Oui, à cette date, il n'y avait encore aucune difficulté irrémédiable, aucun danger mortel. Ni les embarras naissants des finances, ni le déséquilibre économique grandissant, ni les conspirations royalistes, ni les menées cléricales, ne pouvaient briser ou ébranler la force révolutionnaire, si elle ne se divisait point contre elle-même. Mais, dès les premiers jours de la Convention, éclatait un furieux esprit de faction. C'est la Gironde qui a la responsabilité de ces luttes forcenées. Elle pouvait aisément jouer un grand rôle d'union et d'action. Dans l'ensemble du pays elle était victorieuse. La majorité de la Convention lui était dévouée. C'est à ses hommes que tout d'abord elle confie le bureau de l'Assemblée, la présidence, le secrétariat. Les succès mêmes remportés au dehors, en septembre, octobre et novembre, semblaient la justification de sa politique belliqueuse et ajoutaient à sa force. Si elle n'avait pas abusé misérablement de sa puissance et de son crédit, si elle s'était rapprochée de Danton, si elle avait fait une juste place dans les grandes commissions, surtout dans la commission de Constitution, aux élus de Paris et aux démocrates robespierristes, elle aurait peu à peu éteint toutes les haines, amorti les tristes souvenirs de septembre et donné à la Révolution un incomparable élan. A ce moment, les adversaires de la Gironde n'étaient redoutables pour elle que si elle les persécutait. Robespierre n'était pas en crédit. Son union étroite avec la Commune de Paris, dont les allures dictatoriales avaient effrayé ou offensé même les démocrates d'extrême-gauche, le rendait presque suspect à l'immense majorité de la Convention. De plus, les succès éclatants et enivrants des armées républicaines semblaient un démenti à ses prévisions sombres, une condamnation de sa politique de paix. En ces heures d'éblouissement, la Gironde pouvait dire : C'est la guerre voulue par nous qui a débarrassé la France de la royauté traîtresse et porté la force de la liberté chez les peuples voisins. Robespierre était donc réduit à la défensive ; et seules, les fautes de ses ennemis pouvaient le tirer de ce pas difficile, le ramener au premier plan de la Révolution. LA NOUVELLE MARCHE DE MARAT Marat était, à la Convention, l'objet d'une sorte de répulsion générale. Baudot, qui avait l'esprit large et qui n'aimait point les Girondins, écrit dans ses notes : « Le nom de Marat et le souvenir de sa personne m'inspirent un tel dégoût que j'ai évité d'en parler. D'ailleurs, les uns le regardaient comme un insensé, les autres le méprisaient, tous le rejetaient de leur patronage. » Garat, qui affecte dans ses Mémoires une sorte d'équilibre entre la Gironde et la Montagne, parle de Marat avec une violence déclamatoire : « Là je voyais s'agiter avec le plus de tumulte, un homme à qui sa face couverte d'un jaune cuivré donnait l'air de sortir des cavernes sanglantes des anthropophages ou du seuil embrasé des enfers, qu'à la marche convulsive, brusque, coupée, on reconnaissait pour un de ces assassins échappés aux bourreaux, mais non aux furies, et qui semble vouloir anéantir le genre humain pour se dérober à l'effroi que la vue de chaque homme leur inspire. » Visiblement, à la Montagne même, Marat était un isolé. Il avoue que ceux qui étaient le moins sévères pour lui le trouvaient excessif et compromettant. De toutes parts on le pressait d'être modéré, prudent ; et lui-même, dans les premiers jours de la Convention, s'efforçait d'être calme, de ne pas étendre à toute l'Assemblée sa haine soupçonneuse et ses dénonciations. Il écrit dans le numéro 1 de son Journal de la République Française, après la première séance de la Convention : « Ensuite, elle a passé à la formation du bureau, et elle a nommé président Pétion, maire de Paris, et Camus, Condorcet, Brissot, Roland, Lasource et Vergniaud, secrétaires. Les penseurs qui sont au fait des intrigues de la faction Guadet-Brissot ne seront pas surpris de la voir portée d'emblée au bureau ; dont la redoutable influence est bien connue. Quant aux lecteurs moins instruits, je les renvoie aux lettres dont Guadet, Brissot, Vergniaud et Lasource ont inondé les départements pour capter les corps électoraux en faveur de Condorcet et Sieyès, qui ne pouvaient espérer d'être nommés par celui de Paris, dont ils étaient trop connus. On n'a pas oublié que c'est à cette faction, si longtemps prostituée à Mottié, que nous devons la guerre avec les puissances liguées, la fatale sécurité où elle nous a entretenus par l'étalage trompeur des forces que nous n'avions point, l'aveugle confiance que nous avions en nos généraux perfides et les malheurs qui en ont été la suite inévitable. « J'abandonne mes lecteurs à leurs réflexions. Qu'ils n'aillent cependant pas conclure que la grande majorité de la Convention nationale soit mal composée ; je la crois excellente, malgré ce début ; elle a pu, sans doute, être entraînée d'abord par des intrigants ; mais elle ne tardera pas à ouvrir les yeux et elle marchera désormais d'un pas ferme dans le chemin de la liberté, lorsqu'il sera question de consacrer les droits du peuple, d'établir l'empire de la justice et de sauver la patrie. » Ainsi Marat se surveille et se contraint jusqu'à louer une Assemblée dont le premier acte a été de porter à son bureau la faction girondine. Il annonce lui-même, expressément, sous le titre : Nouvelle marche de l'auteur, qu'il va mettre une sourdine à ses attaques, faire violence à ses colères. Il sent qu'à continuer ses polémiques sans mesure ou ses excitations sanglantes, il deviendra suspect même aux plus ardents patriotes ; et plus encore que Robespierre, c'est à une attitude défensive que d'abord il est réduit : « Depuis l'instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n'ai cessé d'être abreuvé de dégoûts et d'amertume ; mon plus cruel chagrin n'était pas d'être en butte aux assassins, c'était de voir une foule de patriotes sincères mais crédules se laisser aller aux perfides insinuations, aux atroces calomnies des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions et s'opposer eux-mêmes au bien que je pouvais faire. Longtemps mes calomniateurs m'ont représenté comme un traître qui vendait sa plume à tous les partis ; des milliers d'écrits répandus dans la capitale et les départements propageaient ces impostures ; elles se sont évanouies en me voyant attaquer également tous les partis antipopulaires ; car le peuple dont j'ai toujours défendu la cause aux dépens de ma vie ne soudoie jamais ses défenseurs. « Cette arme meurtrière, je l'ai brisée dans les mains de mes calomniateurs, mais ils n'ont' cessé de m'accuser de vénalité que pour m'accuser de fureur : les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire, invective dont les charlatans encyclopédistes gratifiaient l'auteur du Contrat social. Trois cents prédictions sur les principaux événements de la Révolution justifiées par le fait m'ont vengé de ces injures ; les défaites de Tournai, de Mons, de Courtrai, le massacre de Dillon, de Sémonville, l'émigration de presque tous les officiers de ligne, les tentatives d'empoisonner le camp de Soissons, la destitution successive de Mottié, de Luckner, de Montesquiou ont mis le sceau à mes tristes présages, et le fou patriote a passé pour prophète. « Que restait-il à faire aux ennemis de la patrie pour m'ôter la confiance de mes concitoyens ? Me prêter des vues ambitieuses en dénaturant mes opinions sur la nécessité d'un tribun militaire, d'un dictateur ou d'un triumvir pour punir les machinateurs, protégés par le corps législatif, le gouvernement et les tribunaux jusqu'ici leurs complices ; me présenter comme le prête-nom d'une faction ambitieuse, composée des patriotes les plus chauds de l'empire. Imputations absurdes ! Ces opinions me sont personnelles, et c'est un reproche que j'ai souvent fait aux plus chauds patriotes d'avoir repoussé cette mesure salutaire, dont tout homme, instruit de l'histoire des Révolutions, sent l'indispensable nécessité : mesure qui pouvait être prise sans inconvénient en limitant sa durée à quelques jours, et en bornant la mission des préposés à la punition prévôtale des machinateurs ; car personne au monde n'est plus révolté que moi de l'établissement d'une autorité arbitraire, confiée aux mains même les plus pures, pour un terme de quelque durée. Au demeurant, c'est par civisme, par philanthropie, par humanité que j'ai cru devoir conseiller cette mesure sévère, commandée pour le salut de l'empire. Si j'ai conseillé d'abattre cinq cents têtes criminelles, c'était pour en épargner cinq cent mille innocentes. » La monstrueuse puérilité du plan de dictature prévôtale de Marat éclate. La Révolution ne pouvait, sans tomber sous le plus affreux despotisme, donner ainsi à un homme, même pour quelques jours, le droit absolu et sans contrôle de vie et de mort. Comment, quand toute une nation fait ainsi l'abandon complet de son être, peut-elle ensuite le ressaisir à la date qu'elle a fixée ? La dictature sanglante se perpétue nécessairement. Et s'il était possible, en effet, d'y mettre un terme, de la borner à quelques jours, à quoi servirait-elle ? Il est enfantin de supposer qu'un homme armé du glaive pourra trancher toutes les résistances, frapper au secret profond des cœurs toutes les pensées hostiles. Quand bien même il parviendrait à déraciner ainsi toutes les forces cachées de contre-Révolution, le cours même des événements susciterait bientôt de nouveaux conflits, de nouvelles difficultés, et Marat devrait demander un nouveau tribunat militaire. Ce que Marat prenait pour une pensée profonde et hardie d'homme d'Etat n'était qu'un délire d'enfant. Mais ce qui importë, à cette date, c'est qu'il était condamné à se défendre, et que même cette méthode violente qu'il justifie, il est obligé d'en annoncer l'abandon. « Le
despotisme est détruit, la royauté est abolie, mais leurs suppôts ne sont pas
abattus ; les intrigants, les ambitieux, les traîtres, les machinateurs sont
encore à tramer contre la patrie, la liberté a encore des nuées d'ennemis.
Pour la faire triompher, il faut découvrir leurs projets, dévoiler leurs
complots, déjouer leurs intrigues ; il faut les démasquer et les réprimer
dans nos camps, dans, nos sections, à nos municipalités, nos Directoires, nos
tribunaux, dans la Convention nationale elle-même. Comment y parvenir si
les amis de la patrie ne s'entendent pas, s'ils ne réunissent leurs efforts !
Ils pensent tous qu'on peut triompher des malveillants sans s'en défaire.
