LE RÉQUISITOIRE DE ROLAND CONTRE PARIS Elle
chercha, pour rétablir son crédit ébranlé par ses agitations vaines et ses
violences factices, à frapper un coup décisif. C'est le 29 octobre qu'elle
essaya d'écraser Marat, mais surtout Robespierre. C'est par un mémoire de
Roland, acrimonieux et emphatique, que s'engagea la bataille. Ecoutez avec
quelle solennité prétentieuse et quelle affectation 'presque niaise
d'héroïsme Roland introduit son mémoire : « C'est
le tableau de la situation de Paris que je viens présenter à la Convention,
conformément au décret qui me l'ordonne. Si ma poitrine était aussi forte que
mon courage, je lirais moi-même ce mémoire. » C'est
un des secrétaires, Lanjuinais, qui le lut. Ce n'était qu'un tissu de
déclamations contre Paris. Il mêle les plus futiles griefs administratifs aux
plus véhémentes accusations, et il revient à satiété sur les actes
irréguliers de la Commune révolutionnaire, comme s'il n'eût pas suffi du
tranquille exercice de l'autorité de la Convention pour ramener peu à peu
l'ordre et la régularité partout. «
Lorsque j'observe que les fédérés qui arrivent à Paris, et dont jusqu'à
présent la loi avait confié le soin à la Commune, sont mal logés, mal
traités, souvent envoyés chez moi pour y avoir des emplacements, des lits,
comme si j'eusse été chargé de ces objets, tandis qu'ils étaient à la
disposition de la Commune, laquelle semblait avoir dessein de les laisser
souffrir et de leur persuader que ces souffrances, qu'il doit tenir à elle de
faire cesser, étaient l'ouvrage du ministère — quand on voit tous les efforts
de la Commune pour trouver des approvisionnements et des armes, l'insinuation
de Roland apparaît insensée — ; lorsque, fournissant des matelas ou des
lits pour les casernes, je n'obtiens aucun compte de ces objets et
j'apprends qu'ils disparaissent... ; lorsque j'apprends en même temps les.
fausses inculpations répandues contre les hommes publics qui réunissent au
caractère quelques talents et se sont fait connaître par leur intégrité ;
lorsqu'enfin les principes de la révolte et du carnage sont hautement
professés, applaudis dans des assemblées et que des clameurs s'élèvent contre
la Convention elle-même... je ne puis plus douter que des partisans de
l'ancien régime, ou de faux amis du peuple, cachant leur extravagance ou leur
scélératesse sous un masque de patriotisme, n'aient conçu le plan d'un
renversement dans lequel ils espèrent s'élever sur des ruines et des
cadavres, goûter le sang, l'or et l'atrocité. (Vifs
applaudissements.) «
Département sage, mais peu puissant ; Commune active et despote ; peuple
excellent, mais dont une partie saine est intimidée ou contrainte, tandis que
l'autre est travaillée par les flatteurs et enflammée par la calomnie ;
confusion des pouvoirs, abus et mépris des autorités ; force publique faible
ou nulle par un mauvais commandement : voilà Paris. » C'est
le radotage fielleux et vertueux d'un bureaucrate qui se plaint dans la même
phrase de ne pas retrouver des matelas et d'entendre professer des principes
de meurtre et de sang. Mais à qui s'appliquaient donc ces diatribes, et à
quoi tendaient-elles, juste à l'heure où la Commune était visiblement assagie
et où Marat lui-même reniait ses doctrines d'extermination ? Roland s'acharne
à souffler sur les cendres qui se refroidissent pour en faire jaillir à
nouveau le feu de la guerre civile. Et qui donc pouvait-il caractériser ainsi
? Quel était le parti qui cherchait à « goûter le sang et l'atrocité » ?
Était-ce Robespierre ? Était-ce Danton ? Déclamation niaise ou calomnie
forcenée. Ah ! les faux sages, que de mal ils ont fait avec leurs petites
vues, leur vanité austère et leurs rancunes infinies ! Et
Roland une fois de plus, offre à des poignards imaginaires sa vie que nul ne
menace : « Je
déplais aux faibles, qui craignent une lumière dont ils se sentent incommodés
; aux pervers, qui s'irritent de celle qui les fait connaître ; aux
ignorants, toujours prêts à se fâcher de la preuve de ce qu'ils n'avaient pu
soupçonner ; les bons eux-mêmes s'inquiètent un moment ; ils voudraient
douter du mal qui les afflige et qu'ils n'ont pas su prévoir ; mais, entre la
vérité qui blesse et qui sert, la flatterie qui tue, ou le silence qui
trahit, je n'hésiterai jamais un instant, nia vie même y fût-elle intéressée.
(Vifs
applaudissements.)
» Hé !
qui donc alors en voulait à sa vie ? Mais qui fera taire à temps cette
vieille corneille lugubre et bavarde, perchée sur l'arbre de la liberté ? Ce
triste ramage et ce sombre plumage sont un signal de guerre civile. Chaque
fois que cet homme parle, et il parle toujours, chaque fois qu'il gémit, et
il gémit toujours, les passions furieuses sont aux prises et la Révolution se
déchire. ROLAND CONTRE ROBESPIERRE À son
rapport sinistre et creux, Roland annexe, pour en préciser l'effet, des
rapports de police, dont un visait Robespierre, on va voir-de quelle façon
misérable. « Lettre adressée au ministre de la Justice. «
J'étais hier, au matin, chez le quidam féroce dont nous avons parlé plusieurs
fois. Il est venu un particulier de la section de Marseille, et qui plus,
membre du club des Cordeliers. Ce misérable fit une longue apologie de la
journée du 2 septembre, et il ajouta que cette affaire n'était pas complète ;
qu'il fallait encore une nouvelle saignée, mais plus copieuse que la
première. « Nous avons, disait-il, la cabale Roland et Brissot dont il faut
nous défaire ; on s'en occupe, et j'espère, poursuivait-il, que sous quinze
jours au plus tard, ce sera fait. » Faites, je vous en conjure, le profit de
la société de l'avis que je vous donne. Je n'ai pas voulu demander le nom de
ce particulier, parce que j'ai craint que l'on soupçonnât l'usage que je
voulais faire. Cependant, si vous êtes jaloux de le savoir, je pourrais vous
le dire sous deux jours au plus tard. Il est temps et grand temps d'arrêter
la fureur des assassins. Je gémis à mon particulier de voir les horreurs
qu'on nous prépare. Buzot leur déplaît beaucoup, Vergniaud, Guadet, Lasource,
etc., voilà ceux que l'on nomme pour être de la cabale de Roland ; ils ne
veulent entendre parler que de Robespierre. » Un
membre : « Ah ! le scélérat ! » « Je
ne signe pas, et vous savez bien que ce n'est pas la confiance qui me
manque, mais je crains de vous compromettre. Je ne connais guère qu'un moyen
de tempérer l'ardeur des assassins : ce serait de solliciter là loi déjà
proposée contre les provocations au meurtre, et sitôt qu'elle serait
promulguée, de mettre à leurs trousses des gens sûrs qui les dénonçassent. Si
on en punissait un seul, il n'y aurait plus de prédicateurs de l'assassinat,
et l'ordre régnerait incessamment. «
L'accusateur public est grand ami du quidam chez lequel j'étais. Il lui a
fait tenir une lettre au tribunal ; mais j'ignore ce qu'elle contient. «
L'homme, dont on ne savait pas le nom, c'est un nommé Fournier l'Américain,
demeurant rue Neuve-du-Luxembourg, chez un apothicaire. « Je
soussigné, certifie que la présente lettre m'a été adressée par le citoyen
Marcandier, qui connaît mon amour pour la patrie. En foi de quoi, j'ai signé
le présent, aujourd'hui vingt-six octobre mil sept cent quatre-vingt-douze,
l'an premier de la République. « Signé
: Dubail, vice-président de la seconde section du tribunal criminel de Paris,
rue de Vaugirard. « Pour
copie conforme : signé, ROLAND. » Et le
procès-verbal note : Vif mouvement d'émotion. Quoi ? de l'émotion pour
ce chiffon de police inepte et abject ? Ce ne pouvait être qu'une émotion
girondine, une émotion calculée et feinte : car que signifie ce document plus
que bizarre ? D'abord la lettre est destinée à être mise sous les yeux du ministre
de la Justice, et elle est adressée au sieur Dubail qui la transmet. Son
auteur ne signe pas pour ne pas compromettre le destinataire ; et le
destinataire en connaît néanmoins le nom et s'empresse de le livrer à la
publicité. Tout cela, ce sont évidemment de petits moyens de policiers
cherchant à intriguer Garat, le ministre de la Justice, et à se pousser
auprès de lui. Je ne sais si je me trompe, mais je reconnais dans ce factum
la manière prétentieuse, sentencieuse, dilatoire et vague de « l'observateur
Dutard » qui, à la fin d'avril, entra officiellement au service de Garat[1]. Quelle incohérence dans ce
papier ! Il commence par dire qu'il ignore le nom de l'homme féroce qui
annonce ce nouveau massacre : puis, à la fin de la lettre, il nomme Fournier
l'Américain. Visiblement il y a là une petite bande de policiers sans emploi
qui cherchent à affoler Garat pour se faire pensionner. Le conseil discret
qu'ils donnent au ministre, c'est de mettre des gens sûrs, c'est-à-dire des
policiers bien payés, aux trousses des gens dénoncés par les policiers
eux-mêmes : toute une prébende de police soi-disant révolutionnaire. Et que
révèlent-ils comme coup d'essai ? Qu'un particulier annonce des desseins
violents : ils font même la découverte subtile que Vergniaud et Brissot sont
amis de Roland. Et parce que ce « particulier », tout en médisant de Roland,
dit du bien de Robespierre, voilà Robespierre compromis ; le flegmatique
Garat cherchant à se couvrir de tous côtés, porte cette basse pièce de police
au Conseil des ministres ; Roland s'en empare avec un empressement vertueux ;
et il la fait lire à la Convention pour charger le dossier contre Robespierre
et' amorcer l'accusation. C'est misérable, et je ne connais rien dans
l'histoire des partis, qui soit au-dessous de ce niveau. Quelque implacable
que doive être pour elle le destin, la Gironde a perdu ce jour-là le droit de
réclamer contre n'importe quelle infamie. ROBESPIERRE À LA TRIBUNE Robespierre,
appelé à la tribune par ce guet-apens, veut parler contre l'impression du
rapport de Roland : il en obtient avec peine le droit. Et dès qu'il veut
aborder le fond même du débat, se justifier contre les lâches incriminations
policières, la Gironde lui coupe la parole et le couvre de huées. En vain
Danton proteste : «
Président, maintenez la parole à l'orateur ; et moi aussi, je la demande
après : il est temps que tout cela s'éclaircisse. » Le
président, qui est Guadet, sarcastique et amer, essaie, lui aussi, d'accabler
Robespierre, de lier sa défense : «
Robespierre, vous n'avez la parole que sur l'impression du mémoire des
ministres, car il ne s'agit pas encore du fond de la question. » Comme
si Robespierre n'avait pas besoin d'établir la fausseté de certaines
allégations du rapport pour obtenir que l'impression en fût ajournée ! Le
tumulte organisé, systématique, redouble : « Si
vous ne voulez pas m'entendre, dit Robespierre, si vous m'interrompez sous
différents prétextes ; et si le président, au lieu de faire respecter la
liberté des suffrages, emploie lui-même des' prétextes plus ou moins
spécieux... » Quoi !
il insulte le président ! Il a déjà à la tribune l'expression dictatoriale !
