LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES

MŒURS ET USAGES DE LA VIE CIVILE

 

RACES MAUDITES.

 

 

QUELLES sont ces races qui, de même que les Juifs et les Bohémiens, vivaient toujours haïes et proscrites au milieu des populations indigènes ? Les Cagots, répandus sous bien d'autres noms dans tout le sud-ouest de la France et dans un petit coin de l'Espagne, les Colliberts du Bas-Poitou, les Caqueux ou Caquins de la Bretagne, les Marans ou Marrons du Languedoc et de l'Auvergne, lés Oiseliers de l'ancien duché de Bouillon, les Chuetas de l'île de Mayorque, et les Vaquéros ou Baqueros de la principauté des Asturies.

L'existence et le sort malheureux des Cagots pyrénéens sont connus depuis longtemps, mais on ne connaît pas ou l'on connaît mal leur origine et les causes de l'état d'ilotisme auquel ils étaient condamnés par l'opinion publique et par les lois. Plusieurs historiens ont cru voir en eux les descendants de Giezi, serviteur d'Élisée, auquel, suivant les paroles du prophète, là lèpre doit rester attachée jusqu'à la fin des siècles ; d'autres disent que ce sont les débris de l'armée gothique bat- tue dans les plaines de Vouillé en 507. Pierre de Marca et bon nombre d'écrivains qui l'ont copié, ne sont point de cet avis, et rapportent les Cagots aux Arabes qu'ils supposent être restés en Gascogne après la défaite d'Abd el Rahman par Charles-Martel, en 732 ; l'abbé Venuti, qui a écrit un livre sur les antiquités de Bordeaux, veut reconnaître dans les parias de l'Aquitaine les descendants de ces premiers chrétiens qui sortirent des provinces de Guienne, de Navarre, de Béarn et de Languedoc, pour entreprendre le pèlerinage de la Terre-Sainte, avant et après l'époque des croisades d'Occident ; M. Walckenaer émet l'opinion que les Cagots descendent des Gaulois chrétiens de la Novempopulanie, qui les premiers reçurent l'Évangile, vers le milieu du troisième siècle, et qui formèrent une caste à part, d'abord persécutée et méprisée par la généralité des habitants de cette partie de la Gaule attachée à son culte ; enfin, il n'est pas jusqu'aux Albigeois auxquels on n'ait voulu rattacher les Cagots, soupçonnés d'infection physique et morale, de lèpre et d'hérésie.

Par suite de ce soupçon, ces malheureux, appelés encore Agots, Capots, Trangots, Gabets, Gézilains, étaient comme tenus en quarantaine, et, bien qu'ils eussent également reçu le nom de Chrétiens (Chrestiaas), il s'en fallait de beaucoup qu'ils fussent regardés comme tels : à peine nés, il étaient enregistrés, avec l'indication de leur qualité de Cagots, sur les livres de la paroisse ; enfants, ils se voyaient sans cesse en butte aux injures et aux mauvais traitements des autres enfants ; hommes faits, ils gagnaient leur vie, misérablement pour la plupart, en exerçant l'état de charpentier, de tonnelier, de couvreur, de tisserand, de ramoneur, de cordier, qui leur était exclusivement réservé, et, dans chaque commune, ils occupaient un quartier isolé, séparés des autres habitants jusque dans l'église, où une place particulière leur était assignée, où ils entraient par une porte basse, tout exprès disposée pour eux, et ils prenaient de l'eau bénite dans un petit bénitier encastré dans le mur pour leur usage exclusif, quand ils ne la recevaient pas au bout d'un bâton. L'angélus, qui sonnait pour les habitants de race franche, ne leur demandait rien ; après cet appel à la prière, il s'en faisait un autre différent pour eux. Ils ne pouvaient sortir que chaussés, de crainte qu'ils ne communiquassent au sol l'infection dont on les supposait atteints ; et pour qu'ils pussent être aperçus de loin, il leur était enjoint, sous les peines les plus sévères, de porter sur l'épaule ou sur la poitrine la marque d'un pied de canard en drap rouge. Les emplois publics leur étaient fermés ; il ne leur était jamais permis de s'asseoir à la même table que les gens du pays. Boire dans un verre que leurs lèvres auraient touché, c'eût été comme boire du poison ; à plus forte raison, ne s'alliait-on jamais avec eux par le mariage, à moins que l'on ne fût de leur race. Il leur était interdit de porter des armes, de quelque nature qu'elles fussent, à l'exception d'un couteau sans pointe. La fureur et la rage contre ces pauvres gens sont arrivées à un tel point, dit un écrivain du commencement du dix-septième siècle, qu'on leur attribue des défauts naturels qu'évidemment ils n'ont pas ; on prétend, par exemple, que tous ont une haleine empestée, qu'ils n'éprouvent pas le besoin de se moucher, qu'ils sont sujets à un flux de sang et de semence continuel, qu'ils naissent avec une longue queue, et autres choses aussi palpablement fausses et absurdes, mais qui ne laissent pas que de se répandre parmi nous.

Ces autres choses que tait don Martin de Vizcay avaient, si faire se peut, encore plus de gravité. Suivant. les préjugés des populations qui comptaient des Cagots dans leur sein, ceux-ci étaient sorciers, magiciens ; ils exhalaient une odeur infecte, surtout pendant les grandes chaleurs ; leurs oreilles étaient sans lobe, comme celles des lépreux ; quand le vent du midi soufflait, leurs lèvres, leurs glandes jugulaires et la patte de canard qu'ils avaient empreinte sous l'aisselle gauche, se gonflaient ; et mille autres accusations tout aussi peu fondées. Ainsi, les vieilles légendes auxquelles le peuple ajoute encore foi aujourd'hui, nous représentent les Cagots comme enclins à la luxure et à la colère ; comme avides, hautains, orgueilleux et susceptibles.

