HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LES QUESTIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

 

TROISIÈME PARTIE.

 

 

L'AGITATION DANS LES CAMPAGNES CONTRE LA VIE CHÈRE

Dans la Somme, dans l'Aisne, dans l'Eure, l'Eure-et-Loir, la Sarthe, le Loir-et-Cher, le Loiret, l'agitation fut vive en octobre et en novembre. Le peuple ne se contentait pas d'arrêter les convois de blé. D'un mouvement spontané il procédait à la taxation des denrées. Les Conventionnels se plaisaient à répéter qu'il y avait là une manœuvre contre-révolutionnaire. Il est fort probable, en effet, que le clergé cherchait à exploiter la souffrance momentanée du peuple, à lier la cause de la religion à la cause des pauvres. Il fanatisait le peuple contre la Convention, accusée d'affamer le pays et de le déchristianiser, de lui 'enlever le « pain de l'âme » et le pain du corps.

Les trois commissaires de la Convention, Lecointe-Puyraveau, Birotteau et Maure, envoyés en Eure-et-Loir, tentent de donner au mouvement, dans leurs explications verbales du 30 novembre, une couleur à la fois « anarchiste » et contre-révolutionnaire.

« Parmi les reproches que nous avons entendus, dit Lecointe-Puyraveau, on parlait beaucoup de prêtres et de religion. Une motion faite au-sein de la Convention (celle de Cambon sur la suppression du budget des cultes), était connue : on voulait nous en punir. On a préludé avec autant d'audace que d'assurance devant nous à une loi agraire. Un homme couvert d'un uniforme national a demandé que tous les baux fussent diminués par un décret ; on n'a pas craint de dire que ça irait jusqu'à Paris et que cette Convention, qui ne voulait plus de prêtres et qui volait les deniers du peuple, le paierait bien. »

Birotteau ajoute :

« En vain nous observâmes que nous n'avions pas le droit de taxer les denrées. Ce refus allait nous coûter la vie. Ils me répétaient sans cesse que la Chambre de Paris était l'ennemie du peuple ; qu'elle allait perdre la France, que bientôt ils se rendraient ici pour la mettre à la raison ; que c'était une coquinerie que d'avoir supprimé le culte catholique et la contribution mobilière. Vous voyez, citoyens, combien il est dangereux d'énoncer même de pareilles propositions. Les attroupés ajoutaient que nous étions tous riches, que nous avions pillé le trésor national. Je les dissuadai, en leur détaillant le mode de comptabilité. Des curés, des prêtres étaient et parlaient au milieu de l'attroupement. Ils étaient les plus acharnés contre nous et portaient la parole au nom du peuple. Tous les principes de la loi agraire ont été mis en avant ; on disait que les bourgeois avaient assez joui, que c'était le tour des pauvres travailleurs. Ils ajoutaient qu'ils voulaient leurs prêtres et leurs églises, qu'eux seuls feraient bientôt la loi. J'ai reconnu parmi les furieux un citoyen à moustaches qui fut à Orléans chercher les prisonniers de la Haute-Cour nationale. Ces hommes dictaient leur volonté à leurs officiers municipaux et à leur commandant de garde nationale, qui obéissaient pour sauver leurs jours. »

Le témoignage de Lecointe-Puyraveau et de Birotteau est un peu suspect, au moins d'exagération. Ils avaient eu, en Eure-et-Loir, une attitude assez piteuse. Pour tout dire d'un mot, ils avaient eu peur, et pour sauver leur vie qu'ils crurent, peut-être à tort, menacée, ils avaient consenti à signer les taxes illégales, à revêtir de l'autorité de la Convention, eux, les gardiens et les vengeurs de la loi, la force populaire qui violait la loi. Ils cherchaient à s'excuser auprès de la Convention en grossissant le péril, et aussi en rendant le plus odieux possible le mouvement du peuple. C'était, à les en croire, l'effet d'une sorte de coalition monstrueuse des égorgeurs de septembre, émissaires attardés de la Commune de Paris, et du clergé factieux, et c'est la Convention surtout qu'ils haïssaient. Il ne paraît point douteux que le clergé, en effet, soufflait le feu des colères ; à peine quelques mois plus tard, en janvier 1793, une pétition demandant presque avec menace « le maintien de la religion catholique » passait à la Convention de ce même département de l'Eure où les troubles avaient été les plus vifs.

Mais, malgré tout, ce qui reste, ce qu'il y a au fond du mouvement d'octobre et de novembre, c'est bien une protestation populaire et prolétarienne contre le haut prix de la vie. C'est une sorte d'agitation de classe ayant ses principes, ses formules et sa tactique. On a vu avec quelle brutalité, les pauvres ouvriers ruraux opposent à la « bourgeoisie » les « travailleurs ».

Les administrateurs des départements, les membres de la Convention affectent de croire que c'est sous le coup de la menace que se formaient et se grossissaient les puissantes colonnes qui allaient méthodiquement taxer les denrées sur les marchés. Visiblement, au contraire, le mouvement est spontané. La députation des corps administratifs du Loir-et-Cher, admise à la barre le 26 novembre, dit ceci :

« L'insurrection est partie du département de la Sarthe, de la forêt de Montmirail. Le rassemblement a forcé les ouvriers de la verrerie de Montmirail à se porter avec eux à Montdoubleau, où ils ont taxé le blé et obligé les habitants et les corps constitués à les accompagner à Saint-Calais. De là ils se sont rendus à Vendôme, le 23 de ce mois, au nombre de 3.000, ayant à leur tête 300 hommes à cheval. Ils ont commencé par annoncer qu'ils ne venaient exercer aucune violence, mais taxer le blé et les autres denrées. Ils ont été logés chez les citoyens, ils apportaient du pain pour ne pas affamer la ville où ils n'étaient pas attendus ; ils ne demandèrent que le couvert et de l'eau. Ils ont effectivement taxé le blé à 21 deniers la livre, et annoncé qu'ils iraient samedi prochain à Blois, pour l'y fixer au même prix, et que si les habitants de Vendôme ne les y suivaient pas, ils mettraient le feu à la ville. Il est presque certain que le rassemblement qui arriverait vendredi au soir à Blois 'ne serait pas moins de 12 ou 15.000 hommes. »

Et les administrateurs bourgeois de Loir-et-Cher, débordés par ce mouvement, préoccupés d'obtenir au plus vite des secours de la Convention, cherchent à l'effrayer par des nouvelles sinistres :

« Voilà les faits : il en- résulte que dans plusieurs parties de ces départements les citoyens sont forcés de se faire une nourriture de son mêlé avec des choux et des pommes de terre. Une malheureuse femme de la paroisse de l'Hôpital n'ayant pu avoir de grains pour faire son pain, a égorgé son enfant pour ne pas le voir mourir et s'est pendue après. (Long mouvement d'horreur.) »

Mais, quoi qu'il en soit de ce fait divers sensationnel et assez grossièrement mélodramatique, comment imaginer que des hommes qui procédaient avec tant de prudence et d'ordre, qui portaient eux-mêmes leur pain et se contentaient de demander un peu d'eau, avaient provoqué des paniques folles ? Comment croire surtout qu'ils avaient besoin d'user de violence pour entraîner les verriers de Montmirail à protester avec eux contre le prix démesuré des denrées ? Le député Frécine, qui veut faire croire, lui aussi, à un régime de terreur, se dément lui-même :

« Au Mans, ils ont forcé les administrateurs du département à approuver par un arrêté l'irrégularité de leur conduite. Les administrateurs ont cédé : je ne les excuse pas. Il paraît qu'ils ont préféré la sécurité avec un peu de honte à l'honneur dangereux de remplir leur devoir. Partout ce rassemblement s'est augmenté de la totalité des citoyens des villages par lesquels il passait. Partout ils n'ont laissé que les femmes, les infirmes et les enfants. Tout le reste a été forcé de se joindre à eux, sous peine de se voir incendier ses possessions. Ils ont eu soin de se faire précéder dans leur marche par les officiers civils et militaires des lieux dont ils emmenaient les habitants. »

Mais vraiment est-il admissible que toute une population ait suivi ainsi par peur ? Sans doute les paysans rusés se réservaient une excuse au cas où les choses tourneraient mal, et ils répondaient aux administrateurs : On nous a emmenés de force. Mais c'est de bon cœur qu'ils étaient entrés dans le mouvement. Pour les verriers de Montmirail, la violence prétendue qui leur a été faite est si illusoire, que plusieurs Conventionnels demandent au contraire s'ils n'ont pas agi à l'instigation perfide de leur patron verrier, Duval, suspecté un moment de contre-Révolution. Non, c'est bien librement et délibérément que tous, ouvriers des usines et travailleurs de la terre, se soulevaient contre des prix excessifs, demandaient et imposaient la taxation des denrées, revendiquaient un plus haut salaire, exigeaient la division des grandes fermes et la diminution du prix des baux.

 

UN PREMIER MAXIMUM

Lecointe-Puyraveau, Birotteau et Maure durent sanctionner un tarif des piix, qui était déjà pour les objets les plus essentiels, un premier tableàu du maximum. Sous la menace, ils avaient signé la for-mule suivante :

« Arrêté aujourd'hui, le 29 novembre 1792, l'an premier de la République, par les commissaires de la Convention nationale que les prix des denrées ci-après sont à jamais fixés ainsi qu'il suit, savoir :

« La tête de blé, le setier à 17 livres, 6 sous. Qualité moyenne, le setier à 16 livres. Dernière qualité, le setier à 14 livres.

« L'orge, le setier à 8 livres.

« La chandelle, à 16 sous la livre.

« Bœuf, 5 sous la livre.

« L'aune de toile à 2 livres. Celle de serge blanche à 55 sous.

« Le fer, 20 livres le cent.

« Les souliers à 4 1. 10 s. la paire. Ceux à forte semelle et à deux rangs de clous à 45 sous la paire. »

Ce sont très vraisemblablement les prix de 1790, ceux-là mêmes que la Convention quand elle établira le maximum, prendra pour base, en les majorant d'un tiers. J'observe, en effet, en ce qui touche les souliers, que le cordonnier Gerdret venait de soumissionner pour les souliers de l'armée à raison de 6 livres 3 sous la paire. Or, dès l'été de 1792, les fournisseurs avaient, à raison du haut prix de la matière première, majoré sensiblement les prix ; il est donc très probable que le prix de 4 livres 10 sous indiqué pour la paire de souliers par le peuple d'Eure-et-Loir représentait le prix de 1790. De même, dans le tableau de la viande fraîche et salée, dressé en conformité de la loi du maximum, et portant cette indication : « avec les prix de 1790, augmentés du tiers », je relève pour la viande fraîche de bœuf, en Eure-et-Loir, la somme de 10 livres et, pour la viande fraîche de vache, 9 livres ; dans l'Eure, 8 livres pour certains districts, 10 livres et 8 livres pour d'autres. C'est un résultat sensiblement voisin de celui qu'on obtient en élevant d'un tiers le prix de 5 sous marqué pour le bœuf dans le tableau illégal imposé à la signature de Birotteau. En revenant ainsi tout simplement aux prix de 1790, alors que l'assignat avait baissé, le peuple de l'Eure et de l'Eure-et-Loir s'assurait en effet les denrées à un prix réellement inférieur à celui de 1790. Il est vrai que, par la baisse de l'assignat, les salaires, s'ils étaient payés en papier, subissaient aussi une réduction.

Il ne semble pas qu'au moment où les commissaires de la Convention allèrent dans ces régions, les salaires y eussent déjà bénéficié d'un relèvement proportionné à la baisse de l'assignat et à la hausse générale des denrées. C'est même là une des causes principales de l'agitation. « La misère est grande, disent les délégués de Loir-et-Cher ; les blés, les vins, sont à un prix excessif. » Et Lecointe-Puyraveau et Maure disent que c'est moins encore à la cherté du blé et du pain, qui selon eux n'est pas très grande en ces départements, qu'à l'exiguïté des salaires, qu'il faut attribuer le mouvement. « Nous devons à la vérité, dit Lecointe, de dire que les hommes opulents abusent de la faculté de faire faire leurs ouvrages à un prix trop modique. » Maure dit : « Les attroupés observent que leur journée de travail n'est que de 20 sols et qu'ils ne peuvent obtenir davantage. »

Evidemment, la lutte était engagée un peu partout et avec des fortunes diverses autour de la question des salaires. Les ouvriers, les prolétaires n'aboutissaient qu'à dès succès partiels et très disputés. De là dans toute cette région de grandes fermes où la proportion des salariés était très forte, l'âpreté du combat. La lutte prenait-elle pour tous ces ouvriers ruraux une forme systématique ? Commençaient-ils à demander une réforme générale du système social ? A entendre les députations des corps administratifs, à prendre à la lettre les récits des commissaires de la Convention, il semblerait que la loi agraire était partout prêchée dans les groupes. Mais ce mot, dans les polémiques des partis, perdait peu à peu sa signification exacte. Il ne désignait plus le partage des terres, la distribution de la propriété. Il ne désignait plus que l'ensemble des mesures par lesquelles le droit de la propriété était réglé et sa puissance limitée. C'est ainsi que les commissaires de la Convention qualifient de loi agraire la limitation légale du montant des baux. Les ennemis de la Commune de Paris prétendaient pourtant que ses émissaires poussaient à la loi agraire, à la prise de possession violente des terres par le peuple. Lidon dit à la Convention le 26 novembre : « J'ai chez moi des preuves écrites de toutes les malversations exercées par ces commissaires (de la Commune de Paris) ; les uns ont conseillé les administrateurs de s'emparer du domaine national pour leur usage. » Mais ces rumeurs ne sont-elles pas calomnieuses ? Duroy ajoute : « J'ai chez moi un procès-verbal qui constate que Momoro et Dufour, envoyés dans les départements de l'Eure et du Loir-et-Cher, ont voulu forcer des citoyens pauvres à s'emparer d'un château d'émigré ; j'ai même devers moi un écrit par lequel Momoro demandait la loi agraire. » Vraiment Duroy retarde et il retrace une histoire déjà vieille. Il s'agit évidemment des fameux propos que Momoro tint dans l'Eure- peu après le 10 août et de ses articles additionnels aux Droits de l'Homme.

