LES HÉSITATIONS DE LA CONVENTION C'est
le 10 août 1792 que Louis XVI avait été suspendu de ses fonctions de roi et
enfermé au Temple. C'est le 21 janvier 1793 qu'il monta sur l'échafaud.
Comment la Révolution mit-elle cinq mois et demi à le juger et à le frapper ?
Elle avait un intérêt immense à aller vite. Si le roi avait été jugé et
exécuté en octobre, dès la réunion de la Convention, le pays eût été encore
sous l'impression de la journée du 10 août, et ; tout ému de colère, il eût
accepté plus aisément le coup audacieux qui était porté. Puisque la
Révolution voulait, par un acte irréparable, décourager les royalistes et
étonner l'Europe, c'est par là que la Convention aurait dû ouvrir ses
travaux. Elle eût ainsi marqué toute son œuvre d'un sceau infrangible. De
plus, à la fin de septembre et en octobre, l'Europe était dans la stupeur de
voir les victoires inattendues de la Révolution. La mort du roi eût aggravé
cette stupeur en un complet désarroi : et il est possible que la coalition
européenne se fût dissoute. En tout
cas, en septembre et octobre, l'Angleterre ne paraissait nullement décidée à
la guerre : et sans doute le jugement du roi, rapide et terrible, n'eût pas
suffi à l'y décider. Le monde aurait été comme surpris par la rapidité de
l'événement et immobilisé sous les éclats de foudre. Pourquoi
la Convention traînait-elle ? C'était le mandat primordial qu'elle avait
reçu. La Législative ne s'était séparée que pour que la Nation elle-même
prononçât sur le sort et de la royauté et du roi. La royauté fut abolie le 21
septembre. Il fallait d'urgence, et aussitôt après, fixer le sort du roi. La
Convention, malgré son audace, éprouvait-elle un trouble secret ? Était-elle
retenue, devant cet homme que l'infortune avait rapproché de l'humanité sans
lui ôter tout à fait le prestige d'une royauté séculaire, par un reste de
superstitieux respect et un commencement de pitié ? Elle s'embarrassa
d'emblée dans ces difficultés de forme et dans des scrupules juridiques. « Louis
XVI est-il jugeable pour les crimes qu'on lui impute d'avoir commis sur le
trône constitutionnel ? Par qui doit-il être jugé ? Sera-t-il traduit devant
les tribunaux ordinaires, comme tout autre citoyen accusé de crime d'Etat ?
Déléguerez-vous le droit de le juger à un tribunal formé par les assemblées
électorales des 83 départements ? N'est-il pas plus naturel que la Convention
nationale le juge elle-même ? Est-il nécessaire ou convenable de soumettre le
jugement à la ratification de tous les membres de la République, réunis en
assemblées de communes ou en assemblées primaires ? » LA THÈSE DE L'INVIOLABILITÉ Voilà
les questions que se pose Mailhe au début de son rapport préliminaire du 7
novembre et que le comité de législation avait « longuement et profondément
agitées ». A vrai dire, ce long débat était assez vain. Comment s'arrêter un
moment à la thèse de l'inviolabilité royale ? Sans doute, la Constitution
déclarait la personne du roi inviolable, et elle ne rendait responsable que
les ministres. Ou bien, pour certains actes déterminés, elle constatait que
le roi « était censé avoir abdiqué », et elle prononçait sa déchéance. Mais
toute cette procédure constitutionnelle suppose que la Constitution elle-même
n'est pas atteinte dans la racine. Si la faute du roi, si sa trahison même ne
mettent pas la Nation et la liberté en péril mortel, si la royauté peut survivre
au roi, alors, oui, c'est selon la Constitution que le roi, par une longue
conspiration, a ruiné la Constitution elle-même, si, par sa connivence avec
l'étranger armé pour la détruire, il l'a presque frappée à mort, si la juste
"colère excitée par son crime a obligé le peuple exaspéré et défiant à
une Révolution nouvelle, comment appliquer au roi une Constitution dont, par
sa faute, il ne reste plus rien ? En
fait, depuis le 10 août, la France était, non à l'état constitutionnel, mais
à l'état révolutionnaire. La suspension du roi et son internement au Temple
étaient des actes révolutionnaires. La Convention elle-même était une
assemblée révolutionnaire, puisqu'elle n'avait pas été convoquée en vertu de
la Constitution de 1791, et puisqu'elle avait reçu du peuple des pouvoirs
illimités comme la Révolution. C'était donc manifestement en assemblée
révolutionnaire qu'elle devait juger e4 il était assez étrange que l'on
discutât là-dessus. Elle
était visiblement le seul tribunal révolutionnaire ayant qualité pour juger.
Remettre le jugement à un jury formé de deux jurés par département, que les
corps électoraux auraient choisis, eût été un dangereux enfantillage. C'eût
été une parodie des formes 'ordinaires de la justice, car ce jury n'aurait
pu, en une question où la vie même de la Nation était engagée, échapper aux
mouvements passionnés de l'opinion et aux indications, aux suggestions
impérieuses de la Convention elle-même. Cet acte de jugement était, par
excellence, un acte de souveraineté, puisque tout le destin de la liberté et
de la patrie y était attaché. C'était donc le souverain, c'est-à-dire la
Nation elle-même représentée à la Convention, qui devait juger. Il n'y avait
plus de Constitution, puisque celle de 1791 avait été abolie et que la
nouvelle n'était pas formulée encore. Dans
cet intervalle entre les Constitutions, il ne restait plus qu'un pouvoir : la
Nation, ou plutôt tous les pouvoirs revenaient à elle comme à leur source.
C'est précisément parce que la Convention n'avait pas un mandat purement
judiciaire, mais un mandat politique, un mandat total, qu'elle devait juger ;
car il était impossible de séparer le jugement de Louis XVI du jugement
d'ensemble porté sur l'état politique et social de la France. C'eût été
démembrer la souveraineté et la diviser mortellement contre elle-même que de
détacher du pouvoir politique total qu'exerçait la Convention, le jugement du
roi où la vie politique totale de la Nation était enveloppée. Et qu'on
n'objecte pas que la Nation était à la fois juge et partie et que cela est
contraire à toute justice. Quand un roi a trahi une Nation, où trouver, dans
cette Nation même, un citoyen qui ne soit pas à la fois juge et partie ? Faudra-t-il
donc, écrivait un Conventionnel, chercher des juges dans une autre planète ? Il
serait étrange que la Nation fût désarmée de son droit de juger par
l'immensité même du crime qui, en blessant toute conscience et toute vie,
retire à tout un peuple et à tous les individus de ce peuple la vulgaire
impartialité du juge. En ce sens, ce n'est pas seulement à la Convention,
c'est à la Nation tout entière que De Sèze aurait pu dire : « Je cherche en
vous des juges et je ne trouve que des accusateurs. » Mais ces paroles ne
sont terribles que pour Louis XVI qui, en trahissant tout un peuple, obligeait
tout un peuple à être à la fois accusateur et juge. LA THÈSE MONTAGNARDE. — SAINT-JUST Mais,
dès lors, n'y aurait-il pas eu plus de franchise à frapper et à ne pas juger
? C'est ce que disent à la fois, par une curieuse rencontre, Kant et
Robespierre. Kant considère que la Révolution aurait eu le droit, par
exemple, au 10 août, de frapper le roi comme on frappe un ennemi dans le
combat, mais que prétendre le juger, en substituant un droit nouveau au droit
ancien, c'était une dérision. « Et
moi, s'écria Saint-Just dans son discours du 13 novembre, je dis que le roi
doit être jugé en ennemi ; que nous avons moins à le juger qu'à le combattre.
Je dirai plus : c'est qu'une Constitution acceptée par un roi n'obligeait pas
les citoyens ; ils avaient, même avant son crime, le droit de le proscrire et
de le chasser. Juger un roi comme un citoyen, ce mot étonnera la postérité
froide. Juger, c'est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice :
quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanité et un roi ? Le procès
doit être fait à un roi non point pour les crimes de son administration, mais
pour celui d'avoir été roi, car rien au monde ne peut légitimer cette
usurpation et, de quelques illusions, de quelques conventions que la royauté
s'enveloppe, elle est un crime éternel contre lequel tout homme a le droit de
s'élever et de s'armer, elle est un de ces attentats que l'aveuglement même
de tout un peuple ne saurait justifier... On ne peut point régner innocemment
; la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un
usurpateur. » C'est
un sophisme. Car, si Saint-Just ne fait pas abstraction de l'histoire, il est
obligé de reconnaître que l'institution de la royauté n'est pas l'œuvre de
quelques hommes audacieux, elle a répondu à des nécessités historiques et
tout ce qu'il est permis de dire en 1792, c'est que ces nécessités ont pris
fin, c'est que les nations maintenant peuvent se gouverner elles-mêmes. Et,
alors, la question se pose : De quel droit faire payer à l'individu qui fut
roi une longue fatalité dont il n'est pas plus responsable que les autres
hommes ? Ou, si Saint-Just fait abstraction de l'histoire, s'il prolonge dans
le passé l'heure présente, s'il croit et s'il dit qu'à chacun des moments des
siècles écoulés les hommes auraient pu secouer le joug royal comme ils le secouent
maintenant, c'est l'humanité tout entière qui est criminelle, et les peuples
doivent se châtier eux-mêmes de leur long et lâche esclavage, comme ils
doivent châtier les rois de leur longue et arrogante domination. En vain
Saint-Just allègue-t-il que l'aveuglement des peuples n'excuse pas
l'usurpation, des rois ; il n'excuse pas non plus l'abjecte servilité des
peuples. Et, ici encore, pourquoi concentrer, sur la seule tête de Louis XVI,
un châtiment qui doit frapper le front humilié des peuples comme le front
superbe des rois ? Ainsi, dire que Louis XVI doit être frappé, non à raison
des crimes qu'il a commis dans l'exercice de sa fonction de roi, mais à
raison de sa seule qualité de roi, c'est se montrer trop sévère pour UR seul
homme, trop indulgent pour l'humanité complice. Aussi
bien, il n'est pas vrai qu'entre le roi Louis et le peuple. de France, il n'y
eut aucun de ces rapports de justice qui permettent en effet de juger. Depuis
la Révolution de 1789, une transaction était intervenue entre la tradition
historique et le droit nouveau, entre l'institution royale et la souveraineté
populaire. Cette transaction aurait pu durer, si la royauté avait été
honnête- et fidèle à sa propre parole. C'est la Constitution même qui était,
entre le roi et la Nation « le rapport de justice » nié par Saint-Just. Et
même, quand la Constitution fut tombée, la Nation gardait le droit -de
demander compte à Louis XVI des trahisons qui avaient annulé le pacte de la
royauté et du peuple. Le roi n'était pas libéré de sa félonie par la chute de
la Constitution envers laquelle il avait été félon. Et c'est cette félonie
que la Nation avait le droit de juger. L'OPINION DE ROBESPIERRE Robespierre,
dans son discours du 3 décembre, conclut dans le même sens que Saint-Just,
mais pour des raisons autres. Comme lui, il veut qu'il n'y ait pas de
jugement, il veut que le roi soit exécuté sans procès, comme un ennemi. Mais,
ce n'est pas sa qualité de roi qu'il invoque ; ce sont les crimes qu'il a
commis contre la Nation : « Les peuples ne jugent pas comme les cours
judiciaires ; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre ; ils
ne condamnent point les rois, ils les replongent dans le néant. » Entre
Louis XVI et la Révolution, la lutte est engagée. Le 10 août est un premier
coup ; la mort sera le second. Au 10 août le peuple n'a pas prétendu porter
un jugement ; il a frappé, pour se défendre. Il va frapper maintenant le coup
décisif, pour se débarrasser à jamais du tyran. « Il faut que le tyran meure
pour que la patrie vive. » Juger Louis XVI, c'est supposer qu'il peut être
innocent ; et, si Louis XVI est innocent, c'est la France qui est rebelle,
c'est la Révolution qui est un crime... Donc, pas de procès, pas d'acte
d'accusation, pas d'avocat, pas de jugement, pas de lenteurs nouvelles, mais
une mesure de salut public. Ce
qu'il y a de fort dans la thèse de Robespierre, c'est qu'il n'y a pas
jugement là où la sentence s'impose d'avance au juge, quelle que soit la
défense de l'accusé. Or, après le 10 août, 11 n'était pas possible à la
Convention de proclamer l'innocence de Louis XVI sans déchaîner la
contre-Révolution. Il était hardi, et, en un sens, il était noble de
proclamer cette nécessité vitale de la Révolution et de ne pas embarrasser de
formes judiciaires l'acte de salut de la liberté et de la patrie. Mais,
c'était une pensée trop forte pour la conscience hésitante et troublée de la
France. Celle-ci n'avait pas l'audace de frapper ainsi sans jugement. Elle ne
voulait pas se priver elle-même du bénéfice des crimes de Louis XVI, et, ses
crimes, elle voulait qu'ils fussent constatés pour la Nation et pour le
monde, selon les formes essentielles de la justice, par un débat public où
l'accusé pourrait se faire entendre. Peut-être la hautaine et sommaire
procédure de Saint-Just et de Robespierre eût-elle été possible au lendemain
même du 10 août ; alors le décret de mort porté sans jugement contre Louis
XVI eût apparu comme la suite de la bataille. En décembre, il était trop tard
; Robespierre constatait lui-même le changement des esprits : « A l'époque du
mois d'août dernier, où les partisans de la royauté se cachaient ; quiconque
eût osé entreprendre l'apologie de Louis XVI eût été puni comme un traître.
