HÉRODIEN, Macrobe, Denys d'Halicarnasse,
qui ont décrit les Saturnales et les Lupercales de l'ancienne Rome, semblent
avoir eu sous les yeux les Fêtes singulières que le paganisme légua comme un
stigmate à la religion chrétienne, et que celle-ci a subies, plutôt que
tolérées, pendant tout le Moyen Age, sous les noms de Fête des Diacres. Fête
des Fous (festum Fatuorum), Fête des Innocents, Fête des
Ânes, etc. Il y avait des traditions, des mœurs et des usages tellement
enracinés dans l'esprit du peuple, que c'eût été
tenter l'impossible que de vouloir les faire disparaître sous l'enseignement
et la pratique d'un nouveau culte. Les fondateurs du christianisme avaient
compris que le plus sûr moyen de s'emparer du monde, c'était d'admettre
d'abord, les yeux fermés, la superstition païenne dans le giron de l'Église
de Jésus-Christ, c'était d'attendre que la moisson fût entassée dans les
greniers pour séparer l'ivraie du bon grain. On laissa donc au peuple ses
fêtes favorites, consacrées par des siècles, et l'on se contenta d'en changer
la destination : Jésus-Christ hérita de l'apanage de Saturne ; ses principaux
saints se partagèrent la succession de Pan, de Priape et des autres divinités
champêtres. La Fête
des Calendes ou des Saturnales commençait, chez les Romains, au milieu dumois
de décembre, et se prolongeait jusqu'au troisième ou cinquième jour de
janvier ; tant que durait cette fête, les affaires publiques et particulières
restaient suspendues ; on ne songeait qu'au plaisir ; ce n'étaient que
collations, danses, concerts, mascarades : on s'envoyait l'un à l'autre
invitations et présents ; on ne quittait presque pas la table ; on y faisait
des rois du festin ; on y installait les esclaves à la place de leurs maîtres
; on se permettait de tout dire et de tout faire, comme sous le règne de
Saturne, au bon temps de l'âge d'or. Le christianisme, qui recruta ses
premiers apôtres parmi les classes infimes de la société, n'eut garde de
priver celles-ci d'une fête pareille, que l'on pouvait, au besoin, défendre
avec les paroles de l'Évangile sur la charité et l'égalité. Il fractionna
seulement cette longue fête en plusieurs fêtes spéciales qui s'abritèrent
chacune sous les auspices d'un jour férié du calendrier catholique. De là,
les idolâtries et les réminiscences païennes, auxquelles donnaient lieu la
fête de Noël, celles de Saint-Étienne, de Saint-Jean l'Évangéliste et des
Saints-Innocents, du 25 au 28 décembre, la fête de la Circoncision et celle
de l'Epiphanie ou des Rois, le 1er et le 6 janvier. Les Lupercales, qui se
célébraient au mois de février en l'honneur du dieu Pan, ne furent pas
davantage supprimées par les chrétiens ; on les partagea en deux séries
distinctes : les fêtes du carnaval, qui s'ouvraient le lendemain de
l'Épiphanie et ne se terminaient qu'au mercredi des Cendres ; les fêtes du
mois de mai, qui duraient quelquefois tout le mois, et qui, plus
ordinairement, se bornaient au premier jour de ce mois et aux trois jours des
Rogations. Il y eut, pour ainsi dire, la fête des campagnes et celle des
villes. Puis, comme si ce n'était pas assez de concessions aux vieilles
coutumes du paganisme, on permit aux fidèles de se divertir comme des païens
aux fêtes de quelques saints, tels que saint Nicolas, saint Martin, saint
Éloi, sainte Catherine, saint Ursin, etc., qui avaient confisqué à leur
profit le culte des dieux et des déesses de l'Olympe. Toutes
ces fêtes joyeuses reçurent la désignation générique de Fête des Fous,
en témoignage des extravagances dont elles étaient le prétexte avoué. Ce fut
pour leur ôter leur tache originelle, qu'on essaya
d'en faire remonter la responsabilité jusqu'au roi Salomon, qui avait dit que
le nombre des Fous est infini (Stullorum infinitus est
numerus).
L'Église chrétienne ne fit donc pas difficulté de se déclarer, en quelque
sorte, la mère des Fous, en répétant avec Jésus-Christ : Bienheureux les pauvres d'esprit ! L'Église de ces premiers
siècles s'associait de fait et d'intention à tous les actes de ses enfants, à
leurs joies aussi bien qu'à leurs souffrances : elle retenait ainsi dans son
sein- et sous. son autorité immédiate les pieuses
saturnales qui furent le berceau du théâtre moderne. Les conciles et les
synodes ne cessaient de protester contre ces scandales, éclatants vestiges du
paganisme ; mais les évêques dans leurs diocèses, les curés dans leurs
paroisses, les abbés dans leurs couvents, se montraient plus indulgents et ne
se hasardaient pas à contrarier le sentiment populaire en proscrivant la Fête
des Fous, que l'Europe chrétienne avait introduite dans sa liturgie. La
France surtout, par suite du caractère gai et gaulois de ses habitants,
s'était prononcée pour cette joyeuse Fête, qu'elle célébra plus longtemps et
plus solennellement que ne le firent tous les autres pays : elle avait
pressenti que l'art dramatique sortirait de là. La Fête
des Fous était générale dans l'Église grecque et dans l'Église latine. Les
conciles d'Orléans (533), d'Auxerre (585), de Châlons-sur-Saône (650), défendent les déguisements, les danses et les
chansons profanes dans les églises ; le concile de Tolède (633) ordonne des prières, des
processions et des jeûnes, pour l'abolition de la Fête des Calendes ou des
Saturnales ; le concile de Constantinople (692) condamne aussi les indécences de cette Fête, les
masques, les danses, les chansons, les galas, qui en perpétuaient
l'idolâtrie. Ces conciles ne faisaient que se conformer à l'opinion, que
saint Augustin a plusieurs fois exprimée dans ses sermons et ses homélies. La
Fête des Calendes se nommait en France la Fête des Barbatoires
(Barbaloria), sans doute parce que les
acteurs se couvraient le visage de masques à barbe, hideux et fantastiques,
appelés bar boires dans la langue du treizième siècle. Grégoire de Tours (Hist. Franc.,
lib. X, cap. XVI)
parle d'un jugement rendu contre les religieuses de Poitiers, accusées
d'avoir célébré les Barbatoires. Cette fête était
encore nommée la Fête des Diacres, des Sous-Diacres et des Diacres-Saouls (Saturi Diaconi), parce que le bas clergé se
