LA GIRONDE ET L'APPEL AU PEUPLE Et,
c'est au moment où la Convention était énervée et troublée, c'est au moment
où les royalistes multipliaient leurs manœuvres et tentaient d'affoler la
pitié, c'est quand partout, dans les villes et les campagnes, des brochures,
les almanachs, les images propageaient la légende du roi martyr, que la
Gironde proposa à la Convention la formidable aventure de l'appel au peuple.
Elle demanda que le jugement du roi fût soumis à la ratification des
assemblées primaires. Oui, formidable aventure, car d'abord, c'était un
aliment prodigieux qui allait être offert à la propagande et à la pitié
royalistes. Sous prétexte de statuer sur la peine à infliger au roi et de
mesurer sa responsabilité, les contre-révolutionnaires allaient soumettre à
la critique tous les événements accomplis depuis trois années. Ce ne serait
plus le procès du roi, ce serait le procès de la Révolution. Couverts par
leur rôle de juge et participant, pendant un moment, à l'inviolabilité de la
Convention elle-même qui leur confiait la décision souveraine, les factieux
allaient demander compte du 10 août et des journées de septembre. Ils
s'armeraient, contre la Révolution, des luttes fratricides des
révolutionnaires, de leurs mutuelles accusations. Et, dans toute cette
poussière soulevée, les crimes dut roi disparaîtraient. Notez qu'à cette
minute précise, le premier élan de victoire et de gloire de la République est
sinon brisé, au moins amorti. En Allemagne, nos armées reculent ; en
Belgique, elles hésitent et se dissolvent : la mauvaise organisation des
services administratifs a fait périr des milliers d'hommes de froid et de
dénuement. La
France, réunie en ses assemblées primaires, n'aurait donc pas cet
irrésistible ressort de confiance et d'orgueil qui défie toutes les
manœuvres. Et comme, de chaque commune, les plus vaillants patriotes, les
révolutionnaires les plus ardents étaient partis pour aller à l'armée, c'est
une nation privée de ses forces les plus pures qui prononcerait en cette
question vitale. Que de surprises à redouter ! que d'intrigues ! Et
aussi, que de sujets de conflit entre les assemblées primaires et la
Convention ! D'abord
les assemblées primaires pouvaient dire : Puisque la Convention croit devoir
nous soumettre le jugement qu'elle a porté sur la personne du roi, de quel
droit s'est-elle abstenue jusqu'ici de nous soumettre le jugement bien plus
grave qu'elle a porté sur la royauté même ? Et pourquoi la République
n'a-t-elle pas été encore, malgré le décret qui le décide, soumise à la
sanction du peuple ? En ce
qui concernait le procès même, la Convention avait beau ne proposer à la
ratification du peuple que la peine ; comment empêcher le peuple de se saisir
du fond même du procès et de décider non seulement quel châtiment subirait le
roi, mais s'il subirait un châtiment et si vraiment il était coupable ? Or,
il était impossible de mettre sous les regards de quarante mille assemblées
primaires les pièces du procès ; qu'adviendrait-il si un grand nombre d'entre
elles, cédant aux suggestions des royalistes ou à cette peur des
responsabilités définitives dont la Convention même aurait donné l'exemple,
se refusaient à statuer ? Toute la vie de la nation était suspendue dans le
vide. Toute la Révolution portait à faux. Et
encore, si les assemblées primaires se prononçaient et si elles désavouaient
la Convention, si, par exemple, elles annulaient la peine de mort portée par
celle-ci, comme la situation des Conventionnels devenait périlleuse ! Ils
étaient, en quelque sorte, répudiés par le pays. Ils étaient des régicides,
puisqu'ils avaient voté la mort, mais un geste de la nation leur avait
arraché la hache au moment où elle s'abattait sur la tête du roi. Ils étaient
la violence vaine, le crime impuissant, et leur front était éclaboussé d'une
tache sanglante, sans qu'en effet le sang eût coulé. Le roi,
quelle que fût la peine portée par le pays, si seulement elle était moindre
que celle portée par la Convention, était désormais au-dessus de celle-ci :
il recevait de la nation une inviolabilité de fait et il pouvait railler la
Convention. Les contre-révolutionnaires allaient s'écrier de toutes parts :
Comment laisser la direction de la France à une Assemblée qui vient d'être
désavouée par la France et qui, dans une question terrible, a montré à la
fois qu'elle n'avait ni assez de courage pour prendre seule les
responsabilités, ni assez de clairvoyance pour accorder sa décision
provisoire au sentiment profond du pays ? Ils demanderaient la dissolution de
la Convention et des élections nouvelles : la France révolutionnaire
destituée de tout gouvernement, de toute force directive, se disloquera dans
l'anarchie juste à l'heure où les puissances coalisées redoublent d'effort
contre elle. Et la Convention n'aura aucun moyen de se défendre, car quel est
le factieux qui craindra pour sa tête quand la Convention n'aura pu faire
tomber la tête du roi ? Jamais
la Révolution ne courut un plus grand danger. Le vote de l'appel aù peuple,
c'était la perte de la France révolutionnaire. Comment
les Girondins ne virent-ils pas ce danger effroyable et évident ? Ou, comment
passèrent-ils outre et par quelles raisons cherchèrent-ils à s'étourdir ? LES RAISONS DE VERGNIAUD. Ils
alléguaient d'abord la souveraineté de la nation. C'est Vergniaud qui donna à
l'argument sa formule la plus forte. Les décisions des assemblées ne valent
que parce qu'elles sont présumées être l'expression de la volonté générale.
Donc, « tout acte émané des représentants du peuple est un attentat à sa
souveraineté s'il n'est pas soumis à sa ratification formelle ou tacite. Et,
pour le jugement de Louis, une ratification tacite ne suffit pas. La mort est
irréparable et, si la nation• improuvait la sentence de mort, il serait trop
tard. D'ailleurs, c'est le peuple lui-même qui, par la Constitution de 1791,
avait donné l'inviolabilité au roi : c'est le peuple seul qui peut lui
retirer cette inviolabilité ». Mais
comment Vergniaud peut-il oublier que cette inviolabilité, lè peuple l'avait
donnée au roi en 1791 par l'intermédiaire de ses représentants ? Puisqu'ils
avaient pu engager sa volonté, ils pouvaient la dégager. Comment Vergniaud
peut-il oublier encore que bien d'autres actes irréparables et irrévocables
avaient été accomplis sans que la sanction du peuple eût été demandée ? Il
n'y a pas que la mort qui soit irrévocable : ce n'est point le fait
physiologique de la mort qui importe, ce sont ses conséquences politiques.
Or, la suspension de la royauté et la proclamation de la République ont des
conséquences sur lesquelles il n'est pas possible de revenir. Et il était
étrange que cette même Gironde qui, en déclarant la guerre à l'Autriche et à
la Prusse, avait déchaîné, sans consulter le peuple, des événements où la
Révolution était plus engagée que dans la vie ou la mort du roi, s'avisât
soudain que la ratification formelle de la nation était indispensable. Et, si
le peuple seul pouvait retirer au roi l'inviolabilité donnée par lui, que
devenait le 10 août ? Fallait-il le dénoncer comme une insurrection
criminelle ? Ou, s'il était légitime, comment la Convention, élue par la
nation tout entière, avait-elle moins le droit d'attenter à l'inviolabilité
constitutionnelle du roi que les sections parisiennes et marseillaises
soulevées au 10 août ? A vrai dire, l'inviolabilité royale, après le 10 août,
n'était plus ; et la Convention recueillait un état de fait créé par la force
directe et spontanée du peuple, en qui Vergniaud, président de la Législative
au 10 août, avait reconnu le droit. C'est
chose curieuse, d'ailleurs, de voir la Gironde faire appel à l'exercice
direct de la souveraineté populaire. Elle n'y était pas unanime et Ducos
restait fidèle à la politique générale de son parti lors- qu'il disait
repousser l'appel au peuple « comme contraire au système représentatif
». En principe, les Girondins aimaient peu l'intervention du peuple lui-même,
des sections. Cette action directe et continue du peuple leur paraissait un
moyen d'agitation et.de tyrannie ; et ils comptaient davantage sur la sagesse
des représentants, délibérant sous le prestige d'une parole éclatante.
Lorsque Baudot, dans ses notes si profondes, dit : « Les
Girondins voulaient une ample exclusion dans la participation, ou au moins,
dans la délégation du pouvoir. Nous voulions, nous, comprendre toutes les
existences dans la puissance sociale », cela ne peut pas s'entendre de
leur système électoral : ils admettaient le suffrage universel et
l'éligibilité de tous les citoyens. Mais ils croyaient que les influences
combinées du talent et de la fortune amèneraient, par la voie de la
représentation, le gouvernement d'une élite ; et ils se souciaient peu que les
prolétaires élevassent la voix. Brissot
ne traite-t-il pas de « cannibales » et d'« anthropophages » la plupart des
pétitionnaires qui venaient presser la Convention de juger et d'exécuter le
roi ? Lorsque Baudot cite encore le mot de Durand-Maillane
sur la nécessité des masses dans les révolutions : « Quand on a tant fait
dans une révolution que d'y faire entrer le peuple comme partie non seulement
légale, mais nécessaire, peut-on le congédier brusquement et contre son gré ?
Eh ! le devait-on après ses longs et importants services ? Car, sans lui,
disons-le, nos orateurs avec leurs belles phrases cadencées, qu'auraient-ils
fait ? » C'est
la conception girondine qu'il veut combattre avec le témoignage d'un modéré.
