RÉCIT FAIT PAR L'ABBÉ DUPANLOUP DE SES RELATIONS AVEC M. DE TALLEYRANDUn de mes amis, qui habite l'Italie, m'écrivit de Rome, au mois de septembre 1838, pour me demander ce qu'il fallait penser de tout ce qui se racontait si diversement en France des derniers jours et de la fin de M. de Talleyrand. Envoyez-moi une longue lettre, me disait-il, et même, si vous le pouvez, un mémoire : on le lira ici avec un extrême intérêt. J'ai tardé à lui répondre : plusieurs graves circonstances m'ont empêché de le faire sur-le-champ. Le 2 février 1839 m'a décidé à ne pas retarder davantage[1]. Ce que j'ai écrit n'est ni une lettre ni un mémoire : c'est le simple récit de ce que j'ai vu. Paris, 2 février 1839. Je consens bien volontiers, mon cher ami, à mettre sous vos yeux le récit exact et authentique des derniers jours et des derniers moments de M. le prince de Talleyrand. Dieu, qui m'a fait le témoin d'une si grande miséricorde, ne m'a pas donné une telle consolation pour moi seul ; cette consolation appartient à toute l'Église, car une haute réparation vient d'être offerte à son honneur, et une âme, dont un long et triste égarement faisait, depuis cinquante années, gémir la religion, vient d'être enfin rendue à la vérité, aux lumières de la foi et aux saintes joies de l'espérance chrétienne : c'est du moins ma profonde et intime conviction. Je vous parle, vous le voyez, en toute simplicité ; il me sera peut-être difficile, dans tout ce que j'ai à vous dire, d'oublier toujours de grandes et vives émotions : un prêtre ne saurait voir, sans en être profondément ému, un travail aussi extraordinaire et aussi sensible de la grâce, car c'est ainsi que je considère cette affaire. Je vous le dis à vous qui avez le bonheur de croire aux secrets et aux miracles de la bonté de Dieu. Oui, il y a eu manifestement ici, pour tout cœur chrétien, un ample sujet d'admiration et de reconnaissance. Je compromis ce que vous me dites des doutes, hésitations, incertitudes qui règnent dans le public, au sujet de cet événement. Comme dans toutes les choses importantes, chacun a voulu en dire son avis, même avant de le connaître. Il était impossible que les journaux surtout ne s'en occupassent pas comme d'une bonne fortune. De là des récits légers, hasardés, contradictoires, et les contradictions s'expliquent sans peine au milieu de la confusion d'opinions et de passions qui règnent dans ce pays. La mort de M. de Talleyrand, comme sa vie, a donc été exploitée diversement par l'esprit de parti : interprétée en général avec peu de bienveillance, quelquefois avec une excessive amertume, le plus souvent avec une incontestable injustice, toujours sans documents authentiques, et, par chacun, selon le besoin de ses passions politiques ou de ses opinions religieuses. Je suis en position d'affirmer que tout ce que j'ai lu dans les journaux ou entendu dans le public à cette occasion n'offre qu'un mélange informe et passionné de conjectures, de suppositions, de mensonges plus ou moins malveillants, plus ou moins bizarres. La vérité et la justice sont rares, vous le savez, dans le temps où nous vivons. Je ne viens point ici, vous le comprenez, discuter, contredire, réfuter ; je viens vous raconter simplement les faits : je les ai vus de mes yeux, et touchés de mes mains, le souvenir en est encore récent, et d'ailleurs il s'est gravé assez fortement dans mon t'ne pour y demeurer ineffaçable. S'il y a des choses dont je n'ai pas été immédiatement témoin, je ne vous les raconterai que sur la foi même des témoins oculaires, et en particulier d'après le témoignage de trois relations manuscrites, dont la discrétion ne me permet pas de nommer les auteurs, mais dont l'autorité et l'accord unanimes sont au-dessus de toute atteinte. Dieu sait que je n'ai en tout ceci qu'une passion, s'il est permis d'appeler de ce nom le sentiment que j'éprouve. Je n'ai pu voir une fin si chrétienne et une satisfaction si légitime donnée aux douleurs de la religion, sans une joie profonde. Mais cette joie, je ne vous demande de la partager avec moi qu'après m'avoir lu. car je vous raconterai tout : tout ce que je puis raconter ; je vous le dirai même en grand détail, sir de la vérité, et sûr aussi de la conscience à qui je l'adresse. Je sens qu'il me sera doux de repasser de si consolants souvenirs ; et, si vous jugiez qu'on doive à Rome les accueillir avec intérêt, je vous les abandonne dans toute leur simplicité. J'ai été appelé pour la première fois auprès de M. le prince de Talleyrand au mois de février dernier (1838) : il voulut bien me faire inviter à dîner. Je ne vous cacherai pas que cette invitation me surprit et m'embarrassa singulièrement. Je savais depuis peu que M. de Talleyrand avait quelquefois entendu parler de moi : mon nom avait été prononcé devant lui par sa jeune nièce, Mlle Pauline de Périgord, que je dirigeais depuis sa première communion. Je savais même que M. de Talleyrand parlait quelquefois de moi avec bienveillance. Un jour, chez Mme la comtesse de..., le prince dit : Vous voyez donc quelquefois l'abbé Dupanloup ? Je ne serais pas fâché de le connaître... C'est notre confesseur, ajouta-t-il avec un sourire à demi sérieux... Puis il fit l'éloge de sa jeune nièce, de sa piété. C'est un ange que Pauline ! Il y ajouta l'éloge de mon zèle et de mon dévouement à la jeunesse. Le mot fut, pour Mme de..., une première révélation des dispositions secrètes de M. de Talleyrand. Elle les soupçonnait déjà : de nouvelles conversations avec le prince, conversations fort graves, religieuses même, la confirmèrent bientôt dans ces pensées, et il y avait très peu de jours qu'elle m'avait dit : Monsieur l'abbé, si M. de, Talleyrand se convertit avant de mourir, c'est à vous qu'il s'adressera. Lorsque je reçus cette invitation, je n'en fus ni moins embarrassé, ni moins surpris. C'était le 2 février, jour anniversaire de sa naissance ; il entrait alors dans sa quatre-vingt-cinquième année. M'inviter en un pareil jour, pour une fête de famille, à une époque si solennelle de sa vie, me parut extraordinaire et presque significatif. Je vous avouerai à vous — car il y a un certain public qui, je le crois, s'il m'entendait, ne me comprendrait guère —, je vous avouerai que cette date du 2 février, qui, depuis, m'est devenue si chère, m'attirait vers lui. C'était un jour de Pte de la Sainte Vierge : la Purification. Je ne pouvais me défendre de remarquer que, né sous de si favorables auspices, c'était encore ce jour-là que Al, le prince de Talleyrand faisait sa première démarche pour se rapprocher sérieusement d'un prêtre catholique ; car, évidemment, pour lui comme pour moi, il ne s'agissait pas seulement d'une invitation à dîner. Toutefois, après y avoir réfléchi, je crus devoir refuser l'honneur qu'il voulait bien me faire. Je lui écrivis donc en m'excusant sur mes fonctions et sur ma vie retirée, ajoutant que Mgr l'archevêque lui-même avait la bonté d'agréer cette excuse, ce qui était vrai. M. de Talleyrand ne l'agréa pas, du moins facilement, et j'ai su depuis que mon refus l'avait gravement contrarié. Cet homme qui n'avait jamais d'émotions extérieures, et dont le visage paraissait essentiellement impassible, quelque contrariété qu'il éprouvât, prit aussitôt un air sérieux, et dit ces mots singuliers : Ce refus m'étonne, on m'avait dit que l'abbé Dupanloup était homme d'esprit : si c'était vrai, il serait venu ; il aurait compris de quelle importance était son entrée dans cette maison. Ces paroles vraiment singulières me furent redites ; j'avoue qu'elles me firent impression et me donnèrent du regret. Quelques jours se passèrent et, malgré mon premier refus, M. de Talleyrand voulut bien renouveler son invitation. Cette fois, je ne crus pas pouvoir refuser. C'était un dimanche : laissez-moi vous raconter les détails de cette première entrevue. Il avait eu la pensée de m'engager pour le vendredi précédent et la délicatesse de me faire avertir que je trouverais sa table servie comme je le devais désirer à pareil jour. Je savais d'ailleurs que, chez lui, les personnes qui voulaient observer les lois de l'Église étaient toujours servies les premières, et par lui, avec une convenance et des égards particuliers. Je me décidai donc à m'y rendre. C'était le dimanche 18 février. Faut-il vous dire toutes mes pensées, en y allant, mes craintes, mes espérances, mes dispositions ? Elles vous étonneront, vous déplairont peut-être. Les voici néanmoins dans leur naïveté : j'étais sérieusement contrarié, triste même de me trouver, sans trop savoir pourquoi ni comment, condamné à ces relations : ennuyé de quitter ma pieuse retraite pour me voir jeté rue Saint-Florentin à l'hôtel de M. de Talleyrand, comprenant d'ailleurs l'importance, et craignant l'inutilité de ma démarche ; sachant bien que le lendemain tout Paris et les journaux s'empareraient de cette nouvelle, comme cela est en effet arrivé. Faut-il vous l'avouer même ? J'étais comme tout le monde, croyant très peu à la bonne foi du prince de Talleyrand, sachant son habileté. et moi n'en ayant aucune : trouvant tout cela embarrassant, et cependant obligé par le devoir de mon ministère et, par ma conscience à le subir, mais en revanche décidé à marcher droit, à rompre en visière le plus tôt possible, et à ne pas accepter un rôle, en supposant qu'on m'en eût préparé un. Je franchis le seuil de l'hôtel de M. de Talleyrand dans ces dispositions, me confiant d'ailleurs à Dieu qui savait ma droiture, et lui demandant de me faire éviter l'extrême rigueur, qui eût été inconvenante et coupable vis-à-vis de la bonne foi et d'un retour sincère : mais lui demandant aussi d'épargner à mon ministère le malheur de la plus légère faiblesse. J'entrai enfin... Le prince me reçut avec une extrême bienveillance ; il était assis dans un de ces grands fauteuils, hauts et larges, où il se tenait habituellement ; c'est de là qu'il dominait tout ce qui l'entourait, si absolument et si poliment toutefois, de son regard élevé, de sa parole brève, rare, spirituelle et si accentuée. Je ne sache pas que les rois soient plus rois dans leur intérieur que M. de Talleyrand ne le paraissait dans son salon. C'était ce salon célèbre qu'avait habité l'empereur Alexandre, et où s'étaient agitées tant de passions, discutées tant d'affaires, décidés tant d'intérêts, le sort de la France et de l'Europe ; et où M. de Talleyrand avait joué un si grand rôle... Ces souvenirs traversèrent rapidement ma pensée et je compris sans peine comment M. de Talleyrand conservait là, si facilement, sa position. Je trouvai dans ce salon beaucoup plus de monde que je n'avais prévu ; j'arrivai cependant jusqu'à lui. Après l'échange des premiers témoignages de mon respect et de sa bienveillance, on me présenta, et il m'offrit lui-même un fauteuil près de lui ; je crus devoir accepter simplement et prendre cette place sans cérémonie. La conversation s'engagea ; elle parut d'abord assez froide, et on remarqua que la première demi-heure, qui fut de sa part bienveillante et polie, fut aussi un peu embarrassée ; pour moi, Dieu le permit ainsi, respectueux au dehors, je n'éprouvai au dedans qu'un profond sentiment de compassion et de tristesse a la vue de ce vieillard ; mais sans trouble ni embarras : M. de Talleyrand ne m'en a jamais inspiré. On m'a dit depuis que c'était l'homme du monde qui imposait le plus et que, de tant d'hommes supérieurs de la cour impériale, c'était le seul qui embarrassait quelquefois l'empereur par son esprit, par la hauteur, la promptitude et la justesse de ses vues, par la froideur et la vivacité de ses reparties, par sa constante impassibilité. Je fus heureux d'ignorer ces choses, et voilà pourquoi, sans doute, je n'ai jamais été embarrassé devant lui un seul moment. La veille de sa mort seulement, je fus subjugué, vaincu par un sentiment supérieur qui domina mon âme et la sienne, — je vous raconterai alors pourquoi, — nais, jusqu'à ce jour, malgré sa supériorité, je conservai entièrement l'indépendance absolue de caractère, qui est d'un si haut devoir parmi les œuvres du ministère sacerdotal et dans laquelle je m'étais spécialement placé en franchissant le seuil de son hôtel. Je dois le dire aussi : j'avais oublié ou j'ignorais bien des choses de sa vie ; j'appréciais peu sa grande existence politique. Je n'ai d'ailleurs rien sacrifié jamais en mon aime et conscience aux égarements de l'opinion publique. Je n'ai jamais eu qu'une horreur plus vive des hommes qu'on entoure quelquefois d'une niaise et coupable admiration, malgré leurs crimes, quand ils ont eu du génie ou fait de grandes choses. Je vous donnerais une idée juste de mon extrême indépendance en ce genre, mais vous étonnerais peut-être, si je vous nommais les trois hommes de caractère, d'existence, de principes parfaitement divers, et pour lesquels j'ai toujours eu le plus invincible éloignement. Ces trois hommes ne sont plus, la religion a béni leur dernière heure, ils ont eu recours alois à l'infinie Miséricorde ; elle ne leur a pas manqué sans doute : je ne les nommerai donc pas ; mais, pendant leur vie, ces trois hommes personnifiant à mes yeux le mensonge, la sottise et la bassesse, je ne pouvais me faire à la pensée que ces trois choses avaient si longtemps dominé et dominaient encore plus ou moins la France et l'Europe. Je vous avouerai même des dispositions plus défavorables encore. Je n'avais vu M. de Talleyrand que trois fois dans ma vie : un jour, aux Tuileries, à la chapelle du Château, à la messe du Roi, quand j'étais aumônier de Mme la Dauphine ; il accompagnait le Roi en qualité de grand chambellan. Eh bien, sa présence en ce lieu m'avait excessivement choqué. Une autre fois, je le vis sur la place Louis XVI, le jour d'une procession solennelle et d'une amende honorable faite en ce triste lieu, le 3 mai 1826. Il était debout derrière le roi Charles X. J'étais jeune alors, sévère, inflexible comme on l'est à cet âge, injuste peut-être : et quoique M. de Talleyrand ait toujours eu horreur de ce qu'il nommait lui-même les fureurs révolutionnaires, je reprochais intérieurement sa présence à tous ceux qui devaient, ce me semble, en souffrir religieusement plus que moi, en ce lieu et en ce jour. Je l'avais aperçu une troisième fois dans l'église de l'Assomption, à un service funèbre : sa figure m'y avait tristement frappé... Que vous dirai-je ?Je n'avais pu le rencontrer, dans ces trois circonstances, sans une sorte de froissement de cœur ; je ne savais de sa vie que le mal. Tout donc m'avait accoutumé à ne voir en lui qu'un grand coupable, un grand scandale ; aussi je pouvais bien me dévouer par charité, par religion, à le voir de plus près, mais vous comprenez sans peine avec quelle indépendance de position j'approchai de lui, et commuent j'étais prêt à m'en éloigner au premier signal. Je vous avouerai même que cette occasion, je l'ai cherchée sans pouvoir jamais la trouver. Mais je reviens à ma visite. L'heure du diner arriva. Il y avait vingt personnes à table. Bientôt la conversation s'anima ; mais jugez de ma surprise je m'attendais sans doute à la trouver toujours convenable, elle fut constamment, de plus, toute religieuse, je dirai même tout ecclésiastique. M. de Talleyrand parla beaucoup des sermons et des prédicateurs actuels : il cita plusieurs beaux passages, plusieurs belles paroles des prédicateurs qu'il avait écoutés dans sa jeunesse. C'était la première fois que je l'entendais et que je le voyais de si près. Je l'observais avec une certaine curiosité et, je le répète, sans aucun embarras. Je remarquai surtout avec quel à-propos, et quelle finesse d'esprit, et quelle grâce, il citait. On parla de Mgr l'archevêque de Paris, des œuvres de charité auxquelles il dévouait sa vie et prodiguait le peu qui lui restait de fortune. Personne n'est plus généreux que M. l'archevêque, dit le prince : mais surtout, ajouta-t-il avec une expression très prononcée, personne ne sait mieux donner que lui. Je ne pouvais qu'applaudir à de telles paroles. A cette occasion, il fit les réflexions les plus curieuses pour moi sur l'Angleterre et sur la manière dont on y fait ou plutôt dont on n'y fait pas la charité. C'est une chose, disait-il, qu'ignorent les Anglais, le fond même de leur caractère qui est chacun pour soi et que ne corrige pas la sécheresse du protestantisme, les rend insensibles aux misères du prochain. A la fin du dîner, la conversation s'éleva. Il parla longtemps seul et je fus étonné, je l'avoue, de la franchise et de l'énergie avec lesquelles il flétrit le dix-neuvième siècle, époque de mépris pour toute autorité. Il s'éleva contre les insensés qui attaquent l'idée religieuse. Il dit encore : Triste temps que le nôtre où plus rien n'est respecté ! Nous étions, je le répète, vingt personnes quand il parlait ainsi. Ses soins pour moi furent constants pendant tout le dîner. C'était presque toujours à moi qu'il semblait adresser la parole : je lui répondais avec d'autant plus de simplicité et de confiance que la bienveillance pour moi était universelle, manifestement réfléchie, attentive ; il semblait quelquefois que tout le monde fit silence pour nous laisser parler tous deux. Le dîner fini, nous le précédâmes dans son salon ; M. de Talleyrand y entra le dernier. Il parait que c'était assez son habitude. Il demeurait dans la salle à manger quelque temps après tout le monde, puis rentrait lentement, appuyé sur le bras de sa jeune nièce ou de quelqu'un de ses petits-neveux, qui allaient à sa rencontre. Il reprit bientôt sa place et aussi la conversation qui, pendant une heure, fut très animée. On ne parla que de Saint-Sulpice, du séminaire, des anciens sulpiciens qui avaient été ses maîtres, des plus forts théologiens de cette société et de ce temps, de M. Émery spécialement, dont il louait avec une grande effusion de cœur la haute vertu et l'admirable conduite dans des circonstances difficiles. Le beau mot de Fénelon mourant à Louis XIV : Je ne connais rien de plus apostolique, de plus vénérable que Saint-Sulpice, fut cité plusieurs fois. Il rappelait les beaux souvenirs de l'Église de France, de ses jours d'épreuves, toujours pour elle les plus glorieux, qui l'amenèrent, comme naturellement, à faire un ma-trilingue et touchant éloge du vénérable Pie VII. J'étais, je le constate, saisi, stupéfait, presque entraîné ; je ne pus du moins, en sortant, m'empêcher de me dire à moi-même : voilà bien certainement une des plus édifiantes conversations qui se soient tenues aujourd'hui dans Paris ; il ne manquait vraiment qu'une croix sur cette poitrine pour me persuader lue je conversais avec un des plus vénérables évêques de France. Je crus devoir me retirer un des premiers. Le prince, au moment où je me retirai, me remercia de ma visite, remarqua obligeamment que je venais de fort loin, que j'avais beaucoup de chemin à faire : et, malgré mes refus, voulut qu'une de ses voitures me reconduisit jusqu'au petit séminaire. Ainsi se passa cette première entrevue, dont je ne compris la gravité et le sens qu'après quelques jours de réflexion : je dois avouer néanmoins que, ce jour-là, je sentis que mes préventions et mes craintes avaient été exagérées. J'étais sorti de l'hôtel Talleyrand frappé de la grandeur en quelque sorte solennelle du maitre ; je me représentais malgré moi cette tête si noble et si haute, ces traits expressifs et imposants, ce regard si pénétrant, si profond : je me représentais surtout ce respect, ces soins, cette tendresse, je dirais presque ce culte de sa famille et de ses amis, derrière lequel l'homme privé semblait se reposer des agitations du monde, considérant de là avec une si parfaite tranquillité l'extraordinaire violence des outrages et des injures prodigués à l'homme public. Car une chose que j'ignorais, et qu'on ignore généralement, c'est que M. le prince de Talleyrand était vénéré et chéri de tout ce qui l'approchait ; et, comme cette vénération et cette tendresse lui ont été fidèles pendant toute une vie presque séculaire, il faut bien, me disais-je, que ceux qui en ont dit tant de mal, et jamais de bien, aient eu un peu tort et n'aient pas tout su. Telle fut ma première impression, que la suite de mes observations et de mes rapports avec cette maison a pleinement confirmée. Mais le souvenir le plus vif qui me resta de ma première entrevue avec M. le prince de Talleyrand fut ce caractère de gravité, cette sorte de préoccupation religieuse qui m'avait d'abord frappé dans sa conversation. Il ne s'y était peut-être pas dit un mot que n'eût pu avouer un évêque : la justesse et l'orthodoxie des principes, la noblesse et la pureté des sentiments attestaient des réflexions sincères et profondes, et un intérêt très prononcé pour les pensées de ce genre. Il me semblait bien difficile qu'un homme, qui savait faire de telles réflexions et rendait hautement hommage à de pareils principes, échappât à la nécessité de réfléchir sur lui-même, et peut-être de se condamner déjà sévèrement : il y a là du moins, me disais-je, il y a évidemment un travail de la conscience et de la grâce. Dès ce jour, je pensai qu'il n'y avait pas à désespérer de M. de Talleyrand, que la fin de sa vie pouvait être chrétienne : préoccupation de zèle ou non, d'après tout l'ensemble de sa conversation, de ses idées, de ses sentiments et de mes observations, l'état de sa conscience me parut plus mûr que je ne l'avais pensé d'abord pour un retour sincère à la religion : non pas que je crusse ce retour si prochain : la grâce a été plus vite que ma prévoyance ; non pas que je comptasse non plus sur les approches de la mort : l'heureux état de sa santé semblait alors ajourner la mort encore à longtemps, et j'ai acquis depuis la certitude intime, infaillible, que cette affaire était décidée dans sa conscience avant que la mort l'ait conclue ; non pas enfin que je m'imaginasse devoir être l'instrument d'une telle miséricorde : il me suffisait d'un peu de réflexion pour me défier en pareil cas de mon expérience et de mes lumières et pour me faire désirer que d'autres missent, à une œuvre si difficile et si grave, une main plus sainte et, plus habile. Toutes ces pensées me rappelèrent alors les paroles si expressives de la lettre par laquelle M. de Talleyrand avait, en 1834, donné au gouvernement, du roi sa démission de l'ambassade d'Angleterre : Mon grand âge, les infirmités qui en sont la suite, naturelle, le repus qu'il conseille, les pensées qu'il suggère, rendent ma démarche bien simple, et m'en font même un devoir. Tout le monde avait remarqué à cette époque ce qu'il y avait de grave et de solennel dans ces paroles. Puis, bientôt, on ne tarda pas à les oublier. On vit M. de Talleyrand s'éloigner de la scène du monde et des affaires publiques sans bien comprendre ses motifs. Ceux qui n'étaient pas dans son intimité se persuadaient difficilement que sa vie tôt réellement renfermée dans le secret et la méditation des pensées que suggère un grand âge. Cependant, comme sa retraite demeura profonde pendant -trois années, on ne parla plus de lui que pour s'étonner du silence qui entourait cette vie, accoutumée à plus de bruit et d'éclat, et bientôt même, la renommée se refusant, à croire que ce silence. cette retraite fussent volontaires, des bruits de santé expirante, de mort qui menace, se répandirent dans le public. se répétèrent dans les journaux, s'accréditèrent de toutes parts. Arriva, sur ces entrefaites, une circonstance remarquable, qui déconcerta tous ces bruits funèbres, étonna le public, révéla ce qu'il y avait de force et de vie dans cet homme que la malignité faisait mourir, et tout à la fois ce qu'il commençait à y avoir de grave dans la nature des idées qu'il méditait au sein de sa retraite. Je veux parler du discours qu'il prononça à l'Académie des sciences morales et politiques à l'occasion de la mort de M. Reinhard, son confrère et son ami. C'était le 3 mars 1838. Un nombreux concours de curieux se
