LA VIE PRIVÉE DE TALLEYRAND

SON ÉMIGRATION - SON MARIAGE - SA RETRAITE - SA CONVERSION - SA MORT

 

TALLEYRAND DANS LA RETRAITE.

 

 

I. L'entresol de la rue Saint-Florentin. — Promenades dans le vieux Paris. Rochecotte et Valençay. — Le modèle des châtelains. — Visites et comédies. — M. Royer-Collard. — La saint Charles. — II. L'art d'être grand-oncle. — Pauline de Périgord. — Une correspondance inédite. — Les nuits de Valençay. — Pensées du soir.

 

A l'automne de 1834, Talleyrand prit son parti d'être vieux. Jamais — sauf peut-être à l'époque du congrès de Vienne — sa situation n'avait été plus haute, plus grande. Ambassadeur du roi Louis-Philippe à Londres, il avait, selon son expression, obtenu pour la monarchie de Juillet droit de cité[1] en Europe. Son rêve de jeunesse — ce rêve dont, cinquante ans plus tôt, en 1786, l'abbé de Périgord s'entretenait avec Mirabeau — était devenu une réalité : le rapprochement de la France et de l'Angleterre s'était opéré par ses soins. Il avait fait mieux ; grâce à lui, l'indépendance de la Belgique, sauvegarde de notre frontière du nord, avait été reconnue. Et il venait enfin de signer le traité de la Quadruple alliance, qui, liant la France, l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal en faveur de la civilisation péninsulaire, sembla, pour employer les termes de Mignet, opposer l'union de l'Occident à celle du Nord dans l'intérêt de la grande cause constitutionnelle sur le continent[2]. Le vétéran de la diplomatie en apparaissait confine l'arbitre.

Mais Talleyrand se sentait malade, infirme et las. Ses jambes amaigries, desséchées, ne pouvaient plus le porter ; il avait des palpitations de cœur, des syncopes ; il était parfois, lorsqu'il parlait ou qu'il marchait, obligé de s'arrêter court, dans un étouffement. Il souffrait du grand mal que rien ne guérit : il avait quatre-vingts ans sonnés... Un à un, ses contemporains quittaient la scène du monde, celui-ci pour la retraite, celui-là pour le tombeau. Au mois de juillet 1834, il avait entendu, à la Chambre haute du Parlement anglais, lord Grey faire ses adieux à la politique active[3] ; quelques semaines plus tard, revenu en France, il y avait appris la mort de sa vieille amie, la princesse Tyskiewitz, née Poniatowska. J'ai encore eu la tâche si pénible d'annoncer cette nouvelle perte à M. de Talleyrand, écrivait à cette occasion la duchesse de Dino : triste mission à renouveler trop souvent depuis deux ans ! Ce qu'il y a de pire, c'est que ce n'est pas seulement, à l'âge de M. de Talleyrand, une affliction à éprouver, c'est encore un avertissement à recevoir. Cela m'affecte et m'atteint encore plus que lui. Il a un si grand calme, mais qui ne lui donne cependant aucune résignation sur le dépérissement progressif de ses jambes. Il en est irrité et impatient. Cela va quelquefois au découragement, et il entre alors dans des pensées assez sombres[4].

Ce billet de Mme de Dino à M. de Barante est daté de Valençay, 5 novembre 1831. Huit jours plus tard, le 13 novembre, M. de Talleyrand écrivait du même Valençay au ministre des Affaires étrangères, pour le prier de faire agréer au roi sa démission d'ambassadeur ; après avoir rappelé l'œuvre qu'il venait d'accomplir, il terminait sa lettre par cette phrase mélancolique : Mon grand âge, les infirmités qui en sont la suite naturelle, le repos qu'il conseille, les pensées qu'il suggère, rendent ma démarche bien simple, ne la justifient que trop, et en font même un devoir[5].

En plein succès de sa diplomatie, comme s'il avait voulu faire pour la postérité une belle sortie de cc monde, Talleyrand baissait lui-même le rideau 'sur sa vie publique.

 

I

 

La retraite de M. de Talleyrand dura quatre ans.

Il n'est pas utile d'insister sur ses séjours à Paris. A Paris, pour qui jouit de la gloire, l'ombre et le silence n'existent pas. Bon gré, mal gré, dispos ou las ; il faut paraître, rester en scène, faire figure.

Représenterai-je Talleyrand dans le fameux entresol de la rue Saint-Florentin, où les souvenirs de 1814 flottent encore ? Le prince y 'tient sa cour. Assis dans un grand fauteuil imposant qui avait un air de trône, la tête un peu penchée, les lèvres serrées avec une moue, la paupière demi-close sur son petit œil gris, plusieurs fois la semaine, il recevait. Pas un politique, pas un diplomate désireux de se poser, pas un étranger traversant Paris, qui ne voulût franchir la porte du salon célèbre. Sa nièce, cette attachante duchesse de Dino, qui eut tant de charme, tant d'esprit et tant d'âme, faisait les honneurs. Lui, d'ordinaire, parlait peu ; il semblait distant. Mais qu'il survînt un visiteur de son goût, il retrouvait pour l'accueillir toutes les grâces au moyeu desquelles, à plus d'un demi-siècle en arrière, l'abbé de Périgord avait ébloui et charmé les derniers salons de l'ancien régime. D'autres fois, è cinq heures, il donnait à dîner, — des dîners dont sou cuisinier, grand homme dans son genre, avait porté le renom très loin. D'autres fois encore, quand sa santé lui laissait un répit, il lui arrivait d'oublier le premier qu'il avait résolu de n'être plus du monde ; pour aider à la chute de M. de Broglie ou à l'élévation de M. Thiers, le vieil homme se réveillait. La rue Saint-Florentin est bien active, écrivait M. Molé en février 1836[6] : c'est un foyer d'intrigues incandescent. Et le bruit courut même qu'il caressa un instant l'idée d'une présidence du Conseil sans portefeuille.

