire festins, et un festin n'est pas bien fait s'il n'y a une infinité de viandes sophistiquées pour aguiser l'apetit et irriter la nature : chascun aujourd'huy veut aller disner chez Le More, chez Sanson, chez Innocent et chez Hauart (fameux restaurateurs de Paris sous Charles IX), ministres de volupté et de despense, qui, en une chose publique bien policée et réglée, seroient bannis et chassez, comme corrupteurs des mœurs.

Il nous reste à parler de quelques usages particuliers aux repas, et à fixer l'époque vers laquelle on commença à se servir de certains meubles et ustensiles de table. Nous avons précédemment cité un évêque, qui prenait ses repas, assis sur des coussins : cet exemple est rare ; car, dès les premiers temps, les Gaulois avaient substitué aux lits romains, des sièges et des escabeaux en bois, qu'ils recouvraient d'un simple tapis. Sous Louis-le-Gros, les sellettes et les escabelles étaient toujours en usage, mais elles ne figuraient plus que dans les repas ordinaires. Toutes les fois qu'on donnait un grand festin, on faisait asseoir les convives sur des bancs ; de là, le mot banquet. Dans le cérémonial observé à la table du duc de Bourgogne, on a vu un officier porter le tapis destiné à couvrir le banc du Duc. Henri III introduisit à la cour les fauteuils pour sa personne et les pliants pour sa suite ; l'auteur anonyme de l'Isle des Hermaphrodites le représente assis, ainsi que deux de ses mignons, dans des chaires de velours, faites d'une façon qu'ils appeloient brisées. Le reste de la troupe avoit des sièges qui s'ouvroient et se fermoient comme un gaufrier pris à rebours.

Bien que l'usage des tables remonte aux Gaulois, on n'avait pas encore perdu partout, à la fin du onzième siècle, la coutume de manger à terre, assis sur des tapis ; nous en trouvons la preuve dans une Vie de saint Arnould, évêque de Soissons. On avait aussi conservé l'usage, non de s'asseoir sur du foin, à l'instar des Gaulois, mais de mettre du foin sous la table, afin de garantir les pieds des convives contre l'humidité du sol ; plus tard, à cause de son odeur, on le remplaça, l'hiver, par des joncs secs et de la paille ; en été, au contraire, on se procurait de la fraîcheur avec de l'herbe et de la feuillée. Les cabaretiers eux-mêmes, au seizième siècle, étaient obligés par leurs statuts de fournir aux buveurs herbe et jonchée. (Statuts des taverniers de Bordeaux, 1550.) Dans une Vie de saint Éloi, il est question de nappes ; seulement elles étaient peluchées et velues, ainsi que les représente Nigellus, auteur d'un poème latin sur Louis-le-Débonnaire ; et, d'après un inventaire des meubles du monastère de Fontette, au neuvième siècle, on peut supposer que ces nappes étaient mises doubles sur la table. Ce qui est certain, c'est qu'aux douzième et treizième siècles elles portaient le nom de doubliers. Henri III fut le premier qui voulut que, par-dessus une première nappe, on étendît une autre nappe, plissée avec art, comme les fraises et collerettes, et offrant des dessins agréables aux yeux : cette nappe-là s'enlevait au second service. On ne sait à quelle origine rapporter une coutume bizarre sur la chevalerie : lorsqu'on voulait faire un affront à quelqu'un, on envoyait un héraut ou un roi d'armes trancher la nappe devant lui et retourner son pain. L'usage des serviettes semble postérieur à celui des nappes. Il y avait seulement des serviettes ou touailles que l'on présentait aux convives, avant et après le repas, pour essuyer leurs mains quand elles étaient lavées. On a cru que les premières serviettes de table furent offertes par la ville de Reims à Charles VII, lors de son entrée dans cette ville pour s'y faire sacrer ; mais le Ménagier de Paris dans plusieurs passages que nous avons cités plus haut, ne laisse pas de doute sur l'apparition des serviettes, grandes et petites, dans les festins des grands seigneurs, dès le quatorzième siècle.

On n'a pas toujours employé des flambeaux, des candélabres -et des lampes pour éclairer les salles à manger. Sous la première race, l'usage, du moins chez les grands, était d'y placer des esclaves ou des domestiques avec des torches allumées. Au quinzième et même au seizième siècle, malgré l'invention des chandelles de cire et des chandeliers, les seigneurs avaient encore recours à ce mode d'éclairage, afin d'étaler ainsi un grand luxe de valets et de livrée.