pressait à cette séance mémorable ; et la parole fine et délicate, noble,
morale et presque religieuse de l'orateur défraya largement l'attente de la
curiosité publique. On remarqua avec quel art il sut louer, dans M. Reinhard,
le théologien et le diplomate, deux traits de ressemblance entre cette vie et
la sienne : ces divers et singuliers rapprochements sont si visibles dans ce
discours, qu'en vérité M. de Talleyrand parut ne se servir du nom de M. Reinhard
que comme d'un texte pour rendre solennellement un dernier et public hommage
aux études religieuses de sa première jeunesse et pour expliquer les principes
élevés, quoique si souvent méconnus, de la diplomatie. Je ne puis résister au
désir de vous citer le bel éloge qu'il fait de la théologie. Après avoir
parlé de M. Reinhard et de la carrière diplomatique à laquelle il s'était livré,
M. de Talleyrand ajoute : Je hasarderai de dire ici
que ses études premières l'y avaient heureusement préparé : celle de la
théologie surtout où il se fit remarquer dans le séminaire de Denkendorf, et
dans celui de la faculté protestante de Tuhinge, lui avait donné une force et
en même temps une souplesse de raisonnement que l'on retrouve dans toutes les
pièces qui sont sorties de sa plume ; et pour m'ôter à moi-même la crainte de
me laisser aller à une idée qui pourrait, paraitre paradoxale, je me sens
obligé de rappeler ici les noms de plusieurs de nos grands négociateurs, tous
théologiens, et tous remarqués par l'histoire comme ayant conduit les
affaires politiques les plus importantes de leur temps : le cardinal
chancelier Duprat, aussi versé dans le droit canon que dans le droit civil,
et qui tira avec Léon X les bases du Concordat, dont plusieurs dispositions
subsistent encore aujourd'hui ; le cardinal d'Ossat qui, malgré les efforts
de plusieurs grandes puissances, parvint à réconcilier Henri IV avec la cour
de Rome : le recueil de lettres qu'il a laissé est encore prescrit
aujourd'hui aux jeunes gens qui se destinent à la carrière politique ; le
cardinal de Polignac, théologien, poète et négociateur, qui, après tant de
guerres malheureuses, sut conserver à la France, par le traité d'Utrecht, les
conquêtes de Louis XIV. C'est aussi au milieu de livres de théologie qu'avait
été commencée par son père, devenu évêque de Gap, l'éducation de M. de
Lyonne, dont le nom vient de recevoir un nouveau lustre par une récente et
importante publication. Les noms que je viens de citer me paraissent suffire
pour justifier l'influence qu'eurent, dans mon opinion, sur les habitudes
d'esprit de M. Reinhard, les premières études vers lesquelles l'avait dirigé
l'éducation paternelle. Avouez, mon cher ami, que montrer ainsi au fond des plus grands diplomates d'habiles théologiens, c'est glorifier assez solennellement la théologie et lui rapporter ouvertement l'honneur de ce qu'on a fait de bien dans sa vie, comme aussi les premières inspirations du bien qu'on médite de faire avant sa mort. Il est évident, même, que l'importance et la gloire des études théologiques n'étaient pas la seule pensée de M. de Talleyrand : en rappelant le nom et les nobles travaux du cardinal d'Ossat, qui, malgré les efforts de plusieurs grandes puissances, réconcilia Henri IV avec la cour de Rome, du cardinal chancelier Duprat, qui fixa les hases d'un Concordat avec Léon X, et enfin du cardinal de Polignac, qui, après tant de gaines malheureuses, sut conserver il la France, par le traité d'Utrecht, les conquêtes de Louis XIV, M. de Talleyrand avait un point de vue plus élevé et plus étendu, quoique toujours personnel : cela n'a pas été remarqué, mais cela est évident. Il tenait manifestement à faire revivre le souvenir, trop oublié peut-titre, de ce qu'il avait fait lui-même de plus grand : et à redire une dernière fois au public que lui aussi, théologien dans sa jeunesse, avait été assez heureux, après de grands malheurs et de grandes fautes, pour accomplir à lui seul et en une même époque, trois grandes œuvres semblables à celles dont la gloire avait pu, à trois époques diverses, immortaliser les noms des trois illustres cardinaux négociateurs. Et en effet le Concordat de 1802, la réconciliation de Bonaparte avec Ironie, malgré les efforts de l'Autriche, enfin les traités de 1814, après tant de 'guerres malheureuses, demeureront comme les œuvres les plus utiles et les souvenirs les plus honorables de sa longue carrière. Je ne puis m'empêcher de vous citer encore les lignes les plus spirituelles peut-être et les plus habiles de ce discours. Vous y observerez avec quelle délicatesse exquise, avec quelle finesse d'allusion à lui-même, l'ingénieux orateur trace le tableau idéal de la diplomatie, telle qu'elle doit être dans la pensée et dans la conscience d'un ministre et d'un homme d'État : L'esprit d'observation de M. Reinhard... l'avait conduit à comprendre combien la réunion des qualités nécessaires à un ministre des Affaires étrangères est rare. Il faut en effet qu'un ministre des Affaires étrangères soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable ; d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions ; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve ; en un mot, il ne doit pas cesser un moment dans les vingt-quatre heures d'être ministre des Affaires étrangères. Cependant toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici, pour détruire un préjugé assez généralement répandu : non, la diplomatie n'est pas une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques ; car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse ; la bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve ; et la réserve a cela de particulier, c'est qu'elle ajoute a la confiance. On a dit, avec quelque malignité, que M. de Talleyrand semblait ici rédiger d'avance son éloge à l'usage de l'académicien qui serait un jour chargé de le louer. Il y aurait eu plus de vérité peut-être et plus de bienveillance à remarquer ce que ces paroles renferment de grave, de noble et d'élevé. M de Talleyrand prononça ce discours le samedi 3 mars : la veille encore, on le croyait mal, si proche de sa fin, si menacé, qu'une personne étrangère à sa famille crut devoir venir jusque chez moi pour m'avertir d'essayer auprès de lui une démarche plus efficace que la première, et que les approches de la mort rendaient plus que jamais nécessaire : je répondis avec tristesse que rien ne m'y autorisait et que je devais, avant tout, être appelé auprès de M. de Talleyrand par M. de Talleyrand Je venais de faire cette triste réponse et demeurais livré aux plus douloureux pressentiments, lorsque, le dimanche matin, à neuf heures, je reçus ce discours de la part de l'auteur. On me remit un paquet couvert d'une large enveloppe et cacheté de noir aux armes du prince : je le crus mort... Mais jugez de ma surprise et de ma joie ! J'ouvre avec empressement. J'étais alors avec un de mes intimes amis ; je ne puis vous cacher que nous eûmes un moment d'étonnement, de satisfaction, d'épanouissement inexprimable. Il y avait tant de force, d'originalité et de vie dans ce discours, que nous nous primes à rire comme deux hommes qu'amuse une habileté moqueuse ; nous répétions : C'est trop fort ! On ne peut pas braver plus spirituellement l'opinion publique, ni mieux faire son oraison funèbre. Et, tout en répétant : C'est trop fort ! nous étions charmés d'avoir été si étrangement trompés, si agréablement désabusés ; enfin nous lûmes sérieusement ce discours entier : la définition du diplomate nous parut sans doute fort piquante, mais son éloge de la théologie nous sembla sur-le-champ une pensée plus grave, et le tout un hommage éclatant rendu aux principes de l'honneur politique et à l'élévation de la science ecclésiastique ; une sorte de testament publie, presque une profession de foi pleine d'espérance pour arriver à quelque chose de plus positif : de même que la noblesse, la netteté, la fraicheur du style de ce discours faisaient disparaitre pour nous le vieillard octogénaire sous les charmes d'un spirituel écrivain dans la force de l'âge. Cette couleur morale de ses idées se prononçait même davantage à mesure, qu'il approchait du terme de soit discours. Il remarqua dans M. Reinhard, cumule un des principaux traits à sa louange, le sentiment du devoir, ce sentiment vrai et profond... On ne sait pas assez, dit M. de Talleyrand, tout ce qu'il y a de puissance dans ce sentiment. Il l'appela même bientôt la religion du devoir ; il termina à peu près par là cette espèce de déclaration qu'il avait voulu faire au public des secrètes pensées de son âme. Aussi ce discours produisit-il un étonnement universel. Ce langage solennel révéla dans M. de Talleyrand des idées qu'on ne lui supposait pas. Les journaux qui lui étaient le plus opposés, ses plus violents adversaires virent dans ces paroles un commencement de retour : il y en avait d'autres à qui elles semblèrent étranges et déplurent ; leurs opinions ne leur permettaient guère de les comprendre ou d'en accepter la sincérité. Mais tous étaient au moins condamnés à trouver toujours spirituel et plein de vie cet homme, que, dans sa longue carrière, beaucoup de gens d'esprit ont trouvé l'homme le plus spirituel de son temps. Pour moi, ce discours fut plus que la harangue d'un homme d'esprit. A mon sens, il n'était pas encore d'un orateur chrétien. mais il était d'une âme que la religion gagnait insensiblement, à qui elle faisait déjà parler son langage et qui lui laissait espérer d'autres consolations que de bonnes paroles. J'ai appris, seulement depuis la mort de M. de Talleyrand, un mot de lui si bon et si aimable pour moi qu'il eût alors bien encouragé mes espérances, si je l'avais su. Aujourd'hui encore, le souvenir de cette bienveillante parole me touche : la veille de la séance de l'Académie, parcourant son discours, il s'arrêta à ces mots : la religion du devoir, et dit en souriant : Voilà qui plaira à l'abbé Dupanloup. Quand il arriva au passage sur les études théologiques quelqu'un osa l'interrompre pour lui dire : Convenez que ceci est bien plus à votre adresse qu'à celle de ce bon M. Reinhard. — Mais sûrement, reprit-il : il n'y a pas de mal à ramener le public à mon point de départ. Et comme on lui témoignait quelle consolation c'était de lui voit' placer la fin de sa vie à l'ombre des souvenirs et des bonnes traditions de sa première jeunesse : J'étais sûr que cela vous plairait, fut sa bonne et gracieuse réponse. Je viens de vous dire que M. de Talleyrand avait eu la bonté de m'envoyer un exemplaire de ce discours. Ce souvenir me prouva que le prince ne m'avait pas oublié, depuis que j'avais eu l'honneur de le voir chez lui ; et j'avoue que j'y rencontrai une sorte de jouissance plus douce que celle d'un souvenir flatteur, en y retrouvant comme une suite de cette première et sérieuse conversation qui était toujours, depuis ce temps, restée vivement présente à mon esprit. Je n'avais pas vu M. de Talleyrand depuis le jour où j'avais dîné chez lui ; le souvenir même de la satisfaction que j'avais eue à le voir et à l'entendre, peut-être même l'impression d'un certain plaisir que ma présence avait paru lui faire, ne m'avaient inspiré qu'une plus grande réserve. J'étais allé écrire mon nom chez lui ; mais j'avais cru, par discrétion, ne devoir pas en faire davantage. Je pensai autrement après avoir reçu son discours à l'Académie, et je voulus l'en remercier en personne. Je fus reçu tout aussitôt. Mais je dois vous le dire, mon cher ami, cette visite fut pour moi une grande affaire. Le discours de M. de Talleyrand, la conversation dont j'avais été témoin, sa retraite loin du monde, la préoccupation à laquelle il semblait livré, ce qu'on disait dans sa famille et même dans le public des pensées et réflexions sérieuses qui l'occupaient, tout cela se présenta à mon esprit comme un ensemble de circonstances graves, très graves même. Je savais qu'il désirait me revoir ; je commençais à comprendre ma situation avec quelque effroi, et j'eus besoin d'appeler la pensée de mon sacerdoce au secours de mon courage. Cette fois je devais me trouver seul avec M. de Talleyrand ; j'étais prêtre, il le savait, il connaissait même mon caractère timide et peu empressé dans les choses humaines, assez positif et résolu dans les affaires de mon ministère. Je ne devais, je ne voulais pas être indiscret ; mais j'étais bien décidé à lui dire, s'il m'en donnait l'occasion, le fond de ma pensée et les vœux de la religion. Je me présentai dune chez lui et je lui fis demander s'il voulait bien me recevoir, J'en serai ravi, fut sa bienveillante réponse. Il chargea sa jeune nièce de me la transmettre sur-le-champ et de m'introduire elle-même dans sou appartement. Mlle Pauline de Périgord me précéda donc : vous savez que M. de Talleyrand l'appelait son jeune ange gardien. Ce n'est peut-être pas à moi qu'il appartient dr dire jusqu'à quel point ce titre était justifié : mais lorsque je vis l'ange du vieillard, avec une simplicité, une candeur, une légèreté vraiment angélique, me précéder et me conduire, jusqu'auprès de lui, je ne pus me défendre d'une profonde émotion. Nous traversâmes plusieurs salons au milieu d'une foule de serviteurs, de valets de pied, tous debout, nous regardant passer en silence. Mlle de Périgord me laissa bientôt seul avec M. de Talleyrand : Bon oncle, lui dit-elle, je vais vous laisser tous deux ensemble : je craindrais de vous déranger. Puis elle s'éloigna : M. de Talleyrand la suivit d'un regard attendri jusqu'à ce qu'elle disparût ; et, après un moment de silence, sa première parole, quand nous nous trouvailles seuls, fut celle-ci : Eh bien, Monsieur l'abbé, j'ai parlé du devoir, dans mon discours à l'Académie... J'ai voulu le faire en cette occasion... Mes réponses lui exprimèrent la consolation, je n'osai dire encore les espérances, que ces graves paroles avaient données à Mgr l'archevêque et à moi-même. J'ai fait l'éloge de la théologie, ajouta-t-il ; ce que j'ai dit est certain, et je suis bien aise de l'avoir fait remarquer... Je ne pus à cette occasion m'empêcher de le remercier en
souriant, au nom de tous ceux qui ont étudié plus ou moins cette science, de
l'honneur qu'il leur avait ménagé. La conversation continua très gravement
sur ces matières. Il revint de nouveau à l'éloge de l'ancienne Église de
France. puis aux sulpiciens, dont le souvenir se représentait toujours. Je
lui témoignai encore combien j'étais touché de cette affection si fidèlement
conservée pour ses anciens maitres : et, je le reconnais, c'était un
étonnement toujours nouveau pour moi de le voir se reporter ainsi aux jours
de son éducation cléricale. Les immenses événements qui avaient traversé,
sillonné sa vie, n'avaient pu effacer ce souvenir, ni en altérer le charme, et
un homme assurément digne de toute confiance, le comte Alexis de Noailles,
qui l'accompagnait à Vienne en 1815, lui avait entendu dire alors, à Vienne
nième. ces propres paroles : Quand je suis triste,
je pense à Saint-Sulpice ; malgré bien des choses, c'est encore le meilleur
et le plus heureux temps de ma vie. M. de Noailles avait été quelque
temps lui-même élève de Saint-Sulpice : mais, d'après l'avis même de ses
pieux instituteurs. il n'avait pas cru devoir suivre sa première inclination
pour l'état ecclésiastique : les sulpiciens lui étaient cependant demeurés
fort chers, et c'était vraiment une chose curieuse que de voir M. de
Talleyrand et lui s'entendre à merveille sur le mérite et les vertus de leurs
anciens maîtres. Vous connaissez peut-être déjà mon cher ami. mais vous reliriez certainement avec un extrême plaisir et peut-être avec quelque attendrissement, puisque vous êtes vous aussi élève de Saint-Sulpice, les paroles d'une convenance si délicate, les louanges si pures et si belles par lesquelles M. de Talleyrand crut devoir, dans une occasion solennelle, rendre un éclatant hommage à la vertu des sulpiciens. Je veux vous parler de l'éloge de M. Bourlier, évêque d'Evreux, prononcé par M. de Talleyrand à la Chambre des pairs, et je vous conseille île vous y reporter. Notre conversation se soutint sur le même ton pendant une
demi-heure. puis elle devint plus sérieuse : elle prit même une teinte de
mélancolie touchante quand il me parla de sa santé, dans laquelle il avait, depuis
quelques jours, éprouvé quelques atteintes. Il m'entretint aussi de son grand
âge, des réflexions que la vieillesse amène à faire. Je
suis bien vieux, Monsieur l'abbé, me dit-il, je
suis bien vieux !... Cette saison est bien
mauvaise... Je vais mal !... Oui, cela va mal ! ajouta-t-il avec un
mouvement agité et pénible. — Ce ton de tristesse était remarquable chez M. de
Talleyrand qui, naturellement, n'aimait pas à se plaindre : je savais que,
courageux contre la souffrance, et d'ailleurs rarement atteint par la
maladie, il ne se décidait guère à occuper les mitres de sa santé, et ne leur
permettait qu'a peine de s'occuper de la leur ; cependant il me raconta que,
depuis deux ans, il était atteint de palpitations, de catarrhes, et que ses jambes
étaient devenues de plus en plus faibles, au point d'être soutenues par des
feuilles et des barres d'acier, et d'exiger deux pansements par jour, et il
me dit en souriant : On parle souvent des malades
imaginaires, il faudrait bien dire aussi quelque chose des bien portants
imaginaires. Les tristes paroles qu'il venait de m'adresser semblaient me révéler le secret de ses plus graves pensées et m'indiquer que ses réflexions les plus intimes étaient dès lors tournées vers un sérieux avenir : je n'en pouvais douter. Ces paroles semblaient m'inviter même à faire un pas en avant, car elles furent suivies d'un moment de profond silence pendant lequel j'observais, avec une extrême compassion, le triste abattement de ses regards et la douloureuse agitation de son âme. Il venait assurément de faire un grand effort pour me dire ces paroles, et cependant j'hésitai quelque temps à y répondre : un sentiment de réserve et de délicatesse indéfinissable, dont je m'applaudis aujourd'hui, et, qui me paraissait un devoir, enchaînait mon zèle... Tout à coup, il interrompit brusquement ce trop long silence : Comment avez-vous trouvé Mme de Dino, Monsieur l'abbé ? — Bien souffrante, mon Prince, mais plus occupée de vous que d'elle. — C'est vrai, me dit-il. Ce mot m'encouragea et j'ajoutai : J'ai trouvé Mme de Dino et sa fille bien profondément, bien sérieusement occupées de vous. Il me regarda avec une expression reconnaissante et attendrie, sans me répondre par aucune parole. En cet instant, je me levai pour me retirer. Ce jour-là et les jours suivants, M. de Talleyrand parut fortement préoccupé et bien plus sérieux qu'à l'ordinaire. Il parlait peu, demeurait soucieux : ses conversations intimes étaient fort graves. et, sans rien de décisif, paraissaient dominées par une pensée secrète et profonde. et semblaient tendre à un Lut qu'il ne voulait point encore avouer. C'est à cette époque qu'il se rendit chez son notaire pour revoir son testament, auquel il avait fait, déjà un changement important, dont je ne fus informé que plus tard. et qui, si je l'avais alors connu, eût éclairci bien des doutes, calmé bien des inquiétudes. Mais, après avoir fait ce changement, M. de Talleyrand referma son testament, le cacheta, et garda un silence absolu sur le changement qu'il y avait fait. Ce qui est très remarquable, et ce que nous n'avons su que plus tard encore, c'est que, dix-huit mois auparavant, il avait déjà demandé son testament et y avait ajouté de sa main, à la date du mois d'octobre 1836, des paroles expresses par lesquelles il déclarait vouloir mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine. Encore une fois j'ignorais ces choses, et voilà pourquoi j'agissais avec tant de réserve et de défiance. Si je les avais sues, je n'aurais pas tant hésité et, peut-être, j'aurais eu tort ; car, pour qui le connaissait bien, il parait qu'il y aurait eu plus que de la maladresse à le pousser trop violemment dans cette route ; il fallait au contraire laisser à ses différentes impressions le temps de se développer, et rien ne se faisait vite chez lui ; il avait une confiance infinie dans le temps, qui lui a été fidèle jusque dans la mort. J'ai appris, depuis, qu'il m'avait su un gré extrême de ma réserve. Je vous raconte ceci maintenant, bien que je n'en aie été informé que longtemps après, pour vous Lien faire comprendre, ce qui me parait évident aujourd'hui, qu'il y avait dès lors en lui un commencement certain de retour : cette grande chose l'occupait depuis longtemps et, depuis ce jour, elle devint pour le reste de sa vie. on peut le dire, l'unique chose. Il faut dire ici que Dieu lui avait donné, dans plusieurs de ses amis et de ses proches, des témoins dignes de voir et de comprendre les nobles et laborieux efforts de son âme. Il y en avait parmi eux qui, par l'élévation de leur esprit et par