Montrerai-je Talleyrand aux Tuileries, rendant visite à Louis-Philippe ou à Madame Adélaïde ? Un jour qu'il y entrait, le comte d'Orsay fixa au vol sa silhouette dans un bien spirituel et bien vivant croquis[7]. Il s'avance, très droit, portant haut la tête, avec la face rasée que précède le nez en pointe, retroussé, insolent ; sa figure est ratatinée entre l'énorme chevelure qui l'écrase et la cravate géante où le menton se noie ; son corps fluet flotte dans le costume trop ample ; il a le grand cordon, un crachat sur le revers de l'habit, et, pendant que la main gauche tient le haut de forme encombrant, la droite s'appuie, ainsi que sur un sceptre, sur la grosse canne à bec, — la canne dont il frappait, dit-on, de temps en temps, sur l'armature de fer de sa mauvaise jambe, comme pour annoncer : le Prince ! le Prince ![8] Et, de fait, le Prince a grand air.

Parfois cependant, même à Paris, Talleyrand était soudain pris d'un besoin de silence. Ces jours-là, il faisait atteler sa voiture, il emmenait avec lui sa petite-nièce, Pauline de Périgord, et tous deux allaient dans des quartiers démodés et lointains. Le vieillard y cherchait l'ombre de son passé. Tantôt, c'était dans le faubourg Saint-Jacques : il montrait à sa compagne la maison où, jusqu'à Page de quatre ans, il était resté chez sa nourrice ; là, avait eu lieu cette chute, du haut d'une commode, qui l'avait rendu boiteux et avait pesé sur sa vie entière. Tantôt, c'était dans le voisinage de la Sorbonne ; il s'arrêtait en face du lycée Saint-Louis, l'ancien collège d'Harcourt, et rappelait qu'il y avait été élève. Tantôt, c'était vers Notre-Dame ; devant les ruines de l'archevêché, que l'émeute avait saccagé, il racontait des anecdotes sur son oncle, le cardinal de Talleyrand-Périgord. Plus souvent encore, Saint-Sulpice l'attirait. Mettant pied à terre, appuyé sur le bras de la jeune tille, il rôdait à l'aventure, sans parler, dans les petites rues mornes que le temps n'avait point changées : la rue Garancière où il était né, la rue Férou sur laquelle donnait la fenêtre de sa cellule de séminaire. Fantômes amis, les images de jadis sortaient pour lui des façades grises. Un soir, il entra avec Pauline dans l'église ; il y resta longtemps, muet, rêveur, puis tout à coup : C'est ici, dit-il, que j'ai reçu le baptême, et, de nouveau il se tut[9].

Talleyrand partageait ses étés entre Rochecotte et Valençay. Rochecotte appartenait à Mme de Dino ; c'était un château de Touraine. Mais je laisse son hôte le décrire lui-même dans une lettre à un diplomate allemand de ses amis, le baron de Gagern :

Rochecotte, 20 avril 1836.

... Votre ancienne amitié vous fait désirer de savoir quelque chose de ma santé : je vous dirai qu'elle est aussi bonne que le comporte le nombre de mes années. que je vis dans une retraite charmante, que j'y vis avec ce que j'ai de plus cher au monde, et que mon unique occupation est d'y goûter dans toute sa plénitude les douceurs du farniente :

Lorsque de tout on a tâté,

Tout fait ou du moins tout tenté,

Il est bien doux de ne rien faire, etc.

Vous ne connaissez pas Rochecotte, sans quoi vous ne diriez pas : Pourquoi Rochecotte ? Figurez-vous qu'en ce moment j'ai sous les yeux un véritable jardin de deux lieues de large et de quatre de long, arrosé par une grande rivière et entouré de coteaux boisés, où, grâce aux abris du nord, le printemps se montre trois semaines plus tôt qu'à Paris, et où maintenant tout est verdure et fleurs. Il y a, d'ailleurs, une chose qui me fait préférer Rochecotte à tout autre lieu, c'est que j'y suis non pas seulement avec Mme de Dino, mais chez elle. ce qui est pour moi une douceur de plus[10].

A Valençay, Talleyrand était chez lui. Avec ses fossés profonds et ses grosses tours, sa galerie à arcades ressemblant à un cloître, ce vieux château berrichon, sérieux et grandiose, tient de la forteresse et du couvent. Napoléon, comme nous l'ayons vu, y avait interné, au lendemain du guet-apens de Bayonne, les princes d'Espagne. Grâce à Talleyrand, Valençay n'avait point été une prison. La sévère demeure, comme sous un coup de baguette magique, était devenue une résidence aimable et souriante, et l'oisiveté de ses hôtes royaux s'y était plu. Depuis ; claquant dans la brise ou pendant sous la pluie, le drapeau rouge et jaune restait arboré au faîte du donjon. Mais finies les fêtes champêtres, finis les bals et les charades, finies les pèches et les chasses ; à l'heure où le brouillard d'automne monte de la vallée du Nation, la guitare de Castro, cachée dans un coin d'ombre, ne jouait plus au fond du parc des fandangos. Valençay avait repris sa face grave.