Arrivés au terme de leur triste pèlerinage sur la terre, qui certes était bien pour eux une vallée de douleur, ils avaient grand'peine à obtenir les consolations suprêmes de la religion, et il fallut qu'un souverain pontife enjoignît au clergé de traiter ces malheureux avec bienveillance et à l'égal des autres fidèles en ce qui louchait l'administration des sacrements. Délivrés par la mort du fardeau de leurs misères, ils ne rentraient pas dans l'égalité en même temps que dans le sein de la terre : un cimetière réservé recevait leurs dépouilles mortelles, confondues avec celles des lépreux, des malfaiteurs et des étrangers, et aucune croix n'indiquait la place de leur sépulture. Veut-on un dernier exemple de l'état d'isolement dans lequel on laissait ces maudits ? L'argent même, qui dans aucun pays n'a jamais senti mauvais, l'argent, que l'on tirait sans répugnance des Juifs et des Sarrasins, l'argent des Cagots était respecté par le fisc, et ils n'étaient soumis à aucune taille, à aucune redevance. Aussi, bien qu'en général ils fussent pauvres, se trouvèrent-ils plus d'une fois en état de prêter des sommes assez considérables à leurs souverains, qui, en outre, traitaient avec eux pour des travaux de leur métier.

Des actes qui nous révèlent ces faits, aussi bien que de plusieurs censiers de 1365 et de 1385, il semble résulter que les Cagots étaient disséminés et isolés dans les différentes localités du Béarn. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on en trouvait dans toute l'étendue de cette province, et dans le pays Basque, sur l'un et l'autre versant des Pyrénées ; dans la Gascogne, la Guienne, le Bas Poitou, la Bretagne et le Maine, où ils étaient traités à peu près de la même manière, mais avec plus ou moins de rigueur. En Espagne, où il y a peu d'années leur condition était encore aussi dure que dans les plus mauvais jours du Moyen Age, ils étaient réunis dans la Haute-Navarre, et plus particulièrement dans la vallée de Baztan, surtout à Alizcun, où cette race subsiste encore, distincte de celle des indigènes, et où les Agotes (c'est le nom qu'on leur y donne) occupent un quartier séparé nommé Bozate. S'ils sont inconnus dans la Biscaye, il n'en est pas de même pour le Guipuzcoa, où, de 1696 à 1776, les juntes furent plus d'une fois dans le cas de prendre des mesures contre eux. L'Aragon a eu aussi ses Cagots, sinon dans toutes ses parties, au moins dans celle qui avoisine la Navarre et la France, notamment dans le diocèse de Jaca.

En Catalogne, on ne trouve pas de Cagots proprement dits ; toutefois, il n'est peut-être pas impossible d'y découvrir des traces de l'existence de certaines races qui seraient assimilables à ces parias de l'Occident. Vers la fin du quinzième siècle, il y avait dans les hautes Pyrénées catalanes une classe d'hommes qui était soumise à un régime abominable. Ferdinand le Catholique abolit les droits qui pesaient sur eux, en disant que l'humanité ne tolérait pas l'existence de droits semblables ; mais nous n'en savons pas davantage à l'égard de cette caste opprimée qui devait originairement appartenir à la race des Cagots.

Rentrons en France par le département de la Haute-Garonne : il renferme bon nombre de ces malheureux, surtout dans l'arrondissement de Saint-Gaudens, où ils étaient désignés sous les noms de Capins et de Trangots, et tout aussi maltraités que leurs frères des basses Pyrénées françaises et espagnoles. Les Hautes-Pyrénées avaient également leurs Cagots, répandus surtout dans la vallée d'Argelès, au val d'Azun, dans les vallées de Castetloubon, de Campan et d'Aure. Mais les contrées comprises aujourd'hui dans le département des Basses-Pyrénées, en comptaient un bien plus grand nombre, et c'est à peine si l'on peut citer une commune qui n'en eût pas une ou plusieurs familles. Dans les départements du Gers et des Landes, il reste moins de souvenirs des Cagots, que dans les Hautes et Basses-Pyrénées ; toutefois, on se les rappelle fort bien parmi les populations d'Auch, de Condom, de Lectoure et de Mirande, et les détails abondent sur ceux des arrondissements de Mont-de-Marsan, de Dax et de Saint-Sever. On n'en saurait dire autant des Cagots du département de Lot-et-Garonne, qui n'ont laissé de traces qu'à Marmande, au Mas d'Agenais, dans la ville et juridiction de Casteljaloux, à Lusseignan et à Mézin.

Quant au département de la Gironde, les Cagots, ou plutôt les Gabets existaient en grand nombre dans le Bazadais, c'est-à-dire dans la partie du département qui confine avec celui des Landes, et de l'autre côté de la Garonne, comme à Saint-Macaire et à Monségur. A Bordeaux, ils habitaient un faubourg qui leur était exclusivement réservé et où ils formaient une espèce de communauté. Dans le reste de la contrée, ils vivaient çà et là, surtout dans le Médoc, où leur nom est resté attaché à plus d'une localité.

Depuis Bordeaux jusque dans la Basse-Bretagne inclusivement, il y avait des Cagots qui y étaient connus sous divers noms. Il s'en trouvait dans le Poitou, surtout à l'extrémité de l'île de Maillezais ; et vraisemblablement la Saintonge, l'Aunis et l'Angoumois avaient aussi les leurs. Pour ce qui est de la Bretagne, ils étaient répandus dans toute l'étendue de cette province, surtout dans les parties qui forment aujourd'hui les départements du Finistère, des Côtes-du-Nord et du Morbihan, et l'opinion n'a pas changé à l'égard des descendants de ces Cagots, qui sont méprisés comme leurs ancêtres et forcés par là de s'allier exclusivement entre eux. Enfin, au Mans, à l'extrémité d'un des faubourgs, il y avait aussi des Cagots dans le dix-septième siècle : ils étaient tous considérés comme étant de la lie du peuple ; on les désignait par le nom de Cagous de Saint-Gilles, à cause du lieu qu'ils habitaient, et plusieurs d'entre eux exerçaient les professions de cordier et de tonnelier, tout comme en Bretagne, où ces professions, réputées infâmes, étaient exclusivement le partage des Caqueux.

La première mention des Cagots et le renseignement le plus ancien que nous ayons sur leur condition, se rapportent à l'an 1000 ; on les voit, à cette époque, dans la dépendance la plus absolue de la noblesse, qui pouvait disposer de leurs maisons, peut-être même de leurs personnes.

