LE DISCOURS DE CHAUMETTE DU 25 MAI Cependant,
l'agitation croissait dans les sections, mais rien de décisif encore ne
s'annonçait. A en croire Dutard, la séance du Conseil de la Commune, le 25 au
soir, fut morne, et Chaumette se dépensa en vain pour échauffer un peu les
enthousiasmes. « Avant-hier
soir (il
écrit de 27) M.
Chaumet s'est débattu comme un petit diable, il nous a accusés, nous autres
journalistes, d'être les mouchards de la faction brissotine ; il s'est
déchaîné contre nous d'une terrible manière, il a pleuré, il a fait éclore
des éjaculations qui semblaient partir de son âme toute entière, il s'est
débattu, a donné des pieds et des mains. Le peuple était froid et le Conseil
abattu. « Le
malheureux, depuis qu'il est devenu sénateur, politique, publiciste et
presque en même temps, a cessé d'être révolutionnaire ; il ne s'est pas
aperçu que plus il faisait d'efforts pour témoigner la peine que lui causait
l'embastillement d'Hébert, et plus il prouvait au peuple son impuissance, son
infériorité et sa faiblesse : « Si
tu es Dieu, comme tu nous le dis, délivre-toi toi-même. » « Monsieur
Chaumet a eu la sottise d'afficher qu'il avait été mousse et non moine ;
et pour prouver qu'il n'est pas un fripon et qu'il n'a pas prévariqué dans la
place qu'il occupe, il a ajouté que, depuis qu'il était en place, il s'était
borné « à payer des dettes qu'une honorable indigence lui avait fait
contracter. » « Enfin,
le soir de l'embastillement, il a exposé qu'Hébert n'était pas fortuné, qu'il
avait une femme et un enfant. S'il l'avait osé, j'ose le croire, il aurait
demandé, en même temps, des secours provisoires après un jour
d'emprisonnement, pour un homme qui occupe une place importante et qui gagne
au moins 12.000 livres. « Il
semble que Monsieur Chaumet ait aussi abandonné le peuple, qu'il ne connaisse
plus le peuple et que les deux partis se disputent aux yeux du peuple même à
qui fera le plus de sottises. » Il
paraît, en effet, d'après le compte rendu de la Chronique de Paris, plus
complet en ce point que celui du Moniteur, que Chaumette ne parla guère ce
soir-là en homme d'action. Il se perdit en divagations sentimentales ou
enfantines, plaida pour la Commune d'un ton pénétré et larmoyant, et s'offrit
lui-même à partager les fers d'Hébert ou bien de chercher le moyen de les
briser. « Chaumette
a été voir Hébert dans sa prison et rend compte de sa visite. Hébert est
tranquille et prie le Conseil de l'être sur son compte ; mais, dit-il, on
attaque la liberté de la presse en attaquant Hébert comme journaliste, et il
demande que la chambre où est Hébert soit appelée chambre de la liberté de la
presse. — Vraiment il s'agit bien de cela, et ces enfantillages en une heure
de crise ont quelque chose d'irritant. — Car il y avait à la Bastille la tour
de la Liberté. Dumouriez, dit-il, comptait si bien sur un mouvement dans
Paris qu'il l'annonçait dans une lettre ; pendant que Dumouriez calomniait
Pache, Pache exposait sa vie pour le peuple dans la rue des Lombards où il
failli être terrassé. (Notez que c'est en luttant contre ceux qui enlevaient
les denrées dans les boutiques, et que Chaumette insiste assez platement sur
l'esprit de légalité de la Commune.) « Notre
grand crime est d'avoir maintenu le pain à 3 sols la livre. Vous connaîtrez à
la fin vos ennemis et vos amis et vous rendrez justice à vos magistrats. On
nous reproche, je le répète, d'avoir maintenu le pain à 12 sols les 4 livres
; les indemnités ont été prises sur les riches, sur les impositions des
riches, et ils ne nous le pardonnent pas. Celui qui est propriétaire paie le
pain 16 sols la livre, il n'y a que le pauvre qui y gagne ; nous avons
tout fait pour le pauvre et voilà notre crime aux yeux des riches qui sont
nos plus grands ennemis. Un autre crime est d'être unis, notre union nous
rend redoutables aux malveillants, et pour nous renverser on voudrait
nous désunir. « Chaumette
fait ensuite une digression sur le cardinal de Richelieu. Ce cardinal,
dit-il, dit un jour à une, dame de la cour : « Donnez-moi quatre lignes d'un
homme et je le ferai pendre. » — C'est sans doute pour défendre Hébert,
inculpé à cause de quelques articles, que Chaumette conte cette douteuse
anecdote. — Rienzi voulait rendre son pays libre et eut le malheur de dire :
« Je veux l'autorité » et en abusa. Il se fit chevalier, dictateur et
fut assassiné parce qu'il trahit le peuple sous prétexte de le servir. Si
nous avons des Rienzi, il faut les démasquer et les punir. Je vois les
Français contre les Français, les citoyens contre les citoyens, quel
spectacle !... Nos ennemis s'unissent pour nous opprimer et nous ne pouvons
les vaincre quoique ralliés sous l'étendard de la liberté ! Nous les
vaincrons. Je vois Paris dans les mêmes circonstances qu'au printemps
dernier, un nouveau comité autrichien ressuscité, et de nouvelles
persécutions contre les patriotes. Mais qui règle donc la destinée de la France
? Hélas ! je pourrais dire avec Voltaire : « Voilà donc les soutiens de ma
triste patrie ! » Je vous annonce une force départementale, dit-il en se
résumant, mais ce sont des frères que je vous annonce et nous planterons
ensemble un grand arbre de la Fraternité, un nouvel arbre de l'Union. » Certes,
il serait téméraire et injuste de juger le discours d'un homme sur un compte
rendu aussi sommaire. On croit bien démêler pourtant que, dans ce chaos
historique, apologétique et gémissant, il n'y a pas une parole vigoureuse et
nette, pas un conseil décidé et précis. Pourtant Chaumette reprend l'avantage
quand il est averti par son instinct social, assez profond et tendre : « Nous
avons tout fait pour les pauvres ». Il groupe ainsi les prolétaires de Paris.
Il est vrai aussi qu'en face de la Convention, divisée, déchirée, la Commune
était cordialement et fraternellement unie. On ne surprend, à cette date,
malgré bien des différences de caractères, aucune rivalité, aucun
dissentiment entre Chaumette, Hébert, Destournelles : le Conseil est presque
toujours unanime. L'ACTION DES SECTIONS Des
sections, les nouvelles arrivaient assez mêlées ; à la section de l'Arsenal
la lutte continuait. « Un
délégué de la section, couvert du bonnet rouge, annonce au Conseil que le
trouble existe de nouveau dans l'assemblée. « Vos commissaires, dit-il, ont
été insultés, nos moyens sont insuffisants ; cette section est dans un état
déplorable ; il y a une foule de jeunes gens à culottes étroites qui y font
un brouhaha épouvantable. Je vous invite de ramener des commissaires qui
aient de bons poumons pour se faire entendre. » Il observe que la cause du
trouble vient de ce que les aristocrates ont nommé un signataire (des fameuses
pétitions) pour
président. On y envoie huit commissaires. » Mais
seize sections se prononçaient avec force dans le sens de la Commune et de la
Montagne. « Les
sections des Droits de l'Homme, du Temple, des Fédérés, des Lombards, de
Popincourt, des Gravilliers, du Panthéon, de Marseille, du Bon-Conseil, des
Arcis, des Marchés, du Muséum, du Faubourg-Montmartre, de l'Unité, de
Bonne-Nouvelle, de la Montagne, adhèrent, les unes, à l'adresse présentée par
la Municipalité à la Convention, relativement à la détention du citoyen
Hébert, les autres, à l'arrêté de la section du Temple, tendant à faire
nommer, par les 47 autres sections, des commissaires qui se réuniront ce soir
à la Maison commune pour rédiger une adresse à la Convention, à l'effet de
découvrir les motifs qui ont donné lieu à l'arrestation du second substitut
du procureur de la Commune. » Le
mouvement n'était pas encore bien étendu, puisqu'il ne comprenait que 16
sections sur 48. Pourtant il se dessinait déjà assez net et assez fort pour
que Dutard avertit Garat, ce même soir 25, que la Convention devrait relâcher
Hébert. Il lui écrit, le 27 : « J'ai
consigné que la Convention, après le changement qui s'était opéré depuis près
de deux mois, ne pouvait user de trop de circonspection, qu'elle devait
épargner les chefs des factions, qu'elle devait se contenter pour le moment
de leur rogner les griffes ou les ailes et qu'attaquer l'un de ces hommes, ce
serait réveiller l'attention du peuple qui, quoiqu'il ne les estime pas
beaucoup, leur donnerait toujours la préférence sur ceux qu'il a toujours eus
en horreur. « Je
vous ai dit avant-hier soir (c'est-à-dire le 25), que la Convention devait s'attendre à être
obligée de relâcher Hébert, qu'elle devait s'y préparer et aviser d'avance
aux moyens par lesquels elle pourrait, sans se déshonorer, le remettre en
liberté ; qu'elle ne pouvait dans ces circonstances sévir essentiellement sur
lui ; que, faire cette tentative, ce serait risquer d'allumer la guerre
civile pour se défaire d'un homme qui est presque mis hors d'état de nuire. » Le
lendemain, dimanche 26 mai, la séance de la Convention fut assez
languissante. Les délégués des seize sections demandèrent la mise en liberté
d'Hébert. Marat, Billaud-Varenne, Legendre protestèrent, en quelques mots
véhéments, contre les Douze, contre les duodecemvirs, et demandèrent que la
Commission fût blâmée ou brisée. Mais la pétition fut renvoyée et la séance
levée, sans que la Montagne ait obtenu le moindre avantage. Mais, ce qui
caractérise la journée du 26, ce qui annonce l'accélération prochaine du
mouvement, c'est d'abord que la lutte entre la Convention et les sections
devient plus directe, plus brutale, c'est ensuite que les Jacobins entrent en
ligne. D'abord, dans les sections, les patriotes, les sans-culottes, plus
nombreux le dimanche, l'emportent presque partout : « Les ouvriers de ma
section qui travaillent à Chaillot, dit un des observateurs, viennent en
foule à l'assemblée générale : ils se font rendre compte ; on casse tout ce
qui a été fait dans la semaine ; mais le lundi on prend d'autres arrêtés. » Cette
fois, l'impulsion donnée aux sections par les ouvriers révolutionnaires,
restitués par le dimanche à l'action politique, devait être définitive et
durable. Ce dimanche 2G, « la section de la Réunion prend Hébert et Varlet
sous sa protection ; les ouvriers de cette section ont remporté aujourd'hui
une victoire sur les aristocrates. » Pendant
que le Conseil de la Commune est réuni, il reçoit des sections des bulletins
de combat qui sont, en effet, le plus souvent, des bulletins de victoire. «
La section des Sans-Culottes informe le Conseil qu'elle demandera demain à la
Convention la liberté d'Hébert... « La
section du Panthéon avait pris un arrêté conforme à celui de la section de la
Fraternité ; aujourd'hui le vent a changé ; il y a eu quelques coups de
donnés, les patriotes l'ont emporté ; la section du Faubourg-Montmartre a
donné le soir lecture de son arrêté, et il a été adopté. » Même à
la section de l'Arsenal, la bataille, si disputée depuis plusieurs jours,
tourne enfin à l'avantage des sans-culottes. Dutard note les incidents de la
soirée du 26 : « Je vole à la section de l'Arsenal ; j'y trouve tout le monde
en gaîté, des coups de chaises donnés, plusieurs personnes blessées, un
capitaine qu'on avait emporté dans un fauteuil, ici, encore, les
saute-ruisseaux, les courtauds de boutique avaient fui : et les sans-culottes
étaient restés les maîtres : « C'est bien beau, disaient quelques personnes,
ils « veulent donc se faire assommer ; nous ne leur voulons rien, nous ne
leur demandons rien ; qu'ils nous laissent donc tranquilles. » Il
semble, à lire Dutard, que l'intervention dies sections voisines a été légale
: « Plusieurs sections, dit-il, étaient accourues, c'est-à-dire les
patrouilles ; elles ont fait respecter la loi, conserver l'ordre et la paix.
