QUELLES sont ces races qui, de même que
les Juifs et les Bohémiens, vivaient toujours haïes et proscrites au milieu
des populations indigènes ? Les Cagots, répandus sous bien d'autres noms dans
tout le sud-ouest de la France et dans un petit coin de l'Espagne, les
Colliberts du Bas-Poitou, les Caqueux ou Caquins de la Bretagne, les Marans
ou Marrons du Languedoc et de l'Auvergne, lés Oiseliers de l'ancien duché de
Bouillon, les Chuetas de l'île de Mayorque, et les Vaquéros ou Baqueros de la
principauté des Asturies. L'existence
et le sort malheureux des Cagots pyrénéens sont connus depuis longtemps, mais
on ne connaît pas ou l'on connaît mal leur origine et les causes de l'état
d'ilotisme auquel ils étaient condamnés par l'opinion publique et par les
lois. Plusieurs historiens ont cru voir en eux les descendants de Giezi,
serviteur d'Élisée, auquel, suivant les paroles du prophète, là lèpre doit
rester attachée jusqu'à la fin des siècles ; d'autres disent que ce sont les
débris de l'armée gothique bat- tue dans les plaines de Vouillé en 507.
Pierre de Marca et bon nombre d'écrivains qui l'ont copié, ne sont point de
cet avis, et rapportent les Cagots aux Arabes qu'ils supposent être restés en
Gascogne après la défaite d'Abd el Rahman par Charles-Martel, en 732 ; l'abbé
Venuti, qui a écrit un livre sur les antiquités de Bordeaux, veut reconnaître
dans les parias de l'Aquitaine les descendants de ces premiers chrétiens qui
sortirent des provinces de Guienne, de Navarre, de Béarn et de Languedoc,
pour entreprendre le pèlerinage de la Terre-Sainte, avant et après l'époque
des croisades d'Occident ; M. Walckenaer émet l'opinion que les Cagots
descendent des Gaulois chrétiens de la Novempopulanie, qui les premiers
reçurent l'Évangile, vers le milieu du troisième siècle, et qui formèrent une
caste à part, d'abord persécutée et méprisée par la généralité des habitants
de cette partie de la Gaule attachée à son culte ; enfin, il n'est pas
jusqu'aux Albigeois auxquels on n'ait voulu rattacher les Cagots, soupçonnés
d'infection physique et morale, de lèpre et d'hérésie. Par
suite de ce soupçon, ces malheureux, appelés encore Agots, Capots, Trangots, Gabets, Gézilains, étaient comme tenus en quarantaine, et, bien qu'ils eussent
également reçu le nom de Chrétiens (Chrestiaas), il s'en fallait de beaucoup
qu'ils fussent regardés comme tels : à peine nés, il étaient enregistrés,
avec l'indication de leur qualité de Cagots, sur les livres de la paroisse ;
enfants, ils se voyaient sans cesse en butte aux injures et aux mauvais traitements
des autres enfants ; hommes faits, ils gagnaient leur vie, misérablement pour
la plupart, en exerçant l'état de charpentier, de tonnelier, de couvreur, de
tisserand, de ramoneur, de cordier, qui leur était exclusivement réservé, et,
dans chaque commune, ils occupaient un quartier isolé, séparés des autres
habitants jusque dans l'église, où une place particulière leur était
assignée, où ils entraient par une porte basse, tout exprès disposée pour
eux, et ils prenaient de l'eau bénite dans un petit bénitier encastré dans le
mur pour leur usage exclusif, quand ils ne la recevaient pas au bout d'un
bâton. L'angélus, qui sonnait pour les habitants de race franche, ne leur
demandait rien ; après cet appel à la prière, il s'en faisait un autre
différent pour eux. Ils ne pouvaient sortir que chaussés, de crainte qu'ils
ne communiquassent au sol l'infection dont on les supposait atteints ; et
pour qu'ils pussent être aperçus de loin, il leur était enjoint, sous les
peines les plus sévères, de porter sur l'épaule ou sur la poitrine la marque
d'un pied de canard en drap rouge. Les emplois publics leur étaient fermés ;
il ne leur était jamais permis de s'asseoir à la même table que les gens du
pays. Boire dans un verre que leurs lèvres auraient touché, c'eût été comme
boire du poison ; à plus forte raison, ne s'alliait-on jamais avec eux par le
mariage, à moins que l'on ne fût de leur race. Il leur était interdit de
porter des armes, de quelque nature qu'elles fussent, à l'exception d'un
couteau sans pointe. La fureur et la rage
contre ces pauvres gens sont arrivées à un tel point, dit un écrivain du
commencement du dix-septième siècle, qu'on leur attribue des défauts naturels
qu'évidemment ils n'ont pas ; on prétend, par exemple, que tous ont une
haleine empestée, qu'ils n'éprouvent pas le besoin de se moucher, qu'ils sont
sujets à un flux de sang et de semence continuel, qu'ils naissent avec une
longue queue, et autres choses aussi palpablement fausses et absurdes, mais
qui ne laissent pas que de se répandre parmi nous. Ces
autres choses que tait don Martin de Vizcay avaient, si faire se peut, encore
plus de gravité. Suivant. les préjugés des populations qui comptaient des
Cagots dans leur sein, ceux-ci étaient sorciers, magiciens ; ils exhalaient
une odeur infecte, surtout pendant les grandes chaleurs ; leurs oreilles
étaient sans lobe, comme celles des lépreux ; quand le vent du midi
soufflait, leurs lèvres, leurs glandes jugulaires et la patte de canard
qu'ils avaient empreinte sous l'aisselle gauche, se gonflaient ; et mille
autres accusations tout aussi peu fondées. Ainsi, les vieilles légendes
auxquelles le peuple ajoute encore foi aujourd'hui, nous représentent les
Cagots comme enclins à la luxure et à la colère ; comme avides, hautains,
orgueilleux et susceptibles. Arrivés
au terme de leur triste pèlerinage sur la terre, qui certes était bien pour
eux une vallée de douleur, ils avaient grand'peine à obtenir les consolations
suprêmes de la religion, et il fallut qu'un souverain pontife enjoignît au
clergé de traiter ces malheureux avec bienveillance et à l'égal des autres
fidèles en ce qui louchait l'administration des sacrements. Délivrés par la
mort du fardeau de leurs misères, ils ne rentraient pas dans l'égalité en
même temps que dans le sein de la terre : un cimetière réservé recevait leurs
dépouilles mortelles, confondues avec celles des lépreux, des malfaiteurs et
des étrangers, et aucune croix n'indiquait la place de leur sépulture.