 

UNE BROCHURE DE MOMORO POUR LE MAXIMUM

Puisque les ennemis de la Commune de Paris étaient obligés de se référer à ces documents déjà anciens, il est permis de croire que les émissaires de la Commune, qui se sentaient maintenant très surveillés, s'abstenaient d'orienter visiblement vers la loi agraire le mouvement de protestation des prolétaires. Après tout, les plus habiles d'entre eux devaient bien comprendre qu'ils se briseraient à menacer et à attaquer de front le droit de propriété, mais qu'ils pouvaient peu à peu en réduire le contenu au profit du peuple et en resserrer la substance. Déjà la taxation générale des denrées par la loi, émanée du peuple, n'était-elle point une première mainmise des prolétaires maîtres de l'Etat sur la réalité même du droit de propriété ? Je ne vois pas de brochure de Momoro à cette date précise ; mais j'en trouve une de lui, en avril 1793, où la loi agraire est ainsi comme atténuée en taxation et où sa fameuse formule sur les propriétés territoriales prend un sens un peu adouci : « Opinion de Momoro, administrateur et membre du Directoire du département de Paris, sur la fixation du maximum du prix des grains dans l'universalité de la République française, imprimée par ordre des comités d'agriculture et de commerce de la Convention nationale. » Voyez avec quelle prudence il s'avance.

« Première proposition : Viole-t-on la propriété par la fixation du maximum du prix des grains ? Pour répondre d'une manière claire et entraînante, il faut ici définir ce que l'on doit entendre par propriété. La propriété proprement dite, et dans le sens qu'on lui donne, est le droit d'user de la chose ainsi qu'on l'entend.

« Un individu peut, sur le terrain qui lui appartient, bâtir une maison et la renverser le lendemain, parce que c'est sa propriété et qu'il a le droit, sous la sauvegarde des lois, d'en user et d'en abuser — sans nuire toutefois à la société par ces abus.

Ce même droit appartient-il au cultivateur sur la production que la terre accorde à ses sueurs ?

« Non, sans doute.

« Et pourquoi ? C'est que ces productions sont destinées à la subsistance de la société, moyennant l'indemnité juste et préalable qui doit en être le prix. Cette indemnité, juste et préalable, doit être en rapport proportionnel avec les facultés de l'industrie du citoyen. C'est une des clauses sine qua non du contrat social.

« Personne ne peut contester cette vérité. Ce principe est constant ; s'il n'existait pas il n'y aurait pas de société.

« Les productions de la terre ne pouvant, par cette raison, être rangées dans la même classe que les autres propriétés proprement dites, et chaque être respirant sur la terre y devant trouver la subsistance, il est évident qu'en établissant la fixation demandée, on ne viole pas la propriété du cultivateur, puisque cette fixation en est le prix. »

Quelle interprétation atténuée du fameux mot les propriétés faussement appelées territoriales ! Atténuée, mais plus en apparence qu'au fond. Car ce droit de la société sur les productions de la terre, ce droit de la société d'en fixer le prix d'après les ressources des citoyens, c'est-à-dire d'après les ressources des plus pauvres, c'est bien une sorte d'expropriation partielle de la propriété foncière au profit de la communauté et du peuple. Et j'imagine que Momoro n'avait pas attendu le mois d'avril, pour comprendre que la tactique prudente et les voies détournées de la taxation le conduiraient plus sûrement au but qu'une déclaration de guerre imprudemment renouvelée aux propriétés territoriales. Dès le mouvement du peuple, en octobre et novembre, au sujet de la taxation, il entrevit sans doute que le principe de la taxation pouvait être conduit peu à peu jusqu'aux confins de la loi agraire. Ainsi la loi agraire était, pour ainsi dire, à fleur du sol. En cette période un peu indécise, nul encore, après l'éclat imprudent et universellement blâmé de Momoro, en septembre, ne se risque à mettre directement en cause la propriété foncière ; mais l'absolu de son droit est miné par un travail profond.

 

LE SOCIALISME DE L'ANGE

J'ai cité, à sa date, c'est-à-dire au commencement de l'été de 1792, la curieuse lettre à demi transparente, à demi énigmatique, par laquelle l'abbé Dolivier, à propos précisément des subsistances, posait bien discrètement encore le problème de la propriété foncière ou plutôt annonçait qu'il faudrait se décider enfin à le poser. On devine avec quelle passion contenue et croissante l'abbé Dolivier suivait le mouvement de pensée et d'action qui se développait chez les prolétaires. Il ne parlait pas encore, il ne se livrait pas ; il attendait qu'un plus haut essor de la Révolution et du peuple lui permît de déployer toute sa pensée ; mais sûrement, dès cette époque, sa méditation devenait plus pressante, plus précise.

Elle éclatera bientôt en une œuvra ; d'une importance capitale, que Gabriel Deville, qui l'a rencontrée au cours de ses recherches sur Babeuf, m'a signalée et qui est comme la transition entre l'extrême démocratie robespierriste et le communisme babouviste. Le germe tressaille et semble tout près de percer la terre. Dès octobre et novembre 1792, des pensées hardies passionnent secrètement le mouvement naissant, la conception naissante du maximum. Ce n'est plus une réglementation corporative des prix édictée de haut pour maintenir un équilibre industriel : c'est la mainmise projetée de la démocratie et des prolétaires sur toutes les valeurs, donc, logiquement, sur la propriété elle-même. Qui ne pressent, en cette sorte de socialisation prochaine de l'échange, l'ébauche d'un communisme démocratique, étatiste et centraliste ?

Or, par une merveilleuse coïncidence et qui atteste que le socialisme tient de ses racines les plus diverses à la démocratie et à la Révolution, au moment même où l'on devine au ras du sol la pointe à peine visible encore de ce qui sera le babouvisme, ce qui sera le fouriérisme commence aussi à pointer : le socialisme de coopération lève du même sillon révolutionnaire que le socialisme communiste, et, comme celui-ci, il s'affirme à propos du problème des subsistances soudainement agrandi. C'est Michelet qui, avec une pénétration incomparable, a démêlé les antécédents révolutionnaires du fouriérisme. Parlant de Lyon, il dit :

« Nulle part plus que dans cette ville, il n'y eut de rêveurs utopistes. Nulle part, le cœur blessé, brisé, ne chercha plus inquiète-ment des solutions nouvelles au problème des destinées humaines. Là parurent les premiers socialistes, Ange et son successeur Fourier. Le premier, en 1793, esquissait le phalanstère, et toute cette doctrine d'association dont celui-ci s'empara avec la vigueur du génie. »

Je l'avoue ; cette phrase fut pour moi un éblouissement. Quelle joie, au moment où, par Dolivier et quelques autres, nous saisissons le passage de Robespierre à Babeuf, de la démocratie au communisme, si nous pouvions saisir aussi, par Ange et le mouvement lyonnais que Michelet signale, le passage de la Révolution au fouriérisme ! Il me semblait, sous la terre bouleversée de la Révolution, entrevoir des germes sans nombre et la profonde évolution des forces. Mais, comme la phrase de Michelet était sommaire ! M. Lichtenberger n'y a point pris garde ; car il n'y fait même pas allusion dans son livre sur le Socialisme et la Révolution française ; il ne paraît pas connaître Ange ou s'être inquiété de lui. Aux Archives, où Michelet a retrouvé l'admirable lettre que Chalier, à la veille de son exécution, adressait aux siens, il n'y a pas trace d'Ange. Je me suis adressé à M. Gabriel Monod, qui a, comme on sait, les papiers de Michelet, et dans les notes que Michelet a écrites, cinq ans après la publication de son livre sur la Révolution française, M. Monod a trouvé ceci :

« Qui a fait Fourier ? Ni Ange, ni Babeuf : Lyon, seul précédent de Fourier. »

Michelet veut dire que ce n'est pas l'action directe et précise de tel ou tel penseur qui a suscité le génie et l'œuvre de Fourier, mais le spectacle des misères lyonnaises, et aussi l'ardent besoin de justice qui travaillait l'âme de la cité. Mais Ange reste, dans la pensée de Michelet, un des grands précurseurs socialistes.

A la Bibliothèque nationale, sous le nom de Ange, ab4olument rien. J'ai fait part de ma curiosité et de ma détresse à M. Charléty, professeur d'histoire à l'Université de Lyon, qui a fait sur la Révolution de si pénétrantes études ; il m'a mis en mains la clef des recherches. Ce n'est pas Ange, c'est L'Ange qui est le nom du Lyonnais : c'est le nom de L'Ange que portent toutes ses brochures, et c'est sous le nom de L'Ange que j'en ai retrouvé quelques-unes à la Bibliothèque nationale. Ou plutôt son vrai nom est très probablement Lange. Il semble bien en effet qu'il soit d'origine allemande. De son interrogatoire il résulte, suivant des notes que m'a communiquées M. Charléty, qu'il était né à Kehl, qu'il avait été élevé à Munster et qu'il était à seize ans venu à Paris. La Bibliothèque nationale n'a pas malheureusement la brochure de 1793, celle que Michelet a vue et où L'Ange exposait tout son système pour assurer « la félicité publique ». Elle n'est pas non plus dans les bibliothèques lyonnaises, mais M. Charléty ne désespère point de la trouver dans les collections privées. Ce serait une grande bonne fortune pour l'histoire du socialisme et de la démocratie. Mais il en existe un bref résumé dans un catalogue bibliographique.

Michelet l'a-t-il eue réellement en mains ? On en pourrait douter à voir l'erreur qu'il commet sur le nom de L'Ange : peut-être est-ce par la tradition qu'il a été averti de la propagande « sociétaire » que L'Ange faisait à Lyon en 1793, à une date ou Fourier lui-même, âgé de vingt et un ans, s'y était établi. Mais, ce qui est tout à fait remarquable et ce qui ressort avec éclat des brochures de L'Ange que j'ai pu étudier, c'est qu'il n'a pas attendu les grandes commotions d'idées de 1793 pour affirmer d'abord une pensée socialiste, et pour la préciser ensuite en des formes toutes voisines du fouriérisme. De 1790 à 1792 sa propagande s'étend et s'anime et, ainsi, c'est par des nœuds multiples que la pensée fouriériste se rattache aux moments divers de la Révolution.

Il y a dans la pensée de L'Ange trois moments successifs correspondant à des crises politiques et sociales de la Révolution. D'abord, c'est la contradiction entre la Déclaration des Droits de l'Homme et le système électoral oligarchique et censitaire établi par la Constituante qui révolte sa conscience et qui l'induit à poser en termes hardis le problème de la propriété. En second lieu, la crise universelle des prix et des subsistances, l'évident désordre du mercantilisme, qui va s'aggravant du printemps à l'automne de 1792, le conduisent à préciser un plan d'organisation nouvelle et d'universelle association destiné surtout à pourvoir à l'approvisionnement du pays. Enfin, en 1793, sous l'action de la grande crise lyonnaise, il élargit sa pensée jusqu'à la refonte totale du système social.

Il fait paraître à Lyon, en 1790, à l'imprimerie de Louis Cutty, les Plaintes et représentations d'un citoyen décrété passif aux citoyens décrétés actifs. C'est d'un bel accent à la fois véhément et fraternel, audacieux et tendre.

« Messieurs, vous allez procéder à l'élection de nouveaux représentants : mais où sont vos frères ?...

« Quand l'univers retentit du sublime arrêté du 17 juin 1789, dans lequel l'Assemblée nationale reconnaît qu'à cette époque elle était déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes de la nation ;

« Quand, le 4 août, cette masse de députations, accrue, complétée par les quatre autres centièmes, détruisit le régime féodal, abolit les privilèges et décréta que les citoyens, sans distinction de naissance, pouvaient être admis à tous les emplois ecclésiastiques, civils et militaires, et que nulle profession n'emportait dérogeance ;

« Quand les représentants du peuple français déclarèrent que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, que le but de toutes les associations politiques est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme ; que l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance des même droits, que ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi qui est l'expression de la volonté générale ; que tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par représentants à sa formation ; qu'émanant de tous, elle doit être la même pour tous, et que tous étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les places, emplois et dignités selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ;

« Enfin, quand ils reconnurent et déclarèrent que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation et que nul corps, nul individu ne peut exerce son autorité qui n'en émane expressément, on ne dut pas s'attendre qu'ils tourneraient leur activité contre eux-mêmes ; que retranchant une grande masse du souverain, divisant la Nation, ils se réduiraient à n'en représenter que la moindre partie ; que le pouvoir qui leur était conféré leur servirait à ôter à leurs commettants le droit de les commettre et à les 'transformer en esclaves ou citoyens passifs, ce qui est la même chose.

« N'était-ce donc pas assez de restreindre la souveraineté de la Nation au simple vote pour ses représentants ? Fallait-il encore nous faire l'outrage de nous exclure des assemblées primaires, sous prétexte de notre laborieuse pauvreté dans laquelle vous puisez vos richesses ? Si par pauvreté notre entendement reste inculte, au point qu'on nous croie incapables de délibérer nous-mêmes sur ce qui nous convient, si par la nature de nos besoins nous sommes dans l'impossibilité de vaquer à la chose publique, dans laquelle nous sommes les plus intéressés vu que nous y mettons nos facultés personnelles, le droit de se faire représenter est notre unique ressource, l'unique garantie de nos intérêts, et c'est de ce droit-là qu'une politique perfide et cruelle a suggéré à nos députés de nous frustrer. »

La démonstration est forte. Il est certain que proclamer le droit de tout homme et priver ensuite du droit politique une partie des hommes, reconnaître l'admissibilité de tous à tous les emplois et refuser ensuite l'emploi souverain, celui de nommer les législateurs et de faire la loi, à des millions de citoyens, c'est une contradiction intenable. La Déclaration des Droits de l'Homme conduisait nécessairement à la démocratie et cette démocratie, L'Ange l'aurait voulue la plus large, la plus directe possible. C'est le gouvernement direct, la législation directe par le peuple qu'il désirait, et il avait indiqué déjà dans un opuscule paru la veille de la Révolution, le moyen pratique de constater, dans toutes les questions importantes, la volonté individuelle de tous les citoyens. Quelle colère de voir le peuple privé, non plus seulement de ce droit direct de législation, mais du droit de représentation ! Et quelle fière revendication de la dignité du pauvre !

