HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VII. — L'ŒUVRE DE LA TERREUR

 

 

 

L'ARMÉE

Le travail interne et profond de dissociation et de doute qui s'accomplissait n'empêche pas tout d'abord la Révolution de continuer sa marche conquérante et ses grandes œuvres réformatrices. En cette période de la Terreur, l'armée ne s'émeut pas des catastrophes intérieures. On dirait qu'elle n'en ressent pas le contrecoup. Commençait-elle à former un monde à part, ayant ses passions et ses ambitions propres et qui se désintéressait des agitations politiques ? Ce serait, je crois, se méprendre et anticiper sur les événements.

Le mot cité par Thibaudeau : « L'armée aujourd'hui est un continent », n'est pas vrai en 1794. L'armée restait rattachée à la Révolution : elle communiquait avec la vaste ardeur révolutionnaire de la Nation. Ce qui est vrai, c'est d'abord qu'enfiévrée et exaltée par sa lutte sublime, elle était moins attentive aux querelles des factions qu'aux manœuvres de l'Europe coalisée ; c'est aussi que, depuis la constitution du second Comité de Salut public, depuis juillet 1793, c'est toujours le même gouvernement révolutionnaire qui la commandait de haut. Et le prestige de ce Comité grandissait en un sens par l'énergie farouche des exécutions qu'il ordonnait. L'armée avait la conscience qu'il assurait ainsi l'unité d'action et de volonté sans laquelle elle-même n'aurait ni approvisionnements, ni canons, ni poudre, ni élan, ni victoires. L'armée savait que le Comité de Salut public avait frappé des généraux même victorieux comme Custine et Houchard quand ils ne répondaient pas à tout son dessein, et elle ne se scandalisait pas que la même discipline terrible pesât sur les chefs de la Révolution. Vergniaud, Custine, Houchard, Hébert, Danton : c'était le même niveau terrible sur toutes les têtes, et la figure immuable et sombre du Comité de Salut public dominait toutes les mêlées, les batailles politiques comme les batailles militaires. Aussi, malgré les déchirements intérieurs de la Révolution, le grand élan guerrier des armées révolutionnaires se continuait.

 

L'INSTRUCTION PUBLIQUE

L'œuvre intérieure de réforme se continuait aussi. La Convention dans la question de l'enseignement avait tâtonné. Le plan de Le Pelletier avait été d'abord accueilli avec faveur, puis écarté comble impraticable. En septembre 1793, la rentrée des collèges obligea la Convention à adopter une formule. Elle parut consacrer les idées générales de Condorcet, et reconnaître le haut caractère encyclopédique de l'enseignement. Mais bientôt, comme si elle renonçait à une partie du magnifique idéal d'enseignement complet où d'abord elle s'était élevée, elle se borne à organiser les écoles primaires, laissant à la libre concurrence ce que nous appelons aujourd'hui l'enseignement secondaire et supérieur. Quoique limitée, c'était encore une glorieuse entreprise que de constituer ainsi, aux frais de la Nation et en son nom, l'enseignement populaire. Et la liberté de l'enseignement privé qu'elle proclamait pour les études secondaires et supérieures n'allait pas d'ailleurs sans de fortes garanties pour l'esprit révolutionnaire. Les prêtres en étaient exclus.

 

L'ASSISTANCE

De même la Convention fit une grande chose lorsque, sur un rapport de Barère, au nom du Comité de Salut public, elle proclama et organisa l'assistance sociale des malades, des pauvres, des infirmes, des vieillards. C'est par un secours à domicile de 150 livres par an, prélude de Ce que nous appelons aujourd'hui la pension de vieillesse et d'invalidité, qu'elle proposait de guérir les plus cruelles misères. La Révolution affirmait ainsi, jusque dans la tourmente de terreur et de sang, sa foi et son génie d'humanité.

 

LES BIENS NATIONAUX

Ce qui atteste aussi la confiance de la Révolution en elle-même et en l'avenir, c'est que, partout en l'an II, les ventes de biens nationaux un moment suspendues dans la période de doute et de conflit qui précède le 31 mai, reprennent et s'accentuent aussitôt que la victoire de la Montagne, le vote et l'acceptation de la Constitution, l'énergie du Comité de Salut public rendent à l'action révolutionnaire son unité et sa force.

Ce n'est guère qu'après le 31 mai que la vente des biens d'émigrés commence réellement. Ce que le Directoire du département de Seine-et-Oise écrivait de l'ancien domaine royal : « Le talisman est enfin rompu », était vrai de tout le domaine public formé aux dépens des nobles fugitifs. Les acheteurs un moment hésitants se décidaient, ils affluaient aux enchères. A ne regarder que la surface, ces opérations furent bonnes un peu partout et pour la Révolution et pour la démocratie. Presque partout, comme en témoignent les comptes rendus périodiques faits à la Convention, les prix d'adjudication dépassent de beaucoup les prix d'estimation.