Veut-on un dernier exemple de l'état d'isolement dans lequel on laissait ces
maudits ? L'argent même, qui dans aucun pays n'a jamais senti mauvais, l'argent,
que l'on tirait sans répugnance des Juifs et des Sarrasins, l'argent des
Cagots était respecté par le fisc, et ils n'étaient soumis à aucune taille, à
aucune redevance. Aussi, bien qu'en général ils fussent pauvres, se
trouvèrent-ils plus d'une fois en état de prêter des sommes assez
considérables à leurs souverains, qui, en outre, traitaient avec eux pour des
travaux de leur métier. Des
actes qui nous révèlent ces faits, aussi bien que de plusieurs censiers de
1365 et de 1385, il semble résulter que les Cagots étaient disséminés et
isolés dans les différentes localités du Béarn. Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'on en trouvait dans toute l'étendue de cette province, et dans le
pays Basque, sur l'un et l'autre versant des Pyrénées ; dans la Gascogne, la
Guienne, le Bas Poitou, la Bretagne et le Maine, où ils étaient traités à peu
près de la même manière, mais avec plus ou moins de rigueur. En Espagne, où
il y a peu d'années leur condition était encore aussi dure que dans les plus
mauvais jours du Moyen Age, ils étaient réunis dans la Haute-Navarre, et plus
particulièrement dans la vallée de Baztan, surtout à Alizcun, où cette race
subsiste encore, distincte de celle des indigènes, et où les Agotes (c'est le nom qu'on leur y donne) occupent un quartier séparé nommé Bozate. S'ils sont inconnus dans la Biscaye, il n'en est pas de même
pour le Guipuzcoa, où, de 1696 à 1776, les juntes furent plus d'une fois dans
le cas de prendre des mesures contre eux. L'Aragon a eu aussi ses Cagots,
sinon dans toutes ses parties, au moins dans celle qui avoisine la Navarre et
la France, notamment dans le diocèse de Jaca. En
Catalogne, on ne trouve pas de Cagots proprement dits ; toutefois, il n'est
peut-être pas impossible d'y découvrir des traces de l'existence de certaines
races qui seraient assimilables à ces parias de l'Occident. Vers la fin du
quinzième siècle, il y avait dans les hautes Pyrénées catalanes une classe
d'hommes qui était soumise à un régime abominable. Ferdinand le Catholique
abolit les droits qui pesaient sur eux, en disant que l'humanité ne tolérait
pas l'existence de droits semblables ; mais nous n'en savons pas davantage à
l'égard de cette caste opprimée qui devait originairement appartenir à la
race des Cagots. Rentrons
en France par le département de la Haute-Garonne : il renferme bon nombre de
ces malheureux, surtout dans l'arrondissement de Saint-Gaudens, où ils
étaient désignés sous les noms de Capins et de Trangots, et tout aussi maltraités que leurs frères des basses Pyrénées
françaises et espagnoles. Les Hautes-Pyrénées avaient également leurs Cagots,
répandus surtout dans la vallée d'Argelès, au val d'Azun, dans les vallées de
Castetloubon, de Campan et d'Aure. Mais les contrées comprises aujourd'hui
dans le département des Basses-Pyrénées, en comptaient un bien plus grand
nombre, et c'est à peine si l'on peut citer une commune qui n'en eût pas une
ou plusieurs familles. Dans les départements du Gers et des Landes, il reste
moins de souvenirs des Cagots, que dans les Hautes et Basses-Pyrénées ;
toutefois, on se les rappelle fort bien parmi les populations d'Auch, de
Condom, de Lectoure et de Mirande, et les détails abondent sur ceux des
arrondissements de Mont-de-Marsan, de Dax et de Saint-Sever. On n'en saurait
dire autant des Cagots du département de Lot-et-Garonne, qui n'ont laissé de
traces qu'à Marmande, au Mas d'Agenais, dans la ville et juridiction de
Casteljaloux, à Lusseignan et à Mézin. Quant
au département de la Gironde, les Cagots, ou plutôt les Gabets existaient en
grand nombre dans le Bazadais, c'est-à-dire dans la partie du département qui
confine avec celui des Landes, et de l'autre côté de la Garonne, comme à
Saint-Macaire et à Monségur. A Bordeaux, ils habitaient un faubourg qui leur
était exclusivement réservé et où ils formaient une espèce de communauté.