le dévouement de leur cœur, possédaient l'estime et la confiance entière du prince, qui ne leur cachait aucune de ses pensées et se plaisait même à leur laisser comprendre le travail de sa conscience. Leur tendresse éclairée, leur religion profonde observaient, avec un intérêt et un bonheur inexprimables, les progrès de cette œuvre sainte. Ils voyaient sa préoccupation de jour en jour plus grave ; ils entendaient ses réflexions de plus en plus religieuses : ils observaient les plus petites circonstances, recueillaient ses moindres paroles et savaient, dans le zèle de four tendresse et de leur piété, dissimuler leur joie ; car leur émotion eût paru peut-être un essai d'influence sur le prince qui n'en admettait pas. On a dit, je crois, que M. de Talleyrand avait été circonvenu : je déclare que non seulement cela n'est pas, mais que cela était impossible ; c'est ne pas connaitre M. de Talleyrand. M. de Talleyrand ne souffrait d'avis que ceux qu'il demandait et le sentiment de réserve et de respect que je l'ai vu constamment imposer à tous ceux qui l'entouraient et qui lui étaient les plus chers, demeure pour moi la preuve indubitable que personne n'eût osé lui en donner un : et je sais d'ailleurs, positivement, que personne ne l'a osé ; mais ce qu'il sera plus juste de dire, et ce que l'on ne dira pas assez, c'est l'ardeur des vœux, les sollicitudes, les prières, les craintes et les espérances dont furent entourés les derniers temps de sa vie : qu'on dise, si l'on veut, qu'il y a eu violence : alors, oui ; mais c'est au ciel que la violence a été faite. Pour moi, je me trouvais désormais engagé dans cette grave et difficile affaire ; j'avais déjà reçu de M. de Talleyrand des confidences assez intimes : je savais qu'il parlait de moi avec une extrême bienveillance, qu'il me redemandait souvent ; il semblait avoir besoin de me voir, de m'entretenir. Il me fallut bien reconnaître, malgré mes vives appréhensions, que la Providence m'appelait à commencer' cette grande œuvre, heureux si je pouvais la remettre en des mains plus habiles. Ce fut là Dieu le sait ! ma première pensée ; mais la Providence en décida autrement. et la grande œuvre s'est consommée entre mes mains. Je pris donc, dans ces circonstances, la résolution de n'écouter plus ni ma timidité, ni ma répugnance naturelle, mais de me souvenir de mon ministère ; et je me rappelai. pour fortifier mon courage. ce qu'un prêtre ne doit jamais oublier, que, dans l'ouvré de la conversion des âmes, l'homme fait peu de chose et Dieu toujours tout. Quelques jours après ma dernière visite, j'eus la pensée de lui faire hommage du Christianisme présenté aux hommes du monde par Fénelon. Il me sembla que ce pouvait être une réponse au présent qu'il m'avait fait de son discours à l'Académie, et que ce serait nième un moyen de continuer respectueusement, des relations que, dans ma conscience, je ne croyais plus devoir interrompre. Néanmoins, avant de lui envoyer cet ouvrage, je dus m'assurer que je ne commettrais pas une indiscrétion, et Mme la duchesse de Dino, que je consultai, me fit répondre par Mlle de Périgord, sa fille, que M. de Talleyrand recevrait avec un grand plaisir le livre et l'auteur. Voici la lettre de Mlle de Périgord ; elle est du 22 mars 1838 : Monsieur l'abbé. Je me suis permis de montrer votre intimide billet à mon oncle : il en a été bien touché, et il m'a dit qu'il serait fort heureux de posséder un ouvrage auquel vous avez consacré autant de soin et de temps ; il désire aussi beaucoup vous voir. Mais, comme il sait que vos matinées sont toutes fort occupées, il craint de vous déranger en vous priant de vouloir bien venir chez lui un matin ; il vous demande donc de diner avec nous ; il laisse à votre choix le jour qui vous sera le plus commode, pourvu que cela ne vous gène pas et que vous veniez. Seulement, ayez la bonté de nous faire un petit mot de réponse. Sur cette réponse, je n'hésitai plus et j'envoyai le livre accompagné de la lettre suivante, que vous trouverez peut-être bien hardie ; mais il me sembla que je pouvais, que je devais parler ce langage. Il était nécessaire de donner enfin à mes relations quelque chose de significatif, et l'occasion me parut convenable : je le fis donc... et Dieu bénit ma hardiesse. Voici cette lettre : Prince, Mlle Pauline m'assure que je ne serai pas trop indiscret, si je prends la liberté de vous offrir l'hommage d'un travail fort simple et fort humble, mais auquel le nom de Fénelon a donné quelque prix et peut-être un succès utile ; et l'extrême bonté, que vous avez eue pour moi il y a quelque temps, m'encouragerait encore à cette indiscrétion. Il est bien vrai que quelques pages rares, et pourtant trop nombreuses. sont de moi dans ces six volumes : mais ce n'est pas là ce que j'oserais jamais vous présenter en échange du discours prononcé à l'Académie et dont vous avez bien voulu me destiner un exemplaire : c'est par Fénelon que j'essaie d'acquitter ma reconnaissance et de vous rendre quelque chose de ce plaisir si délicat que j'ai éprouvé en lisant ces quelques pages, dont il ne m'est permis de parler ici qu'avec une respectueuse réserve : c'est donc à la faveur, et comme à l'abri d'un si grand nom, que j'ose me présenter à votre indulgente bonté. Ce qui ajoute à ma confiance. Prince, c'est que le génie, les vertus, le caractère sacré de l'archevêque de Cambrai, et surtout ses malheurs et son admirable retour donnent à sa vie quelque chose d'incomparable et d'achevé, a sa parole une force et une douceur irrésistibles, à sa mémoire enfin je ne sais quoi de vénérable et d'attendrissant. Oserais-je vous le dire encore en toute simplicité ? Fénelon fut comme vous élève de Saint-Sulpice ; il en conserva toute sa vie le souvenir, et, mourant, il écrivait à Louis : Je ne connais rien de plus apostolique et de plus vénérable que Saint-Sulpice. Lors donc que j'ai retrouvé, dans vos discours, cette profonde et aimable reconnaissance de Fénelon pour ceux qui avaient élevé sa jeunesse cléricale ; lorsque je vous ai entendu, à son exemple, vous faire une joie des souvenirs de Saint-Sulpice, et louer avec effusion de cœur les maîtres vénérables de vos premières années ; lorsque, parmi tous les souvenirs d'une vie si traversée, les beaux jours de l'ancienne Église de France, que vous avez vu briller et aussi s'évanouir, sont vos souvenirs les plus profonds, les plus familiers et les plus chers, enfant ignoré de Saint-Sulpice. et admirateur obscur de Fénelon. je me suis senti ému et j'ai eu la confiance qu'un livre, protégé par un si grand nom, serait bien accueilli de vous. Il le sera peut-être aussi, présenté par les mains de cette enfant. véritable ange de g :race et de piété, dont les soins, la tendresse et l'innocence entourent votre vieillesse ; sa noble simplicité, son angélique candeur vous rappellent ce pieux et auguste vieillard dont le noua et les vertus sont pour vous un héritage si cher ; homme saint et véritablement apostolique qui nous bénissait tous avec nue majesté si douce, que l'Église de Paris a vu vieillir dans la longue et laborieuse carrière du devoir ; qu'elle a vu mourir dans la paix des justes, et dont la mémoire sera à jamais en bénédiction. Lundi 26 mars 1838. Je n'ai pas besoin de vous dire, mon cher ami, quel était le but de cette lettre ; je venais demander à M. de Talleyrand, uu nom de Fénelon. et d'un si grand exemple, au nom des sulpiciens qu'il aimait et de l'Église de France qu'il avait si malheureusement attristée ; enfin au nom de sa jeune nièce et du pieux cardinal de Périgord, je venais lui demander, à lui aussi, un retour qui consolerait enfin l'Église, réjouirait sa famille et honorerait sa mémoire. Mais j'ignorais si ma lettre atteindrait ce but ; je craignais qu'elle ne lui déplût, j'étais dans une extrême incertitude, lorsque, dès le lendemain matin, je reçus ces lignes si expressives dans leur rapidité : Je ne veux pas perdre une minute pour vous dire, Monsieur l'abbé, que votre admirable lettre a provoqué enfin cette grande conversation si attendue... J'en espère de bons résultats et je viens en réjouir votre bon cœur. Je suis encore si émue et si épuisée que ma main tremble. Ma lettre avait donc été bien reçue. M. de Talleyrand avait, compris ce que voulait dire l'exemple de Fénelon : de plus. on me l'a raconté depuis, le nom du vénérable cardinal de Périgord et tant d'autres souvenirs que je lui avais rappelés et qui s'offraient si naturellement et si vivement à son esprit, avaient agi fortement sur son cœur. Mme la duchesse de Dino crut devoir en avertir immédiatement Mgr l'archevêque de Paris, dont elle connaissait la vive sollicitude et les vœux ardents. Depuis vingt ans, vous le savez, Mgr l'archevêque n'avait pas laissé s'écouler un seul jour sans porter à l'autel la pensée et le nom de M. le prince de Talleyrand. Dès le moment où j'avais vu mes rapports avec M. le prince de Talleyrand prendre un caractère sérieux, j'en avais informé Mgr l'archevêque ; je ne concevais guère de circonstance où je pusse avoir un plus grand besoin de ses conseils, comme il n'en est pas aussi où je l'aie vu témoigner plus de charité, d'empressement, de zèle pour la religion et pour l'honneur de l'Église, avec plus de douceur et de ménagement tout à la fois pour le pécheur. Mgr l'archevêque m'écrivit ce jour-là même pour m'encourager et me promettre l'appui de ses prières. Mais vous aussi, sans doute, vous serez curieux de connaitre
les détails : jusqu'à présent je ne vous ai pas dit positivement ce qui
s'était passé. Le voici : Mlle Pauline de Périgord avait remis elle-même mon
hommage et ma lettre à M. le prince de Talleyrand, puis s'était retirée. Il
demeura seul et lut cette lettre : j'ignore l'impression qu'elle lui fit en
ce moment. Seulement, quelques heures après. Mme la duchesse de Dino, descendant
chez lui, le trouva seul encore et fort sérieux. Je
viens de recevoir une lettre de l'abbé Dupanloup, dit-il après quelques
moments de silence. La connaissez-vous ? — Non. Monsieur. — Eh bien,
lisez-la. Mme la duchesse de Dino reçut la lettre de sa main et en
commença silencieusement la lecture : Non, lisez-la
tout haut. Cette recommandation était significative et faisait essentiellement pressentir un résultat. Mme la duchesse de Dino lut ma lettre tout haut à M. de Talleyrand : il écouta cette lecture paisiblement, sans émotion apparente ; et même, vers la fin de la lettre, Mme de Dino ayant peine à contenir la sienne : Achevez donc cette lettre, lui dit-il avec une certaine brusquerie : il ne s'agit pas de s'attendrir... Tout cela est sérieux... Puis, la lettre achevée jusqu'au bout, après quelques moments de réflexion et de silence, il dit brusquement à Mme de Dino : Si je tombais sérieusement malade, je demanderais un prêtre... Pensez-vous que l'abbé Dupanloup viendrait avec plaisir ?... — Je n'en doute pas, répondit Mme la duchesse de Dino ; mais, pour qu'il pût vous être utile, il faudrait que vous fussiez rentré dans l'ordre commun dont vous êtes malheureusement sorti... — Oui, oui, reprit-il, j'ai quelque chose à faire vis-à-vis de Rome, je le sais : il y a même assez longtemps que j'y songe. — Et depuis quand ? lui demanda Mme de Dino, fort surprise de cette révélation inattendue. — Depuis la dernière visite de l'archevêque de Bourges à Valençay ; et depuis encore, lorsque l'abbé Taury y est venu... Je me suis demandé alors pourquoi l'archevêque, qui était là plus directement mon pasteur, ne me provoquait pas ; pourquoi ce bon sulpicien ne me parlait de rien. Mme la duchesse de Dino lui prit les mains et, se plaçant devant lui, les lames aux yeux, lui dit : Mais pourquoi attendre une provocation ? Pourquoi ne pas faire spontanément, librement, généreusement, la démarche la plus honorable pour vous-même, la plus consolante pour l'Église et pour les honnêtes gens ? Vous trouveriez Rome bien disposée, je le sais... Mgr l'archevêque de Paris vous est fort attaché ; essayez. — Je ne le refuse pas, répondit-il... J'ai quelque chose à faire, je le sens bien... Mais savez-vous ce qu'on veut de moi ?... Pourquoi ne me le dit-on pas ? — Eh bien, Monsieur, voulez-vous que je vous le dise ? Je vous le dirai si vous voulez, reprit Mme la duchesse de Dino. — Dites, j'en serai fort aise. — Permettez-vous que je ferme votre porte afin qu'on ne nous dérange pas ? — Oui, fermez ; je le veux bien. Mme la duchesse de Dino ferma la porte de l'appartement, et, demeurée seule avec M. de Talleyrand, entrant dans le fond de la question que Mgr l'archevêque lui avait expliquée en grand détail, aborda courageusement ce qu'il y avait dans cette question de plus pénible, de plus délicat, et dit sans détour à M. de Talleyrand ce que l'Église demandait de lui et la réparation qu'il lui devait pour le serinent à la constitution civile du clergé, le sacre de l'évêque Gobe] et le scandale de son mariage. Mais j'étais libre, remarqua sur ce dernier point M. de Talleyrand ; le bref de Pie VII m'avait délié de mes vœux de prêtre et d'évêque. Elle lui expliqua le contraire. Tout cela fut écouté avec un sérieux et une douceur qui donnèrent
dès lors de vraies espérances. M. de Talleyrand mit fin lui-même à la
conversation par ces paroles décisives : Je suis
depuis longtemps dans ces pensées-là ; mais, puisque j'ai quelque chose à
faire de plus. je ne dois pas tarder, je ne veux pas que jamais on attribue
ce que je ferai à la faiblesse de je le dois faire dans le mois même de mon
discours à l'Académie. Cela était formel. Quelques jours après. je reçus la lettre suivante de M. le prince de Talleyrand lui-même : Tous les souvenirs que vous invoquez. Monsieur l'abbé, me sont en effet bien chers ; et je vous remercie d'avoir deviné la place qu'ils ont conservée dans ma pensée et dans mon cœur. — Mais, pour me faire apprécier dignement l'ouvrage que vous avez bien voulu m'envoyer par mon jeune ange gardien. il suffisait. Monsieur l'abbé, qu'il vint de vous. — J'y ai cherché tout de suite les pages dont vont parlez trop modestement, et j'y ai remarqué avec une satisfaction particulière le passage suivant : Cet homme extraordinaire sembla apporter ici ce coup d'œil invincible qui le faisait triompher dans les batailles, lorsque, jugeant que l'impiété et l'anarchie étaient sœurs, il les fit taire toutes deux à la fois devant sa redoutable épée, etc., etc. J'espère avoir bientôt, Monsieur l'abbé, le plaisir de vous renouveler moi-même tous mes remercîments et l'expression de tous mes sentiments les plus distingués. Paris, le 29 mars. Le P. DE TALLEYRAND. Ce que je vais ajouter est une circonstance bien légère : je veux néanmoins que vous le sachiez. Il était fort simple, après y avoir répondu, que M. de Talleyrand jetât ma lettre au feu ; et je ne comptais guère jamais la revoir : il voulut cependant la conserver, et, après sa mort, on l'a retrouvée dans ses papiers, avec une note de sa main indiquant la réponse. Ce fut peu de jours après cette lettre qu'il me fit présent d'une belle Imitation elzévir. Il était, à ce qu'on m'a dit, fort curieux de ces anciennes éditions. Il aimait d'ailleurs beaucoup cet admirable livre. En me l'envoyant, il me fit dire qu'il serait heureux d'apprendre que l'exemplaire, dont il avait lui-même fait choix pour moi, devint, par préférence à tout autre, mon vade mecum. Sur sa demande réitérée, j'allai bientôt le voir une troisième fois : c'était après Pâques : je ne dirai pas avec quelle grâce de bienveillance je fus accueilli : il était évident que ma présence lui apportait de la joie. La conversation fut aussitôt reprise sur le ton des précédentes, comme une suite naturelle, comme s'il n'y avait pas eu d'interruption. Il fut question de la semaine sainte, de l'affluence dans les églises pour la visite des tombeaux, des prédications du Carême, du mouvement religieux dont il paraissait singulièrement occupé et satisfait. Il me parla surtout avec attendrissement de la piété de sa jeune nièce. Comme elle était souffrante des fatigues de son assiduité à l'église : Elle devrait se modérer, lui dis-je. — Il n'y a que votre autorité, me répondit-il, qui puisse l'arrêter. — Permettez-moi, mon Prince, de croire qu'il y a au moins deux autorités avant la mienne. — Non, non, pour ces choses-là, vous êtes la première, vous avez toute sa confiance et la nôtre. Je lui rappelai l'aimable et touchante expression de sa lettre : C'est mon ange gardien : il me sourit. Il ne se passa rien de plus sérieux ce jour-là Je mis seulement sur sa table, en m'en allant, ma Journée du chrétien, d'après Bossuet. Je savais qu'il s'occupait activement de la conclusion de sa grande affaire, je crus devoir montrer d'autant plus de réserve qu'il montrait lui-même plus de bienveillance pour moi ; et j'ai appris, depuis encore, qu'il m'avait su gré de ma discrétion. D'ailleurs, rien ne pressait extrêmement en apparence. Quelques semaines après, à l'occasion de la mort de M. le duc de Talleyrand, son frère, j'allai lui faire mon compliment de condoléance. Cette entrevue fut la dernière de celles qui précédèrent sa maladie. C'était environ quinze jours auparavant. Sa santé était parfaite : je ne l'avais jamais vu si bien portant. Jamais non plus, de toutes les conversations que j'ai eues avec lui, il ne s'en est trouvé de plus curieuse, de plus variée, de plus piquante : je voudrais pouvoir me la rappeler tout entière. Elle fut d'abord triste et sérieuse ; le sujet qui m'amenait en explique assez la raison. La séparation était faite depuis longtemps, me dit-il — son frère était, depuis plusieurs années, entièrement paralysé — ; le dernier coup est néanmoins toujours bien pénible. Et, à cette occasion, il me parla rie la mort de sa mère avec une vivacité de tendresse et de regret qui me prouva, ce que je commençais d'ailleurs à soupçonner, qu'il y avait, dans cet homme, un cœur aussi généralement qu'injustement méconnu. Mme la comtesse de Talleyrand, sa mère, était morte il y avait vingt-neuf ans, au mois de juin 1809. Ce jour-là, je fus surtout frappé de la fermeté paisible et religieuse avec laquelle il m'entretint pendant une demi-heure de la mort et de la nécessité de s'y préparer. M. de Barante a dit de lui avec raison. je l'ai reconnu depuis : Il était homme d'un esprit trop grave, d'un jugement trop ferme, pour qu'une vie douce et imprévoyante pût lui suffire au bord de la tombe. Sa forte raison pesait les questions suprêmes. Je vous rappelle ces paroles, parce que je ne sais rien qui rende mieux l'impression que M. de Talleyrand me fit à moi-même dans cet entretien ; et, loin que ces graves et tristes pensées l'agitassent, il paraissait s'y complaire, et ce fut dans cette conversation même qu'il me raconta cette anecdote qu'il avait déjà racontée, la veille, dans son salon et qui est devenue publique. Je ne me ferai donc pas scrupule de vous la répéter : Il s'est passé, me dit-il, ces jours-ci, quelque chose de curieux à la Chambre des députés, dans la salle des Conférences ; on y parlait de la mort de mon frère, qui, depuis quatre ans, privé de ses facultés, n'avait pu se reconnaître avant de mourir. Je voudrais mourir comme cela, dit M X... ; nous faisons un ménage excellent, ma femme et moi, mais nous sommes en dissentiment sur un point : ma femme voudrait se reconnaître avant de mourir, moi, je voudrais mourir de mort subite... foudroyé. Et, s'adressant à M. Royer-Collard qui était présent : Qu'en pensez-vous. Monsieur Royer-Collard ? lui dit-il. — Monsieur, lui répondit M. Royer-Collard, quand on se donne le droit de tout dire, on s'expose à tout entendre ; le vœu que vous formez est animal. — Vous êtes bien sévère, lui répondit M. X... un peu étonné. — Non, je suis juste. Vous pensez donc à la mort ? — Oui, Monsieur, tous les jours. Assez déconcerté, M. X... se tourna vers un autre député qui se trouvait là et avait tout entendu : Et vous, Monsieur B..., vous êtes plus jeune et plus homme du monde ; êtes-vous du même avis ? — Oui, Monsieur. Cette anecdote lui plaisait à dire, et il y avait une intention évidente dans sa manière de me la raconter. Cela devint beaucoup plus sensible pour moi, lorsque, sans me laisser le temps de lui communiquer l'impression étrange que me faisait un trait aussi singulier, raconté par lui, à moi, il reprit, comme font les vieillards, ce qu'il venait de dire, et qu'il me la raconta une seconde fois, avec une chaleur et une accentuation extraordinaires, et quand il fut revenu à ce mot : foudroyé, il s'arrêta tout à coup, et ajouta d'une voix basse, quoique forte : Mourir d'un coup de foudre ! c'est trop fort !... Et l'expression de sa physionomie compléta sa pensée. Suivit la conversation la plus grave et la plus religieuse : Il est certain, lui dis-je alors, qu'après une longue vie, mêlée de tant d'agitations. il est souverainement raisonnable de souhaiter au moins quelques moments de paix pour se reconnaître et se retrouver avant de mourir. — C'est évident, Monsieur l'abbé, me répondit-il. Je sors, lui dis-je, de chez une jeune malade, qui ne forme pas le vœu de M. X... et qui, sans me permettre de juger sévèrement M. X..., que je n'ai pas l'honneur de connaître, a certainement moins à redouter l'accomplissement d'un pareil vœu. Il sourit. — Je descendais de chez sa jeune nièce, malade depuis quelques jours. — Pauline, me dit-il, n'est-ce pas que c'est un ange ? La conversation avait été longue, et je me retirai. Il me retint, me demanda de ne pas le quitter si vite ; chaque fois que je me levais, il me forçait de rester, ses instances étaient irrésistibles, les miennes paraissaient l'affliger. Ce petit débat de discrétion d'une part, de bienveillance de l'autre, eut lieu quatre ou cinq fois ce jour-là Il ne me voyait jamais sans m'entretenir très affectueusement
de Mgr l'archevêque de Paris, de sa santé, de ses travaux : cette fois, il
m'en parla beaucoup plus qu'à l'ordinaire ; il me parla surtout de sa vie
errante. Il insistait avec un ton de douleur sur cette position étrange, sur
cet abandon où on laissait un archevêque de l'anis ; et ses paroles furent me
!me parfois singulièrement incisives. .le lie vous les rapporte pas, parce
que je les affaiblirais, et qu'il faudrait d'ailleurs vous peindre la
singulière expression de pitié et d'amertume que prenait alors sa
physionomie. Quand donc logera-t-on M. l'Archevêque
? me dit-il... — Je crois, Prince, lui
répondis-je, que cela ne peut beaucoup tarder...