Par exemple, on lit au Moniteur :

« L'administrateur provisoire des domaines nationaux écrit, le 4 ventôse, an II, que les ventes des biens d'émigrés dont les notes lui sont parvenues dans le cours de la troisième décade de pluviôse s'élèvent, pour cent cinquante-trois districts, à 23.886.997 livres 6 sous 8 deniers, sur une estimation de 12.084.143 livres 14 sous 7 deniers, et présentent un excédent de 12.802.853 livres 11 sous 9 deniers sur cette estimation (comme on voit, un peu plus du double).

« La totalité des adjudications prononcées jusqu'à ce jour, pour trois cent quarante-quatre districts situés dans l'étendue de quatre-vingt-trois départements, s'élève à 127.885.145 livres 2 sous 8 deniers, et elle excède de 64.225.244 livres 16 sous 9 deniers le montant des estimations. (Pour l'ensemble aussi c'est un peu plus du double).

« Le résultat des détails que contiennent les lettres des districts présente le même intérêt que celui de leurs opérations.

« Partout l'ardeur des acquéreurs est égale à l'activité des corps administratifs, partout l'enthousiasme républicain anime les enchères et tout se fait aux cris de :« Vive la République ! Vive la Nation ! »

Il en avait toujours été ainsi, et une des preuves les plus curieuses et les plus décisives qu'on en puisse donner, c'est que, au commencement de l'année 1793, Delcher avait demandé la suspension d'une loi coutumière du Midi qui permettait aux vendeurs de réclamer la rescission de la vente si, dans les dix ans qui suivaient. le domaine avait été revendu à des prix sensiblement supérieurs.

Beaucoup de vendeurs dans le Midi voulaient profiter de la hausse des terres survenue depuis la Révolution pour obtenir l'annulation de la vente. Cette hausse était beaucoup plus significative encore et plus réelle en 1794, à un moment où le crédit de l'assignat restauré atteignait presque au pair.

Il semble donc que le Trésor révolutionnaire recevait, en échange du domaine aliéné, des valeurs importantes, et en une monnaie qui avait retrouvé son cours d'émission. De plus, si on prend la peine de lire dans le détail les registres de ventes publiés pour les biens des émigrés comme pour les biens d'Eglise, par Rouvière pour le Gard, par Legeay pour la Sarthe, on constate que ces ventes sont l'occasion d'un morcellement assez marqué de la propriété du sol. Presque jamais l'ensemble du domaine d'un émigré n'est acquis par' un seul acheteur. La division par lots favorisait le morcellement de la vente ; et qui sait d'ailleurs si les acheteurs ne se sentaient pas plus rassurés par leur nombre contre l'hypothèse de revendications ultérieures ? Ils formaient à plusieurs comme une société d'assistance, contre toute tentative de reprise.

Les registres des ventes de la Haute-Garonne que j'ai parcourus aux archives de Toulouse m'ont donné, pour les biens d'émigrés, les mêmes résultats que pour la Sarthe et le Gard.

Il n'est pas rare qu'à un propriétaire unique se substituent jusqu'à •une douzaine de propriétaires nouveaux. Pourtant il est malaisé de savoir avec une exactitude absolue de quel coefficient de démocratie les ventes sont affectées. Sous l'apparente régularité des opérations se glissèrent sans doute des spéculations et des manœuvres innombrables. D'abord le cours incertain de l'assignat permit bien des combinaisons. Il est possible notamment qu'à l'époque où l'assignat était très bas, les estimations des biens à vendre aient été faites comme si l'assignat avait son cours normal. De là, pour ceux qui achetaient avec des assignats dépréciés une prime énorme, que la majoration des prix aux adjudications ne suffisait pas à absorber. De plus, malgré les lois et décrets qui organisaient la publicité de la vente et prohibaient les coalitions des acheteurs, l'entente secrète était toujours facile entre les riches fermiers et les riches bourgeois. Ils aimaient mieux s'assurer des prix modérés par une sorte de négociation préalable et un concert occulte que se pousser les uns les autres à de hautes enchères. Quelle que fût l'activité des Comités de surveillance révolutionnaires, ils ne pouvaient contrôler toute la vie sociale des petites communes, et le révolutionnaire lyonnais qui signalait aux Jacobins les pratiques, les manœuvres des municipalités des campagnes semble ne guère compter lui-même sur la possibilité d'un, contrôle exact. Au besoin, les intéressés se glissaient eux-mêmes dans les Comités de surveillance. D'ailleurs, les municipalités avaient un pouvoir redoutable : elles recueillaient et transmettaient les éléments nécessaires à la détermination du maximum. Elles avaient droit de perquisition et de réquisition. Tout à l'heure ce sont elles qui vont, selon la loi, régler la quantité de blé qui sera remise à chaque ménage, soit pour la consommation, soit pour les ensemencements ; qui aurait été dans la commune chercher querelle aux administrateurs de ces municipalités rurales ? Bien des fois sans doute ils abusèrent de leur pouvoir et de leur prestige pour réaliser de fructueuses opérations : les communes ne se risquèrent guère à surenchérir contre eux.