A deux siècles de là, en 1206, nous les retrouvons à Monségur, concluant, en présence de l'official de Bazas, dont sans aucun doute ils relevaient, un traité avec les bourgeois de la première de ces deux villes, contre lesquels ils plaidaient depuis quelque temps. Dans cet acte, ils stipulent pour eux et pour leurs successeurs lépreux. La commune limite le nombre de brebis, de béliers, de porcs, d'oies, qu'ils pourront nourrir, bétail immonde comme ses maîtres, et qui ne devait jamais frayer avec celui des bourgeois. On leur passe une paire de bœufs ou de vaches de labour ; on leur permet même un cheval ou un âne. Pour ces derniers animaux, il paraît que la contagion n'était pas à craindre, puisqu'ils n'étaient pas exclus de la compagnie des chevaux et des bœufs de la communauté. Les Gabets promettaient, d'ailleurs, de respecter les statuts de la ville qui les prenait sous sa sauvegarde spéciale. Dans l'occasion, ils étaient tenus de remplir, sur l'ordre du maire, l'office de messagers ou de coureurs.

Quelle était, à la même époque, la condition des Cagots du Béarn, plus nombreux certainement que ceux de la Guienne ? Il serait difficile d'en dire autre chose, sinon qu'en justice, conformément à une prescription du vieux for, il en fallait cinq pour valoir un témoin ordinaire ; mais, à partir de la fin du quatorzième siècle, on a des lumières plus satisfaisantes sur la condition, sur la profession et sur la force sociale des Crestiaas (ainsi les nommait-on également) disséminés dans le Béarn, Il existe un acte de 1378, par lequel ces hommes, d'une part, s'engageaient à exécuter tous les ouvrages de charpente nécessaires au château de Montaner, situé à quelques lieues de Pau ; d'autre part, le célèbre comte de Foix, Gaston-Phébus, en récompense de leurs peines, leur accordait exemption de certains droits qu'il percevait sur eux en particulier, et des tailles auxquelles ils étaient soumis, comme les autres habitants du pays, outre le droit de prendre dans tous les bois du comte ce qui leur était nécessaire pour le travail dont ils s'étaient chargés. Cet acte nous fait entrevoir les Cagots riches et puissants par l'association ; une autre pièce, de trois ans plus récente, nous montre quatre-vingt-dix-huit Crestiaas et Crestianes faisant hommage au comte de Foix, et quatre d'entre eux s'engageant solidairement et par corps à lui payer, à huit jours de là, soixante-quatre florins d'or, à peine du double.

Vers la même époque, les Cagots sont bien différemment traités dans une petite ville de Gascogne. La Coutume du lieu, rédigée par écrit en 1288, défend expressément à tout habitant d'acheter aux Gabets des choses servant à la nourriture de l'homme, et de les prendre à gages en temps de vendanges. Dans une ville voisine, dont les règlements de police municipale furent rédigés en corps de Coutume huit ans plus tard, on trouve des dispositions encore bien plus rigoureuses contre les Cagots. Ils ne pouvaient entrer en ville sans avoir sur leur robe une pièce de drap rouge, faute de quoi ils étaient condamnés à cinq sous d'amende, et se voyaient confisquer leur robe. Il leur était interdit de marcher sans chaussure dans les rues, et ils devaient, lorsqu'ils rencontraient hommes ou femmes, se tenir sur l'extrême bord du chemin, jusqu'à ce que le passant se fût éloigné ; ils ne pouvaient acheter que le lundi, et ne devaient jamais entrer dans les tavernes, y prendre du vin, ni y toucher les hanaps et les brocs ; il leur était interdit de vendre des porcs et toute espèce de denrée alimentaire, sous peine de soixante-cinq sous d'amende, avec confiscation de la marchandise ; s'ils avaient soif, il leur fallait puiser de l'eau dans leurs fontaines, et non ailleurs, sous peine de cinq sous d'amende en cas de contravention ; enfin, un article de la Coutume défendait aux Gabets, complètement lépreux, de demeurer, de stationner, et même de s'asseoir dans Marmande, sous peine d'une amende de cinq sous, dont un tiers devait revenir aux Crestiaas de la ville qui saisiraient le délinquant. Cependant, les jours de fêtes et le lundi matin, ils avaient la permission de se tenir et de s'asseoir devant l'église des Frères Mineurs, lieu où, depuis nombre d'années, ils avaient l'habitude de se placer.

Si, à partir du quinzième siècle, les documents relatifs aux Cagots, de quelque nom qu'on veuille les appeler, deviennent assez nombreux, si la situation de ces parias dans la société du Moyen Age, se dessine nettement sur tous les points qu'ils occupaient dans notre pays ; en Espagne, on ne commence à entendre parler d'eux, que dans les premières années du seizième siècle. A cette époque, les Agots de la Navarre adressèrent au pape une requête pour se plaindre de ce que le clergé se dispensait, à leur égard, des cérémonies et solennités qu'il accomplissait pour les autres chrétiens, dans l'administration des sacrements, les offrandes, la paix et les places à l'église ; ils suppliaient Sa Sainteté d'ordonner qu'ils fussent remis en possession de tout ce qu'on leur déniait. Le pape, par une bulle du 13 mai 1515, ordonna de les traiter avec bienveillance et sur le même pied que les autres fidèles, dans le cas où leurs griefs seraient fondés. L'ecclésiastique chargé de l'exécution de la bulle ne mit pas moins de quatre ans à terminer son enquête, qui rencontra bien des oppositions ; enfin, ayant trouvé les plaintes des Agots fondées, il ordonna d'obéir et de se conformer en tout à la bulle, sous peine, pour les contrevenants, des censures de l'Église et de cinq cents ducats d'amende. Cette sentence fut confirmée par les trois États généraux de Navarre, le 15 novembre 1520. Vexés et molestés, nonobstant la bulle et les arrêts des États généraux, les Agots eurent de nouveau recours à Charles-Quint, qui en ordonna l'exécution, par une provision du 27 janvier 1524, sous peine d'encourir la disgrâce royale et mille florins d'amende pour chaque contravention. Battus sur ce point, les ennemis des Agots ne se découragèrent pas ; plusieurs habitants de la vallée de Baztan ayant refusé à ceux-ci des droits communs à tous les gens du pays, les Agots leur intentèrent un procès, qui se termina par un arrêt prononçant des peines pécuniaires et afflictives contre la partie adverse. Ce ne fut pas le dernier arrêt que les Agots eurent à réclamer pour maintenir l'exécution de la bulle, et les procès qu'ils soutinrent à cet effet devant toutes les juridictions se succédèrent pendant plus de deux siècles.