Même après les efforts des Girondins en faveur de l'appel au' peuple, Mallet
du Pan note fort bien que leur politique est de tempérer la puissance
populaire par le système de la représentation : « La
doctrine et le but des Brissotins consistent dans l'établissement et
l'organisation de la République pure, et simple, de manière à limiter un peu
la démocratie extrême par le régime représentatif... La plupart ont opiné à
renvoyer au peuple le jugement du roi, non par aucun sentiment de justice,
d'humanité, de compassion pour ce prince infortuné, mais uniquement par
politique, afin d'épargner à la Convention l'odieux d'un régicide aussi
exécrable, et d'en prévenir l'effet au dedans et au dehors. » Je ne
sais si Mallet du Pan a bien démêlé les raisons qui portaient les Girondins à
demander l'appel au peuple sur le jugement du roi. Mais la contradiction
éclate entre leur préférence systématique pour le régime représentatif et
leur motion d'appel au peuple. Celle-ci, visiblement, n'était et ne pouvait
être, pour eux, qu'une manœuvre occasionnelle. J'ai déjà noté, il est vrai,
dans l'étude de la Constituante, que cette idée d'un appel au peuple avait
été émise dès les premiers jours de la Révolution par un futur Girondin, par
le même Salle qui la proposa pour le procès du roi. C'était à propos du veto
suspensif. Salle l'acceptait à condition que le peuple consulté pût mettre,
par l'expression directe de sa volonté, un terme au veto royal. Et déjà
Robespierre, qui combattait le veto suspensif aussi bien que le veto absolu,
dénonçait dans le système de l'appel au peuple une trompeuse apparence de
démocratie qui permettait d'accepter, en fait, des solutions contraires à la
démocratie. Tandis que, pour les démocrates robespierristes, l'action du
peuple devait servir à appuyer contre la Cour ou contre les ennemis de la
Révolution les décisions les plus hardies des représentants révolutionnaires,
elle devait servir, pour ceux qui s'appelèrent les Girondins, à éluder les
problèmes les plus pressants, à dissiper dans la responsabilité vague du
peuple lointain les responsabilités immédiates de ses délégués. Pour les uns,
elle était un excitant, pour les autres un dissolvant : et voilà pourquoi on
ne peut attribuer qu'une valeur de circonstance à la thèse des orateurs
girondins invoquant soudain à propos de Louis XVI la souveraineté directe de
la nation. C'était, au fond, un moyen dilatoire. L'appel aux masses,
contraire à leur tactique fondamentale, n'était guère qu'un procédé
d'ajournement : le peuple, qui savait la défiance habituelle de la Gironde à
son égard, ne pouvait voir un acte de foi en cette manœuvre désespérée. L'ARGUMENT DE LA SITUATION EXTÉRIEURE Les
Girondins invoquaient un autre argument et commettaient une autre
inconséquence. C'étaient eux qui, pour mieux assurer la victoire intérieure
de la Révolution, avaient déchaîné la guerre. C'étaient eux qui avaient lancé
un défi au monde en annonçant la chute de tous les trônes et l'universel
triomphe de la liberté. C'étaient eux qui avaient dit et répété à la France
révolutionnaire que les germes de Révolution abondaient chez tous les
peuples, que les esprits étaient mûrs pour un ordre nouveau et qu'ils
n'attendaient qu'un signal de la liberté française. Or,
voici que tous les orateurs girondins affirment maintenant que le monde est
travaillé par l'esprit de contre-révolution, que les peuples sont
réfractaires à la Révolution, ou même irrités et indignés contre elle et que
si la Convention, en assumant la responsabilité directe de la mort du roi,
fournit un aliment ou un prétexte aux passions hostiles, toutes les forces de
l'univers vont se combiner contre la République française. Voici Salle qui
s'écrie : « Oui,
citoyens, je vous le dis, parce que je vous dois la vérité, oui, toutes les
nations de l'Europe, quoi qu'on en dise, sont encore esclaves. Bien loin
qu'elles songent à nous imiter, en secouant elles-mêmes le joug qui les
flétrit, elles ont peine à recevoir le présent que nos armées leur portent. « Nos
principes sont un aliment de forte digestion, dont leurs organes sont en
quelque sorte surchargés. Voyez ce qui s'est passé à Francfort ; voyez ce qui
se passe dans l'évêché de Trèves, dont les paysans trahissent journellement
nos soldats ; dans le Brabant, qui regrette ses prêtres, qui craint pour ses
mômeries monacales, et qui finira peut-être par nous traiter en ennemis de la
divinité, parce que nous avons proscrit les turpitudes ultramontaines. « Songez
aux calomnies répandues contre nous chez l'étranger ; à cette étonnante
prévention inspirée aux soldats ennemis qui craignent de se rendre dans nos
camps, de peur que nous les traitions en cannibales ; songez aux moyens
puissants que les despotes ont d'empêcher la circulation de nos principes, et
demandez-vous froidement, et sans enthousiasme, si la révolution• du genre
humain est aussi prochaine qu'on nous l'annonce. Non, les peuples sont
dominés encore par le despotisme sacerdotal et par tous les préjugés qui les
attachent à leurs tyrans. » Oui,
mais ces prophéties magnifiques et décevantes, qui donc les avait faites,
sinon les Girondins eux-mêmes ? C'est contre les décrets enthousiastes et
dangereux du 19 novembre et du 15 décembre que devaient être dites ces
paroles de prudence et de vérité. Et quel crédit pouvaient avoir ceux qui,
ayant d'abord voulu constituer « le pouvoir révolutionnaire universel »,
proclamaient maintenant, dans l'intérêt apparent du roi, la banqueroute de
cette propagande universelle ? Brissot
lui-même insiste sur les dispositions hostiles que les tyrans ont réussi à
créer contre la France de la Révolution : « Je
l'ai déjà dit, dans nos débats, nous ne voyons pas assez l'Europe ; nous
voyons trop ce qui nous entoure. Pleins de confiance dans la pureté de nos
motifs et dans la bonté de nos décrets, nous laissons au temps le soin de
détruire les calomnies, de détromper les peuples sur tous les mensonges qu'on
répand contre nous. «
C'est pourtant, avec cette opinion mensongère, avec ces calomnies atroces que
les rois parviennent à détacher les peuples de notre Révolution, à leur
inspirer de l'horreur pour le gouvernement républicain et même à les armer
contre nous... Le ministère anglais nous a peints comme des cannibales ; il a
tapissé les villes et les campagnes des tableaux les plus hideux et
malheureusement les plus ressemblants, des massacres des 2 et 3 septembre...
Faire ici le tableau de la comédie jouée par les machiavélistes qui dirigent
l'Angleterre, c'est peindre les forfaits de presque toutes les puissances de
l'Europe. » Ah !
sans doute, il serait injuste d'enfermer Brissot, à jamais, dans la témérité
de son premier enthousiasme. Il serait injuste et insensé de lui interdire
toute prudence sous prétexte que c'est lui qui a, le premier, déchaîné la
guerre et suscité en France de funestes illusions. Et, s'il lui plaît, pour
atténuer son erreur, d'alléguer que c'est l'impression des massacres de
septembre qui a converti en hostilité la bienveillance première des peuples,
pourquoi lui retirerions-nous une explication qui ménage son amour-propre ?
Après tout, en une heure d'inertie révolutionnaire, en ce printemps somnolent
et incertain de 1792, où il semblait que la force révolutionnaire ne
parvenait point à percer la terre, il a osé : il a provoqué le destin. Il se
peut que la foudre qu'il a lancée et qui devait emplir de son tumulte et de
sa lumière tout l'horizon humain hésite maintenant et se replie. Si Brissot,
après avoir obtenu de la guerre ce qu'elle pouvait donner, c'est-à-dire la
fin de la royauté, s'aperçoit maintenant que cette guerre, en s'étendant,
devient funeste, s'il a perdu, à la rencontre des résistances du monde,
quelques-unes des illusions sans lesquelles il n'aurait pas osé jouer son
audacieuse partie de Révolution par la guerre, il a le droit de reconnaître
la puissance de l'obstacle et de circonscrire la lutte et le péril. Si les
Girondins, qui ont poussé à la guerre pour renverser le roi, s'effrayent
maintenant de l'agrandissement de la guerre et tentent de la limiter en
enlevant un prétexte trop commode à la contre-révolution européenne, c'est
sans doute un acte de clairvoyance et de courage. Mais alors, pourquoi
prendre ce détour de l'appel au peuple ? Pourquoi ne pas avertir nettement et
directement la France qu'à prononcer la mort du roi, elle suscitera contre
elle, inutilement, une coalition funeste ? S'il
est vrai, comme ils le disent tous, que l'Angleterre, la Hollande, l'Espagne
n'attendent que la mort de Louis XVI pour assaillir la France et s'il y a
quelque chance, en épargnant la vie du roi, d'éviter cet élargissement
formidable du conflit, il faut le dire, sans réserve et sans peur. C'est sur
le fond même de la question qu'il faut se prononcer devant le pays et devant
le monde et non pas combiner des habiletés de procédure. Ils alléguaient — c'est
l'argument principal de Salle et de Brissot — que toute décision de la
Convention, quelle qu'elle fût, aurait les périls les plus graves et que ces
périls disparaîtraient -si le peuple était juge en dernier ressort. Si la
Convention, par prudence ou par pitié, faisait grâce au roi de la vie et se
bornait à prononcer contre lui la détention ou le bannissement, cette
sentence généreuse serait dénaturée et empoisonnée par la calomnie, qui
dénoncerait la manœuvre des intrigants sauvant le roi pour sauver la royauté.
Si, au contraire, la Convention condamnait Louis à mort, tous les ennemis de
la Révolution en France et hors de France accuseraient l'Assemblée ou d'avoir
cédé à une atroce soif de gang, ou* d'avoir délibéré sous la menace des
assassins. Et l'Univers était ainsi soulevé contre la France. Au
contraire, que le peuple prononce : s'il fait acte de clémence, s'il sent son
cœur assez libre de toute attache à la royauté pour laisser sans crainte la
vie au roi, qui donc, dans le monde, pourra accuser de faiblesse et
d'intrigue six millions d'hommes s'élevant au-dessus de leur juste colère ?
Les traits des calomniateurs éternels s'émousseront contre cette vaste
générosité de toute une nation, sauvée du soupçon par son immensité même. Et,
si le peuple condamne Louis à monter sur l'échafaud pour châtier, en la
personne du traître suprême, la trahison elle-même, s'il veut donner à sa
lutte contre le vieux monde quelque chose de solennel et d'irrévocable comme
la mort, qui donc pourra prétendre qu'une frénésie de cannibalisme et qu'une
ivresse de sang a envahi six millions de cœurs ? Quelle que soit la décision
du peuple, elle aura la majesté et l'inviolabilité du peuple lui-même. Elle
dépassera la calomnie comme il dépasse la calomnie. Mais
quel sophisme ! Comme si l'étranger, prêt à l'outrage et à l'affût des
prétextes, serait désarmé contre la décision du peuple ! Indulgente, il
l'interpréterait comme un désaveu de la Convention et de la Révolution.
Terrible, il la dénoncerait comme l'effet de la passion meurtrière
communiquée à tout un peuple par la contagion, du délire révolutionnaire. Les
rois et leurs ministres diraient que dans chacune des assemblées primaires le
petit groupe des furieux a, ou fanatisé, ou terrorisé le reste, et c'est la
nation tout entière, monstrueuse bête altérée de meurtre, qu'ils livreraient
à la haine des nations. Ainsi la Convention, en se déchargeant sur le peuple
de sa responsabilité, ne faisait, pour l'étranger, qu'agrandir le crime de la
Révolution aux proportions du peuple lui-même. Non,
non : si les hommes d'Etat et les orateurs de la Gironde croient vraiment que
la mort du roi aggravera d'un surcroît de haine et de péril la crise terrible
de la France, s'ils croient vraiment que la politique et l'humanité
s'accordent à sauver la vie du roi, il faut qu'ils prennent sur eux-mêmes la
responsabilité glorieuse de le sauver et qu'ils ne délèguent pas le salut de
la Révolution au peuple innombrable et indécis, dont ils n'invoquent la
volonté éparse que pour cacher la détresse de leur propre pensée. LE DISCOURS DE VERGNIAUD Au
fond, ce fut bien l'inspiration maîtresse du discours de Vergniaud. Son grand
et généreux esprit l'emporte vite au-delà des combinaisons et des habiletés.