Nous nous sommes quittés, après mille adieux, à minuit précis, c'est-à-dire
après que les commissaires de la Commune se sont retirés eux-mêmes. » Mais
comment Dutard peut-il assurer que dans la bagarre les délégués des autres
sections n'ont pas prêté main-forte aux patriotes ? C'est ce qui ressort du
compte rendu de la Chronique de Paris. « Bodson fait son rapport au Conseil ;
il dit qu'à l'arrivée des commissaires de la section de l'Arsenal, les
patriotes avaient déjà eu quelques avantages ; que des députations des
sections de Montreuil, des Quinze-Vingts, des Droits de l'Homme, de
Marseille, des Arcis, sont venues au secours des patriotes de l'Arsenal ; que
l'on a ouvert les portes de l'assemblée avec permission à tout le monde
d'entrer en montrant sa carte ; les aristocrates ont pris la fuite en
abandonnant leurs chapeaux ; on a adhéré à l'arrêté de la section de
Montmartre. » Animées
par l'afflux des forces ouvrières, encouragées par le soutien qu'elles se
donnaient les unes aux autres, les sections étaient encore excitées par la
prédication véhémente du club des Cordeliers. « J'arrive
à ma section à 9 heures 3/4, écrit Du tard à Garat. Elle délibérait sur
l'admission d'une députation des Cordeliers. Deux d'entre les Enragés étaient
à la tribune et voulaient être entendus. « A bas ! à bas ! de la part du côté
droit, l'ordre du jour ! » Plus de dix modérés étaient en l'air et semblaient
dire, quelques-uns mêmes disaient : « Il n'y a plus que dix minutes,
bientôt six, bientôt « quatre. » Emportées
par la passion, les sections ne tenaient plus aucun compte du fameux arrêté
de la Convention qui interdisait aux sections de se porter les unes chez les
autres et qui ordonnait que la séance fût levée à dix heures. Les plus
exaltés demeuraient, et l'arrêté de la Convention, comme on le devine par le
récit de Dutard, avait un effet paradoxal, tout à fait contraire à
l'intention de l'assemblée, les modérés seuls s'y soumettaient et ainsi, à
partir de dix heures, les sections étaient livrées aux sans-culottes. Ceux-ci
pensaient, d'ailleurs non sans raison, que la majorité de la Convention avait
marqué le terme de dix heures afin que les ouvriers, qui n'étaient libres
que- fort tard après leur très longue journée de travail, fussent écartés des
délibérations. C'est ce que l'observateur Perrière écrit, le 28 mai, à Garat
: « Dans cette loi de la clôture des assemblées à dix heures, qui pouvait
avoir pour objet le repos de l'ouvrier fatigué, ils ne veulent voir qu'un
moyen de l'écarter des délibérations. » En
vérité, les ouvriers révolutionnaires étaient bien ingrats de méconnaître à
ce point le tendre soin qu'on avait eu de leur repos. Ils avaient trouvé,
pour tourner cette loi trop bienveillante, un procédé habile. Est-ce la
section des Lombards qui en avait eu l'initiative ? « Des députés de la
section des Lombards font savoir au Conseil de la Commune (en sa séance du 27
mai) que les citoyens qui la composent s'assemblent en club après dix heures
du soir. » L'assemblée de section est légalement finie, le club commence. Dutard
écrit à Garat le 28 mai, et l'on démêle en ce passage que même une partie de
la petite bourgeoisie artisane commençait à hésiter un peu, à redouter
l'action grandissante des prolétaires : « Hier,
j'étais à la Montagne-Sainte-Geneviève, chez un relieur, un honnête homme
fort rangé et très laborieux. Il a presque la mine de l'un de nos chanoines
d'autrefois. Il était jadis du parti jacobin, c'est-à-dire qu'il aimait
souverainement la liberté et la Révolution. J'ai eu avec lui très souvent des
conférences, mais je ne l'ai jamais trouvé aussi raisonnable qu'hier. « Je
vous observe que l'ouvrage commence à lui manquer ; il a été frappé du bruit
qui a couru et parce qu'il a lu dans les journaux que la faction voulait
mêler toutes les fortunes. Cet honnête homme n'est pas riche, mais il a un
petit ameublement, passablement bien logé, une boutique de travail et une
avant-boutique qui contient de la marchandise. Il a deux petits enfants et,
pour épargner les frais des domestiques, il fait sa cuisine lui-même parce
que son épouse est morte. Il a aussi des assignats, et peut-être quelques
louis. Il m'a parlé à peu près dans les termes suivants : « Monsieur
Didot est plus riche que moi, mais on me voudrait donner sa fortune que je ne
la voudrais pas ; si, au contraire, on « proposait de la lui enlever pour la
donner à un autre qui n'a rien, je m'y opposerais encore, parce que je sens
que monsieur Didot doit sa fortune à son travail, à son industrie, à son
économie, etc. En tout cas, il l'a gagnée. Que celui qui n'en a pas fasse
comme monsieur Didot, comme je fais moi-même, quoique je n'aie rien : qu'il
travaille pour la gagner. Et n'est-ce pas scandaleux que l'on veuille
substituer aux bourgeois, avocats, etc., tous les ouvriers de l’Église
Sainte-Geneviève ? (c'est-à-dire qui travaillent à la construire). Est-ce par ces gens-là que
l'on entend que nous soyons conduits ? Ils font la loi pendant ce temps dans
notre section, et depuis la loi qui fixe à dix heures la levée des séances,
tous ces ouvriers se sont érigés en clubs dont l'assemblée se tient après
celle de la section, dans un autre endroit. Il m'a pris envie d'en écrire à
la Commission des Douze. Je désirerais que la force armée les empêchât de
s'assembler, parce que c'est un rassemblement dangereux. » Libre à
ce bon petit bourgeois de glisser doucement vers le modérantisme et la
contre-Révolution ; je ne retiens de ses propos que le témoignage sur
l'organisation des clubs de dix heures. Mais
les sections ne se bornaient pas à éluder et à tourner la loi. Quelques-unes
d'entre elles (en minorité il est vrai) bravaient ouvertement l'arrêté de la
Convention. Le Faubourg-Montmartre, ' aux décisions duquel, comme nous
l'avons vu, plusieurs sections avaient adhéré, refusait à la Commission des
Douze la communication de ses registres et procès-verbaux. Il déclarait
nettement que les registres des délibérations des sections étant « le recueil
sacré des vœux et de la volonté du souverain dans ses différentes fonctions,
elle ne les porterait, ni ne les communiquerait à aucune commission
quelconque, et que si la Convention nationale, comme représentant la
souveraineté générale de la Nation, en exigeait la communication par un
décret, la section entière les lui porterait et ne les abandonnerait jamais.
» La
section de l'Unité est plus brutale : « Sur la communication donnée à
l'assemblée d'un décret de la Convention qui défend, sous la responsabilité
du président, de tenir ses assemblées passé dix heures, et qui exigerait de
porter les registres et les arrêtés à la Commission des Douze, l'assemblée
passe à l'ordre du jour motivé sur ce qu'il est permis de résister à
l'oppression. » La
section de la Cité ayant suivi l'exemple de la section de l'Unité, c'est sur
elle que tombe la sévérité de la Commission des Douze. A la fin de la séance
de la Commune, « un citoyen prévient le Conseil que Dobsen, président, et le
secrétaire greffier de la section de la Cité ont été arrêtés pour avoir
signé, à ce qu'on présume, une délibération prise par cette section,
relativement à la communication de ses registres à la Commission des Douze ».