livrait, ces jours-là, aux excès du vin et de la débauche. (DUCANGE, Gloss. inf. Latin.. aux
mots Barbaloria, Kalendœ, festum Fatuorum,) On n'a pas de détails précis
sur cette Fête jusqu'au douzième siècle ; on sait toutefois qu'elle était en
usage non-seulement dans toutes les églises, cathédrales et paroissiales,
mais encore dans tous les couvents d'hommes et de femmes. Elle autorisait les
folies les plus coupables et les plus honteuses ; elle avait, d'habitude,
trois ou quatre périodes marquées, ayant chacune ses acteurs et son spectacle
particuliers. Le premier jour, qui était la fête de Noël, la plèbe cléricale
et monacale criait à l'unisson : Noël, Noël ! et se mettait en liesse ; le
lendemain, jour de Saint-Étienne, les diacres tenaient concile pour élire un
pape ou patriarche des Fous, un évêque ou archevêque des Innocents, un abbé
des Sots ; le jour suivant, fête de Saint-Jean, les sous-diacres commençaient
la danse en son honneur ; ensuite, le quatrième jour, fête des
Saints-Innocents, les enfants de chœur et les clercs subalternes acclamaient
le pape ou l'évêque ou l'abbé élu, qui faisait son entrée triomphale dans
l'église, le jour de la Circoncision, et qui siégeait pontificalement
jusqu'au soir de l'Épiphanie. C'était donc le règne joyeux de ce pape, ou de
cet évêque, ou de cet abbé de la Folie, qui composait la Fête des Fous et qui
en dominait les phases bizarres, les mascarades grotesques et parfois impies,
les scènes plaisantes et souvent ordurières, les orgies furieuses, les
danses, les jeux et les chants profanes, insolentes parodies de la liturgie
catholique. La Fête
des Fous nous apparaît pour la première fois, avec toute sa pompe étrange et
malhonnête, en 1182, dans un ouvrage liturgique (BELETUS, Lib. de divin. offic., cap. LXXII et CXX, cité par Ducange), qui l'appelle la liberté de
décembre, à l'instar des Saturnales païennes. Cette liberté consistait à
intervertir les rôles et les rangs du clergé, qui, pendant les fêtes de Noël
et de l'Épiphanie, commettait toutes sortes de folies dans l'intérieur des
églises : les clercs, diacres et sous-diacres officiaient à la place des
prêtres ; ceux-ci dansaient et jouaient aux dés, à la paume, à la boule et à
d'autres jeux de hasard, devant l'autel ; les enfants de chœur, masqués et
couverts de chapes, occupaient les stalles des chanoines ; la veille des
Innocents, ils élisaient un évêque parmi eux, le revêtaient d'habits
épiscopaux, le sacraient et le promenaient par la ville, au son des cloches
et des instruments. Belet distingue quatre danses
particulières à la Fête des Fous : celle des lévites ou des diacres, celle
des prêtres, celle des enfants ou clercs, et celle des sous-diacres. Ce qu'il
dit des évêques et des archevêques qui se mêlaient à ces profanations ne doit
s'entendre peut-être que de ceux qu'on choisissait parmi les acteurs de la
Fête. Les églises, les monastères, les maisons épiscopales, étaient soumis à
la liberté de décembre. Telle était la force de
l'habitude, que l'évêque de Paris, Odon ou Eudes de Sully, qui exerça un si
grand empire sur les mœurs de son temps, ne put détruire complètement les
abus qu'il déplore dans son mandement de l'année 1198, abus qu'il avait
d'abord fait frapper d'excommunication par le cardinal Pierre de Capoue,
légat du pape en France. Le 1er janvier, jour de la Circoncision, la
cathédrale était envahie par une foule de gens masqués, qui la profanaient
par des danses immodestes, des jeux défendus, des chansons infâmes, des
bouffonneries sacrilèges et par mille excès de toute espèce, jusqu'à
l'effusion du sang. Les prêtres et les clercs étaient les instigateurs et les
complices de ces scandaleuses mascarades qui se répandaient par les rues et
jetaient le désordre dans tout Paris. Eudes de Sully régla lui-même les
cérémonies de la fête de la Circoncision, et ordonna aux chanoines de se
tenir, à l'avenir, dans leurs stalles avec gravité et modestie. L'année
suivante, il publia un second mandement contre les excès du même genre qui
avaient lieu le jour de Saint-Étienne par le fait des diacres, que cette fête
intéressait spécialement, comme celle de la Circoncision appartenait plutôt à
la licence des sous-diacres. Pour donner à ces deux fêtes le caractère
respectable qu'elles devaient avoir, il assigna une certaine somme aux
chanoines et aux clercs qui assisteraient aux matines et à la messe et qui
s'y conduiraient décemment. Les mandements d'Eudes de Sully ne furent pas
longtemps en vigueur, et, malgré les efforts de son successeur, Pierre Cambius, malgré une lettre pastorale de 1208, malgré le
concile de Paris (1212),
qui défendit expressément aux évêques et aux archevêques délaisser célébrer
la Fête des Fous, au l'on simulait un sacre d'évêque (ubi baculus accipitur), cette Fête reprit le dessus dans le diocèse de
Paris, ainsi que dans tous les autres où l'autorité épiscopale n'avait pas
mieux réussi à se faire obéir. L'autorité
royale lui vint en aide sous le règne de Charles VII, qui paraît avoir été,
plus que ses prédécesseurs, préoccupé du désir de mettre fin à ces
turpitudes. Il ne fit d'ailleurs que donner force de loi à ce décret du
concile de Bâle (1435),
compris dans la Pragmatique-Sanction : Il y a
un indigne abus qui se pratique dans quelques églises et qui est, qu'en
certaines fêtes de l'année, quelques-uns, se revêtant d'habits pontificaux
avec la mitre et la crosse, donnent la bénédiction, comme font les évêques ;
d'autres s'habillent en rois et en ducs, et c'est ce qu'on appelle, en
quelques provinces, la Fête des Fous, des Innocents ou des Enfants. (Cap. de
Spect. in eccl. non faciend.,
sess. 21.) Charles VII eut plus d'une occasion de faire
appliquer dans ses États le décret du concile ; en 1444, il invita la Faculté
de théologie de Paris à écrire aux prélats et aux églises pour les adjurer de
travailler à l'abolition de la scandaleuse superstition connue sous le nom de
Fête des Fous, détestable reste de l'idolâtrie
des païens et du culte de l'infâme Janus. — Voyez la lettre de la Faculté de Théologie,
dans le Traité contre les masques, de Savaron.