Aujourd'hui, il relève impunément un front audacieux... » et Robespierre
conclut « Hâtez-vous : ne perdez pas encore du temps en formalités'
hypocrites et timides. » L'OPINION DE MARAT Mais,
sans doute, il n'était plus possible de prononcer aussi sommairement sans
heurter le sentiment public. M. Ernest Hamel, dans son Histoire de
Robespierre, écrit à ce propos : «
Est-il vrai qu'en ce moment Marat, se penchant vers Dubois-Crancé, lui ait
dit : « Avec ces doctrines-là on fera plus de mal à la République que tous «
les tyrans ensemble » ? C'est du moins ce qu'a prétendu un historien très
consciencieux (Villiaumé)
; mais nous n'en croyons pas un mot, pour trois raisons : D'abord, parce que
de tels scrupules nous paraissent essentiellement contraires au génie et aux
habitudes de Marat ; en second lieu, parce que Dubois-Crancé, personnage fort
équivoque, ne mérite aucune créance ; enfin, parce que l'on a complètement
omis de nous donner la moindre preuve de l'authenticité d'une pareille
allégation. » Visiblement,
M. Hamel est scandalisé à l'idée que Marat a pu trouver Robespierre excessif
et impolitique. Il se fait de Marat une idée assez fausse. Celui-ci était
parfois très avisé, très prudent, attentif à ne pas surexciter les forces de
contre-Révolution. Précisément, en ce mois de décembre, il blâme Cambon
d'avoir, par sa motion sur le budget des Cultes, soulevé les prêtres
constitutionnels et il insère une lettre de quelques-uns d'entre eux. Sur le
procès même de Louis XVI, il est certain qu'il condamne la méthode de
Saint-Just et de Robespierre. On sait qu'il tenait Robespierre en très haute
estime ; c'est le seul homme qu'il n'ait jamais attaqué. De même, il avait
été frappé par les premiers discours de Saint-Just, il caractérise sa manière
avec beaucoup de finesse : « Le
seul orateur, écrit-il le 1er décembre, qui m'ait fait quelque plaisir à la
tribune, c'est Saint-Just. Son discours sur les subsistances annonce du
style, de la dialectique et des vues. Lorsqu'il sera mûri par la réflexion et
qu'il renoncera au clinquant, il sera un homme : il est penseur. » Mais,
sur ce point, il se sépare de Saint-Just et de Robespierre. Je note qu'il ne
loue pas le discours de Saint-Just sur Louis XVI. En fait, l'opinion très
nette de Marat est que Louis XVI doit être jugé selon les formes. Il craint
que si ses crimes les plus évidents ne sont pas rappelés au pays en un procès
solennel, la sentence de mort rencontre des résistances. Il dit dans son
opinion : « Votre
Comité de législation a fait voir, par une suite de raisons tirées du droit
naturel, du droit des gens, du droit civil, que Louis Capet devait être amené
en jugement. Cette marche était nécessaire pour l'instruction du peuple, car
il importe de conduire à la conviction, par des routes différentes et
analogues à la trempe des esprits, tous les membres de la République. » Or, il
est clair que le procédé sommaire de Robespierre ne lui paraît pas de nature
à produire la conviction ; il n'est pas « analogue à la trempe des esprits ».
Et, comme Marat a déposé son opinion écrite à la Convention le 3 décembre,
précisément le jour même où parlait Robespierre, il est, très vraisemblable
qu'il a marqué quelque irritation des vues de celui-ci. La thèse
intransigeante et tranchante de Robespierre pouvait donner à Marat, par
contraste, une apparence de modérantisme. Si M. Hamel n'avait pas été absorbé
et fasciné par la contemplation de Robespierre, s'il s'était reporté aux
écrits de Marat, il aurait trouvé très plausible le propos que lui attribue
Dubois - Crancé. Marat insiste sur son idée : Louis XVI doit être jugé avec
apparat et sévérité. Et, dans le numéro du 13 décembre, il se plaint, lui si
pressé pourtant d'aboutir, d'impatiences irréfléchies qui risquent d'ôter au
jugement de la Convention une part de son autorité : « C'est
avec douleur que j'ai vu les membres patriotes de cette Assemblée donner à
plein collier dans le piège qu'on leur tend ; comment ne sentent-ils qu'on
cherche à les jeter dans de fausses mesures, en les poussant à juger Louis
Capet avec précipitation ! Je les rappelle à la réflexion. C'est dans le plus
grand calme et avec sagesse qu'ils doivent prononcer sur le sort de
l'ex-monarque, moins pour leur propre honneur que pour ôter à ses suppôts le
prétexte de les calomnier, en les accusant de l'avoir égorgé avec le glaive
des lois. » Marat
songe évidemment ici à la séance du 12, où quelques membres de l'extrême
gauche proposèrent qu'un délai de quatre jours seulement fût accordé à Louis
XVI pour examiner les pièces et présenter ou faire présenter sa défense.
Marat était si préoccupé de ménager l'opinion publique, je dirais presque
l'opinion moyenne, qu'un moment il fut accusé de tiédeur et qu'il dut
s'expliquer dans son journal. « En
reportant Louis Capet sur le trône, après sa fuite vers l'ennemi, les
représentants de la Nation lui ont remis tous ses crimes antérieurs. Or, s'il
convient de lui faire son procès d'après la Constitution, du moins pour
fermer la bouche à ses suppôts, je pense qu'il faut se borner aux chefs
d'accusation postérieurs à cette époque. De cette observation si simple, les
amis ont conclu que je faisais beau jeu au tyran ; les ennemis que je
m'apitoyais sur son sort ; ceux-ci ont cherché à cela du mystère ; ceux-là y
ont vu une étourderie abominable. « ...
Au reste, pour peu que la Convention s'aperçoive que les défenseurs de Louis
Capet abusent des formes juridiques qu'elle a permises, non pour sauver le
tyran, mais pour mettre en évidence ses crimes et prouver à l'univers qu'en
le condamnant, elle ne condamne pas à mort un innocent, elle est toujours la
maîtresse de rejeter ce mode vicieux, de faire justice d'un monarque
conspirateur, et de le traiter en ennemi public pris les armes à la main. » Ainsi,
Marat ne se ralliera au point de vue de Robespierre et de Saint-Just que si
l'autre méthode, le jugement selon les formes juridiques, suscite des
difficultés et ne résout pas la crise ; mais, au fond, sa conception est
directement contraire à la leur. Bien loin de ne voir dans le roi que sa
qualité de roi, bien loin même de le traiter comme si toute la Nation ne
voyait en lui qu'un ennemi, il veut le juger sur ses crimes et selon la
Constitution même. Il lui fait remise des crimes antérieurs à Varennes ;
parce que l'opinion a pu voir une amnistie dans son rétablissement sur le
trône. Encore une fois, il est surprenant que M. Hamel se soit trompé à ce
point sur la tactique de Marat. Mais,
ce que je veux retenir, c'est que l'opinion de Saint-Just et de Robespierre
était une opinion isolée, qu'elle parut à presque toute la Convention un
paradoxe, et qu'il n'y avait certes pas là une difficulté capable d'arrêter
ou de ralentir le procès. Si la Convention s'était placée nettement, dès les
premiers' jours, en face du problème, elle aurait certainement décidé, dès la
fin de septembre ou le commencement d'octobre, qu'il y avait lieu à juger
Louis, qu'il devait être jugé par la Convention, et que la garantie des
formes juridiques devait lui être largement assurée. LA TACTIQUE DE LA GIRONDE Mais,
visiblement, les Girondins, qui étaient, en ces premiers mois, les maîtres de
la Convention, traînaient les choses en longueur. La Gironde semble frappée
d'une sorte de paralysie de la volonté. Elle n'a certes pas formé le ferme
propos de sauver Louis XVI et elle ne songe nullement, à cette date, à
ménager et à flatter la contre-Révolution[1]. Mais elle hésite à porter un
coup décisif, et elle cherche à gagner du temps. En acceptant le ministère
des mains de Louis XVI, elle avait joué un rôle de transition, et elle ne
savait point se dégager de ce rôle. Elle avait, avant le 10 août, négocié,
tergiversé ; et elle avait l'impression obscure que si elle déchaînait les
événements, c'est par d'autres qu'ils seraient conduits. La mort du roi
allait passionner toutes les forces de l'univers, et ce sont les forces les
plus brutales, les plus directes qui prévaudraient. Que
restait-il des habiles combinaisons de la politique, que restait-il de
l'éloquence elle-même, quand le couteau de la guillotine tranchait les
problèmes ? Il faudrait désormais des volontés nettes et coupantes comme lui
; et, devant l'engin de mort, symbole d'une politique simple, grandiose et
brutale, l'esprit compliqué et incertain de la Gironde se récusait à demi[2]. Et
puis, je ne sais si une sorte de pitié mélancolique n'était pas éveillée en
eux par les premières meurtrissures de la vie. Certes, ils ne craignaient
point pour eux-mêmes, ils avaient un haut courage ; et d'ailleurs, si leur
prestige commençait à être atteint, leur puissance n'était pas ruinée encore
et leur vie n'était point menacée ! Mais, ils avaient souffert, ils avaient
éprouvé les dures vicissitudes de l'opinion ; un moment même, aux journées de
septembre, quand Robespierre dénonçait Brissot et ses amis à la Commune,
quand un mandat d'arrêt était préparé contre Roland, ils avaient vu luire sur
eux l'éclair de la hache. Que toute chose humaine était fragile ! Que la
popularité était courte ! Que la vie était précaire ! Ainsi,
parfois, en de rapides et secrètes mélancolies, le mystère tragique de leur
destinée s'inclinait vers le mystère tragique de la destinée royale : leur
pensée rencontrait, au seuil du néant, la royauté abolie et le roi menacé.