Dans le reste de la contrée, ils vivaient çà et là, surtout dans le Médoc, où
leur nom est resté attaché à plus d'une localité. Depuis
Bordeaux jusque dans la Basse-Bretagne inclusivement, il y avait des Cagots
qui y étaient connus sous divers noms. Il s'en trouvait dans le Poitou,
surtout à l'extrémité de l'île de Maillezais ; et vraisemblablement la
Saintonge, l'Aunis et l'Angoumois avaient aussi les leurs. Pour ce qui est de
la Bretagne, ils étaient répandus dans toute l'étendue de cette province,
surtout dans les parties qui forment aujourd'hui les départements du
Finistère, des Côtes-du-Nord et du Morbihan, et l'opinion n'a pas changé à
l'égard des descendants de ces Cagots, qui sont méprisés comme leurs ancêtres
et forcés par là de s'allier exclusivement entre eux. Enfin, au Mans, à
l'extrémité d'un des faubourgs, il y avait aussi des Cagots dans le
dix-septième siècle : ils étaient tous considérés comme étant de la lie du
peuple ; on les désignait par le nom de Cagous de Saint-Gilles, à cause du
lieu qu'ils habitaient, et plusieurs d'entre eux exerçaient les professions
de cordier et de tonnelier, tout comme en Bretagne, où ces professions,
réputées infâmes, étaient exclusivement le partage des Caqueux. La
première mention des Cagots et le renseignement le plus ancien que nous ayons
sur leur condition, se rapportent à l'an 1000 ; on les voit, à cette époque,
dans la dépendance la plus absolue de la noblesse, qui pouvait disposer de
leurs maisons, peut-être même de leurs personnes. A deux
siècles de là, en 1206, nous les retrouvons à Monségur, concluant, en
présence de l'official de Bazas, dont sans aucun doute ils relevaient, un
traité avec les bourgeois de la première de ces deux villes, contre lesquels
ils plaidaient depuis quelque temps. Dans cet acte, ils stipulent pour eux et
pour leurs successeurs lépreux. La commune limite le nombre de brebis, de
béliers, de porcs, d'oies, qu'ils pourront nourrir, bétail immonde comme ses
maîtres, et qui ne devait jamais frayer avec celui des bourgeois. On leur
passe une paire de bœufs ou de vaches de labour ; on leur permet même un
cheval ou un âne. Pour ces derniers animaux, il paraît que la contagion
n'était pas à craindre, puisqu'ils n'étaient pas exclus de la compagnie des
chevaux et des bœufs de la communauté. Les Gabets promettaient, d'ailleurs,
de respecter les statuts de la ville qui les prenait sous sa sauvegarde
spéciale. Dans l'occasion, ils étaient tenus de remplir, sur l'ordre du
maire, l'office de messagers ou de coureurs. Quelle
était, à la même époque, la condition des Cagots du Béarn, plus nombreux
certainement que ceux de la Guienne ? Il serait difficile d'en dire autre
chose, sinon qu'en justice, conformément à une prescription du vieux for, il
en fallait cinq pour valoir un témoin ordinaire ; mais, à partir de la fin du
quatorzième siècle, on a des lumières plus satisfaisantes sur la condition,
sur la profession et sur la force sociale des Crestiaas (ainsi les nommait-on également) disséminés dans le Béarn, Il existe un acte de
1378, par lequel ces hommes, d'une part, s'engageaient à exécuter tous les
ouvrages de charpente nécessaires au château de Montaner, situé à quelques
lieues de Pau ; d'autre part, le célèbre comte de Foix, Gaston-Phébus, en
récompense de leurs peines, leur accordait exemption de certains droits qu'il
percevait sur eux en particulier, et des tailles auxquelles ils étaient
soumis, comme les autres habitants du pays, outre le droit de prendre dans
tous les bois du comte ce qui leur était nécessaire pour le travail dont ils
s'étaient chargés. Cet acte nous fait entrevoir les Cagots riches et
puissants par l'association ; une autre pièce, de trois ans plus récente,
nous montre quatre-vingt-dix-huit Crestiaas et Crestianes faisant hommage au comte de Foix, et quatre d'entre eux
s'engageant solidairement et par corps à lui payer, à huit jours de là,
soixante-quatre florins d'or, à peine du double. Vers la
même époque, les Cagots sont bien différemment traités dans une petite ville
de Gascogne. La Coutume du lieu, rédigée par écrit en 1288, défend
expressément à tout habitant d'acheter aux Gabets des choses servant à la
nourriture de l'homme, et de les prendre à gages en temps de vendanges. Dans
une ville voisine, dont les règlements de police municipale furent rédigés en
corps de Coutume huit ans plus tard, on trouve des dispositions encore bien
plus rigoureuses contre les Cagots. Ils ne pouvaient entrer en ville sans
avoir sur leur robe une pièce de drap rouge, faute de quoi ils étaient
condamnés à cinq sous d'amende, et se voyaient confisquer leur robe. Il leur
était interdit de marcher sans chaussure dans les rues, et ils devaient,
lorsqu'ils rencontraient hommes ou femmes, se tenir sur l'extrême bord du
chemin, jusqu'à ce que le passant se fût éloigné ; ils ne pouvaient acheter
que le lundi, et ne devaient jamais entrer dans les tavernes, y prendre du
vin, ni y toucher les hanaps et les brocs ; il leur était interdit de vendre
des porcs et toute espèce de denrée alimentaire, sous peine de soixante-cinq
sous d'amende, avec confiscation de la marchandise ; s'ils avaient soif, il
leur fallait puiser de l'eau dans leurs fontaines, et non ailleurs, sous
peine de cinq sous d'amende en cas de contravention ; enfin, un article de la
Coutume défendait aux Gabets, complètement lépreux, de demeurer, de stationner,
et même de s'asseoir dans Marmande, sous peine d'une amende de cinq sous,
dont un tiers devait revenir aux Crestiaas de la ville qui saisiraient le
délinquant. Cependant, les jours de fêtes et le lundi matin, ils avaient la
permission de se tenir et de s'asseoir devant l'église des Frères Mineurs,
lieu où, depuis nombre d'années, ils avaient l'habitude de se placer. Si, à
partir du quinzième siècle, les documents relatifs aux Cagots, de quelque nom
qu'on veuille les appeler, deviennent assez nombreux, si la situation de ces
parias dans la société du Moyen Age, se dessine nettement sur tous les points
qu'ils occupaient dans notre pays ; en Espagne, on ne commence à entendre
parler d'eux, que dans les premières années du seizième siècle. A cette époque,
les Agots de la Navarre adressèrent au pape une requête pour se plaindre de
ce que le clergé se dispensait, à leur égard, des cérémonies et solennités
qu'il accomplissait pour les autres chrétiens, dans l'administration des
sacrements, les offrandes, la paix et les places à l'église ; ils suppliaient
Sa Sainteté d'ordonner qu'ils fussent remis en possession de tout ce qu'on
leur déniait. Le pape, par une bulle du 13 mai 1515, ordonna de les traiter
avec bienveillance et sur le même pied que les autres fidèles, dans le cas où
leurs griefs seraient fondés. L'ecclésiastique chargé de l'exécution de la
bulle ne mit pas moins de quatre ans à terminer son enquête, qui rencontra
bien des oppositions ; enfin, ayant trouvé les plaintes des Agots fondées, il
ordonna d'obéir et de se conformer en tout à la bulle, sous peine, pour les
contrevenants, des censures de l'Église et de cinq cents ducats d'amende.