Soit, je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du
peuple ; je dois marcher avec eux. « Amour sacré de la patrie, je t'ai consacré mes veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être ; je t'immole aujourd'hui mes préventions, mes ressentiments, mes haines. A la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j'étoufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation qui s'y élèveront ; j'entendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins ; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires. « Divinité des âmes pures, prête-moi des forces pour accomplir mon vœu ! Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse ; fais-moi triompher des impulsions du sentiment et si les transports de l'indignation doivent, un jour, me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette faute ! » L'ERREUR DE LA GIRONDE Ce que vaudra, ce vœu de Marat et combien de temps il y sera fidèle, on le devine bien qu'aux imprécations qui s'y mêlent. Mais enfin ses amis, ceux qu'il appelle lui-même les défenseurs de la liberté, obtiennent de lui, à ce moment, qu'il renonce à toute provocation au meurtre, qu'il abandonne cette idée d'une dictature de sang qui était jusque-là tout son programme. Marat, à cette date, n'a plus confiance en lui-même, en ses conceptions et en ses méthodes. Il s'épouvante des suspicions qui grandissent autour de lui. Il se demande si, avec sa manie de tribunat militaire ou de triumvirs, il n'a pas fourni à la Gironde le prétexte souhaité à la terrible accusation de dictature et de triumvirat portée contre Robespierre, Danton et lui-même. Et il était perdu si la Gironde avait eu assez de sagesse et de hauteur d'esprit pour le laisser se débattre en ces contradictions et ces désaveux, si elle avait eu assez de désintéressement pour ne pas tenter d'exploiter contre toute une partie de la Révolution, contre la démocratie robespierriste, contre Paris, contre Danton, l'horreur qu'inspirait Marat. Mais la Gironde, en cette première période décisive de la Convention, ne songea qu'à écraser ses rivaux. Il lui était facile de grouper à peu près toutes les forces, de hâter le jugement du roi, de préparer, par l'accord de tous les révolutionnaires, une Constitution démocratique et populaire où la force du pouvoir serait vraiment l'instrument de la volonté nationale. Il lui était facile de donner aux armées l'impulsion décisive, d'établir, avec l'appui de Danton qui souffrait de l'anarchie administrative, l'ordre, la cohésion et la responsabilité dans les bureaux de la guerre. Et ainsi puissamment armée pour la lutte, elle pouvait surveiller et contenir les événements, guetter les occasions de paix, limiter l'expansion belliqueuse de la France, désarmer ou diviser l'Europe par sa modération éclatante et par son désintéressement et ramener, peu à peu, vers les entreprises intérieures de richesse et de prospérité, les énergies de la France qui se déchaînaient et se dissipaient au dehors. Ce programme ne supposait aucune clairvoyance surhumaine. Il répondait à l'idéal de Condorcet. Il répondait aussi à ce qu'il y avait de meilleur, de plus impersonnel et de plus sain dans la pensée de Robespierre et de Saint-Just. Il était conçu et voulu par Danton avec une netteté souveraine. Il ne dépendait donc que de la Gironde de le formuler et de l'accomplir. Elle l'aurait pu si elle s'était élevée, un moment au-dessus des intérêts de faction, des rancunes, des vanités et des intrigues. Elle préféra se vouer tout entière à ses ambitions exclusives, à ses mesquines rancunes, à son orgueil frivole, à ses calomnies oratoires. C'est là à mes yeux, son grand crime historique ; et ce crime, elle l'expiera, car elle se perdit en compromettant la Révolution. Les Roland et leur ami Buzot jouèrent surtout un rôle funeste. Il n'y avait pas, dans une commune de France, de désordre, si léger fût-il, sans que Roland vînt gémir auprès de la Convention et dénoncer l'anarchie. Des incidents les plus minuscules et que la seule action régulière de la Convention aurait apaisés ou prévenus, il tirait des conclusions mélodramatiques. La tactique à suivre pourtant était bien simple : que la Convention se mette à l'œuvre, qu'elle déploie contre le roi traître et parjure la vigueur des lois révolutionnaires, qu'elle fasse front à l'étranger, qu'elle organise la République par des lois sages et vastes et elle trouvera, dans son union et dans son action, assez de force pour que les prétentions excessives de la Commune de Paris tombent peu à peu d'elles-mêmes et que toutes les énergies de la Révolution retrouvent leur proportion et leur équilibre. Mais non : Roland cherche à agiter la Convention, en lui dénonçant les agitateurs. Il s'applique à la Mettre tout de suite en défiance contre Paris. « La France se déchire, écrit-il à la Convention le 23 septembre ; tout se désorganise ; ce danger est extrême. Paris, qui a tant fait pour le bien de l'Empire, pourrait-il devenir la cause de ses malheurs ? » Et quels sont les faits qui justifient ces paroles tragiques, ce tocsin d'alarme ? Rien de précis, rien de grave. A peine peut-il, le lendemain 24 septembre, signaler les désordres de Châlons-sur-Marne. « Les exécutions populaires, qui ont nouvellement eu lieu à Châlons-sur-Marne, ont mis en fuite le procureur général syndic du département et le directeur des postes de cette ville. Je ne sais s'ils étaient coupables, mais ils le sont par leur fuite, car il faut savoir mourir à son poste. » Ainsi, c'est pour un incident local et sans avoir même attendu un rapport, c'est sans savoir les causes de l'émeute et la responsabilité des fonctionnaires en fuite, que Roland demande à la Convention des mesures de répression et de terreur ! Ecoutez encore, et jugez du parti pris funeste d'affolement qui conduit la Gironde : « Le courrier, arrêté dernièrement sur la route des armées, a retardé les dépêches de douze heures, quelque précipités qu'aient été les mouvements qu'on s'est donnés pour réparer cette indiscrète maladresse. » Quoi ! parce qu'au passage d'un courrier quelques citoyens auront eu une défiance indiscrète en effet ét maladroite, parce que, hantés par le souvenir de Varennes, par toutes les trahisons du roi, des prêtres et des nobles, irrités contre l'émigration croissante des aristocrates qui vont grossir les rangs de l'ennemi, ils auront arrêté ce courrier qu'ils supposaient porteur de messages suspects, il faut bouleverser la Convention, réclamer des mesures de rigueur, dénoncer Paris ! Car il se trouve, dans le plan de Roland et des Girondins, que Paris doit être rendu responsable de toutes les agitations, même les plus lointaines. C'est parce que la Commune de Paris a été insolente, c'est parce qu'elle a envoyé en province des commissaires, c'est parce qu'elle y a répandu l'esprit d'anarchie, qu'un courrier a été arrêté par quelques citoyens soupçonneux. Paris répand « la défiance ». Que Paris soit suspect. Tant que les nouveaux Conventionnels n'étaient pas encore arrivés à Paris, on cherchait, par les journaux de la Gironde, par les articles de Brissot, par les proclamations tendancieuses de Pétion, par les communications de Roland à la Législative, par ses affiches gémissantes et ses lettres élégiaques, à persuader aux nouveaux élus que Paris n'était plus qu'une caverne de brigands. A l'épreuve, et dès les premiers jours, il apparut sans doute à bien des Conventionnels qu'il y avait beaucoup d'exagération en ces noirs propos. D'abord, le jour même où ils se réunirent il n'y eut, malgré les sombres rumeurs auxquelles Pétion complaisamment avait fait écho, aucun attentat sur les membres de l'Assemblée : ni violence, ni menace. Dès le lendemain même de son arrivée à Paris, le Conventionnel Le Bas écrit à son père : « Paris, 21 septembre, l'an IV de la liberté, Ier de l'égalité. — Je suis arrivé ici hier à cinq heures, mon cher père. J'ai été sur le champ faire vérifier mes pouvoirs. La Convention nationale est formée... Paris est plus tranquille qu'on ne me l'avait annoncé. Les travaux du camp près cette ville avancent. Le zèle qui porte les citoyens aux frontières n'est pas ralenti. On ne peut s'en faire une idée juste dans notre froid pays. » Ainsi les Conventionnels, au lieu d'entrer dans un enfer d'anarchie, dont la fumée ne tarderait pas à couvrir toute la France, trouvèrent la grande ville ordonnée et calme, ardente seulement de patriotisme. Alors la tactique de la Gironde se renversait ; elle faisait peur aux députés des désordres qui se produisaient au loin et où se répercutait l'action dissolvante de la Commune. Pour ne pas laisser le temps à la Convention de s'apercevoir qu'elle était jouée, c'est de parti pris et dans l'intérêt d'une faction que toutes les couleurs avaient été poussées au noir, que Roland et ses amis l'étourdissent, dès les premiers jours, de propositions violentes. On vient de voir le rapport de Roland, plein d'insinuations et vide de faits. A ce rapport misérable, la Gironde fait écho dans la Convention par un mot terrible : l'échafaud. Ce serait à peine croyable si les procès-verbaux n'étaient pas là A peine la lettre de Roland est-elle lue que Kersaint monte à la tribune : « Il est temps, en effet, d'appeler l'attention de la Convention nationale sur les excès, sur les violences, sur les brigandages, dont les départements se plaignent chaque jour. Il est temps d'élever des échafauds pour ceux qui commettent des assassinats et pour ceux qui les provoquent... On agite le peuple ; on le pousse dans l'anarchie ; c'est le dernier coup de nos ennemis. » Visiblement, le coup a été préparé entre la Gironde et les Roland. BUZOT ET LA GARDE DÉPARTEMENTALE Buzot intervint : il portait à la tribune les mesquineries pédantesques de Roland et les rancunes véhémentes de sa femme. Lui-même était aigri et meurtri. A la fin de la Constituante, il avait fait partie de l'opposition d'extrême-gauche avec Robespierre. Rentré dans l'obscurité et dans le néant de sa province, il avait souffert silencieusement, orgueilleusement. Il avait contracté une sorte de haine inconsciente contre ceux de ses compagnons de lutte dont le nom, comme celui de Robespierre, avait continué à grandir ; romantique, bilieux et faible, il avait pris pour les révoltes de sa fierté les souffrances obscures de sa vanité. Cette obsession maladive de soi éclate dans ses Mémoires. Médiocre disciple de Jean-Jacques, il en a retenu une disposition dangereuse à s'exalter dans la solitude, à se nourrir amèrement de sa propre vertu. « Né avec un caractère d'indépendance et de fierté qui ne plia jamais sous le commandement de personne, comment pourrais-je supporter l'idée d'un maître héréditaire et d'un homme inviolable ? La tête et le cœur remplis de mon histoire grecque et romaine et des grands personnages qui dans ces anciennes républiques honorèrent le plus l'espèce humaine, je professai dès mon plus jeune âge leurs maximes ; je me nourris de l'étude de leurs vertus. Ma jeunesse fut presque sauvage ; mes passions, concentrées dans un cœur ardent et sensible, furent violentes, extrêmes, mais bornées à un seul objet, elles étaient toutes à lui. Jamais le libertinage ne flétrit mon âme de son souffle impur... Avec quel charme je me rappelle encore cette époque heureuse de ma vie qui ne peut plus revenir où, le jour, je parcourais silencieusement les montagnes et les bois de la ville qui m'a vu naître, lisant avec délices quelque ouvrage de Plutarque ou de Rousseau... Quelquefois, assis sur l'herbe fleurie, à l'ombre de quelques arbres touffus, je me livrais dans une douce mélancolie aux souvenirs des peines et des plaisirs qui avaient à leur tour agité les premiers jours de ma vie. » A l'Assemblée constituante il souffrit de n'être pas au premier plan : « On ne peut pas me reprocher d'avoir porté envie à la gloire que mes collègues des communes se sont acquise dans cette assemblée. Si j'avais eu la volonté de mériter une réputation brillante, je n'avais qu'à suivre la marche facile et simple que je m'étais ouverte à Versailles dans les premiers jours de la Révolution française : cependant je me condamnai promptement au silence, il est inutile d'en expliquer ici la raison. » Je ne sais point le sens de ces paroles mystérieuses. Buzot qui dès la Constituante connaissait M"'' Roland en fut-il dès lors amoureux ? Souffrit-il dans son amour de la place plus grande que Lanthenas et Bancal paraissaient tenir alors dans le cœur de la femme aimée ? Mais il lui resta de ce silence, de cette inaction prolongée, de cette rechute dans l'obscurité après quelques heures d'éclat, l'amertume secrète des hommes qui croient n'avoir pas rempli leur destinée et donné leur mesure. Il arrivait donc à la Convention avec un cœur impatient et troublé, qui devait pour ainsi dire, déformer toutes choses. A peine retrouva-t-il Mme Roland, à peine conçut-il sans doute je ne sais quel espoir d'en être aimé, son inquiétude d'amour et son inquiétude de gloire se confondirent. A servir les haines et les passions de Mm° Roland, il soulageait l'orgueil amer de son propre cœur et il entrait dans les sympathies de la femme aimée. Mais quelle âpreté soudaine ! quel langage provocateur ! quel étalage du moi ! « Il faut que nous connaissions au vrai la situation de Paris, et lorsque mes frères vont sur les frontières défendre la patrie, il faut que je sache quel est le terrain mobile sur lequel je suis ; il faut qu'un Comité vous propose une loi contre ces hommes infâmes qui, par des haines et des vengeances particulières, pourraient me poignarder, moi, en trompant ce même peuple dont ma voix doit être écoutée, car je suis le même qu'en 1791. » Toute la Gironde a, dès lors, l'hallucination du poignard. Tandis que le jeune Le Bas, avec son esprit calme et son âme sobre, constate que Paris est tranquille, Buzot perdant tout sang-froid se crée à lui-même, avec une violence où je sens le factice et le parti pris, des fantômes d'horreur et de terreur. Il dit dans ses Mémoires : « Je cédai donc, je partis pour la Convention ; mais je délibérai bientôt si je ne reprendrais pas le chemin de mon paisible ermitage, tant j'éprouvai d'horreur au spectacle hideux de la ville de- Paris et de la Convention. » Quels étaient donc ces spectacles hideux ? Il n'y a, en tout cela, que la rhétorique violente d'une âme faible, qui s'est obstinée par système dans ses propres terreurs, pour pouvoir mépriser et condamner. Et c'est sur des impressions aussi démesurées et aussi vagues que Buzot, reprenant la pensée de Roland, demande