Talleyrand aimait Valençay. il l'aimait pour le charme de ses horizons tranquilles, pour la paix de sa forêt, pour la fraîcheur de sa vallée ; il l'aimait davantage encore pour tout le soin qu'il en avait pris. C'était son petit royaume, et jamais affaire d'État n'avait plus absorbé son zèle que le gouvernement de sa terre. Les curés du Berry s'émerveillent, dans des lettres à l'abbé Dupanloup, qu'un si grand personnage ait lui-même donné des ordres à ses jardiniers, dirigé les semis de pins d'Écosse dont Bacourt lui avait envoyé la graine d'Angleterre[11], surveillé les couvreurs occupés sur son toit ou discuté avec ses fermiers pour le renouvellement de leurs baux. Modèle des châtelains, sa sollicitude, raconte l'un d'eux, s'étendait jusqu'aux affaires de son village. Quand il avait été fait, en 1826, maire de Valençay, il eu avait éprouvé une joie d'enfant. Il acheta une maison pour en faire une mairie ; il appela les sœurs de Saint-André pour tenir une école de filles ; il fonda une pharmacie gratuite, comme s'il avait deviné les dispensaires ; il organisait, pour les indigents, des distributions de pain, de bois, de linge, d'argent ; en 1836, il releva le clocher de l'église qu'avaient abattu les vandales de la Terreur[12]. Et, sans que son esprit se fatiguât, il était rempli par ces petites choses.

Mieux que nulle part ailleurs, dans son Valençay, Talleyrand pouvait se soigner à l'aise. Il trouvait là une raison de plus de s'y plaire. Sa santé lui était maintenant un souci quotidien. Entre les saisons d'A ix-la- Chapelle et celles de Bouillonne, il essayait, pour sa jambe infirme et douloureuse, des remèdes nouveaux frictions d'esprit-de-vin étendu dans un peu d'eau bouillante, ou bien, selon l'ordonnance de Bacourt, bains de pieds dans du bouillon très fort[13]. Avec cela, il menait l'existence régulière et tranquille d'un bon gentilhomme berrichon. Notre vie ici, écrivait-il à un ami le 31 juillet de je ne sais quelle année, est fort ordonnée, ce qui rend les jours fort courts. On se trouve à la fin de la journée, sans avoir eu un moment de langueur.Ce matin, nos lectures du salon ont été interrompues par l'arrivée d'un loup, que les gardes venaient de tuer. C'est un gros événement pour la journée. — Je travaille chaque jour plusieurs heures, et je me porte fort bien[14]... Ce régime qui lui convenait, c'était de se lever tard ; de faire de longues promenades dans les allées abritées du parc, au fond d'un fauteuil roulant, qui avait, assure-t-on, servi à Louis XVIII, et dont Louis-Philippe lui avait fait présent[15], ou bien, si le temps était beau, en voiture, à travers la forêt de Gâtine ; c'était, en rentrant, après avoir trempé un biscuit dans un verre de madère, de s'asseoir avec quelques voisins à une table de whist ; c'était de passer des heures à revivre ses souvenirs, dans le silence de sa chambre, ou à rédiger ses mémoires ; c'était de lire. Lire, disait-il, est bien plus doux, bien plus paresseux que d'écrire[16]. Talleyrand lisait les classiques, ceux du dix-septième siècle, et surtout Bossuet. Il avait un faible pour Bossuet. Lorsque, le dimanche, il assistait à la messe dans la chapelle du château, — et rien, prétend la duchesse de Dino, ne l'y aurait fait manquer, — il apportait les Oraisons funèbres ou le Discours sur l'histoire universelle : il en appréciait également la majesté de la pensée et la magnificence du style. Dans une lettre à l'abbé Dupanloup, la duchesse de Dino relate à ce sujet un trait bien curieux : Un jour, raconte-t-elle, dans l'été 1835, mon oncle me fit demander. Je le trouvai dans sa chambre lisant. Venez, me dit-il, je veux vous montrer de quelle manière il faut parler des mystères ; lisez, lisez tout haut, et lisez lentement. Je lus ce qui suit : L'an quatre mil du monde, Jésus-Christ, fils d'Abraham dans le temps, fils de Dieu dans l'éternité, naquit d'une Vierge. — Apprenez ce passage par cœur, reprit M. de Talleyrand, et voyez avec quelle autorité, quelle simplicité, tous les mystères se trouvent concentrés dans ce peu de lignes. C'est ainsi, ce n'est qu'ainsi qu'il convient de parler des choses saintes. On les impose, on ne les explique pas ; cela seul les fait accepter ; toute autre forme ne vaut rien, car le doute arrive dès que l'autorité manque ; et l'autorité, la tradition, le maître ne se révèlent suffisamment que dans l'Église catholique[17].

De loin en loin, quelques personnages de marque apportaient à Valençay, avec un souvenir fidèle, un peu de l'air du dehors. Le duc d'Orléans y vint au mois d'octobre 1834 : il fut reçu magnifiquement : revue des gardes nationaux du village, fanfares, courses d'apparat aux forges et aux sites de la foret, bal le soir à l'orangerie[18]... D'autres visiteurs étaient le duc de Noailles, le prince de Laval et le duc Decazes, lady Clanricarde, la fille de l'homme d'État anglais Canning ; Montrond, inquiétant avec sa face blême où des lunettes vertes mettaient d'étranges reflets, — le brillant Mon (rond, devenu podagre, cacochyme et maussade, et dont, le maitre. de céans ne pouvait plus sentir l'humeur critique et sceptique ; — l'historien Mignet, Cuvillier-Fleury, le ménage Thiers, encadré comme à l'habitude par Mme et Mlle Dosne ; John Church Hamilton, fils du major général Hamilton qui avait jadis accueilli l'évêque d'Autun émigré aux Etats-Unis ; Salvandy, Barante et, une fois, Mme Dudevant, autrement dit George Sand, qui se montra aussi prétentieuse qu'indiscrète et ne trouva rien de mieux, pour remercier ses hôtes, que de leur consacrer un article atroce dans la Revue des deux Mondes.