Nous avons vu les Gaulois prendre les viandes avec leurs mains, et ne se servir d'un couteau que pour les partager entre eux ; le premier monument qui constate l'existence de la cuillère est une Vie de sainte Radegonde, au neuvième siècle ; trois ou quatre siècles plus tard, il n'est pas encore question de fourchettes. On a vu, dans le cérémonial de la table de Philippe-le-Hardi, l'écuyer tranchant présenter au Duc, avec un couteau, les morceaux de viande découpés ; le plus ancien document connu qui parle de fourchettes, est un inventaire de l'argenterie de Charles V, en 1379.

Coupes d'argent de Tours,

Hanaps de Pontarlier,

disent les Proverbes du treizième siècle. Les hanaps différaient des coupes en ce qu'ils étaient montés sur un pied, comme les calices d'autel ; il y avait des hanaps et des coupes en terre, en faïence, en ivoire, en argent, en or ; mais les plus prisés de tous étaient ceux de cristal, enrichis d'esmeraudes fines et fins granes (grenats), comme celui donné par Charles-le-Chauve à l'abbaye de Saint-Denis, lequel hanap, à en croire la tradition, aurait appartenu à Salomon. Pour servir l'eau et le vin sur la table, on avait différents vases, qui, selon leur forme ou leur capacité, s'appelaient pots, aiguières, hydres, barrils, estamoies, justes, pintes, quartes, etc. ; le goût du temps leur faisait donner quelquefois des figures d'hommes, d'animaux, et autres plus étranges encore. Le roi Robert en possédait un, représentant un cerf, qui lui avait été donné par Richard, duc de Normandie. Un de ces vases, bizarres par leur forme, était celui qu'on appelait nef, et qui, ainsi que son nom l'indique, représentait un navire. La nef, étant destinée à contenir la salière, la serviette, etc., du prince, ne convenait qu'aux souverains et aux grands seigneurs. Ordinairement les nefs étaient supportées par des sirènes, par des lions, par des chimères, ou simplement par des pieds. Charles V en avait une dont chaque angle se terminait par une tête de serpent, une autre qui figurait un château avec des tourelles, etc. Sous Henri III, on donna aux nefs le nom de cadenas, parce qu'elles étaient fermées à clef. Toutes ces pièces de vaisselle, lorsqu'elles étaient en or ou en argent, ainsi que l'argenterie, brillaient dressées ou étalées sur un buffet, qui, pour cette cause, avait pris le nom de dressoir. Une autre pièce d'argenterie, non moins importante que la nef, était la fontaine jaillissante, qui apparaît sur les tables dès le quatorzième siècle, et qui fournissait aux convives le vin, l'hypocras et les autres liqueurs qu'ils buvaient pendant le repas. D'ordinaire, cette fontaine jetait, en même temps, de l'eau-rose ou quelque autre eau odorante qui parfumait la salle. Ces fontaines prenaient les formes les plus étranges, selon l'imagination de l'artiste ou le caprice de la mode. Ainsi, dans un festin que le duc de Bourgogne, Philippe-le-Bon, donna, en 1453, dans la ville de Lille, il y avait une forteresse, du haut de laquelle tombait une pluie d'orangeade ; une statue de femme, dont les mamelles jetaient de l'hypocras, et un enfant qui pissoit de l'eau-rose. Ce système de fontaines à liqueurs fut appliqué, sur une grande échelle, aux réjouissances publiques. Lors de l'entrée de la reine Isabeau de Bavière à Paris, chaque carrefour avait fontaine jettant eaue, vin et laict. Au commencement du dix-septième siècle, les fontaines jaillissantes étaient encore en usage dans les repas. Pour ce qui concerne l'argenterie et la vaisselle de table, nous renvoyons le lecteur au chapitre intitulé ORFÉVRERIE CIVILE.

On a vu que, dès les premiers siècles de notre ère, les fleurs servaient à l'ornement de la table ; cette mode alla toujours se développant : ainsi, aux douzième et treizième siècles, on ne se contentait plus de joncher de fleurs le plancher, et de couvrir la nappe avec des feuilles de roses ; on se couronnait de roses, on en couronnait également les coupes, les hanaps et les verres. Au quatorzième siècle, on formait de véritables décorations avec les fleurs ; au quinzième, on y ajouta une décoration nouvelle, composée d'armoiries, d'animaux, d'hommes et autres figures exécutées en relief avec des pâtes de sucre, des fruits confits, ou même avec du plâtre coloré. La Renaissance ne répudia pas ce genre d'ornementation ; seulement, aux figures de fantaisie, elle substitua des sujets allégoriques empruntés à l'histoire ou à la mythologie.