Et, comme des ombres qui se touchent par les bords, le destin de la Gironde
semblait parfois contigu au destin du roi. Les Girondins étaient-ils bien
sûrs, en frappant, de ne pas se frapper eux-mêmes ? Ils allaient donner à la
mort un signal ambigu qu'elle interpréterait peut-être largement. Quelque
trouble de conscience aussi était en eux. J'imagine que Brissot, qui était
bon et humain, n'avait pas appris sans douleur que Delessart avait été
massacré à Orléans. C'est lui qui l'avait envoyé à la Haute-Cour ; c'est lui
qui, sur des indices bien légers et pour hâter la déclaration de guerre,
l'avait fait décréter de trahison. Était-il vraiment un traître ? Cette ombre
sanglante devait sans doute importuner Brissot. D'ailleurs,
en exploitant, contre Robespierre et Danton les massacres de septembre, la
Gironde s'était condamnée elle-même à tenir le rôle de l'humanité et de la
pitié. Elle était liée par sa propre manœuvre. A force de représenter ses
adversaires comme des anarchistes altérés de sang, elle s'obligeait à
témoigner de la répugnance pour toute œuvre de mort. Comme un jour, à la
Convention, Jeanbon Saint-André invoquait les morts du 10 août pour tâter le
jugement du roi : « Voilà écrivait Brissot, des ombres transformées en
bourreaux. » Enfin,
il se peut qu'en octobre et novembre, la Gironde ait compté sur la force
éblouissante de la victoire pour résoudre toutes les difficultés. Valmy,
Jemappes, Chambéry, Spire, Francfort, la Belgique, la Savoie, l'Allemagne...
qui sait si l'Europe effrayée et fascinée ne demandera point la paix ? Est-il
sage de rendre les négociations plus difficiles en jetant aux rois la tête
d'un roi ? Et ne serait-il point glorieux à la liberté victorieuse de faire
grâce de la vie au roi félon et parjure ? Ce sera effacer, pour le monde, la
tache de sang que septembre a mise au front de la République. Ce sera ouvrir
une ère d'humanité apaisée ; et la victoire de la Gironde sera complète :
victoire sur la contre-Révolution et sur le vieux monde, victoire sur «
l'anarchisme meurtrier » et sur la barbarie. Voilà
les pensées qui flottaient dans l'esprit de la Gironde. Mais elle ne les
formulait point en une politique courageuse et claire. La clémence envers le
roi était liée à la paix envers le monde. Or, tantôt Brissot pressentait le
péril de la guerre illimitée, tantôt il se laissait aller aux imprudentes
effusions de la propagande révolutionnaire universelle. L'amnistie pour le
roi supposait aussi l'amnistie pour les révolutionnaires. Il eût été
monstrueux d'épargner le traître et de frapper ceux qui avaient été conduits
jusqu'au délire du meurtre par sa trahison. Or, la
Gironde dénonçait sans cesse et menaçait les hommes de septembre,
c'est-à-dire dans l'état de confusion où étaient restées les responsabilités,
tout le peuple de Paris. En déchirant le voile qu'elle avait d'abord consenti
à jeter sur les journées de septembre, la Gironde rendait impossible à la
Nation de jeter sur les crimes du roi un voile de dédaigneuse pitié. Ainsi,
il n'y avait dans la politique de la Gironde qu'obscurité et contradiction ;
et, ne sachant pas précisément ce qu'elle voulait, elle n'était plus, malgré
son agitation extérieure, qu'une force d'inertie, d'immobilité et
d'ajournement. Marat
note que les chefs girondins se sont abstenus de prendre part au débat sur
l'inviolabilité royale : « On se
rappelle, écrit-il le 6 décembre, le projet des meneurs de la clique
rolandine — projet que j'ai dénoncé il y a quelque temps — de ne point parler
à la tribune sur l'inviolabilité de Louis Capet pour ne pas déceler leur
royalisme ; mais de faire plaider sa cause par les roquets auxquels ils
devaient applaudir de toutes leurs forces pour exciter les applaudissements
des spectateurs soudoyés. Ce projet est déjà mis à exécution. On n'a entendu
à la tribune ni Guadet, ni Gensonné, ni Lacroix, ni Buzot, ni Brissot, ni
Roland, ni Kersaint, mais leurs roquets Morisson, Valazé et Fauchet plaider
en lâches valets de la Cour la cause du tyran. » Marat
oublie que Pétion était intervenu et s'était prononcé avec force contre la
thèse de l'inviolabilité. Au demeurant, les Girondins ne pouvaient y adhérer
; et leur plan n'était point que Louis XVI ne fût point jugé. Mais il reste
vrai qu'ils ne s'engagèrent pas à fond contre le roi, ils voulaient rendre
possible un acte final de clémence. LES DIVERSIONS GIRONDINES Ils
usèrent surtout de deux moyens pour prolonger les débats et pour détourner la
violence des colères qui menaçaient Louis XVI. D'abord, ils essayèrent de
saisir du procès le peuple entier, ou du moins, quelques-uns d'entre eux
l'essayèrent ; car l'action des Girondins est très diverse et flottante, soit
qu'ils fussent incapables de discipline, soit que cette incohérence même, en
multipliant les projets, servît leur pensée fondamentale de temporisation.
Toutes les fois que le procès semblait faire un pas, la Gironde imaginait une
diversion. Le 3
décembre, la Convention écartait la motion tranchante de Robespierre, qui
exécutait Louis XVI sans jugement : « Louis
XVI, traître envers la Nation, ennemi de l'humanité, sera puni de mort à la
place où les défenseurs de la liberté ont péri le 10 août. » Et elle
adoptait la formule de Pétion : « La
Convention nationale déclare qu'elle jugera Louis XVI. » Enfin,
la marche juridique semblait réglée. Mais, le même jour, un des Girondins,
Ducos, comme pour ouvrir une autre issue aux esprits, transportait le procès
devant le peuple : « Les assemblées primaires seront convoquées, et chaque
citoyen sera appelé : « Il
s'approchera du bureau, le président lui demandera à haute et intelligible
voix : « Acceptez-vous et ratifiez-vous l'abolition de la royauté, et
l'établissement de la République en France ? « Votre
vœu est-il que Louis XVI puisse être jugé ? « Votre
vœu est-il que Louis XVI soit jugé sans appel, par la Convention nationale,
ou par un tribunal d'attribution spéciale qui sera, à cet effet, commis par
la Convention nationale ? « Ces
trois questions seront faites séparément : le citoyen interrogé y répondra
aussi séparément par oui ou par non, et à haute et intelligible voix. » Quand
je dis que Ducos portait le procès devant le peuple, je me trompe. Ce n'est
pas le fond même du procès qu'il lui soumettait, mais seulement une question
préalable de juridiction et de procédure. Je ne m'arrête pas à discuter cette
opinion individuelle, mais il est clair que c'était un ajournement indéfini.
Or, qu'un homme sympathique aux Girondins ait formulé cette proposition
dilatoire, cela est un signe de l'état d'esprit de la Gironde. Dans la
proposition de Ducos, le peuple, avec ses innombrables assemblées primaires,
commence à paraître. Et, si un Girondin veut lui donner la puissance
d'initiative, la Gironde presque tout entière se réserve évidemment de faire
de lui, s'il est nécessaire, la puissance d'appel. Mais
Buzot recourut à une autre diversion, plus audacieuse à la fois et plus
perfide. Il prit prétexte, le 4 décembre, des paroles de quelques
pétitionnaires, pour faire soudain une motion d'ordre évidemment préméditée : « J'ai
cru comprendre, par le discours du préopinant, qu'on voudrait insinuer dans
l'opinion l'idée que des membres de cette Assemblée désirent le
rétablissement de la royauté en France. Eh bien ! pour écarter tout soupçon,
je demande à la Convention de décréter que, quiconque proposera de rétablir
en France les rois ou la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse
être, sera puni de mort. Et le procès-verbal ajoute : « De nombreux
applaudissements éclatent dans toutes les parties de la salle. L'Assemblée,
presque entière, se lève en signe d'adhésion à la proposition de Buzot. » C'était
assez bien joué, si toutefois en ces terribles jours, où il fallait surtout
de la loyauté et de la décision, le jeu le plus habile n'était pas maladroit.
On reconnaît la tactique familière de Buzot. Tout en cherchant à écraser
l'extrême-gauche, il tentait de paraître plus révolutionnaire qu'elle. C'est
ainsi qu'il aggravait, dans le décret du 15 décembre, les dispositions contre
les nobles de Belgique. Mais,
de plus, ici il avait des arrière-pensées multiples. D'abord, sous couleur de
frapper toute proposition royaliste, il donnait crédit aux accusations de
dictature lancées par la Gironde contre Robespierre, Marat et Danton.
Pourquoi la Convention aurait-elle porté la peine de mort contre quiconque
proposerait de rétablir la royauté, si nul, en effet, ne songeait à la
rétablir ? Ce décret constatait officiellement des ambitions et des
prétentions factieuses. Et ce n'est pas les purs royalistes qu'il visait.
Ceux-là s'ils avaient parlé, auraient demandé ouvertement le rétablissement
de la royauté, sous son nom de royauté. Mais, en ajoutant : sous quelque
dénomination que ce soit, Buzot visait et frappait ceux que, tous les jours,
la Gironde dénonçait comme des aspirants à la dictature et au triumvirat. Il
justifiait par-là la tactique incertaine et expectante de la Gironde au sujet
du roi. Qu'importait, après tout, que la tête du ci-devant tombât si tout un
parti songeait à restaurer la royauté ? Ce n'est pas la disparition d'un
homme qui pouvait rassurer les patriotes. Qui sait même si ceux qui
témoignaient tant de hâte de frapper Louis n'avaient pas formé le dessein
d'élever au trône un autre homme plus populaire ou moins compromis ? Qui sait
si, en se débarrassant de l'ancien roi, ils ne voulaient pas faire place
nette à la royauté ? Voilà l'insinuation formidable cachée dans la motion de
Buzot : en Buzot concentré et haineux, le génie de la calomnie fut parfois
aussi profond qu'en Robespierre. Le montagnard -Merlin de Thionville, tombant
dans le piège, eut la sottise de dire : « Je demande qu'il soit ajouté à la proposition
de Buzot, ces mots : à moins que ce ne soit dans les assemblées primaires. »
Oui, c'était une sottise et doublement, car le peuple n'a pas le droit de
renier sa propre souveraineté et Merlin faisait vraiment trop le jeu de.
Buzot. On devine le parti qu'en sut tirer Guadet. Merlin, selon lui, venait
de donner la clef de toutes les agitations de l'extrême-gauche ; elles
tendaient à ramener le despotisme. Voilà donc tout le parti de' Robespierre,
de Danton et de Marat transformé en un parti royaliste. Admirable opération !
Dès lors, le procès le plus urgent n'était pas le procès du roi : c'était le
procès des royalistes. Un Conventionnel s'étant écrié : « Prononçons la mort
de Louis XVI ». Louvet lui répondit : « Avant tout, prononçons un décret de
mort contre les royalistes. » A Marat, à Robespierre et à Danton, la Gironde
réservait ainsi la priorité de l'échafaud ; ils auraient le pas sur Louis
XVI. L'insinuation se précise ; ils ne veulent perdre le roi que pour donner
la couronne à un autre Bourbon. Et comme la Convention vient de décider que «
chaque jour elle s'occupera depuis onze heures jusqu'à six, de l'affaire du
roi, exclusivement à toute autre, jusqu'à ce qu'elle soit terminée », la
Gironde fait élargir ce texte et la -Convention adopte une motion
additionnelle : « La Convention nationale discutera sans interruption et
prononcera sur la famille des Bourbons. » Vraiment,
après ces manœuvres girondines, on ne sait plus au juste quel est le procès
qui va se juger : Est-ce bien celui de Louis XVI ? ou est-ce celui des
Montagnards accusés de complicité avec le duc d'Orléans aspirant à la royauté
? Mais, quel sinistre enfantillage et quelle incohérence lugubre ! Supposons
un instant que la tactique de la Gironde ait abouti. Supposons que la France
et la Convention soient convaincues que l'extrême gauche est vendue aux rois.