— Suivant cette lettre, le jour de la Circoncision, les gens d'Église
assistaient à l'office, les uns en habits de femmes, de fous, d'histrions,
les autres en chape et en chasuble mises à l'envers, la plupart avec des
masques de figure monstrueuse ; ils élisaient un évêque ou un archevêque des
Fous, le revêtaient d'habits pontificaux, et recevaient sa bénédiction, en
psalmodiant les leçons des matines indignement travesties ; ils dansaient
dans le chœur, chantaient des chansons dissolues, mangeaient et buvaient sur
l'autel jouaient aux dés sur le pavé de l'église, encensaient le célébrant
avec la fumée de vieux cuirs et de matières puantes qu'ils faisaient brûler
dans l'encensoir, couraient et sautaient de la façon la plus indécente, et, à
la suite de cette messe dérisoire, se montraient sur des échafauds et se
promenaient sur des chars en luttant de cris, de grimaces, d'insolences et
d'impiétés. Le blâme sévère que la Faculté de théologie de Paris avait
adressé au clergé de France ne produisit pas beaucoup d'effet hors de la
capitale ; car, peu d'années après, les ecclésiastiques de Troyes célébraient
la Fête des Fous plus excessivement que au temps passé n'avoient accoustumé. Charles VII crut devoir, à
cette occasion, se plaindre à l'évêque de cette ville et lui rappeler que, selon la Pragmatique-Sanction et les anciens droits, les Fols ne doivent faire aucuns évesques
ne arcevesques des Fols,
qui portent en l'église mitre, croix, crosse et aultres
ornements pontificaux.
Le clergé troyen, pour s'excuser, prétendit que son évêque, Jean Léguisé, lui avait commandé de célébrer la Fête des Fous,
qui se célébrait de même à Sens. Il eût pu ajouter qu'un prédicateur, en
réponse au décret de l'Université de Paris, avait osé soutenir en chaire, à
Autun, que cette Fête était aussi approuvée de Dieu que celle de la
Conception de la Vierge. C'est Gerson qui raconte ce fait curieux. La Fête
des Fous, que l'on célébrait à Sens depuis le onzième ou douzième siècle-,
semble pourtant avoir eu un caractère différent. On peut même assurer qu'elle
avait été, dans l'origine, instituée naïvement par une dévotion toute
musicale. Cette Fête était la fameuse Fête de l'Ane, ou des Anes — festum Asinorum, dit Ducange dans son Glossaire
—, qui existait aussi, mais avec des variétés notables, à Rouen, à Autun, à
Beauvais et ailleurs. Nous avons, pour en juger, le rituel même de la Fête,
contenant l'office. de l'Ane, avec la musique notée.
Ce précieux manuscrit, provenant de l'ancienne bibliothèque du chapitre de la
cathédrale de Sens et conservé aujourd'hui dans la bibliothèque publique de
cette ville, se compose de quarante feuillets petit in-4° sur vélin d'une
éclatante blancheur ; l'écriture des rubriques et des antiennes, placée sous
la notation carrée, avec des initiales en rouge, n'est pas antérieure au
commencement du quatorzième siècle ; mais la reliure du volume se compose de
deux admirables dytiques en ivoire, du plus beau travail antique du quatrième
siècle, représentant les fêtes de Cérès et de Bacchus ; ces deux planches
d'ivoire ont été malheureusement dépouillées de leur garniture et de leurs
fermoirs d'argent. Les rubriques insérées dans le texte de l'office nous font
connaître toute la mise en scène de la Fête de l'Ane, qui n'était pas
célébrée, comme on l'a cru, en mémoire de l'ânesse de Balaam, mais bien de
l'ânesse qui se trouvait dans l'étable où naquit Jésus, et de celle que
montait Jésus-Christ à son entrée dans Jérusalem le jour des Rameaux. Il est
possible que quelques souvenirs des Fêtes de Bacchus et de l'âne de Silène se
soient mêlés d'abord à la fondation de cette Fête chrétienne, qui ne causait
pas plus de scandale que la fête de Saint-Hubert, où les chasseurs amenaient
à la messe leurs meutes et leurs faucons pour les faire bénir, et
remplissaient l'église de sons de trompes et de cris de chasse, auxquels
oiseaux et chiens répondaient à l'unisson. La musique imposante et solennelle
qui accompagnait les paroles du chant, et qui les voilait pour ainsi dire,
devait être écoutée avec beaucoup de recueillement par l'assistance, qui
d'ailleurs n'entendait guère le latin. Ces paroles avaient été composées fort
sérieusement, en style d'ode, par quelque poète qui ne pensait pas qu'on pût
trop louer l'animal que Jésus-Christ avait jugé digne de lui servir de
monture. Au reste, six vers léonins, qu'une main du quinzième siècle a tracés
en tête du manuscrit, nous apprennent que cette fête était le triomphe du
préchantre (prœcentor), et que chantres et clercs, après l'office, se
désaltéraient le gosier en prévision des feux du purgatoire : Festum festorum de consuetudine
morum, Omnibus urbs Senonis festiyat nobilis annis, Quo gaudet
Præcentor ; tamen omnis honor Sit Christo circumciso nunc, semper
et almo. Tartara Bacchorum non pocula sunt Fatuorum, Tartara vincentes sic fiunt ut sapientes. L'Ane,
le plus bel Ane qu'on avait pu trouver, couvert d'une chape sacerdotale,
était amené processionnellement à la cathédrale, au milieu des chants
d'allégresse de son cortège ; le clergé venait à sa rencontre, toujours en
chantant, jusqu'à la porte de l'église, où ces quatre vers hexamètres latins
annonçaient la cérémonie et les joyeusetés dont elle était l'objet : - Lux hodiè,
lux laetitiae, me judice,
tristis Quisquis erit, removendus
erit solemnibus istis. Sint hodiè
procul invidise, procul omnia mæsta ; Læta volunt, quicumque colunt Asinaria festa. Le Sire
Ane était alors introduit dans l'église, où il semblait prendre part au
sacrifice de la messe : on le conduisait tantôt du côté de l'épître, tantôt
du côté de l'Évangile ; on le présentait devant l'autel, et on lui chantait,
avec accompagnement des orgues et des instruments, cette fameuse prose de
l'Ane, qui n'est pas une moquerie audacieuse, comme l'ont cru les philosophes
du dix-huitième siècle, mais une naïve et poétique expression de la piété de
nos pères :
Le
refrain de cette prose, en style biblique, dont la musique a tant de noblesse
et de gravité, est assurément une imitation consonnante
de l'Evohé Bacche, que répétaient les
adorateurs de Bacchus. La Fête de l'Ane se célébrait encore dans d'autres
villes que Sens, le jour de Noël ; mais l'office n'était peut-être pas le
même pour toutes. Celui qui faisait partie de la liturgie de Sens, au
treizième siècle, servait également à l'église collégiale de Notre-Dame de
Sales, à Bourges, et Jean Pastoris, chanoine de
cette église, lui avait fait don d'un livre de chœur, dans lequel la messe de
l'Ane était notée a peu près de la même manière, si l'on en croit le correspondant
anonyme de l'abbé d'Artigny. Cette messe en
musique, destinée à mettre en relief le talent des chantres et des
instrumentistes, devait être une messe sèche, c'est-à-dire sans consécration
; elle pouvait donc se terminer par cette procession solennelle (conductus ad poculum) du grand-chantre, que l'on
conduisait à table en répétant un plaisant alleluia.