« Je n'entreprendrai point, dit-il, de peindre la douleur profonde dont cette privation nous affecte : vous en trouverez une idée exprimée dans la pétition illégale des domestiques, qui sut émouvoir les entrailles de l'Assemblée nationale. Ah ! si l'on eût suivi une marche entièrement libre de préjugé ; si l'on eût considéré le saint respect pour la propriété d'autrui que l'homme pauvre manifeste quand il se dévoue à gagner le superflu du maître au prix de son corps ; si l'on eût considéré que le riche contracte une dette sacrée envers le pauvre dont il se fait servir, que le titre de créancier relève celui de valet, que le titre de débiteur ravale celui de maître, que dans leur convention le maître et le valet vont de pair, et qu'au moral leur ressemblance a passé en proverbe, l'inconséquence, les ironiques persuasions, les subtilités, les sophismes captieux finement expliqués pour adoucir leurs regrets ulcérants n'auraient point obscurci la majesté du peuple français qui brillait d'un pur éclat dans la Déclaration des Droits de l'Homme. »

Ce ne sont plus les frivoles impertinences de Figaro : c'est d'un accent sérieux et profond que L'Ange, constituant le valet à l'état de créancier du maître, lui assure la primauté. Il n'élude point la difficulté, il n'atténue pas le problème. Lui, le peintre, l'artisan aisé et évidemment cultivé, il ne sépare pas la cause des artisans pauvres de celle des domestiques, des serviteurs à gages. Pour tous, même pour ceux qui semblent dans une condition dépendante et abaissée, il réclame la plénitude du droit :

Mais que vois-je ? Et vos fronts, Messieurs, s'obscurcissent aussi ; le sentiment de l'orgueil s'irrite en vous ; l'orgueil, toujours injuste, vous peint la condition servile des serviteurs à gages comme trop abjecte pour être compatible avec la dignité de citoyen et vous applaudissez à la loi qui les chasse, qui les met à la porte de la société, qui les confond avec les animaux domestiques irraisonnables.

« Hé bien ! mes frères, c'est *pourtant à ces gens-là que la loi nous Assimile, •et ce n'est point de cette assimilation-là que nous nous plaignons. »

Non, les citoyens passifs se plaignent que la loi les assimile à tous ceux qui, par le vice, le crime, l'infidélité, perdent le droit de vote : c'est toute une partie de la Nation qui est flétrie, sans avoir commis aucun acte coupable, du châtiment qui atteint les criminels. Mais L'Ange démontre, avec une grande force, que la bourgeoisie révolutionnaire sera punie de son égoïsme, que peu à peu, sous prétexte de ne confier la direction de la société qu'à ceux qui ont en effet les lumières, la fortune, l'indépendance, on élèvera le cens et qu'une grande part des citoyens actifs d'aujourd'hui tombera par le resserrement inévitable du privilège qu'elle institue au rang des citoyens passifs. Ainsi se créent dans une même société les défiances et les antagonismes et, les riches ayant dépouillé le peuple de son droit, vivent dans -la crainte perpétuelle de représailles :

« Contre qui dirige-t-on les armes ? Contre qui vous mettez-vous si fort en garde ? Ce n'est pas contre les ci-devant privilégiés, qui reconnaissent l'impossibilité de rétablir leur chimère que la raison vient de faire évanouir ; il en est sans doute qui ne vous pardonnent pas de n'être plus à genoux devant eux ; mais, que vous feraient-ils si leur vengeance ne comptait pas sur nos forces ? C'est donc nous que vous craignez ; nous, décrétés passifs, inactifs, c'est notre activité que vous appréhendez. OH ! MES FRÈRES, C'EST LA PEUR DE CAÏN. Car, en effet, le décret, qui nous exclut des assemblées primaires, qui nous sépare de vous et nous frappe d'une mort civile, est un véritable fratricide qui ne peut rester impuni.

« Eh ! de quel crime pouvons-nous jamais nous rendre coupables à votre égard ? NE SOMMES-NOUS PAS EN ÉTAT DE GUERRE ? C'est vous qui nous avez très grièvement lésés ; c'est vous qui nous avez à tort expulsés de la société ; c'est vous qui nous avez rayés du contrat social ; vous nous avez empêché, tyranniquement défendu d'y délibérer ; même vous avez trop méprisé ou trop craint une ratification libre de notre part : c'est vous-mêmes qui nous avez remis dans l'état de nature, vous nous avez dégagés de la convention qui nous liait à vous. »

Ainsi le pacte social est rompu et la société est divisée en deux camps ennemis : c'est la guerre sociale, ou mieux c'est la guerre de nature rétablie dans la société. Et à quels hasards les égoïstes citoyens actifs se sont livrés eux-mêmes ! Non seulement la loi, resserrant peu' à peu le privilège, peut les dépouiller du droit de vote, mais, s'ils tombent dans la misère, ils 'tombent dans le néant politique.

« Je vous prie de regarder à droite et à gauche vos concitoyens qui sont avec vous 'sur la même ligne, sur la bascule constitutionnelle. A tout instant votre droit de citoyen hausse ou baisse suivant le poids de votre inconstante fortuné. O vous, qu'elle abandonne et qui tombez dans nôtre classe, sur le bord de votre fosse, cinquante ans de vie irréprochable, exemplaire, t'invincible habitude à la vertu, votre expérience, votre sagesse, vous assuraient la couronne civique, l'estime publique la mieux fondée... et vous voilà jetés dans la fange des méchants. »

Faudra-t-il donc, pour s'assurer le droit politique, s'enrichir à tout prix ?

« Usurpez, rendez-vous riches dans les ténèbres : apportez un marc d'argent au grand jour, vous serez citoyens et l'on comptera les vertus après. Alors, soyez avares et durs, de peur d'écorner votre droit de citoyen. »

Mais quoi ! à cette classe aussi imprévoyante qu'égoïste qui, en déliant le peuple du contrat social, a créé la guerre profonde et l'insécurité générale., et qui, en abaissant la pauvreté, où elle peut tomber, s'est abaissée elle-même L'Ange va-t-il lancer une parole définitive de combat et de mépris ? Est-ce la lutte des classes qu'il va organiser pour conquérir d'abord la démocratie et pour faire valoir ensuite cette créance qu'il a reconnue à tous les serviteurs sur tous les maîtres ? L'état de guerre, il le constate, mais va-t-il en tirer parti et préparer l'assaut contre le privilège politique et social de la bourgeoisie ? Non, la pensée de L'Ange prend soudain un autre tour. Soit qu'il n'ait pas confiance en la force des prolétaires et en leur faculté d'action, soit qu'en son grand rêve fraternel, il veuille épargner à l'humanité les convulsions sanglantes, c'est à de pacifiques espérances qu'il s'abandonne. La pensée de ceux qu'on appellera plus tard les socialistes utopistes est déjà en lui. Il rêve d'un grand homme, d'un grand sauveur de l'humanité, qui fera honte aux privilégiés de leur égoïsme et de leur aveuglement et qui les amènera par la persuasion à une politique plus juste. Et qui sait si le roi lui-même, qui a convoqué les Etats généraux, qui a dit plus d'une fois qu'il aimait le peuple, ne joindra pas sa force à la force du peuple pour transformer la société, assurer le droit et le bonheur de tous ? C'est à la réhabilitation du travail, rétabli dans le droit politique et dans la possession des richesses créées par lui, que L'Ange convie, dès 1790, le héros de sa pensée, le sauveur inconnu que des générations de socialistes attendront dans un mystique espoir.

« Ne croyez pas cependant que cette loi financière et corruptrice les rende incapables de toute vertu, de tout noble essor. QUE LE HÉROS PHILANTHROPE PARAISSE. Qu'il les ramène à eux-mêmes, à la dignité de l'homme... La Révolution allait être salutaire ; un renversement des idées l'a pestiférée ; par le plus affreux abus des richesses on a métamorphosé le souverain ; on l'a constitué de membres paralysés, citoyens inactifs, de membres sensibles, mais sans volonté, citoyens passifs, de membres actifs mais enchaînés par la loi de l'élection, de membres nobles mais indélibérants ; de membres arbitres enfin, mais en petit nombre, et dépendant d'un membre impulsif ou roi qui transmet, impulse à son gré leur volonté dans l'assemblage de tous les membres.

« Ah ! comme vous voilà lotis, logés, nourris, dressés canine-ment (ce sont les gardes nationales lyonnaises, toujours en mouve-. ment pour rétablir « l'ordre » que L'Ange fait interpeller ainsi par le héros philanthrope) et chargés d'armes, de poudre et de plomb au double de votre poids personnel ; vous raidissant contre toutes les intempéries de l'air, faisant sentinelle, veillant jour et nuit à la sûreté de vos ennemis (les nobles dont les paysans menaçaient les châteaux), accourant de cent et de deux cents lieues et de plus, pour les rassurer lorsque la moindre chose les inquiète, lorsqu'à la moindre rumeur la conscience de leur iniquité les épouvante, et ne cessant de ranimer leur audace oppressive que lorsque, excédés de fatigue, vous succombez à la rigueur vengeresse des saisons ou à la sanglante résistance des hommes libres ! Vous êtes des hommes ; employez donc votre force comme il convient à votre noble caractère, soyez les héros de l'humanité... Vous avez juré d'être fidèles à la Nation, c'est-à-dire à vous-mêmes. »

C'est l'appel à la bourgeoisie, dépouillait son esprit de classe et revêtant l'esprit d'humanité. Et voici l'appel au roi en vue d'un partage de toute la richesse entre la royauté et le peuple.

« La vérité se découvre et nous voyons clairement que l'existence de l'homme est le seul titre au droit de cité ; nous voyons clairement que l'impôt au contraire (comme condition de l'électorat et de l'éligibilité) est un titre absolument faux à l'égard de ceux qui s'en prévalent contre nous. »

Cet impôt, en effet, payé par les citoyens les plus aisés, et qui leur donne le droit exclusif de vote, ne représente pour eux ni un sacrifice, ni une privation, car ils le prélèvent sur le travail :

« Sire, celui qui paye la valeur locale de trois journées de travail, de dix ou de plus, jeûne-t-il ? Le loge-t-on gratis pendant trois ou dix jours et plus ? Ah ! si les jeûnes, si les privations donnaient le droit de citoyen, qui, plus que nous, pourrait y prétendre ? Mais l'impôt n'a d'autre base que l'industrie en général, et personne ne le paye qu'en le butinant sur nous, artistes, artisans et manœuvres. Voyez, Sire, le produit net d'une terre, premier résultat de notre industrie et de nos peines ; quand l'administration y lève un impôt direct, que fait-elle ? Elle entre avec les vendeurs en partage de la vente. Elle partage avec eux la rançon de nos besoins, et, comme si les affermeurs et les vendeurs ne suffisaient pas à nous rançonner, elle leur ajoute d'impitoyables aides : et ces monstres naissent, respirent parmi nous, pour lever directement des impôts indirects sur notre consommation forcée des choses qui n'existent, qui ne sont utiles, qui n'ont de valeur que par le travail de nos mains. »

Ainsi, c'est le travail des sans-propriété qui crée toutes les valeurs et tout le produit net de la terre. Ce produit net, les travailleurs l'abandonnent aux propriétaires oisifs : c'est « la rançon de leurs besoins », c'est-à-dire le prix qu'ils sont obligés de payer aux possédants pour trouver l'emploi de leurs bras et les moyens de vivre. Et lorsque l'administration de l'impôt prélève sur le propriétaire une part de ce produit net, en réalité elle ne charge pas le propriétaire qui, n'ayant rien produit, n'a droit à rien. Elle s'associe simplement au partage des dépouilles prélevées par la violence sur le travail : elle prend une part du butin propriétaire. Et voici maintenant que l'impôt indirect, en aggravant le prix des produits créés par le travailleur et qu'il est obligé de racheter, entame encore ce que le propriétaire avait laissé aux salariés. Tout est donc pris sur le travail, l'impôt comme la rente de la terre, et l'impôt direct comme l'impôt indirect. Ainsi, si ceux qui payent l'impôt devaient avoir seuls le droit politique, les travailleurs seuls devraient être des citoyens actifs.

« Enfin la vérité qui nous éclaire perce le voile ridicule des propriétés dont s'enveloppent nos ennemis avec l'impudent orgueil de l'oisiveté. L'or dont ils se targuent n'est utile et salutaire qu'entre nos mains laborieuses ; il devient virulent quand il s'accumule dans les coffres des capitalistes, qui sont aux corps politiques ce que les ulcères sont aux corps physiques. Partout, Sire, où Votre Majesté portera ses regards, elle ne verra la terre occupée que par nous ; c'est nous qui travaillons, qui sommes les premiers possesseurs, les premiers et derniers occupants effectifs. LES FAINÉANTS, QUI SE DISENT PROPRIÉTAIRES, NE PEUVENT RECUEILLIR QUE L'EXCÉDENT DE NOTRE SUBSISTANCE ; CELA PROUVE DU MOINS NOTRE COPROPRIÉTÉ. MAIS SI, NATURELLEMENT, NOUS SOMMES COPROPRIÉTAIRES ET L'UNIQUE CAUSE DE TOUT REVENU, LE DROIT DE BORNER NOTRE SUBSISTANCE ET DE NOUS PRIVER DU SURPLUS EST UN DROIT DE BRIGAND. »

C'est l'attaque la plus véhémente, la plus brutale et la plus nette qui ait été dirigée, avant Proudhon, contre la propriété. Ce n'est pas une boutade comme le mot de Brissot, c'est toute une -théorie. En fait, les travailleurs occupent la terre : ils sont les seuls qui l'occupent d'une manière continue. « Le fainéant qui se dit propriétaire » peut s'absenter du domaine sans que la fécondité du sol s'arrête. Au contraire, les prolétaires exercent et doivent exercer une occupation permanente : premier titre de propriété. En outre, si l'on conçoit la disparition possible des propriétaires fainéants, l'existence des travailleurs est nécessaire. Elle doit donc être nécessairement entretenue par les produits du sol, et les propriétaires ne peuvent commencer à percevoir le produit net que quand l'existence des travailleurs est assurée. Ceux-ci ont donc au moins déjà la copropriété de la terre et même, dans cette copropriété, la primauté. Et enfin, comme ce droit de copropriété ils sont les seuls à le faire valoir, comme seuls ils donnent fécondité et valeur à toute propriété, comme « ils créent seuls le revenu », leur droit de copropriété devient un droit de propriété exclusive, et le prélèvement que fait le pseudo-propriétaire est « un brigandage ». La propriété oisive, c'est le vol.