Et Guadet, magnanime et venimeux, haineux et fourbe, dit doucereusement : «
Robespierre, vous voyez les efforts que je fais pour ramener le silence : c'est
une calomnie de plus que je vous pardonne et que je prie l'Assemblée de
permettre de vous pardonner. » (Vifs applaudissements.) Mais
quel abus de la force, à la fois hypocrite et furieux, chez ces hommes qui
criaient à la dictature ! Ah ! le vertueux Roland et son digne policier
avaient fait de bonne besogne ! Et comme, au travers des clameurs et des
huées, Robespierre parvenait à dire enfin : « Quoi
! lorsqu'il n'est pas un homme qui osât m'accuser en face et articuler des
faits positifs contre moi ; lorsqu'il n'en est pas un qui osât monter à cette
tribune et ouvrir avec moi une discussion calme et sérieuse... » Louvet
se jeta dans l'arène : il s'avança au pied 'de la tribune et, défiant
Robespierre, il lui cria : « Je
m'offre contre toi, Robespierre, et je demande la parole pour t'accuser. » C'est
la formule des défis de chevalerie. Et Rebecqui et Barbaroux s'écrient
alors : « Et
nous aussi, nous allons t'accuser. » L'orage
de cris s'apaise, et la Convention fait silence ; que sortira-t-il de ces
défis tragiques et de ce combat ? Un moment Robespierre parut ému, presque
troublé. Il avait le courage tenace et l'héroïsme réfléchi. Il n'avait pas
cette audace' physique et cette force de tempérament, qui éclatent soudain
dans les grandes crises en paroles souveraines. Il se sentait tout à coup
enveloppé, assailli, et comme il se taisait, cherchant sans doute, de son
regard un peu myope et incertain, à discerner l'adversaire : « Oui,
Robespierre, répéta Louvet, c'est moi qui t'accuse » et il monta à la tribune
comme pour en rejeter à jamais le rival furieusement haï, précipité
maintenant au rang des accusés. «
Continue, continue, Robespierre, cria Danton de sa grande voix ; les bons
citoyens sont là qui t'entendent. » Il
savait bien, le grand homme, que la folie des haines allait emporter la
Révolution si d'emblée on ne résistait pas. Il savait bien qu'au premier coup
de cognée qui frapperait un des arbres, et un des plus grands, toute la forêt
était menacée ; il communiquait à Robespierre un moment déconcerté sa force
virile. Et c'est Robespierre un jour qui guillotinera Danton ! Mais retenons
les éclairs de la pensée impatiente qui perce le sombre avenir ; restons dans
le cercle des haines, des luttes et des prévisions où s'agitent en ce moment
les hommes de 92. Robespierre conclut avec méthode et sagesse, mais sans
chaleur et sans éclat, qu'il fallait examiner sérieusement le rapport, en
discuter le pour et le contre, et fixer un jour où ses adversaires et
lui-même seraient entendus. L'INTERVENTION
DE DANTON Danton,
lui aussi, voulait un grand et clair débat pour ramener la sérénité dans la
Convention : et tout de suite il essaya de ramener à une large concorde
révolutionnaire les partis qui se déchiraient : « Il
est temps que nous sachions enfin de qui nous sommes les collègues, il est
temps que nos collègues sachent ce qu'ils doivent penser de nous. (Applaudissements.) On ne peut se dissimuler qu'il
existe dans l'Assemblée un grand germe de défiance entre ceux qui la
composent... (Quelques interruptions). Si j'ai dit une vérité que vous sentez tous,
laissez m'en donc tirer les conséquences. Eh bien, ces défiances, il faut
qu'elles cessent, et s'il y a un coupable parmi nous ; il faut que vous en
fassiez justice. (Vifs applaudissements.) Je déclare à la Convention et à
la Nation entière que je n'aime point l'individu Marat (Applaudissements) ; je dis avec franchise que
j'ai fait l'expérience de son tempérament ; non seulement il est volcanique et
acariâtre, mais insociable. Après un tel aveu, qu'il me soit permis de dire
que moi aussi je suis sans parti et sans faction. Si quelqu'un peut prouver
que je tiens à une faction, qu'il me confonde à l'instant... Si, au
contraire, il est vrai que ma pensée est à moi, que je sois fortement décidé
à mourir plutôt que d'être la cause d'un déchirement et d'une tendance à un
déchirement dans la République, je demande à énoncer ma pensée tout entière
sur notre situation politique actuelle. (Applaudissements.) « Sans
doute il est beau que la philanthropie, qu'un sentiment d'humanité fasse
gémir le ministre de l'Intérieur et tous les bons citoyens sur les malheurs
inséparables d'une grande Révolution ; sans doute on a droit de réclamer
toute la rigueur de la justice nationale contre ceux qui auraient évidemment
servi leurs passions particulières au lieu de servir la Révolution et la
liberté. Mais, comment se fait-il qu'un ministre, qui ne peut pas ignorer les
circonstances qui ont amené les événements dont il vous a entretenus, oublie
les principes et les vérités qu'un autre ministre vous a développés sur ces
mêmes événements ? Rappelez-vous ce que le ministre actuel de la Justice vous
a dit sur ces malheurs inséparables des Révolutions. (Murmures.) « Je ne
ferai point d'autre réponse au ministre de l'Intérieur. Si chacun de nous, si
tout républicain a le droit d'invoquer la justice contre ceux qui n'auraient
excité des mouvements révolutionnaires que pour assouvir des vengeances
particulières, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais
trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens
; que jamais révolution complète n'a -été opérée sans que cette vaste
démolition de l'ordre de choses existant n'ait été funeste à quelqu'un, et
qu'il ne faut donc pas imputer ni à la ville de Paris, ni à celles qui
auraient pu présenter les mêmes désastres, ce qui est peut-être l'effet de
quelques vengeances particulières, dont je ne nie pas l'existence, mais ce
qui est bien plus probablement la suite de cette commotion générale, de cette
fièvre nationale qui a produit les miracles dont s'étonnera la postérité. » C'est
d'une ampleur et d'une vérité admirables. Quel irréparable malheur qu'il
n'ait pu convaincre et concilier ! Il s'applique, sans blesser Roland, à
écarter les sombres fantômes dont le ministre s'épouvante lui-même : « Je
dis donc que le ministre a cédé à un sentiment que je respecte ; mais que son
amour passionné pour l'ordre et la loi lui a fait voir, sous la couleur de
l'esprit de faction et de grands complots d'Etat (murmures), ce qui n'est peut-être que la
réunion de petites et misérables intrigues dans leurs objets comme dans leurs
moyens (Nouveaux murmures.) Pénétrez-vous de cette vérité qu'il ne peut
exister de faction dans une République (murmures) ; il y a des passions qui
se cachent ; il y a des crimes particuliers, mais il n'y a pas de ces
complots vastes qui puissent porter atteinte à la liberté (Murmures
prolongés.) Et
où sont donc les hommes qu'on accuse comme des conjurés, comme des
prétendants à la dictature ou au triumvirat ? Qu'on les nomme ! Marat ? mais
je vous l'ai dit... Oui, nous devons réunir nos efforts pour faire cesser
l'agitation de quelques ressentiments et de quelques préventions
personnelles, plutôt que de nous effrayer par de vains et chimériques
complots dont on serait bien embarrassé d'avoir à prouver l'existence. Je
provoque donc une explication franche sur les défiances qui nous divisent ;
je demande que la discussion sur le mémoire du ministre soit ajournée à jour
fixe, parce que je désire que les faits soient approfondis et que la Convention
nationale prenne des mesures contre ceux qui pourraient être coupables. «
J'assure que c'est avec raison qu'on a réclamé contre l'envoi aux
départements de lettres qui inculpent indirectement des membres de cette
Assemblée. Roland aurait dû envoyer cette lettre où il est question de
massacres au ministre de la Justice ou à l'accusateur public pour la dénoncer
aux tribunaux et là sans doute on aurait reconnu que tous ces projets
sinistres sont de vaines chimères (Murmures). Je le déclare nettement, parce
qu'il est temps de le dire ; tous ceux qui parlent de la faction Robespierre
sont à mes yeux ou des hommes prévenus ou de mauvais citoyens. » (Applaudissements.) C'est
contre des murmures croissants et des résistances croissantes que parlait
Danton. La Convention n'acceptait pas l'ajournement du débat. Elle avait
cette hâte presque maladive qu'ont les grandes assemblées d'aller jusqu'au
fond des émotions ; la lice était ouverte, que les champions soient appelés !
Une impatience aussi d'en finir, de voir clair peut-être, était chez les
meilleurs. Et la Gironde avait vu Robespierre troublé, ému ; qui sait si on
n'allait pas le terrasser œ soir même ? Evidemment, entre les Roland, et
Barbaroux, Louvet, Rebecqui, l'attaque était concertée. LA CATILINAIRE DE LOUVET Louvet
a un long discours tout préparé, et c'est ce discours qu'annoncent le rapport
de Roland et la lettre de police. Touchante collaboration entre le ménage
vertueux qui reprochait à Danton la liberté de sa vie, et le romancier de
Faublas, qui, avant d'agencer de sombres histoires de complots, avait combiné
des aventures d'alcôve et de canapé à lasser les plus exigeants ! Mme Roland
dans les Portraits et Anecdotes qu'elle rédigea plus tard à
Sainte-Pélagie, en août 1793, a pour Louvet de grandes complaisances : «
Louvet, que j'ai connu durant le premier ministère de Roland, et dont je
rechercherai toujours l'agréable société, 'pourrait bien quelquefois, comme
Philopœmen, payer l'intérêt de sa mauvaise mine ; petit, fluet, la vue basse
et l'habit négligé, il ne paraît rien au vulgaire, qui ne remarque pas la
noblesse de son front et le feu dont s'animent ses yeux et son visage à
l'expression d'une grande vérité, d'un beau sentiment, d'une saillie
ingénieuse ou d'une fine plaisanterie. Les gens de lettres et les personnes
de goût connaissent ses jolis romans où les grâces de l'imagination s'allient
à la légèreté du style, au ton de la philosophie, au sel de la critique. La
politique lui doit les ouvrages les plus graves, dont les principes et la
manière déposent également en faveur de son âme et de ses talents. Il a
prouvé que sa main habile pouvait alternativement secouer les grelots de la
folie, tenir le burin de l'histoire, et lancer les foudres de l'éloquence. Il
est impossible de réunir plus d'esprit à moins de prétention et plus de
bonhomie ; courageux comme un lion, simple comme un enfant, homme sensible,
bon citoyen, écrivain vigoureux, il peut faire trembler Catilina à la
tribune, dîner chez les Grâces et souper avec Bachaumont. « Sa
Catilinaire ou Robespierride méritait d'être prononcée dans un Sénat qui eût
la force de faire justice ! » Hélas !