A tous ces allants et venants, amis ou non. Talle v-rand se plaisait à faire les honneurs de son chez lui. On était tenu d'admirer ses marbres, ses tableaux, ses gravures, sa bibliothèque de dix mille volumes et, pendant la promenade en calèche, il montrait, du bout de sa canne, les daims et les chevreuils qui fuyaient sous les futaies. Le séjour que fit 'a Valençay, au mois de juin 1836, la princesse de Lieven, fut de ceux qui le touchèrent le plus : à l'heure des adieux, doucement ému, il échangea, paraît-il, avec son amie, une mèche de cheveux... Un autre fidèle était Royer-Collard. Châteauvieux est tout proche de Valençay. D'une maison à l'autre, longtemps, on avait affecté de ne se point connaître ; fausse indifférence, d'ailleurs, où il entrait d'un côté assez de défiance. de l'autre pas mal de roideur. Mais, un beau jour, Talleyrand s'était dit qu'il y aurait agrément à devenir de bons voisins. La chose n'alla pas toute seule. Prêt à faire le premier pas, il annonça sa visite et celle de Mme de Dino : Royer-Collard répondit sans empressement que sa femme, dont la santé n'était point bonne, ne pourrait les rendre[19]. Il fallut que Mme de Dino s'en mêlât. Quelle glace n'eût été fondue par son sourire ? Par un tiède après-midi, elle entraîna son oncle, sans rancune. Cependant, on prétend qu'apercevant Chateauvieux dans son site sauvage, — le Chateauvieux de 1820, très fruste, droit sur son roc, au milieu de ravins broussailleux, Talleyrand se mit sur la défensive, et, lorsqu'il pénétra dans le salon, son premier mot à Royer-Collard aurait été : Monsieur, vous avez des abords bien sévères... Mais Mme de Dino était là. Le rude M. Royer se montra charmant. L'homme à l'esprit de riposte, comme l'appelle Sainte-Beuve[20], avait trouvé, dans ce coin de Berry, un vis-à-vis de sa taille ; et, depuis lors, nul ne fut plus assidu à fréquenter Valençay.

Mieux encore que les visites, de menus événements survenaient qui coupaient la monotonie des longs jours uniformes. La fête de saint Maurice, le 22 septembre, en était un, et aussi, le 4 novembre, la fête de saint Charles. Talleyrand tenait à la saint Maurice et à la saint Charles ; elles lui rappelaient des impressions d'enfance, — de ces quatre années perdues dans la brume douce du passé, qu'entre la maison de sa nourrice et le collège d'Harcourt, il avait vécues chez sa grand'mère, la princesse de Chalais. Les impressions qui datent du premier âge, écrivait-il un 22 septembre sur son carnet, sont les seules que le temps n'efface jamais. La saint Charles en particulier était célébrée à Valençay avec solennité. Le matin, au réveil, sonneries de trompes par les gardes-chasse, messe dans la chapelle du château ; puis, bouquets et compliments des enfants de l'école ; grand banquet pour les pauvres, dans une remise. Pauline présidait. On mangeait et buvait à la santé du prince. Lui-même paraissait an dessert ; il veillait à ce que chacun reçût, pour l'hiver, un vêtement neuf. Le soir, grande illumination des cours, du donjon et des grilles, et, pour finir, un feu d'artifice[21].

Talleyrand était entré tout entier dans son rôle de châtelain. Il lui donnait le pas sic les autres. Veut-on un exemple ? Au printemps de 1837, il avait accompagné la Cour à Fontainebleau pour le mariage du duc d'Orléans. Il était comblé d'attentions, le roi l'avait logé dans les appartements superbes de Mme de Maintenon ; partout il avait sa place, une des premières, et il jouissait de ces honneurs. Tout à coup, il se souvient que l'archevêque de Bourges, Mgr de Villèle, en tournée de confirmation, va venir à Valençay. A Valençay ! Pendant qu'il est à Fontainebleau ! Vite, sa décision est prise. Il quittera Fontainebleau. Mais le roi l'a invité à Versailles, aux grandes fêtes de l'inauguration du musée : il n'ira pas. Avec Pauline, son inséparable, il monte en berline, le postillon brûle les étapes, ils arrivent avant M. de Villèle, et il ne fut pas dit que Mgr l'archevêque, traversant Valençay, n'y avait pas été l'hôte du prince de Talleyrand[22].

Il y avait à valençay des distractions plus mondaines. Une fois tous les deux ou trois ans, ou y jouait la comédie : l'Avocat Pathelin, qui a excité, mandait Mme de Dino à Barante, des rires immodérés dans notre auditoire berrichon[23] ; ou encore les Femmes savantes, dont le succès fut tel que M. de la Besnardière, vieil habitué des Français, déclara ne les avoir jamais vues si bien interprétées[24]. Même des vaudevilles furent mis en scène[25]. La duchesse de Dino et Pauline étaient les actrices, et Talleyrand, qui, en ces occasions-là, oubliait ses maux et renonçait à chercher dans les livres de médecine s'il n'avait pas les symptômes d'un polype au cœur[26], donnait le signal des rires et des bravos.

A Valençay, disait Mme de Dino, M. de Talleyrand a tout son charme[27].

 

II

 

Accueillant les pauvres gens le jour de la saint Charles et l'archevêque de Bourges le jour de la continuation, sans cesse, partout, se tient près de Talleyrand la même figure candide : Pauline — Pauline de Périgord, la future marquise de Castellane. S'il y a un bon côté dans M. de Talleyrand arrivé à l'extrême vieillesse, a dit quelque part Sainte-Beuve[28], qui n'était ni un naïf ni un indulgent, été ce coin d'affection pure. Talleyrand aimait sa petite-nièce avec tendresse. Née en 1820, elle n'était plus une enfant et n'était pas encore une femme ; elle tenait de sa mère par son incomparable grâce, par le charme de son esprit et l'élévation de sa pensée, mais elle avait encore quelque chose de plus : une âme de cristal, limpide et rayonnante. Talleyrand l'appelait l'Ange de ma maison, et il ne pouvait se passer de sa présence. Quand ils étaient séparés, — lui à Paris ou aux eaux, elle à la mer, —il lui écrivait presque chaque jour. Ce sont de jolies lettres, légères et faciles, pleines de fraîcheur. II y donne des nouvelles, des conseils ; il y conte des anecdotes ; par-dessus tout il est affectueux ; on dirait, lorsqu'il parle à cette petite fille, que son vieux cœur redevient jeune.