Il semble qu'un moment il ait tout à fait oublié ce triste et pauvre détour
de l'appel au peuple et il recommande magnifiquement la clémence à la
Convention, comme si elle, et elle seule, devait juger : «
J'aime trop la gloire de mon pays pour proposer à la Convention de se laisser
influencer, dans une occasion aussi solennelle, par la considération de ce
que feront ou ne feront pas les puissances étrangères. Cependant, à force
d'entendre dire que nous agissions, dans ce jugement, comme pouvoir
politique, j'ai pensé qu'il ne serait contraire ni à votre dignité, ni à la
raison, de parler un instant politique. « Il
est probable qu'un des motifs pour lesquels l'Angleterre ne rompt pas encore
ouvertement la neutralité et qui déterminent l'Espagne à la promettre, c'est
la crainte de hâter la perte de Louis par une accession à la ligue formée
contre nous. Soit que Louis vive, soit qu'il meure, il est possible que les
puissances se déclarent nos ennemies, mais la condamnation donne une
probabilité de plus à la déclaration ; et il est sûr que si la déclaration a
lieu, la mort en sera le prétexte. « Vous
vaincrez ces nouveaux ennemis, je le crois. Le courage de nos soldats et la
justice de notre cause m'en sont garants. Cependant, résistons un peu à
l'ivresse de nos premiers succès : ce sera un accroissement considérable à
vos dépenses ; ce sera un nouveau recrutement à faire pour vos armées ; ce
sera une armée navale à créer ; ce sera de nouveaux risques pour votre
commerce qui a déjà tant souffert par le désastre des colonies ; ce sera de
nouveaux dangers pour vos soldats, qui, pendant que vous disposez ici
tranquillement de leurs destinées, affrontent les rigueurs de l'air, les
intempéries des saisons, les fatigues, les maladies et la mort. « Et
si, la paix devenue plus difficile, la guerre, par un prolongement funeste,
conduit vos finances à un épuisement complet auquel on ne peut songer sans
frémir, si elle vous force à de nouvelles émissions d'assignats qui feront
croître, dans une proportion effrayante, le prix des denrées de première
nécessité, si elle augmente la misère publique par des atteintes nouvelles
portées à votre commerce, si elle fait couler des flots de sang sur le
continent et sur les mers, quels grands services vos calculs politiques
auront-ils rendus à l'humanité ? Quelle reconnaissance vous devra la patrie
pour avoir, en son nom et au mépris de sa souveraineté méconnue, commis un
acte de vengeance devenu la cause ou seulement le prétexte d'événements si
calamiteux ? Oserez-vous lui vanter vos victoires ? Je ne parle pas de
défaites et de revers, j'éloigne de ma pensée tous présages sinistres. Mais,
par le cours naturel des événements même les plus prospères, elle sera
entraînée à des efforts qui la consumeront. Sa population s'affaiblira par le
nombre prodigieux d'hommes que la guerre dévore, il n'y aura pas une seule
famille qui n'ait à pleurer son père ou son fils ; l'agriculture manquera bientôt
de bras, les ateliers seront abandonnés ; vos trésors écoulés appelleront de
nouveaux impôts ; le corps social, fatigué des assauts que lui livreront au
dehors des ennemis puissants, des secousses convulsives que lui imprimeront
les factions intérieures, tombera dans une langueur mortelle. Craignez qu'au
milieu de ces triomphes la France ne ressemble à ces monuments fameux qui,
dans l'Egypte, ont vaincu le temps. L'étranger qui passe, s'étonne de leur
grandeur ; s'il veut y pénétrer, qu'y trouve-t-il ? des cendres inanimées et
le silence des tombeaux. » C'est
d'une puissance et d'une ampleur admirables ; mais aucune de ces paroles ne
conclut à l'appel au peuple. Toutes crient à la Convention : « Jugez Louis
XVI et épargnez sa vie. » C'est pour ne pas paraître oublier tout à fait sa
thèse de l'appel au peuple, que Vergniaud a glissé dans ce développement si
large et si beau, un mot qui la rappelle, un seul : « et au mépris de sa
souveraineté méconnue ». Ce mot ne fait pas corps avec cette partie du
discours ; il n'est là que par un artifice oratoire, pour que tout lien entre
ce passage et l'objet même du discours ne soit pas trop visiblement rompu. Mais il
n'y a là qu'un raccord factice. Ce qui serait grave, dans la condamnation à
mort de Louis, ce n'est pas qu'elle fût prononcée sans que la volonté de la
Nation intervienne : c'est qu'elle fût prononcée. Ce n'est plus de l'appel au
peuple qu'il s'agit : c'est de l'appel à la clémence, et tout ce magnifique
développement serait le même si Vergniaud, au lieu de parler pour persuader
la Convention de se dessaisir, avait parlé pour lui demander de retenir le
jugement et d'y faire œuvre de pitié. Et, de quelle parole audacieuse,
presque flétrissante, il caractérise la condamnation à• mort : un acte de
vengeance. Mais, cet acte de vengeance, pourquoi le déléguer à la nation ?
Pourquoi du moins tenter le peuple ? Ce n'est pas seulement un acte de
cruauté maladroite que Vergniaud expose le peuple à accomplir, c'est un acte
de lâcheté. « Il
fallait du courage, le 10 août, pour renverser Louis encore puissant, quel
courage faut-il pour envoyer au supplice Louis vaincu et désarmé ? Un soldat
timbre entre dans la prison de Marius pour l'égorger ; effrayé à l'aspect de
sa victime, il s'enfuit sans oser le frapper. Si ce soldat eût été membre
d'un Sénat, doutez-vous qu'il eût hésité à voter pour la mort du tyran ? Quel
courage trouvez-vous à faire un acte dont un lâche serait capable ? » Oui,
mais si ce soldat, au lieu d'être membre d'un Sénat, c'est-à-dire de la
Convention, avait été membre d'une assemblée primaire, il aurait eu également
l'abject courage de voter la mort. Et ici encore ce que dit Vergniaud ne
porte pas contre le droit de juger en dernier ressort que s'arrogerait la
Convention, ni contre la mort prononcée par elle, mais contre la mort
prononcée par n'importe quelle puissance, nation ou Convention. Ce n'est que
par un artifice de rhétorique que toute cette argumentation est comme
accrochée à la thèse de l'appel au peuple ; elle en est au fond tout à fait
indépendante. Mais l'idée, exprimée ou sous-entendue, de l'appel au peuple,
affaiblit ce magnifique plaidoyer de clémence : elle lui donne quelque chose
de factice et de lointain, puisque ce n'est pas devant celui qui est à ses
yeux le vrai juge que parle l'orateur. Chose curieuse ! Deux fois (et ce sont
ses discours les plus émouvants tout ensemble et les plus éclatants), deux
fois Vergniaud a mis Louis en cause : une fois à la Législative, pour
l'accuser, et maintenant à la Convention, pour le sauver. Et chaque fois il a
donné à sa pensée, ou sévère ou clémente, un tour hypothétique et suspensif.
Qu'on se rappelle son terrible réquisitoire : en ses plus véhémentes menaces il
restait encore conditionnel, et il s'arrêtait à cette limite extrême où le
geste de menace va frapper. Et, de même qu'alors il suspendait sa colère,
aujourd'hui il suspend sa pitié, puisque, au moment même où il émeut ceux qui
l'écoutent, le suprême effet de cette émotion doit être de renvoyer la cause
à d'autres juges qui, eux, n'auront pas entendu. A peine
l'éblouissement de cette splendide parole fut-il un peu dissipé, on se
demanda : Mais que se propose donc Vergniaud ? S'il veut sauver le roi,
pourquoi s'embarrasse-t-il de ce pesant et dangereux système de l'appel au
peuple ? Ou si c'est vraiment l'appel au peuple qui l'intéresse, s'il se
préoccupe de maintenir avant tout ce qu'il appelle le doit de la souveraineté
populaire, pourquoi s'engage-t-il aussi à fond par des paroles de clémence ?
Pourquoi semble-t-il présenter l'appel au peuple comme un moyen suprême
d'humanité et de pardon, au risque d'en détourner ceux qui, séduits par
l'apparente logique de ce système de souveraineté populaire, ne voudraient
cependant pas qu'il tournât au salut du tyran ? Ce qui
ajoute à l'incertitude et à la confusion, c'est que, même parmi les Girondins
qui soutenaient l'appel au peuple, il n'y avait pas unité de tactique, die
pensée et d'accent. Salle voulait que la Convention se prononçât seulement
sur la culpabilité, qu'elle s'abstînt de statuer sur la peine, et qu'elle
laissât aux assemblées primaires le soin de décider seules si Louis serait
puni de la détention, du bannissement ou de la mort. LE DISCOURS DE BUZOT Buzot,
au contraire, voulait que la Convention se prononçât aussi sur la peine, mais
que celle-ci fût soumise à la ratification du peuple. « Mon
opinion diffère de celle de Salle en ce que je prononce la condamnation à
mort contre Louis XVI et que j'en renvoie la confirmation à la nation
entière, tandis que Salle veut, au contraire, que nous nous bornions à
décider si Louis XVI est coupable et que nous renvoyions aux assemblées
primaires l'application de la peine. Voici les raisons de cette différence :
premièrement vous avez décrété que Louis serait jugé par la Convention et
vous en avez reçu les pouvoirs du peuple qui les confère tous. Y renoncer
serait mettre une arme de plus entre les mains de nos ennemis, qui ne
manqueraient pas de vous accuser de faiblesse et de vous croire retenus par
la peur ; ils diraient que vous n'avez pas su porter avec courage le fardeau
que vous vous étiez imposé, que vous avez craint même d'en soulever le poids.
Osez 'le faire, encourez avec franchise et fermeté la responsabilité qu'il
appelle sur votre tête : vous ôterez à la calomnie un nouveau prétexte pour
avilir la Convention. Secondement, je pense que vous devez vous-mêmes
diriger et fixer l'opinion ; le peuple, dans ses assemblées primaires,
s'appuiera de votre exemple ; les faibles seront raffermis dans leur opinion
chancelante par l'expression de la vôtre ; et les hommes de courage en auront
plus de force pour lutter avec succès contre les partisans d'un modérantisme
exagéré ; enfin, la liberté des assemblées primaires reste entière, mais les
dissentiments ne sont plus à craindre et les opinions qui pourraient être
timides et flottantes ont un centre de force et de lumière dans le prononcé
de votre décret. » Qui ne
croirait, à entendre ces paroles, que Buzot, tout au contraire de Vergniaud,
désire la mort de Louis XVI ? Il veut que la Convention prononce la peine :
personnellement il votera la mort. La Convention doit, dans sa pensée, voter
la mort et, comme la sentence rendue par elle servira très probablement de
lumière et de règle aux assemblées primaires, le peuple suivra la Convention
dans la sentence de mort ouverte par celle-ci. On dirait donc que Buzot
'recourt à l'appel au peuple, non pour diminuer les chances de mort de Louis
XVI, mais pour donner au jugement de mort plus de poids et de majesté. Et
pourtant, lui-même, dans le même discours, parle de telle sorte des raisons
qu'aura peut-être le peuple d'épargner la vie de Louis XVI qu'il est
difficile de ne pas voir dans ses paroles une suggestion de clémence : « Je
suis loin de regarder les clameurs d'une portion des habitants d'une ville
comme l'expression du vœu national ; je ne puis reconnaître celui-ci que par
la majorité de la nation même. Les affections se modifient avec les
localités., Paris, témoin des désordres de la Cour, doit éprouver plus
vivement, peut-être, les sentiments d'indignation 'et de vengeance que ces
désordres ont excités ; mais la justice de ces sentiments ne suffit point
à une dernière résolution ; il faut juger comme la postérité, sans emportement
et sans passion, comme on &lit juger dans la généralité des départements,
par les faits et non par les sensations ; il faut que la raison motive et
détermine notre conduite ; c'est elle qui doit l'emporter à la longue, parce
qu'elle est de tous les temps et ne connaît point d'exception. Paris même, où
les crimes du dernier règne semblent avoir fait des traces plus profondes,
verrait peut-être, si l'opinion de tous pouvait être consultée paisiblement
en liberté, une partie de ses habitants s'étonner et s'émouvoir du grand
exemple d'infortune que présente Louis XVI. » Ainsi
Buzot, après avoir dit que la Convention devait donner au peuple, par la
condamnation à mort, un exemple de fermeté et de juste sévérité, semble
attendre du peuple lui-même un acte de clémence. Comment, dans cette
confusion des idées, dans cette dispersion de l'effort, la Gironde
aurait-elle pu agir sur les événements ? et quelle était au juste la pensée
de Buzot ? Ce n'est pas sans stupeur que je lis dans ses Mémoires, écrits à
la fin de 1793, et dont l'authenticité semble d'ailleurs indéniable : «
Pensez-vous que je fusse assez stupide pour imaginer jamais que Louis XVI eût
l'intention de favoriser les institutions nouvelles ? Non, cela n'était pas
naturel ; j'excuse même, autant qu'il est en moi, les dispositions
contraires. Mille autres à sa place auraient fait pis encore. Les scélérats,
qui ont inhumainement égorgé ce monarque infortuné, auraient été, à sa place,
et plus audacieusement criminels et plus heureux peut-être par de plus,
grands crimes. En laissant Louis XVI sur le trône, les Constituants ont
été seuls dans l'égarement ou coupables, ils ont trompé l'espoir de la nation
; ils ont créé tous ses malheurs. » Je sais
bien qu'à l'heure où Buzot écrivait ces paroles il était proscrit, sans cesse
sous le coup de la mort. Je sais bien qu'il était poursuivi par les mêmes
hommes qui avaient frappé le roi et qu'il était entré, pour ainsi dire, dans
l'ombre de l'échafaud royal. Il est étrange cependant qu'il ose flétrir « les
scélérats qui ont inhumainement égorgé le monarque infortuné », comme si