Ni les prix n'étaient poussés aussi haut, ni le morcellement n'était poussé aussi loin qu'il eût été possible. La loi même qui prévoyait la division par lots ne contenait que des conseils et point de prescriptions. A vrai dire, il eût été malaisé de déterminer une règle mathématique pour la division des domaines mis en vente. Dans une séance des Jacobins, plusieurs députés de la Convention ne sont pas d'accord sur le-sens de la loi, les uns affirment qu'elle exigeait la division par lots, les autres qu'elle ne l'exigeait pas. La vérité est que la loi un peu flottante laissait beaucoup de jeu aux spéculations des personnages comme Grandet, des puissants et habiles agioteurs de village dont Balzac a si puissamment retrouvé les opérations premières, enchevêtrées sous terre aux racines mêmes de la Révolution. Mais, s'il y eut ainsi bien des tares individuelles à l'origine de bien des propriétés révolutionnaires, l'opération d'ensemble n'en fut pas moins bienfaisante et grande. Elle dissémina et enracina la Révolution. Et les larges ressources provenant de cette nouvelle série de ventes alimentèrent les victoires de l'an II.

 

LE MAXIMUM

Peut-être les lois relatives aux grains (mai 1793), et les lois du maximum, qui taxaient toutes les denrées de première nécessité, notamment les denrées agricoles, fournirent-elles aux acquéreurs des domaines un prétexte à modérer les prix de la terre ? En ce sens le maximum qui semblait destiné surtout à protéger les consommateurs des villes contre la cupidité des terriens, contre les prétentions abusives des fermiers, eut-il pour effet, par une sorte de compensation économique, de tempérer les surenchères et de livrer la terre aux fermiers et bourgeois ruraux à des prix relativement bas. Quand donc Mallet du Pan, résumant à grands traits la vie économique de cette époque, dit que « sous le gouvernement de Robespierre », les villes avaient imposé leur loi aux campagnes, il ne tient pas suffisamment compte de la complexité des faits et de la double action inverse de la loi du maximum qui limitait directement contre les fermiers les prix des denrées, mais qui limitait indirectement à leur profit le prix de la terre.

Grande fut la résistance opposée à l'application du maximum non seulement par les propriétaires ruraux et fermiers, mais par les marchands des villes. J'ai cité la séance de la Commune où Chaumette dénonce, pour Paris, ces résistances. Ce n'étaient pas seulement les gros marchands qui se plaignaient et se rebellaient. Les détaillants, les revendeurs et revendeuses se plaignaient aussi. Et, à vrai dire, la détermination d'un prix uniforme, tel qu'il paraissait résulter de la loi trop sommaire de septembre, qui ne distinguait pas entre le prix à la fabrication, le prit marchand de gros et le prix marchand de détail, eût été surtout dommageable aux revendeurs au détail. Non seulement le bénéfice qu'ils prélevaient les derniers, après le bénéfice du marchand de gros et le bénéfice du producteur, était naturellement le plus menacé, mais comme dans la période de discrédit de l'assignat les prix de détail avaient été proportionnellement majorés plus que les prix de gros, comme par exemple le prix d'un chou avait été augmenté en proportion plus que le prix d'une pièce de drap (par la difficulté de trouver des subdivisions de l'assignat correspondant à des graduations très faibles), le menu commerce se trouvait atteint profondément et protestait avec violence. Et derrière les détaillants les marchands en gros abritaient leur résistance. C'est pour cela que le 11 Brumaire, an II, la Convention décréta que le prix serait calculé à la fabrication (sur la base des prix de 1790 accrus d'un tiers), et que les prix de fabrication seraient ensuite majorés de 5 p. 100 pour le bénéfice des marchands en gros et de 10 p. 100 pour le bénéfice des marchands de détail. Les frais de transport à partir du lieu de fabrication devaient être calculés par les districts.

La Commission des subsistances, pour dresser le tableau général des prix selon le mandat qu'elle en avait reçu en Brumaire, s'adressa à toutes les sociétés populaires. De presque partout des réponses bd parvinrent, et Barère annonçant à la Convention le résultat de cet immense travail statistique, avait raison de dire que jamais un peuple n'avait fait un pareil effort pour mettre en pleine lumière toutes les conditions et toutes les circonstances de sa vie. Ce travail énorme était à peu près achevé pour toute la France à la date du 1er Germinal, et le Comité de Salut public, secondé par la Commission des subsistances, veilla énergiquement à ce que partout il fût appliqué. Ainsi, le jour où il sera possible, par la publication des immenses documents d'archives relatifs au maximum qui ont à peine été explorés encore, de creuser l'histoire économique de la Révolution, il faudra distinguer la période qui précède le 1er Germinal, an II, et la période qui suit.

Il ne faudrait pas croire que, même avant le 1er Germinal, même avant la publication des tableaux dressés selon les bases précises arrêtées en Brumaire, la loi du maximum de septembre 1793 soit restée lettre morte. L'impatience. du peuple de taxer les denrées de première nécessité était trop grande pour que les fabricants et marchands aient pu éluder entièrement la loi, si vague et insuffisante qu'elle ait été d'abord. Mais il me parait (autant qu'il est permis d'en juger dès aujourd'hui) que la loi fut appliquée ou négligée dans la première période selon l'état d'esprit des municipalités. Et la façon même dont elle fut comprise varie selon que les municipalités sont plus ou moins populaires.