Et Mme Roland qui se fait presque minaudière et régence pour parler des
Grâces et de Bachaumont accablait Danton de sa pruderie ! Comme l'esprit de
parti et de coterie a des ressources profondes d'hypocrisie, même dans les
âmes droites et nobles ! C'est
un roman pitoyable que Louvet porta à la tribune ; et il tenta en vain
d'imiter le bruit de la foudre en secouant des grelots fêlés. Dans ce corps à
corps suprême avec Robespierre, il fallait des coups droits et sûrs, des
accusations précises, des faits certains. Il ne fit que ressasser les vagues
accusations de dictature, il reprocha à Robespierre son influence aux
Jacobins ; et quand il voulut préciser, ses griefs ou furent misérables ou
furent faux. Ecoutez un des crimes de Robespierre : c'est d'avoir été prendre
séance après le 10 août, au Conseil général de la Commune provisoire dont
Louvet lui-même faisait partie : «
Représentants du peuple, une journée à jamais glorieuse, celle du 10 août,
venait de sauver la France. Deux jours encore s'étaient écoulés ; membre de
ce Conseil général provisoire (Murmures), j'étais à mes fonctions, un
homme entre, et tout à coup il se fait un grand mouvement dans l'assemblée.
Je regarde, et j'en crois à peine mes yeux... c'était lui, c'était
Robespierre. Il venait s'asseoir au milieu de nous. Je me trompe, il était
déjà allé se placer au bureau ; depuis il n'y avait plus d'égalité pour lui.
» Que
penser de l'enfantillage de ce trait de Louvet ! Mais voici une accusation
plus redoutable... si elle est vraie : «
L'Assemblée législative, elle, était journellement tourmentée, méconnue,
avilie, par un insolent démagogue qui venait à la barre lui ordonner des
décrets, qui ne retournait au Conseil général que pour la dénoncer, qui
revenait jusque dans la Commission des vingt-et-un, menacer du tocsin... » Là-dessus,
et avant même que Louvet se soit expliqué, l'indignation contre Robespierre
éclate. En vain, Billaud-Varenne s'écrie : « C'est faux ! » Sa voix est
couverte par les clameurs, par les affirmations des témoins qui soutiennent
Louvet. L'émotion semble déborder bien au-delà de la Gironde. Pendant que de
nombreux Conventionnels désignent Robespierre d'un geste accusateur et
menaçant, Cambon, qui ne peut oublier les humiliations et les frayeurs de la
Législative, s'écrie avec fureur et comme s'il maniait un poignard invisible,
le poignard que se transmirent dans l'histoire les amants passionnés de la
liberté : « Misérable, voilà, voilà l'arrêt de mort des dictateurs ». Delacroix
atteste solennellement la vérité du récit de Louvet : « ... En
descendant de la tribune, je me retirai dans l'extrémité de la salle du côté
gauche, alors Robespierre me dit que si l'Assemblée n'acceptait pas de bonne
volonté ce qu'on lui demandait, on saurait le lui faire adopter avec le
tocsin. » Et là-dessus, le chœur des imprécations girondines recommence : «
Misérable ! Misérable ! » Et
pourtant, Delacroix, en confirmant Louvet, le démentait : Louvet plaçait le
propos à la Commission des vingt-et-un ; Delacroix, dans la salle même des
séances, et ce n'était pas une parole publique, officielle, délibérée ;
c'était un propos d'homme à homme et dont la lettre et le sens avaient pu
être déformés. Effet de séance, mais qui ne devait pas résister à l'examen !
Même en séance d'ailleurs, l'effet• fut bientôt neutralisé par la vigueur de
Robespierre. Aidé de son frère, il luttait pour rompre le cercle dont ses
ennemis gesticulants l'enveloppaient, et pour gravir la tribune. II
protestait violemment contre l'accusation de Louvet. Et déjà la Gironde
voulait le transformer en accusé : «
J'observe à la Convention, s'écria un Conventionnel, qu'elle ne peut entendre
à la tribune un homme accusé d'un pareil crime ; il faut qu'il descende à la
barre. » Malgré
tout, la véhémente protestation de Robespierre éveillait un doute, brisait un
peu le courant. Louvet avait dit un mot terrible et perfide : « Vous vengerez
la Législative », et les souffrances d'amour-propre exaspéré de tous les
députés qui, pour n'avoir pas su prendre à temps l'initiative et la direction
de la lutte révolutionnaire contre la royauté, avaient dû subir quelques
jours la dictature de l'audacieuse et victorieuse Commune, s'acharnaient en
effet à la vengeance. Mais le discours de Louvet n'était qu'un point d'appui
fragile, une déclamation vaine et qui tombait dans le vide. Elle trompait
l'attente des haines. Sur les journées de septembre, le sophisme était trop
criant ; il était impossible de compromettre à fond dans les massacres Robespierre
et Danton et de dégager entièrement la Gironde. Quand Louvet dit que «
l'autorité tutélaire de Pétion était enchaînée, que Roland parlait en vain »,
c'est pure rhétorique de parti ; car le premier jour, ni Pétion ni Roland ne
firent un effort visible ; et Louvet était réduit, pour solidariser
Robespierre et Marat, à alléguer que le premier avait dans une assemblée
électorale soutenu la candidature du second. Le discours de Louvet était donc
passé comme un nuage boursouflé, fantastique et vain, gros de menaces mais
piètre d'effet. Aussi bien, lui-même donnait un démenti à la violence de ses
accusations par l'incertitude de ses conclusions et par leur incohérence : « Robespierre,
je t'accuse d'avoir depuis longtemps calomnié les plus purs, les meilleurs
patriotes ; je t'en accuse, car je pense que l'honneur des bons citoyens et
des représentants du peuple ne t'appartient pas. « Je
t'accuse d'avoir calomnié les mêmes hommes avec plus de fureur à l'époque des
premiers jours de septembre, c'est-à-dire dans un temps où les calomnies
étaient des proscriptions. « Je
t'accuse d'avoir, autant qu'il était en toi, persécuté, avili la
représentation nationale et de l'avoir fait méconnaître, persécuter, avilir. « Je
t'accuse de t'être continuellement produit comme un objet d'idolâtrie,
d'avoir souffert que devant toi l'on dît que tu' étais le seul homme vertueux
de la France, le seul qui pût sauver la patrie et de l'avoir donné vingt fois
à entendre toi-même. « Je
t'accuse d'avoir tyrannisé l'assemblée électorale de Paris par tous les
moyens d'intrigue et d'effroi. « Je
t'accuse d'avoir évidemment marché au suprême pouvoir, ce qui est démontré,
et par les faits que j'ai indiqués, et par toute ta conduite qui pour
t'accuser parlera plus haut que moi. « Je
demande que l'examen de ta conduite soit renvoyé à un Comité. « Législateurs,
il est au milieu de vous un autre homme dont le nom ne souillera pas ma
bouche, un homme que je n'ai pas besoin d'accuser, car il s'est accusé
lui-même. Lui-même il vous a dit que son opinion était qu'il fallait faire
tomber 200.000 têtes ; lui-même il vous a avoué, ce qu'au reste il ne pouvait
nier, qu'il avait conseillé la subversion du gouvernement, qu'il avait
provoqué l'établissement du tribunat, de la dictature, du triumvirat ; mais,
quand il vous fit cet aveu, vous ne connaissiez peut-être pas encore toutes
les circonstances qui rendaient ce délit vraiment national ; et cet homme est
au milieu de vous ! Et la France s'en indigne, et l'Europe s'en étonne. Elles
attendent que vous prononciez. « Je
demande contre Marat un décret d'accusation (Murmures à l'extrême gauche ;
applaudissements sur les autres bancs) et que le Comité de sûreté générale soit chargé
d'examiner la conduite de Robespierre et de quelques autres. » Mais
pourquoi cette différence entre Marat et Robespierre ? Pourquoi décréter
d'emblée la mise en accusation du premier et demander une enquête seulement
sur le second ? Louvet avouait donc par-là que lui-même n'avait pas une
confiance absolue dans la force de sa preuve, car si le crime de Robespierre
prétendant au pouvoir suprême et y marchant en effet avait été démontré, il
était bien plus 'grave que tous les propos de Marat. Ni Louvet, ni la Gironde
ne se sentirent capa-131es d'entraîner la Convention à un vote décisif contre
Robespierre. La déception de la Convention était grande. Ce qu'elle attendait
des Girondins, ce n'était point la preuve que, dans la crise révolutionnaire
d'où la République était sortie, Robespierre avait manœuvré pour accroître le
plus possible son influence politique et celle de la C9mmune. Ce
qu'il aurait fallu bien démontrer, c'est que Robespierre, par des actes
précis, avait cherché e supprimer la volonté nationale, à substituer une
faction dictatoriale au pouvoir légal de la Convention. Or, c'est Robespierre
qui avait demandé la réunion de la Convention. L'accusation de Louvet
s'effondrait. Il n'en restait rien de précis, mais un vague procès de
tendance qui enveloppait, avec Robespierre, quelques autres, et logiquement
le peuple de Paris, le peuple du 10 août. Non, la Convention ne pouvait se
risquer dans cette voie. La Gironde n'avait qu'une chance de l'entraîner ;
c'était de l'éblouir, de la fanatiser, et de la lier par des responsabilités
immédiates à de nouvelles et plus lourdes responsabilités. Puisque la Gironde
n'avait pas consenti à l'ajournement du débat demandé par Danton, il fallait
que le soir même et aussitôt après le discours de Louvet, Robespierre fût
décrété d'accusation et arrêté. En
ajournant la conclusion après avoir refusé l'ajournement du débat, la Gironde
trahissait à la fois sa faiblesse et sa jactance. Se borner à la mise en
accusation de Marat par un discours qui était - tourné tout entier contre
Robespierre, c'était découvrir ce qu'il y avait de factice dans les colères
et les craintes étalées. Et c'était laisser à la froide raison le temps *de
dissiper les prestiges de passion et de rhétorique du romancier Louvet. L'OPINION DE LA PRESSE L'effet
de la séance fut mauvais pour la Convention et déplorable pour la Gironde. Le
journal les Révolutions de Paris, qui affectait l'impartialité, et qui
d'ailleurs aimait peu Robespierre et Marat, sans doute parce qu'il n'avait pu
exercer sur les assemblées électorales de Paris une action suffisante,
traduit assez bien le malaise de l'opinion. « Hélas
! nous en rougissons pour nos députés. Ils passent le temps à se dénoncer les
uns les autres. Des séances prolongées jusque dans la nuit se consument à
entendre Louvet accuser. Robespierre ; Robespierre dénoncer Brissot et
compagnie, Barbaroux dénoncer Marat ; Marat, brochant sur le tout, dénoncer à
lui seul tous les généraux, tous les ministres, tous ses collègues à la
Convention, à l'exception de Danton qui a l'ingratitude d'abandonner Marat au
milieu de la mêlée ; quelle pitié que tout cela !... Louvet, si quelques
ambitieux ont fait des tentatives criminelles pour changer le gouvernement,
puisque la Convention eut le bon esprit de passer à l'ordre du jour, pourquoi
revenir à la charge ? N'y a-t-il pas des juges et des licteurs ? Si Marat,
Danton et Robespierre sont les triumvirs de cette dictature dont tu parles,
tu n'avais qu'une parole à leur adresser : « Sortez de cette enceinte d'où
vos crimes vous repoussent, et suivez-moi devant un tribunal ; je me porte
votre accusateur, venez vous défendre. » Tu nous aurais épargné le long
historique des débats de la société des Jacobins, le scandale d'une séance
conventionnelle tout à fait nulle pour la politique, et la confusion de
Robespierre, réduit à demander huit jours pour répondre. Huit jours pour se
justifier à l'incorruptible Robespierre ! » Le
journal de Prudhomme parle avec tant d'amertume de l'assemblée électorale de
Paris, de Robespierre, de Danton et de Marat qui y dominèrent, qu'il est
visible que la bonne feuille doctrinaire et sentencieuse a eu des mécomptes
électoraux. Elle se console en trouvant que tout est petit : « Une
Convention en général mal choisie, surtout la députation de Paris, qui aurait
dû être la meilleure ; une Convention qui devrait être un Atlas, puisqu'elle
a, pour ainsi dire, le globe entier à replacer sur l'axe de la raison, et qui
éprouve les petites passions de l'enfant débile et mutin. » Pour
Danton, le bon journal a des mots féroces et perfides : « Et
toi, Danton, tu te tais aussi, ou tu n'ouvres la bouche que pour désavouer
lâchement ton agent subalterne ! » La
communauté des déceptions électorales, à Paris, devait donc rapprocher les
journalistes du journal de Prudhomme et les Girondins, et pourtant
l'impression produite par le discours de Louvet sur les démocrates fut si
fâcheuse qu'il est obligé de le condamner. Carra, dans le compte rendu des
Annales patriotiques, se dégage visiblement de la Gironde, il n'est point
aimable pour Louvet. «
Louvet entreprend une longue dénonciation contre Robespierre, Marat, Danton,
etc., mais c'est principalement Robespierre qu'il attaque et qu'il accuse
comme chef d'un parti assassin et liberticide ; il mêle à son récit des
mouvements oratoires, il emploie tous les grands ressorts de l'éloquence dans
un sujet où peut-être il eût fallu au contraire les écarter... En parlant de
Marat, l'orateur emploie un de ces tours qui, pour être exagérés, manquent
tout leur effet. Il le qualifie d'abord, sans le nommer, d'homme unique dans
les fastes du monde, d'enfant perdu de l'assassinat, puis, l'ayant nommé, il
s'interrompt en s'écriant : « Dieux ! j'ai prononcé « son nom ! » Ce
mouvement pourra paraître heureux à d'autres ; nous ne le trouvons que froid
et puéril. Nous n'approuvons pas davantage cet autre : « Ô comble d'horreur !