Et ce brigandage flétrit la royauté elle-même ; car lorsque le roi accepte des propriétaires fainéants, c'est-à-dire des brigands, les sommes nécessaires à son entretien, à l'entretien de ses armées et de sa justice, il accepte en réalité une part du produit du vol. Que cette complicité de la royauté avec les brigands prenne fin, pour l'honneur de la royauté et pour le bien du peuple.

Seuls, les travailleurs qui créent la richesse ont le droit d'en donner une part, et voici l'offre qu'au nom des prolétaires L'Ange fait au roi. Tous les fainéants seront expropriés du produit net de la terre, de ce que L'Ange appelle « l'abondance et ce produit net sera partagé par moitié entre le peuple producteur et le roi. Au roi, il permettra d'assurer les grands services publics ; au peuple, il permettra d'assurer l'éducation des générations nouvelles.

« Rejetez donc, Sire, les vingt-cinq millions de votre liste civile, la solde de vos armées, le gage de votre justice que vous offrent leurs mains impures et daignez vous rendre dispensateur équitable de toute la moitié de l'abondance, ne nous réservant l'autre moitié que pour élever nos enfants, de manière qu'il ne soit plus dit que nous sommes un peuple sans éducation. Sire, il est digne, il est du devoir de Votre Majesté d'accepter cette proposition équitable et juste que nous avons évidemment le droit de faire et la force de soutenir. »

C'est l'expropriation révolutionnaire de toute la propriété foncière, ecclésiastique, noble et bourgeoise, opérée de compte à demi par les prolétaires et par la royauté. C'est le socialisme de 1790, socialisme mêlé d'utopie et de démocratie. Il est utopique par l'attente du héros philanthrope et du sauveur ; il est utopique par l'appel au roi. Il est vague en ce qui concerne l'industrie ; car si L'Ange, artisan lui-même et vivant parmi les artisans et manœuvres innombrables de la ville de Lyon, ne peut oublier le problème industriel, s'il parle de l'industrie en général, il semble pourtant que le partage de « l'abondance » ne s'applique avec précision qu'au produit net de la terre. Mais si par tous ces traits le socialisme lyonnais de 1790 est imprégné d'utopie, il est imprégné aussi de démocratie.

C'est au nom des Droits de l'Homme que. L'Ange affirme à la fois le droit des travailleurs à la vie publique et leur droit souverain à la propriété. Et s'il compte sur le concours du roi pour réaliser la Révolution sociale, s'il conçoit celle-ci comme un compromis entre la Nation et le roi analogue au compromis constitutionnel élaboré par la Constituante, il offre aussi au roi, pour l'exécution du plan général d'expropriation, la force du peuple. Le socialisme n'est mêlé d'utopie en 1790 que parce que la démocratie n'est pas pleinement développée ; et, plus tard, avec Fourier, il ne prendra un caractère réellement utopique que parce que la démocratie aura été refoulée. Il n'aurait pas été réduit à compter sur la générosité des classes privilégiées et sur l'initiative des grands de la terre si un régime d'entière démocratie avait donné au peuple producteur la force d'espérer, de vouloir et d'agir.

Mais, voici que la royauté traîtresse est démasquée et chancelle. Voici que dans l'été de 1792 les symptômes d'une prochaine Révolution républicaine commencent à apparaître, et qu'en même temps le déséquilibre économique, la crise du pain et des subsistances, posent d'une manière pressante le problème social.

Du coup, L'Ange, que la démocratie lyonnaise a porté, dans l'intervalle, à la municipalité, formule à nouveau ses vues de réorganisation sociale. Mais, cette fois, en juin 1792, ce n'est plus au roi qu'il s'adresse, c'est à la municipalité de Lyon et, par elle, à l'Assemblée nationale, ou mieux, c'est à la démocratie tout entière, c'est au peuple tout entier. Il insiste et répond aux objections après le 10 août. Et il ne se borne pas à une affirmation générale contre la propriété, il semble même avoir renoncé à tout plan d'expropriation générale : c'est le problème précis des subsistances qu'il veut résoudre, et c'est pour résoudre ce problème précis qu'il trace tout un système d'association qui est le germe évident du fouriérisme.

Quel prodigieux mouvement d'idées en cette fin de 1792 ! Pendant que s'élabore et s'affirme la République, s'élaborent les systèmes de rénovation sociale. Et ce ne sont pas de vagues rêveries ou des utopies "de philosophes qui s'ébauchent. C'est une expropriation partielle et précise, c'est un démembrement précis du droit de propriété qui s'annonce. Les idées encore à demi enveloppées de Dolivier, le plan, tous les jours plus agréable au peuple, d'une taxation générale des denrées, les projets de magasins et de greniers publics administrés par des délégués du peuple, le vaste système de coopération et d'association de L'Ange, toutes ces forces diverses tendent à une sorte de démocratie sociale, forme suprême de la démocratie politique.

Moyens simples et faciles de fixer l'abondance et le juste prix du pain (Lyon, ce 9 juin 1792 — de l'imprimerie Louis Cutty —) par L'Ange, officier municipal. — « Vous avez, dit-il aux propriétaires et aux marchands, spéculateurs et capitalistes, une grande soif de l'or : tout le Pérou ne suffirait pas à l'étancher. Cependant vous vous soumettez à la nécessité de vous contenter d'une portion, pourvu qu'elle soit la plus grande possible. Supposons que pour l'acquérir vous n'ayez d'autres moyens que de donner aux mineurs les denrées qui vous restent nettes, après en avoir défalqué suffisamment pour tous les frais de culture, sous la condition qu'ils vous livrent tout l'or qu'ils pourront exploiter des mines pendant le temps qu'ils vivront de votre superflu. Vous demanderiez l'impossible, vous seriez fous, si vous demandiez davantage.

« Donc, si vous avez fourni soixante mesures de froment, soixante de seigle et soixante d'autres graines, légumes, ou matières équivalentes, le tout de la première qualité, mais différents des deux cinquièmes du prix, et si pour cette fourniture on n'avait pu vous rendre qu'une quantité d'or qui, divisée en neuf cents parties égales, serait évaluée à vingt sous chacune, ce qui ferait au plus haut prix sept livres pour la mesure de froment, cinq pour celle de seigle et trois pour celle de blé noir ou autres objets, il en résulte que vous mériteriez la haine exterminatrice du peuple si vous préfériez de laisser gâter vos denrées, plutôt que de les donner à ce prix, et si ce taux ne vous paraissait pas assez libéral pour y borner la liberté du commerce. »

Ainsi, selon L'Ange, le blé, que ne consomment pas les propriétaires, l'excédent, qu'ils peuvent porter sur le marché, vaut ce que l'ensemble des consommateurs peut le payer. Le peuple consommateur travaille pour pouvoir acheter sa subsistance et, quand il livre à ceux qui lui vendent sa subsistance toute la valeur de son travail, il est pareil à ces mineurs qui livreraient en échange des denrées nécessaires à la vie tout l'or extrait par eux. L'or extrait par le peuple consommateur c'est la valeur de son travail. Si cette valeur ne suffisait pas à lui procurer sa subsistance, si elle ne déterminait pas la valeur correspondante de ces subsistances, il y aurait une crise vitale et le peuple aurait le droit de se venger par l'extermination de ceux qui, en effet, l'exterminent par la faim.

C'est donc sur les ressources des consommateurs, non sur les prétentions des propriétaires et marchands, que doit être réglé le prix des denrées. Pour qu'une société dure, pour qu'elle soit possible, il faut qu'il y ait équivalence des travaux, équivalence des fonctions de la vie. Il faut, précisément, que le travail puisse payer l'entretien du travailleur. C'est cette équivalence que L'Ange veut assurer par une détermination des prix d'après les facultés de la Nation. Ainsi les consommateurs, les prolétaires seront protégés contre une exploitation vraiment meurtrière, mais ainsi les propriétaires et les marchands seront protégés contre les crises des prix.

L'Ange propose un vaste système d'abonnement par lequel l'ensemble des consommateurs achètera à des conditions constantes l'ensemble de la récolte à l'ensemble des propriétaires et marchands. Et c'est pour faire fonctionner ce système d'abonnement et l'équivalence vitale, dont il est l'expression, que L'Ange organise toutes les familles du pays en groupements à la fois autonomes et solidaires. Ainsi, ce n'est pas d'une fantaisie individuelle ou de l'esprit de système que naît la théorie de l'association. Elle procède de la crise des subsistances, se développant dans la crise révolutionnaire. Elle naît d'un besoin vital dans une société où la démocratie aborde au pouvoir. Ce sont des préoccupations toutes réalistes et c'est une vaste inquiétude collective qui donnent jour à ces formes du socialisme que plus tard, et par un jugement très sommaire, le marxisme qualifiera d'utopiques.

Cet abonnement collectif et universel, L'Ange ne veut pas l'imposer, il le propose. Et il compte, pour le faire accepter, d'abord sur l'évidente nécessité d'un arrangement sans lequel la Nation entre dans les convulsions de la faim et de l'anarchie, et puis, sur les avantages éclatants que les vendeurs eux-mêmes retireront de l'organisation coopérative et rationnelle des échanges. Et, par ce trait décisif, par le recours à la libre association universelle qui agira par la seule force attractive de ses bienfaits, le système de L'Ange annonce certainement et ébauche celui de Fourier et il se distingue du communisme de réglementation et de taxation légale vers lequel à ce moment la pensée de la France évoluait.

C'est un germe bien original et distinct qui éclot, avec bien d'autres germes mais sans se confondre avec eux, du sol historique de la France révolutionnaire et qui ajoute à son incomparable richesse. « Vous seriez donc forcés de vendre à ce prix et libres de vendre à moins. Mais, sans civiliser votre liberté (c'est-à-dire au fond sans la socialiser), sans y mettre la moindre borne, si l'on vous proposait de vous acheter vos récoltes, afin que vous n'eussiez plus à craindre ni l'eau, ni le feu, ni grêle, ni tempête ; si tous les ans on vous les payait le même prix une Mis convenu de gré à gré, soit que l'année fût bonne ou mauvaise ; si l'on vous sauvait de toute inquiétude et même des embarras de la vente, ainsi que des frais de transport, ne seriez-vous pas très aises de pouvoir accepter librement une telle proposition ? Hé bien ! il ne manque à cet effet que l'occasion qu'il sera bien facile de faire naître.

« Et vous, marchands de blés et farines, et vous, meuniers et boulangers, ne seriez-vous pas bien aises de trouver dans votre commerce et vos possessions plus de profit et moins de risques ? Ne seriez-vous pas bien aises de travailler à votre fortune avec un succès certain, de jouir en même temps de l'estime publique, et de n'être plus exposés à l'animosité du peuple ? Hé bien ! il est facile d'améliorer votre existence jusqu'à ce degré-là

« Et, vous tous, citoyens, qui n'êtes ni cultivateurs ni marchands de blé, ne seriez-vous pas bien aises de n'être plus dans le cas de perdre du temps en allant aux marchés où l'on ne va jamais sans4 soucis et d'où l'on ne revient trop souvent qu'avec des regrets et des plaintes ? Ne seriez-vous pas bien aises d'être assurés que chacun de vous eût en tout temps sa provision sous sa main avant de l'acheter ; que, dans tous les temps et tous les lieux de la France, chacun mangeant du bon pain, sans aucun changement de prix ? Ne souhaiteriez-vous pas que la valeur d'une journée de travail et de toute main-d'œuvre fût la même partout ? Que les huiles et les vins, les laines, les cuirs, les chanvres, les lins, les soies, les bois et charbons, les fers, en un mot tous les objets de commerce, fussent moins cherà4 partout ? Que de toute chose autre que le pain, la consommation fût plus grande, par conséquent l'aisance plus générale, et si générale qu'aucun pauvre ne pût être dans le cas de mendier ? »

C'est un programme éblouissant, programme d'universelle abondance et, par l'abondance, d'universelle paix.

La vaste et libre association réalisera de tels miracles et L'Ange, comme plus tard Fourier, prévoit une si large effusion de richesse et de bien être pour tous, qu'il laisse tomber les pensées de combat qui l'animaient en 1790. Ou plutôt des pensées de lutte et du rêve fraternel et tendre qui, en 1790, se disputaient son' esprit, c'est le rêve lumineux et doux qui seul a survécu. A quoi bon animer encore les prolétaires contre les « fainéants qui se disent propriétaires », à quoi bon menacer ceux-ci d'expropriation totale si par l'association universelle plus de bien doit être fait aux hommes et à tous les hommes qu'une révolution sociale ne leur en ferait ? C'est sous l'abondance même des richesses et de la joie que seront doucement submergées les inégalités anciennes ; pourquoi se préoccuper, quand le large flot joyeux a couvert de grandes étendues, des inégalités du fond ? Ainsi L'Ange avait laissé tomber ses haines de classe dans la grande mer montante, dans la grande idée d'association qui sous ses ondes épandues et lumineuses effaçait les privilèges et les misères. M. Charléty m'écrit qu'il ne trouve pas l'action personnelle de L'Ange dans les événements antérieurs au siège de Lyon ni dans les événements mêmes du siège. Je ne m'en étonne point : bien des mois avant la crise suprême, dès le printemps de 1792, il était tout 'entier à son vaste rêve d'harmonie et de fraternelle richesse ; et sans doute, quand s'irritèrent les souffrances et les haines, les hommes lui parurent insensés de se déchirer, de se ruiner les uns les autres quand il suffisait d'ouvrir à tous le système de l'association pour que tous fussent heureux et bons.