Cette sentence fut confirmée par les trois États généraux de Navarre, le 15
novembre 1520. Vexés et molestés, nonobstant la bulle et les arrêts des États
généraux, les Agots eurent de nouveau recours à Charles-Quint, qui en ordonna
l'exécution, par une provision du 27 janvier 1524, sous peine d'encourir la
disgrâce royale et mille florins d'amende pour chaque contravention. Battus
sur ce point, les ennemis des Agots ne se découragèrent pas ; plusieurs
habitants de la vallée de Baztan ayant refusé à ceux-ci des droits communs à
tous les gens du pays, les Agots leur intentèrent un procès, qui se termina
par un arrêt prononçant des peines pécuniaires et afflictives contre la
partie adverse. Ce ne fut pas le dernier arrêt que les Agots eurent à
réclamer pour maintenir l'exécution de la bulle, et les procès qu'ils
soutinrent à cet effet devant toutes les juridictions se succédèrent pendant
plus de deux siècles. A
l'époque où les ordonnances royales se suivaient de près pour protéger les
Agots de la Navarre, les Cagots du Béarn se virent de nouveau signalés à
l'animadversion publique par la législation. Les anciens fors les nommaient Crestias, la nouvelle Coutume les désigne sous le nom de Cagotz, et renferme ces trois articles qui les concernent : 1° Les prêtres, ni les hospitaliers, ni les Cagots, ne
payeront pas de tailles pour l'emplacement de leurs églises, hôpitaux ou cagoteries
; mais dans le cas où ils feraient des acquisitions, ils en payeront, si ces
biens sont ruraux. 2° Les Cagots ne doivent pas se mêler avec les autres
hommes ni les hanter familièrement ; ils doivent, au contraire, habiter
séparés des autres personnes. Ils ne se mettront pas devant les hommes et les
femmes, à l'église ni aux processions, sous peine d'une forte amende pour
chaque fois qu'ils feront le contraire. 3° Il est défendu à tous Cagots de
porter des armes autres que celles dont ils auront besoin pour leurs métiers,
sous peine d'amende pour chaque contravention. Les jurats auront la faculté
de se saisir de leurs armes, etc. Quelque rigoureux que fussent ces règlements, les Béarnais
ne s'en contentèrent pas ; ils sollicitèrent une aggravation de mesures
sanitaires contre les malheureux que l'opinion publique et les lois
poursuivaient avec tant de cruauté ; mais le conseil de la reine Jeanne
d'Albret, plus humain que le reste de la province, rejeta cette demande des
États, qui conservèrent néanmoins leur bizarre sévérité contre les Cagots. A
Bordeaux, ces pauvres gens ne furent pas mieux traités ; cependant il ne
paraît pas qu'ils aient été l'objet d'aucun règlement particulier avant le
quinzième siècle. Ce n'est qu'en 1573 que les jurats de cette ville rendirent
une ordonnance, par laquelle ils les soumettaient aux prescriptions les plus
humiliantes. Mais les mesures législatives employées contre les Cagots étaient
trop sévères pour qu'ils ne fissent pas tous leurs efforts afin de s'y
soustraire ; et, en même temps, leurs adversaires ne manquaient pas de
réclamer auprès de l'autorité et des magistrats, qui ne laissaient échapper
aucune occasion de remettre en vigueur les anciens règlements relatifs à ces
malheureux. C'est ce qui résulte d'une ordonnance des États de Navarre, en
date de 1579, qui impose les Cagots, pour l'année courante, à un réal de
Castille par jour, et qui leur interdit expressément le port de toute espèce
d'armes, à l'exception de l'épée, laquelle devait, plus tard, leur être également
interdite. L'année précédente, le parlement de Bordeaux avait rendu un arrêt
de règlement conçu dans le même esprit qui avait dicté l'ordonnance des
jurats de cette ville. Trois ans après, cet arrêt fut invoqué contre les
Cagots des Landes de Gascogne ; et le parlement de Bordeaux, par un nouvel
arrêt en date du 12 août 1581, enjoignit aux Capots et Gabets de Capbreton de
porter sur la poitrine un signal rouge en forme de pied de canard, et leur
défendit de toucher, au marché ou ailleurs, d'autres vivres que ceux qu'ils
voudraient acheter. Le 9 décembre 1592, l'abbé, ou maire, et les jurats de la
paroisse d'Espelette ayant présenté au parlement de Bordeaux une requête
contre leurs Cagots, la Cour rend, le 11 du même mois, un arrêt conforme aux
précédents. L'année suivante, le même parlement de Bordeaux donnait une
nouvelle preuve de fidélité à cette vieille jurisprudence ; son arrêt du 20
mai 1593 fut suivi de deux autres arrêts conformes, l'un en date du 7
septembre 596, l'autre du 3 juillet 1604. Quelque sévère que s'y montrât la
Cour, elle n'alla pas si loin cependant que les trois États du pays de Soûle,
qui, en 1606, firent un règlement par lequel il
fut défendu auxdits Cagots, à peine du fouet, de faire l'office de meunier,
de toucher à la farine du commun peuple, ni de se mêler dans les danses
publiques avec le peuple, sous peine corporelle. On n'en
finirait pas si l'on voulait rapporter toutes les pièces qui témoignent de la
résistance des Cagots contre la dure législation qui les opprimait, et de la
vigilance de leurs ennemis à en raviver les dispositions. Nonobstant ces
persécutions incessantes, les Cagots, plus industrieux que leurs voisins,
prospéraient, devenaient propriétaires. Leurs maisons conservèrent le
privilège des biens ecclésiastiques, celui d'être exemptés de tailles, et
leurs personnes ne pouvaient être assujetties au service militaire. Ces
avantages, de même que les mesures législatives rendues contre ces
malheureux, étaient dus au soupçon de ladrerie qui les suivait partout, et à
la crainte qu'en se mêlant avec les citoyens, ils ne répandissent la lèpre au
milieu de ceux-ci ; cependant, ils avaient été de bonne heure soumis à
l'examen d'habiles médecins, qui tous avaient attesté la pureté de leur sang,
la force, la vigueur et le bon état de leur constitution. Pendant que le
sieur de Noguès, médecin du roi et Béarnais lui-même, leur donnait ce
témoignage, le parlement de Toulouse ordonnait encore, en 1606, un examen,
dont le résultat était à l'avantage des gens réputés Cagots ; mais tout cela
fut impuissant contre le préjugé dont ils étaient victimes. Toutefois,
au milieu de la prévention et de la haine générales, il y avait des hommes
qui plaignaient les Cagots et qui s'efforçaient de les faire monter au rang
de citoyens. Le premier qui, parmi nous, passe pour avoir réussi dans cette
généreuse et philosophique mission, est le célèbre avocat Pierre Hévin, dont
la voix s'éleva en faveur des Caqueux de la Bretagne. Mais il ne fallut pas
moins de deux cents ans d'efforts, de luttes, de procès, pour faire
disparaître le sceau de réprobation qui pesait sur les Cagots de la France. Si
maintenant nous examinons la source d'où dérivent les préjugés répandus sur
le compte des Cagots, il nous suffira de renvoyer à ce qui a été dit des
individus atteints de la lèpre, avec lesquels les pauvres Cagots furent
toujours confondus. Il est
certain que, dès l'an 1363, il y avait une classe de lépreux appelés en latin
Cassati, mot que les anciens traducteurs de Guy de
Chauliac traduisent par Cassot ou Capot. Pour ce qui est de l'opinion
populaire qui veut que les Cagots se distinguent par la couleur sombre et
grisâtre des yeux, et par le peu de longueur du lobe de l'oreille, on en