C'est le 26, dans la nuit, que Dobsen fut écroué à l'Abbaye. L'agitation
n'était pas concentrée dans les sections : elle avait, dès la matinée du
dimanche, gagné la rue. Les femmes commençaient à se montrer, sans doute
celles qui formaient la Société des Citoyennes révolutionnaires ou que cette
Société pouvait mobiliser. « On
m'a dit, écrit Perrière à Garat, le lendemain 27 mai, qu'il y avait eu hier
des rassemblements un peu considérables aux Tuileries, aux Jacobins et au
faubourg Saint-Antoine. Celui des Tuileries consistait surtout de femmes
politiquement mises en avant par les mâles qui n'osent eux-mêmes proposer ou
tenter le coup. » Ainsi
juge le policier Perrière qui ajoute lourdement : « Elles avaient soif,
et c'était surtout dans les crânes de Buzot et de Brissot et de leurs
partisans qu'elles voulaient boire. » C'est
sur un ton d'ironie âpre, mais moins pesante, que le Patriote français parle
le lendemain de cette manifestation des femmes : « Hier, ces dames se sont
levées tout entières ; elles ont promené une belle bannière et un beau bonnet
rouge ; elles ont chanté les litanies de Marat, en attendant le requiem des
Brissotins. Elles voulaient produire une insurrection générale des hommes ;
mais aucun ne s'est levé ; et ces dames ont été se coucher. La partie est
remise à aujourd'hui. » Dutard,
malgré ses prétentions à la philosophie, est moins pédant et moins sot que
Perrière. Le
Conseil de la Commune fut averti sur l'heure, dans sa séance du 26 : « Des
citoyennes portant une bannière font des proclamations dans les rues, et
invitent les passants à se porter à l'Abbaye (pour délivrer Hébert). » Le
Conseil de la Commune, si prudent jusqu'ici, si soucieux d'éviter les
irréparables démarches insurrectionnelles, n'allait pas se commettre dans
cette aventure. « Le président déclare qu'il prendra toutes les précautions
pour prévenir les troubles et les rassemblements. » Visiblement,
ce n'est pas de la Commune paralysée par la légalité, c'est des sections les
plus révolutionnaires et les plus ardentes, délibérant hors du contrôle des
autorités constituées, que partira le signal décisif. LA SÉANCE DES JACOBINS DU 26 MAI Aux
Jacobins, Marat et Robespierre commencèrent, ce soir-là, À hausser le ton. Je
ne sais pourquoi M. Aulard a donné de cette séance un compte rendu beaucoup
plus sommaire et beaucoup plus faible que celui que donne l'Histoire
parlementaire de Buchez et Roux (en partie d'après le journal de
Gorsas). Marat
rabroue ceux qui, s'attardant à ce que fut naguère la méthode robespierriste,
dénoncent les intrigues girondines. La lumière est faite dès longtemps : il
faut agir maintenant, il faut combattre : « Entreprendre
de démasquer la faction des hommes d'Etat, ce serait perdre du temps. Elle
est suffisamment connue ; mais il importe de dévoiler ses complots criminels.
C'est en abusant des mots, c'est en leur donnant une fausse application, que
les hommes d'Etat sont arrivés à faire illusion et à arrêter l'indignation
des bons citoyens ; c'est en appelant républicains purs les fantômes du
despotisme et les suppôts de la tyrannie, qu'ils ont soulevé contre les
patriotes tous les aristocrates des sections. L'autre jour, ils appelèrent à
la barre les aristocrates de trois sections ; aujourd'hui, ils ont appelé les
agioteurs de la section du Mail pour donner quelque consistance à leur
calomnie contre les prétendus auteurs d'un complot ourdi contre la représentation
nationale, complot qui n'existe que dans leur tête. Il est important de se
réunir demain pour barrer leurs projets. Il est important de faire
anéantir la Commission extraordinaire des Douze, dont le projet est de livrer
au glaive de la loi les amis énergiques du peuple ; il faut que toute la
Montagne se soulève contre cette indigne Commission, qu'elle soit vouée à
l'exécration publique et anéantie sans retour. » Voilà
le mot d'ordre clair, précis et vigoureux : l'anéantissement des Douze. Mais
on dirait que Marat compte encore plus, pour écraser la Commission, sur une
sorte d'éruption volcanique de la Montagne, sur l'irrésistible colère des
patriotes de la Convention que sur un mouvement extérieur du peuple. Simon
fait appel, à son tour, à des sanctions sanglantes mais légales. C'est
évidemment sur le tribunal révolutionnaire qu'il compte pour débarrasser la
Convention et le pays de la Gironde. Mais il mêle parfois à cette Terreur
légale la vision des grands mouvements populaires : « Il se passe
actuellement, en France, le même système de contre-révolution qui a été
pratiqué avant la chute du tyran... Les hommes d'Etat ne veulent pas faire la
révolution de la royauté ; mais ils veulent faire une Constitution aristocratique.
Ils ont dit aux généraux et aux fonctionnaires publics : vous pouvez trahir
la Patrie, vous êtes sûrs de trouver un parti à la Convention. Mais que le
passé leur serve de leçon ! On a noyé les aristocrates dans leur sang, et
s'il faut noyer les intrigants dans leur sang, on en répandra davantage. (Applaudissements.) « Il
faudrait qu'on pût voir dans une carte ou dans un tableau les ennemis cernant
toutes nos frontières, et si l'on réfléchit que dans ce moment les hommes
d'Etat veulent diviser et enchaîner les patriotes... « Les
intrigants ne seront pas immolés. Ils périront, leur compte est clair,
mais ce sera l'entassement de leurs crimes qui les fera périr (dans un
jugement du tribunal révolutionnaire). « Il
faut que le peuple soit juste et observateur de la loi, jusqu'à ce que
l'arbitraire et la journée du 10 août soient venus. » Dans la
pensée jacobine, le glaive de la Révolution promène sur la tête de la Gironde
une menace équivoque. Ces têtes tomberont ; mais est-ce « sous le glaive des
lois » ? est-ce sous le glaive du peuple soulevé ? LE DISCOURS DE ROBESPIERRE A cet
égard, le discours de Robespierre est d'une ambiguïté savante. Je le
reconstitue en combinant certaines parties du texte donné par M. Aulard, et
d'autres très importantes données par l'Histoire parlementaire. A défaut du
texte authentique et officiel, c'est la méthode la plus sûre, celle qui
permet de recueillir avec le plus haut degré de vraisemblance toute la pensée
de l'orateur. Longuement,
et comme pour appliquer une fois encore la tactique de destruction morale de
la Gironde, qu'il conseille depuis deux mois, Robespierre s'emploie à
déconsidérer Vergniaud. C'est la lettre alarmée de celui-ci aux Bordelais qui
fournit à Robespierre son thème : « Je
demande que l'attention publique se porte sur cette lettre qui nous donne le
secret des trames criminelles de nos ennemis. Il faut rappeler au peuple que
Vergniaud est le même homme qui, par Thierry et Boze, offrait au roi de le
maintenir sur le trône, s'il voulait rappeler auprès de lui les trois
intrigants qui ont fait le malheur de la France, et s'il voulait nommer un
gouverneur au prince royal, de manière que, si cette proposition eût été
acceptée, le peuple était pour jamais rattaché à la tyrannie. Il faut savoir
que cet homme hypocrite est celui qui s'opposa à la déchéance du roi
lorsqu'elle était demandée par les plus chauds patriotes. D'après cela, vous
devez juger la faction dont il est l'âme. Partout, elle rappelle la royauté
du tombeau ; partout, elle aiguise les poignards contre les patriotes. » Mais
Robespierre comprend, quelque goût qu'il ait pour cette politique des
réquisitoires, qu'il n'est plus possible de s'attarder ou de se borner à ces
récriminations. 11 faut montrer une issue. Il rassure le peuple, il ranime
son courage et son espoir. Il lui fait entrevoir la possibilité, la nécessité
peut-être d'une insurrection prochaine et directe ; puis il atténue peu à peu
cette insurrection du peuple en une sorte d'insurrection de ses représentants
à la Convention elle-même. Il me semble que jusque dans le résumé un peu
grossier, sans doute, qui nous est parvenu, ces habiletés subtiles, ces
dégradations de teintes, cet évanouissement de l'insurrection en légalité se
révèlent encore à l'esprit attentif. « Ne
vous effrayez pas de cette foule d'adresses qui vous sont envoyées par les
marchands contre-révolutionnaires, par les négociants royalistes. Quand le
peuple se lève, tous ces gens-là disparaissent. Que le triomphe momentané de
l'aristocratie ne vous effraie pas davantage que le succès des intrigants
dans quelques sections corrompues. Le faubourg Saint-Antoine écrasera la
section du Mail, comme les sans-culottes de Bordeaux écraseront les
aristocrates. Songez que le peuple de Paris existe encore, que les
aristocrates sont innombrables. Vous devez vous prémunir contre les tours du
brissotisme. Les brissotins sont adroits ; niais le peuple est encore plus
adroit qu'eux. Je vous disais que le peuple doit se reposer sur sa force ;
mais, quand le peuple est opprimé, quand il ne lui reste plus que lui-même,
celui-là serait un lâche qui ne lui dirait pas de se lever. C'est quand
toutes les lois sont violées, c'est quand le despotisme est à son comble,
c'est quand on foule aux pieds la bonne foi et la pudeur, que le peuple doit
s'insurger. Ce moment est arrivé. Nos ennemis oppriment ouvertement les
patriotes ; ils veulent, au nom de la loi, replonger le peuple dans la misère
et l'esclavage. Je ne serai jamais l'ami de ces hommes corrompus, quelques
trésors qu'ils m'offrent, j'aime mieux mourir avec les républicains que de
triompher avec ces scélérats. (Applaudissements.) « Je
ne connais pour un peuple que deux manières d'exister : ou bien qu'il se
gouverne lui-même, ou bien qu'il confie ce soin à des mandataires. Nous,
députés républicains, nous voulons établir le gouvernement du peuple par ses
mandataires, avec la responsabilité ; c'est à ces principes que nous
rapportons nos opinions ; mais le plus souvent, on ne veut pas nous entendre.