A l'époque où les ordonnances royales se suivaient de près pour protéger les Agots de la Navarre, les Cagots du Béarn se virent de nouveau signalés à l'animadversion publique par la législation. Les anciens fors les nommaient Crestias, la nouvelle Coutume les désigne sous le nom de Cagotz, et renferme ces trois articles qui les concernent : 1° Les prêtres, ni les hospitaliers, ni les Cagots, ne payeront pas de tailles pour l'emplacement de leurs églises, hôpitaux ou cagoteries ; mais dans le cas où ils feraient des acquisitions, ils en payeront, si ces biens sont ruraux. 2° Les Cagots ne doivent pas se mêler avec les autres hommes ni les hanter familièrement ; ils doivent, au contraire, habiter séparés des autres personnes. Ils ne se mettront pas devant les hommes et les femmes, à l'église ni aux processions, sous peine d'une forte amende pour chaque fois qu'ils feront le contraire. 3° Il est défendu à tous Cagots de porter des armes autres que celles dont ils auront besoin pour leurs métiers, sous peine d'amende pour chaque contravention. Les jurats auront la faculté de se saisir de leurs armes, etc. Quelque rigoureux que fussent ces règlements, les Béarnais ne s'en contentèrent pas ; ils sollicitèrent une aggravation de mesures sanitaires contre les malheureux que l'opinion publique et les lois poursuivaient avec tant de cruauté ; mais le conseil de la reine Jeanne d'Albret, plus humain que le reste de la province, rejeta cette demande des États, qui conservèrent néanmoins leur bizarre sévérité contre les Cagots.

A Bordeaux, ces pauvres gens ne furent pas mieux traités ; cependant il ne paraît pas qu'ils aient été l'objet d'aucun règlement particulier avant le quinzième siècle. Ce n'est qu'en 1573 que les jurats de cette ville rendirent une ordonnance, par laquelle ils les soumettaient aux prescriptions les plus humiliantes. Mais les mesures législatives employées contre les Cagots étaient trop sévères pour qu'ils ne fissent pas tous leurs efforts afin de s'y soustraire ; et, en même temps, leurs adversaires ne manquaient pas de réclamer auprès de l'autorité et des magistrats, qui ne laissaient échapper aucune occasion de remettre en vigueur les anciens règlements relatifs à ces malheureux. C'est ce qui résulte d'une ordonnance des États de Navarre, en date de 1579, qui impose les Cagots, pour l'année courante, à un réal de Castille par jour, et qui leur interdit expressément le port de toute espèce d'armes, à l'exception de l'épée, laquelle devait, plus tard, leur être également interdite. L'année précédente, le parlement de Bordeaux avait rendu un arrêt de règlement conçu dans le même esprit qui avait dicté l'ordonnance des jurats de cette ville. Trois ans après, cet arrêt fut invoqué contre les Cagots des Landes de Gascogne ; et le parlement de Bordeaux, par un nouvel arrêt en date du 12 août 1581, enjoignit aux Capots et Gabets de Capbreton de porter sur la poitrine un signal rouge en forme de pied de canard, et leur défendit de toucher, au marché ou ailleurs, d'autres vivres que ceux qu'ils voudraient acheter. Le 9 décembre 1592, l'abbé, ou maire, et les jurats de la paroisse d'Espelette ayant présenté au parlement de Bordeaux une requête contre leurs Cagots, la Cour rend, le 11 du même mois, un arrêt conforme aux précédents. L'année suivante, le même parlement de Bordeaux donnait une nouvelle preuve de fidélité à cette vieille jurisprudence ; son arrêt du 20 mai 1593 fut suivi de deux autres arrêts conformes, l'un en date du 7 septembre 596, l'autre du 3 juillet 1604. Quelque sévère que s'y montrât la Cour, elle n'alla pas si loin cependant que les trois États du pays de Soûle, qui, en 1606, firent un règlement par lequel il fut défendu auxdits Cagots, à peine du fouet, de faire l'office de meunier, de toucher à la farine du commun peuple, ni de se mêler dans les danses publiques avec le peuple, sous peine corporelle.

On n'en finirait pas si l'on voulait rapporter toutes les pièces qui témoignent de la résistance des Cagots contre la dure législation qui les opprimait, et de la vigilance de leurs ennemis à en raviver les dispositions. Nonobstant ces persécutions incessantes, les Cagots, plus industrieux que leurs voisins, prospéraient, devenaient propriétaires. Leurs maisons conservèrent le privilège des biens ecclésiastiques, celui d'être exemptés de tailles, et leurs personnes ne pouvaient être assujetties au service militaire. Ces avantages, de même que les mesures législatives rendues contre ces malheureux, étaient dus au soupçon de ladrerie qui les suivait partout, et à la crainte qu'en se mêlant avec les citoyens, ils ne répandissent la lèpre au milieu de ceux-ci ; cependant, ils avaient été de bonne heure soumis à l'examen d'habiles médecins, qui tous avaient attesté la pureté de leur sang, la force, la vigueur et le bon état de leur constitution. Pendant que le sieur de Noguès, médecin du roi et Béarnais lui-même, leur donnait ce témoignage, le parlement de Toulouse ordonnait encore, en 1606, un examen, dont le résultat était à l'avantage des gens réputés Cagots ; mais tout cela fut impuissant contre le préjugé dont ils étaient victimes.

Toutefois, au milieu de la prévention et de la haine générales, il y avait des hommes qui plaignaient les Cagots et qui s'efforçaient de les faire monter au rang de citoyens. Le premier qui, parmi nous, passe pour avoir réussi dans cette généreuse et philosophique mission, est le célèbre avocat Pierre Hévin, dont la voix s'éleva en faveur des Caqueux de la Bretagne. Mais il ne fallut pas moins de deux cents ans d'efforts, de luttes, de procès, pour faire disparaître le sceau de réprobation qui pesait sur les Cagots de la France.