Cet alleluia, qui revenait plusieurs fois
dans l'office de l'Ane, était coupé en deux par cette longue parenthèse où
l'on serait fort en peine de découvrir la moindre hérésie : ALLE resonnent omnes ecclesiæ Cum dulci
melo symphoniae, Filium Mariæ genitricis
pise, Ut nos septiformis
gratise Repleat donis et glorise
: Unde Deo dicamus LUIA. Selon
quelques auteurs qui se sont fondés sur une tradition conservée à Sens, toute
l'assistance reprenait en chœur : la, ia, ou hian, h-ian. Ensuite, les gros chantres,
derrière l'autel, entonnaient en faux-bourdon (in falso) ces deux vers léonins : Hæc est clara dies clararum clara dierum, Hæc est festa dies festarum festa dierum. On
voit, dans les registres de la cathédrale d'Autun, que la Fête des Fous (Follorum), de 1411 à 1416, amenait aussi
un âne en chasuble au milieu de l'office, et que le chant traditionnel : Hé, sire Ane, hé, hé ! était entonné par des clercs vêtus d'habits
grotesques. Le cérémonial de la Fête de l'Ane à Beauvais, rapporté par Pierre
Louvet (Hist.
et antiquités du diocèse de Beauvais), offre beaucoup d'analogie avec celui que nous a
transmis le rituel de Sens ; nous doutons pourtant que les chantres qui chantaient
l'office de l'Ane se soient appliqués à imiter le braiement de cet animal,
au-devant duquel les chanoines se rendaient à la porte de l'église, la
bouteille et le verre à la main — tenentes
singuli urnas vini plenas cum scyphis vitreis —. Ce jour-là, les encensements se faisaient avec du boudin et
des saucisses, disait un Cérémonial, qui remontait au treizième siècle et qui
n'est pas venu jusqu'à nous. Il est clair que le refrain : Hé, sire Ane, hé ! remplaçant l'evohé païen et l'amen catholique, avait pu être
compris par les fidèles comme une invitation à braire sur tous les tons.
L'âne de Beauvais reparaissait encore, dans une procession, le 14 janvier,
portant sur son dos une jeune fille et un enfant, pour figurer la Fuite en
Égypte. Quant à la Fête de l'Ane, telle que la célébrait l'église de Rouen,
selon Ducange (au mot : Festum Asinorum), c'était simplement
l'introduction de l'ânesse de Balaam, arrêtée par un ange, dans une monstre de personnages empruntés à l'Ancien Testament
et au Nouveau, et composant une sorte de mystère entrecoupé de dialogues en
latin farci ou macaronique. Cette
Fête de l'Ane n'était donc qu'un épisode plus ou moins développé de la Fête
des Fous, épisode qu'on pourrait appeler musical. Cette Fête avait été
naturellement complétée par une Fête du Bœuf, le jour de saint Jean
l'Evangéliste, dont le bœuf fut de toute ancienneté l'animal symbolique ;
mais le jésuite Théophile Raynaud, en faisant ce curieux rapprochement, a
négligé de nous apprendre en quelle église se chantait la prose du Bœuf. Le
rituel de la Fête des Fous nous manque aussi entièrement ; ce qui nous autorise
à croire qu'elle avait perdu beaucoup de son caractère primitif depuis le
mandement d'Eudes de Sully, et que ses principales extravagances s'étaient
dépouillées de leur masque liturgique. L'église n'était plus alors le théâtre
unique des orgies et des folies du bas clergé en gogue ou goguette : c'était sous le porche, c'était dans le cimetière
et sur le parvis, que se déployait la pompe des processions joyeuses et des
mascarades. Le pape ou le patriarche des Fous, l'évêque ou l'archevêque des Innocents,
l'abbé des Sots ou des Conards présidait toujours à ces saturnales ; mais,
son élection faite, on se contentait de le présenter à l'église, vêtu in pontificalibus, avec quelques hymnes
semi-profanes et quelques cérémonies ridicules, dont les chantres et les
enfants de chœur avaient le privilège. Les corporations de marchands
présentaient de même, à la messe de leur patron, le roi ou le prince de leurs
confréries. Les compagnons de l'arc et de l'arquebuse avaient une messe
spéciale en l'honneur de l'élection de leur roi ; les princes de la jeunesse,
les princes d'amour, créés de la même manière par des associations de
plaisir, étaient aussi les bienvenus, lorsqu'ils faisaient leur entrée dans
l'église, portant le costume de leur état et entourés de leurs sujets et
vassaux. La Fête
des Fous subsista moins longtemps que celle des Innocents, parce que
l'élection d'un pape des Fous fut reconnue injurieuse contre la papauté,
avant que l'élection d'un évêque des Innocents semblât offensante pour
l'épiscopat. Ces élections burlesques eurent plus de durée et d'éclat dans le
Nord que dans le Midi. A Amiens, il y avait non-seulement un pape, mais
encore des cardinaux des Fous, jusqu'en 1548. Le pape, élu par les
sous-diacres, le jour de la Circoncision, avec permission du chapitre de la
cathédrale, recevait, comme insigne de sa dignité, un anneau d'or, une tiare
d'argent et un sceau. Son intronisation avait lieu dans un festin que
payaient les chanoines, à condition que les serviteurs du nouveau pape
s'abstiendraient de descendre les cloches de l'église et de commettre
d'autres insolences. En 1438, un pape des Fous, nommé Jean le Caron, décédé
dans l'exercice de son pouvoir annuel, fit un legs de soixante sous pour la
célébration de la papauté de son successeur. Senlis, au quinzième siècle,
avait un pape des Fous, dont l'élection et le sacre se faisaient dans la
cathédrale, avant que l'évêque et le chapitre se fussent prononcés, en 1413,
pour que cette indécente cérémonie fût du moins transportée hors de l'église.