la création d'une garde des départements chargée de protéger la Convention. « Je reviens maintenant au véritable état de la question. On a beau parler du Code pénal, si nous n'avons pas une force suffisante pour faire exécuter cette loi, où sommes-nous ? Mais cette force, dont je vous parle, n'est-elle pas encore un des moyens qui vous ont été présentés par le ministre de l'Intérieur, ce ministre qui, malgré toutes les calomnies qu'on peut débiter contre lui, n'en est pas moins à mes yeux, aux yeux des départements éloignés, un des plus grands hommes de bien de la France ? (Applaudissements réitérés.) « C'est une force publique que je demande, c'est une force envoyée par tous les départements ; car je n'appartiens pas à Paris, je n'appartiens à aucun d'eux ; j'appartiens à la République entière. Voilà mon vœu fortement exprimé, malgré les déclarations de ceux qui parlent des Prussiens et de je ne sais quels hommes que je ne connais pas, moi qui vivais paisiblement dans ma province, en cultivant mon âme forte contre toute espèce d'événements. » Ame faible au contraire, car les âmes vraiment fortes s'attachent plus aux objets et moins à elles-mêmes... C'était un acte grave de défiance contre Paris. C'était le germe de la guerre civile entre Paris et la France, et j'observe qu'aucun des orateurs n'essaie même de justifier par des faits précis, par des attentats préparés ou annoncés contre la Convention, ces dispositions extraordinaires. Le souvenir des massacres de septembre, savamment exploité par la Gironde, troublait, les esprits. Ah ! Marat, le clairvoyant, « le prophète », avait bien raison, après les avoir conseillés, de les appeler « désastreux » ! Ils faussaient à ce moment la Révolution. Ils fournissaient à l'intrigue girondine le spectre sanglant dont elle avait besoin ; et ils lui permettaient de prolonger la terreur du cauchemar bien après l'évanouissement du danger. La Convention, sous l'influence de la Gironde vota le même jour, 24 septembre, la motion suivante : « La Convention nationale décrète qu'il sera nommé six commissaires, chargés : 1° de rendre compte, autant qu'il sera possible, de l'état de la République et notamment de l'état de la ville de Paris ; 2° de présenter un projet de loi contre les provocations au meurtre et à l'assassinat ; 3° de rendre compte des moyens de donner à la Convention nationale une force publique qui sera à sa disposition et qui sera prise dans les 83 départements. » Ainsi la Gironde prenait sa revanche contre Paris et la Révolution de ses mécomptes électoraux parisiens. Elle irritait, elle avivait toutes les blessures qu'il aurait fallu fermer. Et Roland, qui avait dit tout d'abord qu'il fallait tirer un voile, cherchait maintenant, pour perdre Danton dont le génie agissant l'offusquait, à ouvrir une vaste et insidieuse enquête sur les événements de septembre. Dût la Révolution se déchirer elle-même, il fallait que les amours-propres fussent vengés. Petitesse des vanités, bassesse des haines ! • Le lendemain 25 septembre, l'orage gronda de nouveau. Merlin de Thionville protesta contre le décret rendu la veille, raconta que Lasource lui avait parlé d'un parti dictatorial qui existait à la Convention et le somma de s'expliquer. Lasource répondit par des paroles violentes et vagues : le régime de terreur et d'assassinat inauguré depuis des semaines n'était-il pas un régime de dictature ? Danton, Robespierre, Marat demandèrent la parole pour s'expliquer enfin sur ces accusations de dictature. DANTON SE SÉPARE DE MARAT Danton parla le premier, d'une parole claire et d'un grand cœur, moins préoccupé de se défendre lui-même que de désarmer les haines et de mettre un terme aux rivalités. Il se dégagea de Marat sans violence mauvaise et sans anathème : « C'est un beau jour pour la Nation, c'est un beau jour pour la République française, que celui qui amène une explication fraternelle au sein de cette assemblée... Je suis prêt à vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la liberté. Pendant la durée de mon ministère, j'ai employé toute la vigueur de mon caractère et j'ai apporté dans le conseil tout le zèle et toute l'activité du citoyen embrasé de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser à cet égard, qu'il se lève et qu'il parle. Il existe, il est vrai, dans la députation de Paris un homme dont les opinions sont, pour le parti républicain, ce qu'étaient celles de Royou pour le parti aristocratique : c'est Marat. « Assez et trop longtemps l'on m'a accusé d'être l'auteur des écrits de cet homme. J'invoque le témoignage du citoyen qui vous préside (Pétion). Il lut, votre président, la lettre menaçante qui m'a été adressée par ce citoyen ; il a été témoin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi à la mairie. Mais j'attribue ces exagérations aux vexations que ce citoyen a éprouvées. Je crois que les souterrains dans lesquels il a été renfermé ont ulcéré son âme... Il est très vrai que d'excellents citoyens ont pu être républicains par excès, il faut en convenir ; mais n'accusons pas, pour quelques individus, une députation tout entière. Quant à moi, je n'appartiens pas à Paris, j'appartiens à un département vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir ; mais aucun de nous n'appartient à tel ou tel département, il appartient à la France entière. Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'intérêt public. « Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient détruire la liberté publique. 'Eh bien ! portons-la, cette loi ; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se déclarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat ; mais, après avoir posé ces bases qui garantissent le règne de l'égalité, anéantissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On prétend qu'il y a parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France ; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. « La France doit être un tout indivisible, elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose, pour base du gouvernement qu'elle va établir, l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie ; alors, je vous jure, nos ennemis sont morts. » (Vifs applaudissements.) Mais c'est cette « harmonie sainte » que la Gironde ne voulait pas. Danton, par ses propositions loyales, par la double loi portée contre les projets de dictature attribués aux uns, contre les projets de fédéralisme attribués aux autres, réalisait l'union. Le désaveu infligé par lui à Marat réduisait celui-ci à l'isolement et à l'impuissance. Mais c'est la guerre à mort contre tous ses rivaux que la Gironde poursuivait. Buzot répondit âprement à Danton. Qu'importerait, dit-il en substance, de voter une loi contre la dictature, si on ne votait une loi contre les moyens qui la préparent ? Ainsi, c'est une législation tendancieuse et captieuse qu'il voulait combiner : comme si ce n'était point la lutte des factions qui préparait la dictature, comme si, en cherchant l'union, Danton ne garantissait point par là même la liberté ! Robespierre intervint à son tour ; mais il indisposa la Convention, déjà animée contre lui, par la longueur de ses explications personnelles. Il célébra ses vertus, son désintéressement, se mit au premier rang des révolutionnaires par la violence des haines suscitées. Et toujours l'irritant refrain : c'est moi qui... c'est moi que... c'est pour moi... Du reste, il se ralliait aux propositions de Danton. BARBAROUX ACCUSE ROBESPIERRE Excité sans doute par l'accueil très froid et presque hostile que la Convention fit à Robespierre, Barbaroux se leva pour préciser l'accusation. « Barbaroux, de Marseille, se présente pour signer la dénonciation qui a été faite. Nous étions à Paris, dit-il, avant et après le 10 août ; vous savez quelle conspiration patriotique a été tramée pour renverser le trône de Louis XVI, le tyran. Les Marseillais ayant fait cette Révolution, il n'était pas étonnant qu'ils fussent recherchés par les différents partis qui malheureusement divisaient alors Paris. « On nous fit venir chez Robespierre. Là on nous dit qu'il fallait se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité. Le citoyen Panis nous désigna nominativement Robespierre, comme l'homme vertueux qui devait être dictateur de la France. (Mouvements d'agitation et murmures.) « Mais nous lui répondîmes que les Marseillais ne baisseraient jamais le front, ni devant un roi, ni devant un dictateur. (Vifs applaudissements.) Voilà ce que je signerai et que je défie Robespierre de démentir. » Que de bruit pour peu de chose ! Je suis très porté à croire que le propos de Panis a été, en effet, tenu. Mais quelle importance cela a-t-il ? Et suffira-t-il de la parole indiscrète d'un ami trop zélé pour convaincre un homme d'avoir marché à la dictature ? Dans les jours qui précédèrent et dans les jours qui suivirent le 10 août le désarroi des esprits était grand. Il n'y avait plus d'autorité légale ; et en fait, c'est bien la dictature de la force révolutionnaire qui s'était spontanément organisée. Robespierre, avant le 10 août, et quand il cherchait encore à prévenir les mouvements violents, avait demandé : « Mais que fera le peuple sans chef ? » Il avait écrit : « Ce grand changement fournira un prétexte à de nouveaux troubles. Il faudra donc des mains fermes et habiles pour tenir le gouvernail et conduire au port le vaisseau de l'Etat. Quels seront les pilotes qui le sauveront ? » Il se peut que quelques-uns de ses fanatiques amis aient interprété comme un vœu de dictature cette parole. Il se peut aussi que quelques-uns n'aient entrevu d'autre solution que la création d'un pouvoir révolutionnaire très fort où Robespierre tiendrait une grande place. Mais de là à convaincre Robespierre d'avoir formé un plan de dictature, il y a un abîme. En fait, c'est toujours pour une politique pacifique et légale, exclusive, par conséquent, de tout pouvoir dictatorial, qu'il se prononçait. Avant le 10 août il croyait que l'Assemblée pouvait légalement, constitutionnellement, sauver la liberté de la patrie. Et, quand le mouvement révolutionnaire lui apparut enfin inévitable, il insista pour qu'une Convention nationale, nommée par le peuple, fût convoquée aussitôt. Qu'il ait espéré un moment, par la Commune de Pâris, agir puissamment sur les élections mêmes et sur l'Assemblée nouvelle, je le crois, et je ne m'explique qu'ainsi la monstrueuse accusation portée par lui contre la Gironde, dans la terrible nuit du 2 au 3 septembre. Mais, c'était là la suite de l'ébranlement du 10 août, et il était impossible de ne pas faire le procès du 10 août même, si on faisait le procès aux mouvements et aux combinaisons qu'il suscita. Robespierre expiait maintenant, par cette fausse accusation de dictature, le détestable rêve d'ambition meurtrière, auquel un moment, dans le déchaînement des fureurs de septembre, il s'abandonna. Panis jura que l'affirmation de Barbaroux était inexacte. « J'atteste, sur mon serment, que je n'ai pas dit un seul mot à Barbaroux qui ne fût relatif à la translation des Marseillais, et que je ne lui ai jamais parlé de dictature. D'où a-t-il pu inférer une pareille accusation ? Quels sont ses témoins ? — Rebecqui : Moi, Monsieur. — Vous êtes son ami, je vous récuse. » Panis n'avait pas sans doute gardé le souvenir de toutes les pensées qui, en ces journées terribles, avaient traversé son esprit ; mais encore une fois, à quoi pouvait aboutir la Gironde par ce système d'accusation ? A rien, ou à mettre en cause la Révolution même du 10 août. Et dans les deux cas elle se perdait. MARAT SE DÉFEND Marat parla enfin, sans se troubler, sous une tempête de mépris et de haine, sous l'orage des colères vraies et des colères simulées. Tout d'abord les députés voulaient l'arracher de la tribune. « J'ai donc dans cette assemblée un grand nombre d'ennemis personnels ? — Tous, tous ! — Si j'ai dans cette assemblée un grand nombre d'ennemis personnels, je les rappelle à la pudeur. » Et il se défendit, ou plutôt il se glorifia de toutes ses paroles, de tous ses actes. Mais lui, si prompt à accuser et à faire appel au glaive, il plaida pour la liberté des opinions. « J'ai soumis mes opinions à l'examen du public ; si elles sont dangereuses, c'est en les combattant par des raisons solides, et non en me vouant à l'anathème que mes ennemis devaient les proscrire ; c'est en les réfutant, et non en levant sur moi le glaive de la tyrannie, qu'ils devaient en détruire la funeste influence. « Mes opinions, d'ailleurs, sur le triumvirat et le tribunat sont consignées dans des écrits signés de moi, imprimés et colportés publiquement depuis près de trois ans, et c'est aujourd'hui qu'on entreprend de les métamorphoser en crimes de lèse-nation. Pourquoi avoir tant attendu ? » Et il revendique la responsabilité des journées de septembre : « Et puis, que me reprochez-vous ? « Au milieu des machinations, des trahisons dont la patrie était sans cesse environnée, à la vue des complots atroces d'une Cour perfide, à la vue des menées secrètes des traîtres renfermés dans le sein de l'Assemblée constitutive, enfin à la vue des suppôts du despotisme qui siégeaient dans l'Assemblée législative, me ferez-vous un crime d'avoir proposé le seul moyen que je crusse propre à nous retenir au bord de l'abîme entr'ouvert ? Lorsque les autorités constituées ne servaient plus qu'à enchaîner la liberté, qu'à égorger les patriotes sous le nom de la loi, me ferez-vous un crime d'avoir provoqué sur la tête des traîtres la hache vengeresse du peuple ? Non, si vous me l'imputiez à crime, le peuple vous démentirait ; car, obéissant à ma voix, il a senti que le moyen que je proposais était le seul pour sauver la patrie ; et, devenu dictateur lui-même, il a su se débarrasser des traîtres. » Ainsi il assume les massacres de septembre, sûr que sa responsabilité se confondra dans celle du peuple lui-même. Et là éclate l'extraordinaire étourderie de la Gironde. A quoi bon soulever de tels débats et formuler de telles accusations quand on ne peut aller jusqu'au bout ? Or la Gironde ne pouvait pas aller jusqu'au bout : Elle ne pouvait pas nettement, directement, mettre en cause les exécutions de septembre parce qu'elle craignait d'être conduite par la chaîne révolutionnaire des événements jusqu'au 10 août. Vergniaud lui-même, quand il répond à Marat, quand il lit la terrible circulaire envoyée par le Comité de salut public de la Commune, s'efforce de distinguer les autorités, qui n'auraient pas dû conseiller le massacre, et le peuple qu'on ne saurait