Voici un billet, qui est daté de Paris et adressé à Boulogne :

14 juillet[29].

Je t'écris, ma chère enfant, le jour d'un grand anniversaire. C'est du 14 juillet que datent tous les grands changements dans la civilisation moderne. Quand tu en seras là, je me réserve de t'apprendre cette partie de l'histoire. — Le temps devient beau ; j'espère que l'on te permet de te baigner dans la nier. J'ai confiance dans ce remède ; s'il pouvait te délivrer de tes rougeurs, nous serions bien heureux. — Je désire, quelqu'envie que j'aye de te revoir, que ce soit le médecin de Boulogne qui décide combien tu dois prendre de bains dans la mer. — Ta petite amie n'est point arrivée : je lui parlerai de toi et de tes lettres, que j'ai grand plaisir à recevoir... Adieu, je t'embrasse et t'aime bien tendrement, mon cher enfant.

 

Cette année-là, les lettres de Talleyrand se succèdent de deux en deux jours. Elles sont un peu monotones ; mais, souvent, parmi les petits riens, un détail amusant se glisse.

Ma chère enfant, écrit Talleyrand le 28 juillet, je ne quitterai Paris que le 14 du mois d'a.ont ; j'ai quelques affaires qui m'y retiennent. — Tu ne me mandes pas si Lu as besoin d'argent. — Le temps est chaud : il nie semble que cela devrait convenir aux personnes qui prennent des bains de mer. J'ai grande envie de te voir, mais j'ai surtout grande envie que tu te portes bien... et si quelques bains de plus sont utiles, il faut les prendre : c'est du reste Mimi qui en décidera. — Quand tu seras à Paris, je te ferai voir l'éléphant du roi de Siam. Il fait ses exercices avec une grâce singulière. Sa grosseur ne l'empêche pas d'être très agile. Tu sais que, quand on est content. d'un acteur, on le demande après le spectacle pour l'applaudir. A présent, on le demande après chaque représentation ; et il s'avance sur le devant du théâtre où il fait, avec sa trompe, des remerciements et des politesses à tout le monde. Je suis sûr qu'il t'amusera. — Adieu, chère enfant, je l'embrasse et t'aime tendrement.

 

Le 12 août, Talleyrand est arrivé à Aix-la-Chapelle. Il rend compte de ses journées, et un souvenir sur Napoléon remplace la description de l'éléphant du roi de Siam :

Aix-la-Chapelle, 12.

Ma chère enfant, la pluie est continuelle ici ; cela me contrarie un peu pour Aix-la-Chapelle, mais beaucoup plus pour Boulogne qui m'intéresse beaucoup plus qu'Aix-la-Chapelle. Je crains, si la chaleur ne vient pas, que tu ne sois obligée de rester quelques jours de plus à Boulogne ; car, ayant tant fait que de faire ce voyage, il faut en tirer au moins quelque avantage... — Je crois que les eaux nie font du bien. Si tu avais été à Bourbon-l'Archambault, je regretterais de n'avoir pas donné à mon été cette direction-là, mais, puisque tu es à Boulogne et qu'il faut être séparé de toi, j'aime mieux être venu ici. Je suis tous les jours occupé a voir les antiquités assez bien conservées qui entourent Aix-la-Chapelle. Je suis retourné à la cathédrale, et l'on m'a rappelé que l'empereur Napoléon y avait été en 1805. Le tombeau est au milieu de l'église : il n'y a d'autre inscription que le nom : Charlemagne. Les personnes qui précédaient l'empereur passaient sur cette pierre tumulaire : l'empereur leur cria à haute voix : Faites le tour ! et lui-même le fit, pour ne pas marcher sur la tombe de ce grand homme. Cette marque de respect fit une grande impression à tout ce qui était là... — Adieu, chère enfant, je t'embrasse et t'aime de tout mon cœur.

 

Au mois de juillet 1836, Pauline quittait encore Paris la première, et le grand-oncle, sans sa petite-nièce, était comme un corps sans lime. La maison parait immense et toute vide, lui mandait-il, quand tu n'es pas ici. Ou bien encore : J'ai bien de la peine à m'accoutumer à ne pas te savoir dans la maison, chère Minette. Pour tromper son ennui, il multipliait les lettres. On était au lendemain de l'attentat d'Alibaud, — ce jeune fou qui. h la Morte des Tuileries, avait tiré sur le roi un coup de sa canne-fusil. — Cu ciel d'orage pesait sur Paris ; les nerfs tendus ; la foule voyait des complots partout ; la police s'agitait et aggravait le malaise ; malgré l'optimisme de M. Thiers ; les ministres étaient décontenancés ; les fêtes de l'inauguration de l'Arc de l'Étoile étaient remises... Que serait le lendemain ? Talleyrand, qui avait été le témoin de tant de bourrasques, contemplait ces nuages, et jour par jour, heure par heure, il notait pour Pauline

ses impressions. Le 2-i juillet, il rend visite à Louis-Philippe. Le 25 ; il écrit :

Chère Minette, voilà la pluie établie... — J'ai trouvé le roi avec autant de santé et de sérénité que si l'on n'avait pas arrêté avant-hier quatre-vingts personnes qui cherchaient à l'assassiner. — Nous vivons dans un temps bien singulier, chère amie ; les esprits de la jeunesse ont de bien mauvaises directions. — ... L'Arc de triomphe, ajoutait-il, est superbe. Il a cent cinquante-deux pieds de hauteur et cent trente-huit de largeur ; il a soixante-huit pieds d'épaisseur...

