Des travaux importants ont été consacrés récemment. aux dernières années de l'empereur Charles-Quint. Dans les deux Mondes, des historiens célèbres, des savants infatigables et des écrivains ingénieux se sont plu à réveiller la mémoire de l'un des plus grands hommes qui aient paru en Europe, depuis la chute de l'empire romain d'Occident. En France, MM. Mignet et Pichot ; en Angleterre, M. Stirling ; en Amérique, W. Prescou ; en Belgique, M. Gachard n'ont rien laissé à révéler ni à découvrir encore sur la vie de Charles-Quint au monastère de Yuste et sur les motifs divers qui avaient déterminé le descendant des empereurs et des rois à finir ses jours dans cette paisible retraite, après avoir abdiqué la puissance suprême. Je n'ai donc point la prétention de suivre à mon tour Charles-Quint dans le couvent hiéronymite, où son génie dominateur, en continuant à se manifester, le fit paraitre tout aussi grand que sur le trône. Je n'essayerai pas de peindre ici le glorieux adversaire de François Ier et de Soliman II, le conquérant de Tunis, le vainqueur d'Ingolstadt et de Muhlberg. C'est Charles d'Autriche, orphelin et. menacé, que je me propose de montrer au milieu des personnages illustres qui veillèrent sur son enfance et qui lui procurèrent, avec la couronne impériale, la possession des Pays-Bas, des Espagnes et des royaumes d'Italie. Maximilien Ier et le cardinal Ximenès, si dévoués à l'enfant royal, exercèrent une grande et incontestable influence sur ses destinées. Mais l'amour paternel de l'aïeul et l'admirable fidélité du régent de Castille sont encore éclipsés par la sollicitude active, incessante, vraiment maternelle dont Marguerite d'Autriche entoura le descendant de la maison de Bourgogne, l'héritier de tant d'États, le faible adolescent qu'elle aimait, disait-elle, comme s'il avait été son fils. Aussi, dans un tableau consacré principalement à la minorité de Charles-Quint, est-il impossible de séparer l'enfant royal de sa tutrice. C'est sous les yeux de Marguerite que Charles grandit ; c'est cette femme supérieure qui gouverne les États patrimoniaux du jeune prince ; c'est elle qui le supplée, et avec succès, dans les transactions européennes qui précédèrent et suivirent la ligue de Cambrai. C'est elle encore qui, par sa haute prévoyance et sa merveilleuse dextérité, assure, peut-être, à Charles-Quint la dignité impériale, que lui disputait avec acharnement François Ier, et à laquelle était alors attachée la suprématie sur l'Europe. Je n'aurais pas entrepris cette étude laborieuse si je n'avais eu à ma disposition que les matériaux insuffisants — il faut bien le reconnaître aujourd'hui — dont se sont servis tour à tour Dubos, dans l'Histoire de la ligue de Cambrai, Gaillard, dans l'Histoire de François Ier, et Robertson, dans l'Histoire de Charles-Quint. Mais bien que notre point de vue soit tout autre que celui de ces historiens et que nous ayons pu mettre en œuvre un grand nombre de documents qui leur étaient inconnus, il est bien loin de notre pensée de vouloir déprécier leurs travaux. Malgré ses imperfections et ses lacunes, l'ouvrage de Robertson surtout sera toujours considéré comme un monument de l'esprit humain. Il faut bien avouer, cependant, que les archives de divers pays recélaient encore quantité de pièces historiques dont les écrivains du XVIIIe siècle n'ont pu faire usage. Leurs principales sources d'information étaient les mémoires des du Bellay et ceux du maréchal de Fleuranges, ainsi que les lettres de Louis XII et du cardinal d'Amboise, publiées par Godefroy. Aujourd'hui, on ne possède pas seulement les pièces émanées des chancelleries françaises : les princes et les ministres de la maison d'Autriche-Bourgogne ont aussi révélé leurs vues politiques et divulgué leurs secrets d'État. Maximilien Ier, Philippe le Beau, Charles-Quint, Marguerite d'Autriche et leurs principaux agents peuvent à leur tour éclairer la postérité et, en ne lui cachant rien, la rendre juge