A Laon, ce n'était pas un pape, mais un patriarche des Fous, qu'on élisait la
veille des Rois, sans préjudice de l'élection d'un évêque des Innocents, et
le chapitre faisait les frais des bombances qui accompagnaient cette double
fête, célébrée pourtant hors de l'église à dater de 1554. Le patriarche des
Fous, à Laon, n'avait pas de cardinaux, mais des consorts qui formaient sa
cour et son cortège. On ne peut douter que les papes et les patriarches des
Fous n'aient eu, comme les évêques et les archevêques des Innocents, le privilège
de faire frapper monnaie à leur effigie ; mais on ne connaît que deux
médailles, d'un type analogue, qu'on puisse leur attribuer. La première
représente, d'un côté, une tête double de pape et de diable, avec cette
légende : ECCLESIA PERVERSA TENET FACIEM DIABOLI, et de l'autre côté, une tête
double de cardinal et de fou, avec cette légende : STVLTI ALIQVANDO
SAPIENTES. La
seconde médaille offre aussi deux têtes doubles, l'une de pape et de
patriarche, avec ces mots : IN VIRTVTE TVA LETABITVR IVSTVS ; l'autre de cardinal et
d'évêque, avec ces mots : SVPER OMNEM TERRAM CONSTITVES EOS PRINCIPES. Il existe un si grand nombre
de ces médailles en argent, en cuivre et en plomb, qu'il est permis de les
regarder comme la monnaie courante des Fous au seizième siècle. Les
évêques et les archevêques des Innocents eurent un règne plus durable et plus
étendu que celui des papes et des patriarches des Fous. On les trouve en même
temps dans la Provence et dans la Normandie, dans la Lorraine et dans la
Flandre ; mais la Picardie semble avoir été leur mère-patrie. Ces évêques ou
archevêques étaient élus, sacrés et acclamés par les gens d'église et par le
peuple ; ils avaient droit de porter la mitre, la crosse et les gants, aux
cérémonies des Fous ; ils rendaient, dans leur diocèse folâtre, des arrêts et
des ordonnances, qu'ils scellaient de leur scel épiscopal ; ils frappaient
monnaie en plomb et même en cuivre à leur nom et à leur devise : cette
monnaie n'avait cours que parmi leurs sujets ou suppôts, qui s'en servaient
comme de signe (enseigne) de ralliement aux processions et comme de jeton de
présence aux assemblées ; c'était à peu près l'usage des mer eaux de
confréries et de corporations. Il est remarquable que les monnaies ou
médailles qu'on frappait et qu'on mettait en circulation à l'époque de
l'élection d'un nouvel évêque des Innocents, avaient une similitude frappante
avec les cachets (sigilla) des Saturnales, que les anciens Romains
s'envoyaient en présent à l'occasion de ces fêtes, appelées aussi
Sigillaires. On peut supposer, avec apparence de raison, que les monnaies des
Fous furent destinées dans l'origine aux jeux de hasard qui se jouaient dans
les églises, jusque sur les marches de l'autel, à la faveur de la liberté de
décembre. Un grand nombre de ces pièces de jeu, ou jetoirs,
sont venues à notre connaissance, grâce aux recherches du savant docteur
Rigollot ; mais quelques-unes sont encore des énigmes dont on chercherait
vainement le mot. On voit, sur la plupart de ces monnaies, une devise
joyeuse, latine ou française, avec divers attributs de la folie. Plusieurs
présentent des rébus à la mode picarde, ou des sujets bizarres, rarement
intelligibles pour nous qui n'avons fait encore que constater l'existence de
ces associations de Fous, & Innocents et de Sots, dans chaque province,
dans chaque ville et même dans chaque couvent. La plupart de ces pièces,
découvertes sur le sol de l'ancienne Picardie, appartiennent aux quinzième et
seizième siècles : l'une est datée de 1499, l'autre, de 1508, celle-ci, de
1514, celle-là, de 1528, sans nom de ville et sans indication certaine de
localité ; la légende porte quelquefois le nom de l'évêque ; plus
ordinairement, cette légende, latine d'un côté et française de l'autre, abrégé
et orthographie de différentes façons la double formule : Monnoie de l'évesque Innocent et Moneta episcopi Innocentium. Ces monnaies affectent souvent l'effigie et même
la légende — SIT NOMEN DOMINI BENEDICTVM — des monnaies royales et baronales du même temps. Voici deux ou trois devises de
différents genres, qu'on rencontre sur les monnaies publiées par M. Rigollot
: Vous vees le
temps tel qu'il est
; — Guerre cause mainlz
hélas ; — La paix est sous la main de Dieu, — Sidera pace vigent, concrescunt terranea ; — Bene vivere
et lætari, etc. En examinant avec attention les monnaies des
Fous, plusieurs érudits ont pensé que ces pièces étaient distribuées en guise