un mandat d'arrêt « était déjà lancé contre le vertueux Roland ! » Car,
quelque scélérat qu'on suppose Marat, son nom est- encore le meilleur moyen
de le désigner, de le signaler à ceux à qui on veut le faire connaître, et
quelque vertueux que soit Roland, le comble d'horreur n'est pas un mandat
d'arrêt contre lui, lorsqu'on vient de parler de tant d'assassinats exécutés
et projetés. » Ainsi
anatomisée, l'éloquence de Louvet n'avait pas des lendemains triomphants. Le ton
de Condorcet est d'une sévérité triste. Il écrit lui-même et sous sa
signature, dans la Chronique de Paris du 31 octobre. C'est, sous une forme
modérée et avec un accent de douleur contenue, un réquisitoire accablant
contre Roland et la Gironde : « Le
ministre de l'Intérieur est venu présenter un mémoire sur la situation
politique de Paris. Le goût des préambules, si familier aux anciens
ministres, y a -paru un peu trop marqué pour ne pas laisser entrevoir
d'avance l'intention de produire des effets qui, puisqu'il faut le dire,
n'étaient pas ceux qu'un homme d'Etat devrait avoir en vue. Après avoir
retracé tout au long le tableau des obstacles que les lois rencontrent à
Paris dans leur exécution, les abus d'une administration illégale et
anarchique, les torts de quelques hommes et les crimes de plusieurs, M.
Roland a cru devoir dénoncer des complots qui, s'ils existaient réellement,
feraient désespérer de l'établissement des lois et de toute liberté en
France. Comment se prêter à l'idée de voir renouveler les crimes des 2 et 3
septembre ? Comment croire qu'il existe réellement un complot de faire
égorger des citoyens qui, à tous égards, ont bien servi la patrie, et dont la
vie est liée, jusqu'à un certain point, à la destinée de l'Etat ? Comment
croire enfin à l'existence d'un complot aussi insensé qu'odieux ? On a cité à
l'appui la lettre d'un juge du tribunal. Mais cette lettre contient-elle des
inductions de preuves ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas en suivre la trace
devant les tribunaux ? Comment ne pas prévoir que de pareilles dénonciations
adressées à la Convention même y jetteraient des ferments de trouble toujours
funestes au bien public, y ranimeraient des haines et des préventions que,
pour l'intérêt de la patrie, si ce n'est pour celui de la gloire, on devrait
chercher à étouffer ? Croit-on que le peuple pourra voir d'un œil froid le
temps des délibérations employé à des débats qui n'ont aucun rapport avec ses
intérêts et avec les devoirs de ses représentants ? Celui qui les provoque
n'est-il pas coupable, en supposant même que les craintes qui paraissent
l'agiter ne soient pas chimériques ? Vouloir sans cesse occuper le public de
soi, n'est-ce pas vouloir se rendre à tout prix un personnage important ? Et
cette prétention n'a-t-elle pas son danger dans les républiques, surtout
quand elle s'environne avec un appareil de certaines formes austères, et
qu'entre le parti qu'on attaque et celui qu'on soutient, on ne suppose
d'autre intervalle que celui qui existe entre la scélératesse et la probité,
entre le crime et la vertu ? « ...
Le rapport de M. Roland semblait avoir pris assez de temps à l'Assemblée
et peut-être à la chose publique. On aurait pu s'apercevoir qu'il avait assez
envenimé les plaies, que les préventions, les haines, les craintes ont
laissées après la journée du 10 ; mais Louvet avait demandé la parole
pour accuser Robespierre ; et, comme il est bien difficile que tout ce qui
émeut les passions n'attire pas l'attention des hommes rassemblés, parce que
telle est la nature de l'homme, l'orateur a pu se livrer à tous les
ressentiments (la plupart bien justes d'ailleurs) dont son âme était pénétrée. « On ne
dira rien aujourd'hui de ce discours, sinon qu'il a paru préparé de manière à
laisser des impressions malheureusement trop durables dans l'esprit d'un
grand nombre d'auditeurs, et à faire déplorer aux autres les funestes effets
des passions particulières. Ce n'est pas de tout cela dont la chose publique
a besoin. » Condorcet,
hier encore pourtant l'ami de la Gironde, est révolté dans son esprit
critique par l'ineptie de la pièce de police apportée par Roland ; et il est
excédé de l'austère et envahissante vanité de ce bureaucrate médiocre et
fielleux qui, pour se faire valoir, crée des fantômes de complots et attise
les haines ; Condorcet s'afflige et s'épouvante de l'esprit d'égoïsme et de
vertige de la Gironde. Ô grand homme ! vous paierez de votre vie, comme
Danton, les fautes commises par d'autres ! Un
député proposa, le 31 octobre, qu'aucun membre de la Convention ne pût en
dénoncer un autre ; c'était une solution un peu naïve, mais, quoique la
Convention passât à l'ordre du jour, c'était un indice du malaise croissant
où les furieuses agitations de la Gironde jetaient les esprits. Le journal de
Brissot s'irrita contre le malencontreux pacificateur : « C'est
ou un patriotisme bien peu éclairé ou un bien perfide esprit de faction qui a
dicté à un membre une motion que l'anarchisme seul a pu applaudir ; il a
demandé qu'aucun député ne pût en dénoncer un autre, sous aucun prétexte, et
il a proposé différentes dispositions pénales contre les infracteurs de cette
bizarre loi. Lorsque le reste impur des satellites de Sylla siégeait dans le
Sénat de Rome, à côté des vrais républicains ; lorsque Catilina et Cethegus
paraissaient vis-à-vis de Cicéron et de Caton ; lorsque ces deux amis de la
patrie élevaient la voix contre les cruels anarchistes qui voulaient marcher
à la tyrannie par le démagogisme, qu'eût fait la majorité pure et inflexible
des législateurs romains, si on eût proposé de fermer la bouche aux citoyens
assez courageux pour braver les poignards et pour éloigner d'un doigt hardi
les conspirateurs et leurs complices ? Le Sénat de Rome aurait repoussé avec
dédain ou avec indignation cette proposition ou criminelle ou absurde. C'est
ce qu'a fait la Convention nationale ; elle est passée à l'ordre du jour
malgré quelques clameurs. » Avec
quel art, avec quelle application la Gironde aiguise le couteau de la
guillotine qui tranchera toutes ses têtes ! C'est elle qui sera frappée la
première comme complice du tyran renversé au 10 août, comme un « reste impur
des satellites de Sylla ». LA RÉPLIQUE DE ROBES1'IERRE Mais la
Convention commençait à être rassasiée de toutes ces attaques et le discours
déclamatoire de Louvet avait perdu tout son effet, quand Robespierre, huit
jours après, le lundi 5 novembre, monta à la tribune pour se défendre. Il fut
modéré, précis, modeste et habile. Visiblement il s'efforça d'opposer aux
pompeuses paroles de Louvet une réplique mesurée et substantielle. Il
réduisit aisément à rien certaines accusations puériles : « On
m'a fait un crime de la manière même dont je suis entré dans la salle où
siégeait la nouvelle municipalité. Notre dénonciateur m'a reproché très
sérieusement d'avoir dirigé mes pas vers le bureau. Dans ces conjonctures, où
d'autres soins nous occupaient, j'étais loin de prévoir que je serais obligé
d'informer un jour la Convention nationale que je n'avais été au bureau que
pour faire vérifier mes pouvoirs. » Voilà
sur quoi Louvet appuyait son fameux : « Je t'accuse ». Et sur l'autre fait, à
propos duquel Robespierre, le 29 octobre, avait été comme submergé par
l'indignation tumultueuse de la Gironde : « Lacroix
vous a dit que, dans le coin du côté gauche, je l'avais menacé du tocsin.