trouve l'origine dans ce que Guillaume des Innocents, et avant lui Ambroise
Paré, avaient dit des éléphantiques ou lépreux. L'accusation de lubricité
portée contre les Cagots s'explique aussi par la chaleur de tempérament,
reprochée à cette classe de malades. Nous ne savons d'où était venue cette
opinion, que rien n'égalait leur ardeur et leur vigueur ; mais, au Moyen Age,
c'était une opinion généralement reçue dans tous les pays et acceptée par la
science elle-même. En
outre, s'il faut en croire un écrivain allemand, on leur attribuait un vice
affreux, dont l'existence eût complètement justifié la répulsion qu'ils
inspiraient ; mais heureusement, rien, dans la tradition ni dans les
documents écrits, ne justifie pareille assertion. Une autre réputation que
les Cagots partageaient avec les lépreux, c'était d'être rusés, fourbes et
surtout enclins à se jeter sur les gens sains : les anciens chirurgiens sont
d'accord pour ranger ces défauts parmi les signes équivoques de la lèpre. La
dernière, comme la plus grave, des principales accusations portées par le
peuple contre les Cagots et les Caqueux, était d'entretenir un commerce avec
l'esprit du mal. Cette accusation, ainsi que nous l'apprend l'auteur des Serées,
Guillaume Bouchet, leur était commune avec les lépreux. Enfin,
il n'y a pas jusqu'à la tradition de l'origine juive des Caqueux de la
Bretagne et de certains Cagots, qui ne dérive de la croyance où l'on était
que ces malheureux avaient la lèpre. Dans une pièce de vers composée par un
lépreux du treizième siècle, cette maladie est appelée Y œuvre d'Israël : ce
qui donne à penser qu'on accusait les Juifs de l'avoir introduite, ou du
moins propagée en Occident. C'est
donc à l'opinion qui voyait dans les Cagots une classe de lépreux, c'est
seulement à cette opinion, qu'il faut attribuer les règlements qui les
concernaient. Ainsi, les Cagots, comme nous l'avons vu, étaient frappés dans
leur existence civile et jusque dans leur postérité ; mais nous savons que le
sort des lépreux n'était pas plus digne d'envie : pour n'en citer qu'un
exemple, la Coutume de Calais excluait du droit de bourgeoisie les membres
d'une famille dans laquelle il y avait eu des individus attaqués de la lèpre.
Plus dures encore, les anciennes lois du pays de Galles, compilées par Howel
Dha ou le Bon, et confirmées par le pape
Étienne VIII en 940, excluent un lépreux de son patrimoine, parce que,
disent-elles, il n'est plus de ce monde ; elles en excluent son fils par une
raison semblable, parce que Dieu a séparé son
père du monde. Le
même code déclare la lèpre cause légale de divorce, et interdit à ceux qui en
sont atteints de remplir des emplois publics, d'être juges ou de plaider dans
quelque cour que ce soit, etc. Les statuts de l'Écosse ne se montrent pas
animés, envers les lépreux, d'un autre esprit que les lois d'Howel le Bon.
Entre autres dispositions relatives à ces malheureux, un acte de Robert III
en renferme une, par suite de laquelle le porc et le saumon gâtés, qu'on
apportait au marché, devaient être saisis par les baillis et envoyés aux
lépreux, sinon entièrement détruits, dans le cas où il n'y aurait pas de
lépreux dans la localité. Il se trouve une disposition à peu près semblable,
à l'égard des Gabets de Condom, dans les Coutumes de cette ville. Ceux de
Bordeaux ne pouvaient sortir sans avoir les pieds chaussés, obligation à
laquelle les États de Béarn voulurent, comme nous l'avons dit, soumettre les
Cagots de cette province ; les lépreux y étaient complètement astreints, avec
cette différence qu'ils devaient porter des souliers couverts ou des bottes. Les
Cagots ne pouvaient avoir des armes ; mais les lépreux étaient soumis à la
même prohibition ; le règlement de la maladrerie d'Amiens, qui fut rédigé en
1305, est explicite à cet égard. On se souvient qu'il fallait le témoignage
de cinq Cagots pour valoir celui d'une autre personne ; mais n'oublions pas
non plus que les lépreux ne pouvaient en aucun cas, ainsi que nous
l'apprennent les Coutumes de Beauvoisis, servir de témoins. Les Cagots
avaient une place à part dans l'église et au cimetière ; traités de même,
mais plus rigoureusement, les lépreux, suivant les prescriptions du troisième
concile général de Latran, tenu en 1179, devaient avoir une église et un
cimetière particuliers. Conformément au for de Béarn, les Cagots échappaient
à l'impôt pour une partie de leurs biens ; mais les lépreux jouissaient d'une
exemption encore plus étendue : le concile provincial d'Auch, tenu en 1326,
avait défendu, sous peine d'excommunication, d'imposer à la taille les
clercs, les religieux et les lépreux enfermés. S'il faut en croire
Belle-Forest, il était rare que les enfants d'un Cagot riche héritassent de
ses biens ; ils avaient, tout au plus, en partage les meubles du défunt. Nous
n'avons trouvé cette disposition, il est vrai, consignée dans aucun for, dans
aucune Coutume ; mais on sait qu'elle existait à l'égard des lépreux,
non-seulement dans le pays de Galles, mais dans le nord de la France, au
moins dans le Beauvoisis. Enfin, dans plusieurs provinces, les Cagots étaient
sous la protection et la dépendance du clergé, tandis que, dans d'autres
contrées, ils étaient les vassaux de la noblesse. On en peut dire autant des
lépreux, dont les hôpitaux, dits maladreries, qui faisaient généralement
partie des établissements soumis à l'autorité épiscopale, étaient, dans
certaines localités, administrés par les seigneurs ou par les communes. Il faut
conclure de tout ce que nous venons de rapporter, que les dispositions
législatives et réglementaires prises à l'égard des Cagots, dispositions qui
nous semblent si étranges, tenaient au soupçon de ladrerie dont ils étaient
l'objet, et non pas, comme on l'a cru jusqu'à présent, au mépris qu'ils
inspiraient comme étrangers, et à la proscription que l'on voulait faire
peser sur leurs têtes. Nous
allons à présent rechercher quelle a pu être l'origine des Cagots, sans nous
arrêter à combattre les diverses opinions émises à ce sujet, opinions qui
reposent presque toutes sur l'idée que cette race maudite devait provenir
d'un peuple vaincu par les armes. Charlemagne,
appelé de l'autre côté des Pyrénées par les prières des chrétiens impatients
de secouer le joug des Arabes, aussi bien que par les communications que lui
avait faites l'émir Soliman el Arabi, était entré en Espagne, à la tête de
forces considérables. Il devait, à ce qu'il semble, être secondé par les
populations chrétiennes de la vallée de l'Ebre soumises aux infidèles et par
un parti nombreux de ces derniers ; mais la coopération qu'il en attendait se
borna à peu de chose ; aussi, le grand empereur, craignant d'avoir à soutenir
une lutte inégale contre les populations musulmanes du bas Ebre et de
l'Espagne orientale qui s'armaient et venaient à marches forcées au secours
de Saragosse, leva le siège de cette place et reprit le chemin de la Gaule. Bientôt après lui, dit l'auteur de l'Histoire
de la Gaule méridionale (FAURIEL), et comme sur ses traces, l'on vit accourir, en Septimanie et dans les
autres parties de la Gaule voisines des Pyrénées, des chrétiens espagnols, et
même des Arabes, qui venaient chercher un refuge en deçà des montagnes.