équitable des contestations et des luttes qui marquèrent le commencement du XVIe. Les documents maintenant publiés sur cette époque sont remarquables à la fois et par leur importance et par leur nombre. M. Le Glay a tiré des archives de Lille, outre un recueil de lettres de Maximilien Ier et de Marguerite d'Autriche, une riche collection de pièces diplomatiques concernant les trente premières années du XVIe siècle. Avant lui, M. Mone, de Carlsruhe, et M. Gachard, le savant archiviste général du royaume de Belgique, avaient déjà fait connaître, par des extraits ou des analyses, les pièces les plus essentielles que les célèbres archives du département du Nord pouvaient fournir sur l'élection de Charles-Quint, comme roi des Romains. Indépendamment de son excellent rapport sur les archives de Lille, M. Gachard a publié une série de lettres de l'empereur Maximilien Ier, tirées principalement des divers dépôts de la Belgique, et il a enrichi le Bulletin de la Commission royale d'histoire d'un grand nombre d'autres pièces qui sont relatives à l'époque dont il est question ici. On verra que nous avons eu recours à tous ces documents d'une incontestable valeur historique. De même, nous avons aussi puisé abondamment dans la correspondance de Marguerite d'Autriche avec ses amis, sur les affaires des Pays-Bas, publiée à Leyde, en 1845, par M. L.-Ph.-C. Van den Bergh. Cette correspondance, également tirée des archives de Lille, jette surtout un jour plus vif sur la guerre de Gueldre, épisode important et qui tient une grande place dans les premières années du règne de Charles d'Autriche, comme souverain des Pays-Bas. Répandre des notions plus complètes et plus exactes sur l'histoire de ces provinces, de 1506 à 1528 : tel était d'ailleurs le but louable que le savant Hollandais se proposait dans ses recherches. Et c'est avec raison qu'il disait, à cet égard, qu'aucune époque de l'histoire des anciens Pays-Bas n'avait été traitée avec plus de négligence que le siècle, si remarquable d'ailleurs, qui précéda la guerre contre l'Espagne. L'énumération que nous venons de faire serait incomplète si nous ne signalions encore les dernières publications du Dr Lanz, car elles ont, quant au sujet qui nous occupe ici, une grande importance. M. Lanz semble vouloir consacrer sa vie laborieuse à préparer les éléments d'une nouvelle et véridique histoire de l'empereur Charles-Quint. Il ne s'est pas contenté de publier en trois volumes la correspondance de l'Empereur, d'après les documents conservés aux archives de Belgique et les manuscrits de l'ancienne Bibliothèque de Bourgogne ; il ne lui a pas encore suffi d'ajouter à cette collection déjà si vaste un volume complémentaire de papiers d'État. Le savant paléographe a entrepris en outre, sous les auspices de l'Académie impériale des sciences de Vienne, la publication des monuments de la maison de Habsbourg — Monumenta Habsburgica. Or, le premier volume de cette nouvelle collection est également consacré à Charles-Quint. Il comprend, pour les années 1513 à 1521, une intéressante série d'actes et de lettres, la plupart exhumés pour la première fois, et tirés des archives de la maison impériale, de la cour et de l'État à Vienne. Ce volume, publié en 1853, a été complété en 1857, après que l'auteur eut également compulsé les archives de Venise, par une introduction historique qui embrasse, d'une manière générale, les destinées de la maison de Habsbourg depuis 1473, et retrace ses vicissitudes et son élévation progressive au milieu des grandes luttes auxquelles elle fut mêlée. Ce n'est point tout à fait le plan que nous avons adopté et suivi, avant de connaitre la savante synthèse de M. Lanz. Le but de notre étude était d'ailleurs différent. Les destinées politiques des anciens Pays-Bas, surtout depuis la mort funeste de Charles le Hardi, ont été notre préoccupation dominante. Les Pays-Bas tiennent dans notre tableau la place la plus apparente et forment comme le centre du