On le veut sérieusement aujourd'hui... on s'en occupe... on y
pense... on y pense beaucoup à l'Hôtel de
ville. — On y pense, reprit-il d'un
ton d'ironie mordante qui n'appartenait qu'à lui, on
y pense, oui ! oui ! Nous pensâmes beaucoup et rien n'imaginâmes. Et il ajouta, en s'animant par degrés, et prenant tout à coup une voix haute : Je respecte et je comprends les motifs de M. l'archevêque, sa position était très difficile, mais, pour moi, à sa place, j'aurais été me loger tout près de la cathédrale, tout près de l'ancien archevêché, chez un de mes chanoines, dans la rue Bossuet. Ces paroles excitèrent en moi un étonnement dont il s'aperçut. Il continua : Oui, il y a là une maison que j'ai vue et qui convenait. Cela aurait plu à beaucoup de gens, déplu à beaucoup d'autres, et n'en eût été que mieux : et quand on aurait passé par là, on aurait dit : il est ici, il était là ! Cela eût fait très bien. Qu'en pensez-vous, Monsieur l'abbé ? La conversation était devenue très vive ; il y avait depuis quelques moments entre lui et moi un échange de paroles et d'exclamations très promptes et, je l'ose dire, comme entre des gens qui s'entendent. C'est dans cet entrainement que j'eus la hardiesse de lui répondre : Je pense comme vous, mon Prince : il est évident que ce n'est pas là une pensée de l'Hôtel de ville... c'est une pensée vraiment épiscopale... Cette dernière phrase me traversa rapidement l'esprit, elle était fort naturelle : je la laissai paraître dans sa brusque naïveté ; loin de lui déplaire, elle le flatta visiblement, elle l'anima davantage encore... Oui, cela eût fait très bien ! à merveille ! un grand et heureux effet ! M. l'archevêque de Paris, pauvre, errant, a une grande dignité. Mais, logé dans cette humble maison, sa dignité devenait extrême et eût embarrassé. Il n'y avait pas moyen de lui résister : vous savez. Monsieur l'abbé, la belle parole que ceci me rappelle : C'est une croix, de bois qui a sauvé le monde. La pauvreté va bien à ceux qui en savent porter dignement le poids. Il s'arrêta. Je lui demandai alors si ces paroles étaient bien
réellement de M. de Montlosier, Oui, certainement,
répondit-il, j'y étais : l'impression en fut
extraordinaire. Nous étions douze cents, les tribunes étaient remplies. Quand
l'orateur prononça ces paroles, il n'y eut pas un applaudissement, mais
toutes les respirations restèrent suspendues, et, lorsqu'il eut terminé,
quelques moments après. on entendit tout le monde respirer. Tel fut constamment le ton de cette conversation, comme vous le voyez, fort significative, ou plutôt, car je ne puis trouver d'expression plus simple et plus vraie, de cette conversation toute transparente, où il fut perpétuellement question de la vie, de la mort, des principes et des sentiments les plus intimes de M. de Talleyrand, sous des noms déguisés qui semblaient être une convention tacite entre lui et moi. Sans nous expliquer davantage cette fois-là, il fut évident à mes yeux que nous avions fait un grand pas. Sur le fond des choses, M. de Talleyrand n'hésitait point ; il avait dit : J'ai quelque chose à faire, je le sens. Et, quant à la forme, dans nos conversations indirectes, dans nos allusions perpétuelles, il s'était déjà fait un échange considérable de questions et de réponses par lesquelles M. de Talleyrand avait parfaitement compris qu'on lui demandait de réparer authentiquement de grandes erreurs de conduite dans les affaires de l'Église où il avait malheureusement figuré ; et des égarements personnels qui avaient été d'une trop déplorable notoriété publique. Je n'avais pas caché d'ailleurs que ce serait là le premier devoir et comme le préliminaire indispensable de mon ministère, si M. de Talleyrand m'appelait à l'exercer définitivement auprès de lui ; et cela venait d'être redit dans cette conversation qui fut la suite de ma lettre. — M. de Talleyrand le savait donc, et, sans traiter la question expressément, quand il me revoyait, nos entretiens contenaient une foule d'explications et d'éclaircissements qui devaient amener un dénouement prochain. Ce dénouement ne se lit pas longtemps attendre. Sa pensée, toujours réservée jusqu'alors, se révéla tout à coup dans un écrit d'une grande importance, lui fut le premier acte extérieur, la première manifestation explicite des dispositions, des regrets, du repentir même de M. de Talleyrand. C'est une appréciation en quelque sorte officielle des diverses circonstances de sa longue carrière, appréciation faite par lui-même, par conséquent encore incomplète, mais toutefois commencement sérieux du procès dans lequel il voulait juger définitivement lui-même sa vie et la condamner. Il y exposait sa cause, il est vrai, avec certains avantages, mais il consentait par lit même à s'entendre discuter, à s'éclairer, à se rétracter enfin, à s'exécuter même, s'il le fallait ; et la suite a prouvé avec quelle sérieuse bonne foi, je ne crains pas de le dire, avec quelle étonnante grandeur d'âme, M. de Talleyrand, après avoir commencé cette affaire, en comprit et en adopta les conséquences. Vous serez peut-être bien aise, avant de connaitre le fond de cette pièce, de savoir les circonstances qui l'accompagnèrent. N, de Talleyrand venait d'apprendre que le Souverain Pontife avait parlé de lui en termes pleins d'affection et d'intérêt, et qu'il faisait des vœux pour que la fin de sa vie consolât la religion. Cet avertissement lui était parvenu par Mme la duchesse de Dino, à qui Mgr l'archevêque de Paris l'avait confié. Vous ne vous étonnerez pas qu'il tilt question de M. de Talleyrand entre le Souverain Pontife et Mgr l'archevêque de Paris. Il y avait longtemps, vous le savez, que M. de Talleyrand préoccupait Mgr l'archevêque et que Monseigneur, toujours fidèle au dépôt que lui avait confié le vénérable cardinal de Périgord, veillait sur les destinées de cette âme, et lui préparait de loin les voies à une fin chrétienne. Pour diriger plus sûrement encore sa conscience en cette grande affaire, le sage et saint prélat avait consulté le chef de l'Église, qui, par l'organe de S. E, le cardinal Lambruschini, ancien nonce de Sa Sainteté en France, lui avait accordé les pins amples facultés, sans aucune restriction, et même celles qui auraient besoin d'une expresse mention, s'en remettant d'ailleurs entièrement à sa charité, discrétion et prudence. Le Saint-Père ajoutait qu'il prierait de tout son cœur et ferait même prier pour cette œuvre importante de charité et de miséricorde, si digne du zèle pastoral de Mgr l'archevêque de Paris. Monseigneur pouvait encore, quand il le jugerait prudent, faire connaitre à la personne la peine et l'affliction du Saint-Père et combien vivement il serait consolé de son retour. C'est ainsi que, dès le mois de janvier 1836, tout était donc prêt et prévu. Monseigneur, au mois de mars 1838, m'avait fait tenir les copies des rétractations à exiger et des instructions qu'il avait données à M. le curé de la Madeleine, dans le cas où il serait appelé près du prince. En même temps, Mgr l'archevêque avait de nouveau écrit au Souverain Pontife pour le consulter encore, surtout pour le prévenir de l'état et des dispositions de M. de Talleyrand, et c'est la réponse toute bienveillante et paternelle du Pape qui avait été transmise à M. de Talleyrand. Vous comprendrez mieux maintenant le début et l'occasion de la pièce dont je vous parle, laquelle est tout entière écrite et raturée même de la main du prince, et dont voici les premières paroles : Une personne, à la parole de laquelle j'ai d'autant plus ajouté foi, que j'ai dû la regarder comme honorée de la confiance du Saint-Père, m'a assuré et fait assurer à diverses reprises des dispositions bienveillantes du Souverain Pontife envers moi : ces assurances m'ont infiniment touché et m'ont trouvé aussi reconnaissant que je devais l'être. Je ne vous citerai pas cette pièce entière ; elle est fort longue, très détaillée, trop peut-être. M. de Talleyrand l'avait rédigée plus de quinze jours avant sa mort, spontanément, à une époque où il se portait parfaitement bien. Elle parut fort remarquable à bien des égards à Mgr l'archevêque ; le prince la lui avait envoyée directement dans les premiers jours de mai, et Monseigneur l'examina fort attentivement, comme vous pouvez le penser. Le ton grave et religieux dont elle était empreinte montrait dans quel sérieux recueillement elle avait été conçue : elle portait avec elle le cachet d'une sincérité profonde, eu égard surtout aux réflexions qui l'avaient fait naître, au caractère et à l'âge de son auteur. Elle me fut aussi communiquée, à Conflans même, et, quoique cette pièce ne doive pas être publiée, je ne crois pas être indiscret en vous confiant le jugement que j'en portai et que j'en porte encore. Il me sembla surtout qu'elle résumait parfaitement la vie de M. de Talleyrand, dans les deux grandes phases politique et religieuse où il a particulièrement figuré ; et aussi les erreurs où l'entrainement des temps et la faiblesse humaine, l'avaient précipité sous ces deux rapports. Mais vous comprenez que j'abandonne la partie politique à qui voudra la juger ; je me déclare ici tout à fait incompétent. Le rôle immense que M. de Talleyrand a joué dans les affaires de ce pays appartient à l'ordre commun ; la société, dans le cours de cette Révolution qui dure depuis cinquante ans — c'est l'expression de M. de Talleyrand —, a changé dix fois de formes et de maîtres, et M. de Talleyrand a prétendu faire consister son patriotisme à arrêter autant que possible la Révolution sous toutes les formes de gouvernement et sous tous les maîtres : il se dit le défenseur constant de la monarchie française, et il en appelle à tous les hommes impartiaux qui l'excuseront certainement, affirme-t-il. Je ne juge pas un tel procès. Dans cette effrayante mobilité des affaires humaines, les principes absolus, hormis ceux de la conscience, sont difficiles à saisir et à peser ; et la conduite de M. de Talleyrand, plus que toute autre, a pu et dû être diversement jugée. Je ne trouvai donc à tout ceci qu'un défaut, c'était de paraitre et d'être réellement déplacé dans un acte semblable, ou il ne pouvait et ne devait tare question que des malheurs et des égarements de sa vie religieuse. Mais, sous ce dernier rapport, il y avait dans cette pièce des choses fort remarquables, fort consolantes, et qui sont devenues le fond de la déclaration que M. de Talleyrand a adressée au Souverain Pontife. Ce que j'y ai trouvé de plus singulièrement remarquable, je ne crains pas de le dire, c'est le langage qu'il y tient sur le protestantisme, sur cet ennemi de l'unité, comme il l'appelle, semblant vouloir désigner par là ce qui fait le caractère propre et distinctif, en même temps que le signe de réprobation et l'incurable plaie du protestantisme. Il forme contre lui une seconde accusation très grave, dont j'ai déjà parlé, lorsqu'il déclare que le protestantisme pouvait devenir parmi nous le dangereux auxiliaire de la République. Il avance même que le péril en fut grand, imminent. Mais ce qui est plus digne encore d'observation, c'est l'hommage qu'il rend au vénérable Pie VII — expression pour lui consacrée — : c'est la simplicité avec laquelle il se déclare toujours enfant de l'Église ; c'est sa disposition à condamner de nouveau le schisme constitutionnel, si l'Église le juge nécessaire : c'est enfin la solennité des paroles qui achèvent cette déclaration : Mes derniers vœux seront pour t'Église et pour son chef suprême. Suivent quelques lignes pleines de bienveillance et d'affection pour Mgr l'archevêque : S'il lui plaît de faire passer sous les yeux de Sa Sainteté les explications sommaires qui précèdent, et la déclaration qui la termine, il m'aura donné une nouvelle preuve de cette bonté qui le distingue et qui m'attache très sincèrement à lui. Vous me demanderez peut-être maintenant pourquoi cette pièce n'a pas suffi, et pourquoi sur-le-champ elle ne fut pas envoyée à Rome. C'est que, malgré les excellentes choses qui s'y trouvaient et qui avaient le mérite d'être parfaitement spontanées, cette pièce parut encore trop incomplète et vraiment insuffisante. Je vous l'ai dit, M. de Talleyrand cherchait à s'y excuser. Cela se conçoit ; mais cela était peu digne de la haute gravité d'une déclaration semblable ; et il ne tarda pas à le sentir, dès que j'eus occasion de le lui faire observer. Il s'y trouvait cependant une excuse parfaitement convenable, d'une haute délicatesse, qui a été conservée dans sa lettre au Pape ; la voici : Le respect que je dois à la mémoire de ceux de qui j'ai reçu le jour ne me défend pas de dire que tonte ma jeunesse a été conduite vers une profession pour laquelle je n'étais pas né. Il est certainement impossible d'exprimer, avec un respect plus délicat, ce qui était vrai au fond, et ce qui avait été pour lui le plus grand des malheurs. Mais on jugea avec raison qu'il n'était pas assez explicite sur les obligations imprescriptibles du caractère sacerdotal dont il avait été revêtu. Délié par le vénérable Pie VII, dit-il : ces paroles ne suffisaient pas M. de Talleyrand avait été délié de l'exercice des fonctions ecclésiastiques, mais non délié de ses vieux ; il avait cessé d'être un des ministres actifs de l'Église, mais il n'avait pas cessé d'en avoir le caractère ineffaçable. C'étaient là des choses fort importantes, qui ne se trouvaient pas dites assez clairement. et qu'il fallait déclarer, pour réparer devant l'Église le scandale d'un mariage sacrilège. On doit pourtant remarquer que M. de Talleyrand avait antérieurement expliqué sa pensée de manière à laisser peu de chose à désirer. Dans ce même testament qu'il avait rouvert pour déclarer qu'il voulait mourir dans le sein de l'Église catholique, apostolique et romaine, on lisait cette phrase : Délié par le vénérable Pie VII, j'étais libre. J'étais libre était une erreur, il le reconnut, et, raturant de lui-même ces mots, il les avait remplacés par ceux-ci : Je me croyais libre. Cette rectification était claire, satisfaisante. Mais, dans une déclaration officielle, que M. de Talleyrand voulait mettre sous les yeux du chef de l'Église, ce sens clair et satisfaisant devait se trouver plus que jamais : l'obscurité à cet égard, jointe à l'absence des formes ecclésiastiques, nécessaires dans une pièce de cette importance et de cette solennité, nous obligea à lui demander une déclaration nouvelle où les graves erreurs de sa vie fussent plus formellement condamnées, et qui devint une réparation aussi honorable pour lui que consolante pour l'Église. Plusieurs nous trouveront peut-être ici bien sévères. S'ils sont catholiques. il me suffira de leur rappeler les règles antiques et inviolables de la foi : et s'ils ne l'étaient pas, je leur dirais qu'on ne peut, sans se refuser au bon sens et à la justice, désarmer l'Église d'un droit qui est la seule sanction extérieure de son autorité et de ses lois. et presque la seule garantie de sa dignité morale coutre les outrages et les attaques de ses ennemis. C'est plus qu'un droit, c'est un devoir : mais un devoir que l'Église aime à remplir avec toute la douceur et tous les ménagements possibles pour les coupables. Selon les expressions de Mgr l'archevêque de Paris dans sa lettre à M. le curé de la Madeleine, l'Église ne demande aux coupables que le repentir et une réparation suffisante. Ces paroles. Mgr de Quélen n'avait fait que les emprunter aux instructions émanées du Saint-Siège à ce sujet. Dans la prévision du cas
spirituel dont vous parlez, lui avait-on écrit de Rome, Sa Sainteté vous accorde toutes les plus amples facultés
sans aucune restriction... Pour faire usage
des facultés qui vous sont déléguées... il
sera nécessaire avant tout le repentir et une réparation suffisante dont il
est redevable à l'Église et aux fidèles. J'ai dit suffisante, parce qu'il ne
faut pas confondre le cas de l'ancien évêque, dont nous parlons, avec celui
de Grégoire. Ce dernier était schismatique. et l'autre ne l'est pas : il a
été réduit par un acte de l'Église à la communion laïque. Cette différence ne
sera pas perdue de vue par Votre Grandeur, à la charité, discrétion et
prudence de laquelle on s'en rapporte entièrement pour le mode extérieur de
réparation que vous jugerez opportun, même per verba generalia,
d'exiger. Je cite ici le texte non traduit, mais original, des instructions envoyées de Rome à Mgr l'archevêque de Paris. On voit comment, selon la belle parole des Saintes Écritures. rappelée par Mgr de Quélen, la miséricorde et la vérité, la sagesse et la force devaient ici se rencontrer et faire alliance pour le salut d'une aine et pour l'honneur de l'Église. Voilà dans quelle pensée Mgr l'archevêque m'écrivait à cette époque : Si c'est la miséricorde qui prépare, laissons-la faire. Du reste : Dominus tecum sit, seulement est, est : non, non, c'est le cas. Il y avait donc un droit à exercer, un devoir à remplir, à l'égard de M. de Talleyrand. Sa déclaration demandait quelques rectifications, mais cette pièce, dont les ternies exprimaient d'ailleurs tant de convenance, et qui, sous phi-sieurs rapports, importants sans doute, mais non essentiels, allait beaucoup plus loin que nous ne pouvions l'exiger, écrite d'ailleurs tout entière de sa main, avec une spontanéité parfaite, dans un moment, on sa santé avait repris sa vigueur ordinaire, cette pièce, dis-je, était le plus heureux des préliminaires de sa réconciliation avec l'Église : tout ce que je vous ai raconté précédemment. tout ce que nous savions des dispositions intérieures de M. de Talleyrand, nous parut alors pour la première fois plein de vraies espérances, et, repassant avec Mgr de Quélen tant de circonstances favorables, nous bénissions Dieu et nous nous promettions un avenir riche en consolations. Mais l'avenir ne devait pas nous être donné. Sans savoir jusqu'où M. de Talleyrand en porté la réparation de sa longue erreur, et le réveil tardif de ses croyances endormies, si Dieu lui eût accordé des années, je ne doute pas que la fin de sa vie n'eût été chrétienne comme l'a été seulement sa mort ; je ne doute pas que, sans compter avec sa conscience, il eût cherché sa consolation et sa gloire à donner une ample et généreuse satisfaction à Dieu, à l'Église et aux honnêtes gens. Il l'eût fait soit en France, quoiqu'il ne pensât point que ce fût un pays bon pour vivre et pour mourir, soit en Italie, où il se proposait d'aller prochainement, et où il espérait trouver, cc qui ne se trouve pas toujours en France, la liberté de bien vivre et de bien mourir, la liberté de la fui et de la résipiscence chrétienne. Ce voyage d'Italie était au reste parfaitement décidé. M. de Talleyrand devait partir et quitter Paris le jour même où il mourut, le jeudi 17 mai. En songeant à ce voyage d'Italie, je me suis pris quelquefois à penser que cet homme singulier, qui n'avait jamais rien fait comme un autre, qui n'avait jamais traité qu'avec des souverains, qui n'avait jamais eu qu'â se louer de l'indulgence des Souverains Pontifes et particulièrement de Pie VII, avait eu peut-être la pensée secrète d'aller directement en Italie traiter sans intermédiaire ses propres intérêts. Le Pape actuel, S. S. Grégoire XVI, venait de lui donner les témoignages les plus prévenants de sa bienveillance et de sa faveur ; M. de Talleyrand en avait été touché, et on a vu ce qu'il écrivait à ce sujet. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, Dieu en avait décidé autrement. Quoi qu'il pensât de la France pour y vivre et pour y mourir, la France, témoin de sa vie, devait être aussi témoin de sa mort : le théâtre de ses égarements et de ses scandales devait être celui de son retour à Dieu et de sa réconciliation avec l'Église. Seulement les projets de conversion, que formait son esprit, furent abrégés par le temps ; lui et nous fûmes condamnés à précipiter en trois jours, au milieu des embarras, des douleurs et des menaces de la mort auxquelles il ne pouvait se décider à croire, ce qu'il eût été désirable de faire avec le calme et la sécurité de jours encore pleins et paisibles. J'eus d'abord à lui apprendre, à lui qui se sentait encore plein de force, quoique mortellement blessé, à lui qui se promettait encore plusieurs années de vie, j'eus à lui apprendre qu'il fallait mourir ; à lui révéler qu'il fallait concentrer, dans un répit de quelques heures, l'exécution des désirs dont il comptait remplir au moins quelques années encore. Ce qui me reste à raconter vous en montrera donc l'exécution hâtée et accomplie dans les courtes et rapides journées que la miséricorde de Dieu lui laissa tout à coup pour mourir. La mort lui apparut inopinément ; elle était pressée : malgré lui, il dut se presser lui-même ; et la fin de cet homme étrange tire, qu'on me permette ce mot, son prix et ses consolations, moins peut-être du temps qui lui fut donné pour mourir, que du temps qu'il avait déjà mis et qu'il destinait encore à se préparer à, la mort. Depuis que M. de Talleyrand avait envoyé son projet de déclaration à Mgr l'archevêque de Paris, il se passa environ dix jours jusqu'à celui où il ressentit les premières atteintes du mal qui le conduisit à la mort ; car, jusque-là, malgré quelques rares malaises, il se portait parfaitement bien. Le jeudi 10, il était encore allé se promener au parc Monceau. Je l'ai vu rarement de meilleure humeur, et plus en train de causer que ce jour-là, dit un de ses amis qui l'accompagnait. Ce lieu lui rappelait de curieuses anecdotes et lui fournissait l'occasion de singuliers rapprochements. Ce fut le samedi 12 niai qu'un frisson le prit avant son dîner,
lequel fut suivit de vomissements abondants et d'une fièvre violente ; ce fut
là le commencement de la maladie qui, en trois jours, fit de si rapides
progrès. Je le trouvai assis dans sou fauteuil,
agité, inquiet, se refusant à rien prendre et à se coucher, dit un de
ses amis qui ne le quitta presque plus. Après
de longs efforts, on parvint à lui faire prendre une tasse de thé et à le
faire mettre au lit ; il devint plus calme. La journée du dimanche fut assez bonne ; quoique la fièvre continuât, le malade ne voulut pas rester dans son lit, passa tout le jour dans sa chambre et dans son salon, et vit constamment du monde. Le lundi 14, la maladie avait pris un caractère tout à fait grave et menaçant ; une tumeur inflammatoire et gangréneuse s'était déclarée ; il fallut lui en faire l'opération : il la subit avec un grand courage : et, pendant qu'elle dura, il ne dit que ces mots : Savez-vous que vous me faites très mal ! Il avait du reste conservé assez d'empire sur lui-même et assez de force pour paraitre ensuite dans son salon et pour recevoir comme à l'ordinaire. Je suis à même d'assurer que ce n'était point légèreté et mépris de la mort : il méditait la mort, il en parlait même avec un calme sérieux, au milieu du monde qui l'entourait. Le monde était une distraction médiocre pour un esprit si maitre de lui-même, et qui s'était de tout temps habitué à tenir intérieurement conseil et à délibérer seul sur les choses les plus graves, au milieu des bruits les plus frivoles. Ceux qui le virent ce jour-là furent étonnés de le trouver tout à la fois si affaibli et si ferme : son courage paraissait héroïque en présence de son mal. Un témoin oculaire raconte ainsi les impressions qu'il en reçut : Le visage du prince était altéré, il éprouvait une fièvre violente, on voyait qu'il avait beaucoup souffert, et qu'il souffrait encore ; mais son ton était calme et doux, son esprit était présent et serein, sa conversation un peu moins continue, mais agréable à son ordinaire : il y avait chez lui sept ou huit personnes : il voulut qu'un servit le thé comme de coutume. Il me parla de l'opération qu'on lui avait faite, du soin que M. Marjoiin avait eu auparavant de faire sortir son chien qui avait voulu une fois se jeter sur lui pendant qu'on lui mettait les ventouses ; il me raconta tout cela longuement et avec sa façon originale et piquante... Cette soirée m'est restée dans la mémoire. Je fus frappé du spectacle de la lutte de cet esprit courageux et impassible contre le mal qu'il voulait dominer. M. de Talleyrand est un des hommes qui ont cru le plus à l'empire et à la puissance que l'action morale peut exercer sur la nature physique. Je ne tardai pas à être informé de tout ce qui se passait. Il y avait plusieurs jours que je n'avais vu M. de Talleyrand ; mais je n'avais pas cessé, comme vous le pensez bien, de réfléchir et de prier beaucoup pour lui. Mgr l'archevêque m'avait remis le projet de déclaration dont je vous ai parlé, en me chargeant de le représenter au prince avec des modifications essentielles. Je me suis reproché de ne pas mètre hâté davantage ; il est vrai que j'étais loin de prévoir une fin si prochaine ; mais que de sollicitudes nous eussent été épargnées si j'avais achevé de traiter la grande affaire avec lui pendant qu'il jouissait d'une parfaite santé ! — Cette pièce, ainsi rectifiée, se composait, au reste, des termes nièmes de la déclaration écrite de la main de M. de Talleyrand en deux pages in-quarto. Ma mission était d'obtenir qu'il y souscrivit, et qu'il achevât ensuite de compléter sa paix avec Dieu et avec sa conscience. Tel était l'état des choses, quand on vint me chercher le mardi 15, dès le matin : c'était un jour de promenade au petit séminaire ; j'étais parti, dès le point du jour, avec mes enfants pour notre maison de campagne de Gentilly ; je devais y passer la journée avec eux... La divine Providence me réservait d'autres sollicitudes. C'est là qu'on vint me chercher en grande bâte et m'apprendre que l'état de M. de Talleyrand donnait les plus vives inquiétudes. On lui avait prononcé mon nom, et il avait sur-le-champ témoigné le désir de me voir. Je partis immédiatement saisi et consterné : mille pensées douloureuses et contradictoires, mille craintes m'agitèrent pendant l'heure du retour à Paris. Mais, averti comme je l'étais, ce qui dominait en moi, c'était la pensée d'attaquer la grande question sans détour : en présence de la mort, mon ministère m'ordonnait de parler de la nécessité et des moyens de bien mourir. J'arrivai enfin à la rue Saint-florentin ; tout y était consterné, maitres et serviteurs. J'entrai dans le salon, j'y trouvai toute la famille du prince rassemblée et dans l'abattement de la plus excessive douleur. On m'entoura aussitôt. Il est bien mal, me dit-on, bien mal ! Cependant il vous verra volontiers ; dès que Pauline lui a prononcé votre nom, il a répondu qu'il vous recevrait avec plaisir et sur-le-champ. On ne disait pas une parole qui ne me serrât l'âme. Mon cher ami, il faut savoir comme vous ce que devient le cœur d'un prêtre auprès d'un malade qui va mourir, savoir ce qu'on souffre dans ces douloureuses circonstances, quelle part on prend malgré soi aux larmes ; aux angoisses de tous ceux qui entourent ce lit de douleur, avec quelle violence Filme se brise sous le poids formidable des immenses devoirs qui pèsent alors sur elle ; il faudrait enfin se représenter la solennité décisive, terrible, exceptionnelle de ma position auprès de ce vieillard, de cet évêque mourant. pour comprendre tout ce que je souffrais, tout ce que je cachais d'angoisses en ce moment, et surtout lorsque, dans l'escalier, le docteur Cruveilhier, me serrant tout à coup secrètement la main, me dit à l'oreille ces tristes paroles : Si vous pouvez quelque chose, faites-le sur-le-champ : le temps presse. Je fus saisi d'effroi... brisé... et cependant je devais demeurer calme au dehors et consoler ceux qui m'entouraient. Je fis un effort violent pour secouer ces impressions de douleur et de faiblesse, et j'entrai dans la chambre du prince : il me reçut avec sa bienveillance accoutumée. Mon abord fut sérieux comme il devait l'être. et mes premières paroles graves et douloureuses : car son état paraissait vraiment affligeant : j'observais ses yeux abattus et son regard triste, quoique très ferme encore. Dès le commencement de la journée. il avait demandé ce qu'on pensait de son état, ajoutant : Je suis sûr d'être plus malade qu'on ne me le dit. Sa famille ne crut pas devoir le rassurer : on convint que sa maladie était dangereuse, et un recommanda aux médecins, s'il leur tenait le même langage, de ne point lui cacher la vérité. On savait qu'il avait assez de force d'âme pour l'entendre. Dès que je parus : Monsieur l'abbé, me dit-il, il y a longtemps que nous ne nous sommes vus : me voilà bien malade. Je ne tardai pas davantage, et, répondant à ces tristes paroles, j'entrai avec trop de vivacité peut-être et de précision dans les pensées que cette maladie grave paraissait lui inspirer. J'ajoutai que je lui rapportais les deux pages qu'il avait envoyées à Mgr l'archevêque, et que, s'il voulait bien, j'allais les lui relire, telles qu'elles avaient dû être modifiées sur quelques points. Il me répondit sur-le-champ, avec une fermeté qui m'étonna, je l'avoue, et me découragea presque : Monsieur l'abbé, j'avais bien réfléchi à ce que j'écrivais. J'ai tout mis dans ces deux pages : et ceux qui sauront les bien lire, y trouveront tout ce qu'il faut. Cette réponse me jeta dans un étrange embarras. La situation était extrême, j'étais prêt à me lever et à sortir, lui offrant mes vieux et mes regrets, lorsque Dieu m'assista : ce fut très prompt, dans ma pensée : car je lui répondis aussitôt : C'est vrai, mon Prince, je le reconnais : ceux qui sauront lire y trouveront ce qu'il faut ; mais vous n'ignorez pas que, dans ce pays-ci, beaucoup de gens ne savent pas lire... Permettez-moi de l'ajouter, on sera d'ailleurs très difficile pour vous : on ne voudra pas bien lire : on ne trouvera pas ce qu'il faut dans ces deux pages, on ne voudra pas comprendre ce que vous y avez mis. Cette observation le frappa : il me répondit sur-le-champ : Vous avez raison. Je continuai : Les deux pages que je vous rapporte sont, dans le fond, et même souvent dans la forme et les termes, ce que vous avez écrit ; il y a de plus seulement quelques modifications qui les rendent inattaquables, et, si vous me permettez de l'ajouter, plus honora-ratites pour vous, plus consolantes pour votre famille, plus satisfaisantes pour l'Église... Permettez-vous que je les lise ? — Volontiers, me répondit-il ; mais plutôt, donnez-les-moi, je les lirai moi-même. Il les reçut de ma main et en commença aussitôt la lecture. Cette lecture fut longue. Il ne faudrait pas se représenter M. de Talleyrand, malgré sa position, dans un état qui le privât de son attention. Une sorte de paralysie enchainait ses jambes et la partie inférieure de son corps ; mais il avait l'usage libre et parfait du reste, particulièrement de sa tête, et tout le monde sait qu'il conserva, sans le moindre affaiblissement, sa fermeté d'âme et sa liberté d'esprit jusqu'au dernier moment de sa vie. Assis, appuyé et presque debout sur le bord de son lit, il garda cette attitude jusqu'à sa mort ; ce fut même ainsi qu'il mourut ; car il ne se coucha presque pas durant sa maladie. Ce fut donc dans cette position qu'il lut lui-même le projet de déclaration fait par lui et revu par Mgr l'archevêque. Je dois le dire, en ce moment, son attitude était vraiment imposante : son visage était calme, sérieux, méditatif ; sa main soutenait son front ; son œil était fixe et pensif : et moi, immobile, silencieux, j'observais son visage qui demeura impassible : il lisait avec une attention concentrée. Pendant ce temps, j'espérais, je priais intérieurement. Mon anxiété était extrême ; je n'ai jamais si bien compris l'impuissance de l'homme et le besoin de la puissance et de la bonté de Dieu pour agir sur les âmes. Cette lecture terminée, après un moment de silence, M. de