lui-même n'avait pas annoncé qu'il votait la mort et ne l'avait point votée
en effet. Sans doute, il se disait à lui-même que ses efforts en faveur de
l'appel au peuple et bientôt en faveur du sursis, avaient eu pour objet de
sauver le roi. Et il devait se rendre ce témoignage que jamais, au fond de sa
conscience, il n'avait voulu- vraiment que le roi mourût. C'est par là sans
doute qu'il se croyait autorisé à flétrir un vote de mort que,
matériellement, il avait émis. Mais quelles complications ! Et comme la
Gironde devait se perdre elle-même en toutes ces subtilités ! LE DISCOURS DE PÉTION Il y a
dans l'opinion de Pétion la même contradiction latente que dans celle de
Buzot. Il se déclare obligé en conscience à voter la mort, tout en faisant
valoir les raisons qui doivent la faire rejeter : « Je
pense que chacun de nous doit dire son avis sur la peine qu'il croira juste
et politique de faire subir à Louis et que cet avis doit être constaté par un
appel nominal. « Maintenant,
quelle sera cette peine ? Il ne s'en présente que deux : la prison ou la
mort. « Le
bannissement hors de la République a aussi été proposé ; cette mesure a de la
grandeur, elle annonce le sentiment qu'une nation a de sa puissance ; elle
frappe de mépris les despotes ; ce fut celle qu'employa Rome lorsqu'elle
chassa de son sein les Tarquins. Mais ceux mêmes qui ont ouvert cette opinion
ont bien senti que Louis ne pouvait pas, sans danger, être expulsé en ce
moment du territoire de la liberté ; ils ont bien senti qu'il fallait avant
tout que nous fussions en paix avec nos ennemis. Louis, je le pense, ne
redoublerait pas leur zèle sanguinaire, n'ajouterait rien à leur fureur et à
leur horreur pour notre liberté ; mais il suffirait qu'on pût le croire ; il
suffirait qu'on pût penser que Louis deviendrait un point de ralliement plus
actif, pour ne pas commettre une semblable imprudence. « La
prison ou la mort, c'est entre ces deux peines qu'il faut choisir. « La
détention a ses dangers ; le plus grand de tous, c'est que cette peine
n'est pas juste, qu'elle n'est pas proportionnée au délit. Celui qui a voulu
assassiner tout un peuple, celui qui a voulu assassiner la liberté, celui qui
a fait périr des milliers d'hommes est plus criminel, sans doute, que celui
qui a arraché la vie à un individu. Si ce dernier tombe sous le glaive de la
loi, comment soustraire le premier à sa vengeance ? La justice et la morale
se soulèvent à cette pensée. «
Louis, au milieu de nous, pourrait devenir un foyer perpétuel de divisions et
de discorde, le centre de tous les complots, de toutes les espérances
criminelles et l'arme la plus terrible entre les mains des factieux. « La
mort a aussi ses dangers. Je ne dirai pas que la société n'a pas le droit
d'arracher la vie à un individu ; que cette peine est aussi inutile que
barbare. Elle existe encore dans notre Code et, jusqu'à ce que la raison et
l'humanité l'aient effacée, j'obéis en gémissant à cette loi indigne d'un
peuple libre. « Mais
cette expiation de la vie serait-elle plus salutaire que nuisible à notre
liberté ? Pour abattre un tyran, abat-on la tyrannie ? La mort des rois ne
peut-elle pas faire revivre la royauté ? L'histoire en offre des exemples
mémorables. Ah ! si tous les tyrans n'avaient qu'une tête, ce serait alors
qu'un homme libre réaliserait, pour le bonheur du monde, ce souhait qu'un
empereur barbare, enivré du sang des hommes, faisait pour la destruction de
l'humanité ; mais un tyran abattu, mille renaissent de ses cendres. « Si
le peuple français était jamais assez lâche pour reconnaître des maîtres,
serait-ce la mort de Louis qui l'empêcherait d'en trouver ? « Louis
serait celui de tous qui lui ferait le plus d'horreur de la royauté, Louis
est méprisé, Louis est avili ; le peuple aurait toujours devant ses yeux ses
crimes. Qu'il meure, ils descendront avec lui dans le tombeau, où ils ne
laisseront plus que des traces que le temps affaiblit et quelquefois efface.
Bientôt, peut-être, Louis serait un objet de pitié ! Telle est la marche
constante de l'esprit humain ; ne nous aveuglons pas, voyons-nous comme nous
sommes. « Ne
doutons pas davantage que les puissances étrangères qui nous feront la
guerre, quelque indifférentes qu'elles soient au sort de Louis, ne manqueront
pas de publier que la cause principale de leurs hostilités est sa mort
illégale et cruelle. Que nous ayons ensuite des revers, que des calamités
nous accablent, le peuple, dans son désespoir, ne peut-il pas voir dans la
fin tragique de Louis la source de tous ses maux ? « Qui
sait alors si des hommes habiles et ambitieux ne s'empareraient pas de lui et
n'iraient pas jusqu'à lui faire regretter son ancien esclavage ? « N'y
a-t-il pas plus de grandeur, de dignité et de vrai courage à laisser vivre
Louis qu'à le faire périr et sa mort serait-elle moins nuisible que sa vie ? « Au
milieu de ces difficultés, de ces conjectures, de ces chances diverses, de ce
vague de l'avenir, je trouve un point d'appui : c'est la justice. Louis a
mérité la mort, mon devoir me prescrit de la prononcer. Les événements
incertains peuvent rendre cette mort funeste à mon pays ; ils peuvent la
rendre utile : je ne dois pas sacrifier le sentiment de ma conscience à des
combinaisons qui peuvent surgir à l'infini. » Etrange
politique, qui fait ou qui paraît faire de la mort de Louis un devoir de
conscience et qui en même temps signale au pays les périls effroyables qui
peuvent en résulter ! A ne consulter que la raison, Pétion ne peut décider si
la détention ou la mort sont préférables : il hésite, quoiqu’en vérité c'est
surtout contre la mort qu'il dirige les objections les plus redoutables. Et,
s'il n'avait d'autres ressources que les calculs de l'esprit essayant de
prévoir l'avenir, il ne pourrait pas prendre un parti. Mais pourquoi 'rejeter
sur la nation, par l'appel au peuple, cette formidable incertitude ? Le
peuple n'aura pas plus de lumières que la Convention sur la suite probable
des événements et, pas plus qu'elle, il ne pourra fixer des combinaisons qui
varient à l'infini. Et, si
c'est la conscience qui doit intervenir et résoudre le problème devant lequel
la pensée se dérobe, si le devoir dit : la mort, là où la politique se
trouble, pourquoi infliger à la nation ce terrible conflit de la conscience
et de la pensée ? Pourquoi la Convention n'assume-t-elle pas la
responsabilité glorieuse de résoudre elle-même, au nom de la conscience qui
lui apparaît ici comme l'arbitre suprême, la question insoluble où se débat
l'esprit ? Pourquoi veut-elle que le peuple, un jour, si des événements
funestes se produisent, s'accuse lui-même au lieu d'accuser la Convention ?
Ce serait un désespoir national bien plus profond encore, une crise morale
bien plus redoutable, parce qu'en atteignant la confiance de la nation en
elle-même, elle atteindrait les racines mêmes de la vie nationale. Pétion
aggrave le problème de toutes les incertitudes et de toutes les
responsabilités avant de le rejeter sur le peuple. Mais,
n'était-ce point parce que le fardeau pouvait devenir accablant que la
Convention devait le porter elle-même, au risque de plier un jour ? Aussi
bien, le peuple, s'il était réduit à s'accuser lui-même, rejetterait à son
tour la charge sur la Convention : C'est elle qui, pouvant résoudre le
problème, nous l'a confié. C'est elle qui, pouvant réunir plus de lumières
que nous, nous a jetés dans ces ténèbres. C'est elle qui, sous prétexte de
respecter notre souveraineté, a commencé par la lier par ses conseils, mais
par des conseils ambigus où, comme l'oracle, elle se réservait toujours de
dire que le peuple avait mal compris. LE VRAI DESSEIN DE LA GIRONDE Non,
vraiment, il n'y avait aucune raison sérieuse de décider l'appel au peuple,
et la Gironde essayait en vain de couvrir, par cet expédient suprême,
l'incertitude et l'inconsistance de sa pensée. L'impression produite par les
Girondins fut si équivoque que, tandis que Danton, provoqué par eux, leur
lancera, dans son discours du 1er' avril, cette accusation terrible, Fabre
d'Eglantine, dans une note trouvée dans les papiers de Robespierre et
transcrite par Baudot, dit ceci : « Les
Girondins désirent la mort du roi, parce que sa vie est un obstacle à
leur ambition, mais ils veulent conserver pour eux les apparences d'humanité,
ils marchent ainsi d'une manière sourde à leurs desseins. Lanjuinais, du côté
droit, ne voulait pas la mort du roi et cependant les autres la voulaient,
ils le disaient et ils applaudissaient Lanjuinais. » Et le
dantoniste Baudot, comme s'il acquiesçait à cette interprétation, ajoute : « Quoi
de plus tortueux et de plus perfide ! » Non, je
ne crois pas qu'ils aient souhaite la mort du roi. J'ai dit comment et par
quelle mélancolie mêlée déjà à leur fatuité subsistante, ils étaient émus
d'humanité et de pitié. Il leur suffisait, pour ne pas désirer sans réserve
la mort du roi, que la Montagne la demandât avec passion. Ce qu'ils se
proposaient, avant tout, je le crois, c'était d'affaiblir la Montagne, de lui
fermer le pouvoir. Et pour cela, il fallait ou que des solutions voulues par la
Montagne ne prévalussent pas ou qu'elles prévalussent par d'autres moyens.
C'est par là que les Girondins furent conduits à imaginer l'appel au peuple.
Comme des assiégés qui veulent « se donner de l'air », les Girondins,
qui commençaient à se sentir pressés par l'influence croissante de la
Montagne et bloqués par la démocratie parisienne, cherchaient une issue vers
les départements. Ils n'avaient pas réussi à appeler à Paris une garde
départementale. Ils n'avaient pas réussi à faire adopter la proposition de
Guadet qui, en permettant aux assemblées primaires, où les Girondins
croyaient avoir encore la majorité, de révoquer les représentants, mettait à
la merci de la Gironde ceux des Conventionnels des départements qui
marchaient d'accord avec les Conventionnels de Paris. Si tout
à coup, dans une question vitale et où toute la Révolution était engagée, les
assemblées primaires étaient chargées de décider, c'est la France
départementale qui devenait la grande force. Les sections de Paris étaient
dépouillées brusquement de l'influence particulière que leur donnait leur
action centrale. Et, alors, quelle que fût la décision des assemblées
primaires, les Girondins triomphaient. Si la France faisait acte de clémence,
si elle épargnait la vie du roi, c'était la défaite de la Montagne qui avait
si implacablement demandé sa tête, c'était aussi le désaveu de ce que les
Girondins appelaient la politique de sang, c'était la condamnation de ces
massacres de septembre que maintenant, après les avoir comme amnistiés
d'abord, ils s'obstinaient à dénoncer ; car si la France ne vengeait pas sur
la tête du principal coupable, du chef de la trahison, les crimes commis par
lui, si elle avait assez de cœur pour faire grâce de la vie au plus grand des
criminels, quelle excuse restait à ceux qui, en septembre, prétendirent
venger la nation et sauver la liberté par le massacre de prisonniers
inoffensifs, ou dont tout au moins le crime n'était pas encore prouvé ? Et,
au contraire, si les assemblées primaires votaient la mort, les Girondins se
retournaient vers la Montagne et lui disaient : « Vous
voyez bien que vous nous avez calomniés, vous et vos satellites, quand vous
avez prétendu que notre appel au peuple des départements était un appel à la
contre-Révolution, ou tout au moins au modérantisme ; c'est par un arrêt
terrible que la France vient de frapper le tyran, et cet arrêt rendu par tout
le peuple donne à la Révolution un élan que la Convention seule ne pouvait
lui donner. Notre vraie pensée éclate donc aux yeux de tous, et vous ne
pourrez, quelle que soit votre scélératesse, l'obscurcir plus longtemps ; ce
que nous voulons, ce n'est pas affaiblir le mouvement révolutionnaire, c'est
en arracher la direction exclusive à ces fractions minimes du peuple qui
prétendaient usurper la souveraineté et qui se laissaient dérober ensuite par
quelques agitateurs habiles cette puissance illégale. En écrasant les
factions et les factieux, le vote de la France a sauvé la Révolution, et la
même sentence rendue par le peuple entier a fauché la tête de la tyrannie et
la tête de l'anarchie. » Ainsi
la Gironde était moins préoccupée de la sentence finale que des moyens
politiques par lesquels elle serait rendue. C'est Buzot, celui qui menait le
plus âprement la lutte girondine contre Robespierre, et la bataille des
départements contre Paris, qui témoigne dans son discours, à l'égard de la
vie du roi, le plus d'indifférence et de sécheresse. Mais, pour tous, il s'agissait
avant tout et quelle que dût être la destinée du roi, de rétablir en son
entier le prestige amoindri de leur parti puissant encore. Même en cet
admirable discours de Vergniaud, qui est comme soulevé par une large
palpitation humaine, et où il semble parfois que la politique s'évanouit dans
la pitié, c'est contre la Montagne que se porte le principal effort, et le
grand orateur semble moins préoccupé de sauver le roi que d'accabler la
faction de Robespierre. « Assez
et trop longtemps, dit Buzot, nos départements n'ont été que simples
spectateurs des événements qui ont influé sur la destinée de la France
entière. Le temps est arrivé enfin d'appeler l'attention de chacun d'eux sur
ce qu'ils doivent être dans la balance politique. Le jugement de Louis XVI
vous en fournit l'occasion ; vous seriez coupables de la laisser échapper...
