HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE V. — LA PREMIÈRE COALITION

 

 

 

LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA GIRONDE

La mort de Louis XVI fournit aux puissances européennes le prétexte qu'elles attendaient. Dès le 24 janvier, le ministère anglais ordonne au représentant de la France, Chauvelin, de quitter l'Angleterre. En Espagne, le roi remplace un ministre ami de la France, Aranda, par Godoy, amant de la reine et soutien de la contre-Révolution. En Italie, la reine de Naples, Caroline, sœur de Marie-Antoinette, décide le roi à entrer dans la coalition. La Convention répondit avec vigueur à ce soulèvement de l'Europe. Dès le r' février, sur un rapport de Brissot, elle déclare la guerre à l'Angleterre et à la Hollande, où un parti démocratique remuant appelait les armes françaises. Le 7 mars, sur un rapport de Barère, elle déclare la guerre à l'Espagne. Sa tactique était de paraître partout prendre l'offensive. Ainsi, au commencement de 1793, c'est contre une coalition de l'Autriche, de la Prusse, de l'Angleterre, de l'Espagne, de la Hollande, du Piémont, de l'Etat napolitain, que la France a à lutter ; coalition formidable, où le gros des peuples abusés secondera les efforts contre-révolutionnaires des gouvernements.

C'est la guerre qui devient dès maintenant la fonction suprême de la Révolution. La Nation tout entière se hausse au suprême danger, et de même que le conventionnel David, grand et large peintre, n'a qu'à transporter en des sujets révolutionnaires l'héroïsme antique dont avant 1789 palpite son œuvre, de même tout le peuple de France semble s'élever en quelques jours aux plus hauts sommets de l'histoire et retrouver le magnifique courage de la Grèce et de Rome en un combat bien plus vaste encore. La Convention, suivant le mot de Barère, dans ses Mémoires, est comme un canon énorme, dominant et foudroyant tout l'horizon. Mais, de même que pour le service d'une pièce d'artillerie, il faut une entente parfaite, une vigoureuse unité d'action, de même, au service de cette guerre colossale pour la liberté, il faudra que toutes les forces révolutionnaires se concentrent ; les partis hésitants ou critiques à l'excès, disputeurs et vains, disparaîtront, écrasés par les hommes de résolution et de combat. Dès maintenant, on peut dire : ou la Gironde -renoncera à ses récriminations, à ses réserves, à ses hésitations et à ses prétentions, ou elle périra.

Par une destinée étrange, elle semblait présider encore aux événements qu'elle aurait voulu empêcher. C'est Vergniaud qui, comme président, proclama d'une voix émue la sentence de mort contre le roi. C'est Brissot qui accepta de proposer à la Convention, comme rapporteur du Comité diplomatique, la guerre contre l'Angleterre, que plus qu'aucun représentant il aurait voulu empêcher. La Gironde assumait ainsi, par besoin d'agitation et d'éclat, je dirai presque par goût du théâtre, des responsabilités décoratives qui se changent aisément en responsabilités effectives. Un jour prochain, ce pauvre Brissot sera accusé d'avoir provoqué la guerre entre l'Angleterre et la France.

Un moment cependant, dans la tragique émotion qui suivit la mort du roi, dans l'attente confiante et grave des événements européens qui allaient 'suivre, les partis parurent consentir une trêve. C'est au nom de toute la Convention, acceptant la responsabilité solidaire du fait accompli, qu'une adresse de Barère expliqua à la France la sentence de mort portée contre Louis.

Mais, quelle politique la Convention, allait-elle suivre à l'égard de la coalition ? Cette guerre universelle est comme un océan trouble, sans rivage et sans fond. La Révolution va-t-elle donc se livrer à une aventure indéfinie ? Luttera-t-elle, conformément à l'esprit du décret du 15 décembre, jusqu'à ce qu'elle ait renouvelé le monde, appelé à la liberté toutes les nations ? Ce serait une gageure de folie.

Mais déjà Condorcet faisait des réserves au sujet de ce décret du 15 décembre. Il disait que quelques-uns de ses termes pouvaient prêter à de dangereuses interprétations.

 

LES REGRETS DE ROBESPIERRE SUR LE DÉCRET DU 15 DÉCEMBRE

Robespierre, dans une lettre à ses commettants publiée peu après la mort du roi, et au moment où il est visible que la Convention va être engagée dans une lutte-formidable, formule, au sujet du décret du 15 décembre, des, regrets. Il a peur qu'il entraîne la France à intervenir beaucoup trop dans la vie intérieure des peuples, dans leur évolution politique encore bien lente et bien incertaine.

« Elles sont séduisantes, elles sont magnifiques, sans doute, ces dispositions du célèbre décret du 15 décembre. Elles paraissent dictées par le génie de la liberté ; elles honorent celui qui, le premier, en a de bonne foi conçu ou adopté l'idée. D'un côté, il est vrai, elles semblent entamer le principe sacré de la souveraineté des peuples ; de l'autre, il est des circonstances impérieuses, où l'intérêt de l'humanité, comme celui d'un peuple en particulier, peuvent justifier quelques dérogations aux règles ordinaires. Mais, c'est surtout dans ces occasions qu'il faut peser mûrement toutes les considérations politiques, et balancer l'empire des principes généraux avec celui de la nécessité. Je les ai examinés avec toute l'attention dont j'étais capable et j'avoue que cette question délicate me paraît mériter un examen beaucoup plus approfondi que celui qu'elle a obtenu. Combattu entre mes propres réflexions et l'ascendant d'une opinion adoptée par enthousiasme, il m'est resté le vif désir de voir l'exécution de cette grande mesure préparée et dirigée par une profonde sagesse et par la connaissance exacte du pays auquel elle doit s'appliquer. J'en suis le premier partisan, si je la considère comme un moyen d'aider la majorité à exprimer ses vues en faveur de l'égalité, mais si elle contrariait l'opinion générale, si elle rencontrait assez d'obstacles dans les préjugés, quels qu'ils soient, pour avoir besoin de les surmonter par une longue violence et par un combat incertain, je ne pourrais m'empêcher de la trouver impolitique et dangereuse ; je serais forcé de déplorer la précipitation avec laquelle elle aurait été adoptée. Je désire donc que vos commissaires commencent par sonder la disposition générale des esprits, et par calculer toutes les circonstances avec une sévère impartialité, pour éclairer votre sagesse sur les avantages et les inconvénients de cette disposition. Jusque-là je désire qu'elle soit regardée plutôt comme invitatoire que comme coactive ; que la persuasion et la vérité président à leur mission ; que la force et l'autorité ne puissent être déployées que contre les factieux qui s'opposeraient à la volonté générale, mais qu'elles respectent le vœu du peuple. Si le système contraire prévalait, qui pourrait calculer les suites funestes d'une guerre déclarée à un peuple puissant et courageux, exalté par le fanatisme, dans le temps où nous avons à dompter et ses propres tyrans et tous• les tyrans de l'Europe ! Ce n'est point le moment, si je ne me trompe, de recommencer avec les Belges cette lutte pénible et sanglante que nous avons eu à soutenir contre nos propres prêtres, fût-il vrai que le nouveau combat ne dût pas être plus sérieux que le premier. Mais, que l'on considère la différence du peuple français et du peuple brabançon, que l'on considère les causes particulières à la France qui avaient avancé parmi nous l'opinion sur les affaires religieuses et celles qui l'ont retardée dans la Belgique ; que l'on considère l'empire de leurs préjugés politiques appuyés par leurs préjugés religieux, et l'on sentira la nécessité de montrer, dans cette grande affaire, autant de prudence que d'énergie. A notre arrivée à Bruxelles, nous fûmes reçus avec des transports de joie par le peuple ; pourquoi ces dispositions ont-elles changé ? Il importe d'en approfondir la cause ; elle nous fournira peut-être une leçon utile pour régler notre conduite.

« Nous allons entrer en Hollande, il ne faut donc pas laisser derrière nous un peuple ennemi ou mécontent. Comment pourrons-nous déployer toutes nos forces contre le stathouder et ses alliés, s'il faut les employer à contenir la Belgique ?

« Il faut aussi prendre les mesures nécessaires pour nous concilier la bienveillance des Bataves. C'est ici qu'il faut réaliser la manière de faire la guerre au gouvernement, mais non au peuple. Or, pour choisir ces moyens ; il faut considérer la situation particulière des peuples de cette contrée. Ici nous ne trouverons pas les obstacles que la superstition oppose, dans la Belgique, aux progrès de nos principes ; mais nous y rencontrerons l'aristocratie des richesses, le culte de l'or et l'esprit mercantile. Nous y trouverons un très grand parti, plus disposé à renverser le trône stathoudérien qu'à chérir d'abord les principes de l'égalité. Il n'est même pas prouvé que les sans-culottes bataves soient aussi avancés dans la connaissance de leurs droits, et aussi jaloux de les exercer que ceux de Paris et de la France entière. On sait même que le peuple de la Haye a été un des plus fermes appuis de la puissance, du stathouder : D'après ces données, la saine politique doit nous conseiller, ce me semble, de commencer par renverser l'empire stathoudérien, de concert avec le parti qui lui est opposé, de publier nos principes de liberté, de fraternité universelle et de laisser au surplus la nation batave maîtresse de délibérer sur la nouvell6 Constitution qu'elle voudra se donner, en nous contentant de l'éclairer par nos instructions et par nos exemples, et de faire avec elle une alliance solide et utile aux deux peuples. »

Ainsi Robespierre reprenait le langage qu'il avait tenu au printemps de 1792. Il signalait l'insuffisante préparation des peuples à la Révolution, et il voulait que la France tînt le plus grand compte de leurs préjugés ou religieux ou mercantiles. A vrai dire, c'était, sous des formes discrètes, le désaveu complet du décret du 15 décembre, dû à la dangereuse initiative de ce même Cambon qui avait proposé la suppression du budget des cultes, et qui, selon Robespierre, ameutait partout, en Belgique comme en France, les prêtres et les croyants contre la Révolution.

Robespierre, de septembre à janvier, a évidemment manqué de courage. Serré de près et menacé par la Gironde, il n'a pas voulu recommencer la difficile prédication de paix, de prudence, de modération qu'il avait risquée six mois plus tôt. Il n'a pas osé, dans l'éblouissement de Valmy, de Jemappes, de la Savoie, reprendre le rôle de censeur morose. Et il a laissé, par ménagement de sa popularité et de son repos, des fautes irréparables peut-être s'accomplir.

Maintenant encore, sous l'apparente précision des derniers conseils relatifs à la Hollande, la pensée reste vague. Que veut-il, en somme, que l'on fasse en Belgique ? Là est le point délicat. On ménagera les préjugés catholiques du peuple, c'est entendu. On ne pèsera pas sur lui pour en faire une démocratie toute révolutionnaire et laïque. A la bonne heure. Mais va-t-on annoncer au monde que la France évacuera la Belgique aussitôt qu'elle ne sera plus contrainte de l'occuper par des nécessités d'ordre purement militaire ? La conclusion nette, logique, de la pensée de Robespierre serait de dire à la coalition, et en particulier à l'Autriche :

« Nous ne voulons pas plus révolutionner les Pays-Bas que nous ne voulons révolutionner le reste du monde. Nous sommes prêts à faire la paix, et à évacuer la Belgique même, à la seule condition que vous reconnaîtrez la République Française et que vous n'interviendrez point par la force dans les délibérations du peuple belge rendu à lui-même, et se donnant librement un gouvernement de son choix et une Constitution à sa mesure. »

Oui, voilà l'application précise des principes de Robespierre. Mais, pas plus qu'il n'osa combattre le décret du 15 décembre qui heurtait toutes ses conceptions, mais qui enivrait le génie révolutionnaire de la France, il n'osa donner une conclusion nette aux prémisses posées par lui. Il n'était certes pas incapable, à certaines heures décisives, de sortir des formules vagues, et même bien souvent ces formules très générales servent chez lui à couvrir une politique précise. Mais souvent aussi il se réservait, il ne se compromettait pas à fond, et il gardait le droit de tirer parti des événements, quels qu'ils fussent, pour sa popularité et son influence.