Le 2(3. nouvelle lettre :

J'ai, hier matin, été aux Tuileries pour voir la reine qui m'a reçu avec beaucoup de bonté et qui m'a parlé de toi avec le plus grand intérêt. Elle a soutenu avec beaucoup de courage la grande épreuve par laquelle son noble cœur vient de passer. Elle a ôté des cheveux du roi la bourre qui était dans cette arme avec laquelle on a voulu l'assassiner à côté d'elle. Quelle situation ! Et quel temps que celui où une troupe de fanatiques furieux ne rêvent qu'assassinat et désordre ! Toutes les réflexions que je fais ici sont bien tristes. J'ai bien besoin, chère enfant, de retourner auprès de toi, et de ne mettre dans mon esprit que des intérêts de campagne.

 

Pour finir, je veux encore citer une lettre, lettre banale, mais où celui qu'on a si souvent représenté comme le plus desséché et le plus glacé des hommes. a l'accent d'un aïeul très tendre ;

Valençay, lundi 17.

La soirée s'est passée comme de coutume : le whist et les journaux. — Mme Jules d'Entraigues était venue déjeuner avec son mari et un jeune poète dont je ne sais pus le nom. Ce n'est pas celui qui a fait les beaux vers que tu sais sur l'empereur. — Ce matin, chère Minette, tu n'es pas entrée dans ma chambre, et je m'en suis bien aperçu. — M. Royer-Collard est venu nous voir à onze heures ; il n'a pas trouvé les chemins trop mauvais. Sa visite a fait plaisir à ta maman et à moi. ll nous est resté jusqu'à trois heures, ce qui fait que, ce matin, il n'y a pas eu de promenade, au grand chagrin de Carlos [Carlos, c'était l'épagneul de Talleyrand]. — Chère enfant. ta matinée n'aura pas été aussi douce ; j'ai bien souvent, pensé à ta visite chez ce dentiste : ma chère Minette aura beaucoup souffert ! Pourvu que ce ne soit pas une visite qui ait à se renouveler d'ici à longtemps, il faut prendre courage. Moi, je n'en ai guère pour toi. — ... Le temps est superbe, pas trop chaud, comme tu l'aimes pour monter à cheval. — Adieu, petite bête chérie ; je t'embrasse et t'aime bien. Demain, nous aurons une lettre de toi[30]...

 

Une nuit d'été qu'une chouette pleurait dans un arbre, lugubre, George Sand, qui était venue rêver au clair de lune sous les murs de Valençay, se demandait, en frissonnant, ce qui pouvait bien se passer derrière cette grande façade sombre. Et, comme elle jugeait les autres d'après elle-même, la bonne dame de Nohant imagina d'horribles choses[31]. Si George Sand avait reçu, de quelque fée berrichonne, la faculté de voir au travers des murailles, elle aurait été fort surprise. Talleyrand, la nuit, dormait très mal ; afin de remplir ses heures d'insomnie, à Paris, il jouait au whist ; à Valençay, faute de partenaires, il, écrivait, tout simplement. Il écrivait des lettres, des fragments de ses mémoires, ce testament politique, daté du 1er octobre 1836, où il a résumé sa carrière en une page sobre et forte ; il écrivait surtout, au fil de sa songerie, des pensées.

Talleyrand a laissé beaucoup de pensées ; on en retrouva, après sa mort, toute une liasse au fond d'un tiroir de son bureau et, dans une poche de son habit, un plein portefeuille de maroquin rouge. La plupart étaient griffonnées au crayon sur des chiffons de papier, quelques-unes étaient recopiées avec soin. Toutes sont curieuses : elles prouvent que l'intelligence du vieillard n'avait rien perdu de sa sève ; à la clairvoyance, à la profondeur, s'ajoute seulement une ombre de mélancolie. Si quelqu'un s'avisait jamais de les réunir en volume, les Pensées de Talleyrand, croyons-nous, ne seraient pas trop déplacées ; sur un rayon de bibliothèque, à côté des Maximes de La Rochefoucauld.

Ces pensées sont un peu de tous les genres. Il y en a qui sont des observations très fines sur le temps, les événements, les mœurs ; d'autres sont des jugements, d'autres des réflexions intimes.

En voici une poignée, pêle-mêle :

J'aimerais bien une France où il y aurait obéissance silencieuse et prompte, bien qu'il fût impossible au pouvoir d'y rien tenter d'injuste sans se mettre lui-même en danger.

L'opinion, qui est un contrôle utile, est un guide dangereux pour les gouvernements.

Plus l'esprit d'un peuple est mobile, plus les formes de son gouvernement doivent être observées.

L'envie, principe de la Révolution française, a pris le masque d'une égalité dérisoire ; elle promène son insultant niveau sur toutes les têtes, pour détruire ces innocentes supériorités que les distinctions sociales établissent.

Ce que deviendra le monde ? Je n'en sais rien. — Ce que je vois, c'est que rien n'est remplacé : ce qui finit, finit tout à fait. On ne voit clairement que cc qu'on a perdu.

Sur le même thème, il écrivait encore :

Le monde a cessé de s'intéresser à lui-même. Qu'arrivera-t-il ? C'est impossible à prévoir, parce que chacun, dans quelque position qu'il soit, laisse faire sans y mettre du sien.

Pourquoi, notait-il ailleurs, l'avenir paraît-il si incertain ? C'est que le présent n'a aucune confiance en lui-même.

Il ajoutait :

Le siècle actuel a un caractère octogénaire ; il me représente l'image de la vieillesse : l'impuissance et l'amour de soi.

Mais il se consolait, une autre fois, en disant :

Le temps a des secrets pour tout modifier, que le génie lui-même ne trouve pas. — N'ayons pas la maladroite impatience de demander au présent ce que l'avenir nous apportera sans effort.