accuser pour l'avoir accompli. « Que le peuple, dit-il, lassé d'une suite de trahisons, se soit enfin levé, qu'il ait tiré de ses ennemis connus une vengeance éclatante,. je ne vois là qu'une résistance à l'oppression. Et, s'il se livre à quelques excès qui outrepassent les bornes de la justice, je n'y vois que le crime de ceux qui les ont provoqués par leurs trahisons. « Mais, que des hommes revêtus d'un pouvoir public, qui, par la nature même des fonctions qu'ils ont acceptées, se sont chargés de parler au peuple le langage de la loi et de le contenir dans les bornes de la justice par tout l'ascendant de la raison ; que ces hommes prêchent le meurtre, qu'ils en fassent l'apologie, il me semble que c'est là un degré de perversité qui ne saurait se concevoir. » Quoi donc ? Ce n'est plus qu'une question de forme ? Le peuple est excusable, mais ses magistrats, parce qu'ils sont magistrats, sont coupables ? Et qu'aurait répondu Vergniaud si on lui avait dit que dans les périodes de calme les magistrats du peuple sont en effet les gardiens de la loi, mais que dans les jours révolutionnaires et quand les magistrats eux-mêmes sont suscités par la Révolution, ils ne sont que l'expression suprême de la passion et de la force du peuple ? Insondables abîmes que nul ne pouvait combler et qu'il ne fallait point ouvrir. Par ses attaques insensées, la Gironde aboutissait à ce singulier résultat : Marat et Vergniaud semblaient d'accord ou pour glorifier ou tout au moins pour excuser les massacres de septembre. Non, il n'y avait qu'une politique : tirer un voile, selon l'expression première de Roland répétée par Vergniaud, et se tourner vers l'avenir. Marat, très habilement, après avoir constaté par l'audace même de ses paroles l'impuissance de la Convention à condamner les massacres de septembre, commence à glisser un désaveu partiel : Il sent, malgré tout, le poids de ces journées de meurtre et, après les avoir revendiquées avec une sorte de bravade, il semble les éloigner de lui. « Ce sont les scènes sanglantes des 14 juillet, 6 octobre, 10 août, 2 septembre, qui ont sauvé la France... Que n'ont-elles été dirigées par des mains habiles ? « J'ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés du peuple lorsque je les vis se prolonger, et pour que ces mouvements ne fussent pas éternellement vains et qu'il ne se trouvât pas dans la nécessité de les recommencer, j'ai demandé qu'il nommât un bon citoyen, sage, juste et ferme, connu par son ardent amour de la liberté, pour diriger ses mouvements et les faire servir au salut public. Suivez mes écrits : c'est dans cette vue que j'ai demandé que le peuple se nommât un dictateur ou tribun militaire. » Ainsi, c'est pour modérer les massacres qu'il demande un dictateur du meurtre, et comment la Gironde, qui n'ose pas, qui ne peut pas désavouer les massacres de septembre, pourra-t-elle flétrir la combinaison imaginée par Marat pour les modérer ? Il n'y avait vraiment de solution que l'amnistie générale et le silence. Mais comme Marat, sous prétexte que les mouvements populaires se corrompent par leur désordre et se perdent par leur anarchie, commence subitement à désavouer les journées de septembre ! Un peu plus tard, comme je l'ai déjà noté, il accentuera le blâme et ne parlera plus que des désastreux événements de septembre. Et enfin il arrivera à se persuader à lui-même que c'est la contre-Révolution qui a fait ces journées sinistres. Ou tout au moins il l'écrira dans son numéro du 17 novembre : « Après qu'un grand nombre de contre-révolutionnaires eurent provoqué le massacre des prisons, pour ensevelir dans la nuit éternelle de l'oubli quelques-uns de leurs complices qui s'y trouvaient renfermés, tremblants que ceux qui avaient trouvé moyen d'échapper au carnage ne vinssent à parler, ou que leurs propres machinations ne vinssent à être dévoilées, la plupart ne songèrent plus qu'à prendre la fuite. » Ainsi, l'évolution est complète : le reniement est complet. H semble que Marat ait oublié l'article monstrueux du 19 août, où il invitait le peuple à massacrer les prisonniers de l'Abbaye. Il a commencé par déplorer, lui, l'homme d'Etat correct, que le peuple eût mis quelque désordre dans ces exécutions et qu'il n'eût pas le discernement exact des coupables : comme si Marat pouvait supposer que le meurtre provoqué par lui serait mesuré et clairvoyant ! Puis, sans explication et comme s'il les condamnait en bloc, il parle des désastreux événements de septembre et enfin il y dénonce- une manœuvre de la contre-Révolution. Quelle lâche et vile palinodie ! Je ne connais pas de jugement plus sévère porté sur les journées de septembre et sur Marat lui-même. La seule excuse de ces meurtres était dans leur nécessité révolutionnaire : Mais, s'ils ont été un désastre par la façon dont ils ont été conduits, et dont ils ne pouvaient pas ne pas être conduits, si même ils ont servi les plans de la contre-Révolution et s'il apparaît qu'ils ont été son œuvre, quelle excuse reste-t-il au misérable prophète d'assassinat, qui n'est plus enfin, de son propre aveu, qu'une dupe ensanglantée ? Voilà le châtiment que l'immanente justice infligeait au conseiller de meurtre et si la Gironde avait eu quelque sérénité d'esprit et quelque hauteur d'âme, si elle n'avait pas cherché à rassasier ses rancunes et ses haines, elle aurait attendu que l'inévitable et prochain rétablissement de la vie normale et de la conscience normale fissent de Marat, réduit à se flétrir lui-même, un objet d'universel dégoût. Mais ce n'est point Marat surtout qu'elle voulait frapper : derrière lui, à côté de lui, elle voulait frapper Robespierre et Danton, élargir autour de ces fronts détestés l'auréole sanglante. Déplorable calcul, car dès la première rencontre, à ces prises rageuses et incertaines Marat lui-même échappait. Pourtant, en cette même séance, un suprême effort est fait contre lui. Le député Boilleau donne lecture à la Convention de l'article où Marat invitait le peuple à l'investir, à la tenir toujours sous une surveillance menaçante et qui se terminait par un équivoque appel à l'égorgement : « O peuple babillard, si tu savais agir ! » L'article était vieux de quelques jours et Marat avait eu le temps d'en écrire un autre, celui que j'ai cité, où il annonçait « une nouvelle marche » et abjurait toute violence. Le député Boilleau avait sans doute négligé de le lire. Marat en fit faire la lecture par un des secrétaires et ainsi couvert par sa modération récente, il échappa. Le coup de la Gironde était manqué. Marat, dans son numéro du 28 septembre, triompha de cette séance. Il marqua discrètement son mécontentement de Danton qui l'avait désavoué : « Danton s'y présente (à la tribune), non pour repousser les calomniateurs, déjouer leurs complots et couvrir de ridicule leurs inculpations, mais pour rendre compte de sa vie politique, protester de son amour pour l'égalité, se défendre d'avoir été l'instigateur des placards et des écrits de Marat, le Royou de la Révolution. (par une curieuse coquille, le texte porte : le noyau de la Révolution), invoquer à cet égard le témoignage du président, etc. » Et il termine par ces lignes d'apothéose : « C'est au milieu de ce soulèvement effroyable que je me présente à la tribune. Hommes bons et justes qui connaissez le cœur de l'Ami du peuple, les motifs qui ont toujours conduit sa plume, la pureté de son dévouement à la patrie, vous trembliez de voir l'innocence immolée à la fureur d'une bande d'hommes barbares, vous trembliez de voir le plus ardent de vos défenseurs traîné au supplice comme un atroce machinateur ; déjà vous le représentiez sous le glaive de la tyrannie, et sa tête livide, à la main d'un bourreau, donnée en spectacle aux yeux d'une multitude égarée par les impostures et les applaudissements de ses féroces assassins. Rassurez-vous. Calme au milieu d'eux, fort de sa conscience, se reposant sur la justice de sa cause, sur son courage indomptable, sur la justice de la majorité des membres de la Convention, sur le sens droit des tribunes, sur le pouvoir irrésistible de la vérité, il bravait, en souriant, les clameurs forcenées de ses ennemis, bien assuré de les couvrir de confusion et de sortir victorieux de cette lutte périlleuse. » C'est la Gironde qui avait ménagé à Marat cette sorte de triomphe. Mais après tout, la victoire de Marat n'était qu'apparente : il avait commencé le désaveu des journées de septembre, il avait dû s'engager, pour ainsi dire, envers la Convention à répudier sa méthode de violence. Il ne s'était sauvé qu'en se reniant à demi. Et il était obligé de constater que Danton le repoussait. LA GIRONDE ET LES JACOBINS Il ne tenait qu'à la Gironde, en s'alliant au grand patriote et révolutionnaire, de réduire à rien la politique maratiste. Elle aima mieux continuer, sans suite d'ailleurs et sans plan, au hasard des fantaisies et des haines, sa lutte insensée. En quelques semaines, elle accumula tant de fautes qu'elle usa auprès des députés sans prévention presque tout son crédit. D'abord, avec son esprit de coterie, son goût des réunions occultes et exclusives où elle n'avait à souffrir ni la contradiction ni l'outrage et où elle machinait des plans secrets, elle négligea de rester aux Jacobins ou tout au moins d'y agir avec force. Elle y avait encore, au moment où la Convention se réunit, de sérieux appuis ; elle aurait pu les garder, si elle n'avait pas perdu contact avec l'esprit public, avec la démocratie parisienne. Dans la séance du 24 septembre aux Jacobins, c'est Pétion qui préside ; et lorsque Fabre d'Eglantine attaque Buzot et sa motion de garde départementale, il est interrompu violemment. « Combien donc cette garde appelée des départements, peut-elle occasionner de maux ! (Murmures.) Quel danger si chacune de ces forces se rangeant autour de sa députation, Paris voulait prendre fait et cause pour la sienne (Murmures excessifs.) Ne serait-ce pas là un germe de guerre civile ? » Barbaroux fut acclamé au contraire : « Huit cents Marseillais sont en marche pour Paris et ils arrivent incessamment. (Applaudissements.) Marseille, qui a prévu tous les bons décrets, qui a aboli la royauté quatre mois avant qu'elle le fût, a encore prévu le bon décret que la Convention va rendre. Certes, j'ai été bien surpris d'entendre Fabre, à qui je croyais quelque patriotisme, employer, pour combattre ce décret, les mêmes raisonnements qu'employa l'état-major parisien pour combattre le camp de vingt mille hommes. « Quoi qu'il en soit, les Marseillais arrivent : ce corps est composé d'hommes entièrement indépendants du côté de la fortune ; chaque homme a reçu de ses père et mère deux pistolets, un sabre, un fusil et un assignat de mille livres. Ils viennent avec un corps de cavalerie de deux cents hommes aider leurs braves frères les Parisiens à assurer le règne de l'égalité et de la fraternité. » (Applaudissements prolongés.) Ainsi la majorité des Jacobins acclamait à ce moment la concentration à Paris des forces révolutionnaires départementales ; elle l'acclamait même quand Barbaroux disait nettement que c'étaient des forces bourgeoises, des fils de famille riches ; et elle ne demandait qu'une chose, c'est que, comme Barbaroux le disait habilement à la fin de son discours, ces patriotes venus de tous les points de la France n'eussent pas d'hostilité systématique contre Paris. La Gironde n'aurait donc pas rencontré d'emblée aux Jacobins un courant d'opposition violente et d'insupportable défiance. Mais elle alla peu aux Jacobins. Elle préférait les conciliabules mystérieux où se nouent les intrigues. Elle espérait que le vide et le silence se feraient peu à peu autour des Jacobins, que les députés ne s'y rendraient guère, les uns parce qu'ils étaient attachés à la politique girondine, les autres parce que les violences de ton et de langage de certains Jacobins, animés de l'esprit impérieux de la Commune, les dégoûteraient. Réal, président de la séance du 30 septembre, s'y plaint du peu d'assiduité des Conventionnels. « Pourquoi le nombre des membres de la Convention nationale est-il si petit dans cette assemblée qui devrait les réunir tous ? On parle d'une réunion de députés qui s'assemblent pour se concerter ailleurs que sous les yeux du peuple ; je ne crains pas de le leur dire, ces rassemblements nuisent à la chose publique ; oar lorsqu'on veut véritablement le bien du peuple, qu'on s'en dit les amis, c'est sous ses yeux que l'on concerte les moyens de lui être utile. » Et Bourdon répondait : « Je suis bien loin d'approuver la réunion des députés ailleurs que dans cette enceinte ; mais, de quelque importance que je croie au salut public de les y voir très assidus, je dois dire à la société que beaucoup de députés en ont été éloignés par le désordre qu'ils ont vu régner dans les premières séances auxquelles ils ont assisté, désordre qui est dû à l'esprit dominateur de certains sociétaires, bons patriotes, mais peu éclairés, qui veulent que leur avis, et rien que leur avis, soit écouté ici, esprit dominateur qui est encore fortifié par quelques habitués des tribunes particulières surtout... Après cela j'espère que tous mes collègues, sentant tous la nécessité indispensable de se tenir serrés les uns contre les autres, se rendront ici avec assiduité et avec zèle. » Calon intervenait pour dire : « Je crois pouvoir lever tous les nuages qui paraissent s'élever contre la société intitulée la Réunion, en annonçant qu'elle vient de prendre l'arrêté de se réunir tout entière aux Jacobins et de ne former qu'une seule masse avec eux. » (Applaudissements universels.) Ainsi les Jacobins allaient être de nouveau une grande force, mais une force encore un peu incertaine et indéterminée, qui n'était livrée à aucune faction exclusive et sur laquelle la Gironde aurait pu s'appuyer par une large et ferme politique. Mais les Girondins — je parle des chefs, des dirigeants — ne voulaient pas se rencontrer avec cette députation de Paris qu'ils méditaient de perdre en l'enveloppant presque tout entière dans les accusations d'anarchie et de meurtre qu'ils ressassaient contre Marat. Ils ne voulaient pas chercher le plan d'une politique commune avec ces démocrates parisiens contre lesquels, depuis les élections, ils avaient une implacable rancune. Ils ne voulaient pas délibérer avec Danton, de peur d'être entraînés dans sa grande pensée conciliante et active ; et, avec un orgueil frivole et mauvais, ils s'isolaient des forces les plus ardentes de la Révolution. Et quelle faute de tactique encore, au moment où ils proposaient une