 

MARAT CONTRE L'IMPÉRIALISME

Ce qu'il est curieux de noter, ce qui prouve que Robespierre, s'il eût été moins préoccupé de lui-même, et moins absorbé par sa lutte contre la Gironde, aurait pu, dans les derniers mois de 1792, donner à la politique extérieure de la Révolution, flottante, incertaine et téméraire depuis Valmy, une direction plus sage, c'est que Marat ne craignait pas de soutenir une politique de prudence. Pendant tout le mois de décembre, tout ce qu'il écrit sur les affaires extérieures de la France est contraire à l'entraînement révolutionnaire du décret du 15. Il écrit, le 27 décembre :

« La guerre, dont l'Angleterre semble nous menacer..., vient uniquement du tort que l'ouverture de l'Escaut fera au commerce de ces insulaires ; ainsi, chez eux comme chez nous, l'hypocrisie s'empresse de couvrir du manteau de l'humanité le désespoir de l'avarice... Je crois être le seul député de la Convention qui n'ait pas voté pour la réunion de la Savoie à la France ; non que je n'en fusse enchanté au fond, mais parce que le moment n'était pas encore venu ; je voyais la chose en politique, et je savais avec quelle adresse les ennemis de la Révolution s'en serviraient pour accuser les Français d'ambition et soulever contre eux beaucoup de puissances qui n'auraient pris aucune part à leurs dissensions intestines. C'est ce prétexte qu'ont fait le plus valoir dans le Sénat britannique les ennemis de la liberté, pour exciter le Parlement à déclarer la guerre à la France. »

Et, pour les choses de Belgique, Marat allait beaucoup plus loin que Robespierre dans le sens conservateur. Il y avait en Belgique ce qu'on pourrait appeler le parti clérical de l'indépendance. Ce parti détestait la domination étrangère, surtout parce que les souverains d'Autriche avaient troublé les habitudes, bouleversé les traditions, et notamment porté atteinte à l'influence traditionnelle du clergé. Ces conservateurs nationaux ne voulaient nullement fonder une société démocratique et laïque analogue à la société révolutionnaire française. Ils dénonçaient et calomniaient le petit groupe des démocrates, des vonckistes, qui voulaient introduire en Belgique le droit révolutionnaire. Or, pendant tout le mois de décembre, Marat accueille complaisamment les communications de ces réacteurs.

Chose curieuse, et qui prouve à quel point ces hommes étaient éloignés de la Révolution : Dumouriez, qui sera bientôt accusé par les révolutionnaires de France de trop ménager les préjugés et le fanatisme des Belges afin de se créer parmi eux une clientèle, est accusé par les cléricaux de Belgique de trop favoriser la Révolution et de violenter les esprits. Dans son numéro du 3 décembre, Marat dit :

« Ce n'est pas tout : Dumouriez s'est déclaré ouvertement contre les partisans de Vandernoot, les mortels ennemis de la maison d'Autriche, et pour les vonckistes, tous partisans des ordres privilégiés. »

C'est sous ce jour étrange que Marat voyait les partis. Dans son numéro du 18 décembre, trois jours après le vote du décret, il insère une lettre de Belgique, toute conservatrice :

« Voilà bien du grabuge dans la Belgique. D'où vient tout cela ? Du despotisme des généraux qui veulent donner des lois à un peuple, à qui ils ne devaient donner que la liberté ; les Flamands sont bons, mais on ne doit pas les heurter de front, et on ne doit pas croire qu'ils ont désiré l'expulsion des assassins autrichiens pour recevoir la loi d'un parti qu'ils ont chassé lors de la dernière révolution (les vonckistes démocrates), dont ils ne veulent plus, et qui ne s'y maintient que par la force des armées françaises. Est-ce donc là l'intention des Français ? Ont-ils envoyé leurs armées pour conquérir les Belges, ou pour chasser leurs tyrans ? Si, comme l'ont déclaré les représentants des Français, la France ne veut point faire de conquêtes, ni s'immiscer dans le gouvernement des peuples où ils iront porter la liberté, de quel droit leurs généraux prétendent-ils forcer les Belges à accepter des lois dont ils ne veulent pas, et qu'une poignée d'agitateurs veulent leur donner ? Ces agitateurs auraient-ils promis aux généraux, surtout à l'ambitieux Dumouriez, de le faire duc de Brabant s'il réussit à terrasser le véritable parti du peuple, que ces mêmes agitateurs traitent de fanatique ? Avouez que si les Belges sont libres, c'est le peuple qui est souverain, c'est lui qui peut conserver son antique Constitution ou la changer, sans y, être contraint par la force des armes. Il est de l'intérêt des Français d'avoir les Belges pour amis et pour alliés, c'est un rempart pour la République française, et vos généraux emploient tous les moyens pour opérer le contraire. Gare la bombe ! si elle vient à crever dans la Belgique, ses éclats pourraient bien faire brèche en France. Veillez donc sur les généraux qui commandent, leurs vues ne sont pas pures. »

Ainsi le parti catholique belge menaçait la France révolutionnaire de défection, si on touchait aux privilèges des prêtres. Pour ouvrir à leurs doléances l'Ami du Peuple, ces cléricaux habiles flattaient la haine de Marat contre Dumouriez, sa défiance à l'égard des généraux, et l'instinct de prudence conservatrice qui se mêlait presque toujours en lui à l'exaspération révolutionnaire.

Mais, quelle confusion d'idées, dans le parti révolutionnaire français, au sujet de la politique extérieure ! Au moment où la guerre va s'élargir, le décret du 15 décembre subsiste, il n'est pas révoqué et officiellement désavoué, mais il est discrédité par les réserves de Brissot, de Condorcet, de Robespierre, par la politique toute contraire de Marat. Que veut vraiment la Révolution, et comment de ce chaos débrouiller un plan de politique extérieure ?

 

DANTON ET LA POLITIQUE DE CONQUÊTES

Ce plan, Danton l'apportait, très net et très réaliste. Jamais il ne fut plus maître de sa pensée, jamais il n'eut plus de confiance en lui-même. Au dedans, il voulait réconcilier les partis de la Révolution. Il voulait obtenir des uns et des autres, dans l'intérêt de la liberté et de la patrie, les sacrifices nécessaires. Aux Girondins il demandait de se séparer de l'affolé Roland, qui semait la panique et la calomnie. Aux Montagnards, il demandait de remplacer au ministère de la guerre Pache, brouillé avec Dumouriez dont Danton croyait avoir besoin, et peut-être incapable de conduire une administration aussi vaste. Dès le 21 janvier, le jour même de la mort de Louis XVI, il faisait appel à la concorde, et donnait l'assurance que lui-même saurait soumettre à la raison l'énergie de son tempérament.

Il veut, lui aussi, être un homme d'Etat, non pas boudeur et timide, non pas à côté de la Révolution, mais en pleine action révolutionnaire. Voilà sa politique intérieure : et, au dehors, il veut, après avoir fait sentir aux tyrans la force de la France, limiter l'expansion dangereuse et indéfinie de la propagande révolutionnaire. Pas de faiblesse ; pas de négociations prématurées. Les rois refusent de reconnaître la République française : elle leur répond par le plus terrible défi : « elle leur jette le gant, et, ce gant, c'est une tête de roi ». En Belgique, la situation est inextricable. Si l'on pèse sur le peuple belge pour lui imposer, en vertu du •droit de conquête, une constitution démocratique dont son fanatisme s'alarme, il se soulèvera. Si l'on se retire, en laissant aux Belges le soin de choisir eux-mêmes leur Constitution et de fixer leurs destinées, ils élimineront les démocrates, et ils allumeront tout près de la France un foyer de fanatisme catholique dont le rayonnement pourra être dangereux. Il est impossible que la France laisse la Belgique à elle-même : il est impossible aussi qu'elle la gouverne du dehors. Il n'y a donc qu'une solution : c'est de l'annexer, c'est de l'incorporer à la France. Ainsi les complications de la politique de propagande armée aboutissaient à la politique de conquête. Il est vrai que Danton se flattait d'obtenir un vote favorable de la Belgique elle-même, des demandes d'annexion. Mais que valaient ces votes, rendus sous la pression de la Révolution armée ? C'était la rupture complète avec la politique de la Constituante, qui avait répudié toute conquête. Au demeurant, Danton ne cachait pas qu'il n'avait pas seulement en vue l'application vigoureuse de la Révolution à un peuple disputé entre des forces contraires, mais qu'il se proposait l'agrandissement de la France.

Il formulait la théorie des limites naturelles, théorie de droit national et non de droit révolutionnaire, ou plutôt il essayait de confondre le droit révolutionnaire et le droit national. Le 31 janvier, le jour même où la Convention « accepte le vœu librement émis par le peuple souverain du ci-devant comté de Nice réuni dans ses assemblées primaires et décrète, en conséquence, que le ci-devant comté de Nice fait partie intégrante de la République française » ; Danton demande que le vœu de réunion du peuple de Liège soit accepté aussi. Il amorçait par là toute la question de la Belgique.

« N'avez-vous pas déjà préjugé cette réunion 'quand vous avez décidé que la Belgique serait constituée provisoirement suivant les lois françaises ? Où serait donc la politique d'un grand peuple si, donnant la liberté à un autre peuple et le constituant selon le mode de cette liberté, il l'abandonnait ensuite à lui-même ? Cette politique serait criminelle, elle serait meurtrière.