Lacroix, sans doute, s'était trompé. (Murmures.) Il n'y a aucune raison de
m'interrompre, car il n'y en a pas même de ma part pour nier le fait s'il
était exact. Mais, je le répète, Lacroix s'est trompé et il était possible de
confondre ou d'oublier les circonstances dont j'ai aussi des témoins, même
dans cette Assemblée, et parmi les membres du Corps législatif. Je vais les
rappeler ; je me souviens très bien que dans ce coin dont j'ai parlé,
j'entendis certains propos qui me parurent assez feuillantins, assez peu
dignes des circonstances où nous étions, entre autres celui-ci qui
s'adressait à la Commune : Que ne faites-vous résonner le tocsin ? C'est à ce
propos, ou à un autre pareil, que je répondis « Les sonneurs de tocsin sont
ceux qui cherchent à aigrir les esprits « par l'injustice. » Je me rappelle
encore qu'alors un de mes collègues, moins patient que moi, dans un mouvement
d'humeur, tint, en effet, un propos semblable à celui qu'on m'avait attribué,
et d'autres m'ont entendu moi-même le lui reprocher. » Reynaud
: « J'atteste le fait que vient de dénoncer Robespierre. » À
l'examen donc, tout ce qu'il y avait d'un peu positif dans le discours
accusateur s'évanouissait. Robespierre marqua la distance qui le séparait de
Marat, il défendit nettement tous les actes de la Commune : « Ne
nous a-t-on pas accusés d'avoir envoyé, de concert avec le Conseil exécutif,
des commissaires dans plusieurs départements ; pour propager nos principes,
et les déterminer à s'unir aux Parisiens contre l'ennemi commun. Quelle idée
s'est-on formée de la dernière Révolution ? La chute du trône paraissait-elle
donc si facile avant le succès ? Ne s'agissait-il que de faire un coup de
main sur les Tuileries ? Ne fallait-il pas anéantir dans toute la France le
parti des tyrans et, par conséquent, communiquer à tous les départements la
commotion salutaire qui venait d'électriser Paris ! Et comment ce soin
pouvait-il ne pas regarder ces mêmes magistrats qui avaient appelé le peuple
à l'insurrection ? Il s'agissait du salut public ; il y allait de leurs têtes
! Et on leur a fait un crime d'avoir envoyé des commissaires aux autres
communes, pour les engager à avancer, à consolider leur ouvrage ? Que dis-je
! la calomnie a poursuivi ces commissaires eux-mêmes. Quelques-uns ont été
jetés dans les fers. Le feuillantisme ou l'ignorance a calculé le degré de
chaleur de leur style ; il a mesuré toutes leurs démarches avec le compas
constitutionnel, pour trouver le prétexte de travestir les missionnaires de
la Révolution en incendiaires, en ennemis de l'ordre public... «
Citoyens, voulez-vous une Révolution sans révolution ? « Quel
est cet esprit de persécution qui est venu reviser, pour ainsi dire, celle
qui a brisé nos fers ? Mais comment peut-on soumettre à un jugement certain
les effets que peuvent entraîner ces grandes commotions ? Qui peut, après
coup, marquer le point précis où devaient se briser les flots de
l'insurrection populaire ? À ce prix, quel peuple pourrait jamais secouer le
joug du despotisme ?... Non, nous n'avons point failli ; j'en jure par le
trône renversé et par la République qui s'élève. » En
cela, Robespierre était visiblement dans le vrai, et il ne faisait d'ailleurs
que reprendre ce que Roland lui-même avait dit après le 10 août et même après
le 2 septembre. Ce qui reste vrai, et dont Robespierre, dans les explications
qu'il donne des massacres, ne parvient pas à se disculper, c'est qu'il a
voulu profiter du mouvement révolutionnaire pour perdre la Gironde, c'est
qu'il a ramené, autant qu'il dépendait de lui, ces vastes commotions à son
moi obsédant, à son implacable orgueil. Ce qui reste vrai, c'est qu'avec
cette terrible préoccupation personnelle, Robespierre saisira toujours la
hache des événements pour éliminer, pour émonder toutes les influences
rivales. Mais quoi ! si la Révolution était restée unie avec elle-même, si la
Gironde n'avait pas dès les premiers jours déchiré la Convention, qu'eût
importé, dans le large développement des forces révolutionnaires, le
lancinant orgueil de Robespierre ? C'est la Gironde, qui, en dénonçant sa «
dictature », la prépare. À mesure que la Révolution se resserre, elle risque
de n'être plus que le piédestal d'un homme ; et les Girondins se sont
acharnés à la resserrer, en ce jour lumineux de victoire et d'espérance où
elle aurait pu s'élargir dans la concorde et dans la joie. Ils ne peuvent
alléguer, pour se défendre devant l'histoire, que du moins leur passion fut
sincère ; car c'est après coup, c'est de sang-froid, c'est dans un dessein de
domination politique, qu'ils suscitèrent en eux toutes leurs indignations
philanthropiques au sujet des événements de septembre. Il n'y a là
qu'hypocrisie, émotion de théâtre. « Je
pourrais, s'écrie Robespierre, citer en faveur du Conseil général de la
Commune M. Louvet lui-même, qui commençait l'une de ses affiches de la
Sentinelle par ces mots : Honneur au Conseil général de la Commune !
Il a fait sonner le tocsin ! Il a sauvé la patrie !... C'était alors le
temps des élections. (Applaudissements à gauche et dans les tribunes.) « On
assure qu'un innocent a péri. On s'est plu à en exagérer le nombre ; mais un
seul, c'est beaucoup trop sans doute ; citoyens, pleurez cette méprise
cruelle. Nous l'avons pleuré dès longtemps, c'était un bon citoyen, c'était
donc l'un de nos amis. Pleurez même les victimes coupables, réservées à la
vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire ;
mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. «
Gardons quelques larmes pour des calamités Plus touchantes. Pleurez cent
mille patriotes immolés par la tyrannie ; pleurez nos citoyens expirant sous
leurs toits embrasés. Mais consolez-vous si, supérieurs à toutes les viles
passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et préparer celui du
monde... La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de
la liberté m'est suspecte. Cessez d'agiter sous mes yeux la robe sanglante du
tyran ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers. En voyant
ces peintures pathétiques des Lamballe, des Montmorin, de la consternation
des mauvais citoyens et ces déclamations furieuses contre des hommes connus,
sous des rapports tout à fait opposés, n'avez-vous pas cru lire un manifeste
de Brunswick ou de Condé ? Calomniateurs éternels, voulez-vous donc venger le
despotisme ? Voulez-vous flétrir le berceau de la République ? Voulez-vous
déshonorer aux yeux de l'Europe la Révolution qui l'a enfantée et fournir des
armes à tous les ennemis de la liberté ? Amour de l'humanité vraiment
admirable, qui tend à cimenter la misère et la servitude des peuples et qui
cache le désir barbare de se baigner dans le sang des patriotes ! » Les
tribunes acclamaient cette grande parole qui aurait été plus grande encore
sans le dernier trait. Même quand il s'élève Robespierre ne peut secouer tout
le fardeau des pensées mauvaises ; mais la Convention subjuguée écoutait en
silence l'homme que, huit jours avant, les fureurs girondines avaient presque
piétiné. Elle sentait en lui une des forces de la Révolution ; et elle
s'étonnait de cet accent mesuré et impérieux. Robespierre triomphe enfin des
misérables procédés de police imaginés par Roland et il le raille de ses
perpétuelles alarmes et de ses perpétuelles vantardises : «
Citoyens, si jamais à l'exemple des Lacédémoniens nous élevons un temple à la
peur, je suis d'avis qu'on choisisse les ministres de son culte parmi ceux-là
mêmes qui vous entretiennent sans cesse de leur courage et de leurs dangers. (Applaudissements
réitérés à gauche et dans les tribunes.) « Mais
comment parlerais-je de cette lettre prétendue, timidement et j'ose dire très
gauchement présentée à votre curiosité ? Une lettre énigmatique adressée à
uri tiers, des brigands anonymes ! Des assassins anonymes ! Et, au milieu de
ces nuages, un mot jeté comme au hasard : ils ne veulent entendre parler que
de Robespierre I Des réticences, des mystères, et ce s'adressant à la
Convention nationale ! Le tout attaché à un rapport bien astucieux, après
tant de libelles, tant d'affiches, tant de pamphlets, tant de journaux de
toutes les espèces distribuées à si grands frais et de toutes les manières
dans tous les coins de la République. Ô homme vertueux, homme exclusivement,
éternellement vertueux ! Où vouliez-vous donc aller par ces routes
ténébreuses ? Vous avez essayé l'opinion ; vous vous êtes arrêté épouvanté.