 

L'APPLICATION DE LA LOI À PARIS

Ainsi, à Paris, la Commune se hâta d'appliquer aux gros marchands la loi du maximum. Envers les petits détaillants, envers les revendeurs qui narguèrent la loi, la Commune semble avoir usé de beaucoup de tolérance. Et surtout, tandis qu'elle se hâtait de taxer les denrées détenues par le gros commerce, elle ne s'empressait pas d'appliquer la taxe des salaires. Aussi, les ouvriers, assez rares à cause, de l'immense appel d'hommes fait par les armées et en tout cas très occupés à cause des livraisons incessantes que réclamait l'administration de la Guerre, bénéficiaient, comme acheteurs, de la taxe des denrées, et au contraire, comme vendeurs de travail, utilisaient la loi de l'offre et de la demande qui à ce moment-là leur était favorable.

Je note par exemple, dans un rapport de l'observateur Perrière, qui est de la fin de ventôse, ceci :

« Les garçons maçons et charpentiers ne veulent plus travailler que moyennant 6 livres par jour ; de décade en décade ils augmentent de 10 sous. Il en est de même des manœuvres dans ces deux états ; ils sont parvenus à se faire payer leur journée 3 livres, 10 sous. Si l'on fait difficulté d'acquiescer à leurs demandes immodérées, ils menacent de ne plus travailler... C'est ainsi qu'en m'en revenant hier au soir, vers les 9 heures, j'entendis des ouvriers rassemblés, au nombre de sept ou huit, au coin d'une rue, jurer entre eux de ne point retourner à l'ouvrage, cette résolution de leur part étant due probablement à un refus d'augmentation de la part de leurs maîtres. »

Et le policier ajoute :

« On crie de tous côtés contre cette tyrannie des ouvriers ; on espère, on attend que le prix de leur journée sera taxé dans le nouveau maximum dont toutes les dispositions, dit-on, seraient illusoires si la main-d'œuvre, qui est une marchandise comme une autre, et qui fait la base nécessaire du prix de tous les autres objets n'était comprise dans ces dispositions et réduite à un taux proportionnel. »

 

L'APPLICATION DE LA LOI EN PROVINCE

Tandis que la municipalité de Paris taxait les denrées au moins dans les magasins de gros, lesquels d'ailleurs étaient tenus par la loi sur les accapareurs à vendre au détail, et négligeait de taxer les salaires, je vois d'autres municipalités, où l'influence bourgeoise était plus grande, se hâter de taxer les salaires en même temps que les denrées et les objets fabriqués.

Je trouve par exemple, aux archives du Tarn, la lettre adressée « le 10 Pluviôse, an II de la République une, indivisible et impérissable » par l'agent national de Poudis au Directoire du district de Lavaur

« Les décrets de la Convention nationale, les arrêtés des représentants du peuple et ceux émanés des autorités supérieures que la municipalité de Poudis a reçus dans le courant de la décade ont été affichés au bruit du tambour et lus conformément aux articles 9 et 10 de la loi qui nous l'ordonne ; ils seront exécutés avec zèle.

« Le maximum des objets de première nécessité qui se vendent dans notre commune est strictement observé et les citoyens qui fabriquent l'huile à brûler réclament qu'ils y perdent beaucoup et qu'ils seront forcés de ne plus en fabriquer pour la vente, attendu que les grains de lin- leur coûtent 6 livres la mégère (pour la mesure), etc., etc.

« Veuillez nous dire, citoyens, si nous devons nous en tenir au maximum ou si vous accordez quelque petite augmentation ; je ferai toujours exécuter avec vigueur les ordres qui me seront transmis ; en, attendant, le maximum sera maintenu dans toute sa teneur. »

L'agent national de Poudis disait-il la vérité ? En tout cas, il est visible, par beaucoup de correspondances échangées par les municipalités des petites communes rurales voisines se consultant sur les indications des prix qu'elles doivent donner, et dont il faudrait reproduire jusqu'à l'orthographe grossière, que la loi du maximum n'était pas, même en cette première période, une loi de parade, et qu'elle pénétrait dans toute la vie économique de la Nation. Et voici d'importantes communes : Albi, Cordes, qui, au contraire de la municipalité de Paris, se hâtent, aussitôt connue la loi de septembre sur le maximum, de taxer les salaires.

A Albi, « dans la séance du 15 octobre 1793, l'an second de la République française une et indivisible », c'est-à-dire quelques jours à peine après le décret du 29 septembre, « le Conseil général de la Commune, vu l'article 8 de la loi du 29 septembre dernier qui lui enjoint de fixer le maximum ou le plus haut prix des salaires, gages, main-d'œuvre et journées de travail :

« Ouï le procureur de la Commune, a arrêté le maximum des objets ci-dessous énoncés ainsi qu'il suit :

« Dénomination des ouvriers, journaliers, etc., etc., suivant la diversité des saisons, prix de leur journée résultant du maximum fixé par la loi du 29 septembre 1793, avec ou sans nourriture :

« Maçons, charpentiers, menuisiers, plâtriers, plafonneurs, charrons, tonneliers et sabotiers, du 1er novembre au 1er mars, 1 livre 12 sous, sans nourriture ; du 1er mars au 1er novembre, 1 livre 18 sous, sans nourriture.