Si maintenant nous examinons la source d'où dérivent les préjugés répandus sur le compte des Cagots, il nous suffira de renvoyer à ce qui a été dit des individus atteints de la lèpre, avec lesquels les pauvres Cagots furent toujours confondus.

Il est certain que, dès l'an 1363, il y avait une classe de lépreux appelés en latin Cassati, mot que les anciens traducteurs de Guy de Chauliac traduisent par Cassot ou Capot. Pour ce qui est de l'opinion populaire qui veut que les Cagots se distinguent par la couleur sombre et grisâtre des yeux, et par le peu de longueur du lobe de l'oreille, on en trouve l'origine dans ce que Guillaume des Innocents, et avant lui Ambroise Paré, avaient dit des éléphantiques ou lépreux. L'accusation de lubricité portée contre les Cagots s'explique aussi par la chaleur de tempérament, reprochée à cette classe de malades. Nous ne savons d'où était venue cette opinion, que rien n'égalait leur ardeur et leur vigueur ; mais, au Moyen Age, c'était une opinion généralement reçue dans tous les pays et acceptée par la science elle-même.

En outre, s'il faut en croire un écrivain allemand, on leur attribuait un vice affreux, dont l'existence eût complètement justifié la répulsion qu'ils inspiraient ; mais heureusement, rien, dans la tradition ni dans les documents écrits, ne justifie pareille assertion. Une autre réputation que les Cagots partageaient avec les lépreux, c'était d'être rusés, fourbes et surtout enclins à se jeter sur les gens sains : les anciens chirurgiens sont d'accord pour ranger ces défauts parmi les signes équivoques de la lèpre. La dernière, comme la plus grave, des principales accusations portées par le peuple contre les Cagots et les Caqueux, était d'entretenir un commerce avec l'esprit du mal. Cette accusation, ainsi que nous l'apprend l'auteur des Serées, Guillaume Bouchet, leur était commune avec les lépreux.

Enfin, il n'y a pas jusqu'à la tradition de l'origine juive des Caqueux de la Bretagne et de certains Cagots, qui ne dérive de la croyance où l'on était que ces malheureux avaient la lèpre. Dans une pièce de vers composée par un lépreux du treizième siècle, cette maladie est appelée Y œuvre d'Israël : ce qui donne à penser qu'on accusait les Juifs de l'avoir introduite, ou du moins propagée en Occident.

C'est donc à l'opinion qui voyait dans les Cagots une classe de lépreux, c'est seulement à cette opinion, qu'il faut attribuer les règlements qui les concernaient. Ainsi, les Cagots, comme nous l'avons vu, étaient frappés dans leur existence civile et jusque dans leur postérité ; mais nous savons que le sort des lépreux n'était pas plus digne d'envie : pour n'en citer qu'un exemple, la Coutume de Calais excluait du droit de bourgeoisie les membres d'une famille dans laquelle il y avait eu des individus attaqués de la lèpre. Plus dures encore, les anciennes lois du pays de Galles, compilées par Howel Dha ou le Bon, et confirmées par le pape Étienne VIII en 940, excluent un lépreux de son patrimoine, parce que, disent-elles, il n'est plus de ce monde ; elles en excluent son fils par une raison semblable, parce que Dieu a séparé son père du monde. Le même code déclare la lèpre cause légale de divorce, et interdit à ceux qui en sont atteints de remplir des emplois publics, d'être juges ou de plaider dans quelque cour que ce soit, etc. Les statuts de l'Écosse ne se montrent pas animés, envers les lépreux, d'un autre esprit que les lois d'Howel le Bon. Entre autres dispositions relatives à ces malheureux, un acte de Robert III en renferme une, par suite de laquelle le porc et le saumon gâtés, qu'on apportait au marché, devaient être saisis par les baillis et envoyés aux lépreux, sinon entièrement détruits, dans le cas où il n'y aurait pas de lépreux dans la localité. Il se trouve une disposition à peu près semblable, à l'égard des Gabets de Condom, dans les Coutumes de cette ville. Ceux de Bordeaux ne pouvaient sortir sans avoir les pieds chaussés, obligation à laquelle les États de Béarn voulurent, comme nous l'avons dit, soumettre les Cagots de cette province ; les lépreux y étaient complètement astreints, avec cette différence qu'ils devaient porter des souliers couverts ou des bottes.

Les Cagots ne pouvaient avoir des armes ; mais les lépreux étaient soumis à la même prohibition ; le règlement de la maladrerie d'Amiens, qui fut rédigé en 1305, est explicite à cet égard. On se souvient qu'il fallait le témoignage de cinq Cagots pour valoir celui d'une autre personne ; mais n'oublions pas non plus que les lépreux ne pouvaient en aucun cas, ainsi que nous l'apprennent les Coutumes de Beauvoisis, servir de témoins. Les Cagots avaient une place à part dans l'église et au cimetière ; traités de même, mais plus rigoureusement, les lépreux, suivant les prescriptions du troisième concile général de Latran, tenu en 1179, devaient avoir une église et un cimetière particuliers. Conformément au for de Béarn, les Cagots échappaient à l'impôt pour une partie de leurs biens ; mais les lépreux jouissaient d'une exemption encore plus étendue : le concile provincial d'Auch, tenu en 1326, avait défendu, sous peine d'excommunication, d'imposer à la taille les clercs, les religieux et les lépreux enfermés. S'il faut en croire Belle-Forest, il était rare que les enfants d'un Cagot riche héritassent de ses biens ; ils avaient, tout au plus, en partage les meubles du défunt. Nous n'avons trouvé cette disposition, il est vrai, consignée dans aucun for, dans aucune Coutume ; mais on sait qu'elle existait à l'égard des lépreux, non-seulement dans le pays de Galles, mais dans le nord de la France, au moins dans le Beauvoisis. Enfin, dans plusieurs provinces, les Cagots étaient sous la protection et la dépendance du clergé, tandis que, dans d'autres contrées, ils étaient les vassaux de la noblesse. On en peut dire autant des lépreux, dont les hôpitaux, dits maladreries, qui faisaient généralement partie des établissements soumis à l'autorité épiscopale, étaient, dans certaines localités, administrés par les seigneurs ou par les communes.