Talleyrand, relevant la tête, dit ces mots : Monsieur
l'abbé, je suis très satisfait de ce papier. Cette parole me saisit de
joie : je crus un moment que tout était fait : j'allais lui demander
d'achever sur-le-champ ce grand acte, en signant cette déclaration, lorsqu'il
me donna une preuve nouvelle et inattendue de cette indépendance, qui était
le fond de son caractère et de son esprit, en ajoutant avec une extrême simplicité,
du ton le plus calme, mais absolu : Vous voulez bien
me laisser ce papier ? Je désire le relire encore une fois. Je fus
attristé de cette demande, je dus néanmoins y consentir. J'avoue d'ailleurs
que M. de Talleyrand ne me paraissait pas aussi mal qu'on me l'avait dit
d'abord. Il ploya lui-même le papier, et le mit dans son sein. Alors il leva les yeux sur moi, comme pour me parler. Je le prévins par un mouvement rapide et involontaire, et lui demandai comment il se trouvait en ce moment, si je ne l'avais pas importuné, fatigué. Non, non, reprit-il vivement, j'ai en très grand plaisir à vous voir. Je voulais toutefois me retirer, mais il me retint. Je restai donc seul avec lui et, pendant un assez long temps, nous nous entretînmes fort sérieusement de son état, de l'avenir, de sa mort, peut-être prochaine, de Dieu qui pouvait seul le sauver. Cette conversation n'est plus de nature à vous être racontée, même confidentiellement. Dieu seul sait les secrets de sa miséricorde et les voies de sa grâce dans cette âme. Ce que je crois pouvoir dire, c'est que je fus attendri moi-même de sa simplicité, de son abandon, de su confiance ; tout cela ne s'adressait pas à l'homme, mais visiblement au prêtre. J'éprouvais une joie secrète en voyant cette foi et cette simplicité chrétienne ; j'en bénissais le ciel, car c'était plus que de la générosité et de la grandeur d'âme. Cette âme était évidemment déjà touchée de Dieu, et commençait sérieusement, avec une grande sincérité, l'œuvre de sa réconciliation avec lui. C'était beaucoup : je ne pouvais, je ne devais pas aller plus loin. Je me retirai enfin, continuant à juger que cet état si grave n'était certainement pas extrême. Je ne me trompais pas : quelques heures après, le malade parut vraiment mieux. Les médecins même déclarèrent que, si ce mieux se soutenait pendant quarante-huit heures, la forte constitution du malade pourrait triompher du mal, malgré son grand âge. Je m'éloignai pour dire mon bréviaire. Son état cependant et la gravité des choses qu'il fallait conclure ne me permettaient pas de m'éloigner pour longtemps, aussi est-il vrai de dire, malgré de rares et courtes absences, que, depuis le mardi matin je ne le quittai plus jusqu'à sa mort ; le soir cependant, comme tout semblait promettre une nuit meilleure que ne l'avaient fait craindre les souffrances du jour. j'eus assez de confiance pour penser à me retirer chez moi, au petit séminaire, et y passer la nuit, prêt à revenir à toute heure, au premier signal, et certainement dès le matin du lendemain. Ce fut, du reste, je vous assure, une nuit bien troublée, et, quoique j'essayasse de me rassurer par la raison qu'on ne me faisait pas appeler, je ne pouvais pourtant me défendre d'une vive inquiétude. Elle ne fut que trop justifiée. Le lendemain mercredi, dès le grand matin, on m'envoya promptement chercher. Le malade était beaucoup plus mal. La soirée de la veille avait été assez calme et tout le inonde s'était retiré vers minuit, avec une apparence de tranquillité, mais la nuit fut très mauvaise, le malade ne put trouver aucun repos. Une angoisse cruelle, qui le forçait à changer sans cesse de place, avec des souffrances très vives à chaque déplacement, contribuait nécessairement à l'affaiblir. À quatre heures du matin, il avait été éveillé par une palpitation de cœur, qui dura une heure et demie et qui renversa toutes les espérances de la veille. Le pouls resta dans une violente agitation pendant presque toute la journée. On ne pouvait plus compter que sur sa vigoureuse constitution ; et elle paraissait attaquée par trop de points fi la fois pour pouvoir résister. Les médecins déclarèrent qu'il n'y avait plus d'espoir. Le prince avait, du reste, compris toute la gravité de son état. La Providence lui avait donné pour médecin un homme dont la profonde religion, égale au profond savoir, lui assurait tout à la fois un habile secours et un véritable dévouement. Consulté par le malade lui-même : Prince, lui dit le docteur Cruveilhier, la force de votre âme me permet de vous dire la vérité : vous êtes dans cet état où tout homme grave met ordre à ses affaires. Le prince, sans s'émouvoir, et d'un air recueilli, remercia le docteur Cruveilhier. J'arrivai sur ces entrefaites. Sans savoir la réponse de Cruveilhier, je venais lui tenir le même langage... Afin que le malade en frit bien prévenu et me comprit au premier mot, j'avais écrit et je portais avec moi une lettre conçue dans ce sens, que je désirais lui faire remettre et lire avant de me présenter. Comme elle est tout le fond des pensées et des sentiments que je ne cessai d'exprimer devant lui jusqu'au dernier moment, je vais vous la transcrire : Prince, vous m'avez constamment
accueilli avec une bienveillance dont le souvenir sera profond dans ma vie,
alors même que mon dévouement vous serait devenu trop inutile. J'essaie donc
d'acquitter envers vous le devoir de ma reconnaissance, en ce douloureux
moment, et la fermeté de votre finie me permet d'espérer qu'elle ne se
laissera pas troubler, si je lui rappelle les paroles par lesquelles les
Saintes Écritures racontent les derniers moments d'un grand prince : Spiritu
magno vidit ultima : il vit approcher le moment suprême avec une grande
constance : et elles ajoutent : Consolatus est lugentes : et alors il
consola ceux qui étaient en larmes et en prières autour de lui. Ces
consolations, l'Église, votre famille, Mgr l'archevêque, si dévoué à vous et
à ceux qui vous sont chers, vous les demandent : votre cœur, qui en sent le
besoin, ne les leur refusera pas plus qu'à vous-même. Me permettez-vous de
l'ajouter ? Ces consolations, Prince, vous me les avez fait apercevoir, il y
a quelques jours, lorsque vous me rappeliez, avec tant de force et les vives
expressions de la foi, cette belle parole : C'est une croix de bois qui a
sauvé le monde. Eh bien ! Prince, c'est aussi la croix qui doit sauver
votre âme, consoler vos derniers moments, vous réunir au vénérable cardinal
de Périgord, vous réconcilier avec Jésus-Christ, et vous associer à sa gloire
devant les hommes et devant les anges. Je ne tardai pas à être introduit chez M. de Talleyrand ; mais ce que j'avais à faire en ce moment auprès de lui, ce que je venais lui demander était si décisif, si extrême, lui annonçant si clairement sa fin prochaine, que nous pensâmes qu'il y avait quelque chose de meilleur encore que ma lettre, de plus doux et de plus puissant sur son cour, pour le préparer à ma visite. Je ne puis maintenant encore me souvenir de ce moment sans en être profondément ému : je ne crois point manquer à la réserve de mon ministère en vous le racontant. Il y avait donc là, vous le savez déjà, une jeune et pieuse enfant, dont la foi comprenait vivement et partageait nos désirs et notre sollicitude, dont l'angélique piété justifiait le nom que lui donnait le vieillard mourant, qui ne savait plus dire d'elle que ces mots : C'est mon bon ange. — Ma fille, lui dit sa mère, tu sais tout ce que tu dois à la tendresse de ton oncle : voici le moment de lui montrer ta reconnaissance ! Et, continuant avec larmes, elle ajouta qu'il lui appartenait maintenant, à elle, à elle surtout, d'acquitter la dette de son cœur par un immense et dernier service ; qu'il fallait qu'elle allât elle-même, l'avertir de ma visite, lui en rappeler l'objet, et lui demander qu'il ne refusât pas les consolations que je venais lui apporter. La jeune personne, profondément touchée, fondait en pleurs tout le temps que lui parlait sa mère ; et puis tout à coup la force de Dieu descendit dans son âme ; ses larmes s'arrêtèrent, elle essuya ses yeux, redressa la tête, et, après avoir porté rapidement ses regards sur sa mère et sur moi, je la vis se précipiter au même instant à mes genoux : Mon père, s'écria-t-elle d'une voix émue mais assurée, donnez-moi votre bénédiction ! Mon âme, je l'avoue, ne put tenir à ce spectacle. Je devins à mon tour plus faible que l'enfant elle-même : des larmes coulèrent involontairement de mes yeux : puis, étendant les mains, je bénis au nom de Dieu l'ange visible du vieillard. Aussitôt la jeune fille se releva et, sans tourner la tête, d'un pas ferme, d'un air de résolution qui enchainait nos regards à tous ses mouvements, elle s'éloigna de nous, se dirigea vers la chambre du malade et disparut. Dieu sait le charme et la force qu'il donna à sa parole, mais, quand elle revint au bout de quelque temps, elle me dit avec un sourire mêlé de larmes : Monsieur l'abbé, bon oncle sera bien heureux de vous recevoir. J'entrai donc et je m'approchai de son lit. Je le trouvai paisible. Ses yeux étaient baissés ; il les leva sur moi, et un sourire de bonté touchante répandit sur son visage souffrant une sorte de satisfaction et de sérénité : il m'a toujours reçu avec ce sourire et ce regard, qu'il savait rendre d'une douceur et d'une délicatesse exquises. Vous comprenez, mon cher ami, avec quel abandon de simplicité je vous raconte tout ceci : il est certain que ma présence, dans ces derniers moments, semblait toujours produire sur lui une impression de joie particulière. Cela fut souvent remarqué et je partageais ce privilège avec les deux personnes qui désiraient le plus ardemment au monde son vrai bonheur. Le prince le savait bien, et c'est là ce qu'il voulait nous faire sentir. Il y avait cependant une altération visible dans ses traits et comme un reste d'atteinte douloureuse ; car cette faiblesse, qui avait causé tant d'alarmes, avait été due à un accès de souffrance aiguë qu'il avait ressentie dans la partie malade de son corps. La paralysie gagnait les entrailles : c'était la mort qui montait par degrés. Néanmoins son aspect calma un peu ma première frayeur. Je le trouvais mal, très mal. mais non pas expirant : loin de là ; il y avait, à mes yeux, la triste chance qu'il pin souffrir assez de temps encore avant de mourir. Jugez cependant de ma position : moi, prêtre, en présence de cette âme que je savais déjà repentante, mais non réconciliée ; moi, si jeune, en présence de ce vieillard sous la menace d'un péril imminent ! Le sort de son éternité, l'honneur de la religion à sauver ! Encore une fois, de telles émotions s'impriment au fond de l'âme, mais ne se racontent pas. Dieu permit que, malgré les angoisses de mon cœur, je n'en fusse pas troublé ; je l'en ai béni mille fois depuis. C'était évidemment, et dans la rigueur du mot, une grâce d'état ; car je ne puis encore aujourd'hui concilier le sang-froid que je gardai avec la vivacité de mes craintes et les désirs ardents de mon zèle. Enfin, je vous le dis en toute simplicité, je crois avoir été prudent en faisant mon devoir. Je lui parlai d'un ton profondément compatissant de ses douleurs ; il y parut fort sensible. Je lui parlai de la mort ; il m'écouta avec reconnaissance. Prince, lui dis-je, je bénis Dieu de vous revoir un peu plus paisible ce matin : mais aussi nous avons tous bien ardemment prié pour vous, et si la mort qui vous menace, ajoutai-je avec une émotion et des larmes que je ne pus maîtriser, nous pénètre tous de douleur, du moins nous remercions Dieu qui vous la rendra plus douce après vous avoir ménagé le temps et la force de mettre ordre aux affaires de votre conscience et de votre salut éternel. A ces mots, M. de Talleyrand avait relevé la tête ; l'abattement de ses traits avait fait place à une contenance plus ferme ; sa physionomie, ses regards avaient repris toute leur vie ; son attention, son intérêt se réveillaient évidemment pour une si grande affaire. Les personnes qui entouraient avec moi son lit s'éloignèrent et nous laissèrent seuls. Il y eut dans ce mouvement une sorte de solennité, qui me saisit profondément. C'est alors que je sentis plus que jamais ce que c'est que de demeurer seul auprès d'un mourant, en face de la mort, sur le bord de l'éternité ; et vous savez quelles étaient mes angoisses particulières auprès de M. de Talleyrand. Il ranima lui-même mes forces, presque aussi défaillantes que les siennes. Je vous remercie, me dit-il d'un air dont je ne puis redire la bienveillance. Cette parole ouvrit aussitôt la conversation la plus sérieuse que j'eusse encore eue avec lui ; car je trouvai dans M. de Talleyrand toute la plénitude de ses facultés, et en moi une sorte de hardiesse de zèle que Dieu me prêta pour cette heure si grave. Je lui parlai alors, dans les termes les plus forts et les plus énergiques, de son Arne, de la mort, de l'éternité : je ne lui cachai pas qu'il touchait au dernier terme de sa longue et orageuse carrière, que la vie allait s'éteindre, pour lui, et qu'il pouvait au premier moment paraître devant le tribunal de Dieu. Je lui peignis fortement, ce qu'avaient de redoutable les jugements de Dieu. J'étais entrainé par une émotion poignante et irrésistible ; je lui dis qu'il était temps et sage de prévenir ce jugement terrible en se jugeant lui-même. Je lui rappelai surtout alors que, s'il avait admiré cette croix de bois qui a sauvé le monde, c'était aussi cette même croix qui devait bénir ses derniers instants, sauver son âme, purifier sa vie, préparer son éternité, le réunir à son vénérable oncle le cardinal, combler les vœux de Mgr l'archevêque, ceux de sa famille, de ses meilleurs amis, et obtenir pour la religion cette juste et indispensable satisfaction qu'il lui avait promise et qu'elle le conjurait, par ma bouche, de ne plus différer à lui donner. Ces paroles étaient vives, pressantes : en les disant ma voix était animée ; je n'étais plus le maitre de mon zèle ; j'étais pressé du besoin d'arracher cette âme à une mort effrayante, à un danger pire que la mort, au péril de mourir dans un repentir commencé, mais imparfait. Ma conscience reproché une faiblesse comme un crime, et je dois le dire j'aurais trahi les désirs mêmes du malade qui m'entendait. Car je n'oublierai jamais le véritable épanouissement de reconnaissance qui se peignait sur son visage, la bienheureuse avidité de son regard, tandis qu'il m'écoutait : Oui, oui, je veux tout cela, me dit-il, en m'offrant sa main et saisissant la mienne avec la plus sensible émotion : Je le veux, vous le savez, je vous l'ai déjà dit, je l'ai dit à Mme de Dino. Et, continuant la conversation intime de la veille, faisant justice complète de sa vie entière, il eût immédiatement commencé l'œuvre de sa réconciliation avec Dieu. si je ne lui avais fait observer que sa confession ne pouvait s'achever qu'après sa déclaration, préliminaire indispensable de sa réconciliation avec Dieu devant l'Église. C'est juste, me répondit-il : alors je veux voir Mme de Dino ; je veux relire ces deux actes avec elle ; je veux y ajouter quelque chose ; et nous terminerons ensuite. Il y avait de la force dans sa voix, quand il me parlait ainsi. et celle pensée me consola un peu de ce nouveau retardement, auquel j'espérais du reste un terme prochain. La volonté qu'il m'exprimait d'ajouter quelque chose à ces deux actes était loin de m'affliger. Dans la situation d'esprit et de cœur où je le savais, il était évident pour moi que ce qu'il voulait ajouter à sa déclaration ne ferait qu'en augmenter la force en même temps que l'authenticité. D'ailleurs, tout était évidemment bien avancé : et sa réconciliation avec l'Église, et sa réconciliation avec Dieu ; il n'y avait plus qu'à consommer ce que tant de préliminaires avaient préparé, ce que nos derniers entretiens avaient presque achevé. Dieu sait avec quelles instances je demandai que ces précieux moments ne lui fussent pas refusés, et Dieu, qui voulait faire miséricorde et donner cette consolation à l'Eglise, ne les lui refusa pas. Cependant, avant d'arriver à cette conclusion si désirée, nous eûmes bien des angoisses. Aujourd'hui j'en bénis Dieu, car ce qui était alors pour nous un vrai supplice, prouve maintenant avec quelle indépendance d'esprit, avec quelle plénitude de volonté, il a agi, et il importe de le bien constater. Je vous le disais tout à l'heure, et ceux qui l'ont connu dans sa longue carrière le savent bien. M. de Talleyrand, avec les apparences de la légèreté et de l'insouciance, aimait à méditer profondément tout ce qu'il faisait. En toutes choses, il tenait à délibérer et à agir personnellement et par lui-même. Nulle influence humaine n'était capable de modifier une résolution qu'il avait prise, et, sous ce rapport, il est mort comme il a vécu : à l'honneur de la religion, j'en bénis Dieu, au moins n'a pu dire qu'on ait abusé de sa position et de sa faiblesse pour le déterminer à des actes que sa volonté repoussait. Il y avait quelque chose de si singulièrement imposant dans sa personne, dans son regard ; et surtout dans l'idée que chacun avait de la prodigieuse supériorité de son esprit et de la froide indépendance de son caractère, que nul n'est osé tenter de prendre sur lui quelque crédit. Aussi, je l'affirme avec la plus entière certitude, il n'est personne, ni moi, ni d'autres, qui puisse se vanter d'avoir influé, eu quoi que ce soit et te moins du monde, sur les derniers jours et les derniers actes de la vie de M. de Talleyrand. Ce que M de Talleyrand a fait, il l'a voulu faire ; il a pris l'initiative en toutes choses. C'est lui qui a dressé le premier sa déclaration, lui qui m'a donné spontanément sa confiance : les observations qu'il a reçues, il les avait demandées, provoquées ; puis, il les a jugées, appréciées, acceptées ; c'est lui qui a tout conclu, tout décidé. Ceux qui eurent quelque participation dans cette affaire n'ont été que ses témoins ; et, pour moi, je le déclare devant Dieu et devant les hommes, je n'ai été qu'un simple témoin comme les autres, et je trahirais la vérité, je serais coupable d'une vanité aussi misérable que mensongère, si je prétendais avoir été autre chose qu'un instrument passif dans une œuvre dont tout le mérite revient à M. de Talleyrand, par conséquent la gloire à Dieu et la consolation à l'Église. Vous comprenez néanmoins l'impression douloureuse, les cruelles alarmes que produisaient en moi les délais de M. de Talleyrand. Un ajournement, dans l'état où je le voyais, me paraissait très malheureux ; les larmes m'en venaient aux yeux. Et Dieu seul saura jamais avec quelle violence je comprimais les vivacités et les impatiences de mon zèle. Heureusement. son état ne parut pas empirer ; il trouva même un peu de calme. La journée s'annonça et se soutint assez bien. Cependant tout n'était pas également paisible autour de lui. Il n'était bruit dans tout Paris que de la maladie de M. de Talleyrand. Les uns le disaient mourant, les autres déjà mort, mais personne ne restait indifférent aux dernières destinées de cet homme extraordinaire, disparaissant de la scène si bruyante et si animée que, depuis près d'un siècle, il remplissait de son nom. Cette nouvelle produisait un grand émoi dans le monde politique, qui perdait le plus éminent de ses oracles. Sous le rapport religieux, la mort de M. de Talleyrand réveillait encore des intérêts divers. Tous les hommes de foi se demandaient avec inquiétude s'il reconnaîtrait ses fautes, abjurerait ses erreurs et ferait réparation à la religion des afflictions amères qu'il lui avait données. D'un autre côté, les passions antireligieuses, les partis antichrétiens et philosophiques qu'il avait eu le malheur de servir par de tristes faiblesses, au milieu des temples de l'Église et de l'État, le réclamaient comme un des leurs et prétendaient bien qu'il leur appartiendrait par sa mort, comme il leur avait appartenu par les grandes fautes de sa vie. Dieu, plus puissant et plus sage, a béni les vœux de la religion et déconcerté les espérances de ses ennemis. M. de Talleyrand est mort en chrétien : mais ceux qui voulaient le voir mourir en esprit fort ne manquèrent pourtant pas de se trouver à leur poste. Ils essayèrent d'approcher de son lit de mort. Ce prêtre catholique, que le malade lui-même avait appelé et avec lequel il s'entretenait, leur portait ombrage. On les avait entendus proclamer M. de Talleyrand le plus illustre représentant, dans ce siècle, de la philosophie du siècle dernier. Leur échapperait-il comme tant d'autres ? On s'était consolé de la conversion des autres : mais M. de Talleyrand était d'une bien plus sérieuse importance. Je recevais des lettres anonymes vraiment curieuses par leur impiété et leur audace. Lorsque j'étais obligé de traverser la foule qui remplissait ses salons, je rencontrais parfois d'étranges regards qui auraient pu m'intimider si je n'avais pas été prêt à tout. Quelques paroles de compassion pour le malade, une sorte de dépit mal déguisé exprimaient assez clairement les intentions et les pensées lie plusieurs. Mais ce qui eût, au besoin, ajouté à ma fermeté. c'était la conviction profonde où j'étais, que ceux qui se disaient et pouvaient se dire les amis politiques de M. de Talleyrand, le jugeaient mal en ce moment, et se trompaient en pensant qu'un homme aussi supérieur partageait leurs tristes et étroites préventions et ne savait pas faire, lui le grand politique, la distinction si facile et si naturelle à faire entre les principes mobiles et inconstants, qui agitent les sociétés humaines, et les principes immuables et éternels de la religion ; entre ce qui vient des hommes et ce qui vient de Dieu ; entre des intérêts si rapides, si fugitifs, et des intérêts immortels. Quand j'appelle ces hommes les amis politiques de M. de Talleyrand, je ne les confonds pourtant pas avec beaucoup d'hommes honorables auxquels il accordait ce titre, et qui respectaient, comme il convient, les graves limites où s'arrête la raison des politiques. Entre ces deux sortes d'amis. M. de Talleyrand mettait une différence, qui pourrait se résumer par ces deux mots : il voyait les uns et il estimait les autres. Tous les amis de M. de Talleyrand voulurent donc l'approcher à ses derniers moments : mais vous comprenez la différence de leurs intentions, de leurs sentiments et de leurs regrets. Ce fut surtout le mercredi 16 que la foule des visiteurs affilia chez le prince : ses appartements ne désemplirent pas de toute la journée ; personne pourtant n'était admis dans la chambre du malade, si ce n'est ses parents et ses amis intimes. Mgr l'archevêque ne fut point aperçu dans la foule des visiteurs : une profonde discrétion de charité, un admirable ménagement de prudence et de dévouement lui inspirèrent cette réserve ; mais vous comprenez les sollicitudes et les angoisses de son zèle. Dès le commencement de cette terrible maladie, il en redoutait la fin ; il écrivait : Prenez garde à cette tumeur : les médecins y sont pris quelquefois ; si elle est gangreneuse, il ne faut pas hésiter et ne pas retarder l'opération, s'il se peut ; saris cela, le ravage intérieur est bien prompt. Je vous parle pour avoir vu ; il est vrai que c'était sur un jeune prêtre... Le lendemain, il écrivait encore : J'espère que vous parlez de mon intérêt, de ma douleur, de mon désir... Il ajoutait : Vous connaissez les motifs de ma détermination à ne pas me présenter en personne... Si cependant j'étais de quelque utilité, souvenez-vous que je suis disponible à toute heure : à la vie, la mort. Ceux qui n'ont pas compris les profonds motifs de sa
discrétion, et se sont étonnés de son absence, reconnaitront du moins les
accents d'un vrai zèle, dans ces paroles et dans les paroles suivantes : Si je pouvais espérer que ma voix fût entendue, j'oserais
à mon tour adresser la parole à ce pauvre et si cher malade, et lui dire : Ne
demeurez pas, ne nous laissez pas dans l'incertitude ; que l'on sache enfin
ce que vous voulez, l'honneur tout seul le demande. Voulez-vous mourir dans
le sein de l'Église catholique et réclamer ses sacrements et ses suffrages ?