de contre-marque ou de billet, pour les processions, les montres, les jeux et
les représentations théâtrales, que l'évêque des Innocents avait le privilège
de faire exécuter par ses ouailles, ou suppôts, ou consorts. A
Amiens, qui semble avoir été le centre du vaste empire des Innocents, et qui
possédait aussi, comme nous l'avons dit, un pape des Fous, le chapitre de la
cathédrale faisait les frais de la Fête des Innocents, que les grands et
petits vicaires célébrèrent selon l'antique usage (ut antiquitus facere solebani) jusqu'au milieu du seizième
siècle. A Laon, les chanoines assistaient à cette Fête, dont il est fait
mention dans les registres de la cathédrale sous les années 1284 et 1397 :
l'élection de l'évêque avait lieu la veille de la Saint-Nicolas ; après le
souper de la Férie, les convives disaient une antienne et un De profondis. A Noyon, l'évêque des Innocents était, en
1416, un des chanoines de la cathédrale ; il y avait, en outre, un roi des
Fous, appelé roi des Vicaires, qui portait la couronne royale, à l'office de
la Circoncision, more antiquo. A Péronne, la Fête et
l'épiscopat des Innocents ont subsisté jusqu'en plein dix-septième siècle ;
mais cette Fête, dans les derniers temps, se bornait à un souper des
chanoines et des enfants de chœur. A Reims, à Roye, à Corbie, à Toul, à
Bayeux, etc., on trouve des traces authentiques de la Fête des Innocents, de
l'élection de l'évêque, des galas et des mascarades qui avaient lieu en son
honneur. Dans le midi de la France, il y avait partout même empressement à
élire les évêques des Fous plutôt que des Innocents. A Viviers, l'évêque-fou (episcopus stultus), mitré et crossé, était conduit
processionnellement à la chaire épiscopale, où il entendait l'office, pendant
les trois jours de Saint- Étienne, de Saint-Jean et des Saints-Innocents ; il
donnait sa bénédiction à l'assistance, et son aumônier, en chape comme lui,
ayant sur la tête un coussin en guise de bonnet, prononçait des indulgences
bouffonnes qui variaient à chaque office. A
Vienne en Dauphiné, l'évêque des Innocents, élu dans la sacristie de la
cathédrale dès le 15 décembre, par les jeunes clercs, officiait
pontificalement, présidait le dîner du menu clergé, distribuait des
bénédictions, ordonnait des processions publiques et recevait de l'archevêque
de Vienne, en signe de redevance, trois florins d'or, une mesure de vin et
deux charges de bois. Les enfants de chœur tenaient le rang et le siège des
chanoines, pendant les cérémonies bouffonnes de cette Fête, qui ne disparut qu'en
1670, et qui se célébrait de la même manière à Châlons-sur-Saône. Dans cette
dernière ville, l'évêque des Fous, promené sur un âne et entouré de son
clergé burlesque, dinait en public sur une estrade dressée devant la
cathédrale, au milieu des cris, des chants et des grimaces de la joyeuse
bande. A Aix, l'évêque-fou (fatuus) était choisi tous les ans, le
21 décembre, entre les enfants de chœur, par le chapitre lui-même, qui
fournissait les mitres, les chapes et les ornements de la Fête des Fous ;
cette Fête ne fut supprimée qu'en 1543, propter insolentias et inhonestates quœ fiebant. Elle s'était perpétuée à
Antibes jusqu'en 1644, quand Laurent Mesmes, qui en
fut témoin dans l'église des Cordeliers de cette ville, écrivit à son ami
Gassendi pour se plaindre de cette incroyable superstition. Les acteurs de
cette Fête, semblables à des fous furieux, se revêtaient d'ornements
sacerdotaux mis à l'envers ou déchirés, pour occuper les stalles du chœur ;-ils tenaient des livres d'heures à rebours, et
faisaient semblant de lire avec des lunettes dont les verres étaient
remplacés par des écorces d'orange ; ils s'encensaient avec de la cendre ou
de la farine, marmottaient des mots confus et poussaient des cris pareils à
des hurlements de bête et à des grognements de pourceau. La Fête des Fous
était générale dans toute la chrétienté au moyen âge ; mais elle ne fut nulle
part célébrée avec autant de ferveur qu'en France, où la réformation même
n'eut pas la force de la détruire, comme ailleurs. Elle a donc laissé moins
de vestiges dans les annales ecclésiastiques des pays étrangers ; on citerait
peu de documents analogues à cet inventaire des ornements de l'église d'York,
daté de 1530, dans lequel il est question d'une petite mitre et d'un anneau pour l'évêque des Fous. Les
couvents d'hommes et de femmes avaient aussi leur Fête des Innocents, avec
élection d'abbé-fou et d'abbesse-folle. C'était principalement dans les
abbayes normandes que cette Fête avait pris racine dès le treizième siècle.