« Je dis que c'est en vain qu'on veut faire craindre de donner trop d'étendue à la République, SES LIMITES SONT MARQUÉES PAR LA NATURE. Nous les atteindrons toutes des quatre points de l'horizon, du côté du Rhin, du côté de l'Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République, et nulle puissance au monde ne pourra nous empêcher de les atteindre. »

 

CARNOT ET LES FRONTIÈRES NATURELLES

Quelques semaines après, Carnot, dans son rapport du 14 février sur la réunion de la principauté de Monaco et d'une partie du bailliage de Schaumbourg, adjacent au département de la Moselle, faisait écho aux paroles de Danton : « Les limites anciennes et naturelles de la France sont le Rhin, les Alpes et les Pyrénées ; les parties qui en ont été démembrées ne l'ont été que par usurpation : il n'y aurait donc, suivant les règles ordinaires, nulle infraction à les reprendre : il n'y aurait nulle ambition à reconnaître pour frères ceux qui le furent jadis et à établir des liens qui ne furent brisés que par l'ambition elle-même. »

Il est vrai que Carnot ajoute aussitôt : « Mais, ces prétentions diplomatiques, fondées sur les possessions anciennes, sont nulles à mes yeux comme à ceux de la raison. Le droit invariable de chaque nation est de vivre isolée, s'il lui plaît, ou de s'unir à d'autres, si elles le veulent, pour l'intérêt commun. Nous Français, ne connaissant de souverains que les peuples eux-mêmes, notre système n'est point la domination mais la fraternité. » Comment, en cas de conflit, se concilierait la conception des limites naturelles avec le droit révolutionnaire de tous les groupements humains à rester indépendants ? Ni Carnot, ni Danton ne se le demandent, et, à vrai dire, le problème est insoluble. Mais il leur paraissait que, dans les limites naturelles indiquées par eux, il ne se poserait pas. Tous les peuples compris entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées demanderaient spontanément à faire corps avec la France. Danton savait que, si cet agrandissement territorial devait effrayer les puissances de l'Europe, en revanche il les rassurait contre l'expansion indéfinie de la propagande. La France révolutionnaire irait jusqu'à ce qu'elle appelait ses limites naturelles, c'est-à-dire, en fait, qu'après avoir incorporé la Savoie et Nice, elle incorporerait les pays allemands cisrhénans, la Belgique et une partie de la Hollande. Mais, au-delà son action cessait. Une agitation révolutionnaire illimitée se précisait et se fixait en un agrandissement révolutionnaire et national, mais défini et limité. Carnot, comme pour entrer dans toute la pensée de Danton, démontrait que la France avait le droit de refuser les demandes d'annexion qui se produiraient, quand ces annexions auraient pour effet de déformer la France, de la pousser hors des barrièi.es qui devaient la protéger. Et, c'est au nom du droit national, c'est au nom de la souveraineté nationale que Carnot marquait des limites à l'entraînement et à la sollicitation révolutionnaire des peuples. Les peuples n'avaient pas de droit sur la France : ils n'avaient pas le droit de s'unir à elle malgré elle. Il n'y a pas une République universelle qui puisse, dans l'intérêt de l'universelle liberté, adjoindre à la France tel ou tel peuple ; il y a une République française qui a le droit de se protéger elle-même contre les agrandissements dangereux aussi bien que contre les démembrements. « Dans le système de la République universelle, cette réunion pourrait paraître exister de droit ; mais, sans énoncer aucune opinion à ce sujet, j'observerai qu'en supposant démontrée la possibilité de cette République universelle, le moyen le plus simple d'y parvenir serait sans doute moins de nous étendre de toute part avec précipitation et sans assurer notre marche que d'établir dans le cercle que la nature nous a tracé, entre les fleuves et les chaînes de montagne, une prospérité dont le tableau pût fixer le désir des peuples circonvoisins et les entraîner à l'imitation par le charme de la félicité publique !

« Dire que la souveraineté réside dans l'universalité du genre humain, c'est-à-dire que la France n'est qu'une portion du souverain, qu'elle n'a pas le droit, par conséquent, d'établir chez elle les lois qui lui conviennent, et nous avons pour principe, au contraire, que tout peuple, quelle que soit l'exiguïté du pays qu'il habite, est absolument maître chez lui, qu'il est égàl en droits au plus grand, et que nul ne peut légitimement attenter à son indépendance, à moins que la sienne propre se trouvât visiblement compromise.

« En nous faisant une loi d'admettre ainsi à réunion tous ceux qui le désireraient ou paraîtraient le désirer, nous nous exposerions à voir bientôt venir siéger parmi nous nos plus implacables ennemis ; car, après avoir obtenu leur incorporation, et, par conséquent, le droit de représenter à la diète française, par les démonstrations d'une fraternité peut-être simulée, rien ne pourrait les empêcher d'apporter dans le sein du Corps législatif une masse d'opinions antipopulaires, qui replongeraient la République dans le chaos et la confusion des principes. »

Mais, quel temps que celui où la France révolutionnaire croyait avoir à se défendre contre l'empressement excessif des peuples à se réunir à elle ! Elle faisait savoir à tous qu'au-delà de ses limites naturelles elle n'accepterait pas même les demandes spontanées d'incorporation. Ainsi la théorie des limites naturelles rendait possible la paix avec l'Europe. Avec la propagande révolutionnaire universelle, non seulement la paix était impossible, mais elle était inconcevable. Qu'aurait signifié en effet un contrat qui pouvait être bouleversé dès le lendemain par le mouvement d'une partie des peuples avec lesquels la France aurait négocié ? Au contraire, s'il était bien entendu qu'en aucun cas la France ne sortirait des limites une fois fixées, une base précise s'offrait aux négociations. L'idée de Danton devait agir aussi comme un calmant sur le monde : car les minorités révolutionnaires disséminées en Europe contiendraient leur impatience et accorderaient leur marche avec l'évolution plus lente de l'ensemble, si elles savaient qu'en aucun cas la France révolutionnaire ne consentirait à les annexer. L'annexion était, en, somme, la seule protection constante et certaine, comme Forster le répétait aux Mayençais. Ainsi le refus d'annexion était une invitation à la prudence.

Voici donc que, dans ce système, la France révolutionnaire se dresse, fière, inflexible, héroïque, jusqu'à ce qu'elle ait obtenu de tous la reconnaissance de son large droit au soleil et à la vie. Ce n'est pas dans une posture humble qu'elle sollicite les tyrans : elle ne veut pas avec eux d'un accommodement où une partie de sa liberté serait compromise : et c'est pourquoi elle est allée jusqu'au bout de son droit, en frappant son roi à mort.

Ainsi ce n'est pas une Révolution timide et embarrassée d'elle-même que l'Europe et le monde accepteront. Et comme il faut qu'elle donne aux peuples et aux souverains l'impression qu'elle a été agrandie et non affaiblie par la crise révolutionnaire, elle s'étendra jusqu'à ses limites naturelles. Elle sera la nation libre, puissante, glorieuse, dont la grandeur mesurée, mais visible et sensible à tous, attestera que la Révolution est un principe de force : la grandeur nationale ainsi entendue sera encore un hommage à la Révolution.

Mais, en même temps qu'elle marquera sa large place dans le monde, la France cessera d'être pour les autres peuples une menace ou une énigme. Elle ne prétendra pas bouleverser incessamment, au nom du droit révolutionnaire, les rapports intérieurs et extérieurs des nations. Elle entrera dans le système général de l'Europe, se liera par des traités, affermira la paix. Alors les luttes des partis, exaspérés maintenant en France par la violence de la crise, s'y atténueront, s'y convertiront en fécondes rivalités. Une démocratie généreuse et ouverte, toujours occupée à soutenir et à élever les humbles sans abattre les énergies altières et les entreprises hardies, développera dans le calme ses passions réglées et fortes. Voilà le grand rêve qui emplissait à cette heure le front de Danton.

Michelet se trompe lorsque, sous l'impression de l'erreur commise par lui à propos du procès du roi, il croit que Danton, à cette date, est découragé et inquiet : « Il se vit, lui Danton, avec sa force et son génie, asservi à la médiocrité inquisitoriale et scholastique de la société jacobine, condamné à perpétuité à subir Robespierre comme maître, docteur et pédagogue, à porter l'insupportable poids de sa lente mâchoire, jusqu'à ce qu'il en fût dévoré. »

Non, certes : il n'eut jamais plus de confiance en lui-même et en l'avenir qu'en ces premiers jours de 93. 11 croyait que, par le génie militaire de Dumouriez, la France allait être la maîtresse de la Hollande, comme de la Belgique, et obliger à la paix l'Angleterre menacée dans son commerce. La paix avec l'Europe, il en dessinait déjà les conditions : il se voyait, par la seule puissance de son génie, par la force de son vouloir et la précision de sa pensée, le chef de la Révolution belliqueuse, et bientôt le chef de la France pacifiée, l'organisateur et le guide d'une démocratie puissante et heureuse. Ce n'est point par découragement qu'il pèche à cette heure, mais par excès de confiance en lui-même.

Son plan était admirable de netteté : mais il y a deux choses qu'il n'avait point prévues : la défaite de Dumouriez, et l'impuissance de la Révolution à supporter, sans se déchirer elle-même, des revers passagers. Il était soulevé par un grand espoir. Ce qu'il dira quelques jours plus tard à Guadet qui l'attaquait : « Tu ne connais pas ma force », il le disait toujours en sa pensée aux événements et aux hommes. Sans doute, quoiqu'il vécût surtout de l'action immédiate et des joies présentes de la vie, il n'était pas insensible à la gloire de sauver tout ensemble et d'ordonner la Révolution. Et quand il levait les yeux, il voyait « le Panthéon de l'histoire ».

 

LA RETRAITE DE ROLAND ET DE PACHE.

La démission de Roland, qui se retira le 20 janvier et fut remplacé par Garat, et celle de Pache, qui fut remplacé par Beurnonville, ami de Dumouriez, répondirent à la pensée de Danton. Roland s'en allait, usé, découragé, et la retraite du vieillard chagrin, vaniteux et funeste, permettait d'espérer une réconciliation des partis. Pache, lui, n'était pas un homme fini. Il est malaisé de juger son œuvre au ministère de la Guerre. Il l'avait reçu en pleine désorganisation. Les anciens commis, expérimentés, mais suspects de tendances contre-révolutionnaires, avaient été écartés, et tout un nouveau personnel, souvent dévoué, parfois tapageur et brouillon, avait pris possession des bureaux ; Il avait fallu à Pache une patience infinie, un sens révolutionnaire familier et tenace, pour ne pas se rebuter 'et pour tirer de ce mécanisme irrégulier des effets en somme très grands. L'hostilité de Dumouriez, qui voulait être maître de tout dans son armée, avait encore rendu la tâche du ministre plus difficile. La démocratie parisienne avait le sentiment de tout cela, et bientôt elle élèvera Pache à la mairie. Mais, par le choix de Beurnonville, un gage de bon vouloir était donné à Dumouriez, et on pouvait se figurer que l'accord rétabli entre le ministère de la Guerre et les généraux allait donner un nouvel élan à la victoire.

 

CAMBON ET LES MOYENS FINANCIERS.

Mais la Révolution, en guerre avec l'Europe, avait tout de suite besoin de deux choses : de beaucoup d'argent et de beaucoup d'hommes. Les ressources, c'est encore Cambon qui les procure par la création de 800 nouveaux millions d'assignats. Terrible surcharge !

Cambon avait beau assurer que le gage territorial des assignats était encore surabondant, l'inquiétude se répandait. Des patriotes vinrent proposer d'agrandir ce gage. Une section de Paris offrit ses propriétés immobilières comme hypothèque aux assignats. La même motion fut faite aux Jacobins et appuyée par l'ensemble des sections. Elle atteste l'admirable dévouement révolutionnaire. La Nation semblait disposée à engager tout son actif dans la Révolution : c'était, contre l'étranger, la levée en masse des fortunes en attendant la levée en masse des hommes.

La proposition était d'aspect grandiose, mais elle était inacceptable. D'abord, elle changeait complètement le caractère de l'assignat. Celui-ci, au lieu d'être la représentation des biens appartenant aux puissances du passé, aurait été gagé sur les biens de la puissance nouvelle, de la démocratie bourgeoise et révolutionnaire. Tant que l'assignat ne reposait que sur les biens d'église nationalisés et sur les biens des émigrés, il n'entamait pas les ressources de l'avenir ; il opérait au contraire le transfert des domaines du passé aux hommes libres de demain. Mais à chaque assignat nouveau émis sur les propriétés individuelles, la Révolution se serait dévorée elle-même, et cette impression aurait appesanti le cours des assignats plus que l'agrandissement apparent du gage ne l'aurait soutenu.