Dès lors, c'est contre Robespierre et son parti que porte tout l'effort
révolutionnaire : Louis XVI est oublié au Temple et le procès du roi a fait
place au procès des démocrates. La Révolution est perdue, car elle s'est
décimée elle-même et elle a épargné le roi. Ainsi la politique de la Gironde
ne pouvait se développer jusqu'à ses conséquences logiques sans tuer la
Révolution. Mais il était impossible qu'elle allât jusqu'au bout. Il y avait
folie d'espérer qu'au procès du roi se substituerait le procès de Robespierre
et que la Nation prendrait vraiment pour des royalistes les démocrates de la
Convention. Les Girondins ne pouvaient que fausser le problème, énerver le
peuple par l'attente et exaspérer leurs adversaires. Et, comment, dès lors,
pouvaient-ils espérer pour le roi une politique de clémence ? Pour
que la Révolution, après avoir jugé le roi, lui fit grâce de la vie, il
fallait que tous les partis réconciliés pussent opposer aux soupçons et aux
haines une unanimité généreuse. Et les Girondins ne paraissaient ménager la
tête du roi que pour faire tomber la tête de leurs adversaires. Robespierre,
exaspéré, se répandait aux Jacobins en paroles implacables... LES PREUVES DE LA TRAHISON ROYALE Cependant,
à travers toutes ces intrigues, le procès du roi avançait lentement. L'acte
énonciatif d'accusation était prêt enfin. Il était fondé sur les actes
publics du roi depuis l'origine de la Révolution et sur les papiers trouvés
aux Tuileries. A ceux
qui avaient été trouvés dès le 10 août s'étaient joints ceux que Roland, sur
les indications du serrurier Gamain, avait découverts le 20 novembre. Louis
XVI avait fait pratiquer dans un mur, derrière un panneau, un trou fermé par
une porte de fer, et c'est dans cette armoire de fer qu'il cachait des
lettres, mémoires et documents. Le serrurier qui avait fait l'armoire,
épouvanté de son secret, s'était décidé, après trois mois d'hésitation et
d'angoisse, à tout révéler au ministre de l'Intérieur. Roland, en procédant à
la saisie des papiers, commit une faute terrible. Avec son habituel orgueil
et son impatience de tout contrôle, il opéra seul. Il ne se fit adjoindre
aucun des membres de la Commission chargée de classer et d'étudier les
papiers déjà trouvés. Il se réservait ainsi de faire devant la Convention un
coup. de théâtre. Mais, aussitôt, un soupçon formidable s'éleva, et auquel il
s'était mis lui-même dans l'impossibilité de répondre. Qui
sait s'il n'a pas fait un choix parmi ces papiers ? Qui sait s'il n'a pas
éliminé ceux qui pouvaient compromettre ses amis ? Il les avait lus avant de
les porter à la Convention, puisque lui-même déclara lourdement que «
plusieurs membres de la Constituante et de la Législative paraissaient y être
compromis ». Il avait donc pu faire un triage. Le bureaucrate vaniteux et sot
ne pouvait opposer à ces soupçons terribles que « sa vertu ». A vrai dire, on
peut tenir pour certain qu'il n'avait détourné aucun document. Mais, quelle
étourderie chez ce censeur implacable et chagrin, et comme il était temps
qu'il disparût ! Madame Roland reconnaît la faute commise : « Il se
conduisit en homme probe et sans défiance ; n'agit point en politique qui
prévoit tout et ménage les amours-propres. Roland n'a point de tort réel dans
cette affaire, mais il y a une faute de conduite et de précaution. » Au
fond, les papiers de l'armoire de fer ajoutent peu de choses aux charges qui
pesaient sur Louis XVI. Son grand crime, c'est d'avoir trahi la Révolution et
la France, c'est d'avoir manqué à la parole que bien des fois il avait donnée
à la Nation, or, ce crime était suffisamment démontré par toute la conduite
de Louis XVI depuis 1789. «
Louis, le peuple français vous accuse d'avoir commis une multitude de crimes
pour établir votre tyrannie en détruisant sa liberté. » Et, sur
ce thème, l'acte énonciatif rappelait le 17 juin, la marche des troupes
royales ; au 14 juillet, la fuite à Varennes ; le massacre du peuple au 10
août. Ce que
les papiers trouvés aux Tuileries établissaient, c'est que Louis XVI avait
tenté, au moyen de la liste civile, de corrompre les hommes de la Révolution.
Ce qui se nana de tristement vénal à la politique de Mirabeau, « le grand
homme dont on ne peut plus prononcer le nom », comme dit alors un
Conventionnel, apparaissait au jour, et la Révolution faisait un crime à
Louis XVI de toutes les trahisons ou de toutes les défaillances dont il avait
été l'artisan. Le document le plus grave, ou qui un moment parut tel, est
l'état des pensions que Louis XVI continua à servir à sa garde licenciée,
même à ceux des soldats qui avaient émigré. C'était la complicité flagrante
avec l'émigration. Mais le défenseur de Louis XVI put établir que ces
libéralités avaient cessé quand le roi eût appris qu'en effet les
bénéficiaires avaient émigré[3]. Louis XVI, d'ailleurs, tira
parti de la maladresse de Roland : il dit qu'il n'avait pas été admis à
assister à la saisie et au dépouillement des pièces et que peut-être des
documents qui lui auraient fourni le moyen de répondre avaient disparu. Les
Montagnards, qui haïssaient Roland et qui étaient sûrs d'accabler Louis XVI
sous d'autres charges, faisaient assez bon accueil à ce système de défense :
ils affectaient de ne pas attacher grande importance à ces papiers dont
Roland avait, suivant eux, affaibli la valeur probante. En général,
d'ailleurs, les révolutionnaires se faisaient une idée inexacte des rapports
de Louis XVI avec ses frères et avec les émigrés. Ils prêtaient au roi un
plan de contre-Révolution, un système de résistance et de trahison beaucoup
trop suivi et lié. Ils ne savaient pas, comme nous le savons aujourd'hui par
la correspondance de la reine et de Fersen, à quel point l'émigration fut
souvent importune à Louis XVI et à Marie-Antoinette, et combien ils la
redoutèrent. La complicité du roi avec les puissances étrangères était
démontrée ou plutôt rendue sensible à la Révolution par d'innombrables
indices ; mais les preuves manquaient. Il n'y avait rien dans les papiers des
Tuileries qui fût l'équivalent des charges terribles contenues dans la
correspondance de Fersen. Si cette correspondance avait été saisie, la
Révolution aurait dû instituer d'emblée un procès de trahison contre la reine
aussi bien que contre le roi ; et c'est sans doute une sentence immédiate qui
aurait été portée contre celui-ci. Ici encore, l'accusation, mal secondée par
des documents incomplets, tâtonnait un peu. Les révolutionnaires ne se
représentaient pas très exactement les rapports du roi et des souverains
étrangers. Ils ne soupçonnaient pas les résistances opposées par les
empereurs d'Allemagne aux demandes d'intervention du roi et de la reine. Ils
interprétaient mal le traité de Pillnitz, qui était en réalité, une manœuvre
savante pour éluder les instances de la Cour de France. Marat allait jusqu'à
supposer qu'on avait fait disparaître des papiers des Tuileries un exemplaire
du traité de Pillnitz portant la signature de Louis XVI. L'acte d'accusation
ne frappait juste, en ce point, que lorsqu'il reprochait à Louis XVI de
n'avoir pas communiqué le traité de Pillnitz aussitôt qu'il l'avait connu.
Mais, ici encore, la preuve faisait défaut. Louis XVI répondit qu'il l'avait
communiqué tout de suite. C'était faux, puisqu'il résulte de la
correspondance avec Fersen qu'il l'avait eù en mains dès septembre 1791. Mais
on ne pouvait lui opposer aucune pièce décisive. Les papiers des Tuileries
furent donc pour les révolutionnaires une déception, et, comme ils se
heurtaient déjà à des difficultés juridiques, comme il paraissait à beaucoup
de Français qu'il était difficile de demander compte à Louis XVI des actes
antérieurs à l'acceptation de la Constitution en septembre 1791 et à
l'amnistie générale qui l'accompagna, il y eut dans l'accusation un peu de
flottement. C'est à cette impression que cédait Marat lorsqu'il demandait
qu'abandonnant tout ce qui était ou amnistié ou contestable, on concentrât
l'accusation sur la journée du 10 août. Elle était, suivant lui, un
assassinat du peuple par la fourberie royale, et cela devait suffire. Là il
n'y avait pas à discuter, aucune chicane d'avocat n'était possible, et le
jugement pouvait être porté en un jour. La
proposition de Marat était puérile, il était impossible d'isoler ainsi la
journée du 10 août. Le roi ne pouvait être incriminé, pour ses actes de ce
jour-là que parce que depuis des almées il trahissait sourdement la
Révolution. S'il avait été un roi vraiment constitutionnel et royal, s'il
avait été fidèle à son serment, à la liberté et à la Nation, le soulèvement
du peuple aurait été une révolte coupable, un acte factieux ; le roi, en se
défendant, aurait défendu la Constitution elle-même et la volonté de la
Nation, et ce sont les assaillants seuls qui auraient été responsables des
accidents de la lutte. Le système arbitraire et impraticable imaginé par
Marat témoigne de l'inquiétude et de l'hésitation des esprits. L'INTERROGATOIRE DE LOUIS XVI C'est
dans la matinée du 11 décembre que Louis XVI parut pour la première fois à la
barre de la Convention pour entendre la lecture de l'acte d'accusation et
répondre à l'interrogatoire. Barère présidait. L'habile et distingué député
des Hautes-Pyrénées avait grandi vite en autorité depuis les conflits
violents des Girondins et de la Montagne. Était-ce par calcul ou par sagesse
de tempérament et naturel équilibre d'esprit ? Il avait su se garder des
passions haineuses et étroites de l'un et de l'autre parti. Quand Louvet
lança sa téméraire accusation contre Robespierre, Barère la fit écarter par
l'ordre du jour ; mais, en même temps, il ne dissimula pas son mépris, ou
tout au moins son dédain pour Robespierre, en qui il voyait un petit génie.
Ainsi, dans l'équilibre où il se maintenait, il y avait quelque hauteur. Barère,
précisément parce qu'il ne s'engageait à fond dans aucune des passions
étroites et partielles qui divisaient et amoindrissaient la Révolution,
participait à la grandeur totale de celle-ci : il en démêlait toujours le
mouvement d'ensemble, et il savait le rendre visible. Il ne portait pas la
Révolution au centre de son être, comme Danton, mais il savait, par un calcul
exact des forces, dégager la ligne générale, et il s'y accommodait. Ainsi, il
retrouvait en souplesse la largeur naturelle d'esprit et de volonté qui
faisait de Danton l'égal de la Révolution, et, dans l'adresse de Barère, il y
avait encore de la fierté. La
Convention, en l'élevant à la présidence, durant ces jours tragiques, avait
signifié qu'elle cherchait un point d'équilibre. Elle essayait d'échapper aux
agitations furieuses de la Gironde sans tomber sous le sombre despotisme de
Robespierre. La
séance du 11 décembre fut assez terne. Il y avait sans doute quelque chose de
dramatique à voir le descendant de tant de rois, absolus comparaître en
accusé devant les représentants de la Nation affranchie. C'était la
souveraineté d'aujourd'hui jugeant la souveraineté d'hier., Marat a
traduit cette impression avec une assez grande force, non sans un mélange
trouble d'orgueil et d'humanité. « C'était
un spectacle bien nouveau et bien sublime pour le philanthrope que celui d'un
despote, naguère environné de l'éclat de sa pompe et de l'appareil formidable
de sa puissance, dépouillé de tous les signes imposants de sa grandeur
passée, et traduit comme un criminel au pied d'un tribunal populaire, pour y
subir son jugement et recevoir la peine de ses forfaits. Le règne des
préjugés serviles est donc enfin passé ? Oui, il l'est sans retour, même pour
les classes du peuple qui avaient été les plus avilies par le despotisme, et
chez lesquelles la réflexion pouvait le moins faire éclore le sentiment de la
dignité du moi humain, car les tribunes ont vu paraître l'ex-monarque sans
donner le moindre signe d'approbation ou d'improbation ; j'aurais dit avec la
plus parfaite indifférence, si elles avaient pu être indifférentes au
jugement d'un tyran. « Que
devait-il se passer dans l'âme de l'ancien despote des Français, traduit en
criminel devant une Assemblée de ces hommes, sur lesquels il dédaignait
autrefois d'abaisser ses regards, de ces hommes qu'il appelait : mes sujets,
de ces hommes qu'il laissait morfondre dans ses antichambres lorsqu'ils
venaient demander quelque grâce, de ces hommes que d'insolents valets,
couverts des couleurs de la servitude, repoussaient avec dureté, insultaient
avec audace, et opprimaient impunément ? A en juger par son air et son
maintien, on le croirait insensible au changement de sa fortune et aux
dangers de sa position. Hé quoi ! la perte d'un trône brillant et de tous les
plaisirs d'une Cour voluptueuse n'est donc rien- à ses yeux ? On pourrait le
croire d'après la manière dont il en jouissait lorsqu'ils étaient en sa
possession ! Combien de fois, cédant à un goût naturel, n'a-t-il pas quitté
ces délices qui font l'objet des désirs de tous les cœurs ambitieux, pour
vaquer aux pénibles travaux des arts les plus grossiers, comme si l'instinct,
en dépit de l'orgueil, l'eût ramené à la place que lui avait destinée la
nature ! « On
doit à la vérité de dire qu'il s'est présenté et comporté à la barre avec
décence, quelque humiliante que fût sa position ; qu'il s'est entendu appeler
cent fois Louis Capet, sans marquer la moindre humeur, lui qui n'avait jamais
entendu résonner à ses oreilles que les noms de Majesté ; qu'il n'a pas
témoigné la plus légère impatience tout le temps qu'on l'a tenu debout, lui
devant qui aucun homme n'avait le privilège de s'asseoir. « Qu'il
aurait été grand à mes yeux dans son humiliation, s'il avait été innocent et
sensible, et si ce calme apathique fût venu de la résignation du sage aux
dures lois de la nécessité ! » Mais
déjà après le 10 août, après l'internement au Temple, les esprits
commençaient à être blasés sur ce grand spectacle de l'Histoire. Et rien,
dans la séance du 11, ne renouvela l'émotion. L'acte d'accusation était d'une
teinte un peu grise. Barère dirigea l'interrogatoire avec convenance et
dignité, sans obséquiosité et sans insolence : mais, pour éviter sans doute
l'apparence d'un débat entre l'accusé et lui, il se bornait à poser les
questions sans presser Louis XVI, sans essayer de lui arracher ou une
explication ou un aveu. Louis XVI, d'autre part, faisait des réponses très
brèves, oui ou non, ou bien il disait d'un mot que les faits qui lui étaient
reprochés regardaient ses ministres responsables. Il
s'expliquait avec une sobriété prudente comme s'il eût craint de laisser
échapper des propos compromettants, et il réduisait, pour ainsi dire, au
minimum la surface offerte à l'ennemi. Pas une fois il ne se découvrit par un
geste hardi et fier ; et cette rencontre du roi et de la Convention eut je ne
sais quoi de médiocre et de placide. Au fond, chacun sentait que cet appareil
judiciaire était un peu vain, et que des raisons politiques, des raisons
d'Etat décideraient la sentence, l'inclinant à la clémence ou à la sévérité.