Un signal rapide, donné par le président, nous dépouille du droit de
suffrage. Je crois que la souveraineté du peuple est violée, lorsque ses
mandataires donnent à leurs créatures les places qui appartiennent au peuple. « J'exhorte
chaque citoyen à conserver le sentiment de sa force ; je l'invite à compter
sur sa force et sur celle de toute la Nation ; j'invite le peuple à se
mettre, dans la Convention nationale, en insurrection contre tous les députés
corrompus. (Applaudissements.) Je déclare qu'ayant reçu du peuple le droit de
défendre ses droits, je regarde comme mon oppresseur celui qui m'interrompt,
ou qui me refuse la parole, et je déclare que, moi seul, je me mets en
insurrection contre le président et contre tous les membres qui siègent dans
la Convention. (Applaudissements.) Lorsqu'on affectera un mépris
coupable pour les sans-culottes, je déclare que je me mets en insurrection
contre les députés corrompus. J'invite tous les députés montagnards à se
rallier et à combattre l'aristocratie, et je dis qu'il n'y a pour eux qu'une
alternative, ou de résister de toutes leurs forces, de tout leur pouvoir, aux
efforts de l'intrigue, ou de donner leur démission. « Il
faut, en même temps, que le peuple français connaisse ses droits, car les
députés fidèles ne peuvent rien sans le peuple. « Si
la trahison appelle les ennemis étrangers dans le sein de la France, si,
lorsque nos canonniers tiennent dans leurs mains la poudre qui doit
exterminer les tyrans et leurs satellites, nous voyons l'ennemi s'approcher
de nos murs, alors je déclare que je punirai moi-même les traîtres, et je
promets de regarder tout conspirateur comme mon ennemi et de le traiter comme
tel. » Toute
la Société applaudit Robespierre, se lève et se déclare en insurrection
contre les députés corrompus. Mais qu'est-ce à dire ? et ne semble-t-il pas
qu'il s'agisse seulement de ce qu'on appellerait aujourd'hui une insurrection
« parlementaire’ ? On dirait que Robespierre s'émeut surtout des allures
dictatoriales du président girondin Isnard qui refusait la parole à la
Montagne. On dirait qu'il invite surtout la Montagne à s'insurger contre
l'application injuste et violente du règlement de la Convention ; et il
espère que si les Montagnards, soutenus par les tribunes, peut-être par les
députations incessantes du peuple, brisent, à l'intérieur de la Convention,
la tyrannie girondine, le grand ressort de la Gironde sera cassé. Il ne sera
même plus besoin d'aller jusqu'au tribunal révolutionnaire et d'entamer la
Convention. Ainsi Robespierre, en sa pensée subtile et profonde, ne rompait
pas avec la tactique proposée par lui jusque-là ; mais, en prononçant le mot
d'insurrection, en rappelant au peuple qu'il devait se reposer sur sa force
et se lever contre l'extrême tyrannie, il faisait un pas dans le sens des
événements. LA FAIBLESSE DE LA GIRONDE Comment
la Gironde aurait-elle pu faire face à l'orage qui grondait et qu'elle-même
avait imprudemment provoqué ? Elle n'avait en main aucune force sérieuse.
Elle n'avait pu grouper autour d'elle des forces départementales, et les
commissaires Montagnards, partout disséminés en province, auraient réussi
tout au moins à empêcher une mobilisation générale contre Paris. Elle n'avait
pas non plus la force armée parisienne. La plupart des sections avaient été
reconquises par les sans-culottes, et les menaçantes paroles d'Isnard avaient
jeté le trouble et la crainte jusque dans cette bourgeoisie amie de la
Gironde, mais qu'épouvantait l'annonce des effroyables cataclysmes où Paris
serait englouti par la vengeance girondine. Quant aux ministres, incertains,
tiraillés, sans autorité réelle, ils étaient des instruments tout prêts pour
le parti victorieux, ils ne pouvaient être aux mains de la Gironde un moyen
de lutte efficace contre la Révolution parisienne. Le
ministre de la justice, Gohier, semblait s'appliquer à compromettre la
Commission des Douze, tout en affectant d'exécuter ses ordres. Garat
cherchait, par des conversations particulières avec les chefs girondins, à
bien prouver qu'il avait pour eux amitié et estime ; il prétendait professer
l'horreur la plus vive pour les excès du maratisme. Mais il sentait bien que
la force était de plus en plus du côté de la Commune et de la Montagne, et il
voulait éviter, avant tout, un choc violent où il eût été obligé de prendre
parti. Dès lors il était hostile à la politique agressive de la Gironde et de
la Commission des Douze. Celle-ci d'ailleurs avait-elle un plan net et vaste
? Arrêter Hébert n'était qu'un dangereux enfantillage si on ne brisait pas
toute la Commune, et comment la briser ? Bien mieux, il aurait fallu briser
la Montagne elle-même. Or, comment toucher à Robespierre et à Marat sans
soulever Paris qui venait d'acclamer, en avril, à sa sortie du tribunal
révolutionnaire, l'Ami du Peuple acquitté et triomphant. ? UNE CONVERSATION DE GARAT AVEC RABAUT DE SAINT-ÉTIENNE Garat
suggérait à la Gironde tous ces doutes, et il agissait sur elle comme une
force dissolvante et paralysante. « Le
26 mai, à une heure et demie de la nuit, écrit Garat dans ses Mémoires,
on vient me dire, à l'Intérieur, qu'un grand mouvement se prépare à la porte
Saint-Bernard ; que des femmes sont à la tête, mais que des hommes armés les
accompagnent. Je fais partir à l'instant deux gendarmes pour m'assurer du
fait, et je me rends moi-même à la Commission des Douze. Je n'y trouve que
Rabaut-Pommier, qui va chercher son frère. Rabaut de Saint-Etienne vient me
joindre vers deux heures après au Comité de salut public. J'étais sûr, dès
lors, par le rapport des gendarmes, que le mouvement de la porte
Saint-Bernard n'était rien ; mais j'étais trop sûr aussi que des mouvements
plus réels allaient suivre cette menace. J'étais lié avec Rabaut de
Saint-Etienne ; j'aimais sa personne, j'estimais sa philosophie ; je savais
qu'une imagination fertile et brillante le disposait à voir entre les faits
plus de liaisons et de rapports qu'il n'y en avait quelquefois ; mais je
savais aussi qu'il aimait la vérité, qu'il avait exercé sa raison à la
discerner et à la reconnaître. « Là
j'eus avec Rabaut de Saint-Etienne une conversation très longue et très
intime. Je ne lui dissimulai point que je trouvais beaucoup d'imprudence et
de danger à laisser à la Commune la disposition de toutes les forces de
Paris, et à faire arrêter l'un des officiers municipaux presque dans son
sein. « Oubliez-vous,
lui disais-je, que nous sommes dans des temps où l'on ose tout ce qu'on peut,
et où l'on a de beaux noms pour honorer ce qu'on ose ? On a montré à la
Commission un passage affreux d'une feuille d'Hébert que je n'ai jamais lu ;
mais ce passage, qui est affreux, ne l'est pas plus que cent passages de ce
Marat qu'un tribunal vient de renvoyer la tête couronnée de lauriers, au rang
des législateurs. Sans doute, si nous étions sous le règne des lois, Marat
devait être au moins où vous avez mis Hébert ; mais croyez qu'il est trop
dangereux de mettre Hébert à l'Abbaye quand Marat est à la Convention. La
multitude, quand elle couronne l'un de lauriers, ne pourra souffrir que
l'autre soit dans les chaînes. Il y a quelques jours, les gens raisonnables,
les sages et bons amis de la liberté, prenaient le dessus dans les sections ;
depuis ces arrestations, les hommes violents, les furieux ont repris leurs
emportements et leur ascendant. Je trouve, autant que personne, nécessaire
que force reste à la loi ; mais, pour que force reste à la loi, il faut
que la loi commence par avoir la force. Vous l'avez donnée à la Commune ;
retirez-la lui donc si vous ne voulez pas que la force, au lieu de rester à
la loi, reste à la Commune. Nous avons accoutumé les esprits à l'idée d'une
liberté illimitée de la presse ; nous avons ri à l'Assemblée constituante
quand le peuple a été invité par son ami à pendre huit cents d'entre nous aux
arbres des Tuileries et, tout-à-coup, lorsque nous n'avons aucune bonne loi
sur cet objet, sur lequel nous avons débité cent folies, vous arrêtez un
homme, parce que cet homme a imprimé une feuille qui n'est pas plus atroce
que cent autres dont les atrocités nous ont fait plus rire qu'elles ne nous
ont fait horreur. Avant de faire de grands actes de gouvernement, il faut
avoir un gouvernement et, ce moment, où vous êtes en majorité, serait mieux
employé, ce me semble, à organiser en silence, et sans jeter l'alarme dans le
camp ennemi, la puissance exécutrice avec laquelle vous mettrez au pied de la
loi ou sous ses pieds tous les brouillons et tous les scélérats. » Au
fond, le plan suggéré à Rabaut de Saint-Etienne par Garat était aussi vain,
aussi dangereux que la politique même de la Gironde. C'est l'écho des
rapports de Dutard dont il est curieux de retrouver toutes les idées, et
presque les expressions dans les propos du ministre de l'Intérieur. C'est
Dutard qui démontrait l'impossibilité pour la Gironde de procéder par un coup
de force. C'est lui qui signalait le péril de laisser à la Commune toute la
force armée. C'est lui qui conseillait de lui retirer peu à peu le pouvoir, «
de lui rogner les griffes » sans coup d'éclat, sans violence. Mais, tous, le
policier philosophe, le ministre hésitant et faible, tous, ils oublient,
comme la Gironde elle-même, que la Révolution est en plein combat contre
l'ennemi du dehors et contre l'ennemi du dedans, contre la coalition de
l'Europe et contre le fanatisme de l'Ouest. Or, pour qu'elle soit
victorieuse, il ne suffit point qu'il n'y ait pas conflit violent entre les
divers partis révolutionnaires, il faut que le gouvernement de la Révolution,
tel que les événements l'ont fait, avec sa Convention, sa Commune, ses
sections, puisse donner de tout son effort contre le danger. Et, s'il est
miné sourdement, si en pleine crise, en pleine guerre extérieure et
intérieure, on s'applique subtilement à désarmer peu à peu les autorités
constituées, à créer une sorte de gouvernement d'abord latent, qui s'opposera
ensuite au gouvernement soi-disant anarchique que l'on redoute, ce sera
l'atonie, la contrariété profonde des énergies, et je ne sais quelle
paralysie universelle. Moins dangereuse encore était la tentative de la
Gironde pour ressaisir tout le pouvoir que les combinaisons occultes et
affaiblissantes, où l'esprit débile de Garat cherchait un repos équivoque. « Rabaut
de Saint-Etienne, ajoute-t-il, me proteste qu'il s'était opposé de toutes ses
forces à l'arrestation d'Hébert, que comme moi il l'avait jugée dangereuse.