Nul n'aurait pu savoir d'avance quelle charge, au jour de la liquidation finale, pèserait sur les propriétés individuelles ainsi hypothéquées ; et cette indétermination aurait paralysé toutes les transactions ; comment acheter et vendre, quand les biens immobiliers sont grevés d'une hypothèque aléatoire et que ni l'acheteur, ni le vendeur ne peuvent calculer ? C'eût été jeter dans l'agiotage toute la fortune immobilière de la France. Et quel embarras au jour du règlement ! Comme toutes les propriétés des patriotes seraient hypothéquées et que ceux qui n'auraient pas de ressources disponibles pour couvrir la valeur des assignats à rembourser auraient été obligés, tous ensemble, de mettre leurs biens en hypothèques, la dépréciation de tout le domaine foncier aurait été formidable.

Enfin, à moins de faire de cette hypothèque générale une hypothèque légale forcée s'imposant à tous les domaines en proportion de leur valeur, il n'y aurait eu que les biens des meilleurs patriotes qui auraient été hypothéqués ; et les contre-révolutionnaires ou les indifférents, ou les tièdes, n'auraient pas offert leurs biens en gage. Ainsi, c'est sur les défenseurs les plus dévoués de la Révolution, et sur eux seuls qu'aurait pesé toute la charge. Et l'opération aurait abouti, à quoi ? à l'expropriation des révolutionnaires.

Mais si la combinaison proposée était en effet inadmissible, elle marquait du moins que la France commençait à craindre d'être arrivée à l'extrême limite du crédit de l'assignat. Il faudra, pour soutenir celui-ci, chercher des ressources complémentaires. Et, au lieu d'accepter le sacrifice exclusif des patriotes, il faudra imposer ce sacrifice à tous les riches. De là l'idée de l'emprunt forcé selon une règle progressive, idée qui apparaîtra bientôt et dont l'offre téméraire des patriotes est une sorte d'ébauche.

 

DUBOIS-CRANCÉ ET L'AMALGAME

Les forces militaires dont pouvait disposer la Convention étaient bien diminuées ; partout, en Allemagne, en Belgique, par l'effet du froid, du dénuement, et aussi par la retraite des volontaires qui ne s'étaient engagés que pour une campagne, les armées avaient fondu de plus de moitié ; et, pour reconstituer l'effectif nécessaire de cinq cent mille hommes, il fallait faire une nouvelle levée de trois cent mille. Le Comité militaire et son rapporteur Dubois-Crancé voulurent profiter de cette nécessité pour réorganiser l'armée. Elle était formée, on le sait, de deux éléments. Il y avait des bataillons de troupes de ligne, et il y avait des bataillons de volontaires.

Il y avait environ deux bataillons de volontaires pour un bataillon de ligne. Ces deux éléments n'étaient pas soumis au même régime. La durée de service des troupes de ligne était fixe ; celle des volontaires était variable. La solde des volontaires était plus élevée que celle des troupes de ligne. Les officiers des troupes de ligne étaient nommés par le pouvoir exécutif ; les officiers de volontaires étaient élus par les soldats. La discipline, le Code pénal n'étaient pas les mêmes.

De plus, il y avait surabondance d'officiers de cadres dans les troupes de ligne, malgré la désertion, l'émigration ou la démission d'un grand nombre d'officiers aristocrates. Cela tenait à ce que le recrutement des soldats des troupes de ligne était arrêté depuis que la Révolution avait aboli la milice et constitué son armée par des appels de volontaires.

Les officiers et bas officiers restants auraient pu encadrer une armée plus nombreuse. Au contraire, les volontaires ne savaient parfois où trouver, parmi eux, des officiers capables de les commander. Enfin, l'esprit de tous les soldats, à quelque élément qu'ils appartinssent, était excellent. Les volontaires, peu habitués à une discipline exacte, étaient capables pourtant de se l'imposer à eux-mêmes, en face du danger, et sous l'inspiration de chefs en qui ils avaient confiance ; et les soldats de ligne, plongés depuis des années dans la vie ardente de la Révolution, soutenus et encouragés par elle dès le début contre les officiers nobles et factieux, avaient au cœur l'amour de la liberté et le respect de la loi.

A Jemappes comme à Valmy, il y avait eu une admirable coordination des efforts, une fusion complète des volontés et des courages. Pourtant, il n'était pas bon qu'un chef intrigant et habile pût jouer, en quelque sorte, de la diversité des éléments qu'il avait en main, inoculer peu à peu aux soldats de ligne un esprit de corps, et faire d'eux les clients du chef plutôt que les serviteurs de la patrie.

C'est pour toutes ces raisons que Dubois-Crancé et le Comité militaire proposèrent, dans la séance du 7 février, ce qu'on appelle l'amalgame. Dans leur système, l'unité de régime devait être réalisée : deux bataillons de volontaires et un bataillon de ligne seraient groupés en une demi-brigade. L'uniforme, la solde, la discipline seraient les mêmes. Le mode de nomination des officiers serait le même. Le principe général était celui-ci : Dans tous les grades, sauf celui de chef de brigade et de caporal, l'avancement devait avoir lieu de deuX manières, savoir : le tiers par ancienneté de grade roulant sur toute la demi-brigade et les deux tiers au choix. Le choix devait être fait par chaque bataillon intéressé. Mais le bataillon pouvait désigner les candidats sur toute la demi-brigade. Ils devaient être pris dans le grade immédiatement au-dessous çle celui qui devait être pourvu.

« Les électeurs seront, dans le bataillon où l'emploi sera à nommer, tous les membres subordonnés au grade qui sera vacant ; l'appel sera fait en présence du commandant par le sergent-major de chaque compagnie, et ils nommeront à haute voix par appel nominal de chaque compagnie. L'élection sera faite par les individus présents au drapeau ; ceux qui seront de service pourront envoyer leur élection signée d'eux ou de deux témoins. »

Les électeurs doivent, pour chaque grade, proposer trois candidats ; et le choix entre ces candidats est fait par les individus de grade égal à celui qui est vacant et de même bataillon.

Voici, par exemple, la première demi-brigade d'infanterie : elle est formée du 1er bataillon du 1." régiment d'infanterie et des deux bataillons de volontaires qui sont le plus à sa portée. Supposons qu'il faille pourvoir à trois vacances de lieutenant. Un des trois postes sera donné à l'ancienneté sur toute la demi-brigade ; c'est-à-dire que si les vacances sont dans un bataillon, ce n'est pas le sous-lieutenant le plus ancien de ce bataillon, c'est le sous-lieutenant le plus ancien de toute la demi-brigade qui sera nommé. Restent deux postes à pourvoir au choix. Ici, ce sont seulement les électeurs du bataillon intéressé qui interviennent : par exemple, s'il faut nommer un lieutenant dans le deuxième bataillon de volontaires, les propositions seront faites à haute voix et sur appel nominal, par tous les sous-lieutenants, sergents-majors, sergents, caporaux fou-tiers, caporaux et soldats du bataillon. Mais ils pourront prendre leurs candidats parmi les sous-lieutenants de toute la demi-brigade. Et, quand ces trois sous-lieutenants, candidats à la lieutenance, auront été ainsi désignés, le choix définitif sera fait sur cette liste par tous les lieutenants du bataillon.

On voit que ce système offrait aux officiers de ligne, dont la Convention voulait reconnaître la fidélité et le dévouement, des garanties très sérieuses. Ils étaient, en général, plus anciens dans leur grade que les officiers des volontaires, car ceux mêmes qui avaient été promus depuis la Révolution l'avaient été, pour la plupart, avant la fin de 1791, c'est-à-dire avant l'appel des premiers volontaires, l'émigration des officiers nobles ayant commencé bien plus tôt. Par conséquent, ils étaient assurés d'avoir d'abord à peu près le tiers des promotions réservé à l'ancienneté ; et, comme l'ancienneté portait sur toute la demi-brigade, les emplois vacants, même dans les deux bataillons de volontaires, devaient dans une assez large mesure revenir aux officiers du bataillon de ligne. En outre, quand un officier d'un bataillon de ligne était connu par son mérite, par ses services, par son dévouement à la Révolution, les volontaires d'un bataillon voisin de la même demi-brigade étaient tout naturellement portés à l'appeler parmi eux et à lui conférer même les grades au choix.

Observez, en outre, que dans ce système, très étudié, il y avait une combinaison très habile et un très ingénieux équilibre de l'élection par les subordonnés et de la coopération par les égaux. Ce sont tous les subordonnés, des sous-lieutenants aux soldats, qui présentent une liste de trois noms pour un emploi de lieutenant ; et ce sont tous les lieutenants qui sur ces trois noms font un choix. Et le dernier mot, après une série déterminée d'épreuves, reste à la puissance élective, au suffrage du bataillon : en effet, quand un candidat a été présenté trois fois de suite, à une quatrième présentation il est nommé de droit. Ainsi les choix téméraires, ceux qui résulteraient de la vile complaisance de la troupe pour un chef corrupteur qui sèmerait l'argent ou flatterait l'instinct d'indiscipline, peuvent être ou écartés, ou longtemps ajournés, et cependant la volonté prolongée du soldat finit toujours par prévaloir.

Pour le grade tout à fait inférieur, celui de caporal, et pour les grades tout à fait supérieurs, le règlement est autre. Pour les caporaux (cela est tout naturel) aucune part n'est faite à l'ancienneté. Ils sont nommés à la majorité absolue parmi tous les soldats du bataillon et par tous les soldats de la compagnie. Ici le principe de l'élection joue seul. Au contraire, pour les grades et emplois supérieurs, l'élection intervient peu ou point. L'emploi du 'chef de brigade (celui qui s'appelait naguère colonel et qui est, en réalité, le commandant de la demi-brigade) doit être donné à celui des chefs de bataillon qui est le plus ancien par date de commission en cette qualité. Ainsi, en fait, le chef de la demi-brigade a bien été désigné en quelque mesure, puisque c'est un des bataillons de la demi-brigade qui, en le nommant chef de bataillon, lui a par là même ouvert éventuellement le commandement de la demi-brigade. Mais ce n'est pas l'élection directe, et la désignation, ainsi automatiquement faite par l'ancienneté entre des officiers recrutés d'ailleurs jusque-là selon la loi dominante du choix, ne permet aucun intervalle, aucune hésitation et aucune intrigue entre la disparition du chef ancien et l'apparition du chef nouveau. Au-dessus du grade de chef de brigade, c'est-à-dire pour les généraux de brigade, pour les généraux divisionnaires et pour les généraux en chef, c'est le pouvoir exécutif, représentant l'ensemble de la République, qui intervient. Pour les généraux de brigade et les généraux divisionnaires, un tiers est donné à l'ancienneté, deux tiers au choix, par le ministre de la guerre pour les généraux de brigade, et par le Conseil exécutif pour les généraux de division. Les généraux en chef sont choisis par le Conseil exécutif parmi les généraux divisionnaires sous la ratification expresse de l'Assemblée nationale ; et c'est encore l'élection, mais par la Nation tout entière concentrée en ses représentants.