Odon Rigaud, archevêque de Rouen, dans la visite qu'il fit de son diocèse en
1345, trouva que la Fête des Fous et des Innocents était une occasion de
débauches et d'indécences pour toutes les communautés des deux sexes. Les
religieuses se déguisaient en hommes, chantaient des leçons farcies à
l'office des Saints-Innocents, et nommaient une petite abbesse, qui usurpait,
de jour-là, la place et la crosse de la véritable abbesse. Dans les
monastères de moines, l'abbé des Sots (abbas Stullorum) ou l'abbé des Conards (abbas Conardorum) avait des relations peu
édifiantes avec les petites-abbesses et les abbesses-folles, comme en fait
foi cette légende d'une vieille monnaie des Fous : DE BONE
NOAINS NON CURE DE VIELX A. B. Mais, du moins, les excès auxquels donnait lieu l'élection de
l'abbé-fou et de l'abbesse-folle étaient presque toujours renfermés dans
l'enceinte muette du cloître. Cependant,
dès le commencement du quinzième siècle, l'Église de France s'était appliquée
à faire la guerre aux scandales que cette Fête avait introduits avec elle
dans la pratique du culte, sinon dans le dogme religieux ; la
Pragmatique-Sanction donnait aux évêques et aux chapitres une grande force
contre les profanations qui se faisaient alors dans les lieux saints. On ne
pouvait espérer de détruire tout d'un coup une coutume de plaisir que les
gens d'Église considéraient comme un de leurs plus chers privilèges. On
commença donc par mettre les lieux saints à l'abri de ces profanations, de
ces momeries et de ces jeux de théâtre, qu'on relégua -d'abord sous le
porche, dans les charniers, sur le parvis de la maison de Dieu ; on sépara
dès lors définitivement le culte et la liturgie, des superfétations païennes
qui les déshonoraient. Les clercs pourtant ne renoncèrent pas à leurs
divertissements ; et, tandis que les laïques héritaient, pour ainsi dire, de
la Fête des Fous, et formaient des associations joyeuses pour la mise en
scène des mystères, l'Église retirait par degrés sa protection aux excès de
la liberté de décembre. Cette liberté s'était éparpillée par tout le
calendrier catholique, et différentes fêtes de saints lui avaient donné
asile, en dépit des admonitions épiscopales, synodales et capitulaires. A
Lisieux, le soir de Saint-Ursin, qu'on fêtait le 29 décembre, les chanoines
faisaient une cavalcade, en habits grotesques, avec des tambours et des
hautbois. A Alençon, le 6 décembre, jour de Saint-Nicolas, la confrérie de ce
saint promenait par la ville un enfant habillé en évêque. Ailleurs, on
célébrait les Martinales ou fête de saint Martin,
la fête de sainte Catherine, celle de saint Lazare, celle de saint Éloi,
etc., avec un cérémonial bouffon qui devait être une imitation de la Fête des
Fous. Le dimanche des Rameaux, les Rogations, l'Ascension, la Fête-Dieu,
étaient aussi plus ou moins consacrés à ces bouffonneries, qui, dit une
ordonnance du synode de Cambrai en 1565, sentent
plutôt le paganisme que la modestie chrétienne. C'étaient toujours des mascarades, des farces et
des jeux, qui préludaient à la naissance de l'art dramatique. Les
réminiscences du paganisme s'étaient principalement attachées aux fêtes du
mois de mai, qui conservaient une teinte des Lupercales et des fêtes
rustiques. Le renouveau et la saison du vert ont, de tout temps et dans tous
les pays, éveillé la gaieté et invité aux plaisirs. De là, cette fête du 1er mai,
que presque toutes les religions célébrèrent par des processions, des chants
et des danses ; de là, cette plantation de l'arbre du mai, que chaque
confrérie était si jalouse de faire avec pompe et triomphe. Les confrères de
la Basoche, c'est-à-dire les clercs du Palais de Paris formant la compagnie
de Mère-Sotte, finirent par s'attribuer seuls l'honneur de planter le mai
dans la ville, et leur cavalcade en masque, au son de la musique, fut
certainement une dégénérescence des épisodes de la Fête des Fous. Le pouvoir
des papes, patriarches, évêques, archevêques et abbés des Fous et des
Innocents durait partout une année entière, et se manifestait à certaines
fêtes par ces montres qui faisaient le divertissement de nos aïeux. Il était
tout simple que les Fous témoignassent de leur présence à l'époque de l'année
où les fèves fleurissent ; car le préjugé populaire établissait une
inévitable coïncidence entre la floraison des fèves et l'invasion de la
folie. Voilà pourquoi sans doute le vert était la couleur emblématique, la
livrée de la folie, et par conséquent celle de la Basoche. On comprend donc
que le 1er mai, à la fête du Vert, la Mère-Sotte fît appel à ses suppôts
laïques, comme les papes, évêques et abbés des Fous et des Innocents, à leurs
consorts et serviteurs ecclésiastiques. Cette fête du 1er mai avait quelquefois
un cérémonial bizarre qui ressemblait à la représentation d'un mystère. A
Vienne en Dauphiné, selon un ancien missel manuscrit, quatre hommes nus et
noircis (nudi denigrati) sortaient du palais
archiépiscopal, le matin du 1er mai, et couraient les rues pour convoquer les
meuniers et les boulangers, qui se rendaient bien montés et bien armés devant
l’archevêché : là, ils acclamaient un roi nommé par l'archevêque, et lui
faisaient cortège, précédés par les quatre noircis ; on allait ainsi à
l'hôpital de Saint-Paul, dont la porte était fermée. Un des gardes du roi
frappait à cette porte, en demandant saint Paul. On lui répondait d'abord : il dit ses heures ; puis : Il monte
à cheval ; et enfin
: Véez le ci tout prêt. Et saint Paul paraissait, à cheval, vêtu en
ermite, portant un baril de vin, un pain, un jambon, et une poche remplie de
cendres, qu'il jetait au nez des passants. Le roi de la fête jurait sur
l'Évangile, et promettait par acte notarié de ramener sain et sauf saint Paul
à l'hôpital. Le cortège se transportait au couvent des Dames-de-Saint-André,
où l'abbesse lui fournissait une reine parée, comme le roi, le plus
grotesquement possible : reine et roi étaient alors promenés solennellement
autour de la ville, avec des cris et des rires étourdissants. Les
processions et les cavalcades devaient être nécessairement la dernière
expression de la Fête des Fous, qu'on eut tant de peine à écarter des églises
et à retrancher de la liturgie. Ces processions furent sans doute des
compensations offertes aux acteurs et aux spectateurs de cette Fête, aussi
chère aux uns qu'aux autres. Chaque ville avait sa procession plus ou moins
fameuse dans la province. Celle de l'Épinette à Lille, celle de la Mère-Folle
à Dijon, celle du Prince d'Amour à Tournay, celle du Prince de la Jeunesse à
Soissons, celle des Caritats à Béziers, celle de la
Fête-Dieu à Aix, furent des épisodes déguisés de la Fête des Fous, et, en