Des formules brèves, à l'emporte-pièce, rappellent certains de ses mots célèbres :

Un ministère qu'on soutient est un ministère qui tombe.

Toute mesure qui n'est pas nécessaire est imprudente.

Les financiers ne font bien leurs affaires que quand les États les font mal.

Je suis blasé sur le succès : La patrie est sauvée ne me fait plus rien.

Je pardonne aux gens de n'être pas de mon avis ; mais je ne leur pardonne pas de n'être pas du leur.

Certaines pensées de Talleyrand s'appliquent à des personnages. Celle-ci, par exemple, de 1836, sur la seconde manière de Metternich :

Metternich, autrefois, n'appartenait pas exclusivement aux affaires ; c'était un de ses grands avantages. Je crains qu'il ne l'ait plus.

Voici une note qui a pour titre les Doctrinaires :

Jusqu'ici on avait cru que la France ne pardonnait pas à des ministres qui l'ennuyaient : il paraît qu'elle s'y fait.

Et en voilà deux, d'un autre ton, sur M. de Barante :

Barante est le type du galant homme. — Barante ne pourrait pas réussir à se faire des ennemis.

A propos de Mme de Dino, cette remarque amusante et profonde :

Mme de Dino a pris la résolution de se bien porter ; c'est déjà quelque chose, car, chez elle, la volonté peut beaucoup. Il y a entre les dispositions morales et les dispositions de santé une grande relation qui n'empêche pas qu'elles ne soient deux et que la force morale n'use l'autre.

Mais les petits yeux gris de Talleyrand ne se contentaient pas d'observer les gens, ils observaient aussi les choses. Que dites-vous de cette impression, cueillie devant un parterre de fleurs :

Je vois souvent écrit : la passion des fleurs ; c'est un contresens. Il faudrait dire : le goût des fleurs, car comment appeler passion un goût innocent qui ne peut être que celui d'une âme tranquille ?

Et de cette autre, provoquée par la vue d'un mobilier rocaille :

Sous Louis XV, une certaine lassitude du grand avait jeté le goût dans la recherche ?

Ses petits papiers abondent en ce que, dans le bon vieux temps, on nommait des sentences :

La santé est comme la conscience qui tient un compte sévère de tout.

Les passions n'ont qu'un temps, mais l'habitude de la réflexion, les sciences, les lettres, et surtout les affaires, entretiennent l'esprit, le fortifient et protègent sa durée.

Avec du temps et de la patience, la feuille du mûrier devient du satin.

A qui songeait-il en écrivant :

Quand on a trop de sévérité ou trop d'indulgence, on s'expose à traiter les faiblesses comme des crimes ou les crimes comme des faiblesses ?

Quelques pensées m'ont encore frappé ; celles-ci, par exemple :

Admirer toujours modérément, c'est la marque d'un esprit médiocre.

Ce qu'il y a de plus rare à trouver ensemble, c'est un esprit libre et un cœur exclusif ; l'indépendance de la pensée et l'abandon de l'âme ; se donner sans cesser d'être soi.

L'habitude de juger donne aux gens du monde une supériorité, une finesse de tact qui les induit rarement en erreur : ils tirent des choses, indifférentes en apparence, des conséquences importantes. Le geste, le maintien, tout ce qui peut déceler un homme, est remarqué par eux. Leur observation n'est pas raisonnée, elle tient de l'instinct.

Talleyrand, qui, si longtemps, avait professé qu'il fallait recourir au mouvement pour se distraire et s'étourdir, pour ne pas entendre son âme, faisait maintenant des retours graves sur lui-même :

Ici, à Valençay, j'arrange ma vie pour être monotone ; je veux me claquemurer dans des habitudes casanières. Je ne suis pas heureux, je ne suis pas malheureux ; ma santé n'est pas bonne, elle n'est pas mauvaise ; je suis sans douleur et sans maladie, je m'affaiblis tout doucement, et, si cet état de langueur ne s'arrête pas, je sais bien comment tout cela pourra finir. Je ne m'en afflige ni ne m'en effraye. Mon affaire est finie. J'ai planté des arbres, j'ai bâti une maison, j'ai fait bien d'autres sottises encore : n'est-il pas temps d'en finir ?

Un autre jour, il écrivait encore :

J'ai beaucoup de livres ; cela me donne des moyens suffisants pour passer doucement mon temps. J'ai d'ailleurs pris mon parti sur la saison. Pour cela, je compte invariablement sur la pluie, le froid ou le vent, et quand, dans ma petite carriole, je ne suis pas trop mouillé, je me regarde comme tout à fait privilégié. — Je voudrais finir par une vie toute casanière ; je ne trie débats point contre la nécessité ; je m'y arrange et ne m'en plains pas... J'attends.

L'anniversaire de sa naissance, en 1837, lui inspira cette sorte d'examen de conscience :

2 février 1837. Voilà quatre-vingt-trois ans de passés ! Je ne sais si je suis satisfait quand je récapitule comment tant d'années se sont écoulées ; comment je les ai remplies. Que d'agitations inutiles ! que de tentatives infructueuses ! de complications fâcheuses, d'émotions exagérées, de forces usées, de dons gaspillés, de malveillances inspirées, d'équilibre perdu, d'illusions détruites, de goûts épuisés ! Quel résultat enfin ? Celui d'une fatigue morale et physique, d'un découragement complet pour l'avenir et d'un profond dégoût du passé. Il y a une foule de gens qui ont le don ou l'insuffisance de ne jamais prendre connaissance d'eux-mêmes. Je n'ai que trop le malheur ou la supériorité contraire ; elle augmente avec le sérieux que les années donnent...

À l'automne de la même année, devant les bois et les champs qui entraient, dépouillés et nus, dans l'hiver comme dans la mort, une mélancolie immense l'étreignit :

Quand on est âgé, écrivait-il au mois d'octobre, la mort de ses anciens amis empreint les années qui restent de cette solitude par laquelle la nature semble nous préparer à celle du tombeau.