Chose curieuse ! Aujourd'hui, au commencement du vingtième siècle, les réacteurs militaires, ceux qui veulent remplacer, par une armée hybride et semi-prétorienne, où domineraient les rengagés et les stipendiés, l'armée nationale et démocratique évoluant lentement vers le système des, milices, ceux-là osent faire appel, en faveur de leur thèse, aux conceptions de Dubois-Crancé, aux souvenirs de l'amalgame. C'est devenu maintenant la tactique de la contre-Révolution d'invoquer les formules de la période contre-révolutionnaire. Les réacteurs invoquent les Droits de l'Homme, c'est-à-dire l'affirmation souveraine de la personne humaine, pour maintenir les institutions théocratiques qui en sont la négation. Ils évoquent les principes de la Révolution française pour sauver les congrégations, que la Révolution- supprima, et pour leur livrer l’enseignement d'où elle les exclut. Et ils invoquent de même l'œuvre admirable des Conventionnels de 1793, nationalisant et démocratisant l'armée, pour instaurer une armée d'oligarchie et de métier qui serait pour la démocratie et pour la nation un péril mortel. Par quelle prodigieuse dénaturation et sophistication ? Il est à peine besoin de l'indiquer. Ils demandent qu'une masse de soldats rapidement instruits soit encadrée dans une armée plus stable de rengagés avec primes. Et ils disent : Qu'était-ce que l'amalgame, sinon une combinaison pour appuyer les volontaires, soldats de passage, à la solidité des troupes de ligne ?

Mais d'abord, il s'en faut de beaucoup que, pour les troupes de ligne, les hommes de la Révolution aient cru à la nécessité du service à long terme et d'un long casernement. Toutes leurs lectures au contraire, toutes leurs habitudes d'esprit tendaient à détourner le moins possible le soldat de la vie civile. C'est cette inspiration civile qu'ils avaient reçue d'œuvres comme celle de Servan, Le soldat citoyen, qui recommandait le service universel, mais à très court terme et sur place. C'est" cette inspiration qui se dégageait pour eux de l'ancienne histoire de Rome si puissamment commentée par Montesquieu, de Rome niai demeura forte et libre tant que le soldat resta citoyen et ne s'éloigna de ses foyers que pour une campagne, qui perdit ses mœurs et sa liberté, quand la longueur des guerres créa les armées professionnelles séparées de la Nation.

 

LES IDÉES DE GUIBERT

Mais même les hommes de métier, les écrivains techniques de l'ancien régime avaient tourné les esprits dans le même sens. Je vois par exemple, dans l'Essai général de tactique, de M. de Guibert (édition de Londres, chez les libraires associés, 1772), qui eut, un si grand retentissement, de fortes pages qui recommandent surtout l'éducation militaire sur place. Il veut que l'exemple de l'éducation militaire, des exercices du corps, soit donné de haut, et se propageant ainsi dans toutes les classes, aille jusque dans les plus pauvres villages former des soldats. « Le goût des armes et des exercices militaires ramené dans la noblesse, passera bientôt chez le peuple ; la bourgeoisie ne regardera plus l'état de soldat comme un opprobre ; la jeunesse des campagnes ne craindra plus de tomber à la milice ; elle s'assemblera, les dimanches et fêtes, pour disputer des prix de sauts, de course et d'adresse. Ces prix, que le gouvernement fonderait dans chaque paroisse, vaudraient mille fois mieux que la stérile et coûteuse assemblée annuelle des milices ; car, ayez des paysans vigoureux, lestes, déjà accoutumés au bruit des armes et à les manier ; ayez en même temps une bonne discipline et des officiers, vous formerez bientôt des soldats. Qu'on ne croie pas, au reste, qu'une révolution pareille dans les esprits et dans les mœurs fût funeste ni à l'agriculture, ni à la tranquillité du royaume. Une nation ainsi constituée n'en serait que plus portée et endurcie aux travaux. Ce sont les peuples laborieux qui sont les plus guerriers. Qu'on se rappelle les Romains dans leurs beaux jours, qu'on voie les Suisses ! L'Etat y gagnerait la réforme d'une partie de ces armées nombreuses qu'il entretient sur pied...

« Si enfin l'on ne veut pas que le royaume entier devienne une école de travaux de la guerre, il faudrait du moins que lorsque les soldats sont enrôlés, les exercices du corps fissent une partie considérable de leur instruction. Il est étrange qu'uniquement dressés à manier 'un fusil et à garder pendant trois heures des attitudes pénibles et contraires au mécanisme du corps, ils n'aient, quand la guerre arrive, aucune habitude des travaux qu'elle exige...

« Si l'on me dit que les exercices actuels les occupent déjà assez, je répondrai que c'est parce que nos manœuvres sont compliquées, nos méthodes d'instruction mal entendues, notre prétention de précision et de perfection sur beaucoup de points minutieuse et ridicule. Je répondrai que la preuve que nos soldats ne sont pas assez occupés, c'est que pour remplir, dit-on, leur temps, on les surcharge de règles de discipline inquiétantes et odieuses. C'est qu'on a créé une tenue qui leur fait passer trois heures par jour à leur toilette, qui en fait des perruquiers, des polisseurs, des vernisseurs, tout, en un mot, hormis des gens de guerre. Et que résulte-t-il de cette vie fainéante et pourtant pénible, de ces travaux qui se font la plupart assis et à l'ombre ? C'est qu'un soldat qui a servi dix ans, ayant perdu toute souplesse, toute aptitude aux travaux du corps, est contraint de se faire artiste, laquais ou mendiant. Qu'arriverait-il de l'échange de ces occupations frivoles en travaux durs et pénibles ? C'est qu'un laboureur serait plus prop.re à être soldat ; c'est qu'un soldat quittant ses travaux, reprendrait sans peine la bêche et la charrue. »

Quand déjà sous l'ancienne monarchie, les écrivains militaires discréditaient à ce point le régime de la caserne, comment les révolutionnaires auraient-ils eu quelque goût pour lui ? J'ai déjà cité le rapport de Carnot à la Législative où il proposait une organisation analogue à celle des Suisses. C'était, avec l'accent démocratique et révolutionnaire, la reprise des idées de Guibert.

 

LE TÉMOIGNAGE DE GOUVION-SAINT-CYR.

Et que dit, dans l'introduction à ses Mémoires, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr qui, jeune, a pris part aux guerres de 1792 et de 1793 ? Comment caractérise-t-il les troupes de ligne et les volontaires ?

« Les régiments de ligne ne manquaient pas absolument d'instruction ; mais ils n'avaient que celle nécessaire à la parade et dans les évolutions de la paix ; ils étaient extrêmement faibles, ayant beaucoup perdu par la désertion. Le recrutement ne pouvait les compléter. Les jeunes gens préféraient d'entrer dans les bataillons de volontaires.

« En général, la troupe de ligne était favorable à la Révolution qui l'avait soustraite à la discipline allemande, introduite si impolitiquement sous le ministère de M. de Saint-Germain : cet esprit était soutenu par les sous-officiers devenus officiers ; cependant quelques corps, surtout ceux qui étaient composés d'étrangers, laissaient apercevoir des dispositions moins favorables, qui diminuaient la confiance qu'on aurait dû avoir sur l'ensemble. Cette troupe était d'un physique faible, comme le seront toujours celles qui auront longtemps habité les casernes. Le soldat n'y reçoit qu'une nourriture insuffisante ; les vices qu'il y contracte à la suite de l'oisiveté et les maladies graves qu'ils amènent, ont bientôt détruit la santé du plus robuste, et les mettent hors d'état de supporter les fatigues de la guerre. Il n'en était pas de même des deux cents bataillons de volontaires ; sous les rapports du complet, de la vigueur et de l'esprit patriotique, ils ne laissaient rien à désirer, et pouvaient être cités pour modèle. »

 

LA VÉRITABLE SIGNIFICATION DE L'AMALGAME.

Ce n'est donc pas pour encadrer les volontaires dans les troupes de ligne que Dubois-Crancé proposait l'amalgame. Au demeurant, les bataillons ne se confondaient pas : ils étaient simplement rapprochés et coordonnés dans une même demi-brigade. La troupe de ligne ne fournissait pas ses cadres aux volontaires. Si ceux-ci élisaient un officier de ligne, c'était par un libre choix : et l'officier élu était par cela même pénétré d'un esprit nouveau, l'esprit de démocratie et de Révolution dont les volontaires étaient animés. Le but de la Révolution à ce moment était, au contraire, de faire entrer les troupes de ligne, sans blesser leur amour-propre et leurs intérêts, dans le système général des volontaires. Ainsi (ce n'est qu'un détail, mais bien significatif), c'est l'uniforme des volontaires qui devenait l'uniforme commun de l'armée. Ainsi surtout, c'est par le principe de l'élection appliqué jusque-là pour les volontaires seuls, que devaient se faire désormais toutes les promotions. L'amalgame n'avait pas pour objet de créer une organisation militaire distincte de la Nation où l'on verserait la cohue des forces improvisées. Il avait au contraire pour but d'assurer l'unité de l'armée dans un commun esprit de démocratie et de liberté, et de faire en réalité des bataillons de ligne de véritables bataillons de volontaires servant un peu plus longtemps. C'est pour cela que dans la demi-brigade deux bataillons sur trois sont de volontaires. Les paroles de Dubois-Crancé sont décisives :

« Hé bien ! a-t-on dit, égalisez les forces, égalisez les droits ; amalgamez un bataillon de volontaires avec un bataillon de ligne.

« Je réponds qu'en suivant ce système, au lieu de détruire, ainsi que se l'est proposé votre comité, tous les vestiges de l'ancien régime, on les fortifierait, on en doublerait l'action et les dangers. Si un bataillon de ligne est tellement dans la main de ses officiers qu'il soit susceptible du mouvement qu'ils commanderaient, nul doute que le bataillon de volontaires qui y serait amalgamé, ayant moins d'ensemble, moins d'esprit de corps, étant mélangé d'hommes qui n'ont pas toujours le patriotisme pur pour guide, ne fût complètement subjugué par l'esprit de la troupe de ligne. Ce ne serait donc plus des volontaires que vous feriez des soldats de ligne ; mais ce serait des soldats de ligne que vous feriez de nos volontaires ? ; personne n'en serait la dupe et dès lors plus de recrutement, •ni pour les volontaires, ni pour la ligne.

« ... Si les deux lignes ne sont pas détruites, s'il existe un point de démarcation quelconque, si la troupe de ligne n'est pas fondue dans les volontaires nationaux (c'est Dubois-Crancé qui souligne), si enfin l'esprit différent, quant au régime intérieur de ces corps, marche de front sous quelque forme, sous quelque domination que ce soit, il ne reste aucun espoir pour le recrutement de la troupe de ligne, aucun moyen d'anéantir les préjugés, de rétablir les principes. Ce serait, dit-on, détruire la discipline. De quelle discipline parle-t-on ? Est-ce de cette obéissance aveugle que La Fayette commandait à ses sbires ? Il y a longtemps qu'on sait que je me suis élevé contre cette monstruosité. Ah ! si elle eût existé cette discipline, si elle n'eût pas été violée, que de sang eût coûté la Révolution ? On craint l'ascendant des volontaires dans la nomination aux emplois : eh ! tant mieux, car il est temps d'écarter jusqu'au soupçon d'aristocratie. Mais doute-t-on que ces volontaires feront alliance avec les soldats de ligne ? Que par le plus puissant des intérêts, ils ne donnent la préférence à ceux qui, aussi brav9s et plus instruits, seront les dépositaires de leur vie et de leur honneur devant l'ennemi ? Si un volontaire a du talent, sans doute il sera choisi, et c'est un acte de justice, mais si un sous-officier ou un soldat de ligne en montre davantage, nul doute qu'il aura la préférence. Parcourez nos bataillons et vous verrez que tous ceux qui avaient une teinture de l'art militaire, ont été choisis pour officiers ; vous verrez des commandants de bataillon, qui n'étaient que de simples soldats. Ce ne sont pas des honneurs que nos volontaires recherchent, c'est l'honneur. »

 

SAINT-JUST ET L'ÉLECTION AUX GRADES

Et Saint-Just insistait sur la nécessité de l'élection, dans les limites marquées par Dubois-Crancé ; elle porterait jusque dans l'armée l'esprit démocratique sans compromettre le droit supérieur et central de la République.