Si vous voulez n'être plus opprimés par cette poignée d'hommes qui osent
parfois vous commander votre volonté ; si vous voulez être à l'abri des
ravages de la corruption et de la misère, des orages de l'ambition et de
l'anarchie qui dévorent cette ville, pour y travailler, dans l'isolement de
la paix et de la vertu, à cette Constitution qui doit faire le bonheur ou le
malheur de 25 millions d'hommes ; enfin, si vous voulez conserver Paris, le
moment est venu, sachez en profiter. Il faut enfin que tous les départements
soient instantanément les organes de leur propre volonté ; il faut que cette
volonté générale, hautement prononcée, étouffe toute volonté partielle et
présente ainsi l'espérance et le moyen, d'une insurrection paisible et
nationale contre les desseins de quelques ambitieux ou l'erreur même et la
tyrannie des représentants, s'ils devenaient coupables. » Voilà
le vrai fond de la pensée girondine, voilà la vraie raison de la tactique de
la Gironde. Aussi, chacun pouvait bien s'abandonner, en ce qui touche la mort
du roi, ou aux inspirations de sa pitié, ou aux préoccupations de la
politique extérieure, et ils inclinaient certainement à une politique de
clémence, mais ils évitaient de s'engager si à fond, dans tel ou tel sens que
le' jugement des assemblées primaires pût être pour eux un désaveu. Ils
avaient un peu l'attitude et l'état d'esprit de juges en première instance
qui voudraient pouvoir dire, en toute hypothèse, que le jugement d'appel qui
interviendra est, au fond, une confirmation de leur arrêt. En tous ces
calculs, les Girondins n'oublient qu'une chose : c'est que jeter cette
question redoutable dans des milliers d'assemblées primaires où
intrigueraient les nobles et les prêtres, où s'opposeraient les diverses
factions révolutionnaires qui, de Paris et de la Convention, commençaient à
se dessiner à travers la France, c'était déchaîner la guerre civile et perdre
la. Révolution. Peut-être, pour les Girondins eux-mêmes, était-il déjà trop
tard. Ils n'auraient pas été partout les maîtres des assemblées primaires ;
en tout cas, dans les régions mêmes où ils croyaient dominer, il y aurait eu
des chocs violents. Je ne puis oublier que dans le département même de Buzot,
dans l'Eure, sa politique était très combattue : Buzot, Richou, Lemaréchal,
Savary, Dubusc votèrent l'appel au peuple ; les deux Lindet, Duroy et
Bouillerot votèrent contre. Barbaroux recevait de Marseille les plus sévères
avertissements. Et je me demande si la Gironde ne se hâtait pas de provoquer,
par l'appel au peuple, une manifestation des départements avant que son
influence y ait été trop fortement minée. Un
moment, le génie de Vergniaud parut emporter les esprits au-dessus de tous
les calculs et de toutes les combinaisons. C'était
le privilège de ce grand homme que, même quand il servait ou paraissait
servir un parti étroit, il donnait tant de noblesse à sa cause qu'elle
semblait dominer tous les partis et se confondre avec l'intérêt le plus haut
de la patrie et de l'humanité. Ah ! quel dramatique combat oratoire et
politique entre Robespierre et lui ! Jamais leur génie, leur tempérament,
leur méthode ne s'opposèrent plus fortement. Jamais aussi, comme si chacun
d'eux avait voulu s'égaler à la grandeur des événements et faire honneur à
son parti de toute la puissance de son esprit et de sa parole, jamais ils ne
furent plus éloquents. LE DISCOURS DE ROBESPIERRE CONTRE L'APPEL AU PEUPLE Robespierre,
dans son discours du 28 décembre, porta à la thèse de l'appel au peuple des
coups formidables. Il démontra, par une analyse décisive et où l'âpreté de
l'invective était, pour ainsi dire, l'amertume mêlée de la raison et de la
haine, quel péril mortel cette procédure ferait courir à la Révolution.
C'était « un moyen de ramener au despotisme par l'anarchie ». C'était
une discussion éternelle, sans limite et sans fond, ouverte dans des
assemblées dont on ne pouvait borner la compétence à la question de la peine.
C'était la dérision de la souveraineté nationale, puisque les pauvres
absorbés par le travail de chaque jour ne pouvaient être assidus à ces longs
et interminables débats. Et, pendant que la Nation sera paralysée par cette
délibération immense et éparse, pendant que ses énergies seront comme
dévorées sur place par une discussion dont nul ne peut prévoir le terme, les
ennemis envahiront le territoire : « Ils
trouveront la Nation délibérant sur Louis XVI ; ils la trouveront occupée à
décider s'il a mérité la mort, interrogeant le Code pénal, ou pesant les
motifs de le traiter avec indulgence ou avec sévérité ; ils la surprendront
agitée, épuisée, fatiguée par les scandaleuses discussions. Alors, si les
intrépides amis de la liberté, aujourd'hui persécutés avec tant de fureur, ne
sont point encore immolés, ils auront quelque chose de mieux à faire que de
disputer sur un point de procédure : il faudra qu'ils volent à la défense de
la patrie, il faudra qu'ils laissent les tribunes et le théâtre des
assemblées, converties en arènes de chicaneurs, aux riches, amis naturels de
la monarchie, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les
champions du feuillantisme et de l'aristocratie... «
Ainsi, tandis que tous les citoyens les plus courageux répandraient le reste
de leur sang pour la patrie, la lie de la Nation, les hommes les plus lâches
et les plus corrompus, tous les reptiles de la chicane, tous les bourgeois
orgueilleux et aristocrates, tous les hommes nés pour ramper et pour
opprimer sous un roi, maîtres des assemblées désertées par la vertu simple et
indigente, détruiraient impunément l'ouvrage des héros de la liberté,
livreraient et leurs femmes et leurs enfants à la servitude, et seuls
décideraient insolemment des destinées de l'Etat. » C'est
toute la clientèle girondine, bourgeoisie de chicane ou bourgeoisie du haut
négoce, dominante encore dans les municipalités, que Robespierre dessine ici
d'un trait implacable. Le prétendu appel au peuple ne sera, en réalité, qu'un
appel à la bourgeoisie contre le peuple. Voici que l'unité première de la
Révolution se dissout et que la lutte engagée autour du procès du roi
apparaît comme une lutte de classes dans la société de la Révolution. On
dirait que Robespierre, redoutant l'influence éblouissante encore de la
Gironde et de la grande bourgeoisie révolutionnaire, appelle à lui du fond de
la terre toutes les forces inorganiques du prolétariat. Que les riches
sauvent le roi, que les pauvres sauvent la Révolution. Vraiment, c'était bien
un abîme de guerre civile qu'allait ouvrir l'appel au peuple : guerre civile,
creusée bientôt en guerre sociale. C'est bien le salut du roi que l'on se
propose : à mesure que les jours s'écoulent, l'impression des crimes de Louis
s'atténue, et, plus on s'éloigne du 10 août, plus les chances du coupable
augmentent. L'appel au peuple, c'est encore une façon de gagner du temps pour
le roi contre le peuple. Et la royauté sauvée' rendra aux riches, par
l'attiédissement général de la Révolution, ce qu'elle aura reçu d'eux. Ainsi
Robespierre approfondissait tout ensemble et envenimait le problème ; et,
comme d'habitude, avec une force de dialectique étonnamment pressante, il
convertissait les suites probables ou possibles des choses en intentions
formelles, en desseins délibérés et précis de l'ennemi : « Voilà
le but affreux que l'hypocrisie la plus profonde, disons le mot, que la
friponnerie la plus éhontée cache sous le nom de la souveraineté du peuple
qu'elle veut anéantir. » Vérité
et fiel : pointe acérée et jalouse qui, au fond même de la blessure qu'elle
fouille et qu'elle guérit, laisse une goutte de venin. Quand je lis et relis
ce discours et que je m'interroge, je démêle en moi une émotion irritée et
une admiration qui n'est point toujours sans malaise. Je sais gré à
Robespierre d'avoir vu si juste et d'avoir parlé si fortement ; je lui sais
gré d'avoir évoqué, contre les influences funestes qui allaient égarer la
Révolution, même les puissances de l'envie et de la haine, et d'avoir mis
l'obscure révolte sociale au service de la liberté menacée. Mais je lui en
veux de mêler un accent de personnelle rancune et un besoin de personnelles
représailles à son âpre réquisitoire ; je lui en veux d'avoir contribué, par
ses calomnies homicides de septembre, à fournir aux Girondins le prétexte
dont leur conscience un peu vaine avait besoin. Et
pourtant Robespierre, ici, avait si pleinement raison, il avait si bien le
droit d'être irrité par la mensongère invocation de la souveraineté nationale
et par l'intrigue de parti qui mettait la Révolution en péril, que l'on finit
parfois à oublier que lui-même ne s'oublie point. Ce
qu'il y a de beau dans le discours de Vergniaud, qui lui répondit trois jours
après, c'est l'inspiration de générosité qui harmonise les parties du
discours les plus disparates, en- apparence, et les plus contraires ; c'est
la sérénité un peu triste, qui enveloppe et adoucit même les passages de
colère. Certes, il ne ménage pas Robespierre et sa faction : il accuse avec
l'abondance et la véhémence d'une âme longtemps contenue et qui éclate enfin
; et, quand il rappelle à Robespierre qu'aux jours de péril, il se cacha dans
un souterrain, quand il demande à ceux qui vont déchaîner la guerre et peut-être
affamer le peuple, s'ils pourront le nourrir avec des lambeaux sanglants des
victimes : « Voulez-vous du sang ? Prenez, en voici, du sang et des
victimes », quand il élargit ainsi le charnier de septembre pour y ensevelir
l'honneur même de ceux qu'il combat, ce sont de terribles paroles ; et
pourtant, on n'y sent aucune haine intérieure, sournoise et profonde : c'est
la brusque expansion d'une âme noble et un peu indolente, qui se révolte un
jour contre ce qui lui paraît injuste ou barbare, mais qui est émue de plus
de pitié sur la folie mauvaise des hommes que de ressentiment individuel.