garde départementale, de manifester leur esprit de coterie et d'exclusion ! Du coup, les députés sans préjugés et sans haines devaient se dire que la garde départementale ainsi réunie serait au service non de la Convention, mais d'une faction étroite, égoïste et vaniteuse, dominant la Convention. Lorsque, le 11 octobre, la Convention nomma neuf membres du Comité de Constitution elle choisit, sous l'influence de la Gironde : Sieyès, Thomas Paine, Brissot, (bientôt remplacé par Barbaroux), Pétion, Vergniaud, Gensonné, Barère, Danton, Condorcet. C'était presque exclusivement un Comité « rolandiste ». Aucune part n'était faite aux amis de Robespierre et Danton était isolé. Il chercha un point d'appui aux Jacobins, et dans la séance du 14 octobre qu'il présidait, dans celle-là même où il donna l'accolade à Dumouriez, il dit : « Je ne doute pas que la société ne forme un comité auxiliaire de constitution ». Ainsi, la Gironde, par son esprit étroit, transformait en forces hostiles les grandes forces de démocratie dont Danton était le centre ; et ces forces s'organisaient. COUTHON DÉNONCE L'AMBITION DES GIRONDINS Le travail de désaffection et de défiance croissante qui se faisait dans les esprits à l'égard de la Gironde agitée, ambitieuse et vaine, se marque d'une façon très curieuse dans un discours de Couthon. Malade, infirme, il vivait presque hors des partis ; et il est visible qu'il n'avait tout d'abord qu'une sympathie médiocre pour Marat et les hommes de la Commune. Il est visible que sans les combinaisons et les prétentions exclusives de la Gironde il se serait volontiers uni à elle pour assurer à la Convention, pouvoir national et central, la primauté légale, pour enfermer dans des limites plus étroites la Commune de Paris et pour arrêter peu à peu, par la seule vertu de l'union et de l'action, les mouvements violents et les prédications meurtrières de la partie du peuple que l'esprit maratiste avait pénétrée. Mais il est visible aussi que tous les projets de la Gironde lui sont devenus suspects et même odieux en quelques jours, par les arrière-pensées qui y abondaient : Citoyens, dit Couthon aux Jacobins, le 12 octobre, c'est-à-dire le lendemain du jour où la Gironde, abusant de son influence sur la Convention encore novice, avait accaparé le Comité de Constitution et par là semblait-il, l'avenir même de la République, citoyens, jamais les véritables amis du bonheur et de la souveraineté du peuple n'ont eu plus besoin de se rallier. Il ne faut pas se le dissimuler, il existe à la Convention deux partis, et croyez-en un vieux, quoique jeune républicain, il y a un parti de gens à principes exagérés dont les moyens faibles tendent à l'anarchie ; il y en a un autre de gens fins, subtils, intrigants et surtout extrêmement ambitieux ; ils veulent la République, ceux-ci ; ils la veulent parce que l'opinion publique s'est expliquée ; mais ils veulent l'aristocratie, ils veulent se perpétuer dans leur influence, avoir à leur disposition les places, les emplois, surtout les trésors de la République, et déjà n'en avons-nous pas des milliers de preuves ? Voyez les places, elles coulent toutes de cette faction. Voyez la composition du Comité de Constitution, c'est là surtout ce qui m'a dessillé les yeux. C'est sur cette faction, qui ne veut la liberté que pour elle, qu'il faut tomber à bras raccourcis. Pour cela, citoyens, il faut que les hommes véritablement purs, probes, en forment la résolution bien ferme, et puis se réunissent, où ? Ici, pour en concerter les moyens... La première mesure à prendre, c'est d'arrêter le projet de la prétendue garde de sûreté de la Convention nationale, projet que la Commission n'a proposé que pour de bonnes raisons. Dans le premier moment, je l'ai adopté moi-même, ce projet, parce que je pensais qu'il amènerait un lien de fraternité de plus entre les départements, et qu'il tendrait à consacrer l'unité de la République. Mais la composition du Comité de Constitution m'a ouvert les yeux ; je ne vois plus dans ce projet que le dessein de former un noyau de forces. A la vérité, on ne demande à présent que quatre mille cinq cents hommes, mais on peut égarer le peuple, amener quelques troubles, et disposer la Convention à augmenter cette force de dix, douze, quinze et trente mille hommes ; alors la faction 'aurait des moyens pour arrêter ou influencer toutes les délibérations qu'elle jugerait à propos ; la souveraineté du peuple serait annulée, et l'on verrait naître l'aristocratie des magistrats... Je demande par grâce à mes collègues de la Convention de se réunir ici, de se concerter pour combattre la faction, je ne crains rien pour moi, je crains tout pour la patrie ; il faut qu'on nous débarrasse de ces intrigants qui font tout le malheur de la République. (Applaudissements.) » Et c'est douze jours avant, que les Jacobins acclamaient Barbaroux ; c'est quelques jours avant, que Couthon lui-même avait applaudi au projet de Buzot. Mais, en ces deux semaines, il avait apparu que la garde départementale était, dans le dessein de la Gironde, un instrument de guerre à mort contre Paris, une arme détestable d'ambition et de guerre civile. Buzot, avec une insolence maladroite et qu'il prenait pour de l'héroïsme, avouait, étalait cette politique de revanche et de haine contre Paris. LES SECTIONS DE PARIS ET LE VOTE À HAUTE VOIX Un conflit s'était élevé entre la Convention et quelques sections de Paris. La Commune de Paris voulait qu'il fût procédé au renouvellement du département et de la municipalité par le scrutin à haute voix. Il lui paraissait qu'ainsi, sous la surveillance même des forces les plus véhémentes du peuple, les électeurs feraient les choix les plus conformes au vœu de la Commune. La Convention exige que le scrutin soit secret. Plusieurs sections protestent. Celle de la Butte des Moulins proclame, le 5 octobre, que le « scrutin à haute voix est seul digne des hommes libres et républicains ». Le 7 octobre, la section du Marais vote à haute voix ; la section de la Fontaine de Grenelle prie la Convention de rapporter le décret qui interdit les élections à haute voix. La section des Gravilliers formule à la barre le même vœu et elle déclare « qu'elle ne souffrira pas que le despotisme sénatorial remplace le despotisme monarchique ». Chose curieuse : tandis qu'aujourd'hui, en période calme et légale, les prolétaires tiennent surtout à assurer le secret absolu du vote, condition de leur pleine liberté, à la fin de 1792 la Commune de Paris semble voir dans le vote à voix, haute un des moyens de « dictature du prolétariat », pour parler le langage de Marx. Même quelques-unes de ces sections tentèrent d'organiser une action collective. Le.6 octobre, la section du Panthéon envoie une députation à celle de l'Arsenal, lui demandant de désigner deux délégués qui, réunis à ceux des autres sections, formeront un club à l'Evêché et discuteront sur les nominations à faire, sans doute aussi sur le mode de ces nominations (voir Mellié). C'est la première idée, c'est le germe du club de l'Evêché. Mais que pouvait cette agitation contre la puissance intacte, contre l'autorité immense de la Convention ? Elle était unanime, de Marat à Cambon et aux Girondins, à maintenir le scrutin secret, à exiger des sections et de la Commune l'application de la loi ; et nul n'eût osé s'insurger contre elle. Même les plus ardents sectionnaires, comme Momoro, hésitent à violer la légalité et à défier la Convention. La section du Théâtre Français, dite de Marseille, communique à la Convention, le 12 octobre, avec les signatures de son président Momoro et de son secrétaire Peyre, sa délibération du 6 : « Sur l'invitation faite par la section du Marais de nommer deux commissaires, pour, de concert avec un pareil nombre de commissaires qui seraient nommés par les 47 autres sections, rédiger une adresse à la Convention nationale, à l'effet de l'engager à décréter le scrutin à haute voix et par appel nominal pour toutes les élections, l'Assemblée considérant que la Convention nationale ayant établi elle-même le mode de ses élections par appel nominal et la section du Théâtre Français n'ayant fait que se conformer à ce mode qu'elle doit croire le meilleur possible, elle doit persister dans ses arrêtés à cet égard ; en conséquence, elle arrête qu'elle se réserve, s'il a été porté quelque décret contraire, de prendre tel autre arrêté que sa sagesse lui dictera contre un pareil décret, déclarant néanmoins qu'elle exécutera provisoirement ce même décret lorsqu'il lui aura été officiellement notifié. » En somme, et avec quelques rodomontades assez vaines et inoffensives, c'était la soumission à la loi, l'obéissance à la Convention. Les hommes de la Commune, enivrés de la toute-puissance révolutionnaire qu'ils avaient un moment exercée, retenaient quelques habitudes hautaines de langage ; mais ils n'osaient pas engager la lutte contre l'Assemblée souveraine en qui toute la force révolutionnaire de la Nation était légalement concentrée. Et, comme quelques murmures accueillaient, à la Convention, la lecture de l'arrêté du Théâtre Français, Vergniaud, d'esprit plus large que la plupart des Girondins et d'âme moins puérilement batailleuse, rappela les plus échauffés au bon sens : « Je ne pense pas que nous puissions conclure des termes de cet arrêté, que la section qui l'a pris soit en état de rébellion ouverte à la loi. Il y est dit que, sur l'invitation de la section du Marais, elle se propose de vous présenter une pétition pour vous engager à décréter le scrutin à haute voix ; mais elle dit ensuite qu'elle se soumettra provisoirement à la loi. Je crois que, dans l'état présent des choses, le président et le secrétaire qui ont signé cet arrêté doivent être mandés à la barre. » Momoro démontra sans peine, le lendemain, que la section avait, dans l'élection du maire, observé la loi. Il assura qu'elle le ferait à l'avenir, et cet incident fut clos, malgré les efforts du président girondin Delacroix pour l'envenimer, par un décret de la Convention qui admettait Momoro et Peyre aux honneurs de la séance, et qui passait à l'ordre du jour sur l'arrêté de la section du Théâtre Français, par ce motif « que la loi avait été exécutée dans l'élection du maire, et le serait dans les autres élections ». Ainsi s'affirmait la force tranquille de la Convention qui aurait peu à peu ramené aux conditions de la vie normale et sous la règle des lois toutes les forces un peu effervescentes que le grand mouvement du 10 août avait suscitées. LES. FUREURS DE BUZOT Mais écoutez le cri de rage qu'à propos de cet incident pousse le funeste Buzot, aigre interprète des rancunes du ménage Roland contre Paris : « Je ne sais, dit-il le 12 et sans tenir compte du rappel à la sagesse de Vergniaud, je ne sais si vous ne devez pas plus de pitié que de colère à ces hommes qui s'élèvent contre vos décrets ; je les appelle des hommes, car ils n'ont plus le titre de citoyens ceux qui cessent de reconnaître les lois de la République ; mais il est bien étonnant qu'une partie de cette ville, qui devrait environner de sa confiance et protéger contre les ennemis intérieurs la Convention nationale, soit prête à se mettre en insurrection contre elle. Vous en tirerez sans doute l'induction nécessaire que, puisque les 82 autres départements vous ont seuls conservé toute leur confiance, vous devez les avoir ici. » Vraiment on dirait une gageure de guerre civile, un parti pris de suicide. Quoi ! à cause de l'arrêté d'une section de Paris, qui d'ailleurs s'était soumise à la loi, il faut que la Convention constate officiellement qu'elle ne peut plus compter sur Paris pour la défendre et pour défendre en elle la Révolution ! Il faut qu'elle oppose ouvertement, criminellement, la France à Paris, et que cette garde départementale, annoncée d'abord comme le lien vivant de toutes les forces de la patrie, soit maintenant une menace pour la capitale, une précaution expresse contre elle, le glaive de la France tourné contre le cœur de la France ! C'était le délire de la provocation. L'émoi de la Convention fut vif et l'agitation extrême. Pour beaucoup de députés le voile se déchira soudain et ils virent où on les menait. Après avoir défié et menacé Paris, Buzot défie et menace les Jacobins. Il crie à ceux qui murmurent et l'interrompent : « Si quelques citoyens, membres d'une société autrefois célèbre par son amour de la liberté, si ces citoyens ont osé dire dans cette société que les 82 départements ne pouvaient envoyer pour garder leurs représentants que des hommes qui ne sont point élevés encore à la hauteur de l'esprit public qui règne à Paris, je dirai, moi, que les départements enverront des hommes soumis à la loi, des hommes dont le patriotisme consiste à chérir et défendre jusqu'à la mort la liberté de leur pays. » Mais on dirait que Buzot a lui-même le sentiment qu'il force les couleurs, qu'il dramatise à l'excès les événements. Sans doute il devait se demander tout bas, lui qui avait constaté naguère dans l'Eure à quel point les divisions du parti révolutionnaire y étaient inconnues[1], si son attitude soudain violente et agressive y était comprise. Et il éprouvait le besoin de se couvrir de l'opinion de ses commettants, sans doute sollicitée par lui. « Que les anarchistes ambitieux sachent bien, s'écrie-t-il, que déjà cette garde se lève dans nos départements, qu'ils sachent que notre vœu a été prévenu et qu'il sera rempli, et j'annonce déjà que mon département m'a déclaré que ce que j'ai fait est bien et conforme aux principes. » Sans doute, et comment les commettants de Buzot, habitués à mettre en lui leur confiance, la lui auraient-ils soudain retirée ? Mais à coup sûr un étonnement douloureux et une 'croissante inquiétude les pénétraient : Que se passe-t-il donc à Paris ? Ils refuseront bientôt de s'associer à cette politique furieuse. Et, comme on comprend que, le soir de ce jour, Couthon, aux Jacobins, ait retiré son adhésion première au projet de garde départementale dont Buzot venait de livrer, avec une sorte d'exaspération maladive, le véritable sens ! Il mettait dans une situation terriblement compromettante ceux de ses amis qui essayaient encore de présenter comme un gage d'amitié envers Paris l'appel fait aux départements. Le 9 octobre encore le journal de Brissot écrivait : « On avait cherché à alarmer les citoyens de Paris sur cette mesure. Buzot a prouvé qu'elle était hautement réclamée par l'intérêt de cette ville. Paris ne subsiste que par l'unité et l'indivisibilité de la République, que par son union