Depuis, Fonfrède et Vigier m'assurèrent qu'Hébert avait été également arrêté
contre leur avis. Je laissai Rabaut Saint-Etienne très persuadé que,
lorsqu'on n'a point la force, il faut déployer l'autorité avec beaucoup de
circonspection, pour la déployer avec succès et avec majesté. Le lendemain
matin, je tins le même langage à Fonfrède qui, quoique beaucoup plus jeune et
beaucoup plus impétueux, me parut également pénétré de ces intentions. » La
Gironde était divisée contre elle-même et Garat lui inoculait secrètement le
doute. LA JOURNÉE DU 27 MAI Mais,
le lundi 27, toutes les forces de colère qui, la veille, avaient bouillonné
dans les sections remplies d'ouvriers, grondent et commencent à déborder sur
la Convention. Marat reprend contre la Gironde le cri de guerre qu'il avait,
le dimanche soir, lancé à la séance des Jacobins : « Ce n'est pas
seulement à la Commission des Douze que je fais la guerre, c'est à la faction
des hommes d'Etat. » Les délégués de la section de la Cité viennent
demander, avec force, avec menace la mise en liberté de leur président Dobsen
et de leur secrétaire, arrêtés par la Commission des Douze. « Le
temps de la plainte est passé, nous venons vous avertir de sauver la
République, ou la nécessité de nous sauver nous-mêmes nous forcera à le
faire... Il en est temps encore, punissez une Commission infidèle qui viole
les droits de l'homme et du citoyen. Nous demandons la traduction au tribunal
révolutionnaire des membres de la Commission des Douze ; songez qu'il s'agit
de venger la liberté presque au tombeau. Le peuple vous accorde la priorité.
La section de l'Unité demande à défiler dans votre sein. » Le
président Isnard n'était pas homme à éteindre ou à amortir ces flammes.
Levasseur l'accuse d'avoir été le boutefeu de ces jours difficiles. « Isnard,
fougueux girondin, qui devait au sol de la Provence une tête exaltée et un
tempérament de feu... Dès que cet homme fut au fauteuil, nos débats
changèrent de couleur ; à chaque instant sa fureur mal contenue rallumait les
brandons mal éteints. II parvint en peu de jours à mettre tout en feu, et
peut-être doit-on, plus qu'on ne pense, attribuer à sa fougue malheureuse une
partie des orages qui ne tardèrent pas à gronder sur nos têtes. » Il
répondit aux pétitionnaires en un discours hautain, coupé par les
interruptions passionnées de l'extrême-gauche : « Citoyens,
la Convention pardonne à votre jeunesse. Les représentants du peuple veulent
bien vous donner des conseils. Vous voulez être libres ? Eh bien ! sachez que
la liberté ne consiste pas dans des mots et dans des signes ; sachez que la
tyrannie, soit qu'elle se cache dans une cave ou qu'elle se montre dans les
places publiques, qu'elle soit sur le trône ou à la tribune. d'un club,
qu'elle porte un sceptre ou un poignard, qu'elle se montre toute brillante de
dorure ou qu'elle se déguise en sans-culotte, qu'elle porte une couronne ou
un bonnet, n'en est pas moins la tyrannie. Le peuple français a juré de n'en
souffrir aucune. La Convention, organe de la volonté nationale, ne se
laissera influencer par aucune violence ; elle prêchera toujours obéissance
aux lois, sûreté des personnes et des propriétés, guerre aux aristocrates et
aux anarchistes. » Robespierre
demande la parole ; la majorité la lui refuse en alléguant que la
Constitution est à l'ordre du jour. Robespierre « s'insurge »,
comme il l'avait annoncé la veille aux Jacobins. Mais la Montagne, résolue à
engager la lutte à, fond à l'intérieur de la Convention (selon la
formule robespierriste),
demande la parole pour lui avec insistance. Un décret formel de la
Convention, dont la majorité girondine est comme fanatisée par les accents
d'Isnard, la lui refuse. La Montagne demande l'appel nominal. « Oui,
s'écrie Vergniaud, l'appel nominal pour savoir si les assemblées primaires
seront convoquées ». C'était l'aveu par la Gironde qu'elle ne pouvait plus
gouverner avec la Convention. C'était la dissolution funeste de toute la
force révolutionnaire. Danton,
debout sur son banc, dressé enfin pour le combat, menace la droite : « Tant
d'impudence commence à nous lasser. Je déclare à la Convention et à tout le
peuple français que si l'on persiste à retenir dans les fers des citoyens
dont tout le crime est un excès de patriotisme, si l'on refuse constamment la
parole à ceux qui veulent les défendre, je déclare que s'il y a ici cent bons
citoyens, nous vous résisterons. La Commission des Douze détient à l'Abbaye
des magistrats du peuple sans vouloir faire aucun rapport. » Des
tribunes surexcitées partaient de terribles clameurs, et le peuple commençait
à affluer aux abords (le la Convention ; peu à peu il rompait ou éludait la
consigne, envahissait les couloirs, occupait les avenues mêmes de la salle.
C'est, pour la Gironde, comme un prélude d'investissement. LE RÔLE DE GARAT Vers
sept heures, Garat, averti par Dutard de l'agitation croissante dans
l'Assemblée et hors de l'Assemblée, arrive à la Convention. « En
sortant du Conseil exécutif, dit-il dans ses Mémoires, entre quatre et
cinq heures de l'après-midi, je n'avais rien vu autour de la Convention qui
annonçât du mouvement et qui fît craindre un attentat ; à six heures et demie
à peu près, je dînais, j'étais seul avec mon neveu, l'un des citoyens dont
les observations me rendaient compte de l'état de Paris à cette époque, et
l'un de ceux dont la correspondance était constamment favorable à tout ce qui
était en faveur du côté droit, vient me dire tout en alarme que la Convention
est dans le plus grand danger, qu'elle est assiégée par une foule immense et
par une force armée, qu'on a crié autour des canons : Aux armes ! qu'on parle
d'égorger les appelants au peuple, et que tout annonce un combat et un carnage.
Je n'étais point appelé par la Convention, mais lorsqu'on me parle d'un grand
danger qu'elle court, je crois que c'est dans son sein qu'est mon poste, et
je m'y rends. « En
traversant les Tuileries, j'aperçois des groupes, mais ni en très grand
nombre, ni très nombreux, ni très tumultueux. « Au
grand escalier et à la porte du salon de la Liberté, je vois une foule très
grande et très agitée, qui se presse autour de la porte, mais sans aucune
arme, au moins visible. « En
entrant dans les cours du Palais National, je vois au-dessus des canons les
mèches allumées, et une force armée assez considérable qui longeait et se
promenait le long de la façade du Palais, en face du Carrousel. A cette vue,
je ne doutai point que la Convention ne fût assiégée en effet, et tant de
régularité dans ce mouvement si criminel (Garat rachète, par la violence des
adjectifs, l'indécision des actes) me fit croire que ce mouvement avait des chefs. « Je
rencontre Lidon qui me dit qu'il a eu beaucoup de peine à se faire un
passage, et qu'il a été menacé. Lidon allait à la Commission des Douze ; j'y
monte avec lui, et en même temps arrivent et montent avec nous Pache, qui
était mandé, Destournelles et quelques membres de la Commune. Là, il y eut
entre quelques officiers municipaux et un ou deux membres des Douze de ces
paroles qui enflamment plus les passions qu'elles n'expliquent les choses. Il
y en avait une que je voulais principalement savoir, et savoir sans aucun
doute, c'était par les ordres de qui avait été appelée la force armée que
j'avais vue le long du palais, et à la disposition de qui elle était. Lidon
me protesta qu'il n'en savait rien ; Pache me lit entendre qu'il avait signé
la réquisition, mais qu'il n'avait pas été libre de la refuser. Rabaut de
Saint-Etienne, qui avait l'air épuisé de fatigue et qui prenait un bouillon,
ne répondit rien à ma question, parce qu'il avait à répondre à d'autres
interrogations qui lui étaient faites en même temps. » Or,
c'était la Commission des Douze qui avait donné au commandant du bataillon de
la section modérée de la Butte-des-Moulins l'ordre d'amener plusieurs
compagnies en armes ; Pache avait en effet signé la réquisition, mais par
ordre. Telle était l'incohérence d'action de la Gironde, qu'au moment où elle
procédait à une première mobilisation de la force armée, et où elle donnait
ainsi le premier signal de la guerre civile, elle négligeait de prévenir le
ministre de l'Intérieur qui, sans lui être courageusement dévoué, avait des
sympathies pour elle. La Révolution n'avait plus décidément ni gouvernement
ni direction, et c'est seulement par un coup de force du peuple brisant une
des deux factions en lutte qu'elle pouvait échapper à la mortelle anarchie. « Cependant,
continue Garat, on venait nous rapporter que la fermentation croissait à
chaque instant au dedans de la Convention et au dehors. Pache se rend à la
barre et je me détermine à entrer dans la Convention pour mieux juger de son
état dans son intérieur. « En
traversant la cour, nous passions le long de la tête de la force armée,
j'entendis plusieurs de ceux qui étaient sous les armes dire en riant : « Ah
! ah ! voilà ces vilaines écharpes ! » — c'étaient des quolibets des modérés
de la Butte-des-Moulins à Pache et aux officiers municipaux. — Un peu plus
loin, j'entends ces propres paroles : « Comment Garat peut-il aller avec
ces coquins ? » A l'extrémité de la force armée, il y avait
quelques hommes qui n'étaient pas sous les armes et un plus grand nombre de
femmes. Là, les officiers municipaux ne reçoivent plus d'injures, mais ils
reçoivent des bénédictions, là, on disait : « Voilà nos bons pères qui
passent. » « A
peine j'entre dans la Convention, qui avait l'air d'un champ de bataille où
deux armées sont en présence, qu'on demande pour moi la parole que je ne
demandais point. « Qu'est-ce
qu'on voulait savoir de moi, et que devais-je dire ? Je n'en savais rien. » Non,
Garat n'en savait rien. S'il avait eu un peu de hauteur d'esprit politique et
un peu de courage, il n'aurait eu qu'un souci : empêcher que la Convention
subisse l'atteinte de la violence, dénouer la crise sans l'intervention
brutale de la force insurrectionnelle. Mais, pour cela, il fallait prendre un
parti. Ou bien il fallait donner à la Gironde le conseil de marcher à fond,
de ne pas s'en tenir à l'arrestation d'Hébert et de Varlet, d'envoyer les
chefs de la Montagne devant le tribunal révolutionnaire, de briser la Commune
et les sections et d'organiser une dictature modérée refoulant le peuple et
traitant avec l'Europe. C'était
une politique impraticable dans Paris grondant ; c'était une politique de
contre-Révolution qui allait déchaîner toutes les espérances du fanatisme
catholique, mais du moins c'était une politique nette et logique, et qui ne
livrait pas la Convention au hasard des convulsions anarchiques et du
mouvement de la rue. Ou bien
il fallait, par un langage vigoureux et menaçant, signifier à la Gironde que
son rôle politique était, sinon fini, au moins suspendu, qu'elle avait commis
trop de fautes irréparables, qu'elle avait mis en défiance contre elle les
forces vives de la Révolution, qu'elle avait perdu tout contact d'esprit et
de cœur avec le peuple sans lequel rien ne pouvait être fait, que ses
provocations maladroites et débiles ne feraient qu'exaspérer les haines sans
les désarmer, et qu'elle devait, pour épargner à la Révolution un grand
attentat sur la personne des représentants, renoncer à la direction des
événements, relâcher Hébert, dissoudre la Commission des Douze, abandonner le
gouvernement des comités à la Montagne et le gouvernement de Paris à la
Commune. Dans ces conditions, l'unité de pouvoir et d'action serait rétablie
sans effusion de sang et l'ordre se rétablirait peu à peu, car la Montagne ne
menaçait ni les existences ni les propriétés. Qui
sait ce qui serait advenu si Garat, ministre de l'Intérieur, avait eu assez
de clairvoyance et assez de fermeté pour tenir ce langage honnête et clair ?