« Grosse manœuvre : Pendant les mois de septembre, octobre, novembre, 1 livre 5 sous, sans nourriture ; en décembre, janvier et février, 1 livre, sans nourriture ; en mars, avril, mai, juin, juillet et août, 1 livre 10 sous sans nourriture.

« Petite manœuvre : Du 1er octobre au 1er mars, 10 sous, sans nourriture ; du 1er mars au 1er octobre, 12' sous, sans nourriture... »

De même, le tableau spécifie, avec un détail extrême, tantôt les prix à la journée, tantôt les prix à la façon pour les charrois et transports, pour les travailleurs de terre. Ceux-ci auront, du r septembre au 1er décembre, 1 livre 4 sous ; du 1°' décembre *au 1er mars, 1 livré ; du 1er mars au 1er septembre, 1 livre 10 sous, les trois prix ci-dessus seront payés sans soupe ; lorsque l'on donnera la soupe, il en sera distrait 4 sous ; lorsque les journaliers seront employés à faucher, moissonner et dépiquer, ils seront nourris en sus du prix ci-dessus.

Les femmes occupées aux travaux de la terre du 1er septembre au 1er mars, 9 sous et la soupe ; du 1er mars au 1°' septembre, 12 sous et la soupe. Lorsque la soupe ne sera pas donnée, il sera payé à l'ouvrière 3 sous en supplément. Les journées commenceront au lever du soleil et finiront au coucher, tant pour les hommes que pour les femmes.

Pour la façon des sarments, des jougs, pour la façon des outils ruraux, les salaires sont fixés aussi.

Voici, maintenant les salaires des fabriques de laine :

Les trieuses, 7 sous 6 deniers, et ensuite, pour le peignage, battage, tirage, pour la filature, le cordage, le foulonnage, le roquetage, le moulinage, l'embobinage, l'ourdissage, le tissage, pour l'apprêt, pouf toutes les opérations si variées du travail de la laine, du coton et du fil, toute une série de prix de façon qui n'auraient de sens pour le lecteur que s'il était 'possible de les ramener avec quelque exactitude à des prix de journée.

Les garçons moulineurs reçoivent par jour 1 livre 10 sous. Les enfants aides-moulineurs, 13 sous 6 deniers. Les salaires industriels sont, comme on voit, généralement inférieurs aux salaires agricoles — du moins les salaires industriels de la fabrique et du tissage. Comme la commune d'Albi, la commune de Cordes se hâte d'appliquer l'article 8 de la loi du 29 septembre et de maximer tous les salaires industriels et agricoles.

 

LE MAXIMUM A-T-IL PROFITÉ AUX SALARIÉS ?

Il est malaisé de calculer l'effet général du maximum sur la condition économique des prolétaires. J'ai marqué déjà (et c'est à mon sens un fait d'une très haute importance), que par rapport à 1790 la condition des salariés était sensiblement améliorée puisque la majoration des prix n'était que d'un tiers pour les denrées et qu'elle était d'une moitié pour les salaires ; mais c'est une question de savoir si, avant le maximum, les ouvriers n'avaient pas conquis une majoration de salaire proportionnellement plus forte par rapport au prix marqué des denrées que celle que permettait la loi du maximum. En sorte que, s'il est certain que la loi du maximum consolide des avantages conquis par les prolétaires depuis la Révolution, il est malaisé de décider si elle marque pour eux un progrès sensible sur l'état qui a procédé immédiatement le maximum.

La loi du maximum semble leur avoir apporté surtout de la sécurité ; mais, au point de vue des rapports du prix du travail au prix des denrées, il n'est pas démontré qu'elle ait réalisé un progrès. En plus d'un point, les ouvriers, les prolétaires tentèrent d'éluder le maximum. Mais, de ce fait même, on ne peut pas tirer (du moins en l'état présent de notre documentation) des conclusions assurées. Peut-être protestaient-ils parce que la loi du maximum, tout compte fait, leur imposait çà et là une diminution nette de salaire. Peut-être aussi cherchaient-ils à éluder, en ce qui les concernait, la loi du maximum pour faire équilibre aux manœuvres par lesquelles les détenteurs des denrées l'éludaient souvent de leur côté. Ou encore les ouvriers n'auraient-ils pas été fâchés d'étendre et d'affermir le régime provisoire dont semblent bien avoir bénéficié les prolétaires parisiens, taxation des denrées, libre revendication des salaires.

 

UNE CIRCULAIRE DE LA COMMISSION DES SUBSISTANCES

C'est contre cette prétention que s'élève la Commission des subsistances et approvisionnements de la République, dans une circulaire qu'elle adresse, le 11 Frimaire an II, aux administrateurs des départements et districts, et à tous les citoyens...