intime avec les départements ; c'est là qu'est le secret de sa population et de ses richesses. Or, la mesure proposée, outre qu'elle est une garantie de l'indivisibilité de l'Empire, multiplie et resserre les rapports des Parisiens avec le reste des Français. » C'est ainsi que Brissot résumait la pensée de Buzot : « union intime de Paris et de la France. » Et trois jours après, le même. Buzot dénonçait et menaçait Paris au nom de la France. Ainsi se révélait aux observateurs les moins attentifs, ce qu'il y avait de factice et d'incohérent dans la politique forcenée de la Gironde. Autour d'elle, en elle, les désaveux se multipliaient. LES RÉVOLUTIONS DE PARIS ATTAQUENT LA GIRONDE Le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris, fait en quelques jours la même évolution que Couthon. Dans le numéro du 22 au 29 septembre et à propos du premier discours de Buzot où il demande la garde départementale pour la Convention, le journal dit : « Mardi 25, Kersaint et Buzot ont demandé que l'Assemblée prît des mesures de rigueur contre les rassemblements, surtout contre les agitateurs. Leurs discours souvent applaudis et faiblement combattus ont déterminé l'Assemblée à rendre le décret. » Il n'y a pas une nuance de blâme, mais au contraire une sorte de sympathie. A ce moment (numéro du 29 septembre au 6 octobre), les Révolutions de Paris sont très sévères pour le Comité de surveillance de la Commune : « C'est avec douleur que nous avons vu le Comité de surveillance de Paris s'écarter des principes et se livrer à des impulsions sans doute étrangères. Ces opérations paraissent avoir été la plupart abandonnées au hasard et est-ce au hasard qu'il faut abandonner la liberté des citoyens ?... Quoi ! un innocent, dont on ne s'est pas même donné la peine de vérifier le nom, a été jeté dans les prisons et massacré au 2 septembre... Il est temps que de pareils désordres, que l'appréhension même de pareils désordres cesse. Si la sûreté des individus souffre de telles atteintes, si tous les Français qui se trouvent à Paris sont ainsi menacés, si les députés se trouvent ainsi sous le glaive d'accusations vagues, hasardées et tardives, les départements croiront, non sans fondement, que ce Comité de surveillance est dirigé ou entraîné par une faction qui cherche à dominer la République ; ils oublieront les services que nous avons rendus à la Patrie ; ils se défieront de nous et finiront par nous haïr. Nous laissons au lecteur le soin de calculer les maux infinis qui sortiraient de cette scission ; mais nous observerons, en finissant, que les députés des départements sont venus pour la plupart dans nos murs avec cette idée : c'est pourquoi, oubliant que la meilleure garde des fonctionnaires publics est l'opinion, ils ont voulu donner à la Convention une garde composée par tous les départements, garde très dangereuse à la liberté, si l'Assemblée succombait elle-même sous une faction. Nous n'avons plus de garde du roi : il nous faut selon eux une garde de la Convention et formée comme celle de Louis le Traître, et de 24.000 hommes. Parisiens ! voyez comme vous êtes avilis ! Hâtez-vous de reprendre votre dignité et les droits que vous avez à l'estime publique, en faisant de bons choix et en remplissant votre municipalité nouvelle d'hommes étrangers à tous les partis, et de patriotes raisonnables. » Comme il eût été facile à la Gironde, dans cet état des esprits, avec le besoin d'ordre, de sécurité et de légalité qu'éprouvaient à Paris les démocrates les plus ardents, de rétablir, sans provocation, la force du pouvoir exécutif central, de mettre un terme aux arrestations arbitraires et aux empiètements de la Commune de Paris ! A ce moment, le journal de Prudhomme, tout en combattant le projet de garde départementale, accuse non les Girondins qui la proposent, mais le Comité de surveillance qui semble s'ingénier à la rendre nécessaire. Huit jours après, dans le numéro du 6 au 13 octobre, c'est un tout autre langage. Les déclarations et les menaces de Buzot ont produit leur effet. Le journal combat violemment le projet de « maison militaire » de la Convention nationale. Il cite d'abord les fortes paroles de Montesquieu : « L'opinion publique se trouve sans énergie ni liberté, lorsque le corps législatif met, comme les empereurs romains, une tête de méduse sur sa poitrine, lorsqu'il prend cet air menaçant et terrible que Commode faisait donner à ses statues, lorsqu'il méconnaît les bornes de son autorité et lorsqu'il ne sent pas bien qu'il doit se juger en sûreté comme un despote doit se croire en péril. » Et il ajoute : « La Convention nationale se met en garde contre. Paris ; qu'a-t-il fait pour exciter la défiance des représentants du peuple ? Paris s'est sacrifié pour la Révolution... Un parti, dans la Convention nationale, sollicite une garde particulière. Citoyens, prenez-y garde ; cette mesure projette nous menace du despotisme le plus affreux. L'Assemblée réunissant tous les pouvoirs, celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, qui sont les siennes propres, et celui de juger, si tel est son bon plaisir, les crimes et les individus, si nous lui fournissons des janissaires, autant vaudra-t-il vivre 'sous la dynastie du sultan, ou sous l'aristocratie vénitienne... Pourquoi veut-on donner une garde à la Convention nationale ? Ce n'est pas qu'on croie qu'elle en a besoin. Le Parisien n'a-t-il pas respecté même les Maury et les Mirabeau cadet ? Mais c'est que cette garde semblerait dire hautement à toute la République : « Citoyens, les Parisiens sont des factieux » ; et c'était là le langage de Coblentz, des Tuileries, et des aristocrates de tous les partis. « Buzot ne s'en est point caché à la séance du vendredi 12 du courant. Ce député du département de l'Eure a levé tout à fait le masque, à l'occasion d'un arrêté de la section de Marseille... Dis, Buzot, ce langage que tu as tenu n'est-il point d'un véritable factieux ? » Ainsi la Gironde, par ses provocations imprudentes et insensées, avait tourné contre elle des esprits d'abord assez favorablement disposés. Carra, que Mme Roland appelle « un fort bon homme à très mauvaise tête », dont « les Annales réussissaient merveilleusement dans le peuple par un certain ton prophétique toujours imposant pour le vulgaire », refusait nettement de s'associer à la campagne de Buzot. Je lis dans le numéro du 9 octobre : « Quoique nous ayons lu les débats sur la force armée des départements dont la Convention croit devoir s'entourer nous sommes encore à chercher la grande utilité de cette mesure... Ce n'est pas sur la force armée que doit reposer l'indépendance et la liberté de la Convention ; cette force ne peut ni l'assurer ni la garantir à la République, elle est bien plus propre à produire un effet contraire ; ce sont les tyrans qui s'entourent de gardes, parce qu'ils craignent. » Et, le 28 octobre, les Annales marquent leur désapprobation de la lutte systématique engagée contre la Commune : « On dirait que la Convention que rien ne peut rivaliser, et qui doit être au-dessus de toute crainte, comme elle est au-dessus de tout danger, a cependant la crainte puérile de trouver une rivale dans la Commune de Paris. » L'AVERTISSEMENT DE CONDORCET Mais, ce qui était plus grave pour la Gironde, c'était le blâme discret, mais sévère, et le désaveu public de Condorcet. Mme Roland, qui ne lui pardonne point de s'être refusé à la tactique de coterie et de haine qui a perdu la Gironde et ébranlé la Révolution, l'accuse d'avoir cédé à la peur d'être hué par les tribunes. C'est une calomnie. C'est dans son cabinet de travail, c'est la plume à la main, qu'il a jugé et condamné la politique d'exaspération de Buzot et de Roland. Dès le 10 octobre, et quand il est visible que sous prétexte de demander à la Commune de Paris compte des objets qu'elle a reçus eu dépôt le 10 août, les rolandistes cherchent simplement à assouvir leurs rancunes, Condorcet écrit avec force : « Dans la mémorable journée du 10, un grand nombre d'effets précieux en matières d'or et d'argent ont été déposés entre les mains de la Commune de Paris ou de son Comité de surveillance. Il est maintenant question de lui demander des comptes qu'elle s'offre elle-même de rendre. « La Commission des 24 a été chargée de présenter un projet de loi à ce sujet. L'article 2 du décret porte que les déclarations qui seront faites des effets déposés demeureront secrètes. On a vainement demandé la publicité de ces déclarations, en se fondant sur ce principe, aussi incontestable en matière judiciaire qu'en matière politique, que toute déclaration qui n'était point publique prenait par cela même un caractère suspect. M. Danton, en développant cette opinion, a poussé plus loin encore les arguments, en montrant que la publicité qu'on réclamait pour ces déclarations était le moyen le plus sûr de porter de la clarté dans les comptes de la Commune et de s'assurer de leur exactitude. « Ceux
qui ont conçu contre la Commune de Paris des préventions bien ou mal fondées,
niais qu'ils ne veulent pas sacrifier pour le bien public, ceux qui cèdent à
quelques ressentiments particuliers, ou peut-être même à la terreur que leur
a inspirée durant quelques instants cette Commune révolutionnaire ; ceux qui
voient dans les fautes qu'elle a pu commettre un prétexte de faire le procès
à la Révolution du 10 et d'attaquer indirectement la République, dont ils
n'osent encore dire du mal hautement ; ceux qui, éloignés du théâtre de Paris
où se tramaient tous les complots, où l'on machinait la ruine de la liberté,
n'ont pas eu occasion de voir combien cette dernière Révolution était
nécessaire, et qui ne voient peut-être pas encore qu'ils n'existeraient déjà
plus sans elle ; ceux enfin qui, au lieu de vouloir soumettre la Commune de
Paris à une comptabilité envers le peuple et l'opinion publique, veulent faire
de ses comptes un labyrinthe de formes judiciaires et chicanières, ceux-là se
sont élevés en grand nombre contre l'avis de M. Danton. L'article du Comité a
été adopté après une discussion où quelques membres ont mis, puisqu'il faut
le dire, et sans néanmoins entendre inculper la majorité de l'Assemblée qui
est digne de la confiance de la République, plus d'humeur que de raison et
plus de cet esprit de modérantisme qui naquit en 89, pour aller former le
club des Feuillants, que de véritable patriotisme. « Au reste, quelque sévérité qu'on veuille • mettre à exiger des comptes de la Commune de Paris, on verra aisément, si l'on n'est pas prévenu, que n'ayant point exigé de récépissé de ceux qui sont venus déposer des effets entre ses mains, il sera toujours impossible de la convaincre d'autre délit que de négligence. » C'était pour la Gironde un avertissement terrible et qui 411ait au fond même des choses. Condorcet voyait nettement qu'à accuser ainsi les événements de septembre, épisode douloureux et détestable du mouvement révolutionnaire qui avait son origine au 10 août, on était logiquement conduit à faire le procès du 10 août même et de la République. Les funestes connivences finales de la Gironde et de la contre-Révolution, les anathèmes rétrogrades que bientôt, du fond de son cœur ulcéré, Buzot lancera à la République elle-même justifieront l'avertissement et le pressentiment de Condorcet. L'infortuné grand homme, qui avait su s'élever au-dessus des rancunes et des terreurs, mais qui n'y pouvait élever les autres, commençait dès lors• à s'épuiser en vains efforts de conciliation et de sagesse. Chose remarquable : à la minute même où il sent le plus vivement la nécessité de l'union, la frivolité coupable et meurtrière des querelles et des haines, c'est Danton qu'il soutient. C'est à un avis de Danton qu'il se rallie. LES JACOBINS DÉFENDENT LA COMMUNE Acculés par l'offensive de la Gironde, les Jacobins prirent nettement position contre elle. Ils sommèrent Brissot de venir défendre les passages de son journal où il diffamait systématiquement la Commune de Paris et où il dénonçait l'existence à la Convention d'un parti désorganisateur. Brissot n'ayant pas répondu, les Jacobins prononcèrent son exclusion, dans la séance du 12 octobre, par un ordre du jour longuement motivé. De plus, convaincus que si les Girondins animaient les indignations et les colères contre les journées de septembre, ce n'était point pour frapper Marat seul, mais pour atteindre toute la députation de Paris et Paris même, ils se décidèrent à publier un plaidoyer atténué et habile. Peu à peu les Girondins obligeaient une partie de la démocratie à paraître se solidariser à demi avec Marat, à accepter, au nom du peuple, une plus large part de responsabilité dans les événements de septembre que peut-être il ne convenait. Ainsi, c'est devant tout le bloc de la démocratie parisienne que la Gironde allait se trouver. Quand Couthon eut prononcé aux Jacobins le discours que j'ai cité, et où il déplorait l'existence à la Convention de deux partis, et quand il fut question d'envoyer ce discours aux sociétés affiliées, des objections se produisirent. Bentabole, Chabot, Tallien, Desmoulins, déclarèrent qu'il n'y avait pas à la Convention un parti des têtes exaltées, qu'à supposer que Marat put être justement accusé d'exaltation, il était seul et que cela ne formait point un parti. Ainsi l'instinct de conservation révolutionnaire avertissait les Jacobins de ne pas dépenser leurs coups, de ne pas frapper en même temps à droite et à gauche et de porter tout leur effort contre « les intrigants », c'est-à-dire contre la Gironde. Hardiment, et en hommes qui sentent que les Girondins, si redoutables d'abord, s'usent vite et se perdent, ils couvrent et glorifient en tous ses actes le peuple de Paris. Dans la circulaire qu'ils lancent le 15 octobre, ils parlent nettement du 2 septembre dont « la faction et le ministre de l'Intérieur » veulent tirer parti contre Paris. « Voici ce 'qui se passa à cette époque : les ennemis avaient entamé notre territoire et s'avançaient sur Paris. La Commune de Paris, sur le rapport du patriote Manuel, et voyant que la législature, loin de prendre des mesures dictées par des circonstances aussi impérieuses, recevait avec aigreur les moyens de salut public qu'on lui présentait, prit la résolution, après l'avoir annoncé à tout Paris, de faire tirer le canon d'alarme et sonner le tocsin, pendant que les officiers municipaux proclameraient, dans Paris, l'imminence du danger. Trente mille hommes, quelques heures après, se présentèrent au Champ de la Fédération et s'y enrôlèrent pour aller combattre l'ennemi. Ce bel enthousiasme fut