mouvement européen. Tel était d'ailleurs le rôle véritable de nos provinces à cette époque si importante de l'histoire moderne. C'est en Belgique que grandit, sous l'œil vigilant de Marguerite, l'héritier des maisons de Bourgogne, d'Autriche, de Castille et d'Aragon ; c'est la tutrice de cet enfant-roi qui forme comme le trait d'union entre l'empereur Maximilien et Ferdinand le Catholique. A la cour de Malines viennent aboutir les correspondances les plus importantes de Maximilien, de Ferdinand, de Louis XII et de Henri VII. Et non-seulement Marguerite surveille la politique générale, mais fréquemment aussi elle la conduit et lui donne l'impulsion. La ligue de Cambrai, la sainte Ligue, l'élection de Charles à l'Empire ces événements, qui eurent tant d'influence sur le système politique de l'Europe, furent ou préparés ou dirigés par la célèbre gouvernante des Pays-Bas. Ça été longtemps comme une tradition de vanter outre mesure Louis XII et François Ier et de rabaisser, de railler même les princes d'Autriche, leurs contemporains. La publication des documents restés inédits pendant plus de trois siècles permet de rectifier le lien des erreurs, de combler de grandes lacunes et de dispenser la justice historique d'une main plus impartiale. Il y a, ce semble, beaucoup à rabattre aujourd'hui de la bonne foi de Louis XII et du caractère chevaleresque de François Ier. D'un autre côté, Maximilien, Philippe le Beau, Charles-Quint et surtout Marguerite d'Autriche regagnent dans l'opinion, lorsqu'on prend la peine d'étudier consciencieusement et complètement leurs actes, Maximilien lui-même, malgré ses lettres bizarres — véritable amalgame de français, d'allemand et de latin —, malgré l'inconsistance de son caractère et la mobilité de ses projets, Maximilien aussi prend un aspect phis sérieux. On s'aperçoit qu'il a un but et que, malgré son inconstance apparente, il le poursuit avec une singulière ténacité. Il veut non-seulement la grandeur de la maison d'Autriche, la première du monde, selon lui, mais il veut en outre que cette grandeur ait pour base la possession de tous les Etats patrimoniaux que les descendants de Rodolphe de Habsbourg ont hérités de la maison de Bourgogne et dont les provinces belges forment la plus belle part. De là cette haine, quelquefois dissimulée, mais toujours subsistante entre les successeurs de Louis XI et les descendants de Marie de Bourgogne. L'Empire même, si ardemment convoité par Charles d'Autriche et François de Valais, était considéré par le premier comme une sauvegarde pour les Pays-Bas, tandis que le second voulait en faire un instrument de conquête. Les partisans de l'Autriche, dans la diète électorale de Francfort, alléguaient, comme un motif d'exclusion, contre François Ier, que ce prince se servirait de la dignité impériale pour dépouiller Charles de son patrimoine et réunir les Pays-Bas à la France. D'autres enseignements, non moins graves, ressortent d'une étude impartiale de cette époque si caractéristique. Le lecteur les recueillera, sans qu'il soit nécessaire de nous appesantir sur tous les événements qui se sont succédé depuis l'avènement de Philippe le Beau, petit-fils de Charles le Téméraire, dernier duc de Bourgogne, et père de l'empereur Charles-Quint. La période qui fait l'objet de ce mémoire se montre, sous plusieurs rapports, comme une époque de transition. Un travail intérieur s'accomplit dans la plupart des États européens en même temps qu'ils luttent ou pour la prépondérance ou pour leur conservation même. Or, les époques de transition sont les plus difficiles à peindre : car une certaine confusion est un de leurs traits distinctifs. Je ne me suis pas dissimulé ces difficultés, et j'ai essayé de les surmonter. Il ne m'appartient point de dire si j'ai réussi ; je dois, au contraire, réclamer l'indulgence de l'Académie, qui me tiendra compte, je l'espère, de mes efforts dirigés avec persévérance vers un but national. Bruxelles, 25 octobre 1857. |