Il faut conclure de tout ce que nous venons de rapporter, que les dispositions législatives et réglementaires prises à l'égard des Cagots, dispositions qui nous semblent si étranges, tenaient au soupçon de ladrerie dont ils étaient l'objet, et non pas, comme on l'a cru jusqu'à présent, au mépris qu'ils inspiraient comme étrangers, et à la proscription que l'on voulait faire peser sur leurs têtes.

Nous allons à présent rechercher quelle a pu être l'origine des Cagots, sans nous arrêter à combattre les diverses opinions émises à ce sujet, opinions qui reposent presque toutes sur l'idée que cette race maudite devait provenir d'un peuple vaincu par les armes.

Charlemagne, appelé de l'autre côté des Pyrénées par les prières des chrétiens impatients de secouer le joug des Arabes, aussi bien que par les communications que lui avait faites l'émir Soliman el Arabi, était entré en Espagne, à la tête de forces considérables. Il devait, à ce qu'il semble, être secondé par les populations chrétiennes de la vallée de l'Ebre soumises aux infidèles et par un parti nombreux de ces derniers ; mais la coopération qu'il en attendait se borna à peu de chose ; aussi, le grand empereur, craignant d'avoir à soutenir une lutte inégale contre les populations musulmanes du bas Ebre et de l'Espagne orientale qui s'armaient et venaient à marches forcées au secours de Saragosse, leva le siège de cette place et reprit le chemin de la Gaule.

Bientôt après lui, dit l'auteur de l'Histoire de la Gaule méridionale (FAURIEL), et comme sur ses traces, l'on vit accourir, en Septimanie et dans les autres parties de la Gaule voisines des Pyrénées, des chrétiens espagnols, et même des Arabes, qui venaient chercher un refuge en deçà des montagnes. C'étaient les plus compromis des partisans de Charlemagne, livrés par sa retraite précipitée aux persécutions du parti victorieux et fuyant pour s'y soustraire. Leur postérité subsista longtemps dans le midi de la Gaule, distincte du reste de la population et l'objet spécial de la protection des rois carlovingiens.

Ce fait est attesté par un diplôme de Charlemagne, de l'an 812, adressé à huit comtes de la Marche d'Espagne et de la Septimanie, dans lequel ce prince ordonne de ne soumettre a aucun cens ni d'exproprier les Espagnols réfugiés dans ces contrées trente ans auparavant ; mais de les maintenir, eux et leur postérité, en possession des terres qu'ils avaient défrichées par suite de la concession impériale, etc. Cette pièce donne lieu à deux observations : premièrement, il en résulte clairement que les réfugiés dont il est question étaient ceux-là mêmes ou les fils de ceux qui avaient suivi Charlemagne à son retour en France. On voit, par leurs noms, qu'il y avait parmi eux, outre les descendants des Espagnols latinisés, des Goths et des Arabes. En second lieu, ce diplôme constate les services agricoles et l'état misérable de ces émigrés, que la protection de l'empereur n'avait pu protéger contre les mauvais traitements des indigènes, ni contre les vexations et les spoliations des officiers chargés de veiller à leur défense.

Trois ans après, Louis le Débonnaire, remplissant à l'égard de ces réfugiés les intentions de son père, telles qu'elles sont exprimées dans le diplôme de 812, leur donna une constitution et des privilèges qui les plaçaient en dehors de la population au milieu de laquelle ils résidaient. Ce prince décide qu'ils vivront en liberté, soumis aux seules charges qui pèsent sur les hommes libres, avec l'unique restriction qu'ils ne pourront prendre les armes, sinon sur les ordres du comte, et que, tout libres qu'ils soient, ils seront tenus de se soumettre au recrutement opéré par cet officier et h son ordre de départ pour l'armée, et de remplir tous les devoirs militaires. Si habilement conçue que fût la constitution accordée aux réfugiés espagnols, elle était mauvaise, et ceux qu'elle tendait à favoriser d'une manière aussi insigne, furent les premiers à le prouver, en cherchant à dépouiller et même à réduire en servage les plus faibles et les plus pauvres d'entre eux. D'un autre côté, les comtes et les vassaux de l'empereur, après avoir accueilli sous leur patronage quelques-uns de ces émigrés et leur avoir donné des terres à habiter et à mettre en rapport, les en avaient expulsés sous un prétexte ou sous un autre. Les victimes de cet état de choses le dénoncèrent à l'empereur, qui rendit une ordonnance pour y porter remède. Les émigrés, maîtres de concessions spéciales, ou qui, venus en même temps, s'étaient établis sur des terres voisines, devaient continuer de posséder celles qu'ils avaient défrichées avec leurs hommes, à condition, toutefois, que chacun d'eux s'acquittât du service qu'il devait à l'empereur en raison de l'étendue de son domaine. Quant à ceux qui étaient venus plus tard, et qui, s'étant recommandés soit aux comtes franks, soit aux vassaux de la couronne, soit à leurs compatriotes, en avaient reçu des terres pour s'y établir, ils devaient les posséder à l'avenir, ainsi que leurs héritiers, aux titres et conditions qu'ils les avaient primitivement reçues, etc.

Ces divers règlements, bien que violés peu après leur promulgation par ceux-là mêmes qui avaient intérêt à les observer, présentaient trop d'avantages pour qu'un grand nombre d'autres réfugiés de cette nation ne s'empressât point d'en échanger la jouissance contre l'esclavage où les tenaient les Arabes : aussi, est-il permis de croire que bientôt les provinces limitrophes de l'Espagne regorgèrent de chrétiens, goths et espagnols d'origine, avides de participer aux privilèges octroyés par Charlemagne et son fils. A l'ombre de leur sceptre, les nouveaux colons n'avaient pas tardé à changer en campagnes riantes et fertiles les déserts qui leur avaient été concédés ; l'aisance, sinon la richesse, qui fut le fruit de cet état de choses, ne pouvait manquer de faire naître également une violente jalousie dans le cœur des habitants de race gallo-romaine. Ce sentiment, entretenu par les colons eux-mêmes et par le soin que sans doute ils mirent à ne pas s'allier en dehors de leur nation, dut réveiller les vieilles accusations portées contre leurs ancêtres. Les Goths avaient été ariens, et, à ce titre, ils avaient passé pour entachés de lèpre : il n'en fallut pas davantage pour autoriser les Aquitains à croire et à répandre le bruit que les Espagnols, domiciliés parmi eux, avaient hérité de cette affreuse maladie ; car, dans notre midi, plus encore qu'ailleurs, il était reçu que la lèpre, comme la goutte) était héréditaire, et l'on avait érigé en maxime que

... fil de lebros es lebros,

E del qui ha gota, gotos.