toujours croissant et fut en même temps suivi par tous les départements. Ces nombreuses armées assurèrent le salut de la République. « Eh bien ! la faction veut répandre des nuages sur cette imposante journée ; elle l'impute à crime à ses auteurs, parce que des citoyens, arrachés brusquement des bras de leur famille pour voler à la défense de leurs foyers, crurent devoir immoler à la sûreté publique les scélérats, les conspirateurs restés impunis, entassés dans les prisons au mépris de la promesse de leur punition dans les vingt-quatre heures. Il était d'ailleurs prouvé que de nouveaux complots existaient, et que ces traîtres devaient être élargis pour porter le carnage et la mort dans toute la ville à une heure indiquée. On voit donc bien que les crimes des patriotes, des défenseurs de la patrie, ne sont autre chose, aux yeux des tyrans et des factieux, que l'amour de leur pays. » Détestable politique que celle de la Gironde qui, en cherchant une arme de parti dans ces événements lugubres où les responsabilités ne peuvent être démêlées, où la part du patriotisme et la part du crime sont indiscernables, obligeait la Révolution elle-même à assumer ces tristes jours, à les faire siens ! L'HABILETÉ DE ROBESPIERRE ET DE MARAT L'offensive des Jacobins contre la Gironde était merveilleusement secondée par la réserve et l'habileté de Robespierre et de Marat. Jamais ils ne furent plus prudents, plus avisés qu'en cette période où les Girondins se dépensaient en motions retentissantes et furieuses, se discréditaient par des propos et des gestes forcenés. Le mot d'ordre avait été donné à la Convention de ne pas laisser parler Robespierre. Dès qu'il se dirigeait vers la tribune, c'était un orage bien préparé d'imprécations, d'invectives et de huées. La Gironde faisait violence à la liberté de la parole. Elle supprimait en Robespierre le droit de ses commettants : elle annulait dans la Convention le mandat de celui qui, avec un sens révolutionnaire admirable, avait le premier proposé la réunion d'une Convention nationale comme solution de la crise du 10 août. Mais la Gironde ne discutait plus, elle s'emportait et elle frappait. Elle avait peur aussi que la grave parole de Robespierre, où parfois l'accent de la conviction intérieure et de la passion démocratique remuait les esprits, ne dissipât quelques préventions. A la façon dont Brissot parle de lui dans son journal du 29 octobre, il est visible que le plan de la Gironde est, non pas de contenir Robespierre, mais de l'anéantir. « Robespierre, enseveli sous le poids du mépris qu'il s'était attiré à la seule fois qu'il avait pris la parole, Robespierre, qui semblait s'être apprécié enfin en se condamnant au silence... » Non, ce n'est pas à un silence éternel qu'il s'était condamné. Mais lui, si empressé d'habitude à se produire, si obstiné à imposer de longs discours à des auditoires à demi hostiles qu'il dompte enfin par sa ténacité, il a compris cette fois qu'il s'userait en vain et dans une lutte sans dignité, à parler contre cette tempête de haines sincères ou factices ; et silencieux, attendant son heure, il laissait la Gironde s'épuiser et s'abaisser par ses fureurs. Quant à Marat, il dut, sans doute, donner du mal plus d'une fois à ceux qui lui -conseillaient le calme, la modération. Le 24 septembre, aux Jacobins, Fabre d'Eglantine dit de lut : « C'est un homme après lequel les Cordeliers sont toute la journée à lui prêcher d'être sage, sans quoi il eût fait bien autre chose que ce qu'on lui reproche. » Chabot dit aux Jacobins, le 14 octobre : « Quant au parti qu'on appelle maratiste, je ne le connais pas et ne puis le comprendre, car Marat est un porc-épic qu'on ne peut seulement pas toucher du doigt, et il n'est donné à personne d'entendre quelques traces de ses idées. » Il ne paraissait donc pas, même en ce temps, très maniable. Et pourtant, avec un grand sens politique, il s'efforce, en ces premières semaines de la Convention, de se surveiller, de se modérer. Il a compris que, s'il ne fournissait point de prétexte aux violences des Girondins, ceux-ci, résolus cependant à le perdre, se perdraient eux-mêmes par leur parti pris. Il les savait inconsistants, étourdis, il voulait leur laisser le loisir de se compromettre. Il s'applique d'ailleurs de bonne foi à défendre la Convention ; il comprend bien, malgré l'influence encore dominante qu'y exercent les rolandistes et brissotins, qu'elle est la suprême ressource de la Révolution et il tâche d'éviter les conflits entre elle et la Commune. A l'égard des généraux, il met le peuple et la Convention en garde contre l'engouement ; mais il s'efforce de leur rendre justice : « Rétractez-vous donc au sujet de Dumouriez, me disaient hier matin deux collègues (n° du 5 octobre), à l'ouïe des avantages qu'il dit avoir remportés sur l'ennemi. Point d'étourderie, mes chers confrères, je vous prie ; j'aurai grand plaisir, sans doute de lui rendre justice ; mais je l'attends au bout de la carrière ; qu'il taille en pièces les Prussiens, qu'il aille prendre ses quartiers d'hiver à Bruxelles, après avoir favorisé l'insurrection des Flamands, qu'il presse ensuite le supplice de Capet, le conspirateur, et compte sur ma rétractation. » Dans le numéro du 5, il fait alterner l'allégresse et la défiance : « Les nouvelles qui nous viennent de nos armées continuent d'être favorables. Les lettres de Dumouriez annoncent que les Prussiens sont en pleine retraite... Tant d'heureuses nouvelles ont dû exciter une grande allégresse ; les endormeurs en ont adroitement profité pour combler d'éloges nos généraux et plonger le public dans une sécurité qui pourrait encore devenir fatale et jeter les membres de la Convention hors des bornes. « Sans doute, il faut aujourd'hui de la confiance dans nos généraux ; mais doit-elle être aveugle après toutes les trahisons dont nous avons été jusqu'ici les victimes ? La prudence ne doit-elle pas toujours marcher à côté ?... Il est certain qu'avant le 10 août, les mieux famés n'avaient rien fait qui fût digne d'éloges. Ainsi, tous étaient au moins suspects par leur relation avec l'ex-monarque parjure et conspirateur, par leur inaction, par leur conduite incivique. Et, parce que quelques-uns réduits postérieurement à se montrer patriotes, auront fait quelques dispositions salutaires et pris quelques avantages sur l'ennemi, hors d'état de se défendre, on criera au miracle, on fera retentir les airs de leurs exploits, de leur loyauté, de leurs vertus civiques... « Ce ne sont ni nos ministres, ni nos généraux, ce sont les événements, c'est la nature, c'est le civisme des soldats de la patrie qui ont combattu pour elle. L'astuce perfide de Poniatowsky, l'insurrection des Polonais et la décrépitude de Catherine nous ont débarrassés des hordes féroces de la Russie. « Ankarstrom nous a débarrassés de Gustave et de ses Suédois. « La voracité, l'ivrognerie, le flux de sang nous a débarrassés des Autrichiens et des Prussiens... Voilà la cause première de nos triomphes. « Il s'agit de cerner les Prussiens et les Autrichiens, de leur couper toute retraite et de les passer au fil de l'épée s'ils refusent de mettre bas les armes. Il s'agit aussi de mettre la Belgique en pleine insurrection. C'est là où j'attends Dumouriez, pour devenir son apologiste. Déjà la Savoie, Genève, Neuchâtel et les cantons suisses aristocrates vont secouer le joug. La sainte épidémie de la liberté gagne partout de proche en proche : c'est elle qui nous délivrera bientôt de tous nos ennemis, en renversant les trônes des despotes, en faisant disparaître la servitude, en peuplant la terre d'hommes libres, en y faisant régner la justice et là paix. » Il était inique de n'accorder aucune part, dans le succès de la campagne de l'Argonne, aux qualités personnelles de Dumouriez, à sa vivacité, à sa souplesse, à sa confiance. Mais le ton est sans âpreté et même, à la fin, la défiance et l'amertume se fondent dans une sorte d'espérance universelle. Marat va jusqu'à louer Custine, non, il est vrai, sans dénigrer indirectement Dumouriez : « Jamais les applaudissements n'ont été plus bruyants qu'après la lecture de la lettre de Custine ; l'allégresse était fondée, ce sont là les premiers avantages marqués des armes françaises sur nos ennemis. » (N° du 6.) Etrange parti pris qui met la prise de Spire au-dessus de Valmy ! Et comme le « prophète » avait parfois l'esprit médiocre et court ! Mais ce n'est pas d'un furieux. A ce qu'il dit de l'armée du Rhin et de ses succès s'il ne mêle aucune goutte de fiel. Je doute pourtant que, même en « ces premiers rayons de lia gloire » républicaine dont l'âme d'un Vauvenargues eût été pénétrée, et qui éblouissaient l'âme inconstante de la Gironde, Marat ait éprouvé une de ces minutes de joie pleine et profonde où la pauvre humanité oublie le poids du destin. C'est le châtiment de ces esprits vaniteux et amers. Marat approuve (n° du 10 octobre) les actes de rigueur par lesquels Custine a rétabli la discipline dans son armée et puni les soldats coupables de pillage. «. Le général les a fait arrêter chargés de butin, les volontaires eux-mêmes les ont dénoncés, ils ont été fusillés sur-le-champ (le journal, par une de ces coquilles si fréquentes dans la feuille hâtive de Marat, imprime surveillés), les effets pillés ont été restitués : exemple de justice indispensable, non pour l'honneur du nom français, comme le dit Custine, mais pour ne pas flétrir les armes des soldats de la patrie et ne pas inspirer de l'éloignement, ou jeter de la défaveur sur la cause de la liberté qu'ils ont à soutenir. » Sans violence, mais très justement, il fait porter à la Gironde, si violemment accusatrice, une part de responsabilité dans les massacres de septembre (6 octobre) : « On prétend que ce sont des brigands qui ont massacré les traîtres et les scélérats contenus dans les prisons. Si cela était, Pétion serait criminel d'avoir laissé paisiblement des brigands consommer leurs forfaits pendant deux jours consécutifs, dans toutes les prisons de Paris ; sa coupable inaction serait le plus affreux des crimes et il mériterait de perdre la tête pour n'avoir pas mis sur pied toute la force armée pour s'y opposer. Il vous dira, sans doute, pour se disculper que la force armée n'a pas voulu obéir et que tout Paris était à l'expédition, et c'est un fait : convenez donc que c'est une imposture que d'avoir rejeté sur des brigands une opération malheureusement trop nécessaire. » Il affecte de répondre avec calme aux invectives des Girondins ; et même, chose curieuse, il me semble que je surprends dans tout ce qu'il dit de Buzot, une nuance de sympathie respectueuse. Tout d'abord, même dans la séance du 25, où Buzot commença l'attaque par une proposition contre la dictature, Marat ne paraît pas voir là un acte d'hostilité : « Buzot, écrit-il, observe avec raison que ce n'est pas la dictature qu'on doit craindre, mais les moyens qu'on peut employer pour y conduire ; que la peine de mort demandée contre ceux qui proposaient la dictature doit être décernée avec réflexion et il en demande le renvoi aux six comités. » Il est vrai que Marat aurait pu être frappé par la proposition directe de Danton. Après la séance du 4 octobre, où les Girondins avaient accablé Marat d'injures, où Buzot lui avait lancé l'outrage le plus sanglant : « Les Prussiens demandent la parole pour Marat », il s'exprime avec une sorte de réserve. « Plusieurs membres de la Commission et quelques-uns de leurs collègues me couvrent d'invectives du haut de la tribune. Dans cette attaque magnanime se signalent le hardi Barbaroux, Guadet et Buzot. Je leur pardonne ces injures, elles ne peuvent décrier que leurs auteurs, et les tribunes, qui restaient dans le silence au bruit des applaudissements répétés des acolytes de la clique Brissot, ont dû se demander avec surprise d'où pouvait venir l'acharnement de tant d'augustes législateurs contre le défenseur du peuple. Mais ce qui m'a peiné jusqu'au fond de l'âme, c'est l'art avec lequel le Frère tranquille Buzot, après avoir vomi sur moi son venin empoisonné, a soulevé l'amour-propre de ses collègues contre le Comité de surveillance et les a provoqués à tirer vengeance de la dénonciation, lui dont l'âme platonique doit être au-dessus du soupçon, lui surtout qui a si longtemps été à portée de voir de près tous les moyens de corruption employés dans l'Assemblée constituante. » Marat gardait une sorte de respect pour l'indéniable probité de Buzot ; il ne démêlait pas bien, sans doute, les' causes de son attitude soudainement agressive : il n'avait pas entrevu les sources profondes d'orgueil, d'amertume et d'amour d'où jaillissaient les paroles irritées : mais il sentait qu'il n'avait point en face de lui un adversaire méprisable. C'est surtout dans le conflit entre la Convention et la Commune que Marat affirma sa tactique de sagesse et de modération. Tout son numéro du 8 octobre est remarquable d'esprit politique, de clairvoyance et de mesure. « Je ne fais aucun reproche à la Convention d'avoir affecté le mode de scrutin secret à l'élection du maire et des municipaux ; je sais qu'il y a de bonnes raisons pour et contre ; mais je regrette infiniment qu'elle se laisse aller quelquefois aux impulsions des rhéteurs qui mettent en jeu sa sensibilité ou son amour-propre. « Je
regrette qu'elle néglige de consulter l'opinion publique avant de se décider,
tant pour la suivre dans tout ce qui est convenable, que pour la ramener au
vrai lorsqu'elle s'est égarée. C'est ce que la Convention a oublié de faire
au sujet du mode d'élection ; plusieurs départements et plusieurs sections de
Paris ont déjà adopté celui de l'appel nominal. Pourquoi donc, disent les
citoyens, ne prendrions-nous pas pour nous un mode d'élection que l'Assemblée
conventionnelle a pris pour elle-même ? (Le fait est inexact ; il n'y eut
qu'un très petit nombre d'élections à la Convention où il fut procédé par
scrutin public.) Nous ne pouvons mieux faire. Or, une fois persuadés de cette
opinion, ils -ne voient plus qu'un caprice dans le décret qui leur enjoint de
s'en tenir au scrutin secret et, bien convaincus qu'il n'y a point de lois
stables sans la sanction du peuple, ils croient pouvoir jouir d'avance des
droits qu'ils seront appelés à exercer dans le temps... Aujourd'hui que
plusieurs départements se sont décidés, il importe d'arrêter des
remontrances pour leur faire sentir les raisons que le législateur avait d'en
agir autrement et plier doucement les esprits à la loi sans les révolter en
compromettant son autorité. Quelles que soient les préventions que mes