C'étaient les plus compromis des partisans de Charlemagne, livrés par sa
retraite précipitée aux persécutions du parti victorieux et fuyant pour s'y
soustraire. Leur postérité subsista longtemps dans le midi de la Gaule,
distincte du reste de la population et l'objet spécial de la protection des
rois carlovingiens. Ce fait
est attesté par un diplôme de Charlemagne, de l'an 812, adressé à huit comtes
de la Marche d'Espagne et de la Septimanie, dans lequel ce prince ordonne de
ne soumettre a aucun cens ni d'exproprier les Espagnols réfugiés dans ces
contrées trente ans auparavant ; mais de les maintenir, eux et leur
postérité, en possession des terres qu'ils avaient défrichées par suite de la
concession impériale, etc. Cette pièce donne lieu à deux observations :
premièrement, il en résulte clairement que les réfugiés dont il est question
étaient ceux-là mêmes ou les fils de ceux qui avaient suivi Charlemagne à son
retour en France. On voit, par leurs noms, qu'il y avait parmi eux, outre les
descendants des Espagnols latinisés, des Goths et des Arabes. En second lieu,
ce diplôme constate les services agricoles et l'état misérable de ces
émigrés, que la protection de l'empereur n'avait pu protéger contre les
mauvais traitements des indigènes, ni contre les vexations et les spoliations
des officiers chargés de veiller à leur défense. Trois
ans après, Louis le Débonnaire, remplissant à l'égard de ces réfugiés les
intentions de son père, telles qu'elles sont exprimées dans le diplôme de
812, leur donna une constitution et des privilèges qui les plaçaient en
dehors de la population au milieu de laquelle ils résidaient. Ce prince
décide qu'ils vivront en liberté, soumis aux seules charges qui pèsent sur
les hommes libres, avec l'unique restriction qu'ils ne pourront prendre les
armes, sinon sur les ordres du comte, et que, tout libres qu'ils soient, ils
seront tenus de se soumettre au recrutement opéré par cet officier et h son
ordre de départ pour l'armée, et de remplir tous les devoirs militaires. Si
habilement conçue que fût la constitution accordée aux réfugiés espagnols,
elle était mauvaise, et ceux qu'elle tendait à favoriser d'une manière aussi
insigne, furent les premiers à le prouver, en cherchant à dépouiller et même
à réduire en servage les plus faibles et les plus pauvres d'entre eux. D'un
autre côté, les comtes et les vassaux de l'empereur, après avoir accueilli
sous leur patronage quelques-uns de ces émigrés et leur avoir donné des
terres à habiter et à mettre en rapport, les en avaient expulsés sous un
prétexte ou sous un autre. Les victimes de cet état de choses le dénoncèrent
à l'empereur, qui rendit une ordonnance pour y porter remède. Les émigrés,
maîtres de concessions spéciales, ou qui, venus en même temps, s'étaient
établis sur des terres voisines, devaient continuer de posséder celles qu'ils
avaient défrichées avec leurs hommes, à condition, toutefois, que chacun
d'eux s'acquittât du service qu'il devait à l'empereur en raison de l'étendue
de son domaine. Quant à ceux qui étaient venus plus tard, et qui, s'étant
recommandés soit aux comtes franks, soit aux vassaux de la couronne, soit à
leurs compatriotes, en avaient reçu des terres pour s'y établir, ils devaient
les posséder à l'avenir, ainsi que leurs héritiers, aux titres et conditions
qu'ils les avaient primitivement reçues, etc. Ces
divers règlements, bien que violés peu après leur promulgation par ceux-là
mêmes qui avaient intérêt à les observer, présentaient trop d'avantages pour
qu'un grand nombre d'autres réfugiés de cette nation ne s'empressât point
d'en échanger la jouissance contre l'esclavage où les tenaient les Arabes :
aussi, est-il permis de croire que bientôt les provinces limitrophes de
l'Espagne regorgèrent de chrétiens, goths et espagnols d'origine, avides de
participer aux privilèges octroyés par Charlemagne et son fils. A l'ombre de
leur sceptre, les nouveaux colons n'avaient pas tardé à changer en campagnes
riantes et fertiles les déserts qui leur avaient été concédés ; l'aisance,
sinon la richesse, qui fut le fruit de cet état de choses, ne pouvait manquer
de faire naître également une violente jalousie dans le cœur des habitants de
race gallo-romaine. Ce sentiment, entretenu par les colons eux-mêmes et par
le soin que sans doute ils mirent à ne pas s'allier en dehors de leur nation,
dut réveiller les vieilles accusations portées contre leurs ancêtres. Les
Goths avaient été ariens, et, à ce titre, ils avaient passé pour entachés de
lèpre : il n'en fallut pas davantage pour autoriser les Aquitains à croire et
à répandre le bruit que les Espagnols, domiciliés parmi eux, avaient hérité
de cette affreuse maladie ; car, dans notre midi, plus encore qu'ailleurs, il
était reçu que la lèpre, comme la goutte) était héréditaire, et l'on avait
érigé en maxime que ...