Vous avez bien fait. La nature ne vous a moulé ni pour de grandes actions ni
pour de grands attentats. Je m'arrête ici moi-même par égard pour vous. Vous
ne connaissez pas l'abominable histoire de l'homme à la missive énigmatique :
cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police. » C'était
à la fois nuancé et terrible ; le vertueux Roland, tombé à d'aussi plats
moyens policiers, est tout transpercé de cette ironie souveraine. Après ces
appels à la concorde et à la paix, Robespierre descendit de la tribune au
milieu des acclamations ; et la Convention libérée du joug de la Gironde
refusa d'entendre la réplique de Louvet. C'était pour les Girondins une
grande défaite ; ils avaient grandi leur adversaire ; ils l'avaient grandi en
puissance. en prestige, en orgueil et en haine. Et, eux-mêmes, pour avoir
abusé de leur crédit, l'avaient ou brisé ou faussé. Barère, avec son habileté
toujours un peu équivoque, essaya de préciser tout ensemble et de pallier la
défaite de la Gironde. Il demanda que la Convention passât à l'ordre du jour,
mais en termes dédaigneux pour Robespierre : « Que
signifient, aux yeux d'un législateur politique, toutes ces accusations de
dictature, d'ambition du pouvoir suprême, et les ridicules projets de
triumvirat ? Citoyens, ne donnons pas de l'importance à des hommes que
l'opinion générale saura, mieux que nous, remettre à leur place ; ne faisons
pas.de piédestaux à des pygmées. Citoyens, s'il se trouvait dans la
République un homme né avec le génie de César, ou l'audace de Cromwell, un
homme qui, avec le talent de Sylla, en aurait les dangereux moyens, je
viendrais avec courage l'accuser devant vous ; un tel homme pourrait être
dangereux pour la liberté. S'il entrait ici quelque législateur d'un grand
génie, d'un caractère profond ou d'une ambition vaste, je demanderais d'abord
s'il a une armée à sa disposition, ou un grand parti dans un Sénat ou dans la
République. « Et si
de tels individus avaient laissé des traces de leur plan d'attenter aux
droits du peuple ou à la majesté des lois, vous devriez les décréter
d'accusation comme des conspirateurs audacieux. Mais, des hommes d'un jour,
de petits, entrepreneurs de révolution, des politiques qui n'entreront jamais
dans le domaine de l'histoire, ne sont pas faits pour occuper le temps
précieux que vous devez aux grands travaux dont le peuple vous a chargés. » Et,
comme pour marquer que tout ce débat était subalterne, Barère proposait comme
ordre du jour : « La
Convention nationale, considérant qu'elle ne doit s'occuper que des intérêts
de la République, passe à l'ordre du jour. » Mais
déjà il ne suffisait point à Robespierre d'être sauvé, il ne voulait pas être
diminué : « Je ne
veux pas de votre ordre du jour si vous y mettez un préambule qui m'est
injurieux. » Ses
amis et lui demandent l'ordre du jour pur et simple ; et, aux
applaudissements des tribunes, c'est l'ordre du jour pur et simple qui est
voté. Chose inouïe ! La Gironde eut dans sa défaite si peu de dignité, si peu
de sens politique qu'elle s'obstina à réclamer le vote de l'ordre du jour de
Barère ; comme s'il n'était pas avant tout la condamnation cruelle de la
politique girondine qui avait ouvert le débat. Mais la Gironde affolée
cherchait avant tout à» dissimuler son échec. Elle voulait pouvoir dire au
pays que si la Convention n'avait pas poursuivi Robespierre, c'était par
dédain. Ô contradiction misérable ! Et pourquoi donc alors n'avait-elle pas
elle-même donné l'exemple du dédain ? Vraiment, elle n'était plus capable de
dire la vérité, ni de la voir, elle n'était plus capable de comprendre la
leçon des événements. Brissot, dans son compte rendu du Patriote Français,
équivoque lamentablement. Après avoir parlé « du fastidieux et insignifiant
plaidoyer de Robespierre », qui ne fut jamais aussi incisif, aussi varié et
aussi éloquent, Brissot dit « Un
nouveau débat s'est élevé : les uns ne voulaient point d'ordre du jour, parce
qu'ils craignaient qu'il justifiât Robespierre, qui ne s'était point justifié
; les autres, et c'était le plus grand nombre, le voulaient parce que cet
ordre du jour équivalait à un hors de cause et terminait le mépris de la
Convention pour les agitateurs, et c'est dans ce sens qu'il a été adopté par
une grande majorité ; la minorité même ne le condamnait que parce qu'elle ne
voyait pas ce mépris assez profondément exprimé. » Ô
pauvres esprits aveuglés et se dupant eux-mêmes ! Pauvres politiques avertis
par les premiers coups du destin, qui peuvent encore mettre ordre à leurs
affaires, mais qui, pour se persuader vaniteusement à eux-mêmes que leur
crédit est intact, vont droit à la faillite entière ! PACHE Partout
la puissance de la Gironde fléchissait. Elle avait eu, avec Garât et avec
Pache, avec le nouveau ministre de la justice et le nouveau ministre de la
guerre, de graves mécomptes. Elle s'était imaginée qu'ils seraient des hommes
à elle, et ils se détournaient d'elle dès les premiers jours. C'est Pache qui
avait remplacé Servan malade, à la guerre. Il avait été le commis de Roland,
et sa simplicité, sa modestie, ses habitudes de silence, de douceur et
d'ordre avaient persuadé à Roland, observateur très superficiel, qu'il avait
en Pache un instrument commode. «
Pache, écrit Mme Roland, porte le masque de la plus grande modestie ; elle
est même telle, qu'on est porté d'adopter l'opinion qu'il paraît avoir de lui
et ne pas le prendre pour une grande valeur. Mais on lui tient compte de
cette modestie, quand on découvre qu'il raisonne avec justesse et qu'il n'est
pas dénué de connaissances... » Un homme qui parle peu, qui écoute avec
intelligence tout ce dont on peut traiter et se permet quelques observations
bien placées, peut aisément passer pour habile. Pache s'était lié avec
Meunier et Monge, tous deux de l'Académie des sciences ; ils avaient même
fondé une société populaire dans la section du Luxembourg, dont l'objet,
disaient-ils, était l'instruction et le civisme. Pache était fort assidu dans
cette société ; il semblait consacrer à la patrie comme citoyen tout le temps
qu'il ne donnait point à ses enfants, et qui séparait les leçons de cours
public auxquelles il les conduisait. Il
entra au cabinet de Roland, mais en refusant toute espèce de titre ou
d'appointements... 1l arrivait tous les matins à sept heures, avec son
morceau de pain à la poche et demeurait jusqu'à trois heures sans qu'il fût
possible de lui faire jamais rien accepter, attentif, prudent, zélé,
remplissant bien sa destination, faisait une observation, plaçait un mot qui
ramenait la question à son but, adoucissait Roland quelquefois irrité des
contradictions aristocratiques de ses commis. C'est
sur la recommandation de Roland 'qu'il succéda à Servan au ministère de la
guerre ; et tout de suite les Roland s'aperçoivent avec dépit qu'il n'est pas
tout à eux ; qu'il ne vient pas chercher chez eux le mot d'ordre, et qu'il
s'entoure volontiers d'amis de Danton : « Nous
imaginâmes d'abord qu'une sorte de crainte de paraître la créature de Roland,
et le mouvement de l'amour-propre étaient la cause de cette conduite. Mais
j'appris que cet homme, qui n'acceptait jamais les invitations de son
collègue sous le prétexte de la retraite dans laquelle l'obligeait de vivre
la multiplicité de ses travaux, recevait à sa table Fabre, Chabot et autres
Montagnards, s'environnait de leurs amis, plaçait leurs créatures, tous
valets de comédie ou des ignorants, des intrigants, leurs pareils, et que les
honnêtes gens commençaient à murmurer et à gémir. Je crus qu'il fallait
tenter un dernier moyen pour l'éclairer, s'il n'était que séduit, et avérer
ses torts s'il était de mauvaise foi. Je lui écrivis, le 11 de novembre, sur
le ton de l'amitié, pour lui faire part des murmures qui s'élevaient contre
lui, des raisons qui les faisaient naître et de ce que son intérêt semblait
dicter. Je disais un mot des sentiments non équivoques que nous lui avions
témoignés, de l'ensemble qu'ils donnaient lieu d'espérer, de l'état de choses
si contraire à ce qu'ils auraient fait présumer. Pache ne me fit pas la
moindre réponse. » Il
trouva sans doute Mm° Roland importune et indiscrète. Je crois que sa
modestie était sincère, que sa droiture était absolue. Il n'avait nullement
intrigué pour arriver au ministère et il se considérait comme lié à la chose
publique, non à Roland. Plus tard, lorsque, oublié de presque tous, excepté
du Directoire qui le persécute, il se sera retiré dans sa petite ferme des
Ardennes, il écrira ces paroles simples et d'une évidente sincérité : « Dès
que je ne suis plus fonctionnaire, je ris de ma nullité comme de celle de
tant d'autres. Je ne suis ni orateur, ni écrivain, ni riche, ni intrigant...
dans une sincère appréciation de moi-même, sans être indifférent sur mon
renom, je n'ai pas été tourmenté de la folie de la gloire » (Mémoires de
Pache : sa retraite à Thin-le-Moutier par Louis Pierquin, Charleville,
1900). Sans
doute il avait jugé Roland ; il avait vu tout ce que son austérité recouvrait
d'orgueil sénile et, comme son action était, vaine, toute tournée en
ostentation. Il voulait modestement agir ou laisser agir autour de lui les
forces révolutionnaires qui émanaient de Danton. Fâcheuse aventure pour les
Roland, ainsi « trahis » par leur « créature », et izolés de plus en plus. GARAT Garat
avait commis envers la Gironde un crime bien plus impardonnable. C'était un
philosophe un peu indécis et terne, sans grande vigueur d'esprit ni chaleur
d'âme ; il était assez équilibré et • mesuré, mais jusqu'au médiocre, et il
cherchait les voies moyennes, par timidité plus encore que par sagesse. Or,
en cet état d'esprit, ni il ne se décidait à absoudre les massacres de
septembre, ni il ne les condamnait. Tout en les réprouvant, il les rattachait
au mouvement insurrectionnel du 10 août. Il allait ainsi, plus petit-être
qu'il ne l'avait prévu ou voulu d'abord, contre la tactique de la Gironde qui
était obligée de dissocier complètement le 10 août et les journées de
septembre pour pouvoir indéfiniment flétrir celles-ci tout en glorifiant
celui-là De là à accuser Garat de s'être fait l'apologiste du meurtre, il n'y
avait pas loin, et la Gironde d'abord, plus tard les thermidoriens, franchirent
le pas. L'infortuné
Garat se défend désespérément, dans ses Mémoires, contre cette inculpation.
Toute chose grande a en ce monde sa parodie. La haute et ferme raison de
Danton, dominant les factions et les haines, a sa caricature dans
l'impartialité débile du philosophe effaré. Ecoutez comment il explique les
méprises et les malentendus où il fut submergé, pauvre nageur à bout de
souffle qui hésite entre deux rivages. « Dans
le sein même de la Convention nationale, lorsque j'y parlai des journées des
2 et 3 septembre, siégeaient des hommes dont les uns étaient soupçonnés
d'avoir été les provocateurs et les ordonnateurs des massacres, dont les
autres leur donnaient une approbation haute et publique ; il y en avait d'une
autre part qui, ayant en horreur les massacres et ceux qui avaient pu les
encourager et les protéger, tenaient cette accusation en réserve pour la
lancer comme la foudre, dans l'occasion, sur des rivaux de puissance ou
d'influence. Aux premiers mots que je prononçai sur les journées des 2 et 3
septembre, à ces mots qui exprimaient et qui appelaient les imprécations de
l'humanité tout entière contre ces journées, ceux qui en étaient, au moins,
les protecteurs crurent que je venais proposer de les poursuivre ; un murmure
s'éleva, et je posai les questions et mes principes au milieu d'un bruit
confus. Lorsqu’ensuite, au milieu de ce bruit et de mes paroles qu'il
couvrait, on entendit sortir les mots de pitié, de miséricorde, de jubilé
politique, ceux qui avaient leurs projets contre les auteurs des massacres
crurent que c'était pour ces forfaits que je venais demander une amnistie ou
une approbation et le murmure passa d'un côté de l'Assemblée à l'autre, ou plutôt
il fut dans les deux côtés. Le commencement de mon discours fut donc trop
bien entendu par les uns et tout le discours beaucoup trop mal par les
autres. Mais de ce que quelques membres du côté droit crurent avoir des
reproches à me faire, quelques membres du côté gauche en prirent acte pour me
donner des éloges. » Cette
claire analyse idéologique à la Condillac appliquée à ce désastre oratoire a
quelque chose d'invinciblement comique ; mais il y a quelque rouerie dans
cette affectation d'équilibre ; car qu'importait à la Montagne qu'il gémît au
nom de l'humanité sur les massacres de septembre ? Elle gémissait aussi.
L'essentiel pour elle était que le ministre de la justice, en liant Septembre
à Août, rompît toute la manœuvre scélérate d'ailleurs et funeste de la
Gironde. Or Garat avait dit : « Si
ces affreux événements n'ont pas été le produit de l'insurrection, comment
donc n'ont-ils pas été prévenus ? Comment n'ont-ils pas été arrêtés ? Comment
ne sont-ils pas déjà punis ? Comment tant de sang a-t-il coulé sous d'autres
glaives que ceux de la justice, sans que les législateurs, sans que le peuple
lui-même aient porté toutes les forces publiques aux lieux de ces sanglantes
scènes ? » De ces
paroles, très sensées du reste, Danton s'emparait à bon droit contre la
Gironde et celle-ci, au lieu d'accuser la violence odieuse et effrénée de sa
politique, qui mettait naturellement contre elle non seulement les grands
cœurs, mais la médiocrité même, accusait Garat de fourberie et de complicité
morale avec les meurtriers. Ainsi peu à peu s'élargissait autour d'elle le
désert. LE RENOUVELLEMENT DE LA MUNICIPALITÉ DE PARIS Les
élections pour la municipalité de Paris, qui eurent lieu en décembre, furent
pour les Girondins un désastre. Il est bien vrai que le maire Chambon n'est
pas un Montagnard, et le journal de Brissot, qui n'avait plus le droit de se
montrer difficile, célèbre bruyamment ce succès. « Le
résultat du ballottage entre Chambon et Lhuillier a donné 7.558 voix au
premier et 3.906 au dernier. — Comme on votait peu ! comme le peuple
s'empressait encore médiocrement à faire usage du droit de vote récemment
conquis ! — Voilà donc enfin le patriote Chambon maire de Paris, malgré
les clameurs et les intrigues des anarchistes[2]. Ce triomphe des vrais
républicains, l'énorme majorité qui l'a assuré doivent prouver aux
départements que le règne des factieux passe, même à Paris, et que la réunion
des gens de bien parviendra à sauver cette ville et la République. Les
anarchistes, tant fripons que dupes, ne sont que trois mille neuf cent six !