Si les réfugiés espagnols qui s'établirent dans la partie orientale des provinces pyrénéennes échappèrent au malheur d'être accusés de lèpre dans le sens naturel et mystique du mot, ils furent, comme leurs frères d'Aquitaine, de Vasconie et de Gothie, sans cesse attaqué à dans leurs propriétés et dans leurs privilèges, et ils durent, pour les consolider, s'adresser à l'autorité impériale dont ils les tenaient. C'est au moins ce qu'on peut inférer d'un mandement de Charles le Chauve, rendu le 19 mai de l'an 844. Quelques réfugiés espagnols, domiciliés dans le comté de Béziers, avaient demandé à ce prince de leur confirmer les possessions que Charlemagne et Louis le Débonnaire leur avaient données. Charles, éclairé sur la vérité et la justice des points exposés dans la requête, y lit droit et ordonna que les mêmes Espagnols et leurs descendants tiendraient et posséderaient les mêmes choses sans aucun empêchement, sous la sauvegarde de la protection royale, et qu'elles pourraient passer aux collatéraux, si les possesseurs mouraient sans postérité directe. Bien que ce mandement ne renferme pas de mention expresse des tribulations que subissaient nécessairement les Espagnols de la Septimanie, il les laisse néanmoins entrevoir d'une manière vague dès les premières phrases. On doit aussi induire ; du silence que cette pièce et les diplômes de Charlemagne et de Louis le Débonnaire gardent au sujet des chiens de Goths, qu'il n'en existait pas encore à cette époque, ou que, s'il y en avait, ils ne sauraient être la tige des malheureux désignés plus tard par ce nom ; autrement, en eût-il été question dans ces mandements, soit pour distinguer les émigrés espagnols de ces misérables, considérés plus tard comme étrangers sur le sol qu'ils habitaient, soit pour recommander aux comtes de veiller à ce que ces derniers ne participassent point aux privilèges concédés aux réfugiés, etc.

Nous croyons donc que les Cagots sont les descendants de ces Espagnols qui n'échappèrent au pouvoir des Musulmans, que pour ployer bientôt sous un joug, mille fois plus pesant, mille fois plus insupportable, et qui durent leur longue misère à un acte de munificence malentendu. Des quatre instruments carlovingiens ; que nous venons de faire connaître, à l'accord intervenu entre Gaston-Phébus et les Cagots, il y a une lacune immense que les documents connus jusqu'à ce jour ne sauraient combler, même en partie Un savant, homme d'esprit, disait dernièrement avec raison : La généalogie des Cagots, comme beaucoup de généalogies de grandes maisons, pèche par la continuité de la filiation ; il y manque quelques degrés. (M. le Marquis DE LA GRANGE, Rapport fait à l'Académie royale des Inscriptions et belles-lettres, au nom de la commission du prix Gobert.) On en est ainsi réduit à s'adresser à l'analogie et à la philologie pour se rendre compte de la lamentable histoire des Cagots ; mais, il faut bien le dire, les secours qu'elles nous offrent laissent beaucoup à désirer pour tout ce qui touche ces parias de la France et de l'Espagne, depuis 816 jusqu'en 1371.

Dans cet intervalle, il est vrai, nous trouvons établie dans le Bas-Poitou une peuplade que nous n'hésitons point à rattacher aux Cagots : ce sont les Colliberts, dont le souvenir nous a été conservé par un écrivain monastique du onzième siècle. Cet écrivain nous apprend qu'ils habitaient des huttes à l'extrémité de l'île de Maillezais sur la Sèvre, et qu'ils se livraient à la pêche pour vivre. La tradition les accusait d'être irascibles, souvent implacables, méchants, cruels, incrédules, indociles, et presque dépourvus de tout sentiment d'humanité ; elle ajoutait que les Normands, dans leurs fréquentes incursions vers l'embouchure de la Sèvre niortaise, en avaient exterminé un très-grand nombre. Quant à leur nom, dit Pierre de Maillezais, bien qu'il serve à désigner une classe de serfs, il paraît leur avoir été donné par suite de quelque circonstance particulière. Les uns prétendent qu'il dérive de la coutume qu'avaient ces pêcheurs de rendre un culte à la pluie ; d'autres, de ce que, lors des débordements de la Sèvre, ils abandonnaient leurs cabanes et allaient se livrer dans différents lieux, souvent assez éloignés, à l'exercice de la pêche. (Pet. mon. de Antiquit. et commut. in mel. Malleac ins., apud JOH. BESLY, Hist. des Comtes de Poictou, pag. 286, 287).

Comme pour les Cagots, les opinions sont partagées au sujet de l'origine des Colliberts. Les uns voient en eux les descendants des anciens Agesinates Cambolectri, premiers habitants du territoire où les Pictes et les Scythes theiphaliens s'établirent par la conquête ; d'autres les regardent comme des étrangers qui étaient venus se fixer dans cette contrée marécageuse et encore inhabitée, pour se soustraire à la domination franke, aux rigueurs de la servitude de corps qui pesait sur les races galliques au nord de la Loire ; enfin, il n'est pas jusqu'aux Normands, exterminateurs des Colliberts, qui n'aient été présentés comme les ancêtres de cette race. Pour nous, la race signalée par le moine de Maillezais est un anneau nécessaire de cette chaîne d'émigrés et de proscrits, qui s'étendait autrefois depuis les Pyrénées jusque dans le Maine et en Bretagne. Le portrait que trace des Cagots du Bas-Poitou l'écrivain que nous venons de citer, se rapporte complètement à l'idée que nous nous faisons de la population qui suivit de près Charlemagne dans sa retraite d'Espagne, et encore plus à l'idée que les Béarnais se font des Cagots de leur pays ; le reproche d'incrédulité en matière de religion, qu'à tort ou à raison leur adressaient les Poitevins au douzième siècle, résume complètement aussi les principales accusations dont ces malheureux ne lardèrent point à être les victimes, et qui lès suivirent dans tous les lieux où ils allèrent se réfugier.