fil de lebros es lebros, E del qui ha gota, gotos. Si les
réfugiés espagnols qui s'établirent dans la partie orientale des provinces
pyrénéennes échappèrent au malheur d'être accusés de lèpre dans le sens
naturel et mystique du mot, ils furent, comme leurs frères d'Aquitaine, de
Vasconie et de Gothie, sans cesse attaqué à dans leurs propriétés et dans
leurs privilèges, et ils durent, pour les consolider, s'adresser à l'autorité
impériale dont ils les tenaient. C'est au moins ce qu'on peut inférer d'un
mandement de Charles le Chauve, rendu le 19 mai de l'an 844. Quelques
réfugiés espagnols, domiciliés dans le comté de Béziers, avaient demandé à ce
prince de leur confirmer les possessions que Charlemagne et Louis le
Débonnaire leur avaient données. Charles, éclairé sur la vérité et la justice
des points exposés dans la requête, y lit droit et ordonna que les mêmes
Espagnols et leurs descendants tiendraient et posséderaient les mêmes choses
sans aucun empêchement, sous la sauvegarde de la protection royale, et
qu'elles pourraient passer aux collatéraux, si les possesseurs mouraient sans
postérité directe. Bien que ce mandement ne renferme pas de mention expresse
des tribulations que subissaient nécessairement les Espagnols de la
Septimanie, il les laisse néanmoins entrevoir d'une manière vague dès les
premières phrases. On doit aussi induire ; du silence que cette pièce et les
diplômes de Charlemagne et de Louis le Débonnaire gardent au sujet des chiens
de Goths, qu'il n'en existait pas encore à cette époque, ou que, s'il y en
avait, ils ne sauraient être la tige des malheureux désignés plus tard par ce
nom ; autrement, en eût-il été question dans ces mandements, soit pour
distinguer les émigrés espagnols de ces misérables, considérés plus tard comme
étrangers sur le sol qu'ils habitaient, soit pour recommander aux comtes de
veiller à ce que ces derniers ne participassent point aux privilèges concédés
aux réfugiés, etc. Nous
croyons donc que les Cagots sont les descendants de ces Espagnols qui
n'échappèrent au pouvoir des Musulmans, que pour ployer bientôt sous un joug,
mille fois plus pesant, mille fois plus insupportable, et qui durent leur
longue misère à un acte de munificence malentendu. Des quatre instruments
carlovingiens ; que nous venons de faire connaître, à l'accord intervenu
entre Gaston-Phébus et les Cagots, il y a une lacune immense que les
documents connus jusqu'à ce jour ne sauraient combler, même en partie Un
savant, homme d'esprit, disait dernièrement avec raison : La généalogie des Cagots, comme beaucoup de généalogies de
grandes maisons, pèche par la continuité de la filiation ; il y manque
quelques degrés. (M. le Marquis DE LA GRANGE, Rapport
fait à l'Académie royale des Inscriptions et belles-lettres, au nom de la
commission du prix Gobert.) On en est ainsi réduit à s'adresser à l'analogie et à la
philologie pour se rendre compte de la lamentable histoire des Cagots ; mais,
il faut bien le dire, les secours qu'elles nous offrent laissent beaucoup à
désirer pour tout ce qui touche ces parias de la France et de l'Espagne,
depuis 816 jusqu'en 1371. Dans
cet intervalle, il est vrai, nous trouvons établie dans le Bas-Poitou une
peuplade que nous n'hésitons point à rattacher aux Cagots : ce sont les
Colliberts, dont le souvenir nous a été conservé par un écrivain monastique
du onzième siècle. Cet écrivain nous apprend qu'ils habitaient des huttes à
l'extrémité de l'île de Maillezais sur la Sèvre, et qu'ils se livraient à la
pêche pour vivre. La tradition les accusait d'être irascibles, souvent
implacables, méchants, cruels, incrédules, indociles, et presque dépourvus de
tout sentiment d'humanité ; elle ajoutait que les Normands, dans leurs
fréquentes incursions vers l'embouchure de la Sèvre niortaise, en avaient
exterminé un très-grand nombre. Quant à leur
nom, dit Pierre de
Maillezais, bien qu'il serve à désigner une
classe de serfs, il paraît leur avoir été donné par suite de quelque
circonstance particulière. Les uns prétendent qu'il dérive de la coutume
qu'avaient ces pêcheurs de rendre un culte à la pluie ; d'autres, de ce que,
lors des débordements de la Sèvre, ils abandonnaient leurs cabanes et
allaient se livrer dans différents lieux, souvent assez éloignés, à
l'exercice de la pêche.
(Pet.
mon. de Antiquit. et commut. in mel. Malleac ins., apud JOH. BESLY, Hist. des Comtes de Poictou,
pag. 286, 287). Comme
pour les Cagots, les opinions sont partagées au sujet de l'origine des
Colliberts. Les uns voient en eux les descendants des anciens Agesinates
Cambolectri, premiers habitants du territoire où les Pictes et les Scythes
theiphaliens s'établirent par la conquête ; d'autres les regardent comme des
étrangers qui étaient venus se fixer dans cette contrée marécageuse et encore
inhabitée, pour se soustraire à la domination franke, aux rigueurs de la
servitude de corps qui pesait sur les races galliques au nord de la Loire ;
enfin, il n'est pas jusqu'aux Normands, exterminateurs des Colliberts, qui
n'aient été présentés comme les ancêtres de cette race. Pour nous, la race
signalée par le moine de Maillezais est un anneau nécessaire de cette chaîne
d'émigrés et de proscrits, qui s'étendait autrefois depuis les Pyrénées
jusque dans le Maine et en Bretagne. Le portrait que trace des Cagots du
Bas-Poitou l'écrivain que nous venons de citer, se rapporte complètement à
l'idée que nous nous faisons de la population qui suivit de près Charlemagne
dans sa retraite d'Espagne, et encore plus à l'idée que les Béarnais se font
des Cagots de leur pays ; le reproche d'incrédulité en matière de religion,
qu'à tort ou à raison leur adressaient les Poitevins au douzième siècle,
résume complètement aussi les principales accusations dont ces malheureux ne
lardèrent point à être les victimes, et qui lès suivirent dans tous les lieux
où ils allèrent se réfugier. L'histoire
des Chuetas de Mayorque présente moins d'obscurité. Ces gens-là, qui
résidaient dans la ville de Palma à la fin du siècle passé, étaient de race
juive et devaient leur nom à cette origine. La persécution avait forcé leurs
ancêtres à chercher un asile dans l'ile de Mayorque ; ils s'y étaient établis
et avaient embrassé la religion catholique en 1435, du moins en apparence ;
car il ne se passait pas d'année qu'ils n'eussent affaire à l'inquisition, et
jusqu'en 1755, son bras ne cessa de s'appesantir sur eux. Comme on doit s'y
attendre, l'opinion publique ne les dédommageait pas de cette rigueur
imméritée, puisqu'en 1782 trois cents familles étaient encore en butte au
mépris général pour le seul fait de leur origine, sans qu'il leur fût tenu
compte d'une conduite irréprochable et de la pratique de toutes les vertus.