Mais il tergiversa, il manœuvra, et il acheva de dissoudre ce qui restait de
force de résistance à la Gironde sans la décider toutefois à un grand acte
politique d'abdication. Il essaie dans ses Mémoires d'excuser l'incertitude
de son langage. Il dit : « Ce
n'était pas à un ministre à dire, sans aucun voile, qu'il fallait réformer
l'organisation de la Commune ; on eût cru qu'il attentait aux droits du
peuple et de l'homme, et pour paraitre un agent de la tyrannie il n'aurait
pas même eu besoin du nom de ministre. « Ce
n'était pas à un ministre de dire sans aucun ménagement à la Convention : « Ce
sont vos propres décrets qui ont élevé auprès de vous ce colosse qui vous
menace. » On
n'avoue pas plus naïvement la peur des responsabilités. C'était au contraire
à un ministre à tenir un langage net, dans un sens ou dans l'autre ; à cette
heure tragique et trouble où l'air de la cité était, en quelque sorte, dans
l'attente du tocsin, il fallait parler haut et clair. Ou contre la Commune et
à fond. Ou pour la Commune et à fond. Tout valait mieux que le fatal
équilibre de deux partis qui ne parvenaient ni à s'unir ni à se vaincre. Or,
pour décider les esprits à un choix décisif, à une résolution vigoureuse, il
fallait les mettre en face du danger. Il rassure au contraire les partis par
de trompeuses douceurs, par des interprétations atténuées. « J'ai
instruit le Comité de salut public et la Commission extraordinaire de ce qui
est parvenu à ma connaissance. Aujourd'hui, à six heures, on est venu
m'avertir qu'il y avait un grand rassemblement autour de la Convention, j'ai
voulu voir les choses de mes propres yeux. La force armée était plus
considérable que l'attroupement. Je n'ai pas pu, il est vrai, entrer à
l'Assemblée par la porte à laquelle je me suis d'abord présenté, et la force
armée a été impuissante à m'ouvrir un passage. Mais dans tout cela il n'y a
rien de grave ; la Convention n'a rien à craindre. » Les
tribunes, qui comprennent avec un merveilleux instinct révolutionnaire
combien l'optimisme du ministre désagrège la Gironde et sert le mouvement,
applaudissent Garat. Il prend acte de ces applaudissements avec une sorte de
candeur, qui, si elle n'est point l'extrême sottise, est l'extrême fourberie,
à moins qu'elle ne soit un mélange de l'une et de l'autre. « Croyez-vous que
ces sans-culottes qui applaudissent aux assurances que je donne de leurs
sentiments, y applaudiraient s'ils avaient dans leurs cœurs des intentions
criminelles ! » Par
toutes ses paroles Garat irrita et blessa le côté droit et, en effet, par le
désaveu de l'arrestation d'Hébert, par le jugement sévère porté sur la
Commission des Douze, il désarmait et livrait la Gironde. Ce qu'il y a de
grave, ce qui rend Garat presque méprisable, c'est qu'il la livrait d'un air
bénin ; c'est que, pas une minute, il ne s'adresse noblement à elle, pour
faire appel à ce qui pouvait rester en elle de généreux et de grand, à
l'esprit de sacrifice. Il ne dit pas à ces hommes : « Vous vous êtes trompés,
disparaissez ! Laissez à d'autres la conduite de la Révolution ! » Il les
discrédite simplement, il note leurs inconséquences et leurs incohérences,
et, ainsi diminués, les jette en proie avec un geste de pacificateur : « L'une
des causes de toutes les fermentations actuelles, c'est l'opinion qui
s'accrédite que la Commune de Paris veut marcher rivale d'autorité et de
puissance avec la Convention nationale ; et on regarde, et on cite comme des
preuves les troupes et les contributions qu'elle lève comme elle juge
convenable ; et, en effet, lever des contributions, lever des troupes, ce
sont là de véritables actes de souveraineté. Mais j'ai peur, citoyen
président, que la Convention nationale n'ait oublié elle-même la succession
de ses décrets et leurs résultats. C'est elle, c'est la Convention nationale
qui a donné en exemple et en modèle à tous les corps administratifs de la
France le fameux arrêté du département de l'Hérault. Eh bien, cet arrêté,
c'est un véritable acte de souveraineté. Par cet arrêté, le département de
l'Hérault a levé six mille hommes, a levé six millions. La Commune de Paris,
en exerçant les actes souverains qui n'appartiennent essentiellement qu'à la
Convention, n'a point usurpé de pouvoirs : elle n'a fait qu'exercer ceux
qu'elle a reçus de la Convention elle-même. » Mais,
vraiment, Garat a-t-il la prétention de prouver par ces paroles qu'il s'est
tenu à égale distance des partis en lutte, et qu'il a même incliné vers la
Gironde en signalant comme elle le danger croissant que faisait courir à la
Convention le pouvoir de la Commune ? Il y a quelque hypocrisie à le tenter ;
car ces paroles de Garat, au moment où il les disait, ne pouvaient
qu'accabler la Gironde en démontrant son inconséquence. Elle a été exaspérée
contre Garat, et elle en avait le droit, car mieux vaut une hostilité directe
et déclarée que cette fausse impartialité qui, avec une symétrie menteuse, et
en ayant l'air de faire la part des uns et des autres, précipite la chute de
ceux mêmes qu'elle prétend ménager. Garat, avec une doucereuse lâcheté,
acheva la Gironde par ce qu'il dit de la Commission des Douze : « En
conférant avec tous ensemble, et avec chacun d'eux en particulier, avec cette
confiance, avec cette intimité qui ouvre les âmes et en laisse échapper les
secrets, j'ai cru voir en eux un mélange extraordinaire de soupçon contre les
hommes qu'ils n'aiment pas, de terreur dont leur imagination est frappée pour
la chose publique, de désir de se montrer avec un grand courage, de paraître
rendre à la République un grand service, et que c'est tout cela qui les a
jetés dans des erreurs qui me sont incompréhensibles. Ce sont des hommes de
bien, mais la vertu même a ses erreurs, et ce ne sont pas les moins
dangereuses. Vous savez, citoyen président, vous qui êtes aussi un membre de
cette Commission des Douze, vous savez que c'est ainsi que je vous ai parlé à
vous-même. Le langage que je tiens ici ne doit pas vous paraître nouveau et
l'estime que je vous témoigne ici n'est pas une estime simulée avec un but
honnête et pour calmer des ressentiments qu'on cherche à étouffer, non, c'est
lin sentiment vrai et sincère de mon cœur. » Mais
admirez les contradictions vraiment méprisables du philosophe débile. Au
moment même où il accuse la Commission des Douze d'avoir l'esprit hanté de
soupçons injustes, il allègue lui-même contre la Montagne la plus monstrueuse
hypothèse : « Quand
la calomnie a perdu contre moi toute pudeur, ajoute-t-il dans ses Mémoires
d'un ton de victime, il ne m'est pas ordonné seulement de dire tout ce qui me
justifie ; il doit m'être permis encore de dire ce qui m'honore. J'ajouterai
donc qu'au moment où j'entrai dans la Convention, on vint me dire que le côté
gauche allait faire feu sur le côté droit, et tomber sur lui le sabre à la
main... Je ne le crus point du tout ; mais il était possible de ne pas le
croise et de le craindre et, dans cette crainte, ce fut au côté droit que
j'allai me placer, et non pas au côté gauche. Les membres du côté droit
étaient loin de soupçonner alors qu'un homme qui partageait si peu leurs
passions voulait pourtant partager leur sort. » Quel
analyste subtil et quel magnifique héros ! L'EMBARRAS DE DANTON Danton,
comme s'il avait été gagné par cette médiocrité d'âme, se perdit en propos
gémissants et plats, sans habileté et sans dignité. Comme s'il ne pouvait
soutenir le poids d'un récent libelle de Brissot qui reproduisait contre lui
toutes les calomnies contre-révolutionnaires, il attesta humblement sa vertu
et sollicita de Garat je ne sais quel certificat de modération : « Je
demande que le ministre me réponde ; je me flatte que de cette grande lutte
sortira la vérité, comme des éclats de la foudre la sérénité de l'air. Il
faut que la Nation sache quels sont ceux qui veulent la tranquillité. Je ne
connaissais pas le ministre de l'Intérieur. Je le somme de déclarer — et
cette déclaration m'importe dans les circonstances où nous nous trouvons,
dans un moment où un député, c'est Brissot, a fait contre moi une sanglante
diatribe, dans un moment où le produit d'une charge que j'avais est converti
en une fortune immense... — j'interpelle le ministre de dire si je n'ai pas
été plusieurs fois chez lui pour l'engager à calmer les troubles, à unir les
départements, à faire cesser les préventions qu'on leur avait inspirées
contre Paris... J'interpelle le ministre de dire si, depuis la Révolution, je
ne l'ai pas invité à apaiser toutes les haines, si je ne lui ai pas dit : Je
ne veux pas que vous flattiez un parti plutôt que tel autre, mais que vous
prêchiez l'union. » Mais,
que signifie tout cela en pleine bataille ? On dirait que Danton s'excuse
d'avance du coup qu'avec ses collègues de la Montagne il va frapper. Il n'a
plus cette belle et pleine confiance en soi qui faisait sa force. Il commence
à plaider les circonstances atténuantes : il est pris de doute sur son œuvre
et sur l'avenir. Il est comme déconcerté par la crise terrible qui s'annonce
et où il ne sera plus possible de couvrir sous la violence des paroles la
modération des actes. Les actes aussi seront violents, et Danton s'étonne ;
on démêle en lui un embarras profond, et presque le commencement de ce dégoût
qui le perdra. LA SUPPRESSION DE LA COMMISSION DES DOUZE Cependant,
la Montagne a compris que les paroles de Garat ont désagrégé la Gironde,
dissous toute énergie de résistance, et elle est décidée, en prolongeant la
séance, à pousser son avantage jusqu'au bout, à arracher à la Convention un
vote qui brise la Commission des Douze. Isnard, qui avait plus de rhétorique
que de vigueur, quitte le fauteuil de la présidence comme si, à cette heure de
crise, dans cette soirée tragique où le peuple envahissait peu à peu
l'Assemblée et où l'ombre de la proscription et de la mort semblait descendre
avec la nuit sur la Gironde désemparée et submergée, il n'aurait pas dû faire
l'effort physique de présider jusqu'au bout, dût-il défaillir à son poste.