Peut-être aussi la beauté même de la forme où ces colères se manifestaient
les épurait dans l'âme de l'orateur comme elle les épure dans la nôtre. L'inévitable
et noble joie de l'artiste sincère qui ne cherche point la beauté des mots,
mais qui ne peut qu'en elle satisfaire toute son âme, adoucit, élève, élargit
même les passions les plus violentes. L'homme en qui les événements prennent
soudain une sorte de splendeur se réconcilie à moitié même avec les forces
hostiles ; il sait qu'elles ne peuvent lui ravir cette puissance d'émotion
sacrée, qu'elles l'exaltent, au contraire. Il sait aussi qu'il a conquis,
dans le souvenir des hommes, une part d'immortalité et que sa vie est
désormais au-delà des haines. Vergniaud se souvenait qu'à certaines heures il
avait été la splendeur de la Révolution et qu'on ne pouvait pas plus le
séparer d'elle qu'on ne peut séparer du jour la beauté de la lumière. Pourquoi
donc attendrais-je les dernières heures de la vie de Vergniaud pour citer le
mot qu'il dit en se défendant devant le tribunal révolutionnaire et que
Baudot nous a transmis ? Ce mot, qu'il disait tout haut à ses juges pour
dissiper les ombres de la mort prochaine, il l'a dit, sans doute, tout bas à
lui-même, bien des fois, pour dissiper les ombres de la tristesse et du doute
: « Eh !
qui suis-je pour me plaindre, quand des milliers de Français meurent aux
frontières pour la défense de la patrie ? On tuera mon corps, on ne tuera pas
ma mémoire. » Par-delà
les orages, par-delà les calomnies, par-delà toutes les haines ; les haines
de ses ennemis et les haines de son propre cœur, Vergniaud se reposait dans
la gloire et il répandait sur le présent la sérénité de l'avenir immortel,
qui ne laissait sur la vie et sur les choses qu'un voile de mélancolie. Oui,
c'est une rencontre passionnante que celle de ces deux âmes dissemblables,
mais portées parfois par des forces diverses à une égale hauteur. C'était,
sous les souffles contraires de la Révolution, le choc de deux nuées : l'une
sombre et sèche, exhalant en éclairs un peu courts, mais aigus, directs et
meurtriers, une âme de haine et de justice ; l'autre abondante et splendide,
éblouissant l'horizon, plus qu'elle ne l'effrayait, de fulgurantes beautés,
et roulant dans ses plis un peu incertains sa rumeur d'indignation et
d'orage, avec plus de majesté que de fureur. Grandiose mêlée qui, de ses
lueurs et de ses ombres, émouvait la face attentive et tragique de la terre. Ce qui
rend plus dramatique encore, à ce moment, la lutte des deux hommes, c'est que
tous deux ont un même pressentiment de défaite et de mort. C'est alors que
Robespierre prononça ces paroles : « La
vertu fut toujours en minorité sur la terre. Sans cela, la terre serait-elle
peuplée de tyrans et d'esclaves ? Hampden et Sidney étaient de la minorité,
car ils expirèrent sur l'échafaud. Les Curtius, les Anitus, les César, les
Clodius étaient de la majorité, mais Socrate était de la minorité, car il
avala la ciguë. Caton était de la minorité, car il déchira ses entrailles. Je
connais ici beaucoup d'hommes qui serviront la liberté à la manière de Sidney
; et, n'y en eût-il que cinquante, cette seule pensée doit faire frémir tous
les lâches intrigants qui veulent ici égarer ou corrompre la majorité. En-
attendant cette époque, je demande au moins la priorité pour le tyran.
» Hélas !
Robespierre devait demander la priorité pour bien d'autres. Il y aurait sans
doute quelque pédantisme à discuter en elle-même et comme si elle était une
formule générale de philosophie de l'histoire, la parole de Robespierre, qui
ne prend évidemment son vrai sens que du combat où il est engagé. Je ne
cherche donc pas si ces expressions numériques et parlementaires de majorité
et de minorité conviennent aux conflits de la force dans l'histoire humaine,
à la lutte des institutions et des puissances établies contre les hardis
novateurs. On
aurait, sans doute, étonné beaucoup César en lui demandant s'il était de la
majorité ou de la minorité. Je ne sais aussi ce que peut signifier, au juste,
la terrible- parole : « La vertu fut toujours en minorité sur la terre. »
Toujours l'effort du progrès des minorités a fini, dans l'histoire, par
conquérir les Majorités. Mais, c'est en pleine Révolution populaire, en
pleine Révolution de démocratie et de raison que le mot de Robespierre est
dit ; et là il a un sens amer, désespéré et dictatorial. Etrange révélation
d'une âme tourmentée à la fois par son idéal et par son orgueil ! Il semble
que, malgré les épreuves, les hommes de la Révolution pouvaient, en ces
derniers jours, de 1792,- s'abandonner à quelque optimisme, et témoigner de
quelque foi dans la nature humaine, dans la force de l'idée, dans la
puissance du progrès. En trois années une grande nation avait fait l'œuvre
des siècles : elle s'était libérée, et maintenant elle jugeait son roi. Jamais,
aux heures tragiques, au 14 juillet, après la fuite à Varennes, au 10 août,
le peuple ne s'était manqué à lui-même et à l'initiative courageuse et
clairvoyante des minorités avait répondu l'assentiment rapide des majorités ;
il y avait eu même parfois des heures d'unanimité radieuse. Pourquoi douter,
pourquoi désespérer à ce moment de la vertu révolutionnaire ? A coup sûr,
bien des calculs, bien des ambitions, bien des convoitises et des intrigues
se mêlaient au grand mouvement, le retardaient et risquaient de l'égarer.
Mais, chose curieuse ! Robespierre semble rompre avec les majorités et se
réfugier dans l'orgueil amer des minorités juste à la veille du jour où, sur
la question même du jugement du roi, il va l'emporter et devenir lui-même
majorité. Que faut-il donc à cet esprit concentré ? N'aura-t-il quelque
sérénité et quelque joie que lorsque la diversité infinie des passions
humaines se sera accommodée à son idéal rigide et un peu pauvre de la vie ?
Ne s'abandonnera-t-il avec confiance à la Révolution que lorsqu'il la sentira
tout entière en sa main, comme il 'croit la porter tout entière en son cœur ?
Oui, parole amère et parole dictatoriale : car l'homme, qui glorifie ainsi la
minorité dont il est, qui ne voit la Révolution et la vertu que là où il est,
ne se prêtera pas à ses transactions et conciliations humaines qui sont
nécessaires même au salut des révolutions. Il ne pardonnera pas aux hommes
qui ont imposé une trop longue attente au rêve absolu de son esprit, à
l'impatience de son orgueil et, comme il ne faut pas que la vertu périsse, il
assurera la victoire de ce qu'il se complaît à appeler la minorité par la
mort et par la terreur. Lui-même, il sait bien que, dans cette âpre lutte, il
risque sa vie : il évoque l'échafaud de Sidney pour y monter à son tour ; et,
ce qu'il y a de tragique, c'est qu'en effet il y montera, mais qu'il y fera
monter d'abord ceux contre lesquels il se prévaut maintenant du sublime
privilège de la mort. Vergniaud, que Robespierre essaie de dominer, en ce
moment, du haut de l'échafaud de Sidney, y montera avant lui et par lui. Ah !
quel formidable débat de priorité va s'ouvrir ! « On
nous accuse, s'écrie Vergniaud, on nous dénonce, comme on faisait le 2
septembre, au fer des assassins ! Mais nous savons que Tiberius Gracchus
périt par les mains d'un peuple égaré, qu'il avait constamment défendu. Son
sort n'a rien qui nous épouvante : notre sang est au peuple ; nous
n'aurons qu'un regret, celui de n'en avoir pas davantage à lui offrir. » C'est
comme une émulation de tous les partis de la Révolution et de tous ses grands
hommes, devant la mort. A tous, l'histoire offre de glorieux précédents dont
ils s'emparent, de nobles analogies dont ils se réclament. Oui, il y a, dans
l'histoire, promesse de mort pour tous et envers tous la Révolution
s'acquittera. Ils ont déjà le vertige du sacrifice et la dangereuse ivresse
de la mort est en eux. La mort est une solution commode qui dispense de
chercher d'autres solutions. La Révolution menacée ne pouvait se sauver que
par l'unité d'action des révolutionnaires. Cette unité d'action, ils
n'auraient pu la réaliser qu'en renonçant aux prétentions exclusives et aux
soupçons démesurés et en affirmant ce qu'il y avait de commun et d'essentiel
dans leurs tendances un peu diverses. Il leur fut plus facile de la réaliser
par simplification, c'est-à-dire par extermination. La mort n'est pas le plus
grand sacrifice : il est plus aisé de donner sa vie que d'humilier son
orgueil et d'abandonner sa haine. Et le danger de la mort, c'est qu'en
donnant à l'homme l'illusion du sacrifice total, elle le détourne et le
dispense d'autres sacrifices plus profonds, elle ajoute un surcroît d'orgueil
à l'orgueil qu'il eût fallu dompter et elle donne je ne sais quoi de sacré
aux passions que l'homme renonce à réduire. Il me
semble encore que chez Vergniaud l'ombre de la mort prolonge en mélancolie
l'incertitude de la pensée. On sent, sous la magnificence oratoire, je ne
sais quelle indécision. Il souffrait sans doute de ne pas avoir un conseil
précis et immédiat, une politique ferme et claire à apporter au peuple
tourmenté. Lorsque Périclès, après avoir conseillé à Athènes la guerre contre
Sparte, éprouva, aux premiers revers, la colère du peuple, il fit front avec
une admirable sérénité : il ne parla pas de la mort, parce qu'il avait des
conseils précis à donner, un plan vigoureux et net à développer, et c'est la
pure lumière de l'esprit qui apaisait les haines. Il y a dans la splendeur de
parole de Vergniaud je ne sais quoi de trouble, la brume d'une pensée
inconsciente. Il ne dit pas au peuple de la Révolution : Frappe le roi ; il
ne lui dit pas : Sauve-le ; il lui dit : Délibère, et ordonne un chaos que
nous-mêmes nous ne savons pas débrouiller... Il offre au peuple tout son
sang, parce qu'il n'a pas autre chose à lui offrir. Et le mélancolique appel
à la mort est, comme l'appel au peuple, un moyen suprême d'ajournement et
d'évasion. Mais
quel drame que ce procès, où les deux hommes, les deux chefs de la
Révolution, se heurtant à propos de la mort du roi, invoquent sur eux-mêmes
l'ombre de la mort ! Et l'on se demande tout bas : Mais qui donc est en
jugement ? LE DISCOURS DE BARÈRE C'est
le discours de Barère qui fixa les tragiques incertitudes de la Convention.
Il fut merveilleusement habile dans le détail de l'argument. Il résuma avec
force les crimes et les trahisons du roi, et il conclut à la mort, sans appel
au peuple. C'est lui, je crois, qui détruisit le mieux le sophisme de
l'inviolabilité royale. Oui, si le roi avait accepté loyalement et pratiqué
la Constitution, et s'il avait ensuite commis une faute grave, il aurait été
inviolable par cette faute, car, ayant créé entre la Constitution et lui un
lien, il aurait été couvert par elle. Mais, pas un• moment il n'a voulu
l'appliquer, pas un moment il n'a été lié à elle. Il ne peut l'invoquer
maintenant contre le peuple. A la rigueur, il pouvait se servir de
l'inviolabilité constitutionnelle pour résister aux pouvoirs constitués qui
auraient voulu entreprendre sur lui. Il pouvait, par exemple, refuser de se
laisser juger par la Législative qui, ayant été formée dans le cadre Même de
la Constitution, ne pouvait se substituer à elle, même pour la venger, mais
l'inviolabilité ne valait pas contre la Convention qui avait puisé son
pouvoir à des sources plus profondes que la Constitution désormais tarie, à
la souveraineté populaire. Et
contre l'appel au peuple, Barère fit valoir, outre les raisons politiques
déjà invoquées si fortement par Robespierre, un argument ingénieux et neuf.