Soumettez-vous à ce qu'elle exige. Ne le voulez-vous pas ? Déclarez hautement
vos intentions ; alors les conséquences seront pour vous seul. Mais
non ! Le Dieu de vos pères est votre Dieu, leur religion est la vôtre ;
l'Église dont ils étaient les enfants, est toujours votre mère ; elle vous
offre sa paix ; ses bras vous sont ouverts, elle vient à vous, les avances ne
coûtent pas à son cœur ; elle peut encore, elle veut répandre sur vos
derniers jours la sérénité et la joie, rendre votre mémoire honorable sur la
terre, et vous assurer le bonheur éternel. Entre la gloire et l'opprobre,
entre le ciel et l'enfer, qui peut balancer un instant ? Cependant, vers le milieu du jour, le malade parut tranquille. Depuis notre entretien du matin, je l'avais revu plusieurs fois ; et, comme je craignais de le fatiguer, je lui parlais peu, me contentant de prier à côté de lui, de réciter mon bréviaire ou mon chapelet, et de lui demander par intervalles si ses douleurs trouvaient quelque soulagement. Vous me faites du bien, me répétait-il souvent, vous me faites du bien ! Il ajouta même une fois : J'aurais déjà fait ce que je vous ai promis si je ne souffrais pas tant. J'engageai cependant Mme la duchesse de Dino à aller
conférer avec lui de l'affaire de sa rétractation, sur laquelle il m'avait
déclaré vouloir s'entendre une dernière fois avec elle. Je renonce à vous
dire avec quels battements de cœur j'attendais l'issue de cet entretien.
Quelle cruelle anxiété parmi toute cetfe famille en larmes et en prières,
parmi tous ces honnêtes et vrais amis qui se pressaient à sa porte ! Tout le
monde, en suspens, semblait attendre un arrêt de vie ou de mort. M. Royer-Collard,
qui était là, dit alors un mot remarquable, qui fut d'un grand effet : Ne craignez rien : lui qui a toujours été l'homme de la
pacification ne refusera pas de faire sa paix avec Dieu avant de mourir.
Cette parole fut rapportée à M. de Talleyrand, sa figure s'anima aussitôt
d'une expression extraordinaire, et il se souleva vivement, en disant : Je ne le refuse pas, je ne le refuse pas ! En effet, il venait de déclarer à Mme la duchesse de Dino qu'il acceptait tous les termes de la déclaration, qu'il les reconnaissait comme siens, qu'il voulait les signer et mourir eu vrai et fidèle enfant de l'Église catholique : Vous le savez, Madame de Dino, il y a longtemps que je vous l'ai déclaré : je le veux. Il était impossible de tenir un langage plus explicite, d'exprimer une volonté plus ferme ; mais restait à donner la dernière preuve, inutile peut-être dans une circonstance moins solennelle et moins grave, surtout après des déclarations si positives, mais nécessaire en ce moment, et qui seule pouvait consommer dignement cette grande ouvre. On lui proposa de signer sur-le-champ ces deux pièces importantes : Je ne tarderai pas, dit-il seulement je veux les revoir. Je tiens à y ajouter quelque chose et je suis en ce moment trop fatigué : je dirai quand il sera temps. — Mais, Prince, pendant que votre main le peut encore ? — Qu'on soit tranquille ; je ne tarderai pas. Ces paroles renouvelaient la joie et les alarmes de nos cœurs. La triste image de la mort était toujours là devant nos yeux : mais nous ne pouvions rien que prier et attendre. Il était évident que M. de Talleyrand, qui conservait, dans son état, un sang-froid et une présence d'esprit constante, et dont les forces se réveillaient quelquefois d'une manière extraordinaire, sentait encore en lui plus de vigueur que nous ne voulions en voir : il était moins effrayé que nous peut-être, parce que, sans se faire illusion sur son danger, il le sentait moins prochain ; il voulait d'ailleurs ajouter quelque chose d'important à ses déclarations. Il le faut bien dire aussi : M. le prince de Talleyrand ne savait rien faire vite : il n'était jamais dans sa nature de se hâter. C'était un trait connu de son caractère, dont on s'affligeait en ce moment, autour de lui, mais dont personne ne s'étonnait : C'est sa manière, disait-on. Aussi, indépendamment du grave motif qu'il en donna, personne autour de lui n'a regardé ses délais comme des hésitations. Ces retards ont été malignement interprétés : on a même cité de M. de Talleyrand cette parole : Je ne me suis jamais pressé et je suis toujours arrivé à temps. Si cette parole avait été dite réellement par M. de Talleyrand, elle eût été d'une inconvenance extrême : mais on s'est trompé en l'affirmant. Cette parole ne fut point dite alors par M. de Talleyrand. Seulement un de ses plus anciens amis, pour rassurer nos inquiétudes, nous dit : Soyez tranquilles, il ne s'est jamais pressé, et il est toujours arrivé à temps. Il est vrai d'ajouter que, quand cette parole fut répétée parmi ceux qui le connaissaient le mieux, chacun le reconnut aussitôt, et tous s'écrièrent : C'est bien vrai. La journée s'acheva donc pour nous dans ces inquiétudes. J'étais, moi, particulièrement, toujours en prières et en observation devant lui, ne pouvant détacher mes regards de ce malade, objet de si vives espérances et de craintes si amères. Tout le monde gardait un silence morne et inquiet ; je lui adressais pourtant, par intervalles assez rares, quelques paroles de consolation et de foi, qu'il accueillait avec un aimable et douloureux sourire. J'avais, dans ce moment, les yeux chargés de larmes : je souffrais alors certainement autant que lui. Enfin, vers huit heures du soir, le trouvant un peu plus accablé, je voulus calmer mon inquiétude et sonder son état ; j'étais décidé à être pressant si son état le demandait. Je lui dis : Prince, je vais faire donner de vos nouvelles à Mgr l'archevêque que votre état inquiète et tourmente vivement ; voudriez-vous, auparavant, signer votre déclaration, afin que je puisse lui donner en même temps la douce consolation de vous savoir prêt à paraître en paix devant Dieu ? Il trouva encore une force étonnante pour me répondre : Remerciez bien Mgr l'archevêque, dites-lui que tout sera fait. — Mais quand sera-ce, bon oncle ? reprit sa jeune nièce, qui était auprès de lui en ce moment. — Demain, répondit-il, entre cinq et six heures du matin. — Demain ? reprit-elle. — Oui, demain, entre cinq et six heures. Je fis signe alors à Mlle de Périgord de ne pas insister davantage, et j'ajoutai moi-même : Je puis donc, Prince, donner cette espérance... Il m'interrompit très vivement : Ne dites pas cette espérance, dites cette certitude : c'est positif. Ces deux mots furent prononcés avec une force et une fermeté si extraordinaires que j'en suis encore étonné et que je les entends encore. Depuis le commencement de sa maladie. il ne m'avait rien dit avec une pareille autorité ni une accentuation si marquée. Il y avait même, dans son ton, quelque chose de peiné et d'offensé, qui semblait me reprocher de m'être servi d'une expression qui mettait en doute la bonne foi de sa promesse, et n'en faisait qu'une simple espérance. De telles paroles eussent été faites pour inspirer une grande joie, si l'imminence du péril n'eût été là pour troubler constamment nos cœurs. Malgré nos regrets et nos inquiétudes, nous y trouvâmes cependant le courage de nous résigner encore. Je reçus à ce moment un nouveau billet de Mgr l'archevêque, où il me remerciait en quelques mots de l'avoir tenu au courant des nouvelles de la journée ; car vous pensez bien que j'avais grand besoin d'être soutenu et dirigé par ses conseils, et que je le consultais souvent. Je savais mieux que personne combien son cœur était profondément dévoué à M. de Talleyrand et avec quel zèle et quelle charité il priait pour le salut de son âme. Je le redis ici, parce que c'est pour moi une consolation de le redire. On ne saura jamais qu'imparfaitement tout ce que Mgr l'archevêque a fait pour sauver M. de Talleyrand. Ce que je puis dire du moins, mais ce qui est vulgaire au prix de ce que je dois taire, c'est que, pendant ces trois jours, il a rempli admirablement, ses fonctions de pasteur et d'ami ; je l'ai vu, et par conséquent je le sais : non seulement il est impossible d'avoir plus de sollicitude, de donner des avis plus sages, de montrer plus d'ardeur, plus de foi vive, mais aussi plus de dévouement, plus de tendresse, plus de charité dans ses vœux et ses prières. C'était sa vie que, pendant ces trois jours, Mgr l'archevêque offrait et dévouait constamment pour le salut et pour n'ne de M. de Talleyrand. Ce vœu ne devait pas tarder, on le sait aujourd'hui. à trouver un accomplissement. Pour moi, alors, je ne savais que bénir Dieu qui me donnait un pareil guide, un si puissant secours pour suppléer à ce qui manquait de lumière à mon zèle. J'allai donner à Monseigneur les nouvelles de la soirée, et lui dire l'heure fixée par M. de Talleyrand. Après avoir reçu ses encouragements et ses consolations, je retournai chez le prince. Ce fut à ce moment, vers neuf heures du soir, que la fille de M. le baron de Talleyrand, sa jeune nièce, qui devait faire sa première communion le lendemain, vint, selon l'usage, lui faire ses adieux du soir. Il la reçut avec une bonté et une douceur qui attendrirent tous les assistants. Cette enfant était émue, silencieuse ; cette scène alla visiblement à l'âme de M. de Talleyrand. Deux heures après, M. Cruveilhier ayant paru craindre que la raison du malade ne se troublât, on crut devoir faire auprès de lui, avec tous les ménagements convenables, une démarche dont je n'ai pas été témoin : je vais laisser un moment ici parler un de ses amis, qui se trouvait là et qui ne l'a pas quitté. La prévision de M. Cruveilhier ne s'est nullement vérifiée, puisque M. de Talleyrand a conservé toutes ses facultés morales jusqu'à son dernier soupir, mais la prudence conseillait de mettre à profit l'avis du médecin. A onze heures, je fis entrer Mlle Pauline de Périgord près du lit du malade ; ses dispositions actuelles, le terme prochain qu'il avait fixé. tout laissait espérer que cette tentative serait heureuse et que le moment était favorable. M. Cruveilhier se tenait à quelque distance : je tenais une bougie à la main, et soulevai le rideau du lit. Mlle Pauline, tenant une plume et les deux papiers, s'approcha du malade : Bon oncle, lui dit-elle, avec un charme de candeur et de tendresse qu'il est impossible de décrire, tu es calme en ce moment, ne voudrais-tu pas signer ces deux papiers dont tu as approuvé le contenu ? Cela te soulagera. — Mais il n'est pas six heures, répondit le prince. Ici j'admirai la candeur de cette jeune fille qui, malgré l'ardent désir qu'elle avait de voir se réaliser le plus cher de ses vœux, ne sut que rougir, et ne trouva pas un mot pour altérer la vérité, dans un moment où une âme moins pure n'aurait peut-être pas eu de scrupule de faire un mensonge qui lui aurait paru justifié par le résultat. Elle n'insista donc pas après la réponse du prince, qui lui dit ensuite : Je t'ai dit que je signerais demain entre cinq et six heures du matin : je te promets encore de le faire. Mlle Pauline se retira et je restai seul près du lit de M. de Talleyrand, en tenant sa main dans les miennes. Après quelques instants de silence, il me dit avec le plus grand calme : J'ai vu tantôt le missionnaire de Pauline, l'abbé Dupanloup ; il fait grand cas d'elle, il a raison, c'est un ange que cette jeune fille. Je répondis qu'elle était la bénédiction de sa vieillesse ; il me serra fortement la main en signe d'approbation. Quelques instants après, il reprit, du même ton que précédemment : Elle est peut-être ardente dans sa piété, Pauline, mais elle a un grand amour de Dieu. — Oui, dis-je, mon Prince, et une tendre affection pour vous et pour sa mère. Oh ! j'en suis sûr, c'est un ange, c'est un ange. Ici un nouveau silence, puis il reprit : Ne trouvez-vous pas que la religion protestante est une religion bien sèche, bien peu consolante ? A quoi je répliquai : C'est peut-être parce qu'elle ne s'adresse qu'à la raison, qu'il ne lui est pas facile de convaincre. La religion catholique s'adresse tout à la fois à, la raison, au cœur, à l'imagination, et tous ceux qui veulent franchement être convaincus peuvent l'être par elle. Alors il me serra la main plus fortement que la première fois et me dit : Vous avez bien raison, oui, bien raison. Puis il se reposa quelque temps. Il se leva bientôt après, mais ne put pas tenir longtemps sur le bord de son lit, et voulut se recoucher. Puis il se leva de nouveau, il ne trouvait aucune position commode et l'angoisse était toujours la même. Je vous ai dit, mon cher ami, que je n'étais pas présent à ce qui vient d'être raconté : en l'apprenant, je bénis Dieu. Le calme où M. de Talleyrand était demeuré après avoir renouvelé sa promesse, la conversation qui suivit sur la sécheresse du protestantisme, sa tendresse et son admiration pour la piété, l'amour de Dieu et le zèle de sa jeune nièce, nous consolèrent beaucoup et nous prouvèrent que cette tentative, quoique infructueuse, n'avait pas été indiscrète, ne l'avait point blessé, et qu'il avait toujours la conscience de ce grand devoir à remplir, en même temps qu'il conservait jusqu'au bout une extraordinaire présence d'esprit et une constante indépendance de volonté. Pour moi, sans être délivré du poids de mes inquiétudes, je me sentis pourtant un peu soulagé : chacun se retira, et, le malade paraissant un peu plus calme. je me retirai aussi pour aller prendre, dans une pièce voisine, quelque repos dont j'avais un extrême besoin. Quelle nuit et quel repos, mon cher ami ! Dans une pareille situation, la nature accablée peut s'affaisser et sommeiller, mais on ne repose guère, je vous assure : la nuit ne saurait endormir de telles alarmes. Le lendemain, à quatre heures et demie, j'étais debout. Je me dirigeai, tremblant d'émotion, vers la chambre de M. de Talleyrand, où j'avais été déjà devancé par les anges gardiens que Dieu lui avait donnés. Quel spectacle et quel moment ! Nous fîmes tous silence. On marchait à pas sourds et légers ; on se parlait par signes ; la profonde compassion de nos regards, fixés sur ce visage immobile et pâle de souffrance, nous suffisait pour nous comprendre. La nuit avait été paisible ; la douleur même ne se manifestait plus par aucun indice extérieur, mais il ne fallait pas se faire illusion, les traits tirés du malade, ses joues creuses, le calme même de son accablement, tout attestait que la force même de souffrir s'épuisait et que la mort était bien proche. Quelques mots rapides, échangés à voix basse, firent prendre une résolution qui paraissait pressante. Il allait être cinq heures : c'était l'heure indiquée par M. de Talleyrand pour la signature de sa déclaration ; mais nous ignorions s'il aurait encore assez de force pour signer lui-même cette pièce et la lettre au Pape qui devait l'accompagner. Dans ce cas, prévu par Mgr l'archevêque, des témoins graves étaient indispensables. On envoya au même instant plusieurs voitures à la fuis chercher sur divers points de la ville les témoins nécessaires de ce grand et solennel moment : ils étaient choisis parmi les plus intimes et les plus honorables amis de M. de Talleyrand. Cependant M. de Talleyrand, sortant du profond assoupissement où il paraissait absorbé, ouvrit les yeux, les promena sur ceux qui entouraient son lit, et nous salua tous d'un regard plein de douceur et de quelques paroles de la plus grande bienveillance. Nous eûmes le bonheur, plus grand que je ne puis le dire, de le voir agir encore et se servir de ses mains avec plus d'aisance et de force que nous ne lui en supposions. Nous ne pouvions assez bénir Dieu d'un trait si visible de miséricorde. Son état ressemblait à cette première et pénible indolence qui suit ordinairement le réveil. Je me gardai bien de le fatiguer par des questions et de longs entretiens : je priai intérieurement ; c'était, d'ailleurs, autour de lui, un recueillement universel, facile à concevoir dans la circonstance la plus imposante où tous ceux que la Providence avait amenés là, se trouveront probablement jamais placés. M. de Talleyrand paraissait le plus recueilli de tous. Vous ne vous représenterez qu'imparfaitement, mon cher ami, ce qu'il y avait de grave, de religieux, de saisissant dans ce silence et dans l'attente des grandes choses qui allaient s'accomplir, en présence de ce mourant, suspendu au bord de l'éternité. Il était cinq heures du matin : tout Paris était encore plongé dans le sommeil... Cependant le jour était venu. Arrivèrent successivement M. le duc de Poix, M. de Sainte-Aulaire, M. de Marante, M. Royer-Collard et M. Molé : c'étaient les témoins convoqués et prévenus à l'avance. Il était certes difficile de choisir des hommes d'un caractère plus honorable et d'une plus haute autorité. Leur intervention immédiate, comme vous le verrez bientôt, ne fut cependant pas nécessaire. Ils entrèrent dans le salon, le visage empreint d'une gravité triste, qui révélait les préoccupations de leur âme. Après les premières et muettes salutations, rapidement échangées entre tous, ils demeurèrent en silence. Je ne lis pas dans les cœurs, mais j'ose croire, malgré les événements divers de leur grande existence, qu'il y a eu dans leur vie peu d'heures plus solennelles. Un silence plus profond encore régnait dans la chambre du malade. Ce fut M. de Talleyrand lui-même qui, le premier, rendit le mouvement a cette scène muette et immobile. Il regarda tous ceux qui l'entouraient, l'un après l'autre, avec un léger sourire. et les salua d'un mouvement à peine sensible de sa tête ; puis, baissant les yeux comme pour se recueillir et les rouvrant bientôt, nous le vîmes, secouant en quelque sorte, comme il l'avait fait plusieurs fois, la douleur a laquelle il demeurait en proie, redonner à son visage une nouvelle expression de vie, reprendre un air de force, et nous l'entendîmes prononcer d'une voix claire et ferme ces paroles : Quelle heure est-il ? Un frissonnement courut dans mes veines : il se souvenait donc de l'heure qu'il s'était assignée à lui-même ; il voulait donc y être fidèle ! Sa pensée n'avait donc pas cessé de méditer ; il méditait encore ; il avait encore toute la vie de son intelligence, de sa volonté. L'heure du salut était donc enfin arrivée. Il est six heures, lui répondit quelqu'un. Je ne sais pourquoi, j'eus le cœur troublé de la crainte de le tromper, même par cette réponse ; d'ôter quelque chose à son mérite, de devoir la moindre parcelle de cet acte suprême à un mouvement de surprise. Prince, il n'est guère plus de cinq heures, repris-je. — Bien, dit le prince d'une voix calme, dominant encore et lui-même et les autres ; tous en furent stupéfaits. Dieu m'inspira en ce moment une pensée qui eut un effet d'un souvenir impérissable pour tous les témoins de cette scène attendrissante. Tout le monde était levé et sur pied dans la maison, même cette jeune enfant, qui, la veille, était venue faire à son oncle mourant de si touchants adieux, et qui allait, ce jour-là, dans quelques heures, faire sa première communion. Il me vint en pensée de la lui faire revoir encore. La vue de l'innocence, surtout dans un tel jour, est un charme qui ravit puissamment les cœurs. Il me sembla que sa présence porterait une douce et salutaire confiance dans cette âme près de comparaître devant son juge, préparerait heureusement le grand acte qui allait s'accomplir et serait comme la première des bénédictions de ce grand jour. La jeune Marie de Talleyrand descendit donc, et, au moment où tous muets et recueillis, nous ne pouvions détacher de la couche du malade nos pensées et nos regards, elle se présenta tout à coup à la porte de l'appartement, les yeux timides et baissés, le visage pille, entièrement vêtue de blanc. Elle apparaissait vraiment comme l'ange de la grâce et du pardon ; et, quand nous la vîmes, d'une marche rapide et tremblante, approcher du vieillard, pas un cœur ne put contenir son attendrissement : les larmes s'échappèrent de tous les yeux. A sa vue, un changement subit dans les traits du malade révéla l'émotion profonde de son âme : son sourire, son regard semblaient charmés. L'enfant se mit d'abord à genoux à ses pieds et lui dit : Mon oncle, je vais bien prier Dieu pour vous, je vous demande votre bénédiction. C'était une scène à fendre l'âme. Nous nous éloignâmes un peu, nous étrangers, pour ne pas troubler cette dernière scène de famille ; et alors, se soulevant avec effort : Mon enfant, lui dit-il, je te souhaite beaucoup de bonheur pendant ta vie, et, si j'y puis contribuer par quelque chose, je le ferai de tout mon cœur. — Vous le pouvez en la bénissant, lui dit Mme la duchesse de Dino. Alors, étendant la main sur la tête de l'enfant, il la bénit : l'enfant fondait en larmes. Elle se releva bientôt et se retira. M. de Talleyrand la suivit un moment des yeux pendant qu'elle s'éloignait, et, après avoir jeté sur elle un dernier regard, il se retourna vers M. de Bacourt et laissa entendre ces paroles : Voilà bien les deux extrémités de la vie : elle va faire sa première communion... et moi... ! Il n'acheva pas la phrase et, baissant les yeux, il sembla vouloir se reposer et se recueillir un moment. Nous le laissâmes à dessein quelque temps dans ce recueillement et dans ce repos. Mais bientôt six heures sonnèrent. Alors nous nous approchâmes. Nous touchions enfin au terme si longtemps promis, si longtemps désiré, et tous nous retrouvâmes une contenance calme et ferme, que la gravité de ce moment suprême nous commandait et nous inspira. Une nouvelle et dernière scène allait succéder à tant d'autres, clore leurs impressions diverses et les consommer toutes. L'agitation de mon âme n'était plus ce trouble inquiet et cruel qui m'avait tant de fois désespéré. J'étais presque sûr alors de la miséricorde de Dieu, mon cœur n'était plus agité que par l'espérance de voir la religion et l'Église bientôt consolées, et ma foi couronnée dans un de ses plus ardents désirs. Nous nous avançâmes : M. de Bacourt soutenait M. de Talleyrand du côté droit ; le duc de Valençay du côté gauche ; Mme la duchesse de Dino et sa fille devant lui à ses pieds ; M. Cruveilhier, son médecin, était derrière un des rideaux du lit ; son vieux serviteur, Hélie, derrière l'autre ; je demeurai debout, le plus éloigné. On a dit que M. le duc de Poix, M. Molé, M. de Barante, M. Royer-Collard et M. de Sainte-Aulaire étaient auprès de lui ; cela n'est pas exact. Ces messieurs demeurèrent à la porte de sa chambre qui était ouverte, mais derrière une portière à demi fermée, et les actes leur furent présentés immédiatement après la signature de M. de Talleyrand. En ce moment, Mlle Pauline, s'approchant, lui dit : Bon oncle, il est six heures : veux-tu que je te présente ces papiers que tu as promis de signer à cette heure-ci ? Ce mouvement le tira du recueillement où il était plongé depuis quelques moments ; il leva la tête. Au même instant, on le vit faire un grand effort pour se soulever ; la faiblesse ne le lui permettant pas, il fallut l'aider. Après s'être un moment remis-de cette secousse, il prit la plume des mains de Mlle Pauline. Monsieur de Talleyrand, lui dit Mme de Dino, voulez-vous que je vous relise ces papiers avant que vous les signiez ? Vous les connaissez, mais voulez-vous que je vous les relise encore ? — Oui, lisez, répondit-il. A ces mots, subjugués comme par une force supérieure et attirés vers lui, tous se serrèrent, s'approchèrent : avec quelle avidité d'attention, avec quels serrements de cœur ! Dieu le sait. Le prince était assis sur le bord de son lit, et soutenu par des coussins ; son maintien était sérieux. ses yeux élevés et fermes, dans l'attitude et avec l'expression de l'attention la plus grave. Mme la duchesse de Dino s'avança très près de lui : tant que dura la lecture, il écouta, la tête haute et droite, sans donner le moindre signe de fatigue ; son esprit n'était pas seulement présent, mais on peut dire qu'il dominait cette scène. Mlle de Périgord s'était mise à genoux auprès de sa mère : j'étais debout derrière ; M. Cruveilhier, dans le fond de la chambre, et le vieux valet de chambre appuyé sur le bois du lit et fondant en larmes. M. de Talleyrand avait expressément demandé qu'il fuit présent à cette heure solennelle ; ses domestiques étaient trop nombreux pour y assister tous ; il voulut du moins que le plus ancien d'entre eux les y représentât et [n'il leur redire fidèlement ce que son maitre avait fait et déclaré avant de mourir. Mme la duchesse de Dino lui fit d'abord. en présence de l'assemblée, lecture de sa déclaration, que vous connaissez, puisque des journaux l'ont publiée. C'est un long désaveu des temps les plus malheureux et les plus célèbres de sa vie, et la flanche condamnation du siècle auquel il avait appartenu. A chaque phrase, Mme de Dino lui faisait observer que c'était sa propre rédaction : il faisait chaque fois un signe approbatif. Il y avait, dans ce que lisait Mme de Dino, des choses si graves que je craignais parfois que M. de Talleyrand n'en pût soutenir les termes. J'étais tenté de demander à Mme la duchesse de Dino, que son émotion entraînait, de modérer l'accent de sa voix : je craignais que l'humiliation ne fût trop forte. Aujourd'hui, ceux qui assistaient à cette scène si solennelle, et ont entendu ces austères paroles, disent unanimement. et en les lisant vous direz comme eux, que le courage de M. de Talleyrand fut admirable, son abnégation, en ce moment, vraiment chrétienne : et c'est ce que confirma plus tard un des plus anciens et des plus intimes amis de M. de Talleyrand, un homme qui l'avait depuis longtemps connu et que j'ai entendu s'écrier : Jamais on ne comprendra le sacrifice, l'effort immense qu'a dû faire M. de Talleyrand pour effacer d'un trait de plume sa vie entière. C'est bien ainsi que sa rétractation fut d'ailleurs comprise par toutes les opinions : Je ne lui pardonne pas d'avoir renié le dix-huitième siècle, dit un des hommes politiques les plus célèbres de ce temps. — C'est le coup le plus violent que nous ayons reçu depuis cinquante ans, dit un autre. Voilà le vrai sens, la vraie valeur et le point de vue de cette rétractation. M. de Talleyrand a voulu sans doute déplorer solennellement ses torts et se réconcilier avec l'Église et avec son chef suprême ; mais il a voulu expressément aussi condamner son siècle, ses excès, ses erreurs et tous ses entrainements. Pendant toute cette lecture, il demeura immobile, Il est bon de remarquer que cette formalité même n'était pas une formalité nécessaire ; M. de Talleyrand avait tout vu, tout pesé en parti culier : il suffisait d'approuver par une simple signature. Mais il voulut lui-même qu'il fût fait de ces actes si graves une lecture publique : il avait demandé lui-même, et on lui avait dit auparavant, les noms de tous ceux qui l'entouraient : et certes, parmi eux, il y avait des noms et des hommes assez élevés pour paraître les dignes témoins de la réparation qu'il avait résolu de donner non seulement à l'Église, mais à son pays, à son siècle et à tous les honnêtes gens. En un mot, M. de Talleyrand voulut manifestement que la solennité de cette déclaration Fit digne de son importance et que nulle affaire, parmi celles qu'il avait traitées pendant sa vie, ne l'emportât sur celle-ci en grandeur et en authenticité. La lecture de la déclaration finie — elle avait duré environ dix minutes —, M. de Talleyrand reçut la pièce des mains de Mme la duchesse de Dino ; il la prit de la main gauche ; il avait constamment, pendant cette lecture, tenu élevée, de la main droite, la plume qu'on lui avait présentée d'abord, et, sans le moindre signe d'incertitude et d'hésitation, sans aucune espèce d'altération extraordinaire sur son visage ou dans ses traits, sans prononcer aucune parole, d'une main ferme et assurée, il commença à tracer son nom. La plume ne traçant aucun caractère, parce qu'elle s'était desséchée pendant le temps de la lecture, il la plongea lui-même dans un encrier qu'on lui présenta, et il apposa alors, en caractères parfaitement tracés, sa grande signature, celle qu'il n'employait que dans les plus grands traités diplomatiques : CHARLES-MAURICE, PRINCE DE TALLEYRAND. Cette première pièce signée, M. de Talleyrand prit la parole et fit observer qu'il y avait certaines choses qu'il ne retrouvait pas dans ce qu'on venait de lui lire, et qu'il tenait à envoyer au Saint-Père. Mme de Dino lui répondit que ces choses se trouvaient exprimées dans la lettre écrite au Pape, dont on allait lui donner lecture : cette réponse le