« Je ne prétends pas, dissimuler le danger des élections militaires si elles pouvaient s'étendre à l'état-major des armées et au généralat ; mais il faut poser les principes et les mettre à leur place. Les corps ont le droit d'élire leurs officiers parce qu'ils sont proprement des corporations. Une armée ne peut élire ses chefs, parce qu'elle n'a point d'éléments fixes, que tout y change et y varie à chaque instant ; une armée n'est point un corps : elle est l'agrégation de plusieurs corps qui n'ont de liaison entre eux que par les chefs que la République leur donne ; une armée qui élirait ses chefs serait donc une armée de rebelles... L'élection, des chefs particuliers des corps est le droit de cité du soldat... L'élection des généraux est le droit de la cité entière. Une armée ne peut délibérer ni s'assembler. C'est au peuple même ou à ses légitimes représentants qu'appartient le choix de ceux desquels dépend le salut public. »

Et Saint-Just donne à la Convention un avertissement qui recevra bientôt de la trahison de Dumouriez une confirmation singulière. « Si vous éprouvez des revers, réfléchissez quels hommes, dans l'état actuel, doivent abandonner la République. Si vous êtes vainqueurs, l'orgueil militaire s'élève au-dessus de votre autorité ; l'unité de la République exige l'unité dans l'armée ; la patrie n'a qu'un cœur, et vous ne voulez plus que ses enfants se le partagent avec l'épée. »

En fait, comme nous le verrons, ce sont les bataillons de volontaires qui firent échouer le plan de trahison de Dumouriez, que les troupes de ligne fascinées auraient suivi jusqu'au bout, jusque dans le crime. C'est pour assurer la Révolution contre ces surprises de l'esprit de corps que la Révolution projetait l'amalgame et nationalisait l'armée.

 

L'OPINION DE SAINT-ANDRÉ.

C'est dans le même esprit que Jeanbon Saint-André proposait à la Convention, le 5 février, une réorganisation démocratique de la marine. De larges emprunts devaient être faits à la marine marchande pour remplacer les officiers aristocrates démissionnaires ou émigrés. Et là aussi, le principe électif et populaire devait prévaloir. « C'est par des élections que le peuple exerce le droit qui lui appartient de nommer les représentants et les magistrats. Vous avez donné aux bataillons des gardes nationaux la faculté de nommer leurs officiers ; des militaires ont cru voir des inconvénients dans cette méthode, mais le principe n'en est pas moins bon. C'est aussi une élection que je vous propose. Elle n'aura pas le désavantage de celles des bataillons de volontaires ; elle ne sera pas faite par les équipages des vaisseaux que ces officiers devront commander, mais par les assemblées des marins de chaque département des classes réunis dans le chef-lieu de la classe. Ces assemblées n'auront que le droit de désigner le nombre des sujets qui leur seront demandés ; et le ministre de la marine décidera s'ils remplissent les conditions prescrites par la loi et ne pourra leur délivrer de brevet qu'autant que ces conditions seront remplies. »

C'est le 24 février que la Convention adopta le projet de Dubois-Crancé sur l'amalgame et sur le mode de promotion. Les dispositions de la loi nouvelle vont se heurter, naturellement, pendant des mois encore, à bien des difficultés et à bien des résistances. Il n'est pas aisé de transformer en pleine guerre l'organisation d'armées immenses dispersées sur toutes les frontières, tiraillées entre la guerre extérieure et la guerre civile, et formées de recrues pour lesquelles il était difficile de trouver immédiatement les cadres nécessaires. Pendant sept ou huit mois il y aura du flottement.

 

LES INSTRUCTIONS DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC.

Dans la grande et admirable instruction adressée en mai 1793 par le Comité de salut public aux représentants te la Convention en mission dans les départements, on voit tout ensemble la préoccupation du Comité d'organiser l'armée selon la loi du 24 février et les difficultés auxquelles il se heurte :

« Les armées se recrutent, elles seront bientôt au grand complet de guerre. Le citoyen Beurnonville a publié, lorsqu'il était ministre de la guerre, une instruction relativement au recrutement des quatre armées, à l'exécution de la loi du 24 février, et au renouvellement des volontaires destinés à compléter chaque armée. C'est dans les lieux de rassemblement indiqués par cette instruction que chaque armée doit trouver son complément. On ne peut trop accélérer l'incorporation des volontaires. Il faut s'empresser de compléter les cadres des armées.

« Il est nécessaire de faire disparaître les inconvénients trop sensibles d'une distribution inégale des forces des armées, de la difficulté de compléter tous les cadres dans quelques-unes et de l'insuffisance des cadres dans quelques autres. Le Comité de salut public a pensé que, dans les armées du Nord et de l'Est, où se trouvent presque tous les cadres des armées, il convient de porter au plus grand complet le plus grand nombre de cadres que l'on pourra remplir.

« On pourvoira au complément des autres cadres, en les faisant passer dans les autres armées, ou en leur faisant passer les volontaires réunis dans les autres lieux de rassemblement. Ce mouvement sera déterminé par les circonstances et la nécessité d'augmenter ou de diminuer la force des armées. »

Si j'ai anticipé sur la marche des événements en citant, dès maintenant, une instruction du Comité de salut public qui n'existe pas encore, c'est pour marquer avec précision l'immensité de l'effort que supposait la loi d'organisation du 24 février. C'eût été peu de chose s'il avait suffi de grouper deux bataillons de volontaires constitués et encadrés avec un bataillon de soldats de ligne, et de soumettre, à l'intérieur de chaque brigade, ainsi formée, l'avancement au mode fixé par la loi. Mais les éléments mêmes de ces brigades étaient très dispersés. Et la proportion des cadres à la force de chaque armée était si variable qu'il fallait d'abord transporter une partie des cadres d'une armée à une autre. Et encore ce transport n'était pas toujours possible parce que les armées n'étaient pas homogènes. Il y avait, par exemple, des volontaires spéciaux à destination de la Vendée et qui s'étaient engagés exclusivement pour cette guerre. Ceux-là ne pouvaient être versés dans la masse.

« L'armée de la Vendée sera composée de deux éléments que les circonstances ne permettront pas de confondre. Ils (les commissaires) feront effectuer l'incorporation des recrues levées en exécution du décret du g4 février, mais ils maintiendront en bataillons séparés les citoyens qui ne se rendent à l'armée que pour terrasser le fanatisme et dissiper les rebelles, et ils permettront à ces bataillons de se retirer, lorsque la tranquillité publique sera complètement rétablie. »

Comment ces bataillons spécialisés, qui ne pouvaient être appliqués à un autre objet, auraient-ils pu être incorporés dans une demi-brigade, et liés à des troupes, qui, elles, pouvaient être dirigées sur tous les points de la guerre ? Voici encore, à titre d'exemple, une difficulté de détail. Quand Mayence capitulera, les troupes françaises auront permission de sortir avec leurs armes, mais sous la promesse de ne plus combattre contre les alliés. Elles ne pouvaient donc plus être utilisées que contre les ennemis de l'intérieur, contre les factieux. Elles furent envoyées en Vendée, mais comment celles-là aussi, n'ayant qu'un champ d'action restreint, auraient-elles pu être associées dans une organisation permanente à des forces qui pouvaient être portées partout ? Mais la difficulté essentielle était l'inégale distribution des cadres selon les armées.

 

LES PLAINTES DES COMMISSAIRES DE LA CONVENTION.

De plus, comme il était impossible de communiquer d'emblée un mouvement réglé et des habitudes strictes de discipline à une masse recrutée d'hier, sans instruction militaire et sans cadres, comme les officiers ne pouvaient conquérir sur ces levées une autorité morale immédiate, plus d'un observateur fut d'abord tenté d'imputer au principe électif, qui semblait mettre les officiers dans la dépendance des soldats, les premiers désordres inévitables. Ainsi, à l'armée de l'Ouest, les commissaires de la Convention, Goupilleau de Fontenay, et Jard-Panvillier, frappés du surcroît de difficultés qui semblait provenir de l'indiscipline du soldat, ne craignent pas de demander à la Convention d'abolir le système électif (18 juin 1793).

« Lorsque la ville de Niort se trouva menacée, il s'y rendit un assez grand nombre de recrues des départements voisins. Si, au moment de leur arrivée, nous avions eu des cadres pour les y placer, la loi eût été exécutée sans difficulté, et déjà les volontaires encadrés pouvaient être d'un très grand service. Mais il n'en est pas ainsi. Des troupes sans chefs arrivaient, ne connaissant aucune règle, aucune discipline. L'ennemi était à nos portes. Il fallait bien ordonner une organisation provisoire pour que les généraux sussent à qui ils devaient transmettre leurs ordres, et que chacun sût qui devait commander et qui devait obéir. Qu'est-il arrivé ? C'est que cette organisation provisoire, que les circonstances commandaient impérieusement, a pris trop de consistance. Les uns ont pris l'habitude de commander, les autres ont déjà placé exclusivement leur confiance dans ceux qu'ils se sont choisis. Il en résulte qu'aujourd'hui que nous voulons, conformément à l'un de vos arrêtés approuvés par la Convention nationale, doubler les compagnies qui viennent de l'armée du Nord (c'est-à-dire doubler le nombre des soldats dans les compagnies qui avaient des cadres surabondants), nous éprouvons les plus grandes difficultés. Les officiers, jaloux de conserver une autorité qui leur échapperait si leur troupe était encadrée, ont travaillé l'esprit de leurs soldats. Ils ne leur ont pas dit que le seul désir de conserver leurs épaulettes et leurs appointements les animait. Mais ils leur ont fait entendre que, confondus avec les soldats de ligne, ils seraient vexés par eux et qu'ils éprouveraient toutes sortes de mauvais traitements. Les bons habitants des campagnes, dont l'intelligence malheureusement n'égale pas le patriotisme, les ont crus, et leur entêtement à ne pas vouloir être encadrés nous met dans la cruelle alternative d'user de sévérité ou de laisser la loi sans exécution. Ce matin, un ou deux bataillons étaient assemblés sur la place. On a donné des ordres pour qu'une partie se réunît à tel corps et le reste à tel autre. Ça été en vain. On a éprouvé la résistance la plus formelle, et l'adjudant général Dufour a été forcé de faire mettre en prison tous les officiers. Cette mesure qu'on croyait devoir produire quelque effet a été inutile. Enfin, il nous a fallu commander le régiment de hussards et la gendarmerie, et que nous nous rendissions sur la place... »

Et voici maintenant, à côté de cette insubordination spéciale des volontaires, l'insubordination générale des « trois classes », c'est-à-dire des anciens corps, les hommes de recrutement et des gardes nationales requises.