même temps, des évocations du théâtre naissant. La Fête-Dieu à Aix eut
surtout un éclat et une célébrité qui ne sont pas encore tout à fait perdus
de nos jours. Le roi René, comte de Provence, ne dédaigna pas de dresser
lui-même l'ordonnance de cette fête. En suivant les vieilles traditions,
qu'il remit en vigueur dans sa bonne ville d'Aix, non-seulement il régla le costume,
le rang et la marche des joueurs, mais encore il composa lui-même la musique
et la danse de cette fête chevaleresque, ecclésiastique et populaire, dans
laquelle on voyait figurer le lieutenant du prince d'Amour, le roi et les
bâtonniers de la Basoche, l'abbé de la
ville, les
diables, les cazcasselos (lépreux), les apôtres, la reine de Saba,
les tirassons des chevaux frux, etc. Cette fête avait lieu, la
veille, le jour et l'octave du Saint-Sacrement, le lundi de la Pentecôte et
le dimanche de la Trinité, et chaque journée amenait des cérémonies nouvelles
qui coûtaient des sommes considérables à la ville, et qui excitaient toujours
l'enthousiasme des spectateurs. Ces cavalcades, ces processions étaient
accompagnées de représentations scéniques muettes ou dialoguées, sérieuses ou
comiques, qui devinrent des mystères et des soties, quand un
poète se rencontra pour les rimer. Les
associations laïques qui se formaient de tous côtés pour hériter des joyeuses
coutumes de la Fête des Fous, fournirent les premiers acteurs et les
premières pièces à l'art dramatique. Les confrères de la Passion, à qui
Charles VI permit de s'établir à Paris en 1402, et de représenter des
mystères dans une salle de l'hôpital de la Trinité, étaient, dans l'origine,
des gens d'Église, des personnes pieuses, qui voulurent faire tourner au bien
de la religion ce goût effréné de spectacles et de mascarades, que la Fête
des Fous avait répandu dans le clergé et dans la population. Les autorités
ecclésiastiques encouragèrent d'abord ces jeux, plus édifiants que ceux du
pape des Fous et de l'évêque des Innocents. Dans le même temps, les gens du
Palais, avocats, procureurs et clercs de la Basoche, qui se souvenaient aussi
du bon temps de la liberté de décembre voulurent donner asile à la Folie ou Solise, que la Pragmatique-Sanction
avait expulsée du domaine de l'Église ; ils créèrent le royaume des Sots et l'empire des Fous : ils élurent un prince qu'ils
couronnèrent du bonnet vert à oreilles d'âne, sous le nom de Mère-Solle. Le but de leur institution fut
la représentation des Soties ou farces, qui s'attaquaient à toutes les
puissances de la terre, et qui ne relevaient que de la malice de l'auteur.
Ces représentations, de même que celles des mystères, étaient toujours
précédées de processions et de montres en habits dissimulés. C'est ainsi que
la Fête des Fous se perpétuait et se transformait, en fondant le théâtre moderne
tragique et comique. Cette
Fête, enracinée dans les mœurs, empruntait tous les noms et toutes les formes
pour échapper à la censure de l'Église et à la prohibition des lois civiles.
A Paris, elle avait trouvé grâce devant la royauté et l'épiscopat, en
provoquant l'association et la concurrence des confrères de la Passion et des
clercs de la Basoche. En Normandie, elle produisit la compagnie des Conards ;
en Bourgogne, la société de la Mère-Folle, dont le principal siège était
à Dijon. La compagnie des Conards, c'est-à-dire des Sots ou Facétieux, et non
des Cornards, comme l'ont pensé à tort certains philologues, fut constituée,
vers le milieu du quatorzième siècle, à Évreux et à Rouen ; son chef, élu
tous les ans par les gens de Coltardie, confrères
de Saint-Barnabé, s'appelait l'abbé des Conards ; il visitait ses États,
monté sur un âne, coiffé du coqueluchon vert à houppes, brandissant sa
marotte comme un sceptre, et entouré de sa cour conardante
et conardisante, qui chantait une antienne farcie,
en mémoire de la Fête de l'Ane : La Fête
aux Conards, dont on attribuait la création à un certain abbé de la Bucaille,
avait lieu le jour de Saint- Barnabé, patron de la confrérie, et le jour des
Rogations ; l'abbé prêchait à ses sujets l'Evangile des Connoilles,
répertoire naïf et malhonnête de jeux de mots et de facéties ; il rendait
ensuite des jugements plaisants dans des causes grasses qu'on plaidait devant
lui, comme cela se pratiquait aussi, le 1er mai, au Palais de Paris. Sa
juridiction conardique ne s'arrêtait qu'au seuil de
l'église. La
société de la Mère-Folle de Dijon était plus renommée encore, quoiqu'elle ne
fût pas plus ancienne. C'est Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, qui l'avait
instituée pour remplacer la Fête des Fous, et qui la fit approuver par Jean
d'Amboise, évêque de Langres et gouverneur de Bourgogne en 1454. Cette
institution, si bien appropriée à l'esprit des vendanges bourguignonnes,
semble avoir été imitée de la compagnie des Fous, qu'Adolphe, comte de
Clèves, établit dans son comté en 1381, et que plusieurs villes des Pays-Bas
s'empressèrent d'adopter comme un ordre de chevalerie. La société de la Mère-Folle se composait de plus de 500 personnes de toute qualité :
magistrats, avocats, procureurs, marchands, bourgeois, etc., qui se
divisaient en deux bandes, l'une d'infanterie, l'autre de cavalerie, tous
portant le bonnet de Fou et des habits fantasques aux trois
couleurs jaune, rouge et vert. Le chef de la compagnie se nommait Mère-Folle ; il faisait des montrées ou revues de son armée, présidait une
sorte de tribunal facétieux, et prononçait des jugements que son procureur fiscal vert se chargeait de faire exécuter. Ces procès et ces
plaidoyers risibles, ces cavalcades, ces promenades solennelles, ces
assemblées et ces jeux burlesques mettaient en évidence les attributs de la
Folie, le bonnet vert, la marotte et les grelots, qui disparurent, sans que
le monde fût devenu plus sage ; mais la Fête des Fous, qui avait cessé de
hurler et de clapir sous les voûtes du sanctuaire, inspirait encore les
chansons et les joyeusetés que bégayait la comédie au berceau ; tandis que le
clergé, se rappelant que les Fêtes de Jésus-Christ, de la Vierge et des
saints avaient fait autrefois la jubilation des fidèles, inaugurait le
théâtre par des histoires dramatiques empruntées à l'Ancien Testament, à
l'Évangile et à la Légende. Les mystères et les soties furent donc les
heureuses inspirations de la Fête des Fous ; mais il y a trois ou quatre
siècles d'intervalle entre la prose de l'Ane et les compositions scéniques
d'Arnoul Greban, de Jean Michel, d'André de la
Vigne et de Pierre Gringoire. PAUL LACROIX, Du Comité des monuments
historiques et du Comité des documents inédits de l'histoire de France. |