Aussi funeste à son parti et à ses amis par sa faiblesse dans l'action que
par l'imprudence provocatrice de ses mots à effet, il appelle pour le
remplacer le Girondin Boyer-Fonfrède. Celui-ci, étant de la Commission des
Douze, est vivement interpellé ; l'état-major girondin, sentant que la
bataille fléchit, veut lever la séance. Boyer-Fonfrède abandonne le fauteuil,
mais la Montagne impose la continuation du combat, et c'est un des siens,
Hérault de Séchelles, qui prend possession du fauteuil. Désormais, sous les
flots des délégations hostiles, la Gironde va être noyée. Les sections de
Paris qui attendaient depuis trois heures entrent enfin ; elles demandent
Hébert « leur ami, leur frère » et le président leur répond : « Citoyens,
la force de la raison et la force du peuple se confondent ; vous venez en ce
moment réclamer la justice, c'est le plus sacré de nos devoirs de vous la
rendre. » C'était comme la consécration officielle de l'insurrection. Les
Gravilliers, la Croix-Rouge insistent : «
Citoyens représentants, dit l'orateur des Gravilliers, en 1789 le peuple de
Paris gémissait dans l'oppression, il prit la Bastille. En 1792, un roi
parjure fit massacrer les citoyens sous les fenêtres de son palais : les
assassins périrent. En 1793, un nouveau despotisme plus terrible que les deux
autres, une Commission inquisitoriale s'élève sur les débris de la monarchie.
Les patriotes sont incarcérés, les scènes sanglantes du 17 juillet (la fusillade
du Champ-de-Mars en 91)
se préparent. « La
République est sur le point d'être anéantie. La section des Gravilliers vient
vous déclarer, par ses commissaires, qu'elle n'a pas fait en vain le serment
de vivre libre ou de mourir. Vous avez reconnu le principe sacré de la
résistance à l'oppression. Malheur aux traîtres qui, gorgés d'or et affamés
de puissance, nous préparent des fers ! » Ces
accusations véhémentes perçaient les murmures de la Gironde, la rumeur
grandissante du peuple qui des couloirs pénétrait peu à peu dans la salle
même, et elles étaient comme répercutées par la Montagne en un violent écho
d'acclamations enthousiastes. C'était comme le pacte d'une troisième
insurrection qui se nouait, en pleine Assemblée, entre le peuple de Paris et
les Montagnards. La
section des Gravilliers, comme si déjà la Convention était réduite à la
Montagne, ne s'adresse, en finissant, qu'à celle-ci : « Députés
de la Montagne, vous avez écrasé de votre chute la tête du tyran ; nous vous
conjurons de sauver la Patrie. « —
Oui, oui, nous la sauverons. « Si
vous le pouvez et que vous ne le vouliez pas, vous êtes des lâches et des
traîtres. Si vous le voulez et que vous ne le puissiez pas, déclarez-le,
c'est l'objet de notre mission ; cent mille bras sont armés pour vous
défendre. Nous demandons l'élargissement des patriotes incarcérés, la
suppression de la Commission des Douze, et le procès de l'infâme Roland. » Héraut
de Séchelles répond : « Quand les Droits de l'Homme sont violés, il faut dire
: la République ou la mort. » C'était
une fois de plus le consentement légal à l'insurrection du peuple ; du haut
de la tribune présidentielle sonnait, contre une partie de la Convention, le
tocsin insurrectionnel. Chaque délégation nouvelle amenait avec elle un flot
de peuple ; les délégués et les citoyens qui leur faisaient cortège
débordaient peu à peu des bancs réservés aux pétitionnaires jusque sur les
bancs des députés : le peuple et la Convention se mêlaient, comme, selon la
maxime du président Hérault, se pénétraient « la force de la raison et la
force du peuple ». Lorsque,
vers minuit, le président mit aux voix la suppression de la Commission des
Douze, fut-elle régulièrement votée par les députés seuls, comme l'assure
Levasseur, qui dit que les pétitionnaires, au moment du vote, se retirèrent
dans le couloir de gauche ? Fut-elle votée, au contraire, par un mélange
insurrectionnel de députés montagnards et de délégués des sections ? Il
n'importe guère ; dans la Convention, comme dans un navire disloqué, l'eau
amère et sombre était entrée, et il fallait ou que le navire s'enfonçât sous
la vague et la nuit, ou qu'il se sauvât, en jetant la Gironde aux s'Aines. LA PRESSE GIRONDINE — LA CHRONIQUE Les
journaux girondins ne donnèrent pas des commentaires identiques. Chez les uns
la tristesse domine ; chez les autres, le désespoir exaspéré. La Chronique
de Paris, très modérée de ton avec Ducos et Rabaut Saint-Etienne, gémit
plus qu'elle n'accuse, et même, à la façon bienveillante dont elle parle de
Garat, il est aisé de voir que la conversation du ministre avec Rabaut
Saint-Etienne avait fait impression sur celui-ci : « On
a fait, sur le rapport de Garat, une remarque digne d'être conservée ; c'est
qu'il est encore le seul homme qui ait osé louer les deux partis qui divisent
la Convention, en leur présence et sans éprouver de la part d'aucun de fortes
marques d'improbation. Ce privilège est celui d'un homme de bien, dont les
intentions doivent être respectées par ceux qui ne partagent pas ses
opinions, et dont les erreurs mêmes seraient estimables parce qu'elles
prendraient leur source dans le sentiment d'une bienveillance universelle
qui, mue par une heureuse imagination, embellit tout ce qui l'environne des
couleurs de la vertu. » Sur
quelques-uns des Girondins, la vertu stupéfiante d'une philosophie optimiste
et perfide avait opéré. Au demeurant, c'est d'un ton douloureux et pénétrant,
mais sans colère, que La Chronique raconte la fin de la séance : « Cependant
la Commission des Douze sollicitait, comme une faveur, la justice d'être
entendue ; on lui répondait en demandant la cassation. Quelques personnes ont
voulu élever la voix pour elle, mais comment espérer de se faire entendre,
lorsque les délibérations étaient des cris, et tout délibérait, depuis les
tribunes les plus élevées, jusqu'au centre de la salle ? En vain on a réclamé
plusieurs fois la levée d'une séance qui ne conservait plus aucun caractère
de dignité, dé liberté nécessaire pour rendre un décret ; en vain la partie
droite de l'assemblée, en employant contre ses adversaires des armes que
devraient s'interdire les deux partis, a arrêté longtemps toute délibération
par un tumulte prolongé, la cassation de la Commission des Douze a été mise
aux voix et décrétée, aux cris de joie des tribunes et d'un grand nombre
d'assistants introduits dans la salle. La séance s'est levée à une heure du
matin. « On
a fait quelques reproches à la Commission des Douze. Peut-être avait-elle usé
avec trop peu de ménagement d'un pouvoir qu'il fallait modérer pour le rendre
utile. Si ces reproches sont fondés, nous la félicitons d'avoir été cassée
sans avoir pu se faire entendre ; mais nous en sommes affligés pour la
Convention nationale. Ce n'est pas un grand malheur que de perdre son
pouvoir, il passe en d'autres mains, et le gouvernement subsiste ; mais, voir
avilir son autorité en conservant des fonctions dédaignées, voilà le comble
des maux dans un Etat libre. » LE PATRIOTE FRANÇAIS Au Patriote
français c'est un autre accent. L'exaspération est d'autant plus
violente, que la faction girondine, grisée par l'apparente énergie de la
Commission des Douze, croyait, la veille encore, tenir la victoire. Dans son
numéro du 27, le Patriote avait triomphé sans réserve : « Le
septembriseur Hébert n'est pas le seul qui soit arrêté. Le prédicant Varlet a
éprouvé le même sort ainsi que plusieurs autres. D'autres sont en fuite.
L'anarchie succombe. » Et
soudain c'est la Commission des Douze qui succombait. Le Patriote accuse
nettement Garat d'avoir machiné avec Pache toute la scène de la Convention.