Bien qu'ils fussent soumis aux contributions, aux services et aux autres
charges publiques, ils étaient presque entièrement exclus des emplois et
honneurs auxquels ont droit tous les citoyens. Pour rien au monde, on n'eût
voulu s'allier avec eux ni les recevoir dans une confrérie ou un corps d'état. Le sort
des Vaquéros de Alzada, dans la province des Asturies, n'est pas à beaucoup
près aussi triste, et leur origine est moins certaine. Les uns les font
descendre des Morisques chassés d'Espagne au dix-septième siècle, les autres
de quelques esclaves romains fugitifs qui seraient venus se réfugier dans ce
pays ; mais ces conjectures sont peu fondées, et, suivant toute apparence,
les Vaquéros sont de la même souche que les autres Asturiens. Quoi qu'il en
soit, les gens du pays n'ont pour eux que de la défiance et du mépris, et en
retour, les Vaquéros les abhorrent. Ils s'occupent uniquement de l'élève des
bestiaux, préférant toujours le bétail à cornes auquel ils doivent leur nom,
et ils mènent une vie solitaire qui ajoute à la rudesse naturelle de leurs
manières, et qui ne contribue pas peu à entretenir l'éloignement que
ressentent pour eux leurs compatriotes. Ce sentiment en est venu à un tel
point que, dans quelques paroisses, ils sont traités comme l'étaient les
Cagots, c'est-à-dire relégués dans la partie inférieure de l'église pendant
leur vie, et enterrés à part des autres fidèles, après leur mort. Les
Vaquéros et les autres Asturiens évitent autant que possible d'avoir des
rapports ensemble, surtout de parenté ; et si, malgré cela, l'intérêt ou un violent
amour les porte à contracter quelque mariage, cette union n'a jamais lieu
sans scandale et sans que la famille de l'Asturien manifeste son dégoût et sa
désapprobation : aussi, les Vaquéros, peu nombreux comme ils le sont, et
s'alliant entre eux, sont-ils presque toujours obligés d'acheter des
dispenses ecclésiastiques. Une
autre caste qu'on peut assimiler avec les Cagots, est celle des Marrons ou
Marans du Languedoc et de l'Auvergne, qui descendent des Morisques restés en
France à la suite de l'expulsion de ce peuple par Philippe III. Un grand
nombre d'entre eux, au lieu de suivre leurs frères en Afrique, s'établirent
dans le midi de notre pays, où ils furent longtemps tenus comme en
quarantaine. Il en
est de même des Oiseliers du duché de Bouillon, dont on ne sait rien y sinon
qu'ils étaient tenus à un service humiliant et à une amende perpétuelle pour avoir, selon qu'on tient
d'ancienneté, occupé le château fort de Bouillon et être rebelles contre leur
prince et duc de Bouillon.
Le registre sur lequel étaient consignés les noms des familles d'Oiseliers,
ayant été supprimé vers le milieu du siècle dernier, elles ne sont plus
connues depuis cette époque. Il est
encore d'autres populations qu'on peut rattacher aux Races maudites de la
France et de l'Espagne ; tels sont les habitants de deux faubourgs de
Saint-Omer, le Haut-Pont et Lyzel, sur lesquels on a tant écrit ; ceux de
Courtisols et des Riceys en Champagne, les Cacous de Paray-le-Monial dans le
Charolais, les Chizerots, les Burins et les Sermoyens de la Bresse ; mais,
outre que tout ce que l'on sait d'eux est assez vague, il ne paraît pas
qu'ils aient jamais été persécutés ou mis en dehors du droit commun. Une
origine incertaine, une imputation de quelque maladie contagieuse et
héréditaire, voilà ce qui aura donné lieu au préjugé. Enfin,
si la loi ne reconnaît plus de Cagots depuis longtemps, si dans la plupart
des lieux habités par ces parias de l'Occident on en est venu à ce point de
ne plus comprendre les sentiments qu'ils inspiraient naguère, il n'en est pas
moins vrai que, dans nombre de localités, ces sentiments n'ont rien perdu de
leur force. C'est surtout quand un Cagot manifeste l'intention de s'allier
par le mariage avec une famille de race franche, qu'ils se font jour avec
plus ou moins de violence ; quelquefois ils se traduisent en injures et en
coups de bâtons ou de fourches ; en d'autres circonstances, ils remettent en
lumière des chansons satiriques, vieilles de plusieurs siècles, composées
dans le but de tympaniser les Cagots, ou de conserver leurs noms, qui y sont
accouplés les uns aux autres en forme de litanie. Grâce à cette persistance
d'un préjugé si condamnable, on a pu récemment, après avoir reconstitué le
cartulaire des Cagots, rassembler, pour ainsi dire, leur romancero. Dans ce
recueil, tout n'est pas poétique sans doute ; mais il s'y trouve quelques
pièces qui méritent cet éloge, deux surtout, l'une en basque, composée au
dix-septième siècle, l'autre en breton, antérieure au quinzième, intitulée Ar
Gakonzez (la Caqueuse) : ces deux petits poèmes se recommandent par une grâce naïve et
touchante, qui s'allie à d'autres qualités réelles de composition littéraire. FRANCISQUE MICHEL, Professeur de Littérature
étrangère à la Faculté des Lettres de Bordeaux, Membre du Comité des Monuments
écrits de l'Histoire de France. |