L'histoire des Chuetas de Mayorque présente moins d'obscurité. Ces gens-là, qui résidaient dans la ville de Palma à la fin du siècle passé, étaient de race juive et devaient leur nom à cette origine. La persécution avait forcé leurs ancêtres à chercher un asile dans l'ile de Mayorque ; ils s'y étaient établis et avaient embrassé la religion catholique en 1435, du moins en apparence ; car il ne se passait pas d'année qu'ils n'eussent affaire à l'inquisition, et jusqu'en 1755, son bras ne cessa de s'appesantir sur eux. Comme on doit s'y attendre, l'opinion publique ne les dédommageait pas de cette rigueur imméritée, puisqu'en 1782 trois cents familles étaient encore en butte au mépris général pour le seul fait de leur origine, sans qu'il leur fût tenu compte d'une conduite irréprochable et de la pratique de toutes les vertus. Bien qu'ils fussent soumis aux contributions, aux services et aux autres charges publiques, ils étaient presque entièrement exclus des emplois et honneurs auxquels ont droit tous les citoyens. Pour rien au monde, on n'eût voulu s'allier avec eux ni les recevoir dans une confrérie ou un corps d'état.

Le sort des Vaquéros de Alzada, dans la province des Asturies, n'est pas à beaucoup près aussi triste, et leur origine est moins certaine. Les uns les font descendre des Morisques chassés d'Espagne au dix-septième siècle, les autres de quelques esclaves romains fugitifs qui seraient venus se réfugier dans ce pays ; mais ces conjectures sont peu fondées, et, suivant toute apparence, les Vaquéros sont de la même souche que les autres Asturiens. Quoi qu'il en soit, les gens du pays n'ont pour eux que de la défiance et du mépris, et en retour, les Vaquéros les abhorrent. Ils s'occupent uniquement de l'élève des bestiaux, préférant toujours le bétail à cornes auquel ils doivent leur nom, et ils mènent une vie solitaire qui ajoute à la rudesse naturelle de leurs manières, et qui ne contribue pas peu à entretenir l'éloignement que ressentent pour eux leurs compatriotes. Ce sentiment en est venu à un tel point que, dans quelques paroisses, ils sont traités comme l'étaient les Cagots, c'est-à-dire relégués dans la partie inférieure de l'église pendant leur vie, et enterrés à part des autres fidèles, après leur mort. Les Vaquéros et les autres Asturiens évitent autant que possible d'avoir des rapports ensemble, surtout de parenté ; et si, malgré cela, l'intérêt ou un violent amour les porte à contracter quelque mariage, cette union n'a jamais lieu sans scandale et sans que la famille de l'Asturien manifeste son dégoût et sa désapprobation : aussi, les Vaquéros, peu nombreux comme ils le sont, et s'alliant entre eux, sont-ils presque toujours obligés d'acheter des dispenses ecclésiastiques.

Une autre caste qu'on peut assimiler avec les Cagots, est celle des Marrons ou Marans du Languedoc et de l'Auvergne, qui descendent des Morisques restés en France à la suite de l'expulsion de ce peuple par Philippe III. Un grand nombre d'entre eux, au lieu de suivre leurs frères en Afrique, s'établirent dans le midi de notre pays, où ils furent longtemps tenus comme en quarantaine.

Il en est de même des Oiseliers du duché de Bouillon, dont on ne sait rien y sinon qu'ils étaient tenus à un service humiliant et à une amende perpétuelle pour avoir, selon qu'on tient d'ancienneté, occupé le château fort de Bouillon et être rebelles contre leur prince et duc de Bouillon. Le registre sur lequel étaient consignés les noms des familles d'Oiseliers, ayant été supprimé vers le milieu du siècle dernier, elles ne sont plus connues depuis cette époque.

Il est encore d'autres populations qu'on peut rattacher aux Races maudites de la France et de l'Espagne ; tels sont les habitants de deux faubourgs de Saint-Omer, le Haut-Pont et Lyzel, sur lesquels on a tant écrit ; ceux de Courtisols et des Riceys en Champagne, les Cacous de Paray-le-Monial dans le Charolais, les Chizerots, les Burins et les Sermoyens de la Bresse ; mais, outre que tout ce que l'on sait d'eux est assez vague, il ne paraît pas qu'ils aient jamais été persécutés ou mis en dehors du droit commun. Une origine incertaine, une imputation de quelque maladie contagieuse et héréditaire, voilà ce qui aura donné lieu au préjugé.

Enfin, si la loi ne reconnaît plus de Cagots depuis longtemps, si dans la plupart des lieux habités par ces parias de l'Occident on en est venu à ce point de ne plus comprendre les sentiments qu'ils inspiraient naguère, il n'en est pas moins vrai que, dans nombre de localités, ces sentiments n'ont rien perdu de leur force. C'est surtout quand un Cagot manifeste l'intention de s'allier par le mariage avec une famille de race franche, qu'ils se font jour avec plus ou moins de violence ; quelquefois ils se traduisent en injures et en coups de bâtons ou de fourches ; en d'autres circonstances, ils remettent en lumière des chansons satiriques, vieilles de plusieurs siècles, composées dans le but de tympaniser les Cagots, ou de conserver leurs noms, qui y sont accouplés les uns aux autres en forme de litanie. Grâce à cette persistance d'un préjugé si condamnable, on a pu récemment, après avoir reconstitué le cartulaire des Cagots, rassembler, pour ainsi dire, leur romancero. Dans ce recueil, tout n'est pas poétique sans doute ; mais il s'y trouve quelques pièces qui méritent cet éloge, deux surtout, l'une en basque, composée au dix-septième siècle, l'autre en breton, antérieure au quinzième, intitulée Ar Gakonzez (la Caqueuse) : ces deux petits poèmes se recommandent par une grâce naïve et touchante, qui s'allie à d'autres qualités réelles de composition littéraire.

 

FRANCISQUE MICHEL, Professeur de Littérature étrangère à la Faculté des Lettres de Bordeaux, Membre du Comité des Monuments écrits de l'Histoire de France.