« Considérant que ces lois salutaires dont le but est de saper jusque dans leur fondement les spéculations frauduleuses des hommes avides qui s'engraissent du sang des malheureux, deviendraient inutiles et sans effet si tous les membres de la société ne contribuaient pas, chacun pour ce qui le concerne, à leur pleine et entière exécution, seul moyen de procurer au peuple, à un prix convenable, les objets nécessaires à son existence ; considérant que cette vérité n'est pas assez sentie ou que la malveillance et la cupidité égarant les esprits portent quelques ouvriers à exiger pour leurs travaux des prix excessifs, ce qui est une violation formelle de l'article 8 de la loi du 29 septembre dernier, qui fixe les salaires, gages, main-d'œuvre et journées de travail à moitié en sus du prix alloué en 1790, et tend ouvertement à rendre sans effet les lois qui fixent un maximum, à favoriser l'agiotage et les spéculations meurtrières de l'homme cupide et à replonger le peuple dans la misère ;

« Considérant que la loi est faite pour tous, et qu'il est non seulement du devoir mais de l'intérêt de chaque citoyen de lui obéir ;

« La Commission, instruite que plusieurs ouvriers, particulièrement ceux employés à la manutention des bois et charbons, et les propriétaires de chevaux de traits, dans les différents postes des départements, districts et municipalités où se fait le commerce, exigent un salaire excessif, que les marchands de bois se trouveraient dans l'impossibilité de distribuer ces denrées au peuple suivant le taux fixé par la loi du maximum s'ils étaient obligés d'en payer à un si haut prix la manutention et le transport ;

« Arrête que les corps administratifs et municipaux seront tenus, sous leur responsabilité personnelle et individuelle, de lui rendre compte sous huitaine de l'exécution de l'article 8 de la loi du 29 septembre dernier, relativement à la fixation des salaires, gages, main-d'œuvre et journées de travail... »

Mais, c'est surtout après le 1er Germinal, c'est-à-dire après la publication du tableau remanié du maximum, que le gouvernement révolutionnaire veille le plus strictement à l'application de la loi aussi bien pour le prix du travail que pour le prix des denrées. Dans ce remaniement, la Commission des subsistances, approuvée et soutenue par le Comité de Salut public, eut évidemment le souci de détendre un peu les conditions trop dures faites d'abord au commerce et à la culture.

Les prix de plusieurs denrées, notamment de la viande qui se faisait rare, furent relevés, sans doute pour que la fraude ne s'exerçât pas outre mesure.

 

UNE CIRCULAIRE DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC SUR LES SALARIÉS AGRICOLES

Et, en Prairial, le Comité de Salut public donne à l'article relatif aux salaires une interprétation plus favorable aux propriétaires et aux fermiers qu'aux salariés.

« Le Comité de Salut public (29e jour de Prairial, an II), informé par le rapport de la Commission d'agriculture et des arts qu'il s'élève des difficultés dans quelques districts relativement à la fixation des salaires dus aux ouvriers employés aux travaux de la récolte, dont les uns étaient dans l'usage de se faire payer en nature et les autres, partie en nature et partie en monnaie, tandis que le plus grand nombre était payé en monnaie ;

« Considérant que le salaire a été augmenté à raison de l'augmentation des prix des denrées, que si le paiement 'en nature recevait la même augmentation que le paiement en assignats, on retomberait dans le même inconvénient et qu'il n'y aurait plus de proportion entre les prix payés en nature et ceux payés en monnaie ;

« Que, lorsque la Convention nationale prend les plus sages et les plus justes mesures pour s'opposer aux efforts de la cupidité, fixer le prix des denrées et préserver le peuple des variations désastreuses, qui, au milieu de l'abondance, compromettaient sa subsistance, le salaire des ouvriers doit être fixé dans une proportion relative aux charges des cultivateurs, aux besoins du peuple, et à la justice qui doit être la règle commune pouf tous les citoyens, soit qu'ils versent leur sang pour la Patrie dans les combats, soit que protégés par la fonce des armes de la République ils s'emploient aux travaux de la récolte ;

« Arrête : que les salaires qui se paient en nature pour les travaux de la récolte suivant les usages constamment observés dans quelques lieux seront fixés sur le même pied qu'ils l'étaient en 1790, sans aucune augmentation.

« Dans les lieux où les salaires sont payés, partie en nature, partie en assignats, la partie qui se paie en assignats sera augmentée d'une moitié en sus, conformément à l'arrêté du 11 Prairial, et la première qui se paie en nature sera acquittée comme par le passé, sans augmentation.

« Les citoyens employés aux travaux de la récolte4 qui préféreront d'être payés en assignats au lieu de l'être en nature seront payés en assignats. Le paiement en nature ne pourra être exigé que dans les lieux où cet usage a été constamment observé.