Le premier Français qui introduisit à la cour des Valois le luxe de la table, serait, selon Brantôme, le maréchal de Saint-André ; mais François Ier fut le premier de nos rois qui, à la suite de ses expéditions en Italie, importa en France la Cuisine italienne et toutes les recherches du faste épulaire. Henri II et François II ne laissèrent pas déchoir leur table royale, mais, après eux, même malgré le raffinement efféminé des mœurs de la cour sous Henri III, les guerres que ce prince eut à soutenir, ainsi que son prédécesseur Charles IX, les forcèrent à faire sur leurs maisons et mangeailles beaucoup d'économies. C'estoit par boutade que l'on y faisoit bonne chère, dit Brantôme ; car le plus souvent la marmite se renversoit : chose que hait beaucoup le courtisan, qui aime beaucoup à avoir bouche à la cour et à l'armée, parce qu'alors il ne lui couste rien. Henri IV n'était ni fastueux, ni gourmand ; aussi, faut-il descendre jusqu'au règne de Louis XIII pour retrouver quelques vestiges de la splendeur somptuaire de François 1er.

Depuis l'établissement des Francs dans les Gaules jusqu'au quinzième siècle inclusivement, nos sobres ancêtres ne faisaient que deux repas par jour : on dînait à dix heures du matin et l'on soupait à quatre ; au seizième siècle, dans les villes, on retarda d'une heure le dîner et de trois le souper, ce dont beaucoup de gens se plaignirent, en vertu du vieux proverbe :

Lever à six, disner à dix,

Souper à six, coucher à dix,

Fait vivre l'homme dix fois dix.

Chez les princes et les grands seigneurs, le son du cor annonçait le repas : c'est là ce que Froissart appelle corner l'assiette et ce qu'on appelait antérieurement corner l'eaue, parce que, avant de se mettre à table, on se lavait les mains ; avant de sortir de la salle du festin, on les lavait une seconde fois, avec le même cérémonial. On se servait, pour cet usage, d'eau aromatisée et surtout d'eau-rose, que des pages et des écuyers offraient aux dames, dans un bassin d'argent. Ce fut vers la même époque, c'est-à-dire au temps de la chevalerie, qu'on imagina de placer les convives par couple, ordinairement homme et femme ; chaque couple n'avait alors qu'une seule coupe et une seule assiette : ce qui s'appelait manger à la mesrne escuelle.

La tradition nous apprend qu'aux douzième et treizième siècles, dans certains festins d'apparat, les plats étaient apportés par des servants armés de toutes pièces ou vêtus de casaques armoriées, montés sur des chevaux caparaçonnés ; mais ce n'est là qu'un fait isolé dans l'histoire des mœurs, un genre de spectacle nouveau offert à la curiosité des convives. En supposant même que cette coutume ait existé dans le cérémonial de la table des nobles seigneurs, elle fut bientôt remplacée par une autre manière de servir, moins chevaleresque et beaucoup plus commode. Ce furent des machines qui, du plafond entr'ouvert, descendaient dans la salle les plats et quelquefois la table entièrement servie. A ces machines, enfin, succédèrent les tables volantes3 qui apparurent pour la première fois en 1600, quand Marie de Médicis fut fiancée, à Florence, au nom du roi Henri IV. Voici ce qu'en dit Palma Cayet, auteur de la Chronologie septennaire : Après le premier service, la table se départit en deux et s'en alla, une partie à droite et l'autre partie à gauche. A l'instant, il se leva par sous terre une autre table, chargée très-exquisement de toutes sortes de fruits, de dragées et de confitures. Et quand de mesme cette table-là aussi fut disparue comme l'autre, il en vint une troisième, toute reluisante de précieux lapis, miroirs et autres choses plaisantes à voir, et faisant au long et au large un brillement admirable. Puis après, la quatrième se leva, couverte des jardins d'Alcinoüs, qui sont vergers de Sémiramis, pleins de diverses fleurs ; et les autres, chargées de fruits, avec fontaines à chacun bout de la table, et infinis petits oiseaux qui s'envolèrent parmy la salle.

Maintenant, croira-t-on que Legrand d'Aussy avait tort de dire que les personnes qui regrettent tant la simplicité des temps antiques ont plus de zèle que d'érudition !

 

FERDINAND SERÉ.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Sortes de pâtisserie.

[2] Lapins.

[3] Limaçons.

[4] Espèce d'oublie.

[5] Mesure de 36 pintes.