On peut soumettre à la ratification du peuple une loi, mais le procès du roi
n'est pas une loi. On peut même lui soumettre un jugement, puisqu’aucune des
formes judiciaires ne peut vraiment être observée. Le procès est en réalité «
un acte de salut public, une mesure de sûreté générale ». Toutes les formes
de discussion dont cet acte est enveloppé n'en modifient pas le caractère. Elles
servent, au contraire, à lui donner toute son efficacité en ralliant le
peuple, par la publicité des débats et la démonstration des crimes du roi, à
la décision de salut national prise par la Convention. C'était concilier
merveilleusement la thèse abrupte soutenue d'abord par Robespierre et
Saint-Just avec l'ample procédure adoptée par la Convention. Mais un acte de
salut public, une mesure de sûreté générale ne sont pas soumis à la
ratification du peuple. Dans
tous les points du discours méthodique de Barère, c'était même force, même
clarté pénétrante. Mais ce qui lui donna son effet politique décisif, c'est
qu'il soutenait la thèse de la Montagne en la dépouillant de toute passion,
de toute agression contre la Gironde. La Gironde s'était même appliquée
jusque-là sinon à le revendiquer — car elle-même ne formait pas une
organisation bien définie —, tout au moins à le tirer à elle, à interpréter
dans son sens exclusif toutes ses paroles. Tout récemment encore, le journal
de Brissot, dans son numéro du 25 décembre, applaudissait au discours
prononcé la veille par Barère sur l'état de Paris et de la France. « Barère
a fait une peinture énergique de notre situation intérieure. Il en a conclu
la nécessité pour la Convention de prendre l'attitude qui lui convient, et il
a ajouté que jusqu'à présent elle n'avait cessé d'offrir l'image d'Hercule
luttant, dans son berceau, contre des serpents. La vérité de cette
comparaison a frappé les bons citoyens et a fait frémir ceux sur lesquels
elle tombait. « Ce
n'est pas la seule vérité que l'orateur ait exprimée. Il a été vivement
applaudi par les républicains lorsqu'il a dit que la Convention n'a plus rien
à démolir, lorsqu'il a parlé du système d'avilissement dirigé contre elle et
qu'il a observé que tous les traîtres n'avaient pas été à Longwy, que
plusieurs étaient restés à Paris ; lorsqu'il a observé que si la Convention
avait eu jusqu'ici une marche plus ferme, si l'anarchie avait été réprimée,
le terme de la guerre serait bientôt arrivé, et des alliés puissants auraient
secondé nos travaux. » Je le
répète : la Gironde forçait dans son propre sens la flexible pensée de
Barère. Quand il comparait la Convention commençante à « Hercule qui,
dans son enfance, se débattait contre des serpents », il pensait surtout aux
agitations « démagogiques » de Paris, aux prétentions de la Commune ; il
pensait aussi un peu à la vaniteuse intrigue de la Gironde. Si celle-ci avait
été attentive, si elle n'avait pas été infatuée, elle aurait noté que Barère,
en prononçant le nom de Roland, n'y avait pas attaché un mot d'éloge. « On a
beaucoup parlé du ministre de l'Intérieur, mais je crains bien qu'on n'ait
attaqué que l'homme au lieu d'attaquer l'organisation de son immense
ministère. » Était-ce
le défendre ou seulement l'excuser ? Visiblement, Barère ne s'associait pas
plus aux déclamations et à l'esprit de coterie de la Gironde qu'aux
prétentions de la Commune et aux violences de Marat. Mais, lorsqu'il
demandait, le 24 décembre, qu'un rapport général sur l'état de la France fût
fait à la Convention par le Conseil exécutif et par la municipalité de Paris,
que les principaux comités de celle-ci se réunissent pour recevoir ce
rapport, quand il proposait, dans un projet de décret adopté à l'unanimité : « Les
Comités réunis (diplomatique, des finances, des secours publics, de la
guerre, de la marine et des colonies, de correspondance, de sûreté générale,
d'agriculture et de commerce) se concerteront avec le Conseil exécutif
provisoire pour présenter incessamment à la Convention toutes les mesures
nécessaires au maintien de l'ordre et des lois, à la conservation de la
liberté et à la défense de la République », que faisait Barère ? Il
cherchait à fortifier la Convention en appelant à elle tous les pouvoirs ; et
pourquoi voulait-il fortifier la Convention ? Non pas pour se servir d'elle
comme d'un instrument contre telle ou telle faction, mais pour dominer toutes
les factions. Et s'il se préoccupe, en ces jours où se débattait le sort du
roi, d'assurer l'ordre, ce n'était pas pour que la Convention pût impunément
braver et heurter, en sauvant le roi, l'instinct de la démocratie parisienne
; c'était, au contraire, pour qu'elle pût frapper le roi sans être suspecte
de céder à une pression extérieure et à des menaces démagogiques. Barère
était avant tout l'homme de la Convention, et c'est là ce qui assure, à
travers les sinuosités de sa tactique, l'unité de son action révolutionnaire,
l'honneur et la dignité de sa vie. Elle était à ses yeux la force suprême et
le moyen suprême de salut. Tout ce qui tendait à l'affaiblir, à la disperser,
à la subordonner était également funeste. Maintenir et accroître le prestige
de la Convention, c'était, pour Barère, sauver la Révolution elle-même. Il
avait ce sentiment plus qu'aucun des hommes de ce temps. Les
Girondins s'étaient agités et ils avaient conquis la gloire avant la
Convention. Ce n'est pas eux qui avaient eu l'idée de la convoquer, elle
n'était pas l'expression même de leur âme, ils se flattaient de la mener, de
l'éblouir, mais ils ne voyaient en elle qu'une nouvelle carrière où pouvait
se déployer leur génie. Dès qu'elle leur résistait, ils songeaient à la
violenter ou à l'entamer : Ce sont eux qui, les premiers, eurent l'idée
d'annuler les pouvoirs d'un certain nombre de représentants. Robespierre
avait du respect pour la Convention : il voyait en elle la force nationale et
centrale ; c'est lui qui en avait demandé la convocation. Mais il n'oubliait
pas que, dans l'intervalle politique de la Législative à la Convention, il
avait puissamment agi par la Commune de Paris, et sans chercher à déchaîner
les forces de la Révolution parisienne, il laissait ouvertes de ce côté les
chances obscures de l'avenir. Surtout il continuait à aller aux Jacobins, et c'est
par là qu'il entendait dominer et régler le mouvement politique. Ils étaient
à ses yeux une sorte de Convention nationale consultante, dont à la longue
l'action sur la Convention délibérante devait être irrésistible. Barère,
lui, ne fréquentait pas plus les Jacobins que le salon des Roland. Je ne
relève pas une seule fois sa présence aux Jacobins, où bientôt, en mars et
avril 1793, il sera un moment accusé de « rolandisme ». Auprès de
la Convention, qui avait reçu l'âme ardente et grande du peuple tout entier,
tout lui paraissait mesquin ou anarchique. C'est en mesurant Robespierre sur
cette grandeur de la Convention qu'il le déclara médiocre et petit. Les
vanités girondines et les fureurs maratistes doivent se perdre également dans
la majesté de la Convention nationale, et celle-ci, pour se défendre, n'a pas
besoin de menaces et d'outrages : elle n'a qu'à concentrer son action et à
renvoyer au peuple, en décision révolutionnaire, la force qu'elle en a reçue.
Elle est le prodigieux miroir qui concentre tous les rayons et qui, à son
foyer, volatilise toute intrigue, toute ambition partielle. Et, quand vient
le procès du roi, c'est la Convention seule qui doit agir, assumer la
responsabilité. Que
signifient les sommations de la Commune, les pétitions arrogantes des
sections, les violences des feuilles de Paris ? Ce sont des portions
minuscules du souverain qui veulent jouer au souverain, et qui, si la
Convention a du sang-froid, si elle a conscience de sa propre force, seront
châtiées par le ridicule et le mépris plus encore que par la loi. Mais, que
signifie l'appel au peuple ? Ce serait disperser de nouveau la souveraineté
que le peuple même, par son salut, a concentrée ; ce serait « détruire le
point de ralliement des volontés du peuple, affaiblir le gage et le moyen qui
seul établit l'unité de la République. » Je
reviens à l'image grande et forte sous laquelle Barère représentait la
Convention. Lui-même, sans doute, dans ses conversations politiques comme
dans ses discours, y revenait volontiers : « J'ai, dit-il, comparé
souvent la Convention à Hercule qui, dans son enfance, se débattait contre
des serpents. » Mais, Hercule ne déléguait pas sa massue, pas plus qu'il
ne permettait, quand il en était armé, que l'on dirigeât son bras. La
Convention ne permettait pas à la Commune de Paris de diriger son action, et
quand l'heure était venue d'abattre de sa massue herculéenne la royauté, elle
ne se dessaisissait point, par l'appel au peuple, de sa force souveraine.
Ainsi Barère installait la Convention au centre de l'action politique, et
c'est de ce centre que devait se développer toute la force de la Révolution.