« On se plaint, généralement, dans toute l'armée, de la plus grande insubordination, que rien ne peut justifier et qui, jusqu'à présent, il faut le dire, a causé nos défaites. Les commandants des corps n'obéissent qu'en apparence aux généraux, et les officiers ne trouvent pas de soldats soumis. Qu'arrive-t-il ? D'abord, c'est que, dans les marches, un bataillon occupe quelquefois deux ou trois lieues de terrain. Deux ou trois cents brigands se présentent et mettent en fuite mille ou douze cents hommes. H en résulte encore qu'on se répand dans les villages, que les malheureux cultivateurs sont pillés, sans qu'on puisse reconnaître les coupables : ce qui est' un grand malheur. Car déjà plus d'un habitant des campagnes a été autorisé à prendre pour des brigands ceux qui ne devaient venir que pour empêcher le brigandage... On aura de la peine à le croire. Un jour que les généraux étaient assemblés avec les représentants du peuple, nous avons vu le chef d'un corps venir déclarer que lui et ses camarades ne marcheraient pas contre quatre mille brigands, à moins qu'ils ne fussent six mille... Le mal est grand, nous en avons cherché la cause. Nous avons cru la trouver dans la longueur des formes qui doivent être observées pour punir les coupables et dans la dépendance où la loi tient l'officier qui désire d'être choisi devant le soldat et qui doit faire le choix. Ce qui se passe sous nos yeux est si funeste que, si l'on ne trouve pas le moyen de rendre, l'officier tout à fait indépendant des soldats, il faut que vous renonciez à avoir des armées. Bientôt elles ne seraient plus qu'un ramassis confus d'hommes qui, ne reconnaissant pas d'autre loi que la force, jetteraient le plus grand trouble dans la République...

« L'insubordination entraîne après elle une foule d'abus. Le soldat qui ne remplit pas ses devoirs avec exactitude se trouve nécessairement désœuvré. Il ne sort d'un cabaret que pour entrer dans un autre et, en peu de temps il a dépensé sa solde. Une fois au dépourvu, il cherche des expédients, et le premier qui se présente à lui est la vente de ses effets. Il se trouve bientôt manquer de tout. Alors il vient faire des demandes et, comme il est indiscipliné, il vomit des imprécations quand on lui fait éprouver un refus ; heureux encore quand il ne se porte pas à d'autres excès... »

Les commissaires de Belgique signalent aussi cette indiscipline et ces excès. Je ne note qu'un passage entre bien d'autres :

« Il est un autre mal très grand que l'on aura beaucoup de peine à détruire, c'est le pillage et les excès auxquels les troupes se livrent. La discipline s'anéantit dans l'armée et les peuples s'indisposent contre les Français. »

Ainsi la Révolution ne s'aveuglait pas sur les vices de l'organisation militaire dans cette période de transition qui va de février 1793 à la fin de l'été de la même année. Elle n'ignorait pas les fâcheux effets que pouvait avoir, pour un temps, le principe de démocratie introduit par elle dans l'armée et qu'elle y voulait développer par l'assimilation presque complète du régime de la ligne au régime des volontaires. Mais elle eut assez de génie, assez de confiance en elle-même et en sa propre pensée pour ne pas se rebuter aux premiers obstacles et aux premiers mécomptes. Elle ne chercha pas le rétablissement de la discipline ébranlée dans le retour à une organisation oligarchique et autoritaire, de l'armée. Elle comprit, au contraire, qu'elle devait y affermir l'esprit de démocratie, animer tous les officiers d'un civisme si évident, si ardent, qu'aucun soldat ne pût prétexter, pour excuser son insubordination, le mauvais vouloir ou les louches desseins de ses chefs.

« C'est du civisme des généraux et des officiers, dit l'instruction du Comité de salut public, qu'il faut attendre le rétablissement et le maintien de la discipline militaire. »

Il y. a lâcheté d'esprit à abandonner un haut idéal parce qu'il ne se réalise d'abord que péniblement et convulsivement. Il y a illusion enfantine et meurtrière à s'imaginer qu'il suffit de proclamer cet idéal, 'de le mettre en formules. Plus il est haut, plus il exige, pour être vraiment réalisé, un immense effort de volonté bonne, une généreuse patience, une infatigable activité.

 

LES DEVOIRS DES REPRÉSENTANTS AUX ARMÉES.

Puisque l'armée est à la fois la sauvegarde et l'image de la République, puisqu'en elle la volonté nationale s'affirme par la souveraineté de la loi, et puisque les volontés individuelles s'y manifestent par la pratique du principe électif, il faut qu'il y ait de la République à l'armée une communication incessante d'ardeur, d'enthousiasme. Il faut que l'obéissance commune et joyeuse à la loi librement consentie, aux chefs élus et fortement contrôlés, soit le lien des citoyens et des soldats.

« L'un des devoirs les plus essentiels des représentants du peuple est de se concilier la confiance des généraux. Les moyens de se la concilier doivent être grands, élevés comme le caractère dont ils sont revêtus. Les généraux ne doivent pas apercevoir dans la surveillance des représentants du peuple des motifs de défiance et d'inquiétude ; ils ne doivent voir en eux que des citoyens investis de grands pouvoirs pour les seconder puissamment, pour les soutenir de leur influence et augmenter la confiance publique.

« Plus la surveillance doit avoir un grand caractère, plus elle doit être active. Les représentants du peuple doivent observer le caractère des généraux ; ils doivent étudier leurs principes, leur tactique, leurs mouvements, leur conduite. L'âme d'un héros républicain s'ouvre à la confiance et dédaigne la dissimulation et la politique.

« Il est nécessaire qu'un général soit investi d'une grande confiance, qu'il en ait le sentiment et la conviction ; il faut qu'il ait une grande liberté, une grande indépendance, si l'on veut qu'il conçoive de grands desseins et d'heureux plans.

« La conduite des représentants du peuple envers les généraux secondera la hardiesse et l'élévation de leurs desseins et de leurs entreprises ; ils observeront tout ce qui peut être grand, utile et soutenu, et ce qui ne serait qu'audacieux et téméraire.

« ... S'il se trouve encore parmi les officiers généraux et les officiers et sous-officiers de tout grade des Français indignes de porter ce nom, qui ne se dévouent pas sans réserve au maintien de l'égalité et de la République, ils les suspendront, ils les feront aussitôt remplacer selon le mode prescrit par la loi du 24 février, et, si les circonstances ne permettent pas de les remplacer suivant ce mode, ils commettront, pour quinze jours seulement, à l'exercice des fonctions, des militaires d'un grade inférieur connus pour leur civisme.

« Ils ordonneront la répression de tous les officiers suspects et leur enjoindront de se retirer à vingt lieues des frontières et des armées.

« Ils fraterniseront avec les soldats de la patrie ; ils les visiteront fréquemment ; ils enflammeront leur zèle ; ils leur feront sentir les avantages de la discipline, qui rend les armées invincibles, qui les rend redoutables aux ennemis, qui leur apprend à profiter des succès, qui leur enseigne à se rallier dans les revers, qui soutient le courage, qui lui fait connaître sa force et ses ressources et prévient les déroutes et les défaites ; il les entendront ; ils recevront leurs plaintes ; ils les éclaireront ; ils s'informeront de leurs besoins. Ils leur diront avec quelle sollicitude la Convention s'occupe de tout ce qui concerne l'armée...

« Ils entretiendront les soldats des travaux de la Convention nationale, des sources qu'elle ouvre à l'industrie, à la prospérité publique. Ils les entretiendront dans les principes de l'égalité, du républicanisme et de la discipline militaire...

« Ils donneront tous leurs soins aux hôpitaux, ils les visiteront ; ils iront consoler les honorables victimes de la liberté ; ils ne quitteront pas ces asiles sans avoir connu le régime, sans s'être assurés si le service se fait avec ce dévouement que l'humanité exige... Il est inutile d'observer que les lits, les matelas ne doivent plus manquer dans les hôpitaux, tant qu'il y en aura dans les maisons des citoyens. »

C'est par cet esprit d'humanité et de vaillance, de discipline et de liberté, communiqué sans cesse aux armées, que la Révolution réalisera, dans les institutions et dans les mœurs, les principes de la loi du 24 février. N'a-t-on pas, pour le dire en passant, reconnu dans la belle instruction dont j'ai cité quelques fragments, la manière noble et douce, grande et persuasive de Barère ? C'est le vivant commentaire moral de la loi d'organisation proposée en février par Dubois-Crancé. Dès le mois d'août 1793, cette loi sera entrée partout en application.

 

LA LEVÉE DE 300.000 HOMMES.

Mais en février, il ne suffisait pas de régler l'organisation future de l'armée ; il fallait créer ou plutôt compléter cette armée. Une autre loi du même jour, 24, prescrivit la levée de 300.000 hommes. Ce n'était plus, comme sous la Législative et la Constituante, un simple appel à la volonté libre ; les volontaires, quel que fût l'élan du pays, n'auraient pas suffi à constituer les armées puissantes dont la patrie révolutionnaire avait besoin. Ce n'était pas non plus encore la conscription, l'universelle obligation du service militaire. Dubois-Crancé, Aubry, devançant un peu les nécessités prochaines, n'avaient pas craint d'émettre cette idée, effrayante d'abord pour la Révolution, que le service militaire était la première obligation légale de tous les citoyens.

La Convention s'arrêta à un système intermédiaire qui, à vrai dire, contenait en germe la conscription universelle. Le contingent de 300.000 hommes devait être réparti entre tous les départements au prorata de la population. Les Directoires de département devaient répartir ensuite le contingent départemental entre les districts, et ceux-ci entre les communes. C'est donc finalement en chaque commune que devait se faire le recrutement. Il était tenu compte à chacune des volontaires déjà fournis par elle. Aussitôt que les officiers municipaux avaient reçu notification de l'état des hommes que leur commune devait fournir, ils devaient en donner connaissance aux citoyens qui étaient convoqués à cet effet. Pendant les trois premiers jours qui suivaient cette première notification, il était ouvert un registre sur lequel se faisaient inscrire volontairement ceux qui voulaient se consacrer à la défense de la patrie.

Dans le cas où l'inscription volontaire' ne produisait pas le nombre d'hommes fixé pour chaque commune, les citoyens étaient tenus de le compléter sans désemparer, et pour cet effet ils adoptaient le mode qu'ils trouvaient le plus convenable, ou le sort ou le scrutin à la pluralité des voix. Quel que fût le mode adopté pour les citoyens assemblés pour compléter leur contingent, le complément ne pouvait être pris que parmi les garçons et veufs sans enfants, depuis l'âge de 18 ans jusqu'à 40 ans accomplis.

Tout citoyen appelé à marcher à la défense de la patrie avait la faculté de se faire remplacer par un citoyen en état de porter les armes, âgé au moins de 18 ans, et accepté par le Conseil général de la commune. Ceux des citoyens qui se faisaient remplacer étaient tenus d'armer, d'équiper et d'habiller à leurs frais les citoyens qui les remplaçaient et ils en étaient responsables jusqu'à ce qu'ils fussent reçus au corps qui leur était désigné.