La Convention écoutait, dans un silence absolu. «
Souvenez-vous que vous êtes des juges. » Mais ce silence était, si je puis
dire, un silence de parade. Ce n'était pas le recueillement de l'esprit
inquiet : c'était une formalité toute extérieure et une sorte de convenance.
N'arriva-t-il pas au Président de dire (c'est quand Louis XVI comparut de
nouveau) : «
Qu'aucun murmure ne s'élève : nous sommes ici à une cérémonie funèbre. » Ce
n'était pas un vivant qu'on jugeait ; c'était, pour beaucoup de juges, le
cadavre de la royauté et du roi qu'on exhibait avant de le clouer à jamais
dans le cercueil. Le roi, par son effacement, semblait acquiescer à cette
sorte de mort tacite. Ce n'est pas qu'il manquât de courage et de fermeté, il
répondait avec une tranquillité de visage et d'accent qui attestait une sorte
d'impassibilité d'âme ; et, cette placidité un peu molle, en face de la mort,
n'était pas tout à fait sans grandeur. Ce n'est pas non plus qu'il eût fait
dès lors et sans réserve le sacrifice de sa vie. Il est difficile à
l'instinct de conservation d'abdiquer tout à fait, et il est ingénieux à
susciter l'espérance. D'ailleurs, les lenteurs même du procès, les divisions
des partis, les hésitations visibles de la Gironde pouvaient suggérer au roi
l'idée que des chances de salut restaient encore. Et c'est peut-être pour les
ménager qu'il se livrait le moins possible et s'abstenait de tout éclat. Au
demeurant ; il manquait d'audace. Il n'avait pas, quoiqu'il fût assez
irritable, ces mouvements de passion profonds et soudains qui, tout à coup,
font éclater les habitudes de réserve et de prudence et jaillissent en un cri
émouvant. Peut-être
aussi portait-il la peine d'avoir été roi. Le pouvoir absolu supplée, par
l'appareil de terreur et de majesté dont il enveloppe le souverain, à
l'effort de la personne. Faire un grand effort personnel, c'eût été, pour
Louis XVI, avouer qu'il n'était plus roi. Toujours, dans sa bonhomie discrète
et un peu terne, il y avait eu l'orgueil de la royauté. Et il ne renonçait
pas volontiers à cet orgueil indolent. Enfin,
il avait contracté depuis trois ans une sorte de duplicité. Il s'était donné
l'air d'accepter la Constitution tout en la trahissant. Mais toujours, dans
ce mensonge, il y avait eu quelque chose d'amorti et d'étouffé. Louis XVI
avait cru, en ne poussant jamais à bout une seule de ses pensées
contradictoires, s'absoudre lui-même du reproche de perfidie. Il avait vécu
en une sorte d'ambiguïté blafarde, en un horizon fantastique, étrange et
brouillé où la royauté qui se couchait à l'Occident et la souveraineté
populaire qui se levait à l'Orient, avaient mêlé leurs rayons et leurs
ombres. Et, cette lueur double, voilée et équivoque, ce demi-jour un peu
éteint, vacillant et faux, étaient restés dans sa pensée. Il n'était plus
capable, même quand sa vie était en jeu, même devant ses sujets d'hier,
devenus ses juges, d'un accès de sincérité violente et simple. Déjà le
mensonge, cette mort anticipée, avait fait de lui presque une ombre. Les
Girondins eurent l'impression que cette séance, si pâle qu'elle fût, avait
créé de l'irréparable ; aucun incident n'avait surgi qui permît de suspendre,
d'ajourner ou même de ralentir la marche du procès. Le roi n'avait excité
qu'un intérêt très faible. La Montagne, résolue à le perdre et sachant
qu'elle le tenait, le regardait sans colère. Marat, dans sa feuille,
affectait, comme on l'a vu, de parler de lui sans violence. Il louait
Malesherbes d'avoir courageusement accepté la défense. Mais,
c'était là la sérénité abrupte et farouche d'un parti qui savait que la mort
était à ses ordres et qui ne prenait plus la peine de haïr. Les dénégations
évidemment mensongères du roi, qui refusa presque toujours de reconnaître sa
signature au bas des documents qu'on lui présentait, provoquèrent quelque
mépris. Elles détruisirent l'impression favorable produite d'abord par son
apparence de bonhomie tranquille et de calme dans le danger ; elles
découvraient le fond stagnant et corrompu de mensonge permanent qui dormait
sous cette apparente simplicité. Ainsi, le procès allait fonctionner
irrésistiblement et la terrible machine, que les Girondins eux-mêmes, tout en
la redoutant, avaient dû mettre en action, ne s'arrêterait plus : d'un
glissement doux et presque silencieux elle trancherait enfin la vie du roi.
Grand triomphe pour la Montagne qui avait su vouloir et qui bénéficiait de
toute action réelle. Grande défaite pour la Gironde qui ne bénéficiait même
plus des actes auxquels elle participait, parce qu'elle paraissait dominée et
traînée par la force des événements. BUZOT ET L'EXIL DES BOURBONS Buzot
tenta de réagir et de faire encore une diversion par une manœuvre latérale.
Il demanda aussitôt que le duc d'Orléans fût banni. Maintenant qu'il était
certain, déclara-t-il, que le roi disparaîtrait, c'est de la disparition de
la royauté elle-même qu'il fallait s'assurer. Or, Louis XVI mort ou écarté,
le duc d'Orléans devenait, nécessairement et, quoi qu'il voulût, un
prétendant au trône. Il avait dans les veines le sang des Bourbons, et il
avait su en même temps caresser les partis populaires. Quoi de plus dangereux
qu'un homme qui pourrait être porté au pouvoir suprême par la force de la
popularité et par le prestige encore éclatant de la tradition monarchique ?
Je ne sais si les appréhensions de Buzot étaient sincères : je ne le crois
pas. Sans doute le duc d'Orléans avait joué depuis l'origine de la Révolution
un rôle équivoque. On avait cru surprendre sa main et son or dans les
agitations qui aboutirent aux journées des 5 et 6 octobre. Or, à ce moment,
il n'y avait pas de républicains en France ; et, en renversant Louis XVI, le
duc révolutionnaire ne pouvait avoir d'autre but que de le remplacer. Depuis
la proclamation de la République, il avait affecté de siéger et de voter avec
l'extrême gauche. Il avait donné à Marat, pour ses presses, une subvention
que Roland lui avait refusée. Et peut-être Buzot voyait-il là le jeu éternel
des princes démagogues qui, pour aller plus sûrement vers le pouvoir, suivent
les crêtes de la Révolution. Le fils du duc d'Orléans, le duc de Chartres,
était aux armées, avec Dumouriez : on lui avait ménagé à Jemappes un rôle
éclatant et, par lui, un rayon de la gloire révolutionnaire se réfléchissait
sur toute la famille. Buzot
et ses amis pouvaient s'imaginer que les farouches démocrates de la Montagne
considéraient le duc d'Orléans au moins comme un en-cas. Si la République ne
s'acclimatait point en France, si le vieil instinct monarchique se soulevait,
le duc d'Orléans serait le roi élu de la Révolution : il serait obligé, pour
lutter contre les frères du roi, pour s'assurer contre eux un point d'appui,
de conserver dans l'ordre politique et social les principales conquêtes
révolutionnaires. Et, en outre, il achèterait par de larges prébendes et de
belles pensions le silence complaisant de ces Jacobins affamés qui
connaissaient le secret de ses intrigues et qui pouvaient le perdre dans
l'opinion du monde. Voilà peut-être ce que se disait Buzot, pour justifier et
pour, nourrir les craintes qu'il affectait. L'histoire, qui a vu aux pieds de
Bonaparte tant de révolutionnaires assagis et chamarrés, et qui a ensuite
conduit au trône des Bourbons, par le détour d'une Révolution, précisément le
fils du duc d'Orléans, ne peut opposer à ces inquiétudes un démenti
vigoureux. Pourtant, il est malaisé de croire qu'en ces premiers jours de
1793, quand la République toute neuve était rayonnante de victoire et
d'espérance, quand elle faisait battre le cœur de la Nation et des armées,
les démocrates de la Convention aient pu se livrer aux calculs où s'humilia
plus tard la Révolution lassée et exsangue. Buzot
ne pouvait pas sérieusement se figurer que Robespierre et Danton et
Saint-Just allaient livrer la République et oindre du sang de Louis XVI le
front d'un prétendant vicieux, lâche et méprisé. C'était surtout manœuvre et
tactique. Tactique redoutable et perfide et qui un moment embarrassa et
exaspéra la Montagne. Repousser la motion de Buzot, c'était s'exposer à
l'accusation calomnieuse de ménager, en la personne de l'un des Bourbons,
l'espoir d'une restauration royale. Sacrifier le duc d'Orléans, c'était
proclamer que Louis XVI n'était pas le seul ni peut-être le plus grand péril
; c'était avouer que la mort de Louis XVI, si on n'y prenait garde, pouvait
être un piège pour la République ; c'était proclamer aussi que les Girondins,
qui prenaient l'initiative de la motion contre le duc d'Orléans, étaient les
seuls amants, vigilants et jaloux, de la liberté républicaine. Il y avait
dans cette manœuvre profonde je ne sais quoi de diabolique. Elle était
flétrissante et perverse et ne pouvait faire que du mal. Elle ôtait, à la
mort même de Louis XVI, cette efficacité révolutionnaire, qui est une sorte
de légitimité. A quoi servait, en effet, que Louis XVI pérît, si le couperet
ne tranchait pas, pour toute la Nation, la royauté elle-même ? Le supplice du
roi n'était que la plus vaine, la plus lâche et la plus misérable cruauté,
s'il ne liait pas la France à la République indissolublement. Quand donc
Buzot projetait sur l'échafaud où allait sans doute monter Louis XVI l'ombre
d'une conspiration monarchique, quand il montrait au peuple la royauté tapie
sous la lugubre estrade, quand il dénonçait les révolutionnaires les plus
ardents ; ceux qui réclamaient le plus impérieusement la tête de Louis XVI,
comme les artisans sournois d'une intrigue de contre-Révolution, quand il
donnait à l'échafaud, dressé déjà dans l'imagination des hommes, la figure
ambiguë d'un trône où s'élèverait peut-être un prétendant royal éclaboussé du
sang du roi, Buzot enlevait à la mort de Louis XVI toute sa valeur
révolutionnaire et il glissait une goutte de poison mortel, une folie de
doute et de soupçon, jusque dans l'acte tragique par lequel la conscience de
la Révolution voulait s'affirmer à jamais implacable et éternelle. C'était
un crime contre le génie révolutionnaire. Si Buzot, à cette minute, avait été
sincère et grand, il aurait tenté d'arracher Louis XVI à la mort en
démontrant au peuple que le supplice du roi rouvrait la route à la royauté.