C'est pour avoir compris cette grandeur impersonnelle de la Convention que
Barère est un des hommes en qui la Révolution se reconnaît. Baudot
a écrit : « Barère, durant son exil à Bruxelles (après 1815), était très recherché des
Anglais whigs ; ils le regardaient comme un type de la Révolution, tandis
qu'ils ne s'occupaient nullement de Sieyès, de Thibaudeau, de Merlin et
autres ; c'étaient pour eux des figures effacées par mille impressions
différentes. » Oui, et
mieux qu'un typé de la Révolution : il s'était en certaines journées, par son
identité avec la Convention, identifié à la Révolution. Dans l'opinion calme
et forte, qu'il lui apporta le 4 janvier 1793, elle reconnut « le point de
ralliement ». Il parla avec noblesse de Vergniaud, au moment même où il se
séparait de lui : «
L'opinion soutenue avec tant d'éloquence par Vergniaud a un avantage naturel
sur l'opinion contraire, et cet avantage est dans l'âme de ceux qui nous
écoutent. Vergniaud réunit en faveur de son opinion tout ce qu'il y a de
penchants nobles et délicieux dans le cœur humain, la générosité,
l'adoucissement des peines, le plus bel attribut de la souveraineté, la
clémence, et l'hommage légitime que chaque citoyen se plaît à rendre à la
souveraineté du peuple. « Cet
orateur a eu pour son opinion tout ce qu'il y a de favorable et de touchant,
il ne reste à la mienne que ce qu'il y a de sévère et d'inflexible dans les
lois. Il n'y a dans mon lot que l'austérité républicaine, la sévérité des
principes, la fidélité aux mandats, et la terrible nécessité de faire
disparaître le tyran pour ôter tout espoir à la tyrannie. » Mais il
avertit bien que, si son opinion est conforme à celle des sections agitées de
Paris.et à celle de Marat, cette rencontre lui pèse, et il va jusqu'à
indiquer qu'il est possible qu'il y ait une intrigue obscure nouée autour du
duc d'Orléans et où la mort du roi ne serait qu'une carte du jeu : « Si
quelque chose avait pu me faire changer, c'est de voir la même opinion
partagée par un homme que je ne peux pas me résoudre à nommer, mais qui est
connu par ses opinions sanguinaires ; c'est de voir mon opinion se rapprocher
de celles de quelques sections de Paris, entre autres cette section du
Luxembourg, dont on aurait dû punir l'arrêté provocateur de la désobéissance
aux lois et coupable d'attentat à la liberté des opinions publiques. « Enfin,
si quelque pensée avait pu arrêter ma plume, t'eût été de me dire que, si je
repousse la ratification populaire pour extirper la royauté, en déracinant le
trône, d'autres, avec la même opinion que moi, dans la République, ont
peut-être l'arrière-pensée de substituer une idole à une autre, et de faire
naître, des principes les plus purs, des moyens d'agitation et de trouble. » Sans
doute — et c'est le côté faible de sa méthode qui peut aboutir parfois à une
sorte de balancement systématique et à une fausse symétrie —, je crois que
Barère est trop complaisant pour cette hypothèse de Buzot. En fait, ni dans
la Convention, ni à là Commune, il n'y avait un seul parti, un seul groupe
qui songeât vraiment à installer sur le trône le duc d'Orléans. Mais,
par là encore, Barère rassurait ceux qui pouvaient craindre, en votant la
mort sans appel au peuple, de donner trop de gages à la Montagne ; ils ne
craignaient plus maintenant, après ce désaveu presque flétrissant de «
l'écrivain sanguinaire », d'être confondus avec les maratistes. Barère
d'ailleurs persuadait d'autant mieux qu'il ne paraissait pas vouloir
s'imposer. Sa modestie, à la fois sincère et calculée, contrastait avec ce
qu'il y avait d'impérieux dans la volonté de Robespierre et parfois dans le
génie même de Vergniaud : « Je
viens, disait-il, exposer ma pensée et ne veux influencer celle de personne. Je
n'ai jamais ambitionné que ma voix comptât pour plus d'une. » Je
crois démêler ici une nuance d'ambition fine, mesurée et discrète, qui
attendait patiemment son heure et qui croit qu'elle est arrivée. Il parlait
d'une façon pénétrante et douce, avec une aisance qui donnait un air de
franchise à tout. Lacombe Saint-Michel dira, quelques semaines plus tard, en
combattant une opinion de Barère : «
Opinion d'autant plug dangereuse que son éloquence, marquée au coin de la
bonne foi et de la plus douce sensibilité, pouvait à la rigueur en égarer
plusieurs par la franchise qu'il met dans tout ce qu'il dit. » Et
Baudot, bien des années après, quand ils eurent traversé ensemble bien des
orages, disait de lui : « Il
était généralement aimé dans son département : tous les habitants, pauvres ou
riches, voyaient en lui un grand homme, et ils n'étaient pas loin de la
vérité ; ils voyaient surtout en lui un homme doux, facile, aimant, porté 'au
bien et sans haine dans le. Cœur. » Son
intervention en janvier 1793 fut décisive. Garat l'a très bien et très
finement noté dans ses Mémoires. Il raconte une conversation qu'il eut, au
commencement de mars, avec Robespierre : « C'est
votre discours, lui disait-il, qui a fait incliner rapidement la balance de
la justice nationale du côté de la mort et c'est le discours de Barère qui,
après avoir compté tous les poids, les a fixés du même côté. » Peut-être
même Barère a-t-il fait plus que fixer la balance. Après le discours de
Vergniaud, qui avait pu renverser l'équilibre dans le sens de la clémence,
Barère l'a ramenée tout ensemble et fixée. L'OPINION DE DANTON Ce
n'est qu'à la dernière heure, et quand déjà sans doute la décision de chacun
était prise, que Danton put jouer un rôle. Il avait été- retenu loin de Paris
par sa mission en Belgique. Il ne rentra que le 15 janvier au soir, quand
déjà la Convention avait statué par appel nominal sur les deux premières
questions, la culpabilité de Louis et l'appel au peuple, et quand il ne lui
restait plus à statuer que sur la peine. Lamartine ne paraît pas avoir
soupçonné l'absence de Danton. «
Danton, dit-il, muet et observateur jusque-là saisit dès le lendemain 16 (le lendemain
des premiers votes),
la première occasion d'accentuer énergiquement l'impatience du sang qu'il
n'avait pas dans l'âme, mais qu'il feignait pour rester au niveau de
lui-même. » L'inconvénient
de ces sortes d'erreurs, c'est qu'elles tendent à faire de Danton une sorte
de sphinx, à donner à sa physionomie et à son rôle je ne sais quoi
d'énigmatique. Danton n'avait été « ni muet ni observateur », il avait été
absent, retenu au loin par le mandat difficile et redoutable que lui avait
donné la Convention. L'inadvertance commise par Michelet, et qu'ont signalée en
partie Louis Blanc et Ernest Hamel, est plus singulière encore et plus grave.
Michelet, dans les documents de cette époque, a lu Danton là où il y a
Daunou. C'est
Daunou qui, le 14 janvier, au moment où la Convention cherche sous quelle
forme et dans quel ordre seront posées les questions, propose une longue
série de questions, qui, en effet, tendaient presque toutes à compliquer le
procès et à ajourner la solution. Il ne tenait aucun compte du vote par
lequel la Convention avait décidé qu'elle jugerait Louis, et se plaçant dans
l'hypothèse où ce décret serait rapporté, il indiquait les questions
suivantes : « 1° Y a-t-il lieu à accusation contre Louis Capet ? 2°
Sera-t-il jugé par le tribunal criminel de Paris ou par une Cour nationale,
ou encore par tous les départements ? » C'était
faire table rase de tout le travail, de tous les votes de la Convention. Et
non seulement Daunou prévoyait dans ses questions l'appel au peuple, mais
aussi que le vote sur l'appel au peuple pouvait être ajourné à la fin de la
guerre : « La question de la confirmation du jugement par la Nation
sera-t-elle ajournée à la fin de la guerre ou à l'époque de l'acceptation de
la Constitution ? » Daunou indiqua, sans les motiver, toutes ces questions.
Et ce travail 'étrange d'un juriste minutieux, qui semblait étranger aux
événements, ne fut même pas discuté par la Convention. Comment
Michelet a-t-il pu voir dans cette assez pénible élaboration juridique, sans
vigueur, sans éclat et sans effet possible, une puissante manœuvre de Danton
pour sauver Louis XVI ? Si Danton avait voulu tenter une diversion en cette
question redoutable, s'il avait voulu essayer de rompre en ce point le
courant révolutionnaire, il aurait fait un effort de passion et d'éloquence.
La méprise de Michelet est à peine concevable, et il y a bâti tout un système
: « Que
Louis XVI fût jugé, condamné, cela était très utile, mais que la peine le
frappât, c'était frapper tout un monde d'âmes religieuses et sensibles... Le
moyen qu'employa Danton, le seul peut-être qu'il pût hasarder dans l'état
violent des esprits, lui Danton, lui dont la Montagne attendait les plus
violentes paroles, ce fut, sans préface ni explication, de présenter une
liste des questions nombreuses, habilement divisées, où revenait par deux
fois, sous deux formes, la question capitale : La peine, quelle qu'elle soit,
sera-t-elle ajournée après la guerre ? Danton, évidemment, mettait une
planche sur l'abîme et tendait la main, invitant à passer dessus. On devait
croire que la Gironde s'empresserait de passer la première, de donner
l'exemple au centre. La Montagne resta muette d'étonnement. Un seul homme
réclama, et un homme secondaire (c'était Garnier de Saintes). Robespierre n'eut garde de
rien dire. Il regarda froidement si Danton allait se perdre en avançant vers
la Gironde. Mais Danton n'avança pas. » A vrai
dire, rien n'égale le trouble de la vue de Michelet sur Danton à cette
période. Non seulement il croit que Danton a fait, le 14, cette suprême
tentative pour sauver le roi. Non seulement il croit que si Danton, le 15
janvier, n'a pas pris part aux deux scrutins, c'est parce qu'il est découragé
par son insuccès du 14 : « L'échec du 14 l'avait dégoûté, découragé ; c'est
la seule explication de cette absence déplorable » ; mais je relève encore la
même erreur, compliquée encore d'une légère erreur de date, pour la séance du
9 janvier. Un peu plus loin, Michelet, parlant de Cambacérès, « le jeune et
doux Cambacérès », dit : « Il se rapprochait volontiers des hommes qui
avaient au plus haut degré la qualité qui lui manquait à lui-même, je veux
dire l'énergie virile... Seul dans toute la Convention, il appuya Danton, au
9 janvier, dans la proposition qui aurait sauvé Louis XVI, alors il vota pour
la vie. » Ici, la
confusion est double. Michelet confond Danton avec Daunou, et, pour Daunou
lui-même, il confond visiblement la séance du 14 avec la séance non pas du 9,
mais du 7. Dans la séance du 14, Cambacérès proposa, lui aussi, un moyen
d'ajournement, inédit celui-là et un peu imprévu. C'était un appel au peuple
qui devait porter non plus sur la peine infligée à Louis, mais sur l'étendue
du pouvoir de la Convention. Celle-ci devait demander à la Nation : Me
reconnaissez-vous le pouvoir de juger en dernier ressort ? Et ici
encore, ce doute sur soi-même et sur son propre droit révolutionnaire est à
l'opposé de la pensée de Danton. Et dans la séance du 7, devenue, dans les
notes évidemment hâtives et brouillées de Michelet, la séance du 9, laquelle
d'ailleurs a l'air de faire double emploi avec la séance du 14, Daunou et
Cambacérès remettent tous les deux à la Convention leur opinion écrite sur le
procès du roi. Cambacérès conclut, comme il le fera le 14, à une consultation
nationale sur la compétence judiciaire de la Convention. Daunou concluait à
bannir le roi après la guerre, à le détenir jusqu'à la paix, et il réservait
en même temps à la Convention « le droit d'accuser Louis et de le faire
juger pour sa conspiration personnelle ». Il n'y a pas de plus pitoyable
chaos d'idées, et c'est dans ce guêpier politico-juridique que Michelet a
égaré un moment le grand Danton. Si j'ai
insisté sur cet imbroglio, au risque de suspendre par une discussion critique
la marche du drame, c'est que l'erreur de Michelet, analogue à celle de
Lamartine, contribue à fausser la physionomie morale et historique de Danton.
A coup sûr, il n'avait point de haine et il était capable de soumettre à la
raison les entraînements les plus passionnés de sa nature véhémente. Mais il
était avec la Révolution, il marchait et pensait avec elle et il faut se
garder de lui prêter, surtout à cette date, un système de sentimentalité et
un parti pris de clémence qui le séparaient des vives forces
révolutionnaires. L'erreur de Michelet a des prolongements inquiétants. Cette
attitude de Danton, qui contraste si nettement avec son attitude en
septembre, et aussi avec l'attitude des dantonistes eux-mêmes, de Fabre
d'Eglantine, de David, de Basire, de Desmoulins pendant le procès du roi, il
faut bien l'expliquer. Et c'est par le séjour de Danton à l'armée que
Michelet l'explique : «
Danton apportait des pensées absolument différentes, celles de l'armée
elle-même. Cette grande question de mort, que les politiques de club
tranchaient si facilement, l'armée ne l'envisageait qu'avec une extrême
réserve. Nulle insinuation ne put la décider à exprimer une opinion ou pour
ou contre la mort du roi. Réserve pleine de bon sens. Elle n'avait nul élément
pour résoudre une question si obscure. Elle croyait le roi coupable, mais
elle voyait parfaitement qu'on n'avait aucune preuve. Elle ne désirait point
la mort. » Simples
conjectures ; l'armée aurait-elle si vite, au commencement d'avril, abandonné
le glorieux Dumouriez, cherchant à la détourner de la Convention, si elle
avait été meurtrie dans sa conscience et dans son humanité par la mort du roi
? C'est une tactique qui a été trop souvent adoptée par les historiens
d'opposer l'héroïsme calme et humain de l'armée aux fureurs aveugles des
politiciens, aux cruautés des factions. L'armée avait le sentiment très net
que son héroïsme égalait à peine l'héroïsme de ceux qui, au sein de la
tempête, sans pouvoir connaître le repos de l'esprit et la joie du devoir
certain, soutenaient sur leur pensée le poids accablant des événements. Mais
le système de Michelet est grave, car il engage Danton bien avant dans ra
politique de Dumouriez. Si c'est pour répondre aux sentiments de l'armée de Belgique, avec laquelle il venait de vivre, que Danton inclinait à sauver le roi, comme Dumouriez, en haine et par peur des Montagnards, semble avoir désiré dès lors qu'ils soient affaiblis par un échec dans le procès du roi, voilà la force révolutionnaire de Danton prisonnière de l'intrigue. Le voilà lié, avec la Gironde, à un système de modérantisme dont Dumouriez serait prêt à serrer le nœud. |