satisfit. Alors Mme la duchesse de Dino fit lecture de la lettre par laquelle M. de Talleyrand adressait sa déclaration à Sa Sainteté. Vous connaissez également cette lettre par les journaux. La lecture en fut longue encore, très grave et aussi solennelle. M. de Talleyrand signa de même, sans aucune hésitation, et toujours de sa grande signature. Nous demeurions tous immobiles, muets, connue suspendus. Une seule personne, pendant que le prince écrivait, s'était précipitée à genoux au pied de son lit ; et là, le front prosterné contre terre, l'inondait de ses larmes, priant avec une ardeur dont rien ne peut donner une idée, mêlait ses larmes à sa prière, baisait la terre, ne pouvait s'en détacher, et semblait fléchir sous le poids de ses sentiments. Il fallut l'avertir de se relever, quand le prince eut fini. Qu'est-ce donc que la foi qui donne de telles joies ! Comment bénir assez le ciel de répandre, par les joies de l'espérance chrétienne, tant de félicité sur la mort même, tant de douceur sur ce que le monde appelle humiliation ; tant de grandeur sur ce qu'il appelle faiblesse ; tant de paix et de dignité sur celui qui meurt dans un noble repentir, dans une généreuse réconciliation avec Dieu ; et un charme si puissant de consolation sur la douleur et la tendresse de ceux qui voient une telle mort et qui survivent ! Mme la duchesse de Dino reprit des mains du prince les actes qu'il venait de signer. Il y manquait pourtant encore une dernière formalité que d'autres pouvaient remplir, mais pour laquelle il fallait son consentement : c'était la date de cette déclaration. Prince, lui demandait-on, quelle date désirez-vous donner à cet acte ? Le prince était alors remarquable par la gravité extraordinaire de sa physionomie : son air était solennel et imposant. Il répondit avec un accent de voix très marqué : La semaine de mon discours à l'Académie. Cette réponse fit sur toute l'assemblée une sorte d'effet électrique : tous furent saisis d'admiration à la vue de cette volonté, toujours ferme, nette et maîtresse qui agissait avec ce calme et cette autorité presque dans les bras de la mort. et qui. comme au temps de sa plus grande force, décidait, seule et avec une précision rigoureuse et réfléchie, jusqu'aux détails de la plus grande affaire qu'elle ait jamais eu à régler. De quel jour est mon discours à l'Académie ? ajouta-t-il. — Du 3 mars, répondit-on. — Eh bien ! écrivez le 10, afin que ce soit de la même semaine. M. de Talleyrand mettait en ce moment le dernier sceau aux preuves de cette parfaite liberté d'esprit, de jugement et de détermination, qu'il avait constamment gardée dans cette démarche importante, à laquelle sa lenteur même ajoutait un trait de gravité de plus. Car, si l'on n'a point oublié le caractère que le prince de Talleyrand avait montré, pendant le cours de sa vie tout entière, dans les circonstances les plus solennelles. et jusque dans ses erreurs les plus célèbres ; si l'on réfléchit aux dispositions secrètes de son âme, qui s'étaient en diverses occasions manifestées par des pensées d'une nature plus sérieuse, par des pensées de haute morale et de conscience chrétienne : si l'on se rappelle cette lettre où, se démettant de ses fonctions publiques, il parlait des pensées que son grand âge lui suggérait, et son testament, ouvert plusieurs mois avant sa mort et rouvert encore vers le même temps, pour y protester par ces mots : Je me croyais libre, contre des termes qui ne condamnaient pas assez nettement son mariage civil ; si l'on se rappelle encore sa réponse si claire et si touchante à la lettre dans laquelle je lui proposais l'illustre exemple de Fénelon, et après laquelle il dit ces mots : J'ai quelques chose à faire. Je le sens ; si l'on se rappelle ce projet de déclaration écrit tout entier de sa main, en deux pages in-quarto, et de son propre mouvement : puis soumis par lui à Mgr l'archevêque, examiné ensuite par lui durant deux jours, et adopté ; si l'on se rappelle surtout cette fermeté inflexible avec laquelle il résista aux instances qui le pressaient d'y mettre son nom avant l'heure qu'il avait voulu fixer lui-même, n'anticipant pas d'une seule minute sur le moment qu'il avait cru devoir choisir ; si l'on considère enfin la force, le sang-froid, la présence d'esprit, la solennité avec laquelle il consomma ce grand acte en présence de témoins nombreux, dignes de confiance et confondus d'étonnement et, d'admiration : tous ces faits réunis, dont chacun porte la conviction avec lui dans tout esprit raisonnable et de bonne foi, sont une démonstration puissante, incontestable, invincible de la sincérité de M. de Talleyrand à son lit de mort, et par conséquent de la sincérité des actes qui attestent, au monde et a l'Église, son retour à la vérité et sa conversion à Dieu. Selon le désir exprimé si positivement par M. de Talleyrand, l'acte de la déclaration fut donc daté de l'époque de son discours à l'Académie, et la souscription ainsi conçue : Fait à Paris le 10 mars et signé le 17 mai 1838. Ces mots lui furent lus, et il les approuva, toujours en présence des males témoins. Une date est quelquefois une formalité légère, mais, pour celle-ci, il est impossible de n'en pas voir l'importance. L'intention du prince, en faisant remonter sa déclaration jusqu'à l'époque de son discours à l'Académie, est visible. En ce temps-là, tout le monde avait été frappé de la force, de la puissance, je dirais presque de la jeunesse de son intelligence et de ses facultés ; lui, qu'on avait dit mourant. se montra plein de vie et étonna l'opinion publique. Une déclaration faite à une pareille époque tirait donc sa force et son crédit de l'époque t'Orne ; et voilà pourquoi il a voulu que, signée le 17 mai, il fût dit qu'elle remontait à plus de deux mois auparavant, au 3 mars ; que, dès ce jour, elle était décidée et déjà faite, du moins dans sa pensée ; en sorte que cette date est connue la dernière précaution qu'il avait prise pour protester d'avance contre toute interprétation qui attribuerait sa déclaration à un affaiblissement moral ou à des influences étrangères. La pensée de M. de Talleyrand a été comprise par tous les hommes graves et de bonne foi, comme elle devait l'être. Voici ce qu'en écrivait un homme, dont nous avons déjà eu occasion de citer le témoignage, qui avait vécu longtemps, et surtout les dernières années, dans l'intimité de M. de Talleyrand, et qui était son collègue à la Chambre des pairs : L'acte par lequel M. de Talleyrand a terminé sa vie, cette rétractation chrétienne qui a donné aux circonstances de sa mort un intérêt particulier, a été, dans le monde, l'occasion d'interprétations diverses. Ce qui est certain, c'est qu'il a fait cet acte avec nue parfaite présence d'esprit et dans la plénitude de ses facultés, que non seulement cet acte ne lui a pas été imposé et qu'il n'a pas été arraché à la faiblesse de ses derniers moments, mais encore qu'il n'a pas été improvisé à son lit de mort, et que, depuis longtemps, il y songeait. M. de Barante parle le même langage, dans son éloge à la Chambre des pairs : Ce que M. de Talleyrand désirait le plus était de finir dans la plénitude de sa raison et de sa volonté... Il vint à l'Institut, et beaucoup d'entre vous peuvent se souvenir de ce que cette réunion avait de solennité et d'émotion. De ce jour, la réflexion devint plus active, et lui laissa moins de relâche... Telle était sa situation d'âme lorsqu'il fut atteint d'un mal subit et grave. Tout espoir de le conserver disparut bientôt. Il ne voulut point et se fit dire la vérité. Son courage contre les souffrances fut invariable : sa présence d'esprit ne fut pas atteinte. sa douceur pas altérée un seul instant : la tranquillité d'esprit, où il aimait à se renfermer, point troublée. Ce fut dans cette disposition que, sans précipitation, sans faiblesse ni complaisance, il arriva à la décision dont, depuis longtemps, il approchait de plus en plus chaque jour. Il voulut mourir en chrétien. Ce fut presque dans ses derniers moments que le roi, cédant à l'impulsion d'une ancienne amitié, vint honorer le lit de mort de sa visite. M. de Talleyrand trouva encore assez de force pour témoigner sa reconnaissance respectueuse. Mais au moment extrême, selon la vieille devise des Périgord, il n'y a de roi que Dieu ; conformément à la résolution qu'il avait prise, il fut entouré des consolations religieuses : elles répandirent leur douceur sur ce calme courageux que laissaient subsister les souffrances et un affaiblissement rapide. Il a fini au milieu de sa famille en larmes et en prières. Au reste, il n'y eut jamais, dans aucune des actions de M. de Talleyrand, une circonstance, si petite qu'elle fût, où il n'eût un objet en vue et une intention très prononcée ; et ce que j'ai dit de la date de sa déclaration, je puis le dire de l'heure qu'il choisit pour la signer. Car ce ne fut point par caprice qu'a plusieurs reprises. il l'ajourna à ce moment : il est devenu évident que c'était chez lui un parti pris et raisonné. Nous en avions d'abord soupçonné le motif... Lui-même avait choisi cinq ou six heures du matin, heures de calme et de paix, parce qu'il jugeait avec raison que les deux cents visiteurs qui, pendant tout le jour, remplissaient ses salons, étaient un voisinage trop tumultueux, une foule trop dissipée, pour que le silence et le recueillement, nécessaires à une si grande affaire, n'en fussent pas boules. Nous avons même des raisons pour penser que cette heure lui convenait, parce qu'elle lui donnait la liberté de n'admettre que des témoins choisis ut de tenir éloignés de lui, dans ce moment, ceux dont la présence peut-être attristé par de fâcheux souvenirs, et troublé même par le rapprochement des exemples de leur vie et des devoirs de sa mort. Mais M. de Talleyrand avait encore une raison tonte particulière pour fixer ce jour et cette heure. Vous savez qu'il reçut la visite du roi le jour de sa mort. C'était ce jour-là même, à huit heures du matin, qu'elle était attendue. Mais, avant de payer ce dernier tribut au dernier souvenir des choses et des affections humaines, il avait voulu régler la dernière et aussi la plus grande de ses affaires, prévenir le trouble qu'une distraction nécessairement laborieuse pouvait jeter dans son âme, et signer préalablement son traité de paix avec Dieu. Il le signa en effet, à l'heure convenue. Il avait tenu parole, tout réglé ; il était prêt. Cette grande affaire heureusement achevée, je crus devoir laisser quelques moments de repos au malade. Il venait de faire un grand effort : mais, quelle que frit sa force d'âme. et précisément parce qu'il avait l'âme haute et forte, il n'avait pu donner un démenti si formel à sa longue vie, sans avoir intérieurement à soutenir une lutte violente. Son calme extérieur lui-même ne pouvait être qu'un effort de plus ; je crus donc devoir le laisser reposer quelque temps. L'état dans lequel il était d'ailleurs retombé après sa signature demandait le repos, car il avait repris son air souffrant ; ses yeux étaient fermés et son extrême accablement attestait la violence qu'il avait dei se faire pour dominer et suspendre sa douleur. C'est avec attendrissement que nos regards se fixaient alors sur ce vieillard, désormais vénérable à nos yeux et par sa vieillesse, et par un acte de vraie vertu, et par de cruelles souffrances. Lorsqu'il nous forçait d'admirer la dignité et le courage qu'il mettait dans la dernière action et la plus solennelle de sa vie, étonnés et saisis même de respect, nous avions oublié un instant que la mort était en quelque sorte, là aussi, comme témoin, et maintenant nous retrouvions l'image de la mort et nous recommencions nos frayeurs. Nous nous éloignâmes tous, moi comme les autres, pour l'abandonner un moment aux soins délicats et empressés qui lui étaient d'un si précieux secours dans ses souffrances. Quels souvenirs que ces scènes successives et rapides de joies si vives et d'alarmes si amères ! Je me retirai à l'écart : et seul, à genoux, je rendis grâces à Dieu de ses miséricordes et lui demandai d'achever son ouvrage. Car la confession du prince, quoiqu'elle ne présentait plus d'obstacle, me préoccupait ; mon âme était tout à la fois calme et triste : je priais de bon cœur. Je ne m'étais jamais senti un si grand zèle pour le bonheur éternel de cette âme, qui venait de nous donner si généreusement la consolation promise. Il me semblait que ce zèle était de ma part, non plus charité, mais justice, et que l'Église, dont j'étais le ministre, et à laquelle il venait de faire une éclatante réparation, lui devait son dévouement. son zèle et son amour, et ne pouvait rien épargner pour son entière réconciliation avec Dieu. Cette confession n'était pas d'ailleurs difficile à obtenir, après ce qui venait de se passer : il avait menue signé les pièces importantes adressées au Souverain Pontife, et qui avaient fait sa paix avec l'Église, comme une condition indispensable de la paix qu'il voulait faire avec Dieu avant de mourir. Cette confession était encore moins difficile à faire après les entretiens intimes qui l'avaient préparée déjà et heureusement commencée les deux jours précédents. M. de Talleyrand s'en était sérieusement occupé plusieurs jours à l'avance. On a retrouvé, vous le savez, près de son lit, sur une table, un livre dont je lui avais fait hommage quinze jours plus tôt : c'était une Journée du chrétien, extraite des œuvres de Bossuet. Ce livre contient une admirable préparation à la mort ; on eut la curiosité de l'ouvrir, et on le trouva précisément marqué par lui à la page qui porte ce titre : Le chrétien prépare sa dernière confession avant de mourir. Cette circonstance n'a pas besoin de commentaire et dit assez si, dans le secret de son intérieur, M. de Talleyrand se faisait illusion sur lui-même, et de quelle nature étaient ses pensées. Je ne tardai pas cependant à informer Mgr l'archevêque, dont je savais l'extraordinaire inquiétude. Je lui remis moi-même la déclaration de M. de Talleyrand et sa lettre au Souverain Pontife : c'était lui porter la plus grande joie qu'il désirât eu ce inonde. Je l'instruisis de tout ce qui s'était passé. en lui demandant toujours ses prières et ses conseils pour la conclusion finale de cette œuvre de miséricorde et de salut. Lorsque je revins auprès du malade, il était environ huit heures ; il y avait un grand mouvement dans Toul l'hôtel. Ce mouvement se faisait sentir jusque dans l'appartement du prince, on je vis tout le monde s'agiter auprès de lui : on lui annonçait le roi. Je me retirai donc encore une fois, regrettant vivement que sa confession n'eût pas précédé cette visite. Tout ce qui pouvait être une secousse me faisait peur dans l'état de faiblesse où était le malade. Vous savez, mon ami, ce qui se passa dans cette entrevue. M. de Talleyrand retrouva encore une fois toute sa liberté d'esprit et de parole. Cette entrevue l'émut beaucoup et ne fut pas longue. Madame Adélaïde, qui avait accompagné le roi, prolongea de quelque temps sa visite, mais, une demi-heure après, l'hôtel de Talleyrand était rentré dans sa paix et dans sa tristesse précédentes. L'effet de cette visite sur l'état du prince fut très grand. Il tomba, dans un accablement qui effraya ; l'altération de ses traits parut profonde et, quoique sa respiration annonçât encore beaucoup de vie, quand on lui parlait, il ne répondait plus. On vint m'avertir. J'accourus, j'eus l'âme percée de ce douloureux spectacle ! Que faire ? Prier et attendre : je pensai avec raison que ce n'était là peut-être, que l'effet accidentel d'une commotion extraordinaire. Mais que ne puis-je vous dire, mon ami, de quels soins attendrissants, de quelles attentions pieuses il fut alors entouré ! J'aurais voulu que les hommes, qui méconnaissent si tristement la divine autorité de la religion, vissent le saint et touchant dévouement de ces âmes chrétiennes, et tout ce que la religion ajoutait pour elles de sacré à la vue de ce vieillard que la nature leur rendait si cher. M. de Talleyrand avait bien nommé sa jeune nièce son ange gardien, car elle veillait près de lui avec une assiduité et une tendresse dont rien ne saurait exprimer la constance et lu douceur. Il y avait quelque chose d'angélique dans le spectacle de piété simple et naïve qu'elle offrait auprès du lit de ce vieillard mourant. On la vit à un certain moment, au plus fort des douleurs que souffrait le prince, suspendre une médaille de la Sainte Vierge avec un cordon au cou du malade : c'était une de ces médailles, dites miraculeuses, que le nom et l'Immaculée Conception de Marie ont rendues, depuis quelques années, si célèbres en France. Je vous étonnerai peut-être en vous disant que M. de Talleyrand en portait habituellement deux sur lui : une d'argent, qu'il avait reçue de Mlle de Chabannes, sa cousine, religieuse aux Carmélites, et une autre de cuivre, que lui avait envoyée Mme de Marbœuf, cette bonne et sainte religieuse du Sacré-Cœur, qu'il avait connue dès l'enfance. Ces médailles lui avaient été données cette année même, par une coïncidence singulière, et il n'avait cessé de les porter sur lui. Le lendemain de sa mort. on les retrouva toutes deux dans un des cotés de sa bourse. Il les faisait voir quelquefois avec simplicité, et, quinze jours avant sa mort, en les montrant a un de ses neveux, il lui disait : Vous voyez, je les porte toujours ! Enfin, il est mort revêtu et protégé par l'image miraculeuse de Marie. Maintenant cette médaille est dans mes mains ; on a bien voulu me la donner, et je la porte aussi habituellement sur moi, comme un cher et précieux souvenir. Il y eut des circonstances vraiment providentielles en tout ceci. Sans parler de la circonstance admirable d'une première communion ce jour-là même. il faut que vous sachiez que les objets bénits, dont il remerciait le Pape dans sa lettre, arrivèrent de Rome aussi ce jour-là, quelques heures après qu'il eut signé, et lui furent présentés avec la bénédiction du Saint-Père, comme en échange de la consolation qu'il venait de lui envoyer. Cependant, depuis la visite du roi, le malade était toujours profondément absorbé ; il y avait plus de deux heures que cet état durait. Mon inquiétude et mon embarras étaient au comble. Je reçus en ce moment une lettre de Mgr l'archevêque qui releva mon courage : elle était pleine d'un zèle si apostolique et des joies d'une foi si vive, que mon zèle et ma foi en furent aussi ranimés. C'était la Providence qui m'envoyait cette lettre ; elle me servit d'introduction auprès du prince. Je m'approchai : Prince, lui dis-je... À ces mots, il ouvrit les yeux qu'il fixa sur moi ; il essaya même un sourire : Prince, Mgr l'archevêque me charge de vous dire combien il est occupé de vous, combien votre état l'afflige, combien vous lui êtes cher... En m'écoutant, il paraissait ému d'une vive reconnaissance, il y avait sur son visage ce je ne sais quoi de douloureux, mais d'attendri, qui donne quelquefois une expression si touchante au visage des mourants ; il trouva encore la force de parler : Je suis bien sensible, dit-il d'une voix faible, mais distincte, aux bontés de Mgr l'archevêque : je le remercie... beaucoup. Je l'interrompis pour lui épargner la fatigue d'un effort prolongé. Mgr l'archevêque, ajoutai-je, bénit Dieu surtout de votre courage à consoler la religion et à mettre votre conscience en paix. J'ajoutai : Oui, mon Prince, vous avez ce matin donné à l'Église une grande consolation ; maintenant je viens, au nom de l'Église, vous offrir les dernières consolations de votre foi, les derniers secours de la religion. Vous vous êtes réconcilié avec l'Église catholique que vous aviez affligée, le moment est venu de vous réconcilier aussi avec Dieu par un nouvel aveu et par un repentir sincère de toutes les fautes de votre vie ! Alors il fit un mouvement comme pour s'avancer vers moi : je m'approchai, et aussitôt ses deux mains saisissant les miennes, et les pressant avec une force et une émotion extraordinaires, il ne les quitta plus pendant tout le temps que dura sa confession : j'eus même besoin d'un assez grand effort pour dégager ma main des siennes, quand le moment de donner l'absolution fut venu. Il la reçut avec une humilité, un attendrissement, une foi qui me firent verser des larmes et qui, sans doute. touchèrent le cœur de Dieu, et firent descendre sur cette tête humiliée la miséricorde et le pardon. Dieu sait le secret des cœurs ; mais je lui demande de donner à ceux qui ont cru pouvoir douter de la sincérité de M. de Talleyrand, je demande pour eux, à l'heure de la mort, les sentiments que j'ai vus dans M. de Talleyrand mourant, et dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire. Après son absolution, je ne pouvais me détacher de lui ; je ne sais quels liens puissants m'enchaînaient à ses côtés. Il fallut cependant le laisser se reposer d'une fatigue qui devait être très grande pour son état de faiblesse. Je voulais m'éloigner : c'est alors que, levant ses yeux défaillants vers moi, il me rappela. et, me prenant de nouveau les mains avec affection, il prononça très distinctement ces paroles : Dites bien à M. l'archevêque... Il continua, mais son extrême faiblesse ne lui permit pas de continuer assez haut pour être entendu. M. le duc de Valençay et M. de Bacourt, qui soutenaient en ce moment sa tête, et moi, nous approchâmes, et je lui dis : Prince, que désirez-vous que je dise à M. l'archevêque ? Il fit un nouvel effort et reprit : Dites-lui bien que je... Il continua encore, mais nous ne pûmes saisir le sens des paroles que ses lèvres, assez longtemps agitées, prononcèrent visiblement. Pour le reposer et lui épargner cette fatigue qui était pénible à voir, je repris moi-même : Il est certain, mon Prince, que Mgr l'archevêque vous est profondément dévoué, à vous, à toute votre famille : et vous savez combien il aimait et vénérait le pieux cardinal de Périgord, votre oncle. — Et vous savez, mon oncle, reprit alors M. le duc de Valençay, combien Mgr l'archevêque vous et, surtout à vous, demeuré toujours attaché. — Au point, repris-je, que, ce matin encore, il me disait qu'il donnerait volontiers sa vie pour vous. Son émotion, à ces mots, fut extrême ; il fit un grand effort, et nous entendîmes très distinctement ces paroles : Dites-lui qu'il a un bien meilleur usage à en faire ! Il y avait dans ces paroles une sensibilité qui nous pénétra .jusqu'au fond de l'âme, et nous tira à tous trois les larmes des yeux : puis, il retomba dans une sorte d'anéantissement, dont nous voulûmes au moins respecter, en ce moment, l'effrayant et triste repos. Je ne tardai cependant pas à lui donner l'extrême-onction : à ce moment, sa chambre était remplie, non seulement des membres de sa famille qui y étaient rentrés, mais d'une foule d'amis, qui se pressaient autour de son lit de mort. Tous le contemplaient en silence les uns réfléchissaient avec étonnement aux miracles de miséricorde que la grâce Dieu avait faits dans cette âme ; les autres admiraient la magnanimité paisible avec laquelle ce vieillard illustre savait mourir. Je fis les saintes onctions sur ses yeux qu'il ferma, sur ses lèvres, sur sa poitrine ; il avait évidemment toute sa connaissance et nous en donna constamment des preuves attendrissante : jusqu'à son dernier soupir. En particulier, je n'oublierai jamais : je ne crus devoir réciter les litanies des saints qu'après lui avoir appliqué toutes les saintes onctions, et je me plaçai près de lui, de côté cependant et à quelque distance. Uniquement occupé à prier, je ne le regardais que de temps à autre. Pendant que je récitais ces litanies. à genoux et à haute voix, beaucoup des assistants répondaient à mes prières ; car, je dois le dire, tous étaient pénétrés au delà de toute expression : plusieurs avaient les yeux baignés de larmes. Tout à coup, on m'interrompit dans ma prière, on venait de remarquer qu'il répondait lui-même, que ses lèvres répétaient les paroles des litanies : Priez pour moi ; ayez pitié de moi. Et quand j'arrivai, parmi les saints martyrs, à saint Maurice, et que je prononçai son nom, il reconnut son saint patron : nous le vîmes s'incliner, et son regard, son sourire, sa prière cherchèrent mon regard pour me faire entendre qu'il s'unissait à mes prières, puis, il referma les yeux ; mais le mouvement de ses lèvres continua à témoigner qu'il s'unissait à nos intentions et priait avec nous. Quand je vins à prononcer, quelques instants après, parmi les saints pontifes, le nom de saint Charles, son autre patron, la même chose se reproduisit d'une manière aussi marquée : son regard chercha encore le mien : il trouvait une sensible consolation à me faire remarquer de nouveau combien ces prières le touchaient. Je continuai à prier auprès de lui. Pendant ce temps, appliqué à ma prière, je le regardai peu. On m'a dit depuis que, constamment, il priait avec nous, ou, de temps à autre, jetait des regards pleins de sérénité sur moi, en me souriant avec douceur. Il est certain que, pendant les heures de sa vie qui lui restèrent encore, j'admirai plusieurs fois avec attendrissement la bienveillance constante, je ne dis pas assez, la confiance religieuse et l'affection avec laquelle il me cherchait, me regardait sans cesse : je m'éloignais quelquefois par discrétion de quelques pas loin de son lit... Aussitôt qu'il ne me sentait plus près de lui, ses yeux éteints se relevaient et, se promenant autour de lui, ne se reposaient qu'après que je m'étais rapproché de lui. Vers trois heures, voyant l'heure venir, je commençai les prières des agonisants. M. de Talleyrand, quoique au moment suprême, avait évidemment toute sa connaissance : il priait même avec une humilité, une ferveur vraiment admirables. On me le fit remarquer encore : Monsieur l'abbé, me dit-on, voyez comme il prie !... Je le regardai à ce moment, et je fus saisi en voyant l'extraordinaire expression de fui, de piété, de repentir et de la plus humble componction, empreinte sur tout son visage. On soutenait toujours son front, mais ses mains étaient jointes et suppliantes : il priait comme le plus humble des chrétiens, comme un homme qui se sentait coupable et pécheur, mais qui sentait aussi et semblait voir même de près la divine miséricorde. J'avoue qu'en eu moment je fus frappé moi-même, comme si j'avais vu cette divine miséricorde s'incliner vers lui. J'interrompis malgré moi un moment les prières publiques pour prier au fond de mon cœur et rendre à Dieu de grandes actions de grâces. Mes yeux, cependant, ne pouvaient se détacher de lui... Je n'oublierai jamais cette impression. Je le contemplais en silence, priant, au milieu des larmes de tous les assistants. Je me disais : ainsi, tandis que les uns s'attendrissent avec larmes sur lui ; tandis qu'au dehors, il devient l'objet de la curiosité, de l'indifférence, de doutes injurieux, et peut-être d'insultants outrages, en ce moment, le monde entier n'est rien pour lui. tous les jugements du monde sont vains : et derrière ce visage pâle, dont les traits s'effacent et disparaissent, et qui prie encore ; dans cette aine, si longtemps, si extraordinairement coupable. il y a peut-are un miracle de puissance et de miséricorde infinies... La grâce et la charité de Dieu y abondent... La reconnaissance, la foi, le repentir, l'espérance y revivent : c'est une créature renouvelée, un enfant de Dieu réconcilié avec son Père... une âme pardonnée !... Je me rappelai alors avec bonheur ces admirables paroles
de Fénelon que je sais par cœur, tant je les ai offertes de fois en
consolation aux cœurs affligés : M. de Talleyrand avait pu les lire dans un
des volumes que je lui avais envoyés, et elles s'appliquaient, en ce moment,
parfaitement fi lui : Dieu voit la boue dont il nous
a pétris, et il a pitié de ses pauvres enfants. D'ailleurs, quoique le
torrent des passions et des exemples l'ait entrainé, nous pouvons néanmoins dire
de lui ce que l'Église dit dans les prières des agonisants : Ô mon Dieu,
il a cru et espéré en vous. Un fond de foi et des principes de religion,
qui dorment au bruit des passions excitées, se réveillent tout à coup, dans
le moment d'un extrême danger. Cette extrémité dissipe soudainement toutes
les illusions de la vie, tire une espèce de rideau, ouvre les yeux à
l'éternité, et rappelle toutes les vérités obscurcies. Si peu que Dieu agisse
dans ce moment, le premier mouvement d'un cœur est de recourir à sa miséricorde.