« Oui, dit-il à tous ceux dont il vient d'éveiller l'espérance, oui, vous le souhaitez ; eh bien ! il est facile de vous satisfaire. Cessez seulement de vous abuser. CESSEZ DE COMPTER SUR LES MOYENS ET, LES VOLONTÉS DES PARTICULIERS, MÊME SUR LES VOLONTÉS ET LES MOYENS DU GOUVERNEMENT ET DES ADMINISTRATIONS. Ouvrez enfin les yeux et voyez combien les premiers sont abusifs et précaires, combien les autres sont faibles, onéreux, dangereux, perfides ; mais détournez vos regards avec indignation de toute compagnie ou régie financière, telle qu'un abbé seul a pu l'imaginer sous Louis XV. »

Ainsi, en un merveilleux effort de pensée, L'Ange rejette à la fois l'ancien régime et la Révolution. L'ancien régime ne connaissait la grande action économique que sous la forme de compagnies privilégiées, investies par l'arbitraire du pouvoir de monopoles oppresseurs. Et la Révolution, défiante à l'égard des associations, semblait ne connaître que l'Etat et les individus. Le pré-fouriériste lyonnais repousse tout ensemble les compagnies privilégiées, l'action purement individuelle et l'action administrative. Il fait appel au-dessus de la Révolution, à une force toute neuve, à la force de la vaste association libre.

Vaste, ou plutôt immense. Car pourquoi, puisqu'elle fera du bien à toute la Nation, ne comprendrait-elle pas en fait toute la Nation ? Et comment, si elle ne s'étend pas à tous les citoyens, si elle n'est point universelle, pourrait-elle conjurer la crise universelle des prix et assurer en toutes les régions le niveau uniforme et rationnel des cours des denrées et de la main-d'œuvre que L'Ange a prévu ?

« S'il faut un concours, une association d'hommes capables d'introduire et de fixer l'abondance jusque dans la plus petite cabane, si la félicité du peuple ne peut naître et subsister que par les intérêts d'une compagnie, il faut la créer cette compagnie, et la former sans délai, mais tout à coup si grande qu'elle ne puisse avoir besoin de privilège exclusif et que le monopole ou l'accaparement ne puisse offrir aucun profit à personne ; il faut en même temps l'amalgamer avec la Nation et la distribuer si bien qu'elle ne puisse engendrer aucun abus. Voici comment je la conçois. Daignez m'entendre.

« Le pouvoir législatif ouvrira une souscription d'un million dix-huit cent mille actions de mille livres chacune ; ce qui fera la somme d'un milliard huit cent millions de livres.

« Cette somme sera divisée en trente mille parties égales ; chacune sera en conséquence de soixante actions, subdivisibles si l'on veut.

« Ces soixante actions serviront de fonds pour approvisionner de blés, de farines et légumes cent familles, pour deux ans ; lesquelles cent familles auront un grenier d'abondance en commun à leur charge et pour la commodité de leur usage.

« Il y aura par conséquent trente mille greniers d'abondance régulièrement distribués dans l'intérieur du royaume. Tous ces greniers seront construits aux frais de la Nation, sur un plan uniforme et sur les avances des actionnaires.

« Chacun des trente mille greniers sera placé le plus près possible du centre des cent familles et comprendra le logement d'un pourvoyeur en chef ainsi que les hommes nécessaires au service et à la garde du grenier.

« Les pourvoyeurs et leurs subordonnés sont salariés sur la moitié du revenu des actions. Les greniers seront tous les jours ouverts aux besoins des familles pour lesquelles ils seront construits, et les chefs de ces familles nommeront quelques-uns d'entre eux pour empêcher par leur inspection et leur surveillance qu'aucun abus ne puisse s'y commettre, ce qui sera d'autant plus facile que par la multitude des greniers l'abondance se trouve moins morcelée.

« A chaque récolte, sans prohiber la concurrence, l'approvisionnement public se fera d'obligation et de manière qu'à un terme fixé par la loi, il se trouve dans chaque grenier une quantité suffisante pour nourrir environ quinze cents hommes, afin que cent familles soient abondamment pourvues pendant deux ans. Cet article cependant ne sera de rigueur qu'à la première récolte de l'établissement.

« Tous les cultivateurs, quel que soit le genre de leur culture, pourront traiter avec la Compagnie pour le transport de leurs denrées, ainsi que pour l'assurance de leurs récoltes, bâtiments et meubles contre la grêle, les inondations, les incendies et les voleurs. Ils trouveront aussi dans la Compagnie toutes les avances, toutes les ressources dont ils pourront avoir besoin, parce qu'étant intéressée à la consommation, elle le sera nécessairement aux progrès de l'agriculture et de la population.

« La Compagnie sera obligée de fournir le pain, le blé, à tous les consommateurs de France invariablement à un seul et même prix fixe, qui sera le prix moyen des trois derniers lustres dans tous les départements, et ce prix ne pourra changer que de vingt-cinq en vingt-cinq ans.

« Pour arriver à cette salutaire et cette constante égalité du prix du pain, et par conséquent de toute chose pour toute la France, si digne de l'union fraternelle du peuple français, il faudra faire deux opérations... »

La première sera, après avoir subdivisé la France en cinq régions, de faire pour chacune de ces régions une moyenne des prix pour en déduire ensuite une moyenne générale. La seconde sera de répartir également sur toute la consommation les frais de transport :

« Si le total des frais de transport s'élevait à cinq millions, la Compagnie recevrait deux millions, perçus sur les fours ou boulangeries des contrées agricoles où les frais de voitures ne portent pas le pain à son prix moyen, et, recevant cette somme, elle serait obligée à livrer le pain au dit prix moyen dans tous les lieux où les frais de transport le rendent plus cher. Réciproquement les habitants des contrées agricoles payeront de deux millions moins cher les huiles, les vins et toutes les matières dont ils font un usage journalier. Alors, les établissements des manufactures n'arracheraient plus des champs les bras si précieux à l'agriculture. Ils peupleraient les campagnes désertes, car on n'y vivrait pas plus chèrement que dans les campagnes qui récoltent les plus riches moissons. »

C'est donc un plan très précis, et dont il a étudié le détail, que L'Ange propose à la Révolution. Tous les éléments de la pensée fouriériste y apparaissent : le capitalisme ordonné et organisé, le collectivisme, la coopération, la mutualité et le « garantisme ». La combinaison de L'Ange est capitaliste, puisque c'est sur la constitution d'un capital-actions de dix-huit cents millions qu'elle repose. Elle est collectiviste, puisque c'est « le pouvoir législatif » qui prend l'initiative de Pa souscription, puisque c'est lui qui règle la construction sur un plan uniforme des trente mille greniers et qui donne force légale aux transactions intervenues entre les associations d'approvisionnement- et les cultivateurs. Elle est coopérative et « garantiste », puisque chacun de ces greniers est librement administré par les cent familles dont il est le centre et puisque ces trente-six mille associations, outre qu'elles assurent les cultivateurs contre les risques, se garantissent les unes aux autres, par la répartition fraternelle des frais de transport, l'uniformité des prix. A vrai dire, en ces heures tragiques de la fin de 1792 où la Nation luttait pour sa liberté et pour sa vie, L'Ange ne pouvait pas l'écarter des combinaisons vitales par lesquelles l'approvisionnement de tous serait assuré. Mais surtout collectivisme et coopération se pénètrent et se confondent nécessairement, là où la collectivité se régit elle-même démocratiquement et où la coopération a une extrême ampleur. Quand la communauté nationale se gouverne elle-même par le suffrage universel, les divers groupes d'intérêts compris dans le grand intérêt national sont administrés par des groupes de volontés ; et le collectivisme se diversifie en coopération. Et réciproquement, quand la coopération se propose, comme dans le système de L'Ange, de régler des intérêts universels communs à tous les citoyens, elle prend la forme d'un organisme national et à la limite se confond avec la Nation elle-même. De là dans la pensée de L'Ange, cette riche combinaison d'éléments et d'idées que l'on pourrait appeler ou la coopération collectiviste ou le collectivisme coopératif.

Mais quel prodigieux élan la démocratie et la Révolution donnent aux esprits ! C'est d'un nid ardent et frémissant, secoué aux vents chauds de l'orage, que s'envolent les pensées et les rêves ; et, dès l'origine, le grand frisson de la vie collective soulève les prétendues « utopies ». Comment L'Ange aurait-il songé à proposer une émission d’un milliard huit cents millions sans les grandes audaces financières de la Révolution ? Jamais sous l'ancien régime un financier n'osa proposer des emprunts de cette envergure. Mais, parce que la Révolution, dans la vente des biens nationaux, dans l'émission constante des assignats gagés par un domaine immense, remuait des milliards, toutes les pensées, tous les calculs s'élargissaient. C'est le vent de la Révolution qui a porté l'esprit de l'homme dans la haute mer ; et ceux-là mêmes qui, comme Fourier, la renieront à demi sont entraînés et soulevés par son vaste flot. C'est cette force et cette abondance révolutionnaire qui, dès 1792, donnent à la source même du fouriérisme l'ampleur du plus grand des fleuves. Sans doute, avec L'Ange, ce n'est pas encore le phalanstère, toute la vie de l'homme n'est pas prise dans les cercles enchantés et mobiles de l'association, dans ses souples et libres anneaux s'enroulant et se déroulant au soleil. Mais déjà le magasin d'approvisionnement est bien l'ébauche du phalanstère, le premier centre et le point d'appui de l'association universelle. Dans ce grenier logeront le pourvoyeur et ses hommes. Ainsi commence à s'annoncer la vie en commun. De plus, là sera un centre d'assurance et de crédit. La Compagnie, dont tous ces magasins seront les libres succursales, ou mieux les sections coopératives, assurera les cultivateurs contre tous les risques, et elle leur fera des avances ; par-là L'Ange le dit expressément, elle interviendra dans la direction de la production pour en susciter et en encourager les progrès. Centre d'approvisionnement, centre de vie, centre d'assurance, centre de crédit, centre de production et de progrès : comme ce germe, né de la seule question des subsistances, s'émeut, se subdivise en feuilles multiples, s'épanouit en promesses variées !

Sous le vivant contrôle de ces groupements harmonieux, toutes les richesses vont s'ordonner et s'accroître, et la face même du pays sera transformée ; c'est la transfiguration fouriériste de la terre qui commence.

« Alors les propriétés seront bien gardées. Alors les dépenses pour les ponts et chaussées seront vraiment profitables à la Nation. Alors les chemins seront toujours beaux, les rivières et les canaux seront toujours navigables à toute charge ; dans peu de temps les lits des rivières seront des bornes insurmontables, les marais seront desséchés, les terres arides bientôt abreuvées ; même les eaux des torrents seront contraintes bientôt à circuler doucement par des prairies nouvelles ; en un mot, du jour au lendemain, nous verrons la France devenir un paradis terrestre ; car ce prodige d'amélioration générale naîtra nécessairement avec ces fortunes particulières que chacun des membres de la Compagnie aura l'occasion de faire et fera nécessairement. »

C'est comme une prairie immense et douce qui se déroule toute foisonnante de richesses et de forces ; la terre inégale et chaude de la Révolution se revêt d'abondance, de douceur et de joie, et les plus hautes herbes, les fleurs les plus éclatantes et les plus riches se font pardonner leur richesse et leur éclat par la prodigalité des germes qu'elles abandonnent au souffle égal et pur qui partout les dissémine.

Mais quoi ! Est-ce seulement la production agricole que les centres d'association ainsi formés vont organiser et accroître ? Non certes, et le grand rêveur lyonnais ne pouvait laisser hors de son rêve le commerce et l'industrie.

Ces associations deviennent des associations de banque ; la Compagnie, constituée sur un capital aussi important et appuyée sur la croissante richesse du pays, inspirera une confiance universelle. Elle pourra donc endosser le papier des commerçants dans leurs relations avec les nations étrangères ; elle s'engagera à acquitter pour eux les traites tirées sur la France. Elle trouvera aisément à emprunter au dehors du numéraire, car elle offrira comme caution tout un vaste développement industriel suscité par elle. Elle aura ainsi le fonds métallique de roulement nécessaire pour les opérations de banque internationales ; et, ayant pu se procurer tout l'or nécessaire pour les paiements à l'étranger, elle pourra accepter des négociants, pour le compte desquels elle aura payé les traites, des assignats au pair de l'argent. Elle contribuera ainsi doublement à rétablir le crédit de l'assignat, d'abord en ne l'offrant pas à perte aux étrangers, et ensuite en l'acceptant au plein de sa valeur pour les échanges intérieurs.

C'est dans une nouvelle brochure, Réponse aux objections, parue après le 10 août, que L'Ange étend aux opérations commerciales et industrielles l'association : « Son crédit chez l'étranger sera solide et grand ; et c'est en portant à la plus grande valeur la main-d'œuvre du peuple français qu'elle soutiendra ces emprunts. De cette manière, elle aura des fonds dans toutes les places de commerce, pour payer peu à peu toutes les traites sur la France à l'acquit des négociants français qui pourront alors payer à la Compagnie en assignats au pair de l'argent. »

C'est donc dans la suite même des opérations révolutionnaires et dans le mécanisme financier de la Révolution que L'Ange insère son système, rattaché ainsi à toute la vie révolutionnaire. Et ce n'est plus dans un cercle agrarien étroit que se meut la pensée, c'est à toute l'étendue de la production• que s'applique le nouveau système ; c'est tout le travail humain, c'est toute l'existence humaine qui seront renouvelés par la vaste et libre association. Ces trente mille centres d'assurance et de crédit reliés les uns aux autres, se soutenant les uns les autres, solidaires les uns des autres, deviennent vraiment l'âme multiple et une de la Nation ; et c'est avec une exaltation presque mystique que L'Ange célèbre quelques-uns de leurs bienfaits. Il écrit dans sa brochure de juin : « Solidairement engagé à garantir quiconque voudra, des orages, des inondations et incendies, et même des voleurs nocturnes, chaque grenier sera une tour de guet, un dépôt de secours, un œil de prévoyance. » C'est comme une litanie enthousiaste de l'association. Et L'Ange — c'est un autre trait qui lui est commun avec Fourier — a une foi absolue dans l'efficacité totale et immédiate du système. C'est du jour au lendemain qu'il produirait des effets magnifiques. Il suffirait pour cela de le faire comprendre par tous les citoyens ; car comment, l'ayant compris, ne l'adopteraient-ils point d'emblée ? « Que ne puis-je, s'écrie-t-il avec une ardeur douloureuse, que ne puis-je exposer ce projet aux yeux de tous les Français à la fois ? Que ne peut-on recueillir les avis individuels de tous les citoyens ensemble ? » Ce n'est plus à un roi, comme il le faisait hier, que L'Ange s'adresse ; ce n'est pas à un puissant de ce inonde, à un riche bienfaiteur inconnu, comme y sera contraint Fourier. C'est la grandeur de la Révolution que tout rêve y soit proposé à tout homme, que toute pensée y soit confiée à tous.