Tandis que la veille, dans le numéro du 27, il dit que « c'est sans doute
pour prévenir une insurrection générale que les ministres Garat et Gohier se
sont rendus cette nuit chez le maire Pache », maintenant il dit que Garat
fait à la Convention « un discours étudié », et il ajoute : « C'était sans
doute pour préparer ce rapport que Garat avait été chez Pache la nuit
précédente. » Puis, il reproche à Garat son ignorance affectée et son
indulgence à l'égard des paroles terribles d'Hébert qui écrivait, il y a deux
jours à peine : « C'est dans la Convention qu'est le foyer de la
contre-Révolution. La dernière heure des serpents de la plaine et des
crapauds du marais va sonner ; le sang impur va se verser. » Et il conclut en
l'accusant d'une inexcusable faiblesse : « Et Garat parle de son amour
pour la morale sociale, y en a-t-il donc sans ces principes ? II rappelle le
journal qu'il a fait, et où il en donnait des leçons ; journal qui, comme sa
conduite ministérielle, sera dans beaucoup d'endroits un monument de sa
faiblesse et de ses capitulations éternelles avec le parti dominant. » De la séance
même, le journal girondin trace un tableau lugubre, et il termine enfin par
des imprécations contre Garat, par un anathème à la Convention impuissante,
par un appel désespéré à une Assemblée nouvelle : « Il
était près de neuf heures ; une partie des députés avait quitté la salle, une
foule d'étrangers et de pétitionnaires remplissaient les bancs. On demande à
grands cris que la séance soit levée ; on demande que les étrangers sortent.
Le tumulte était affreux, l'Assemblée ne présentait plus que le spectacle
d'une arène où, dans presque tous les partis on se menaçait, où des
anarchistes avaient été se mêler parmi leurs adversaires, et les provocations
et les insultes avaient lieu à chaque mot. Certes, à une pareille heure,
après douze heures de séance, au milieu d'un tumulte aussi violent et dans
l'impossibilité où l'on était de vérifier si les étrangers n'opinaient pas,
il eût été du devoir du président de lever la séance. Mais les anarchistes
qui avaient monté leur coup s'y opposaient. Ils voulaient qu'on consultât
l'Assemblée, ce qui était absurde, car il n'y avait plus d'Assemblée,
cependant on la consulte et une infiniment petite majorité décide que la
séance sera continuée. « Fonfrède,
qui avait remplacé Isnard, quitte le fauteuil et le cède à Hérault. Hérault !
jadis ouvertement aristocrate, puis feuillant, puis patriote, puis ambitieux,
enfin anarchiste par peur, c'était une nouvelle machine sur laquelle le coin
avait compté pour réussir. « ...
Ces députations, préparées d'avance, débitent au milieu du tumulte leurs
diatribes contre la Commission des Douze, et parlent de troisième révolution,
de justice du peuple, de canons. Hérault leur répond par des lieux communs
entremêlés de flagorneries pour le peuple des tribunes, et violant ensuite le
règlement qui veut qu'on ne délibère que dans le calme, la justice qui
voulait qu'on entendît la Commission avant de la condamner, il met aux voix,
au milieu du vacarme le plus effroyable, cette cassation de la Commission, et
prononce qu'elle a été décrétée, lorsque l'assemblée n'a ni délibéré, ni pu
délibérer ! Il était alors plus de minuit ! « Hérault,
tu répondras un jour à la France de l'opprobre qu'une pareille séance, qu'un
pareil décret jettent sur la Convention ! Garat, tu répondras un jour à la
France des malheurs inévitables où va nous plonger ce succès de l'anarchie,
de cette anarchie à laquelle tu prêtas ton appui par faiblesse... Mais,
que les départements jugent par le récit fidèle de cette séance dans quel
état est maintenant la Convention et s'il ne faut pas enfin convoquer ces
assemblées primaires, invoquées dix fois encore aujourd'hui. C'est le seul
remède à nos maux. La Convention actuelle ne peut nous en guérir. Il n'y a
plus, il ne peut plus y avoir de discussion, cette séance l'a prouvé. » Le
peuple, qui enveloppait et pénétrait la Convention, aurait pu sans doute
pousser plus loin ce soir-là ses avantages et exiger non seulement la
cassation des Douze, mais l'élimination de la Gironde, le procès des
vingt-deux. C'est l'opinion de Dutard, intéressante parce qu'elle fut
exprimée dès le lendemain, qu'il aurait suffi de la plus légère impulsion
pour mener les choses jusqu'au bout : « La
Convention a couru hier de plus grands dangers qu'on ne pense ; car, si une
ou deux sections s'étaient portées en masse à la Convention, il n'en fallait
pas davantage pour l'anéantir, parce qu'elles auraient attiré toute la
populace, et la faction au moins subalterne n'aurait pas manqué de se
montrer. » Mais,
il n'y avait pas ce soir-là de mot d'ordre décisif : la force du peuple
n'avait pas été organisée pour l'insurrection et c'est encore à l'intérieur
de la Convention que les Montagnards voulaient résoudre la crise. Les
Jacobins réunis ce soir-là écoutent un moment des propos vagues et
inefficaces ; mais ils évitent tout ce qui pourrait ressembler à un signal
d'action. Quand un membre propose « de nommer des commissaires pour
prêcher le patriotisme dans les sections », Hassenfratz s'écrie : « Nous
sommes tous commissaires, nous prêchons tous le patriotisme » et la Société
passe à l'ordre du jour, éludant ainsi une mesure qui lui aurait donné la
responsabilité du mouvement ; après avoir entendu une déclaration véhémente
de la citoyenne Lecointre qui affirme au nom des républicaines
révolutionnaires que « ses compagnes ne sont pas des femmes serviles,
des animaux domestiques et qu'elles se formeront en phalange pour écraser les
aristocrates », les Jacobins se hâtent de lever leur séance à neuf heures et
demie, sans attendre le résultat de la grande lutte engagée à la Convention
et comme pour marquer qu'elle seule doit décider dans sa liberté souveraine. Au
contraire, la Commune veilla très avant dans la nuit, recevant sans cesse des
délégations des sections qui se déclaraient en permanence, et attendant
d'heure en heure des nouvelles de la Convention. A minuit un quart la
nouvelle de la cassation de la Commission des Douze est accueillie par les
applaudissements enthousiastes du Conseil et des tribunes. C'était bien en
effet la défaite de la Gironde. RETOUR OFFENSIF DE LA GIRONDE Qu'importe
que le lendemain les Girondins essaient de se ressaisir ? Qu'importe que, sur
la motion de Lanjuinais et après de longs débats, ils décident la Convention
à revenir sur le décret voté la veille et à rétablir la Commission des Douze
? Celle-ci, qui n'avait pas su se défendre dans la Convention et qui, après
avoir provoqué le peuple de Paris par l'arrestation d'Hébert n'avait même pas
su prendre les précautions nécessaires contre le moindre soulèvement, n'était
plus qu'un fantôme. La Convention d'ailleurs, au moment même où elle paraît
restituer la Commission des Douze, la désavoue en décrétant, sur la motion du
conciliant Boyer-Fonfrède, l'élargissement des prisonniers. Ce retour
impuissant vers la Gironde ne signifiait qu'une chose, c'est que la
Convention ne pourrait se débarrasser elle-même de la faction girondine. La
parole était au peuple. CHAUMETTE PÉRORE Mais ce
n'est pas de la Commune non plus où Chaumette pérorait vraiment trop, que
partira le signal. Dans la séance du 28, il se répand en interminables
homélies, et il donne au retour d'Hébert un air de fête pastorale et une
fadeur idyllique. « Le
rapport de la Commission des passeports est interrompu par un long discours
prononcé par Chaumette sur les dangers de la Patrie, sur la défense et la
proclamation des principes, sur la violation des Droits de l'Homme... Il
entre dans des détails sur le complot qui se trame contre la liberté, il
dénonce Lebrun et Clavière... Il finit en disant que malheureusement pour la
République, les passions dominent encore ; mais, quelles que soient leurs
influences, dit-il, tenons-nous fermes ; qu'Hébert sorte ou non de la prison,
restons à notre poste. Le peuple saura venger ses droits violés ; mais
surtout point d'armes, point de sang (Vifs applaudissements). Je n'aime pas le sang : les
applaudissements qui éclatent ici de toutes parts prouvent que personne ici
n'aime le sang. Où est notre force ? Elle est dans notre union... Je vais
vous expliquer ce mouvement : c'est que Hébert arrive. « A
neuf heures moins un quart, Hébert entre dans la salle, de nombreux
applaudissements se font entendre. Ses collègues l'embrassent ; on lui met le
bonnet rouge sur la tête, il est quelque temps sans parler. « Chaumette
continue et dit : « Vous le savez, citoyens, je défendais les principes, je
ne défendais pas Hébert ; il faut faire triompher les principes, en faisant
punir ceux qui les attaquent... » Sur son réquisitoire le Conseil arrête : 1°
que des commissaires rédigeront une pétition à la Convention, dans laquelle
ils demanderont que la conduite inquisitoriale du Comité des Douze soit
sévèrement examinée et qu'extrait en sera envoyé aux départements ; 2°
qu'après cet examen les membres dudit Comité seront dénoncés aux tribunaux,
et que leur procès leur soit fait comme à des oppresseurs de la liberté ; 3°
que le Conseil ne fera aucune poursuite contre les sections égarées qui l'ont
dénoncé, mais seulement contre la Commission inquisitoriale. « Hébert
prend la parole ; il dit que son premier devoir était de se rendre à son
poste, qu'il lui reste à s'acquitter d'un devoir difficile, celui d'exprimer
au Conseil ses sentiments de reconnaissance ; il demande que l'on fasse
l'historique de l'inquisition des Douze ; qu'il soit porté par des courriers
dans les départements ; que le peuple soit invité à se tenir toujours debout
et à chasser des assemblées des sections tous les intrigants ; que l'on
désarme les gens suspects et que leurs armes soient distribuées aux
sans-culottes. On ne donne aucune suite à ces propositions... « Chaumette
annonce qu'il a reçu une députation bien enguenillée, qui lui apportait une
couronne pour Hébert : « Rousseau, dit-il, fut condamné par le Sénat de son
pays, il défendit et le Sénat et son pays » ; il remet cette couronne entre
les mains d'Hébert ; celui-ci monte à la tribune, en descend le buste de
Jean-Jacques. Hébert la pose sur la tête de Rousseau, en disant que l'on ne
doit aux hommes vivants que de l'encouragement et que les couronnes ne
doivent être décernées qu'après la mort. « Une citoyenne des tribunes apporte une autre couronne, elle est posée sur la tête de Brutus. » |