Dieu n'a besoin ni de temps, ni de discours pour se faire entendre et sentir.
Il appelle sa créature par son nom, et elle est déjà revenue à lui. Ce mot
ineffable est tout-puissant : il fait un cœur nouveau et un nouvel esprit au
fond des entrailles. Les hommes faibles, et qui ne voient que les dehors,
veulent des préparations, des actes arrangés, des résolutions exprimées. Dieu
n'a besoin que d'un instant où il fait tout, et voit tout ce qu'il fait. Après m'être laissé quelque temps aller à la joie de ces consolantes pensées, je continuai à réciter lentement les prières : je m'arrêtais à dessein un peu avant la petite prière qui suit l'invocation du nom des saints, et je le voyais, au mouvement de ses lèvres, observer aussi les intervalles et achever régulièrement la fin de chaque invocation par ces paroles : Délivrez-moi, Seigneur ! Son air pénétré, comme l'a dit un des témoins de cette scène, aurait attendri les plus durs. Ses lèvres ne cessèrent de prier ; il ouvrait parfois les yeux qu'il refermait aussitôt, comme pour se recueillir ; il était évident que toutes les facultés de son Aine étaient encore libres et vives. Cette prière solennelle finie, toute sa famille vint lui prendre la main et la baiser. Ce fut un religieux et touchant spectacle ! C'est ainsi que la religion rend sacrés les mourants et redouble pour eux la tendresse des cœurs les plus désolés, en mêlant à leur douleur je ne sais quoi de doux et de suave jusqu'en présence de la mort ! Il reconnut parfaitement chacun des siens : ses veux le leur disaient à tous. Dieu lui donna du moins la consolation de voir bien des larmes répandues sur ses mains défaillantes. Cependant il touchait visiblement au dernier terme : la mort était présente. Je recommençai les prières des agonisants. Mais à ce moment, quelles prières ! Quelles larmes ! Quel silence ! Bien, mon ami, ne saurait vous peindre la scène qui se passait alors près de ce lit funèbre. Quand j'ouvris mon bréviaire pour lire l'admirable prière de l'Église sur le chrétien agonisant, ma voix s'émut malgré moi, et mes regards attristés, retombant involontairement sur ce visage décoloré par la mort, je ne pouvais trouver la force de parler. Enfin, après un violent effort, je pus prononcer, d'une voix tremblante et entrecoupée, ces premières paroles : Partez, âme chrétienne. A ces mots, pendant que j'étais arrêté par mon émotion, tous les nombreux assistants qui remplissaient la chambre du malade tombèrent à genoux, d'un mouvement unanime et spontané. Malgré l'émotion générale, le recueillement était profond, et le silence seulement interrompu par les sanglots que tous ne pouvaient pas contenir ; je recommençai alors les mêmes paroles : Partez, âme chrétienne... partez au nom de Dieu, le Père tout-puissant qui vous a créée ; partez au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, qui vous a rachetée ; partez au nom du Saint-Esprit qui vous a sanctifiée. Je redisais ces paroles en français, afin que tout le monde pût les entendre, et goûter le charme de miséricorde divine qu'elles respirent. Je ne puis vous représenter avec quelle immense et religieuse attention on écoutait ces sublimes adieux de l'Église à ses enfants mourants !... Partez, âme chrétienne, sortez de ce monde, et puissiez-vous être reçue dans la Cité du Dieu vivant ! Que Jésus-Christ, qui a souffert pour vous les douleurs de la croix, vous délivre du mal ! Que Jésus-Christ, qui a daigné mourir pour vous, vous délivre de la mort éternelle ! Que le bon Pasteur vous reconnaisse pour sa brebis ! Puissiez-vous voir votre Rédempteur face à face ! Puissent vos yeux contempler la vérité dans toute sa lumière pendant les siècles éternels ! La douceur céleste de ces paroles, tombant sur une tête si
longtemps, si gravement coupable, pénétrait les cœurs ; mais
l'attendrissement fut porté à son comble et attesté par un redoublement de
pleurs et de sanglots, quand j'ajoutai ces paroles auxquelles la circonstance
présente prêtait, en quelque sorte, un caractère de miséricorde personnelle :
Reconnaissez, Seigneur Jésus, votre créature ; elle
a été consacrée par le signe de votre croix, et nourrie, au sein de votre
Église, de la parole de vérité. Pardonnez-lui, Dieu clément, les fautes et
les erreurs de sa jeunesse ; ne vous souvenez plus de ses anciennes
iniquités, nées de l'ardeur des mauvaises passions ; mais souvenez-vous de
vos miséricordes et de la gloire de votre nom ! Il a beaucoup péché, mais
aussi il a espéré. il a cru en vous, et il vous a sincèrement adoré comme son
Dieu et son Sauveur ! En achevant ces mots, ma voix, qui s'était élevée par une sorte d'exaltation involontaire, céda à la violence de mon émotion. Je me troublai, et ne sus plus que laisser parler mes larmes, tous les yeux pleuraient aussi autour de moi, et, dans ce triste moment, le trouble de nos aines n'osait se soulager que par le silence des pleurs. Oh ! mon ami, qu'on se trouve anéanti en présence d'un pareil spectacle ! Comme toutes les pensées humaines se taisent ! Tout disparaît ; on ne voit plus que Dieu, maure de la vie et de la mort ! Cette chambre était devenue pour tous comme un sanctuaire ! Nous y étions abîmés comme dans la douleur, et pourtant muets par une sorte de respect, de crainte religieuse et aussi par l'impuissance de trouver une parole è dire : la Religion, avec son magnifique et pénétrant langage, dominait les esprits par une force surhumaine, et répandait sur cette scène suprême une consécration sainte et divine. Cependant le triste dénouement s'accomplissait sous nos yeux : nos regards étaient alors fixés sur ces lèvres pèles et sans mouvement. Il n'y a qu'un instant, pendant les prières publiques de son agonie, nous l'avions vu, les yeux tantôt ouverts, tantôt abaissés, suivre avec les signes d'une parfaite intelligence tout ce qui se passait autour de lui, et nous répondre encore par ce sourire qui ne l'abandonna que dans la mort. La force lui manqua tout à coup : sa tête s'abattit. Alors M. de Bacourt, l'un des hommes les plus honorables que la divine Providence ait placés auprès de lui à ses derniers moments, essaya de soulever doucement sa tête pour la soutenir. La main du mourant, déjà froide, s'agita dans la main de son ami et la serra fortement encore ; il tourna une dernière fois ses yeux vers lui ; mais ce fut le dernier signe de vie qu'il donna. Tous les assistants le comprirent, et tous, agenouillés autour de son lit, observant le dernier mouvement de ses lèvres, nous les vîmes se fermer enfin pour jamais. M. de Talleyrand avait cessé de vivre et de souffrir. C'était le 17 mai 1838, à 3 heures 35 de l'après-midi. M. de Talleyrand était né le 2 février 4754 et avait par conséquent vécu quatre-vingt-quatre ans, trois mois et quinze jours. J'ai, mon cher ami, fini une tache que j'ai entreprise pour vous, et qui n'a pas été sans douceur pour moi. Voilà bien fidèlement, bien authentiquement retracées toutes les circonstances de cette mort, qui a fait presque autant de bruit que la vie dont elle a achevé le cours. M. de Talleyrand est maintenant devant Dieu ! J'espère fermement que Dieu l'a reçu dan : sa miséricorde, et lui a continué les bénédictions répandues visiblement sur la fin de sa longue carrière. J'ose croire que cette mort sera chère à la Religion qu'elle satisfait et à l'Église qu'elle console. Il me resterait, si j'en avais le goût et le loisir, à vous dire maintenant les étranges passions que cette mort a soulevées : je ne le ferai point. Je veux oublier ces tristes souvenirs. J'aimerais mieux, pour votre consolation et pour la mienne, vous dire ce qu'ont pensé de la fin chrétienne de M. de Talleyrand les esprits élevés et les honnêtes gens de toutes les opinions. Je ne le ferai pas non plus : ce n'est point à moi qu'il appartient de le faire. Je me bornerai seulement, pour que vous connaissiez bien tout ce qui se rattache avec un digne intérêt à ce consolant événement, je me bornerai à vous communiquer les actes publics et officiels de Mgr l'archevêque, en même temps que ses sentiments personnels et intimes dans cette grave circonstance : vous reconnaîtrez, dans la sagesse de ses mesures, dans la douceur de son langage, dans la pieuse effusion de sa reconnaissance envers Dieu, ce caractère de vérité et, de droiture, de fui et de charité ardente, de simplicité et de grandeur qui distinguaient éminemment ce saint et noble pontife. Vous y trouverez d'ailleurs une nouvelle preuve de ce que je vous ai déjà fait remarquer. Si une admirable discrétion sembla éloigner Mgr l'archevêque de M. de Talleyrand à sa dernière heure, sa sollicitude ne se reposa pas un moment. Quoique absent de cette grande et dernière scène, il y présidait, il y inspirait toutes choses, comme il convenait de le faire à celui qui, depuis vingt années, n'avait pas cessé de travailler un seul jour, et d'offrir à Dieu ses prières et sa vie pour obtenir l'accomplissement de cette grande ouvre de miséricorde ! Ainsi écrivait-il au Souverain Pontife lui-même les paroles suivantes : Pour moi, le front abaissé dans la poussière, je ne cesse de redire avec le psalmiste : Misericordiam et judiciam cantabo tibi, Domine. L'assistance de la Très Sainte Vierge me parait si manifeste dans toute la suite de cette affaire, que je ne puis m'empêcher de continuer en son honneur le cantique : Psallam et intelligam in via immaculata. C'est elle en effet qui, par son intercession, nous a ouvert la voie du retour, du repentir. et, je l'espère, de la bienheureuse éternité, quelles que soient d'ailleurs les expiations que la justice divine exigera dans l'autre vie. Après une si grande faveur, que le Seigneur a daigné accorder à mes désirs de plus de vingt années d'épiscopat, je ne sais si je dois maintenant tenir tant soit peu à la vie. et s'il ne m'est pas permis de faire le vœu de sainte Monique : Nulla jam re delector in hac vita, et cur hic sim, nescio... Unum erat quod in hac vita aliquantulum immorari cupiebam ut te christianum catholicum viderem prius quam morerer. On retrouve ici ce saint détachement. ce généreux sacrifice de la vie, et, on le peut dire aujourd'hui, ces doux et tristes pressentiments de sa mort qui ont été sitôt justifiés : Pour moi, écrivait-il encore, je ne veux plus vivre que de reconnaissance, si Dieu me laisse la vie ; sinon en paix je dirai le : Nunc dimittis quia viderunt oculi mei salutare... Je l'espère du moins : les circonstances de tout ceci me paraissent merveilleuses. Je ne cesse de répéter : O quam bonus et suavis est spiritus tuus in omnibus ! Mettez-moi aux pieds du Saint-Père, j'implore sa bénédiction jusqu'à la fin de ma course. Le jour même de la mort de M. le prince de Talleyrand, quelques heures avant qu'il eût rendu le dernier soupir, Mgr l'archevêque avait dû envoyer à Rome la déclaration et la lettre du prince. Il écrivit en même temps au Souverain Pontife la lettre suivante : TRÈS SAINT-PÈRE, Par une lettre du fi avril à M. le cardinal Lambruschini, j'ai eu l'honneur de faire connaître à Votre Sainteté l'état de santé où se trouvait M. le prince de Talleyrand, et ses dispositions d'aine qui m'étaient manifestées depuis quelque temps. J'ai même envoyé un projet de déclaration que j'espérais le voir souscrire ; je demandais à être instruit sur les limites au delà ou en deçà desquelles je devais me tenir dans une circonstance si grave et si délicate, où il ne s'agissait de rien moins que du salut d'une aine et de l'honneur de l'Église. M. l'Internonce en France m'a annoncé que ma lettre avait été reçue, et que je recevrais réponse ; cette réponse ne m'est pas encore parvenue aujourd'hui 17 mai. Cependant le mal s'aggravant, les moments devenant plus pressants, laissé à mon propre jugement, chargé d'une responsabilité dont je sens tout le poids, de quelque côté que dût se terminer un événement qui n'a pas son semblable dans l'histoire de l'Église, je n'ai cessé de continuer l'action que je pouvais avoir pour obtenir un acte qui pût satisfaire l'Église et ma conscience, et avec lequel je pusse faire usage des pouvoirs extraordinaires que Votre Sainteté a daigné me confier en 1835, sans m'écarter des instructions qu'elle avait bien voulu me donner. Après plus d'une ouverture et des conférences très sérieuses par le ministère des personnes qui environnent le prince de Talleyrand, qui lui prodiguent leurs soins avec une touchante sollicitude, à l'aide de Mme la duchesse de Dino, sa nièce, et de Pauline de Périgord, sa petite-nièce, dont le dévouement à la Religion a été si admirable et si parfait dans cette circonstance, j'avais reçu de M. le prince de Talleyrand une nouvelle rédaction écrite de sa main, qui me parut devoir être divisée en deux actes bien distincts, le premier contenant la déclaration de ses sentiments, le second, une lettre contenant en abrégé quelques explications du sa conduite, que le prince tenait beaucoup à donner au Souverain Pontife. Ma division fut adoptée ; les deux actes, demeurés sans signature pendant deux jours, viennent enfin d'être signés ce matin à six heures par le prince avec beaucoup de calme, de présence d'esprit, de fermeté, devant plusieurs témoins dont les noms ne peuvent que donner encore plus de solennité et plus d'autorité à cette signature. Pour prouver avec quelle réflexion il se déterminait, le prince a voulu que ces actes portassent à la fois deux dates, celle du 10 mars, jour où ils avaient été écrits, et celle d'aujourd'hui 17 mai, jour de la signature. Le prince a manifesté publiquement la volonté formelle d'attacher à sa déclaration cette date du 10 mars, époque où il a prononcé un discours à l'Académie, afin que l'on comprit combien il jouissait alors de ses facultés. La circonstance fut remarquée par beaucoup de graves témoins. La fin du prince de Talleyrand me parait être un événement acquis à la Religion ; il me semble que l'Église peut s'en emparer comme sien. Dieu, qui sonde les cœurs et les reins, a sans doute des pensées au-dessus de nos pensées, et ses jugements sont impénétrables. Cependant ce qu'il vient de permettre, dans les temps où nous vivons, ne peut-il pas être regardé comme un adoucissement aux douleurs de son Église, et une consolation dans ses malheurs ? Prosterné à ses pieds, j'implore sa bénédiction apostolique, et je suis, Très Saint-Père, de Votre Sainteté, le très humble, très obéissant et très dévot fils et serviteur. Signé : † HYACINTHE-LOUIS, Archevêque de Paris. Paris, le 17 mai 1838. 3 heures après midi. Immédiatement après avoir appris la nouvelle de la mort de M. de Talleyrand, Mgr l'archevêque écrivit encore au Souverain Pontife la lettre suivante : TRÈS SAINT-PÈRE, Une heure après la lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Sainteté, M. le prince de Talleyrand n'existait plus. Ce jour même, 17 de ce mois, à 4 heures après midi, il est mort, assisté de M. l'abbé Dupanloup, l'un de mes grands vicaires, que j'ai cru pouvoir autoriser à administrer au malade les sacrements de l'Église, en suite des deux actes qu'il avait signés le matin, qui ont été remis entre mes mains et que j'ai adressés au Souverain Pontife. Le Saint-Père apprendra avec consolation que le prince, depuis la satisfaction donnée, s'est trouvé non seulement d'un facile accès, mais encore plein d'une disposition bienveillante pour le prêtre qui lui offrait le secours de son ministère au milieu des douleurs et des angoisses de la mort. Il a reçu publiquement l'absolution et l'extrême-onction, c'est-à-dire en présence d'une partie de sa famille et d'un grand nombre d'autres témoins, qui, tous à genoux, priaient et fondaient en larmes. Le prince a conservé sa connaissance jusqu'aux derniers instants ; il s'unissait aux prières avec attention, humilité et même ferveur ; plus d'une fois, et surtout à l'invocation de ses saints patrons, Charles et Maurice, il cherchait avec expression les yeux du prêtre et ses lèvres répondaient d'une manière très marquée. Enfin l'abbé Dupanloup, qui ne l'a pas quitté, m'a assuré qu'il regardait tout ce qui s'est passé comme une marque très visible de la divine miséricorde, et particulièrement comme un effet éclatant de la protection de la Très Sainte Vierge, dont le malade portait l'image sur lui. La médaille de l'Immaculée Conception a reposé sur sa poitrine pendant les six dernières heures de sa vie. Dieu semble s'être plu à réunir autour du malade tous les genres de grâces et de consolations. Le matin même, une de ses nièces faisait sa première communion. Les témoignages de bienveillance que Votre Sainteté a chargé son neveu, le comte Alexandre de Périgord, de lui exprimer, lui ont été rapportés et, quelques heures avant sa mort, les chapelets bénits par le Saint-Père pour Mme la duchesse de Dino et pour Mlle Pauline de Périgord. sa fille, sont arrivés : en sorte que la bénédiction apostolique venait mettre le comble è toutes les autres... Prosterné aux pieds de Votre Sainteté, j'implore de nouveau la bénédiction apostolique, et je suis, Très Saint-Père, de Votre Sainteté, le très humble, très obéissant et très dévot fils et serviteur. Signé : † HYACINTHE-LOUIS, Archevêque de Paris. Paris, le 17 mai 1838. 11 heures du soir. C'est par cette pièce, mon ami, que j'achèverai ce long récit. Je suis tout à vous en N. S. F. DUPANLOUP, Prêtre. P.-S. Ci-jointe la copie de la déclaration de M. le prince de Talleyrand et de sa lettre au Saint-Père[2]. |
[1] Talleyrand était né le 2 février 1754, et c'était le 2 février aussi que l'abbé Dupanloup, l'année précédente, avait été invité à diner pour la première fois par le prince. (B, de L.).
[2] Voyez le texte de ces deux pièces, que je ne reproduis pas ici comme le faisait l'abbé Dupanloup, dans mon chapitre : la Conversion et la Mort de M. de Talleyrand. (B. de L.).