C'est, comme on voit, une combinaison de l'engagement volontaire et du recrutement forcé. Au fond, sauf la faculté du remplacement, la conception était démocratique et égalitaire. Pourquoi la Convention admit-elle les citoyens à se faire remplacer ? Est-ce un reste de ménagement pour « l'aristocratie des richesses » ? une faveur à la bourgeoisie ? Ou-bien pensa-t-elle que beaucoup de bourgeois, assez peu habitués à la vie difficile et dure de la guerre, seraient de moins bons soldats que les robustes gaillards qu'ils pouvaient se substituer à prix d'argent ? Le calcul fut en ce cas bien médiocre, car de pauvres hères, débilités et presque infirmes, se présentèrent au remplacement. Plusieurs même, par fraude et pour cumuler plusieurs indemnités, s'offrirent dans plusieurs communes, ou, à Paris, dans plusieurs sections, et il y eut de ce chef un assez notable déchet. Très probablement, la Convention avait été séduite par la pensée de faire contribuer les riches aux frais de la guerre, puisqu'ils devaient équiper et armer ceux qui les remplaçaient. Mais ce système, discrédité par les fraudes et les abus, se heurtera bientôt à l'esprit d'égalité.

Il est assez curieux que la Convention ait permis à chaque commune de désigner, par la voie du scrutin, ceux qui devaient partir. Il se pouvait qu'un clan de village, abusant de sa supériorité numérique sur le clan adverse, désignât celui-ci. Il se pouvait encore que, dans une commune, la majorité contre-révolutionnaire envoyât aux armées la minorité patriote ou réciproquement. Enfin (et un peu plus tard cela se serait certainement produit en plus d'un point si le système avait duré), il était possible que les pauvres, les prolétaires s'entendissent pour envoyer à l'armée les riches, les bourgeois, les possédants de la commune, dont les biens seraient ainsi livrés sans contrôle aux incursions des sans-propriété. Est-ce pour obvier à cette manœuvre que la Convention avait prévu le remplacement ?

Ce qui est curieux, c'est que, contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, la bourgeoisie riche préféra, dans beaucoup de communes, le régime du scrutin au régime du sort. En bien des points l'influence de la fortune, de la propriété était encore dominante, et les riches pouvaient espérer que les pauvres n'oseraient pas les désigner. En tout cas, par une conséquence assez imprévue, ce fut la faculté du remplacement qui suggéra bientôt l'idée d'un emprunt forcé sur les riches. Puisqu'ils pouvaient ne pas partir, puisqu'il leur était permis de s'exempter par leur fortune du service militaire et de la défense personnelle de la patrie, ce n'était pas assez qu'ils y contribuassent par les frais d'armement et d'équipement de leur remplaçant. A défaut de leur personne, leur fortune devait le service à la patrie.

 

L'APPÂT AUX ENRÔLEMENTS.

Comment la Convention espéra-t-elle entraîner le pays aux armées ? Par quels moyens stimula-t-elle le zèle des volontaires ? C'est d'abord par cette organisation démocratique et populaire de l'armée qui assurait aux soldats dans les camps les droits et les garanties des citoyens, et qui ouvrait aussi à tous l'accès vers les grades donnés par la volonté de tous. Puis la Convention offrait aux soldats des avantages positifs, d'ordre matériel, assez tentants. Elle leur assurait ou des pensions ou des gratifications, et leur permettait même, par une combinaison ingénieuse, de devenir acquéreurs de biens nationaux.

« Pas un officier, pas un soldat, dit Dubois-Crancé, ne craindra la réforme ; pas un ne craindra de vivre estropié ou misérable ; pas un ne mourra sans emporter la certitude que la Nation essuiera les pleurs de sa famille. Le Comité propose davantage. Une pension est une récompense fugitive, qui meurt avec le titulaire, qui ne dispense pas de l'ennui d'une grande inaction, et que le caprice d'une Assemblée ou les besoins pressants de la Nation peuvent suspendre ou détruire. Il vous propose d'accorder aux pensionnaires la faculté d'acheter un bien national et de donner en paiement la pension qui lui appartiendrait sur le pied du rachat à 10 p. 100. Il donne le même avantage aux veuves et aux enfants d'un soldat mort des coups de l'ennemi. Or, il ne peut appartenir à un soldat estropié moins de 240 livres, c'est donc une propriété de 2.400 livres dont la Nation le gratifie, s'il la préfère à une pension. Où est maintenant l'individu qui, ayant consacré sa vie au service de la Nation, croira pouvoir encore conserver dans son cœur des sujets d'inquiétude ou de murmure ? »

Ainsi la Révolution faisait coup double : elle aidait au recrutement en assurant l'avenir des soldats, et elle multipliait les points d'attache par lesquels la Nation tenait à l'ordre nouveau. Les soldats emportaient aux camps la vision du champ, du pré, de la vigne qu'à leur retour ils recevraient de la patrie. Et les hommes de ce temps, nourris de souvenirs antiques, disaient : « C'est comme les vétérans romains qui recevaient un lot de terre. » C'était mieux que cela ; car ce lot de terre n'était pour le vétéran de Rome qu'une garantie de bien-être, mais c'est un fragment d'une terre libre, c'est un fragment de liberté que recevait le soldat de la Révolution.

La loi précisa qu'une somme de 400 millions serait réservée sur les biens nationaux à vendre, pour assurer le service des pensions aux soldats.

 

LA PROCLAMATION D'ISNARD.

Mais c'est surtout par l'ardeur d'un souffle héroïque que la Révolution suscitait des armées. La Convention oublia un moment ses divisions et ses haines pour résumer en un magnifique appel toute l'âme de la patrie nouvelle. C'est Isnard qui, « dans un accès d'enthousiasme patriotique », écrivit cette page immortelle adoptée, acclamée par toute la Convention. Jamais la passion de l'universelle liberté et de la gloire impérissable ne vibra en paroles plus éclatantes et plus exaltées. En phrases courtes, rapides, amples par la continuité du mouvement et comme entraînées d'un élan de victoire, Isnard anime au combat tous les citoyens de France. Oui, la coalition est formidable, oui « la France libre doit lutter seule contre l'Europe esclave. » Mais « la fortune sourit à l'audace et la victoire au courage. Nous en appelons à vous, vainqueurs de Marathon, de Salamine et de Jemappes. »

Qui donc pourrait supporter la pensée que la liberté peut disparaître ? Qui donc pourrait tolérer le retour de l'ancien régime ? Non, non : « toute la France sera un camp, toute la Nation sera une armée. Que l'artisan quitte son atelier, que le commerçant suspende ses spéculations ; il est plus pressant d'acquérir la liberté que la richesse. Que les campagnes ne retiennent que les bras qui leur sont nécessaires : avant d'améliorer un champ, il faut l'affranchir. »

Ce n'est pas pour elle seule que lutte la France : elle porte l'avenir et les destins du monde.

« Jamais cause pareille n'agita les hommes et ne fut portée au tribunal de la guerre. Il ne s'agit pas de l'intérêt d'un jour, mais de celui des siècles, de la liberté d'un peuple, mais de celle de tous. »

Quelle tristesse infinie, quelle chute de toute la race humaine si la Révolution libératrice est vaincue ! Et quelle honte pour la France si elle n'a pas su la sauver !

« Votre défaite couvre la terre de deuil et de larmes. La liberté fuit ces tristes contrées, et avec elle s'évanouit l'espérance du genre humain... Longtemps après que vous ne serez plus, des malheureux viendront agiter leurs chaînes sur vos tombeaux et insulter à votre a cendre. Mais, si vous êtes vainqueurs, c'en est fait des tyrans ; les peuples s'embrassent et, honteux de leur longue erreur, ils éteignent à jamais le flambeau de la guerre. »

Que la France proportionne donc son effort à l'immensité du devoir et de l'espérance ! Que toutes les divisions secondaires s'effacent pour que tout l'effort de la patrie sauve l'avenir :

« Quelles que soient vos opinions, votre cause est commune : nous sommes tous passagers sur le vaisseau de la Révolution ; il est lancé, il faut qu'il aborde ou qu'il se brise. Nul ne trouvera de planche dans le naufrage. Il n'est qu'un moyen de nous sauver tous. Il faut que la masse entière des citoyens forme un colosse puissant qui, debout devant les nations, saisisse d'un bras exterminateur le glaive national, et le promenant sur la terre et les mers, renverse les armées et les flottes. »

C'est une ivresse extraordinaire de guerre et de paix, de destruction sainte et de création sacrée, de liberté et de force, de colère et de douceur. Le flambeau de la guerre, en une suprême et prodigieuse lueur, révèle au loin l'étendue des horizons pacifiques.

Un frisson souleva la France ; en bien des communes le nombre des volontaires dépassa le contingent fixé. Parfois les jeunes gens se disputèrent la gloire de partir. En une commune, ils plantèrent une lance dans un champ, et les quatorze qui l'atteignirent les premiers à la course, furent désignés pour aller représenter le village sous les drapeaux de la liberté.

 

L'ARTILLERIE FRANÇAISE.

Cet élan était soutenu par la force de la science et par d'admirables progrès techniques qu'accélérait l'enthousiasme. J'ai déjà dit de quelle artillerie puissante et habile la Révolution avait hérité. Gouverneur Morris, à la fin de décembre 1792, en avait constaté la force.

« Elle est, sans contredit, la meilleure qu'il y ait en Europe, et ne cessera pas de l'être, pour deux motifs. Premièrement, le Français est de nature meilleur artilleur qu'aucun autre, attendu qu'il est dans son caractère et, si je puis m'exprimer ainsi, dans son sang, d'agir spontanément et sans délibération. De là il est très habile dans les choses qui doivent s'exécuter d'un seul regard et d'un seul coup... Deuxièmement, ces dispositions naturelles ont été cultivées. Les hommes habiles qui se sont trouvés autrefois à la tête des affaires militaires en France, ont eu le mérite de connaître le caractère qu'ils avaient à manier. Ils ont donc cherché la perfection là où les Français pouvaient l'atteindre. Ils ont renoncé à former ces colonnes imposantes d'infanterie, marchant avec la froide précision de la discipline allemande. Il en résulte que l'armée française actuelle diffère moins qu'on ne le supposerait de ce qu'étaient autrefois les armées françaises. Le même esprit d'enthousiasme, le même mépris du danger, la même impétuosité courageuse et la même impatience distinguent encore la Nation qui habite ce qui fut autrefois l'ancienne Gaule. »

Or, en mai 1793, Barère dit aux représentants en mission :

« Ils observeront, ils encourageront les étonnants progrès de l'artillerie française. »

Ainsi, dans l'armée qui se formait au commencement de 1793 pour lutter contre l'Europe coalisée, la force de la Révolution, qui s'accordait merveilleusement avec l'impétuosité du génie national, était complétée par la force de la science. Non, les despotes n'auront pas raison de la liberté, et même si la Révolution doit s'épuiser enfin par l'effort prolongé de la lutte et par les déchirements intérieurs, elle aura assez vécu, assez combattu, assez créé, assez rayonné pour qu'on ne puisse plus désormais la séparer de la vie humaine.

Isnard disait dans sa sublime adresse aux Français :

« On vous dit que nous sommes divisés, gardez-vous de le croire. Si nos opinions diffèrent, nos sentiments sont les mêmes. En variant sur les moyens, nous tendons au même but. Nos délibérations sont bruyantes ; eh ! comment ne pas s'animer en discutant d'aussi grands intérêts ? C'est la passion du bien qui nous agite à ce point ; mais, une fois le décret rendu, le bruit finit et la loi reste. »

C'était une magnifique illusion de concorde, car tout annonçait de grands et prochains déchirements !

 

FIN DU SIXIÈME VOLUME