Le système de L'Ange ne laissa pas les esprits indifférents. Les objections lui vinrent nombreuses, et il répondit avec une grande force. On craint que la Compagnie ainsi constituée ne ressemble bientôt aux compagnies monopoleuses d'ancien régime ? Mais celle-ci sera « entée sur la Nation » et soumise partout au contrôle du peuple, des chefs de famille. On croit que la bourgeoisie riche ne voudra pas mettre ses fonds dans une entreprise qui ne sera pas très rémunératrice pour le capital et qui aura d'ailleurs pour effet de briser le mercantilisme où cette bourgeoisie est intéressée ? Mais ce n'est pas d'une oligarchie, c'est de la démocratie elle-même, c'est des petits possédants que doit venir le capital. Les dix-huit cent millions pourront être souscrits par neuf cent mille souscripteurs.

On redoute que les intérêts vitaux de la Nation soient remis à de tumultueuses assemblées délibérantes ? Mais au contraire ces délibérations sérieuses et substantielles des chefs de famille donneront partout l'exemple du calme, de la sagesse et de la méthode : « Vous verrez les inconvénients attachés aux assemblées du peuple réduits à leur moindre mesure et les avantages portés au contraire à leur mesure la plus grande, parce que ces assemblées se tiendront par sections, et que chacune sera bornée à des hommes mariés. »

Non, non : il n'y a plus à hésiter ; que la Commune de Lyon fasse sien le projet et qu'avec son autorité grande elle le recommande à la Convention. Et c'est presque d'un ton de Messie pauvre, à la fois humble et superbe, que L'Ange adjure ses concitoyens : « Vous aurez la gloire de terminer cette guerre (la guerre civile des intérêts) ; Messieurs, vous la terminerez si vous offrez au Corps législatif les moyens que le ciel vous indique par moi, parce que, en pareil cas, il ne se sert pas des grands. » C'est le premier balbutiement de ce messianisme socialiste qui va continuer pendant trois quarts de siècle en de grands et nobles esprits et que la dialectique de Marx transfèrera au prolétariat. L'Ange n'entraîna pas la Commune de Lyon dans son système. Il était trop compliqué pour ces jours de crise aiguë, et il était prématuré. Il supposait d'une part un élargissement des conceptions capitalistes, de l'autre un sens de la coopération, de la mutualité, qui ne pouvait se développer qu'en des temps plus calmes et par une lente évolution.

C'est par des moyens plus brutaux et plus simples, c'est par l'utilisation immédiate de la force de l'Etat taxant les denrées ou même au besoin absorbant la propriété, que le peuple voudra agir, parer aux souffrances pressantes. La théorie de L'Ange est un germe profond d'avenir ; mais c'est l'idée du maximum qui est la force présente. C'est sous cette forme que la revendication prolétarienne commence à presser et assaillir la Convention.

 

LA RÉGLEMENTATION DU COMMERCE DES GRAINS DEVANT LA CONVENTION

Quelques jours à peine après le si important discours du délégué du Loir-et-Cher, le 3 décembre, le procureur-syndic du département d'Indre-et-Loire, après avoir soulevé les applaudissements de la Convention par le récit de ses efforts pour faire respecter la loi, la trouble et la heurte par la brusque demande de la taxation des denrées : « Citoyens, nous vous proposons le seul remède que nous croyons efficace dans une circonstance aussi délicate. Mettez à la portée du peuple, par une taxe générale sur tous les comestibles, ces objets de première nécessité ; alors vous ajouterez au bienfait d'avoir créé la République, celui de la sauver. » Une partie de la Convention applaudit, l'autre murmura. Mais le problème était irrévocablement posé.

Les hésitations de la Convention étaient extrêmes. Tout d'abord, elle ne discuta même pas l'idée du maximum et de la taxation ; celle-ci lui paraissait trop violemment contraire à la liberté des échanges et au droit de la propriété individuelle, sans doute aussi d'une application trop malaisée. La seule question qu'elle se risque à aborder est celle-ci : Comment obliger les propriétaires et les fermiers à apporter leur blé sur les marchés ? Mais ici encore son embarras est grand. Les comités d'agriculture et de commerce réunis proposèrent le 3 et le 16 novembre, par le rapport de Fabre de l'Hérault, un projet assez mêlé :

« ARTICLE PREMIER. — Immédiatement après la publication du présent décret, tout propriétaire, fermier ou dépositaire quelconque sera tenu de faire, devers la municipalité du lieu de son domicile, la déclaration de la quantité de grains qu'il possède dans ses greniers et, par approximation, celle qui lui reste à battre dans ses granges ; les Directoires de district nommeront des commissaires pour surveiller l'exécution dans les diverses municipalités.

« ART. 2. — D'après lesdites déclarations les officiers municipaux pourront requérir tout propriétaire, fermier ou dépositaire quelconque, de porter dans le marché public qu'il désignera lui-même, la quantité de grains qui sera jugée nécessaire, sans qu'en aucun cas et sous aucun prétexte on puisse en taxer le prix.

« ART. 3. — Les bladiers et muletiers pourront continuer leur commerce, mais ne pourront vendre que dans les marchés publics.

« ART. 18. — Les marchands qui voudront faire des achats de grains hors les lieux de leur domicile seront tenus de se pourvoir d'un certificat de leur municipalité, visé par le directoire du district, constatant la quantité de grains qu'ils ont dessein d'acheter et les lieux de leur destination ; ces certificats seront représentés à la municipalité du lieu de l'achat et visés par elle, et ils seront déchargés par la municipalité du lieu pour lequel lesdits grains sont destinés. »

Comme on voit, le projet soumis à la Convention ne réglementait nullement le prix des grains. Il écartait, au contraire, toute taxation. Il assurait la libre circulation des blés ; mais les propriétaires, les fermiers étaient tenus de déclarer la quantité de grains qu'ils avaient dans le grenier ou dans la grange, et ils étaient tenus aussi d'en porter une quantité déterminée à un marché choisi par eux, sur la réquisition de la municipalité. La loi ne fixait donc ni le prix, qui restait déterminé par la libre concurrence, ni le lieu de la vente, que le vendeur choisissait librement. Mais c'est le moment de la vente que la loi donnait aux municipalités le droit de déterminer. C'est déjà une limitation très étroite de la liberté commerciale, qui ne peut s'exercer vraiment que si elle dispose de la durée.

Une opération commerciale, dont une puissance supérieure à celle du vendeur détermine l'heure malgré lui, n'est guère plus, malgré l'apparence de concurrence qui subsiste encore, que l'accomplissement réglé d'une fonction sociale. Au nom de la liberté du commerce, des principes de Turgot et d'Adam Smith, le député Féraud protesta. C'était la lutte entre les économistes et les interventionnistes qui se rouvrait.

 

LE DISCOURS DE BEFFROY

Beffroy, député de l'Aisne, soutint au contraire que la liberté illimitée du commerce pouvait conduire, dans l'état présent des relations sociales, à de monstrueux accaparements.

« N'est-ce pas éveiller la cupidité du grand agriculteur, du capitaliste, de l'agioteur, de tous les malveillants enfin, que de leur donner, par cette liberté indéfinie et isolément consacrée par une loi principale, les moyens d'attirer à eux, de tous les territoires agricoles, dans des magasins secrets et inaccessibles, la denrée de première nécessité ? N'est-ce pas leur donner tous les moyens de s'engraisser de la, substance du peuple, de dépourvoir un canton, pendant qu'ils font hausser le prix dans un autre ? »

La loi de la libre circulation lui paraît prématurée : « On s'est tellement attaché à vouloir conserver la primauté à cette loi mal placée, que bientôt la totalité de la récolte est devenue pour le cultivateur ou le marchand une propriété tellement respectée, que l'on n'a pas même osé exercer envers eux le droit raisonnable et juste que la société s'est réservé dans l'acte d'association : de les priver d'une portion de cette propriété, pour la nécessité publique, au moyen d'une juste et préalable indemnité.

« Il ne faut pas, dit-on, blesser le droit de propriété du cultivateur ; il ne faut point gêner la liberté du commerce. D'accord ; mais l'existence n'est-elle donc pas, elle, la première, la plus incontestable, la plus légitime, la plus essentielle des propriétés ? N'est-elle pas la seule inaliénable ? N'est-ce pas au maintien de celle-là que tous les sacrifices doivent principalement concourir ? »

Ainsi, le droit d'expropriation pour cause d'utilité ou tout au moins de nécessité publique prend soudain une remarquable extension. Ainsi le droit à l'existence, le droit à la vie s'affirme supérieur à la propriété.

Et voici qu'au nom du peuple qui souffre et dont le dévouement seul peut sauver la Révolution, des révolutionnaires engagent la lutte contre les gros fermiers, contre les riches paysans qui avaient été jusque-là les favoris de la Révolution. « Législateurs, dit Beffroy, le principe des accaparements, la cause première et puissante de l'enchérissement successif des grains, des viandes, du beurre, des œufs, de la volaille, des laines, des cuirs, de la carne, des suifs, des lins et des chanvres, tient directement et particulièrement à l'accaparement des exploitations. C'est là qu'il faut attaquer le mal pour en extirper la cause. Dès qu'elle sera détruite, l'équilibre se rétablira de lui-même... L'Assemblée Constituante me paraît s'être étrangement méprise à cet égard. Avec le désir d'encourager l'agriculture, elle mit entre les mains de ceux que je ne sais pourquoi l'on nomme grands cultivateurs, de ces hommes qui réunissent d'immenses exploitations, les moyens de tout engloutir. Elle en fit, sans le vouloir apparemment, une classe privilégiée dans l'instant même de la suppression des privilèges et des distinctions. Ils surent tellement en profiter qu'ils sont maintenant dans la République ce qu'étaient les grands dans la monarchie. C'est par leur cupidité, leur inhumanité, c'est par la plus dure des aristocraties qu'ils se font distinguer ; et, quoi qu'on me dise, je déclare, moi, que je ne vois pas en eux des cultivateurs, mais bien des spéculateurs avides et dangereux dans un Etat libre.

« L'Assemblée Constituante a fait, à leur égard, ce que faisait un certain pêcheur qui, pour ne pas dépeupler la rivière, y rejetait tous les gros brochets qu'il trouvait dans ses filets. Elle oublia, ce que j'ai dit déjà que le système des économistes tendait à assurer le gouvernement despotique en favorisant l'aristocratie des richesses. Elle oublia surtout ce qu'elle n'eut jamais dû perdre de vue, que cette erreur des Romains commença la perte de la République. Ils hongrèrent aussi l'agriculture, mais ils ne considérèrent point celui qui s'occupait uniquement à cultiver les terres.

« Et vous aussi, vous encouragerez l'agriculture, cette source féconde de toutes les richesses ; vous accorderez au cultivateur une sorte de faveur particulière dans la protection que la loi doit à tous, mais vous vous garderez, sans doute, de prendre pour un agriculteur magnifique ce fermier qui réunit assez de fermes pour occuper quinze ou vingt familles ; qui, monté superbement, courant de plaisir en plaisir, gage un commis pour faire ses affaires, et laisse le soin de cultiver ses terres à ce qu'il appelle un maître-valet ; cet homme insatiable, dont la fortune s'accroît chaque jour aux dépens de la misère publique, et dont la compagne, couverte de diamants et de dentelles, vient enlever sur nos marchés les provisions qu'elle devrait y apporter en abondance.

« Citoyens mes collègues ; les trop grandes exploitations nuisent essentiellement au bonheur de la société, elles nuisent à la bonne culture ; car, indépendamment des opérations précipitées qu'elles nécessitent, lorsque l'œil du maître ne peut embrasser l'ensemble des travaux, il y en a toujours un grand nombre de négligés. Elles sont particulièrement nuisibles à l'abondance, facilitent tous les accaparements et causent le renchérissement de toutes les denrées, car elles resserrent les productions premières dans un petit nombre de mains, et elles diminuent la concurrence des vendeurs sur les marchés en augmentant dans une même proportion celle des acheteurs. L'homme qui réunit cinq corps de ferme, par exemple, n'en occupe qu'une ; les autres, dégradées par les animaux que les magasins de grains qu'il y recèle attirent, tombent en ruines ; il néglige les terres médiocres pour épuiser les meilleures, ne fait que peu ou point d'élèves ; sa basse-cour est rarement au double de ce que serait celle de celui qui n'aurait qu'un corps de ferme. Il tient enfin dans ses mains les moyens de porter à sa volonté l'enchère dans toutes les subsistances. C'est dans la réunion des fermes dans les mains d'un seul locataire qu'est le principe d'une multitude de maux, et c'est ce qu'on n'a pas voulu voir. Il est cependant difficile de concevoir que, dans notre système d'égalité, il puisse être libre à un individu, parce qu'il est riche, de détruire l'industrie de tous ceux qui l'entourent et de nuire ainsi à la population, en s'emparant à prix d'argent de tout le territoire...

« Et ne craignez point que l'on vous reproche d'attenter à la propriété ; on ne serait pas fondé, car il ne s'agit ici que de prescrire au propriétaire le mode d'user de sa chose de manière à ne pas nuire aux autres. »

Et Beffroy conclut par un projet de décret très précis, au moins en apparence.