Et un autre jour :

J'ai une peine si excessive à m'arracher de Valençay cette fois, que cela me paraît un pressentiment[32].

Je pourrais citer encore d'autres pensées de Talleyrand : il n'en est pas d'insignifiantes. Mais je m'arrête. J'ai voulu seulement compléter, d'après elles, une esquisse morale de cet homme si divers : le montrer s'approchant du terme, non pas, comme l'a cru le vulgaire, dans l'indifférence, mais dans le recueillement.

 

 

 



[1] Talleyrand au roi, 23 novembre 1834. Mémoires de Talleyrand, V, 478.

[2] Notice lue à l'Académie des sciences morales et politiques, le 11 mai 1839.

[3] Talleyrand traduisit et transcrivit lui-même, sur un morceau de papier qu'il plaça dans le portefeuille qui ne le quittait pas, cette phrase du discours de lord Grey : A un âge avancé, quand on a conservé sa santé et ses facultés, on peut encore, en temps ordinaire, s'occuper utilement des affaires publiques ; mais il faut, dans une époque aussi critique que l'est la nôtre, un degré d'activité, d'attention et d'énergie qui appartient à la force de l'âge et non pas à son déclin. (Documents de Mgr Dupanloup.)

[4] La duchesse de Dino au baron de Barante, 5 novembre 1834. Souvenirs du baron de Barante, V, 159.

[5] Cette lettre fut publiée par le Moniteur universel du 8 janvier 1835. Voyez, à propos de la manière dont elle fut écrite, la Chronique de la duchesse de Dino, I, 376.

[6] M. Molé à M. de Barante, 29 février 1836. Souvenirs du baron de Barante, V, 298.

[7] Reproduit dans the Journal of Thomas Raikes, IV. Cf. le portrait placé en tête de Life of Prince Talleyrand (Philadelphie, 1831), et aussi la description qu'a faite de Talleyrand, en 1836, la comtesse DE MIRABEAU, dans le Prince de Talleyrand et la Maison d'Orléans, 7-8. — M. Raymond GUYOT, dans un article sur la Fin de Talleyrand, paru dans les Feuilles d'histoire de juillet 1909, signale encore un buste en plâtre très vivant par Dantan jeune, daté de 1833, que je ne connais pas.

[8] SAINTE-BEUVE, M. de Talleyrand (édition de 1880), 171.

[9] Tous ces détails sont tirés de notes remises par la duchesse de Dino à l'abbé Dupanloup, ou de conversations recueillies par lui. Documents de Mgr Dupanloup.

[10] Baron VON GAGERN, Mein Antheil an der Politik (Stuttgart, 1823-1846), VI, 275.

[11] Lettre de Talleyrand à Bacourt, du 1er novembre 1833, dans le Correspondant du 10 mars 1893, 837.

[12] L'abbé Chauveau à l'abbé Dupanloup, 5 janvier 1841. (Documents de Mgr Dupanloup.) M. Chauveau avait été curé de Valençay jusqu'en 1837.

[13] Lettre de Talleyrand à Bacourt du 24 septembre 1834 et réponse de Bacourt du 2 octobre, dans le Correspondant du 10 mars 1893, 839, et dans celui du 25 juillet 1893, 325.

[14] Talleyrand à M. de Giambone, s. d. (Lettre citée par SAINTE-BEUVE, M. de Talleyrand, 222-223).

[15] R. GUYOT, la Fin de Talleyrand, dans les Feuilles d'histoire de juillet 1909, 137.

[16] C'est une des Pensées qu'on trouva, après sa mort, griffonnée sur un chiffon de papier, dans un tiroir de Talleyrand. Documents de Mgr Dupanloup.

[17] La duchesse de Dino à l'abbé Dupanloup, Paris, 10 mai 1839. Documents de Mgr Dupanloup (autographe). Celte lettre a été publiée, avec quelques légères variantes de forme, par Mme la princesse dans la Chronique de la duchesse de Dino, II, 226-245.

[18] Chronique de la duchesse de Dino, II, 258 et suivantes.

[19] Lettres et billets du prince de Talleyrand et de M. Royer-Collard, avec une introduction par M. Paul ROYER-COLLARD, 3-4.

[20] Voyez SAINTE-BEUVE, M. de Talleyrand, 169.

[21] La supérieure des sœurs de Saint-André à, l'abbé Dupanloup, 16 octobre 1839. (Documents de Mgr Dupanloup.) Comparez le récit que fait d'une saint Maurice Mme de Dino (Chronique, II, 96).

[22] La supérieure des sœurs de Saint-André à l'abbé Dupanloup, 16 décembre 1810, et la duchesse de Dino à l'abbé Dupanloup, 10 mai 1830. (Documents de Mgr Dupanloup.)

[23] Lettre du 17 octobre 1826, dans les Souvenirs du baron de Barante, II, 354.

[24] Chronique de la duchesse de Dino, II, 188.

[25] Lettre de Talleyrand à Bacourt. du 25 septembre 1837. Correspondant du 10 mars 1803, 857.

[26] Chronique de la duchesse de Dino, I, 371.

[27] Souvenirs du baron de Barante, III, 317.

[28] SAINTE-BEUVE, M. de Talleyrand, 156.

[29] Les lettres de Talleyrand à sa petite-nièce ne portent pas de dates d'années et, si un fait connu n'y est pas mentionné, il est malaisé de savoir quand exactement elles ont été écrites.

[30] Les copies de ces lettres, remises à l'abbé Dupanloup, se trouvent dans les documents qu'il avait conservés.

[31] George SAND, le Prince, dans la Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1834.

[32] Toutes ces pensées sont tirées des Documents de Mgr Dupanloup.