« Signé : Robert Lindet, Carnot, Barère, Prieur, Collot d'Herbois, Couthon, Robespierre, Billaud Varenne. »

Oui, mais c'était retirer aux ouvriers ruraux payés en nature le bénéfice de cette prime d'un sixième que j'ai tenté de dégager et à laquelle pouvaient prétendre les ouvriers payés en assignats, c'était donc dans l'intérêt des propriétaires et fermiers une restriction à l'avantage concédé à la classe ouvrière. Il est vrai qu'en plusieurs points les propriétaires cultivateurs et les fermiers se plaignaient que le juste équilibre de la loi du maximum fût rompu à leur détriment. Ils prétendaient, par exemple, que dans beaucoup de districts, où dominaient les influences de la bourgeoisie industrielle, les prix des objets fabriqués avaient été forcés au-delà des limites marquées par la loi. Ils observaient que les salaires avaient dû être élevés de moitié par rapport à 1790, et ils disaient (ce qui n'était pas vrai de la plupart des régions, mais de quelques-unes) qu'au contraire le prix des grains était moindre qu'en 1790.

Visiblement, le Comité de Salut public, après avoir donné satisfaction aux pétitionnaires parisiens, cherche à amoindrir le plus possible l'impopularité du maximum, chez les classes rurales possédantes. Mais l'élan des prolétaires, ruraux et industriels, était si grand par l'effet du mouvement révolutionnaire qu'en bien des points les salaires furent ou maintenus ou portés, en cette année 1794, au-delà, des limites que la loi du maximum avait marquées. On peut voir, par exemple, aux Archives de Paris, à quels hauts tarifs s'élevèrent, dans l'été et l'automne de 1794, les salaires des journaliers de l'ancienne province de Bourgogne. L'été splendide et chaud avait mûri les grains de très bonne heure. Et le battage en grange avait commencé quand vint le moment des vendanges. 13e là une hausse énorme des salaires des prolétaires dont on se disputait les bras. Je crois cependant d'une façon générale que la période du maximum, toute compensation faite des gains et des pertes, marque pour l'ensemble des prolétaires plutôt une ère de sécurité qu'un accroissement net de la puissance d'achat des salaires.

 

LES RÉSULTATS DU MAXIMUM

La loi du maximum, en même temps qu'elle restituait le crédit de l'assignat et servait par-là merveilleusement le gouvernement révolutionnaire, l'Etat acheteur, a prévenu les paniques et empêché l'extrême tension des rapports économiques d'aboutir çà et là à de violentes ruptures d'équilibre.

'C'est cette tension extrême des rapports économiques qui caractérise cette période. Il n'y a pas eu famine ; il n'y a pas eu, même au sens absolu du mot, pénurie. Ce serait se méprendre complètement que de se figurer cette période violente et surmenée comme une époque de misère ou même de malaise profond. Mallet du Pan dit que l'illusion des puissances coalisées est puérile si elles s'imaginent que la France pâtit de la famine. Il y a seulement pour certains articles et à raison de la consommation extraordinaire qu'il faut à l'armée, difficulté d'approvisionnement. Le pain ne manque pas et si parfois il faut l'attendre, il arrive toujours. Presque tous les charrois étant accaparés par la guerre, les charbons arrivent parfois péniblement. De même, le cuir et la chandelle sont rares à certains jours parce que de grands troupeaux de bœufs sont poussés vers les frontières. Mais à travers ces difficultés, l'alimentation du peuple n'est pas sérieusement menacée ; et il y a du travail pour tous et de hauts salaires. Quelques industries sont ravagées comme par un vent d'orage. Ainsi l'industrie de la soie, déjà un peu compromise à Lyon en 1793 par la réduction des consommations de luxe, est accablée en 1794 par la guerre civile. Le commerce de Marseille aussi, avec toutes les industries locales qui l'alimentaient, est éprouvé par la tourmente.

 

LES INDUSTRIES DE GUERRE

Mais, partout les besoins industriels de la guerre sont si grands, il faut tant de forges, tant d'ateliers de tissage et de chaussure pour armer, vêtir, chausser quatorze cent mille hommes soudainement levés, les acquéreurs de biens d'églises et de biens d'émigrés se disputent si vivement la main-d'œuvre pour les aménagements urgents de leur domaine, que les ouvriers sont partout très demandés et qu'ils font la loi.

La délégation des ouvriers lyonnais déclare à la Convention en décembre que, si la Révolution use de clémence envers une population égarée, celle-ci pourra trouver tout entière de l'emploi dans les manufactures d'armes de la région. De même, les orfèvres parisiens. La souplesse merveilleuse de l'ouvrier français se révèle en ces temps de crise. L'appel vers certaines industries est si énergique que les ouvriers du tissage où, comme nous l'avons vu, le salaire est peu élevé, se précipitent vers les industries où le salaire est supérieur, et qu'il faut les maintenir de force dans les fabriques de draps. Aussi en Fructidor, an H, le représentant du peuple en séance à Toulouse : « instruit qu'un grand nombre d'ouvriers occupés aux ateliers des fabriques de draps, principalement dans la commune de Carcassonne, abandonnent leurs travaux accoutumés pour d'autres momentanément plus lucratifs, ce qui mettrait le fabricant dans l'impossibilité de pouvoir fournir les draps nécessaires à l'habillement de nos frères d'armes, si on ne remédiait promptement à un tel objet de désorganisation des fabriques :

« Considérant épie la plupart des ouvriers des fabriques ne peuvent être remplacés que par des individus qui aient la connaissance des mêmes travaux, ce qui exige du temps et de l'expérience ;