« 1° Détruire l'accaparement de la matière productive par une loi qui défende expressément la réunion de plusieurs corps de ferme en une même exploitation ;

« 2° Que cette loi soit obligatoire pour tous à mesure de l'extinction des baux, et frappe de la nullité absolue tous ceux qui seraient faits à l'avenir d'un corps de ferme au profit de celui qui en tient une ;

« 3° Prononcer contre les propriétaires et fermiers qui seraient reconnus l'avoir enfreinte et contre les officiers publics qui y prêteraient la main, une peine proportionnée à l'importance du délit calculée par ses suites ;

« 4° Ne permettre la vente des subsistances que sur les marchés. publics ;

« 5° Abolir toute espèce de commission et l'effet des arrhes pour achats de grains ;

« 6° Etablir une surveillance qui mette les magistrats du peuple en état de s'assurer que les subsistances achetées dans un lieu pour être transportées dans un autre ne sont point détournées de leur véritable destination ;

« 7° Prendre des mesures telles que l'état des subsistances soit constaté chaque année et qu'il soit toujours facile de connaître, à tous les instants de l'année, leur proportion avec les besoins des consommateurs ;

« 8° Faire pour la première lois un fonds suffisant pour acheter de l'étranger une quantité de grain équivalente à la consommation, pendant une année, des cantons non agricoles de la République ;

« 9° Obliger les cultivateurs à conserver chaque année, d'octobre à octobre, à la disposition du gouvernement une portion-de leur récolte, qui sera déterminée par la loi ; leur en payer le prix de trois mois en trois mois, au prix des quatre saisons, dans le cas où on ne ferait usage de cette portion qu'à la fin de l'année, et achever le paiement à l'époque de la livraison, quelle qu'elle soit.

« C'est le moyen d'éviter les frais de location, d'entretien et d'administration des magasins, et les spéculations improbes qui résulteraient de ces magasins, et de se consacrer en même temps la ressource des greniers publics. »

C'est la guerre violente à ce que nous avons appelé, d'après Marx, le capitalisme agricole. Ces âpres accusations contre les gros fermiers vaniteux, jouisseurs et cossus, nous les avons entendues déjà dans les rudes Cahiers paysans de l'He de France ; nous en avons encore, deux ans après, recueilli l'écho dans le livre de Lequinio. Mais, cette fois, c'est à la tribune de la Convention qu'elles retentissent et elles se formulent en projets de loi menaçants. Beffroy déplore que la Constituante ait laissé une aristocratie nouvelle, celle des grands fermiers, absorber une large part du bénéfice de la Révolution. A eux a profité dans une grande mesure l'abolition des dîmes et des droits féodaux, à eux ont été largement ouvertes les enchères des biens nationaux. Et maintenant, par la réunion de plusieurs corps de fermes, ils profitent presque seuls de la formidable hausse du prix des grains. Evidemment, dans la pensée de Beffroy, le premier soin, l'opération préalable de la Constituante aurait dû être de prohiber par la loi les grandes exploitations. Mais quel est le sens exact du mot « corps de ferme ? » Et quelle limite Beffroy assigne-t-il à l'étendue de ce corps de ferme ? Là commence l'arbitraire et le vague. Enfin, malgré la tentative de démonstration de Beffroy, est-il bien certain que l'exploitation morcelée sera aussi puissante, aussi féconde, que l'exploitation étendue ? Et les innombrables petits fermiers qui se substitueront aux grands auront-ils les capitaux nécessaires pour fertiliser le sol et perfectionner la culture ? Beffroy, d'ailleurs, s'arrête à mi-chemin, et la conclusion logique devrait être la loi agraire. La division des fermages devrait aboutir à la division des terres. Car d'abord, le propriétaire fermier, ne pouvant plus régler lui-même le mode selon lequel sa terre sera exploitée, n'y prendra plus aucun intérêt ; il ne sera dès lors qu'un rentier de la culture et un inutile fardeau. En second lieu, il y aurait avantage à stimuler l'activité productrice du petit fermier en en faisant un petit propriétaire. Enfin, si l'on veut empêcher « l'accaparement des grains », leur concentration en un petit nombre de mains, il ne suffit pas de supprimer les grands fermiers ; il faut supprimer les grands propriétaires qui, avec les grains reçus de chacun de leurs petits fermiers, peuvent former de vastes approvisionnements. Ainsi, malgré elle, la Révolution posait le problème de la propriété ; elle était à la fois effrayée et hantée par la loi agraire. Quand cette loi sur la division des fermages sera appliquée, Beffroy ne redoute plus la libre circulation et le libre commerce des grains. Mais, en attendant, il fait en réalité du commerce des grains une sorte de service public très réglementé, et les greniers des propriétaires et des fermiers ne sont plus, comme il le reconnaît lui-même, que les sections disséminées d'un immense magasin public où les blés seraient toujours à la disposition de la République.

Lequinio, Boyer-Fonfrède soutinrent, au contraire, la thèse de la libre circulation. Boyer-Fonfrède se bornait à demander en outre des primes d'importation pour les blés étrangers.

 

LE DISCOURS DE SERRE

Joseph Serre dans son discours du 3 décembre, défendit avec violence les cultivateurs, les fermiers. Il assura que seules les défiances semées par les prédications « anarchistes » créaient la disette en empêchant la libre circulation. Il demanda, presque sur un ton de menace, si on voulait aliéner à la Révolution ces fermiers, ces cultivateurs, qui avaient été ses amis de la première heure, et nous commençons à pressentir la politique conservatrice à laquelle, sous le Directoire et le Consulat, se rallieront les agriculteurs aisés, fatigués du mouvement révolutionnaire qui, après les avoir servis, les menaçait. Mais surtout, et ceci est d'un effet plus prochain, Serre souleva une difficulté que l'on ne pouvait résoudre qu'en écartant toute réglementation du commerce des grains ou en étendant à tous les commerces et à toutes les marchandises la réglementation et la taxation. De quel droit, demanda-t-il, obliger le cultivateur à vendre ses denrées, et ne pas obliger les autres producteurs à vendre les denrées dont le cultivateur a besoin ? Ainsi, à sa manière et sans le vouloir, Serre ouvrait les voies au maximum universel.

« On demande la modération du prix des grains, on se tait sur les autres marchandises. Eh ! quoi ! la propriété des grains serait-elle moins sacrée aux yeux de la loi qu'une autre espèce de propriété ! Quoi ! on me livrerait à la discrétion du marchand de fer, de draps, et je serais forcé de leur livrer le produit de mes sueurs à un prix déterminé ! Quoi ! le cupide marchand, — car quoi qu'en disent les amis de je ne sais quel peuple (c'est un trait contre Marat), la cupidité est de tous les états ; les cordonniers même n'en sont pas exempts, témoins ceux de Lyon, Montpellier, et tout récemment le bon citoyen, le républicain Gerdret [Serre fait allusion aux spéculations et prévarications des fournisseurs d'armée ; pour Gerdret il semble bien que ce soit une calomnie] — le cupide marchand, dis-je, pourrait gagner le cent pour cent avec le laboureur sur ses marchandises, sans que celui-ci pût exercer sur l'autre un juste retour ! Que deviendrait donc la parité de droits, si la faveur et la protection des lois étaient toutes pour les uns, l'oubli et le mépris, le partage des autres ? Je ne m'appesantirai pas davantage sur cette mesure qui n'a pu sortir que d'un cerveau perfide ou d'une imagination en délire. Je laisse aux oiseux d'en calculer les tristes effets, si elle devait un jour, servir de base à une loi...

« Eh ! quoi ! parce que le laboureur gagnerait plus à la Révolution qu'un autre en intérêts pécuniaires, voudriez-vous pour cela le soumettre à des formes plus vexatoires, plus tyranniques que n'était pour lui le système féodal !... Eh ! quoi ! citoyens cultivateurs, les avantages que vous promettait la Révolution n'auraient été pour vous qu'une illusion mensongère ! Vous n'auriez donc connu un instant la liberté que pour reprendre des fers plus avilissants ! Croyez-moi, si vous devez encore être la bête de somme de ces oisifs insolents, consentez au partage des terres ; proposez vous-mêmes la loi agraire, cédez à ces marchands de paroles, à ces pitoyables aboyeurs, une partie de vos champs ; qu'ils quittent leurs plumes. vénales ; que leurs mains délicates viennent féconder la terre, que vos malheurs ont longtemps arrosée de vos larmes et qui a trop longtemps nourri leur vertueuse indolence ; alors vous connaîtrez leur nullité ; eux-mêmes devenus plus justes, plus sages, connaîtront vos services et vous serez vengés. »

C'est un ton de réaction furieuse ; on dirait une Ligue de grands fermiers exaspérés, de capitalistes du sol prêts à se ruer sous la protection du despotisme. Du reste, la menace de Serre est explicite.

« Si vous exigiez l'application de ces lois par la force, vous armeriez infailliblement le citoyen contre le citoyen, et par là vous serviriez mieux le tyran d'Autriche que les satellites de Brunswick, ou plutôt vous aplaniriez le chemin de la royauté à quiconque serait tenté d'y parvenir. »

Ainsi déjà les parvenus de la Révolution, ceux qu'elle a affranchis et enrichis, sont prêts à la renier plutôt que de payer les frais de la défense révolutionnaire, car c'est bien de cela qu'il s'agit.

La crise des prix est évidemment l'effet de la multiplication des assignats, et c'est surtout pour parer aux dépenses de guerre, pour sauver la Révolution menacée par les traîtres et les despotes, qu'il a fallu multiplier les assignats. Quoi donc de plus raisonnable que de prévenir, par des mesures légales, la hausse excessive des grains en cette période de crise ? Et si ces mesures ne vont pas sans quelque vexation et sans quelque ennui, l'ingratitude est monstrueuse de se rebeller et de conspirer déjà par de secrètes espérances de réaction, avec les menées contre-révolutionnaires. Oh ! ce ne sont encore que des velléités ; mais, dans le déséquilibre économique et social de cette fin d'année 1792, au moment où le peuple, pour assurer sa subsistance, développe son action sur l'Etat et conçoit la loi comme l'instrument du salut commun, la classe des riches commence à désirer une politique de consolidation qui lui assure tout le bénéfice des avantages acquis en écartant toute agitation nouvelle. Serre traduit avec une sorte de fureur rétrograde cet état d'esprit. Mais, tel est le trouble subi à ce moment par les relations des prix que, lui-même, après avoir dénoncé tout projet de taxation et de maximum comme une fantaisie délirante, prononce une parole énigmatique et qui peut mener loin :

« Proportionnez, dit-il, les salaires journaliers là où le juste et nécessaire équilibre n'existe pas. » Mais comment la Convention peut-elle ainsi proportionner le salaire au prix des journées ? Si c'est par un simple conseil, ce n'est qu'un mot. Si c'est par l'action directe et la pression des salariés eux-mêmes, leurs efforts peuvent être perpétuellement déconcertés par la variation des assignats et la variation correspondante des denrées. Et si c'est par la loi que la Convention rétablit cet équilibre « nécessaire », la voilà engagée, de proche en proche, dans l'universelle taxation.

On peut donc pressentir dès maintenant que, si la crise se développe, la Convention sera conduite, par tous les chemins, et malgré ses propres résistances, aux mesures mêmes qu'à cette fin de 1792 elle juge tout à fait dangereuses, à la fixation générale des prix.

 

LE DISCOURS DE FAYAU

Le député de la Vendée, Fayau, sans aller jusque-là affirma, beaucoup plus nettement que Beffroy, l'idée du service public. Et c'est au nom des prolétaires, des sans-propriété qu'il demanda avec force une institution nationale d'approvisionnement.

« Je fixerai particulièrement votre attention sur cette classe indigente et nombreuse qui ne fait pas de récoltes ; je ménagerai l'intérêt des propriétaires, mais j'anéantirai ces gros négociants en blé, ces vils agioteurs qui, sous le spécieux prétexte de transporter l'abondance, affament tous les lieux ou font payer bien cher aux citoyens les premiers besoins de la vie. Ils calculent jusqu'à l'heure, au moment même où le pauvre doit avoir faim. Dans une République-cette espèce de marchands doit disparaître. Détruisez donc, législateurs, ces hommes avides qui vendraient aussi l'air que leurs semblables respirent s'ils pouvaient aussi l'accaparer. (Applaudissements.)

« Je n'entrerai point, quant à présent, dans le détail des avantages qu'offre le sublime projet d'établissement des greniers publics. La nécessité en est sentie par tous ceux qui travaillent de bonne foi à soulager la misère. Ce projet aura donc lieu ; mais, en attendant qu'il s'accomplisse, vous devez prendre des mesures pour que chaque individu trouve à son domicile, sinon tout ce qui lui est nécessaire, au moins ses premiers besoins. Législateurs, les hommes créés par le peuple- pour défendre ses droits durent l'être particulièrement pour pourvoir à ses besoins comme pères de la grande famille. Ce ne sont donc pas les négociants en blés, mais bien les municipalités, mais les districts, mais les départements, mais vous-mêmes, législateurs, qui devez être les pourvoyeurs des Français. »

La Convention hésitante demanda aux partisans de la liberté du commerce et à ceux de la réglementation, de résumer leurs raisons dans deux rapports contradictoires. J'ai trop marqué déjà les conceptions et les tendances pour qu'il soit nécessaire de les analyser. Je retiens seulement l'insistance avec laquelle Beffroy, un des rapporteurs, revient sur l'argument qu'il a déjà tiré du droit d'expropriation pour cause d'utilité publique. D'emblée se manifeste la vertu révolutionnaire cachée de ce principe, presque indéfiniment extensible.

« Nous nous plaignons, nous, de ce qu'on regarde la propriété des grains comme plus sacrée que les autres. En effet, l'Etat a-t-il besoin de ma maison, de mon jardin, de mon champ ; il s'en empare et m'indemnise. Eh ! puis-je jamais être indemnisé de mes habitudes, des aisances de mon domicile, des bizarreries même de sa distribution ? Puis-je jamais être indemnisé de l'appropriement de mon jardin à mes goûts, à mon caractère, à ma fortune ? Et s'il est vrai que la société ne viole pas ma propriété en s'emparant légalement de la matière qui produit, parce qu'elle m'en paie la valeur, pourquoi n'en serait sil pas de même de la production ? »

 

LE DISCOURS DE ROBESPIERRE

Assez longtemps la Convention se déroba, ajourna toute résolution précise. Robespierre, lui, toujours prudent, s'était tenu dans le vague. Malgré les sommations et les railleries des modérés, il n'avait formulé aucun système, mais il avait défini et limité le droit de propriété de telle sorte qu'une vigoureuse législation protectrice du peuple pouvait à l'heure décisive intervenir.