Mais, se résigner, comme il le faisait, à la mort du roi, et insinuer en même
temps au peuple qu'elle serait funeste à la République, c'était donner à
l'acte révolutionnaire qui allait s'accomplir une duplicité terrible :
c'était pousser sous le même couteau Louis XVI et la République. LA RÉSISTANCE DE MARAT Les
Montagnards furent d'abord surpris par la manœuvre de Buzot. Ils votèrent
l'exclusion du duc d'Orléans : mais, dès le lendemain ils en eurent regret et
comprirent que la Gironde les avait appelés dàns un piège. Aux Jacobins,
Robespierre, tout en exhalant contre la Gironde sa colère ét sa haine ;
déclara qu'il était impossible de paraître se solidariser avec le duc
d'Orléans. Mais Marat fut acclamé quand il s'écria qu'il ne fallait pas se
prêter à ces manœuvres et à ces diversions. Un peu plus tard, quand il
apparaîtra, par la trahison de Dumouriez qu'une tentative de restauration
royale avait pu en effet être conçue au profit de la maison d'Orléans, les
Jacobins se prévaudront de l'attitude de Robespierre : mais, en décembre
1792, la pensée directe et hardie de Marat qui crie : « Ne nous laissons pas
duper, ne laissons pas obscurcir par des combinaisons latérales le sens du
grand acte révolutionnaire que nous allons accomplir », répond mieux à
l'instinct de la Révolution. La mesure prise contre le duc d'Orléans fut
rapportée. Ainsi,
c'est à travers une nuée d'intrigues et de querelles que se dessinait la
silhouette encore un peu incertaine de l'échafaud royal. Mais, si la Gironde
embarrassait sans cesse la marche du procès, elle ne l'arrêtait pas. Elle ne
faisait que se compromettre elle-même dans une politique sans franchise. Elle
n'avait d'autre but que de communiquer aux événements sa propre incertitude,
afin de diminuer, par la confusion des choses et des esprits, le triomphe de
la Montagne qu'elle pressentait. LE PLAIDOYER DE DE SÈZE C'est
le 26 décembre, que pour la seconde et dernière fois Louis comparut devant la
Convention. Il était accompagné de ses conseils Malesherbes et Tronchet, et
du jeune avocat De Sèze. Celui-ci, lut, pendant deux heures, son plaidoyer.
Il le lut sans doute avec une assez grande force d'accent et une assez grande
véhémence de gestes, car, quand il finit, il était tout en sueur et dut
demander une chemise. « Donnez-la lui, dit Louis XVI avec une
familiarité touchante et un peu vulgaire, car il a bien travaillé. » Est-il
sûr que De Sèze ait en effet bien travaillé et qu'il ait adopté le meilleur système
de défense ? Il produisit une assez forte impression. Marat dit : « De Sèze a
porté la parole ou plutôt il a lu un long mémoire fait avec beaucoup d'art »
et il parle des « moyens de défense du tyran » qui lui paraissent « aussi
faux que captieux ». Le Patriote Français analyse le discours de De Sèze avec
une sorte de complaisance, et les Révolutions de Paris le réfutent longuement
et violemment. Deux choses, je crois, dans le plaidoyer agirent sur la
Convention et la troublèrent. C'est d'abord lorsque De Sèze, avec une
certaine adresse et une certaine force, insista sur 'le caractère
extraordinaire du procès. « Je
parle de condamnation, mais prenez donc garde que si vous ôtiez à Louis
l'inviolabilité de roi, vous lui devriez au moins les droits de citoyen, car
vous ne pouvez pas faire que Louis cesse d'être roi quand vous déclarez
vouloir le juger, et qu'il le redevienne au moment de ce jugement que vous
voulez rendre. « Or,
si vous voulez juger Louis comme citoyen, je vous demanderai où sont les formes
conservatrices que tout citoyen a le droit imprescriptible de réclamer ? « Je
vous demanderai où est cette séparation des pouvoirs sans laquelle il ne peut
pas exister de Constitution et de liberté ? « Je
vous demanderai où sont ces jurés d'accusation et de jugement, espèces
d'otages donnés par la loi aux citoyens pour la garantir de leur innocence ? « Je
vous demanderai où est cette faculté si nécessaire de récusation, qu'elle a
placée elle-même au-devant des haines ou des passions pour les écarter ? « Je
vous demanderai où est cette proportion de suffrages qu'elle a si sagement
établie pour éloigner la condamnation ou pour l'adoucir ? « Je
vous demanderai où est ce scrutin silencieux qui provoque le juge à se
recueillir avant qu'il prononce, et qui enferme, pour ainsi dire, dans la
même urne et son opinion et le témoignage de sa conscience ? « En un
mot, je vous demanderai où sont toutes ces précautions religieuses que la loi
a prises pour que le citoyen même coupable ne fût jamais frappé que par elle
? «
Citoyens, je vous parlerai ici avec la franchise d'un homme libre ; je
cherche parmi vous des juges et je n'y trouve que des accusateurs. « Vous
voulez prononcer sur le sort de Louis, et c'est vous-mêmes qui l'accusez !
Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vous avez déjà émis votre vœu
! Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vos opinions parcourent
toute l'Europe ! « Louis
sera donc le seul Français pour lequel il n'existera aucune loi ni aucune
forme. « Il
n'aura ni les droits du citoyen, ni les prérogatives du roi. « Il ne
jouira ni de son ancienne condition ni de la nouvelle. «
Quelle étrange et inconcevable destinée ! » C'était
un sophisme : car Louis XVI n'était en effet à ce moment ni un roi ni un
citoyen : il était un souverain précipité du trône et répondant de ses crimes
devant la Nation. La forme du procès était dont appropriée à la « destinée »
du roi ; le procès de Louis XVI était révolutionnaire comme son destin. Mais,
plus d'un Conventionnel s'interrogeait parfois avec inquiétude : et le
contraste entre l'appareil des formes judiciaires et le fond tout
révolutionnaire du procès troublait les consciences incertaines. Ce qui
prouve que l'argument portait, c'est que Marat est obligé soudain, par le
plaidoyer de De Sèze, de renoncer à cette apparence de légalité dont il
voulait envelopper le procès pour persuader les timides. « Louis
ne peut, selon son défenseur, être jugé comme ex-monarque ; mais, à supposer
qu'il le puisse, il réclame en sa faveur les droits de tout citoyen :
inconséquence absurde puisque le tyran ne doit être considéré que comme
ennemi public pris les armes à la main. » Oui, mais que signifie alors
l'appareil judiciaire et donne-t-on un avocat à un ennemi public pris les
armes à la main ? C'est revenir au premier système de Robespierre et de
Saint-Just, que d'abord Marat désavoua. Je
crois aussi que les dernières paroles de De Sèze évoquant ce qu'on peut
appeler les années libérales de Louis XVI, le souvenir de sa collaboration
avec Turgot, émurent la Convention. Elle put se demander si ses paroles
n'auraient point d'écho dans le peuple. Trois ans de Révolution avaient
creusé un formidable abîme dans la conscience populaire : ces années étaient
des siècles, et l'époque toute récente pourtant, où Louis XVI était considéré
par tous comme un ami de son peuple, comme un réformateur et un libérateur,
reculait dans un lointain infini. Qui sait si la pitié, émue par le plaidoyer
de De Sèze, n'allait pas un moment combler cet abîme, rapprocher des
souvenirs qui semblaient perdus en un passé inaccessible et rendre, en
quelque sorte, son rythme normal à la marche du temps ? « Français, la
Révolution qui vous régénère, a développé en vous de grandes vertus : mais
craignez qu'elle n'ait affaibli dans vos âmes le sentiment de l'humanité,
sans lequel il ne peut y en avoir de fausses. » «
Entendez d'avance l'histoire qui redira à la renommée : Louis était monté sur
le trône à 20 ans ; il donna sur le trône l'exemple des mœurs ; il n'y porta
aucune faiblesse coupable ni aucune passion corruptrice ; il y fut économe,
juste, sévère ; il s'y montra toujours l'ami constant du peuple. Le peuple
désirait la destruction d'un impôt onéreux qui pesait sur lui, il le
détruisit. Le peuple désirait l'abolition de la servitude, il commença par
l'abolir lui-même dans ses domaines. Le peuple sollicitait des réformes dans
la législation criminelle, pour l'adoucissement du sort des accusés, il fit
ces réformes. Le peuple voulait que des milliers de Français, que la rigueur
de nos usages avait privés jusqu'alors des droits qui appartiennent aux
citoyens, acquièrent ces droits ou les recouvrent, il les en fit jouir par
ses lois. Le peuple voulait la liberté, il la lui donna. Il vint même au-devant
de lui pour ses sacrifices, et cependant, c'est au nom de ce peuple qu'on
demande aujourd'hui... Citoyens, je n'achève pas... Je m'arrête devant
l'histoire ; songez qu'elle jugera votre jugement et que le sien sera celui
des siècles. » De Sèze
a vraiment plaidé l'acquittement. Il a évité avec soin tout ce qui pouvait
heurter les idées ou les passions de la Convention. Pas un moment il ne s'est
dressé en accusateur ; pas un moment il n'a opposé à la Révolution elle-même
ses incertitudes et ses déchirements ; il n'essaie pas de tirer parti des
haines secrètes des factions rivales ; il essaie, au contraire, d'endormir
toute violence et toute haine. J'observe qu'il n'a même pas effleuré la
question de l'appel au peuple. Il n'a pas dit à la Convention que, si elle
voulait juger révolutionnairement le roi, il n'y avait qu'un juge
révolutionnaire, la nation elle-même. Je ne sais comment, dans son célèbre
discours du 4 janvier 1793, Barère a pu dire : « Le
recours au peuple, qui était l'arme de l'accusé, est devenu l'arme de
plusieurs juges. » En tout
cas, si les royalistes désiraient et demandaient l'appel au peuple, ce n'est
pas l'accusé lui-même qui le demandait, cela était hors du système de défense
de De Sèze. Au contraire, Dubois-Crancé, dans son discours du 31 décembre, a
interprété un passage de la plaidoirie comme un désaveu de l'appel au peuple
: « En
morale, dit-il, cet appel au peuple est si absurde que Louis Capet lui-même,
que nous devions croire intéressé à le réclamer, l'a positivement refusé.