Car on ne doit pas ignorer qu'ils avaient mis toutes leurs forces en campagne
; il n'y avait pas de séance aux Jacobins le jour des scrutins, et il faut
dire, parce que c'est la vérité, parce que c'est une consolation pour les
gens de bien, que sur ce nombre de votants celui de fripons est infiniment
petit. «
Républicains de Paris, ne. vous reposez pas après cet effort momentané ;
opposez aux faux patriotes, aux royalistes déguisés une fermeté soutenue ;
c'est à ce prix qu'est la liberté. Vous avez encore d'importantes élections à
faire. Le zèle d'un maire vertueux serait impuissant s'il n'était secondé par
des collègues à la fois patriotes et éclairés. Le premier choix que vous
aurez à faire est celui d'un procureur de la Commune. Cette place demande un
homme qui joigne la fermeté aux lumières et à l'amour des lois. Nous croyons
que Réal répond à ce caractère. » Oui,
mais à cet appel du journal girondin, qui est du 2 décembre, les électeurs
parisiens répondent dès le 9 en donnant la majorité relative à Chaumette
Anaxagoras : Chaumette, le secrétaire de Danton à la section du
Théâtre-Français, le fougueux enthousiaste de la Commune révolutionnaire, « un
des aigles de la Commune : du 2 septembre », dit le Patriote Français. Et il
l'emporte décidément quelques jours après ; le 22 décembre, Hébert, le Père
Duchesne, est nommé substitut, et Chambon débordé, impuissant, sera réduit
bientôt à se démettre. Pendant que le crédit de la Gironde baisse, dans la
Convention, pendant que Roland perd peu à peu toute influence sur le
ministère, Paris va résolument aux ennemis les plus vigoureux de la Gironde. LA CAMPAGNE D’HÉBERT CONTRE ROLAND Dans le
peuple, les diatribes d'Hébert contre Roland, tantôt grossières et bassement
démagogiques, tantôt pénétrantes et aiguës, ont un succès croissant. Par ses
dîners politiques, que la presse populaire pouvait trop aisément transformer
en orgies, par ses perpétuelles jérémiades, le ménage Roland prêtait de plus
en plus à la moquerie, à la satire insultante ou fine. Hébert n'est que
grossier, cynique et vil dans son 199° numéro (décembre 1792), avec une
pointe de verve populaire et de gaieté ; mais, comment aurions-nous tout le
grondement de Paris si nous ne laissions pas cette voix ordurière et
crapuleuse, mais puissante parfois, se faire entendre ? « Je
dis donc, foutre, que Coco Roland, ou le roi Roland, si on veut, se dédommage
calément des anciens carêmes qu'il a faits, et il faut à ce sujet que je
raconte certaine aventure très véridique qui pourra former un jour un bon
chapitre de l'histoire du vertueux Roland. (<
Il y a quelques jours, foutre, une demi-douzaine de sans-culottes, que je ne
craindrai pas de nommer : Grenard, administrateur du département ; Moulin et
Dupleix, membres de la Commune ; Poussin et Auger, commissaires de la section
de la République, vint en députation chez ce vieux tondu ; malheureusement c'était
le moment de la bouffaille. « Que fouloir-fous ? leur dit le suisse en les
arrêtant à la porte ». — « Nous voulons parler au vertueux Roland. » — « L'être
point ici de virtueux, répliqua le gros portier, bien gras et bien tondu,
en allongeant la patte ni plus ni moins qu'un ci-devant procureur de la
Normandie. — « Ce n'est pas à nous à la graisser, lui dit l'ami Grenard ;
nous devons passer francs comme des capucins, car nous sommes envoyés par les
sans-culottes. » « À
ce mot, le suisse rentre dans sa loge comme un colimaçon dans sa coquille
aussitôt qu'il a montré ses cornes. Nos sans-culottes enfilent le corridor et
arrivent dans l'antichambre du vertueux Roland. Ils ne peuvent se faire jour
à travers de la valetaille dont il était rempli. Vingt cuisiniers chargés des
plus fines friandises criaient à tue-tête : « Gare, gare ; ouvrez le passage,
ce sont les entrées du vertueux Roland » ; d'autres : « les hors-d'œuvre du
vertueux Roland » ; d'autres : « les rôtis du vertueux Roland » ;
d'autres : « les entremets du vertueux Roland. » — « Que
voulez-vous ? » dit le valet de chambre du vertueux Roland à la députation. —
« Nous voulons parler au vertueux Roland ». — « Il n'est pas
visible maintenant ». — « Dites-lui qu'il doit toujours l'être pour
les magistrats du peuple. » « Le
valet va rendre le propos tout frais au vertueux Roland, qui vient en
rechignant, la gueule pleine et la serviette sur le bras. — « La
République est sûrement en danger, dit-il, pour me faire ainsi quitter mon
dîner, etc. » Roland conduit mes bougres dans son cabinet ; d'abord par la
salle à manger, où il y avait plus de trente piqueurs d'assiette. Au haut
bout et à la droite du vertueux Roland était placé Bussatier ; à la gauche,
le dénonciateur de Robespierre, le petit foutriquet de Louvet qui, avec sa
figure de papier mâché et ses yeux creux, lançait des regards de convoitise à
la femme du vertueux Roland ; Barbaroux, etc. » Dans ce
brouhaha, le dessert est bousculé ; les commissaires repartent pour « rendre
compte de leur démarche au département, et surtout du copieux dîner du
vertueux Roland ». Et, en
apprenant la perte de son dessert, « la femme du vertueux Roland s'arrachait
de rage ses cheveux postiches ». — Article cité par M. Dauban, qui remarque
avec raison que les articles d'Hébert ne sont pas toujours faciles à trouver
; même la collection de la Bibliothèque nationale n'est pas tout à fait
complète. Hélas !
au moment où je transcris ces lignes, je sens déjà venir sur Mme Roland
l'ombre tragique de la mort, je vois rayonner son courage, et il me semble
qu'à reproduire ces grossières injures, il y a comme une profanation. Mais
l'histoire humaine est un grand fleuve mêlé et trouble. Je n'ai pas le droit
de choisir. Et je dis encore, avec une croissante tristesse, que la femme
héroïque et infatuée qu'Hébert outrage bassement a fait à la Révolution et à
ses propres amis un mal immense. C'est d'une source de vérité profonde que
jaillit le ruisseau fangeux du Père Duchesne. Ô Girondins brillants,
égoïstes et frivoles, que je vous en veux d'avoir fait un moment la force
d'Hébert, et détourné vers lui le cœur du peuple, sevré par vos fautes de
toute noble sympathie ! Quelle tristesse que ce débat où les insultés sont
coupables et où l'insulteur est abject ! Dans le
n° 202, Hébert insiste (vers la fin de décembre) : « Nous
avons détruit la royauté et, foutre, nous laissons s'élever à la place une
autre tyrannie plus odieuse encore. La tendre moitié du vertueux Roland mène
aujourd'hui la France à la lisière, comme les Pompadour et les du Barry,
Brissot est le grand écuyer de cette nouvelle reine ; Louvet, son chambellan
; Buzot, le grand chancelier ; Fauchet, son aumônier ; Barbaroux, son
capitaine des gardes, que Marat appelle mouchard ; Vergniaud, le grand maître
des cérémonies ; Guadet son échanson ; Lanthenas, l'introducteur. Telle est,
foutre, aujourd'hui, la nouvelle cour qui fait maintenant la pluie et le beau
temps dans la Convention et les départements. « Elle
se tient tous les soirs, à l'heure des chauve-souris, dans le Comité
autrichien. Comme la ci-devant reine, madame Coco, étendue sur un sopha,
entourée de tous ses beaux esprits, raisonne à perte de vue sur la guerre, la
politique, les subsistances. C'est dans ce tripot que se fabriquent toutes
les affiches. » Dans le
n° 204 le Père Duchesne met en scène Brissot parlant à Buzot : « Pour
toi, mon cher Buzot, tu aurais été bougrement buse de rester simplement
honnête homme, conviens-en. Après l'Assemblée constituante, tu t'en es allé
dans ton département, chargé de gloire et léger d'argent. Il a fallu
reprendre le train de vie d'un petit avocat de campagne et tu as été réduit à
manger des pommes de terre. Devenu Conventionnel, tu n'as pas manqué cette
occasion de devenir un grand personnage. Conviens qu'il est-beau de servir de
bras droit à un homme tel que moi. Je t'ai faufilé parmi les beaux esprits
qui gouvernent la France ; sans moi, tu ne serais pas chéri des adorateurs de
la vertueuse épouse du vertueux Roland. Quel plaisir de répéter à ses pieds
le rôle que tu dois jouer le lendemain à la Convention, de la voir
t'applaudir quand tu récites quelque bonne tirade contre Robespierre, de la
voir se pâmer entre tes bras quand tu as emporté d'emblée quelque bon décret,
soit pour bannir ceux qui ont fait la Révolution, soit pour allumer la guerre
civile entre Paris et les départements. » Là les
coups d'Hébert portaient juste. Par Buzot Mm° Roland exerçait, en effet, à la
Convention une influence détestable. Dans le
n° 205, au commencement de janvier 1793, ce sont les ridicules terreurs de
Roland, ses perpétuels radotages sur des complots alors inexistants, que le
Père Duchesne raille avec une verve basse et comique ; mais quoi ! par la
production d'un document inepte où un policier en disponibilité avait
fabriqué un plan de complot et tenté de compromettre Robespierre, Roland
n'avait-il pas provoqué ces grossières représailles ? « N°
205 : Les visites de l'an du Père Duchesne, 1er janvier 1793. Et
les étrennes bougrement patriotiques qu'il a données à-la femme de Coco
Roland. Son grand combat avec ce vieux tondu, qu'il a relevé du péché de
paresse pour lui apprendre à vivre et l'empêcher de chercher noise aux
habitants de Paris ; grand malheur arrivé au tapissier Louvet en voulant
tapisser les coins de rues avec un placard couleur de rose contre les
sans-culottes. « La
voilà donc finie cette fameuse année qui aurait été la dernière des rois s'il
n'avait pas existé un Roland et un Brissot. J'espère que celle qui commence
va nous délivrer de tous les jean-foutres qui mettent des bâtons dans les
roues et qui retardent le règne de la liberté et de l'égalité. Une nouvelle
révolution se mitonne ; l'année 1793 sera la dernière des Rolandins et des
Brissotiers. Ils s'y attendent, les bougres, et comme les anguilles de Melun,
ils crient avant d'avoir mal. Le ministre Coco ne rêve qu'insurrections et
lanternes. Toutes les nuits il est suffoqué plus encore par la peur que par
la pituite. Il y a quelques jours, il s'est cru à sa dernière heure. C'est
une farce à mourir de rire et dont il faut régaler nos camarades les
sans-culottes. « Il
était bien minuit, et la vertueuse Roland, dans les bras de son négrillon
Lanthenas, se consolait des plaisirs moraux que lui procure son foutu tondu
de mari. « Grosse
d'un discours dont le tapissier devait accoucher le lendemain, elle était
dans les douleurs de l'enfantement, lorsque le garçon Louvet entre tout hors
d'haleine et vient déranger leurs ébats. « Ce
petit bougre de calibourgnon en sentinelle avait vu commencer l'insurrection.