ennemis ont inspirées contre moi, j'aurais fait sur cet objet quelques
observations importantes à l'autorité et à la gloire de la Convention, si
j'avais pu me promettre d'en être écouté favorablement ; quoi qu'il en soit,
je vois avec douleur que les sections de Paris et les départements qui ont
passé outre n'aient pas eu le bon esprit d'attendre quelque temps pour que
l'Assemblée prononçât ; je les conjure au nom du salut public de ne pas
lutter aujourd'hui avec le législateur. Il est de leur intérêt comme de sa
gloire de l'environner de respect ; sans doute, il faut l'observer en
silence, et le remettre doucement sur la voie, mais si jamais il venait à
violer les droits du peuple et des citoyens c'est alors seulement qu'il sera
temps d'opposer la résistance. » C'était d'un sens politique très pénétrant. L'homme, qui sait parler ainsi d'une Assemblée où il était couvert d'outrages, témoigne d'une singulière possession de soi et d'une confiance tranquille en l'avenir. Marat était convaincu — et les propos de Buzot, les écrits qu'il a laissés justifient parfaitement cette conviction — qu'au moindre prétexte, les Girondins demanderaient à la Convention de quitter Paris ; décision funeste qui aurait perdu à la fois la Révolution et la patrie. Et, c'est pour échapper à ce péril, que Marat supplie Paris d'être calme et de toujours respecter la loi. Il écrit le 14 octobre : « La cabale, poussée dans ses derniers retranchements, est réduite à répandre l'alarme par le projet désastreux d'environner la Convention d'une force armée, d'une garde prétorienne suivant l'usage des tyrans, pour exciter des troubles dans Paris, accuser ses paisibles habitants des désordres occasionnés par les factieux conjurés avec elle, causer des inquiétudes aux députés purs, mais faibles, sur leur sûreté personnelle, crier au bouleversement de l'Etat, soulever les départements contre Paris : se ménager à eux-mêmes un prétexte de fuir ses murs et d'entraîner la Convention nationale dans leur fuite. Evénement fatal qu'ils ne cessent de provoquer pour fonder la République fédérative : événement désastreux que les Parisiens préviendront par leur modération, leur retenue, leur sagesse ; c'est l'Ami du peuple, toujours dépeint par les traîtres comme un boutefeu qui les y invite au nom du salut public. Encore quelques jours et la clique infernale sera complètement démasquée ; bientôt la Convention nationale ouvrira les yeux et c'est alors seulement qu'elle pourra travailler à sauver la République. » Marat est si préoccupé, à ce moment, d'éviter toute agitation qu'il écrit le 8 octobre : « La pétition des ouvriers du camp de Paris, qui réclamaient contre la taxe proportionnelle à leur force et à leur activité — ils demandaient le remplacement du travail à la tâche par le salaire fixe à la journée —, a certainement été rédigée par des boute-feux qui sous prétexte d'établir l'égalité travaillaient à semer la division dans le camp et à tout bouleverser. » Il semble qu'à son étroite clairvoyance habituelle se joigne un sens nouveau et large des responsabilités. Il manœuvre avec précision et sang-froid. Il a jugé ses adversaires ; il sent qu'ils sont véhéments mais inconstants et frivoles, qu'il faut les surveiller de près, mais qu'ils s'useront d'eux-mêmes en peu de temps à condition qu'on ne leur donne pas prise. « Voilà donc Roland tenant dans ses mains tous les ressorts de l'autorité au dedans et toutes les forces nationales dont il n'est encore malheureusement que trop facile d'abuser. Je sais bien que c'est trop faire d'honneur à Roland que de lui prêter des vues aussi élevées ; mais le bonhomme a des faiseurs pleins d'action, d'intrigue et d'ambition. » (8 octobre.) Et le 15, découvrant son mépris pour ses adversaires, il écrit : « J'ai vu avec indignation les sourdes menées employées par la cabale pour attirer à Paris les volontaires licenciés, effectuer sans décret leur projet de force armée, s'environner d'une garde prétorienne et faire passer leurs sinistres desseins. Au demeurant, cette clique est moins redoutable qu'on le pense, composée comme elle l'est d'hommes sans génie, de petits intrigants qui n'ont que de, l'astuce, d'étourdis trop présomptueux pour mûrir leurs projets. » Au moment même où la Gironde est débordante et triomphante, Marat, d'un regard sûr, en a démêlé la faiblesse. C'est la même politique de modération et de confiance qu'il soutient aux Jacobins. Il y dit dans la séance du vendredi 12 octobre : « Une faction criminelle s'est manifestée au sein de la Convention nationale ; elle paraît l'influencer aujourd'hui comme elle menait auparavant le corps législatif. Il y a quinze mois que je la poursuis. Elle a des projets désastreux, puisqu'elle appelle à son appui une garde prétorienne. On veut entraîner la Commune hors des bornes de la loi, afin d'avoir un prétexte pour quitter Paris. Citoyens, soyez calmes, c'est l'Ami du peuple qui vous rappelle à la sagesse et à la mesure. Hier encore je lui arrachai son secret, à cette faction, je lui disais : « Vous ignorez ou vous feignez « d'oublier les motifs de nos réclamations ; c'est que nous ne voulons « pas de République fédérative. » A ces mots, la consternation s'est peinte sur leurs visages. Croyez-moi, citoyens, la faction court à sa perte ; elle donnera dans des mesures violentes. Soyez modérés ; elle sera démasquée sous peu de jours. » (Vifs applaudissements.) Marat ne veut pas que l'on soit effrayé et obsédé par l'idée de la garde départementale. Il connaît Paris ; il sait quelle est la puissance de ce foyer, et comme il transforme vite les éléments qui y sont jetés du dehors. Il désire presque qu'une armée de volontaires soit appelée en effet à Paris ; il croit qu'il la tournerait bientôt contre la Gironde elle-même : « Citoyens, dit-il aux Jacobins le 15 octobre, permettez que j'interrompe un instant une discussion sur un vain fantôme auquel on attache trop d'importance ; le projet, proscrit par l'opinion publique, n'existe plus aujourd'hui que dans l'imagination de ceux qui l'ont proposé ; je doute fort qu'ils aient le courage de le reproduire, et, s'ils le faisaient, ce serait tant mieux pour la liberté. Ils appelleraient, au lieu des gardes prétoriennes, des surveillants qui les rappelleraient à leur devoir. » Les vues de Marat s'élargissent. Il a compris, par la réaction de pitié et d'indignation qui a suivi les massacres de septembre, que ces moyens sanglants servaient la contre-Révolution. Il a compris que son idée d'un tribunat militaire, d'un prévôt. de Révolution, fournirait trop aisément prétexte à l'accusation de dictature. Et c'est sans violences, sans meurtres, c'est sous la seule influence de l'opinion conquise peu à peu par la sagesse des démocrates, qu'il espère rétablir dans la Convention l'unité d'action et de volonté, subordonner et réduire à l'impuissance l'intrigante faction de la Gironde. La Convention, une fois redevenue vraiment maîtresse d'elle-même et affranchie des coteries, emploiera sa force une et son esprit libre à bien déterminer les périls dont la France révolutionnaire est enveloppée et à les combattre. Pas de griserie, pas de fanfaronnade ; une vue nette et sobre des choses, et un immense effort proportionné à l'immense danger. « Il est certain que depuis quelques mois la France est dans un état de contention violente, tous les ressorts de l'Etat sont tendus, et elle s'est épuisée pour déployer de grandes forces. Plus de huit cent mille combattants sont à la solde du trésor public ; à peine la moitié sont-ils vêtus et armés, trois cent mille hommes exténués par la faim, les fatigues, les intempéries des saisons emplissent les hôpitaux, où ils empêchent les blessés de trouver place. Cinquante mille hommes, rapidement enrôlés dans un âge trop faible ou trop avancé, ont péri de maladies. Ainsi, au lieu de nous en imposer éternellement par un faux étalage de nos forces et de nos succès, si nos généraux et nos ministres avaient exposé le véritable état des choses, la Nation aurait enfin senti la nécessité de prendre de grandes mesures et nous aurions aujourd'hui des armées formidables. » Il se garde bien de défier l'Europe ; il a hâte de voir se dissoudre la coalition formée contre la France. Il écrit le 15 octobre : « Nos succès à l'égard des Prussiens ne paraissent pas douteux ; ils sont moins dus aux avantages de nos armes qu'aux pertes qu'ont faites leurs troupes par le flux de sang, au découragement qui s'empare toujours des armées longtemps tenues en échec, et surtout aux regrets du roi de Prusse de s'être engagé dans une expédition qui n'est rien moins que glorieuse pour lui, et qui menace de lui devenir funeste par le mécontentement qu'elle a dû exciter dans ses Etats, mécontentement qui pourrait bien devenir le germe d'une insurrection prochaine. « On a fait un crime à Dillon d'avoir parlementé avec lui pour la reddition de Verdun et on a demandé, de la tribune de la Convention, un décret qui interdît à nos généraux la faculté de traiter avec l'ennemi. Personne au monde n'eut moins de confiance que moi dans nos généraux, nommés par l'ex-monarque, pris parmi les courtisans, couverts de ses couleurs et comblés des faveurs de la Cour... Malgré mon rigorisme trop fondé, l'improbation des mesures prises par Dillon, à l'égard des Prussiens, pour la reddition de Verdun, ne m'a paru qu'une mauvaise chicane et le décret proposé n'est qu'un moyen d'entraver les opérations de nos armées et d'empêcher les chefs de fixer la victoire en profitant de leurs avantages. Dillon n'a fait, à l'égard du commandant prussien, que ce que doit faire un général et ce que font tous les généraux avant d'assiéger une place, je veux dire demander sa reddition et capituler. Si l'on considère que la ville de Verdun est peuplée de Français et qu'elle devait être assiégée par des Français, où est le citoyen sensé qui ose faire un crime à Dillon d'avoir cherché à épargner le sang de nos frères ? Où est l'homme sage qui ose trouver mauvais qu'il ait pris des mesures propres à accélérer la retraite des Prussiens, encore trop en état de nous faire beaucoup de mal, ne fût-ce qu'en soutenant par leur présence l'audace ou plutôt la férocité des Autrichiens et en perpétuant leurs ravages meurtriers ? « De quelque manière qu'on envisage la conduite de ce général, c'est un grand bien qu'il ait commencé à diplomatiser, comme on dit, car c'est un grand point gagné que de rompre la ligue des despotes conjurés, de détacher Guillaume de François, de nous débarrasser promptement et pour toujours des Prussiens, de n'avoir plus qu'à réduire par le fer les Autrichiens, devenus indignes de tout quartier, de prévenir les nouveaux désastres qu'ils' nous apprêtent, et de nous voir bientôt dans une position assez avantageuse pour laisser enfin respirer un peu les Français et s'occuper à réparer leurs pertes. » C'est comme un suprême effort d'impartialité et de sérénité que fait Marat. Oh ! je sais bien que son esprit est encore traversé de noirs soupçons et prompt à l'injustice. La « diplomatie » qu'il glorifie chez Dillon, il l'a condamnée, quelques jours avant, chez Dumouriez (numéro du jeudi 4 octobre) : « Venons à Dumouriez. La réponse qu'il dit avoir faite au roi de Prusse paraît très adroite au premier coup d'œil ; mais je n'aime point la négociation dans laquelle il paraissait vouloir entrer. Une pareille négociation aurait paru de saison, s'il eût été question de séparer un ennemi formidable de ses alliés. Mais, lorsque cet ennemi est réduit à l'extrémité, lorsque la famine et les maladies l'assiègent et le minent, lorsqu'il ne peut plus tenir, la seule négociation est de tomber dessus et de l'exterminer. Or Dumouriez ne pouvait prétexter cause d'ignorance : sa réponse était donc déplacée. Quel était donc son but ? De s'entendre avec les ministres et les royalistes qui s'agitent pour sauver leur patron en ménageant au roi de Prusse le désavantage (?) de s'expliquer là-dessus et aux événements le soin de décider la question. » Ainsi, ce qui est sage diplomatie avec Dillon était trahison avec Dumouriez. Et pourtant, quand Dillon 'négociait avec les Prussiens, ils étaient encore plus bas. Cruelles injustices qui, en aigrissant Dumouriez, ne sont pas, hélas ! tout à fait innocentes de la trahison où plus tard, misérablement, il s'abîma. Mais, malgré tout, il était insensé à la Gironde de paraître suspendre toute sa politique à la lutte contre Marat. On dirait que celui-ci, à ce moment, désire une détente ; m'ais quoi ! à l'heure même où il s'applique à se contenir, où il promet d'être modéré et s'y efforce, les clameurs et les menaces redoublent contre lui. Le voilà qui redescend, désespéré : dans son souterrain, d'où il mènera contre les Girondins une guerre à mort. Le voilà enfoncé de nouveau dans la haine et dans la nuit, et ne concevant plus le relèvement des humbles que comme l'abaissement des heureux : Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis. C'est l'épigraphe de son journal. « Frères et amis, écrit-il le 2 novembre, c'est d'un souterrain que je vous adresse mes réclamations. Le devoir de conserver pour la défense de la patrie des jours qui me sont enfin devenus à charge peut seul me déterminer à m'enterrer de nouveau tout vivant pour me soustraire au poignard des lâches assassins qui me poursuivent sans relâche. L'auriez-vous imaginé ? Dans ces jours prétendus de triomphe et de gloire, un de vos députés est outragé par nombre de ses collègues, au sein même du Sénat, pour avoir dévoilé les complots tramés contre le salut public. Eh ! quoi, pour se garantir des noirs attentats d'une horde de factieux, qui en veulent à sa vie, un représentant de la Nation sera-t-il donc réduit à demander vainement secours à ses concitoyens, à chercher un asile dans un sombre caveau pour se mettre à couvert du fer des brigands qui semblaient un corps de militaires égarés par des chefs perfides ; tandis que sa maison est menacée des flammes par une foule de ces militaires pris de vin ! » Pauvre agneau bêlant sous le couteau : et comme il oublie aisément qu'il a sans cesse aiguisé les poignards ! Mais, en cette débâcle de l'égorgeur gémissant et tremblant qui s'attendrit sur lui-même, quel crime à la Gironde d'avoir grossi le personnage, et même de n'avoir pas tenté, en ces jours de gloire où la générosité était facile, de l'apaiser un peu ! |
[1] On consultera avec fruit sur ce point l'étude de M. Léon Dubreuil : L'élection de Buzot à la Convention, dans les Annales révolutionnaires de 1921.