Voici les expressions dont il s'est servi par l'organe de De Sèze, son
défenseur officieux, c'est lui qui parle : « On a
dit que s'il n'existait point de loi qu'on pût appliquer à la circonstance,
on opposerait à Louis Capet la volonté du peuple. » « Voici
ma réponse, ajoute De Sèze : je lis dans Jean-Jacques Rousseau ces paroles : « Ni la
loi qui condamne, ni le juge qui doit prononcer ne peuvent s'en rapporter à
la volonté générale, parce que la volonté générale ne peut, comme volonté
générale, prononcer ni sur un homme, ni sur un fait. » « Ainsi
parlait Louis à votre barre, ainsi parlait Rousseau instruisant les peuples à
la liberté. » Je
crois que Dubois-Crancé force le sens des paroles de De Sèze, et même qu'il
le fausse. Lorsque l'avocat disait — Dubois-Crancé n'a pas reproduit
textuellement les termes — : « On a dit encore, que s'il n'existait pas de
loi qu'on pût appliquer à Louis, c'était à la volonté du peuple à en tenir
lieu », il ne songeait point à la procédure de l'appel au peuple et ce n'est
pas avec elle qu'il voulait combattre. Il voulait démontrer bien plus :
l'impossibilité absolue de juger Louis XVI. Il affirmait qu'il n'y avait
point de loi applicable à Louis XVI, et qu'à défaut de loi, la volonté du
peuple, de quelque manière qu'elle s'exprimât, ne pouvait valoir. Il
n'écartait pas la consultation des assemblées primaires ; il refusait à la
Convention elle-même le droit de juger au nom de la volonté du peuple. Quant
à la question même de l'appel au peuple, De Sèze se gardait bien de
l'aborder, soit pour le demander, soit pour le combattre. Combattre
l'appel au peuple, c'était peut-être fermer la seule porte de salut qui
pouvait s'ouvrir devant Louis XVI ; c'était désarmer la royauté, vaincue,
mais obstinée à espérer encore, d'un formidable moyen d'agitation et
peut-être de revanche. Demander l'appel au peuple, c'était reconnaître
d'emblée que le roi pouvait être jugé, qu'il relevait de la conscience
nationale. Or, s'il pouvait être jugé par le peuple, pourquoi ne serait-il
pas jugé par la Convention, organe du peuple ? De Sèze
le dira lui-même tes nettement, un peu plus tard, quand il interjettera appel
au peuple, après la condamnation du roi : « Si
nous n'avons pas élevé nous-même cette question dans la défense de Louis,
c'est qu'il ne nous appartenait pas de prévoir que la Convention se
déterminerait à le juger, ou que, en le jugeant, elle le condamnerait. » De
plus, De Sèze et le roi, qui n'ignoraient certes pas qu'un parti puissant
dans la Convention inclinait au système de l'appel au peuple, ne voulaient
point compromettre ce système en l'adoptant. Ils ne l'auraient fait que s'ils
avaient été résolus à déchaîner les passions des partis pour tenter de se
glisser entre eux et d'échapper à travers la tempête. Or, c'est au contraire
à une défense bénigne et calmante que s'arrêtèrent les conseils du roi et le
roi lui-même. Louis
XVI n'ajouta que quelques paroles, d'une sentimentalité un peu tiède, au
plaidoyer de De Sèze : « Mon
cœur est déchiré de trouver dans l'acte d'accusation l'imputation d'avoir
voulu faire répandre le sang du peuple et surtout que les malheurs du 10 août
me soient attribués. «
J'avoue que les preuves multipliées que j'avais données dans tous les temps
de mon amour pour le peuple et la manière dont je m'étais toujours conduit,
me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m'exposer pour
épargner son sang et éloigner à jamais de moi une pareille imputation. » Ces
paroles pouvaient éveiller quelque tendresse et quelque pitié dans les cœurs
des royalistes fidèles ; elles pouvaient même émouvoir l'instinct d'une
partie du peuple. Peu à peu la longue captivité de Louis, le tragique
spectacle d'une infortune qui n'avait guère qu'un ou deux précédents dans
l'histoire, les lenteurs et les incertitudes de la Révolution, qui semblait
douter de son droit et qui se déchirait au lieu d'agir, tout prédisposait les
âmes inquiètes et dolentes à voir en Louis XVI une sorte de martyr. Il se
dépouillait, dans l'épreuve, de ses faiblesses et de ses fautes ; et, comme
il était frappé en même temps que l'Eglise, comme le fanatisme religieux
souffrait en même temps que le fanatisme royaliste, le roi déchu, outragé,
menacé semblait porter la couronne d'épines et la croix du dieu supplicié. C'est
la Passion du roi qui avait commencé et les paroles douceâtres qu'il
prononçait à l'avant-dernière station de son calvaire avaient, pour des
milliers de cœurs, un accent de résignation divine et de surnaturelle bonté. CE QU'AURAIT PU ÊTRE LE PLAIDOYER DU ROI Ce
moyen de défense n'avait aucune prise sur la Convention. Sans doute, en cette
crise suprême, il y avait peu de chances de sauver le roi. Mais ce n'est pas
en avocat qu'aurait dû parler Louis XVI, c'est en homme d'Etat. J'imagine
que si Mirabeau avait vécu, et s'il n'avait pas été englouti déjà par la
tourmente, il aurait conseillé le roi de ne pas disputer sur le détail de
l'accusation et de ne pas émouvoir la pitié vulgaire, mais de parler aux
révolutionnaires au nom 'de la Révolution elle-même. Il n'était pas
impossible à un roi de s'élever au-dessus des préjugés de la royauté et de
comprendre le mouvement • de l'histoire. Louis XVI n'était pas un ignorant,
mais son esprit manquait de franchise comme son caractère. Il avait à la fois
trop d'humilité et trop d'orgueil. Il était humble à l'excès devant la
Convention lorsqu'il niait ou équivoquait, et s'interdisait à lui-même toute
accusation. H était trop orgueilleux aussi, car, malgré le caractère tragique
des événements, il ne prenait au sérieux ni la Convention, ni la Révolution
elle-même. Il ne prenait même pas au sérieux les concessions premières qu'il
avait faites. Tout le drame où sa vie même était engagée lui apparaissait
comme un accident, qui ne touchait pas au fond du droit royal et qui ne liait
pas définitivement l'histoire. Le plus grand crime peut-être de Louis XVI,
c'est de n'avoir pas compris Mirabeau, c'est de l'avoir méprisé, c'est de
n'avoir vu dans les admirables consultations politiques où il essayait de lui
faire comprendre la Révolution, que la besogne misérable d'un aventurier aux
abois. Ce crime de l'esprit et du cœur, ce crime de médiocrité et de
bassesse, Louis XVI le paye terriblement à cette heure. Parce qu'il s'est
refusé à penser avec le grand homme qui tentait d'harmoniser la Révolution et
la royauté renouvelée, Louis XVI paraît devant la Convention sans une idée. Il n'a
rien à dire aux événements et aux hommes ; et il ne recevra quelque grandeur
que de la mort, c'est-à-dire" de ses ennemis. Que de choses pourtant il
aurait pu opposer à ses juges, s'il avait appliqué au procès la grande
philosophie politique que Mirabeau lui avait léguée ! « Vous
voulez me juger, et sans doute vous me frapperez demain. Je ne crains pas la
mort, et je ne viens pas vous disputer ma tête. L'histoire m'a appris que la
mort des rois apparaît aux peuples comme la solution des crises terribles. « Je
ne vous contesterai donc pas le droit de me juger. Vous êtes la force, comme
j'étais la 'force ; vous êtes les maîtres d'aujourd'hui, comme j'étais le
maître d'hier ; et, si le peuple que vous représentez avait le droit
d'envahir les Tuileries au 20 juin et au 10 août, s'il avait le droit de
suspendre mes fonctions de roi, d'abolir la royauté, de proclamer la
République et de m'enfermer au Temple, il a aussi le droit de m'arracher la
vie et de donner à l'exécution capitale qu'il prépare une apparence de jugement.
Mais pourquoi suis-je ici ? et d'où vient le conflit qui m'amène, moi, le roi
d'hier, devant les représentants révolutionnaires de la nation ? C'est moi,
moi seul, que vous accusez. C'est à moi seul, c'est à ce que vous appelez mes
trahisons, que vous imputez la responsabilité des agitations dont souffre la
France. Et c'est sur la tête 'd'un seul homme que vous faites porter le poids
d'événements immenses. Prenez garde, vous qui vous croyez républicains !'
penser ainsi, c'est être encore monarchiste, car s'il est vrai qu'un seul
homme détermine, en bien ou en mal, la marche de l'histoire, le droit de la
royauté est fondé. La nation accusatrice d'un côté, et un individu accusé de
l'autre : c'est la monarchie retournée, mais c'est encore la monarchie. Et
moi, qui devrais avoir de la puissance des rois une plus haute idée que celle
que vous en avez vous-mêmes, je vous dis qu'en résumant sur la tête d'un seul
homme la responsabilité d'une crise aussi vaste et d'un conflit aussi
profond, vous cédez, plus qu'il n'est raisonnable, au prestige séculaire de
la royauté. « Le
passage de la monarchie absolue, que je représentais, à la démocratie extrême
que vous voulez fonder, ne va pas sans difficultés et sans périls. Ce n'est
pas ma faute si depuis des siècles il n'y avait pas en France des
institutions de liberté et si tout le pouvoir était concentré aux mains des
rois. Ce n'est même pas la faute à mes ancêtres. « Croyez-vous
que c'est la volonté seule des rois qui, en France et en Angleterre, a pétri
différemment les institutions ? Peut-être, en France, fallait-il cette
centralisation du pouvoir royal pour abattre ces grands feudataires, ces
despotes féodaux qui foulaient le peuple et morcelaient la nation. Vous
croyez avoir abattu la féodalité ; mais il n'en restait plus que l'ombre ; ce
sont les rois qui lui avaient enlevé d'abord sa force et sa substance. Et si
cet effort royal ne vous a pas légué une France libre et habituée à la
liberté, il vous a légué, du moins, une France unifiée, et où la souveraineté
de ta nation peut se déployer plus largement qu'en aucun pays du monde.
Peut-être le mouvement populaire, qui me menace et qui va m'emporter,
aurait-il été ajourné d'un demi-siècle si, moi-même, je n'en avais pas donné
le signal par la convocation des Etats Généraux et par le doublement du
Tiers. « Que
votre orgueil ne s'irrite pas si je vous dis que c'est moi qui ai mis dans
vos mains l'instrument de la Révolution qui va me frapper. Je ne l'ai point
fait par une sorte de complaisance généreuse : il n'y a guère d'exemples,
dans la vie déjà longue des sociétés humaines, d'un pouvoir qui sacrifie
spontanément une part de ses prérogatives. J'avais besoin de la nation pour
rétablir les finances, pour obtenir des ordres privilégiés des contributions
devenues nécessaires à l'Etat et que leur égoïsme imprévoyant m'avait
refusées. Tel est le mystérieux enchaînement des choses, que c'est peut-être
pour avoir endetté la monarchie en soutenant l'indépendance de l'Amérique,
que j'ai été obligé de faire appel en France aux Etats Généraux et d'ouvrir
la Révolution. Mais j'avais bien le droit de penser que des précautions
étaient d'autant plus nécessaires que le peuple de France n'avait pas été
accoutumé à se gouverner lui-même. Une transition trop brusque pouvait tout
perdre. C'est pourquoi j'ai surveillé, pour la contenir, la Révolution
commençante et, là où vous avez cru voir intrigue et complot, il n'y avait
que l'accomplissement de mon devoir de roi envers la royauté et envers la
Révolution elle-même. « La
noblesse et le clergé, malgré leurs fautes, étaient les appuis séculaires de
la monarchie. J'ai tenté, tout en limitant leurs privilèges, de les sauver,
comme ordres, d'une destruction totale. Avez-vous le droit de m'en faire un
crime ? Mais, si c'est un crime d'avoir tenté d'arrêter la Révolution à tel
ou tel degré, pourquoi les révolutionnaires n'ont-ils pas demandé d'emblée
l'abolition de la royauté ? Pourquoi ont-ils essayé.de concilier la tradition
royale et la souveraineté populaire ? C'est l'Assemblée constituante qui a
inscrit la royauté dans la Constitution. « Aujourd'hui,
vous vous dîtes ou vous vous croyez tous républicains et, à vous entendre, on
croirait que la monarchie est une sorte de monstre antique, dès longtemps
enseveli, et dont le souffle même ne vous a pas effleurés. « Or,
il y a deux ans encore, il n'y avait peut-être pas un républicain parmi vous.
Même quand j'eus quitté Paris pour aller chercher dans l'est de la France un
point d'appui contre les factions qui m'opprimaient, nul n'osa, dans
l'Assemblée, demander nettement la fin de la monarchie. Ceux mêmes qui
proposaient la suspension de l'inviolabilité et la mise en jugement
semblaient penser à un autre roi ; et les pétitionnaires du Champ-de-Mars
furent désavoués par tous les partis de la Révolution. J'avais laissé
pourtant, dans la lettre qui fut lue à l'Assemblée, un témoignage décisif de
ma vraie pensée ; et à ceux qui m'accusent de les avoir trompés, je réponds
qu'ils ont tenu à se tromper eux-mêmes. Ils avaient peur de la République et,
tout en dénonçant ma perfidie, ils se plaisent à me supposer plus
révolutionnaire que je ne pouvais l'être, pour échapper à la nécessité
redoutable ou de limiter la Révolution ou d'abolir la royauté. S'il y a eu
mensonge, il est là ; s'il y a eu tromperie, elle est là C'était se tromper
soi-même et tromper la nation qu'imaginer qu'on pourrait pousser à l'extrême
la démocratie sans abolir la royauté, et dépouiller l'arbre de toutes ses
feuilles sans l'abattre. C'est moi qui pourrais me plaindre d'avoir été
utilisé par l'instinct de ruse de la Révolution pour faciliter le passage de
la monarchie à la République. On gardait un semblant de royauté pour rassurer
les esprits simples et c'est sous l'abri de la monarchie qu'on travaillait à
la destruction de la monarchie. « Et,
s'il n'y a pas eu là calcul, si la France a cru sincèrement à la nécessité de
la monarchie dans l'ordre nouveau, comment peut-on faire un grief au roi d'y
avoir cru, lui aussi, et d'avoir voulu maintenir les étais sans lesquels, à
mon sens, elle ne pouvait durer ? J'ai gémi de la lutte engagée par vous
contre le clergé' et il est vrai que j'ai usé du droit de veto que me donnait
la Constitution pour amortir les coups que vous lui portiez. C'est que la
religion, en même temps qu'elle est la consolation et le besoin de mon cœur,
est, selon moi, la garantie fie l'ordre et la règle nécessaire des mœurs et
de la liberté. Or, j'ai pensé que les attaques trop véhémentes et trop
violentes contre le clergé ébranleraient la religion elle-même. Me suis-je
trompé ? Dans les premiers temps de la Révolution, il y avait chez les
révolutionnaires eux-mêmes une sorte d'empressement pieux et jamais on ne
parla plus dévotement du Dieu de l'Evangile qu'à l'heure où' on en
dépouillait les ministres. Aujourd'hui encore, vous vous appliquez à ne pas
découvrir au peuple la philosophie impie d'un grand nombre d'entre vous.