-- « L'anarchie, dit-il, est au comble. Ils vont éventrer Louis Capet,
éventrer les ministres, les honnêtes membres de la Convention, et châtier
tous nos amis brissotins. » — À ces mots, la bougresse s'évanouit. Son
Lanthenas beugle, Louvet court avertir le vertueux Roland. Le bougre se
réveille en sursaut, secoue s'es longues oreilles. — « Qu'est-ce ? Où
sont-ils ? Ma femme, Lanthenas, une circulaire, des coursiers, les quatre-vingt-quatre
départements, -mes ordonnances, Brissot, Brissot... Le maire ne m'a pas
écrit. Les ministres ne sont pas là on m'abandonne... Convoquez la Commune,
convoquez la Convention... le tocsin, le canon. Mes pantoufles, ma calotte...
Aux armes ! Ah ! madame Roland ! Louvet, appelez-la, non laissez-la...
Mon discours ne serait pas prêt. Et toi, sentinelle Louvet, à ton poste ;
imprime, mon ami, affiche, affiche... Cours au cercle social. » — Voilà mes
bougres qui tapissent de leurs sottises toutes les rues où devait passer ta
sainte insurrection. « Vous
auriez, foutre, ri de voir le calibourgnon Louvet, le tendre. Lanthenas et le
castru de Bancal ; mille millions de pipes, ils vous portaient leur charge de
sottises ; mais en voilà bien d'autres. Le pauvre bougre de Louvet veut
monter un échelon de plus pour coller le grand conte moral couleur de rose — le
compte rendu de la gestion ministérielle de Roland : Hébert joue sur le mot compte
—, ses flûtes à la comtoise s'entrelacent et voilà mon bougre qui se fout les
reins sur la tête de ce crapeau de Lanthenas ; le pot à colle va servir de
bonnet de police à Bancal et lui met son nez de singe en couleur de pain
d'épice. Après avoir ri un moment des mines que faisaient tous ces bougres-là
je fus, en fumant ma pipe, voir ce qui se passait chez les Roland ; tout
était sans dessus-dessous. Moi, j'entre partout. Est-ce que je ne trouve pas
cette foutue femme ? — « Ah ! c'est vous, monsieur Duchesne... — Eh !
oui, foutre, c'est moi, le plus véritable des pères Duchesne ; où est ton
cocu de mari ? — Ne vous fâchez pas, monsieur Duchesne ! — Et je veux me
fâcher, moi... Il y a longtemps que je m'aperçois de toutes vos machinations.
Tu veux aussi te foutre des airs de politique... Mais, mille noms d'une
bombe, le père Duchesne te les fera passer. Où est-il ce vertueux ? —
Monsieur Duchesne, il est au Conseil. — Allons, foutre, il faut voir ce
Conseil. — Attendez ; éclairez M. Duchesne. — Eh ! foutre, je n'y vois que
trop clair pour vous autres. » — Je m'en vais dans les ruisseaux ; il faisait
un temps de bougre... je cherche partout l'insurrection et, foutre, elle
n'avait jamais existé que dans la tête de ce vieux fou. Enfin j'arrive à ce
Conseil ; je comptais trouver des honorables membres ; ce bougre était tout
seul dans un coin. Moi, foutre, je tousse fort : il croit, lui, que c'est le
canon, et le voilà qui court à la cheminée. « Ce n'est que moi, ce n'est que
moi. — Et qui donc ? — Le père Duchesne, foutre. — Ah ! monsieur Duchesne,
que vous venez à propos ! — Mille noms d'une pipe, tu te fous de moi, avec
ton monsieur Duchesne ; mais je te pardonne, tu as peur. Voilà aussi ce que
c'est que de faire des sottises. — — Roland tremblant encore plus fort — : Ah
! monsieur,.. citoyen Duchesne ; que vous êtes heureux, vous, de n'avoir pas
peur ! — Pas de monsieur, mais citoyen, véritable père Duchesne. — Ma femme
qui a la constitution si robuste, est encore toute tremblante. — Mais qui m'a
bâti un bougre foutu de ton- espèce ? À quoi te sert donc de faire faire
bombance à tous ces goinfres qui vont chez toi godailler les deux millions ?
Est-ce pour te faire une belle oraison funèbre quand tu seras mort, et que ta
foutue carcasse servira de mortier à mes fourneaux ? » Et
l'homme qui traînait ainsi la Gironde et son ministre dans le ruisseau était
l'élu de Paris ; le peuple des faubourgs, par un large rire joyeux ou
haineux, se vengeait sur les Girondins de leurs provocations et de leurs
menaces. À Paris, qui après la commotion du 10 août et les sanglantes
épreuves de septembre ne demandait que l'oubli et la concorde, ils avaient
déclaré la guerre. Tous ces révolutionnaires hardis qui avaient joué leur
tête au 10 août et qui, ayant abattu la royauté, se croyaient hors de peine,
s'étaient demandé un moment si la Gironde n'allait pas les frapper. Quoi !
Echapper au glaive du roi pour tomber sous le couteau de la. Révolution ! Il
y avait eu en eux une terrible révolte ; et la Gironde les avait obligés à se
dire que s'ils ne tuaient pas, ils périraient. À force d'ailleurs d'annoncer
des insurrections imaginaires et de prétendus complots dont elle avait besoin
pour sa politique de répression et de terreur, la Gironde suggérait au
peuple, dès la fin de 1792, qu'il faudrait en finir par une insurrection. Et
dès le début de janvier, le Père Duchesne déclare qu'une révolution nouvelle
se mitonne ». La Gironde est perdue d'avance ; elle a ruiné comme à plaisir
les points d'appui sur lesquels elle reposait d'abord. Elle a aliéné ou
découragé les sympathies. Elle a tourné contre elle les consciences sobres et
droites qui n'avaient ni préventions ni haines. L'ÉVOLUTION DE LEBAS Le
travail qui se fait alors, jour par jour, dans un esprit comme celui de Lebas
est bien caractéristique ; c'est le même qu'en l'esprit de Couthon. Et encore
l'âme de Lebas était plus neuve, plus nette d'abord de toute impression de
parti, plus ouverte à la confiance. J'ai déjà noté sa surprise de ne pas
trouver Paris, à son arrivée, aussi agité que les journaux et placards de la
Gironde l'avaient dépeint ; et, sans doute, cette première expérience du
mensonge girondin fut pour lui un avertissement. Mais il ne s'y arrête pas.
Même après les premières séances si pénibles où Buzot sonne un tocsin de
guerre civile, il ne prend pas parti ; il se refuse à croire à un déchirement
définitif. Il écrit à son père le 29 septembre : « La
Convention va assez bien. Les nouvelles des armées sont satisfaisantes et
tout semble nous promettre le succès de la bonne cause. » Le 3 octobre, c'est
encore la confiance qui domine, et dans la joie des victoires de la liberté
l'impression triste des discordes intérieures est atténuée : « Les
nouvelles que nous avons reçues aujourd'hui et que vous connaîtrez en détail
par le bulletin que je vous adresserai demain augmenteront votre espoir que
bientôt la terre de la liberté sera purgée des brigands qui avaient voulu la
désoler, et qui avaient déjà commencé l'exécution de leurs affreux projets. Indépendamment
de quelques petites divisions inséparables des grandes Assemblées surtout en
temps de Révolution, la Convention paraît toujours en général animée d'un
bon esprit, et destinée à remplir ses hautes destinées. Trop de grands
talents s'y font distinguer pour que j'émette sans nécessité une opinion que
d'autres développent mieux que moi. L'essentiel est de bien faire, de bien
écouter pour bien opiner, et de ne parler que quand on a à dire une vérité
qui sans vous échapperait aux autres. Ce n'est pas de notre gloriole
personnelle qu'il s'agit aujourd'hui, mais du salut de la République. Voilà
mes principes, et j'y tiens d'autant plus fortement qu'ils sont ceux de beaucoup
de députés à la supériorité desquels je me plais à rendre hommage. » Ah !
comme il eût été facile à la Gironde, si elle était entrée dans la large
politique de Danton, de grouper toutes ces volontés honnêtes, modestes et
fières, et de créer une force révolutionnaire et nationale incomparable, à la
fois enthousiaste et réglée ! L'ordre public aurait été appuyé au roc
inébranlable des consciences et des esprits. Mais non : les Girondins ont
agité, déclamé, calomnié, et le voile de concorde que Lebas s'obstinait
encore à jeter sur les hommes furieux et sur les événements désordonnés se
déchire enfin. Le 27 novembre, il écrit à son père : « Je
vous envoie une petite brochure ; elle vous donnera une idée de la division
qui règne au milieu de nous. Quels que soient les projets de ceux qui crient
si fort aux agitateurs, il est certain que, pour un bon observateur, leur
conduite n'est pas celle de vrais patriotes et ressemble beaucoup à celle des
feuillants, dont ils ont à peu près adopté le style et les maximes, et qu'il
est assez curieux de voir figurer, avec les aristocrates, parmi leurs
partisans et se joindre à eux pour égarer l'opinion, dépopulariser les plus
ardents défenseurs de la liberté et provoquer des décrets liberticides. » C'est
fini, le pas est franchi. La Gironde a jeté violemment du côté de Robespierre
ceux qui ne demandaient que la grande union révolutionnaire. Sous la plume de
Lebas ; les griefs contre la Gironde iront se précisant et se multipliant. Mais, si la Gironde est affaiblie, si elle s'est portée à elle-même des coups dont l'effet plus ou moins lent sera mortel, elle est puissante encore ; et, à défaut de la grande et belle unité qui naît de la concorde, la Convention n'a pas encore l'unité étroite et farouche qui naît de l'élimination totale d'une faction par une autre. Elle est déchirée, bouleversée ; et, c'est pourtant devant cette grande Assemblée chaotique et orageuse que se posent les plus redoutables problèmes. |
[1]
La dénonciation policière était de Roch Marcandier, ancien secrétaire de
Camille Desmoulins passé aux gages de Roland. Voir notre article, Truchon et
Roch Marcandier, dans les Annales révolutionnaires de mai-juin 1922.
— À. M.
[2]
Voir dans La Révolution française de 1909, un mémoire apologétique que Chambon
écrivit après 1814 pour essayer de démontrer qu'Il servit de son mieux la cause
royaliste dans sa place de maire. — À. M.