« Considérant que, tandis que nos frères d'armes se portent sur le territoire ennemi et bravent tous les dangers pour affermir notre liberté, ceux qui, attachés aux ateliers destinés à préparer les draps propres à les défendre des injures du temps, les abandonnent pour un vil intérêt, ne peuvent être regardés que comme des citoyens qui ne veulent être en rien dans la lutte formidable de la liberté contre la tyrannie et qui conséquemment doivent être regardés comme suspects et traités comme tels ;

« Arrête : Tous les ouvriers qui étaient habituellement occupés aux travaux principaux des fabriques de draps, dans l'étendue de la division de l'armée des Pyrénées-Orientales, sont mis en réquisition ; ils ne pourront sous aucun prétexte abandonner leurs ateliers sous peine d'être regardés comme suspects et traités comme tels. »

Ces mesures eussent-elles été nécessaires s'il y avait eu langueur économique et chômage ? Ce fut un temps de production intense, et en un sens on peut dire que la Révolution suscita, comme par un coup de fouet violent, l'industrialisme moderne. Elle utilisa au plus haut degré les choses et les hommes. Elle tira de toute force minérale, animale, humaine, tout ce que cette force pouvait donner :

Pour fournir du salpêtre à ses fabriques de poudre, elle râcle les caves et les murailles. Elle utilise pour ses fonderies les cloches vaines des clochers. Elle ramasse, comme un chiffonnier géant, tous les chiffons pour donner du papier aux administrations révolutionnaires devenues, en effet, selon le mot de Saint-Just, « un monde de papier ». Elle réquisitionne pour ses fabriques de draps toutes les laines. Et, comme beaucoup d'hommes sont aux armées, comme d'ailleurs les besoins de la production dépassent infiniment les besoins de la production normale, elle fait appel aux enfants et aux femmes. Elle ne leur distribue pas seulement du travail à domicile comme celui auquel ils étaient accoutumés sous l'ancien régime. Elle les groupe dans de vastes manufactures improvisées.

Les fabricants de draps d'Albi écrivent à la Commission des subsistances qu'il conviendrait de faire l'éducation industrielle des enfants. Boyer-Fonfrède installe à Toulouse de vastes tissages où il concentre des enfants et des femmes. Jeanbon Saint-André appelle dans ses vastes ateliers de voileries de Brest les femmes bretonnes habituées à faire aller le rouet et le fuseau à domicile. Sur la place des bourgs, à portée des minerais arrachés à la montagne, s'allument des forges où les artisans de villages, accoutumés jusque-là aux travaux parcellaires, apprennent la discipline et l'élan du travail collectif. La fièvre du patriotisme et du péril hâte le rythme du travail jusque-là un peu traînant ; et la grande industrie ardente et pressée de la guerre révolutionnaire entraîne les bras pour les fébriles besognes du capitalisme moderne. La décade, substituée au dimanche, espace plus largement le repos. Toutes les énergies, toutes les minutes, fournissent, comme les substances chimiques, leur rendement maximum.

 

L'ACTIVITÉ GÉNÉRALE

De même que la Révolution donne l'exemple de l'activité véhémente et tendue, elle donne l'exemple aussi des vastes mouvements de fonds. Songez qu'elle dépense plus de trois cents millions par mois, près de quatre milliards par an et que le revenu total de la Nation était évalué par la Commission des finances à trois milliards. Elle jette ainsi à la guerre, à la liberté, à l'avenir, plus que le revenu annuel total de la France. Terrible dépense qui dévorerait en se prolongeant toutes les réserves de l'avenir ; mais, quelle excitation de tout l'organisme ! quelle fièvre de 'travail et d'industrie pour soutenir la fièvre de combat ! Et comment, dans ce prodigieux déchaînement de la vie nationale, y aurait-il eu pour les travailleurs détresse et misère ? Thibaudeau en une page de ses Mémoires a noté cet énorme déploiement de force et de richesse.

Sur cette activité excitée et vaste, la nature jetait un sourire, une lumineuse promesse de fécondité. L'hiver de 1794 fut court. Un printemps précoce prodigua aux arbres les fleurs, et l'été fécond et splendide besogna lui aussi, largement et vite, comme si la terre et le ciel étaient gagnés par l'ardeur et la hâte des hommes.

Ainsi que tous les travailleurs, tous les citoyens produisaient pour la liberté et pour la Patrie ; comme ils faisaient librement le don de leurs forces à la Révolution menacée, ce noble surmenage volontaire ne brisait pas les âmes comme un surmenage forcé et servile. Les ouvriers gardaient la force de penser, et ils songeaient à instituer des règlements de travail qui leur assureraient une vie libérale et bonne. En l'an II, les ouvriers de l'Imprimerie nationale demandent à la Convention la journée de neuf heures, huit heures de travail et une heure de lecture publique ; une souple et humaine discipline qui permette aux ouvriers d'assumer la part de travail de l'ouvrier absent, afin que chacun puisse, de l'assentiment de ses camarades, se ménager des congés et du repos ; enfin, l'institution des secours de maladies et des retraites de vieillesse.