Quand un imprudent, pour des raisons d'économie — car vous avez à votre tour
des embarras financiers : ils vous perdront comme ils m'ont perdu —, propose
la suppression du traitement des prêtres, vous vous soulevez contre lui parce
qu'il indispose les peuples. Mais, qui aurait osé prévoir, il y a deux ans,
que cette proposition serait faite ? Qui aurait osé prévoir qu'un jour, à
votre tribune, un audacieux dirait : « Je suis athée », et serait
applaudi par un grand nombre d'entre vous ? C'est donc bien la lutte contre
le christianisme qui s'annonce et, si je l'ai pressentie, si j'ai voulu
protéger le clergé contre des passions qui s'étendraient insensiblement à la
religion elle-même, j'ai été prévoyant et j'ai servi la Révolution qui périra
le jour où il apparaîtra à tous qu'elle est incompatible avec le
christianisme. « Pour
m'accuser de trahison, vous êtes obligés d'accuser aussi de trahison la
plupart des hommes illustres qui ont servi la Révolution. Car tous, La
Fayette, Mirabeau, Barnave, d'autres encore, ont cru que la Révolution devait
s'arrêter et se fixer, qu'elle se perdait à dépasser la ligne qu'ils avaient
marquée eux-mêmes. Vous pouvez les flétrir et les frapper. Mais vous
flétrissez et vous frappez la Révolution elle-même, car le déshonneur de ceux
qui l'ont servie se communique à elle. Croyez-vous, de bonne foi, que ces
hommes ont cédé à des pensées basses, qu'ils furent à la merci d'une pièce
d'or ? Non certes, ils crurent servir encore la Révolution et la liberté en
s'opposant aux excès qui pouvaient les compromettre, en cherchant à organiser
ou à raffermir la force nécessaire du pouvoir exécutif. Et si des hommes nés
de la Révolution et qui n'avaient de force, de crédit, d'espérance que par
elle, ont cru qu'il fallait la contrôler et la limiter, qui pourra faire un
crime au roi lui-même, descendant des rois et gardien de la royauté par la
Constitution comme par la tradition, d'avoir eu la même pensée ? « Prenez
garde ; en condamnant le roi sous prétexte de trahison envers la Révolution,
vous allez vous menacer de mort les uns les nitres ; car vous êtes voués
désormais à dénoncer et à frapper comme des traîtres tous ceux qui
n'entendront pas comme vous les intérêts de la Révolution et qui n'en
porteront pas les limites au point arbitraire et vacillant marqué par les
passions du jour. « J'ai
parlé de Mirabeau que vous frapperiez, s'il n'était mort, de La Fayette qui
serait captif ici s'il ne l'était en Autriche, de Barnave qui languit dans
son cachot, sous l'inculpation d'avoir donné des conseils politiques au roi
constitutionnel. Là ne s'arrêteront pas les soupçons. Déjà ceux-là mêmes qui,
de leur parole imprudente et éloquente, ont animé le peuple contre les
Tuileries sont traîtres et suspects, parce qu'ils n'ont pas refusé un mémoire
politique qui leur était demandé. Et déjà le général qui, dans les plaines de
la Champagne, a arrêté la marche des armées prussienne et autrichienne, est
accusé, par les plus véhéments et les plus populaires de vos journaux,
d'avoir ménagé dans sa retraite l'armée prussienne et d'avoir combattu, comme
on prétend que de Lessart négociait, dans l'intérêt de l'ennemi. « Il
est étrange, en vérité, qu'on me reproche comme un crime d'avoir songé aux
conséquences que pouvait avoir une guerre illimitée et d'avoir voulu les
prévenir ! Vous qui m'accusez de n'avoir pas brusqué la rupture avec
l'Autriche et de n'avoir pas répondu partout par la guerre à la plus légère
offense des cours étrangères, êtes-vous sûrs que la Révolution peut affronter
sans péril la guerre avec le monde ? Etes-vous sûrs que la France nouvelle ne
laissera dans cette colossale entreprise ni ses finances, ni sa liberté ? Êtes-vous
sûrs que les incertitudes de la lutte n'exaspéreront point la rivalité des
factions au point de déchirer et d'épuiser la Révolution ? Et, si je me suis
préoccupé des contre-coups qu'aurait la guerre sur l'état des esprits et sur
le destin de •la royauté, qui donc m'en a donné l'exemple ? C'est vous ! Ceux
qui, au printemps de cette année, vous ont entraînés à la guerre ont dit
partout qu'elle était nécessaire -pour mettre la royauté à l'épreuve, et pour
changer la Constitution. Ils ont fait de lu guerre un moyen politique contre
le roi ; de quel droit me reprochent-ils de m'être préoccupé, en effet, des
conséquences politiques qu'elle pouvait produire et d'avoir, par mes paroles,
par mon attitude, cherché à atténuer le plus possible le conflit d'où l'on
attendait un bouleversement intérieur et le renversement de la Constitution ?
De quel droit me reprocher d'avoir ménagé jusqu'au bout les chances de paix
quand vous donnez ouvertement à la guerre un caractère factieux ? Mais, prenez
garde, vous avez provoqué l'univers pour abattre la royauté. En cessant de
ménager la royauté, vous avez cessé de ménager le monde. Je vous laisse,
devant ta postérité, la responsabilité des désastres qui peuvent suivre. « Si
je vous dis ces choses, ce n'est pas pour défendre ma tête : vous êtes trop
divisés pour être justes. Déjà vous épiez vos moindres gestes, vous commentez
vos moindres paroles, afin d'y découvrir l'indice d'une complaisance pour
celui que vous appelez le tyran. Il ne suffira pas d'avoir voulu ma mort ; il
faudra l'avoir voulue au degré et en la forme marqués par la faction
dominante. Vous êtes trop occupés à vous surveiller et à vous dénoncer les
uns les autres pour avoir la force de vous élever à de hautes vues et pour
faire le partage des responsabilités. Après m'avoir déchiré, vous vous
déchirerez à propos de moi. Jusqu'ici, c'est la témérité du peuple qui seule
avait versé le sang. Maintenant, c'est la Révolution organisée qui fait œuvre
de mort. Vous portez tout de suite la mort à ce sommet qui s'appelait hier la
royauté ; elle en descendra aisément. L'échafaud que vous dressez pour moi
s'élargira jusqu'à occuper tout le forum. Si vous étiez plus unis, si vous
n'aviez pas peur les uns des autres, vous auriez pu, tout en maintenant et
affermissant votre République, mettre la personne du roi hors de cause et
réserver l'avenir. « J'ai
beaucoup lu et médité l'histoire de Charles Ier. J'étais depuis longtemps
averti, par un pressentiment, par l'inquiétude générale des esprits et des
choses, que moi aussi, j'étais réservé à l'épreuve suprême. J'y suis préparé.
Mais ne vous flattez pas que les événements de France se résoudront comme les
événements d'Angleterre. L'Angleterre est une île ; ses agitations sont
limitées et Cromwell a pu les fixer. Vous êtes ouverts à toutes les forces de
l'univers, et cette lutte formidable suscitera ici des passions et des
événements tragiques. Vous n'êtes pas sûrs que la France épuisée ne soit pas
tentée un jour de redemander un abri à la royauté. J'aurais voulu, si ce
retour des choses doit se produire, que la monarchie ne fût pas rétablie en
France par la pitié. La pitié est aveugle et violente : et les rois qui
seront ramenés par elle n'auront pas le sens des temps nouveaux. En faisant
tomber ma tête, vous mettez en mouvement la force dangereuse de la pitié : il
valait mieux réserver l'avenir à l'expérience et à la raison. » Voilà
ce que Louis XVI aurait pu opposer à la Convention. Voilà la défense
politique qu'il aurait pu produire. Et, ce qui le condamne le plus, c'est
qu'il n'ait fait aucun effort pour entrer dans cet ordre de pensées ; c'est
qu'il n'ait pu une minute parler dans le sens de la Révolution et discuter
avec elle. Il en était empêché par la persistance du préjugé royal ; il en
était empêché surtout par le poids secret de ses trahisons. Car il ne s'était
pas efforcé seulement de modérer la Révolution : il avait appelé l'étranger
pour la détruire. Et il était réduit aux habiletés subalternes d'un avocat
ingénieux. La royauté française était décidément une chose morte ; elle
reviendra un moment, mais comme un fantôme. Le
plaidoyer de De Sèze acheva d'irriter, par son habileté même, les
révolutionnaires : car la trahison évidente et certaine du roi devenait
d'autant plus odieuse qu'il parvenait à en dérober la preuve matérielle. LE DISCOURS DE SAINT-JUST DU 27 DÉCEMBRE 1792 C'est
ce mensonge continu, profond, que Saint-Just mit admirablement en lumière
dans la forte réponse que, dès le lendemain 27 décembre, il fit au discours
de De Sèze : « Au
moins, Louis, vous n'étiez pas exempt d'être sincère... Je pardonnerais à
l'habitude de régner, à l'incertitude, à la terreur des premiers orages, la
dissimulation employée pour conserver des droits affreux, chers encore à une
âme sans pitié. Mais, ensuite, lorsque l'Assemblée nationale eût fait des
réformes utiles, lorsqu'elle présenta les Droits de l'Homme à la sanction du
roi, quelle défiance injuste ou plutôt quel motif, si ce n'est la soif de
régner, si ce n'est l'horreur de la félicité publique, entrava les
représentants du peuple ? Celui-là qui disait : Mon peuple, mes enfants,
celui-là qui disait ne respirer que pour le bonheur de la nation, qui disait
n'être heureux que de son bonheur, malheureux de ses maux, celui-là lui
refusait ses droits les plus sacrés. Bonhomie menteuse, bonhomie traîtresse, qui
fait de la douceur et de l'apparence de la bonté, un système de tyrannie... « Il
est facile de déguiser l'intelligence imputée à Louis avec l'empereur et le
roi de Prusse dans le traité de Pillnitz : la justice n'a point
matériellement prise sur la dissimulation des grands crimes... On ne voit pas
le crime, mais on en est frappé. » Le
discours de Saint-Just, prononcé le lendemain du plaidoyer de De Sèze et sous
l'impression directe de celui-ci, révèle le malaise irrité où il avait jeté
la Convention. Tous sentaient que la question était mal posée et comme
rabaissée avec une sorte de candeur cauteleuse où se continuait la tactique
de dérision de la monarchie. Il
semblait qu'en cette suprême entrevue de la royauté et de la Révolution, un
choc violent dût se produire : toutes les consciences et tous les esprits
attendaient obscurément une explication décisive d'où l'éclair jaillirait. Et
la Révolution était aux prises avec des arguties de procédure, avec des
dénégations trop faciles dont le mensonge évident ne pouvait être
matériellement démontré. Saint-Just, d'un mouvement de colère, rompait ce
filet irritant et médiocre : « Ce jour va décider de la République : elle est morte et c'en est fait, si le tyran reste impuni. » |
[1]
J'en suis moins persuadé que Jaurès. Voir mon article des Annales
révolutionnaires de mai-juin 1923. — A. M.
[2]
Depuis le mois de septembre, tous les chefs de la Gironde depuis Brissot
jusqu'à Buzot réclamaient l'échafaud pour les Montagnards. — A. M.
[3]
Voir sur ce point, en sens contraire, le livre de E. Seligman, La justice en
France pendant la Révolution, t. II.