« Quel est le premier objet de la société ? C'est de maintenir les droits imprescriptibles de l'homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d'exister.

« La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là la propriété n'a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c'est pour vivre d'abord que l'on a des propriétés. Il n'est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. Les aliments nécessaires à l'homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. -»

Il serait assez vain de chercher aujourd'hui qui avait raison à ce moment de ceux qui comptaient, pour corriger une hausse, selon eux passagère, sur la seule vertu de la libre concurrence, ou de ceux qui appelaient l'intervention de l'Etat. La querelle du libéralisme économique et de l'interventionnisme n'est pas close. En ce qui touche les subsistances l'expérience a montré enfin, dans le cours du dix-neuvième siècle, que le commerce libre suffisait à assurer en effet l'approvisionnement en blé du pays et si les socialistes demandent aujourd'hui un service national d'approvisionnement, ce n'est point pour parer à des chances de disette qui sont définitivement écartées ; c'est pour des raisons d'un autre ordre. Mais, en 1792, avec toutes les causes de perturbation qui pouvaient fausser la vie économique, avec les inévitables inquiétudes et défiances populaires, avec le trouble des prix qui résultait des assignats, avec les manœuvres d'accaparement qui étaient la suite de ce trouble, la Révolution ne pouvait se sauver que par une vigoureuse intervention de la loi, par une organisation nationale et révolutionnaire du service des subsistances et de toute la vie économique du pays. En octobre et novembre la crise n'est pas encore assez forte et la volonté prolétarienne n'est pas encore assez dominante pour emporter d'emblée les hésitations et les résistances. Mais toute une élaboration théorique du droit à la vie supérieur au droit de propriété et tout un mouvement populaire de revendication et d'action préparent et annoncent le prodigieux effort du maximum. Ce n'est pas seulement la question des subsistances qui est posée en ce moment par les difficultés immédiates. C'est tout le régime économique et social de la Révolution qui est en cause. Pour la première fois, depuis 1789, la prospérité générale semble reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. Pour la première fois, le trouble profond des prix semble menacer la société révolutionnaire d'un déséquilibre économique dont on redoute les conséquences prochaines plus qu'on ne peut les préciser. Et le grand problème surgit : Où va la Révolution avec ces émissions croissantes de papier-monnaie, avec ces guerres immenses et dévorantes qui absorbent les ressources du budget et qui donnent à toute la vie économique, à toute la force de production et d'échange du pays, une direction artificielle et violente ?

 

LE DISCOURS DE SAINT-JUST

C'est un des plus grands titres de Saint-Just d'avoir dès lors interrogé l'abîme encore obscur, et d'avoir mis brusquement la Révolution en face du problème et du péril. Cet homme tout jeune, fanatique admirateur de Robespierre, avait un esprit singulier et puissant, à la fois lumineux et trouble. Il s'éblouissait parfois lui-même de fausses clartés, il s'ingéniait à donner à des idées simples une fausse profondeur, mais parfois aussi son esprit avait de grands éclairs jaillissants qui découvraient de vastes étendues. Et moins calculateur que Robespierre, moins réservé et discret malgré l'obscurité dont il affectait parfois de s'envelopper, il ne résistait pas à l'essor de sa propre pensée. En ces premiers mois de la Convention, il est farouche, mais il n'est point amer. Même au 28 janvier 1793, même après les luttes furieuses que le procès du roi a excitées entre la Gironde et la Montagne, il a le sentiment très net de la nécessité de l'union. Il affirme avec force la solidarité de tous les révolutionnaires devant l'histoire et le destin.

« Il faut que tout le monde oublie son intérêt et son orgueil. Le bonheur et l'intérêt particulier sont une violence à l'ordre social, quand ils ne sont point une portion de l'intérêt et du bonheur public. Oubliez-vous vous-mêmes. La Révolution est placée entre un arc de triomphe et un écueil qui nous briserait tous, votre intérêt vous commande de ne point vous diviser, quelles que soient ici les différences d'opinion ; les tyrans n'admettent point ces différences entre nous. Ou nous vaincrons tous, ou nous périrons tous. »

Et l'isolement un peu hautain où il se complaît semble, à cette date, du recueillement plus que de l'orgueil. Il avait, bien plus que Robespierre, le sens et le souci des problèmes économiques. Il ira bien plus loin que lui dans les revendications sociales. Et tandis que Robespierre étudie surtout dans l'abstrait les rapports de la propriété et des Droits de l'Homme, Saint-Just s'inquiète des conditions matérielles d'existence de la Révolution. A propos de la question des subsistances il essaie d'aller jusqu'à la racine même du désordre économique. Quoiqu'il ait le goût des formules et l'esprit intuitif et synthétique, il n'est pas toujours aisé de réduire ses idées en un système clair, car il procède par brusques échappées, et ses vues semblent parfois divergentes. On démêle pourtant la direction commune de ses pensées :

« Je ne suis point de l'avis du Comité, dit-il le 29 novembre 1792 ; je n'aime point les lois violentes sur le commerce. On peut dire au peuple ce qu'un soldat carthaginois disait à Annibal : « Vous savez « vaincre, mais vous ne savez pas profiter de la victoire. » Les hommes généreux, qui ont détruit la tyrannie, ignorent-ils l'art de se gouverner et de se conserver ?

« Tant de maux tiennent à un désordre profondément compliqué. Il en faut chercher la source dans le mauvais système de notre économie. On demande une loi sur les subsistances. Une loi positive là-dessus ne sera jamais sage. L'abondance est le fruit d'une bonne administration. Or la nôtre est mauvaise... Si donc vous voulez que l'ordre et l'abondance renaissent, portez la lumière dans le dédale de notre économie française depuis la Révolution. »

Mais la première condition, si l'on veut guérir le mal, ce sera d'avoir un gouvernement stable, vigoureux et homogène, capable d'imprimer à un peuple fier et libre le mouvement d'ensemble que le despotisme imprime parfois aux peuples asservis.

« Les maux de ce grand peuple, dont la monarchie a été détruite par les vices de son régime économique et que le goût de la philosophie et de la liberté tourmentait depuis longtemps, tiennent à la difficulté de rétablir l'économie au milieu de la vigueur et de l'indépendance de l'esprit public. Mais ce qui perpétue le mal, c'est l'imprudence d'un gouvernement provisoire trop longtemps souffert, dans lequel tout est confondu, dans lequel les purs éléments de la liberté se font la guerre comme on peint le chaos avant la nature.

« Examinons donc quelle est notre situation présente. Dans l'affreux état d'anarchie où nous sommes, l'homme, redevenu comme sauvage, ne reconnaît plus de frein légitime ; l'indépendance armée contre l'indépendance n'a plus de loi, n'a plus de juges, et toutes les idées de justice enfantent la violence et le crime par le défaut de garantie : toutes volontés isolées n'en obligent aucune ; et chacun agissant comme portion naturelle du législateur et du magistrat, les idées que chacun se fait de l'ordre opèrent le désordre général.

« Il est dans la nature des choses que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus, jusqu'à ce que la République établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs, et donne une allure commune à toutes les parties de l'Etat. »

Jamais les modérés, jamais ceux des Girondins qui ont déclaré une guerre implacable à la Commune de Paris n'ont marqué avec plus de force les funestes effets de la dispersion des volontés, de l'universelle anarchie. Mais ce n'est pas une coterie de bourgeois brillants, éloquents et frivoles, c'est le peuple tout entier, c'est la Nation tout entière que Saint-Just veut doter, par la concentration du pouvoir, des moyens de sauver la patrie. Ce n'est pas pour châtier les émeutes des villages affamés ou pour livrer au glaive les « prédicateurs d'anarchie », c'est pour rétablir l'harmonie et l'équilibre économiques par des lois d'ensemble que Saint-Just veut organiser l'unité d'action. C'est le bonheur du peuple qui assurera l'ordre, et ce bonheur même- sera assuré non par des théories générales et vagues, empruntées à l'expérience décevante des peuples voisins, mais par un système de lois exactement adapté au besoin et au génie de la France révolutionnaire. Sous leur apparence d'idéologues, les robespierristes, mais surtout Saint-Just, ont le sens aigu de la réalité :

« Un peuple qui n'est pas heureux n'a point de patrie ; il n'aime rien, et si vous voulez fonder une République, vous devez vous occuper de tirer le peuple d'un état d'incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une République, faites en sorte que le peuple ait le courage d'être vertueux ; on n'a point de vertus patriotiques sans orgueil, on n'a point d'orgueil dans la détresse. » Admirable parole qui fait de l'universel bien-être le ressort de la liberté !

« On ne peut se dissimuler que notre économie est altérée en ce moment comme le reste, faute de lois et de justes rapports. Féraud vous a parlé d'après Smith et Montesquieu. Smith et Montesquieu n'eurent point l'expérience de ce qui se passe chez nous. Beffroy vous a fait le tableau de beaucoup d'abus ; il a enseigné des remèdes, mais n'a' point calculé leur application. Roland vous a répété les conseils des économistes, mais cela ne suffit point... Ceux qui vous proposent une liberté indéfinie du commerce vous disent une très grande vérité en thèse générale, mais il s'agit des maux d'une Révolution ; il s'agit de faire une République d'un peuple épars avec les débris et les crimes de sa monarchie... J'ose dire qu'il ne peut exister un bon traité d'économie pratique. Chaque gouvernement a ses abus ; et les maladies du corps social ne sont pas moins incalculables que celles du corps humain. Ce qui se passe en Angleterre et partout ailleurs n'a rien de commun avec ce qui se passe chez nous. C'est dans la nature même de nos affaires qu'il faut chercher nos maladies et nos remèdes. »

Or, le grand péril pour la France de la Révolution, la cause essentielle du désordre économique, c'est la surabondance du signe, signe de métal et surtout signe de papier. Et ici Saint-Just, dépassant, par ses pressentiments, la réalité immédiate, fait un tableau admirable de la secrète et profonde perturbation qui se glisse, par l'excès d'un papier déprécié, dans toutes les relations de la vie sociale. Cette action perturbatrice s'aggrave de deux faits. D'abord, depuis quinze ou vingt ans, depuis que la culture intensive s'est développée, depuis que les terres ont pu se clore et que le libre parcours des bestiaux a été arrêté, la base de la vie économique de la France a été entamée.' Elle reposait autrefois sur deux forces : la culture du blé, l'élève du bétail, qui donnait au pays le cuir et la laine dont avaient besoin ses manufactures. La vie économique de la France avait ainsi en elle-même son centre d'équilibre et son point d'appui. Elle pouvait commercer avec le dehors, exporter le superflu de ses produits ; mais c'est dans la stabilité de sa vie intérieure et nationale qu'était sa force. Au contraire, elle a aujourd'hui moins de troupeaux ; elle doit acheter au dehors ses laines et ses cuirs ; elle est donc davantage à la merci d'innombrables crises et si c'est avec-un papier déprécié qu'elle est obligée d'acheter au dehors, le déséquilibre naissant se trouve subitement aggravé. Est-ce à dire que Saint-Just condamne l'évolution économique de la France et veut rétrograder à une sorte d'état semi-pastoral ? Pas le moins du monde. Il croit, au contraire, à l'irrésistible force d'expansion du travail, de la production et des échanges. Mais il croit aussi que ces transformations sont dangereuses, qu'elles peuvent compromettre la vie profonde du pays si l'Etat, avec sa haute prévoyance, n'intervient pas pour les régler. C'eût été son devoir, par exemple, de ne pas laisser se perdre ou s'affaiblir l'élève des troupeaux, de ne pas laisser la France à la merci des marchés étrangers pour ses cuirs et pour ses laines, pour les matières premières de sa fabrication. Mais, quel trouble ne devait pas jeter la surabondance du signe dans un pays qui, déjà et avant même la Révolution, se livrait à une audacieuse transformation économique et bouleversait lui-même ses habitudes !

Et voici, en outre, que l'état de guerre achève de révolutionner tout le système de l'économie. Il semble que la 'France ne produise plus que pour forger des armes, nourrir et vêtir grossièrement des légions innombrables de soldats. Sera-ce donc là le régime définitif ? La France renoncera-t-elle aux joies délicates de la vie et aux splendeurs du luxe ? On pourrait le craindre, à voir comment, à la tribune même de la Convention, on dénonce comme un crime le luxe des « laboureurs », des grands fermiers. Non, la France ne s'acclimatera point à une vie purement militaire ou spartiate. Ainsi c'est un large développement de richesse que prévoit Saint-Just. Il faut seulement que l'Etat, en restreignant les émissions démesurées d'assignats qui faussent tout, et en veillant à ce que l'agriculture française offre à l'industrie des produits assez variés et une base assez large, assure l'équilibre et l'ordre dans cette richesse grandissante. Comme nous sommes loin du prétendu « ascétisme » révolutionnaire ! Et comme Saint-Just a un sens de la vie économique et sociale plus large, plus moderne que Robespierre ! Qu'on lise et qu'on médite ce discours puissant, plus sombre parfois que la réalité, mais tout passionné de vie.

« Ce qui a renversé en France le système du commerce des grains depuis la Révolution, c'est l'émission déréglée du signe. Toutes nos richesses métalliques et territoriales sont représentées : le signe de toutes les valeurs est dans le commerce et toutes ces valeurs sont nulles dans le commerce, parce qu'elles n'entrent pour rien dans la consommation. Nous avons beaucoup de signes et nous avons très peu de choses.

« Le législateur doit calculer tous les produits dans l'Etat et faire en sorte que le signe les représente ; mais si les fonds et les produits de ces fonds sont représentés, l'équilibre est perdu et le prix des choses doit hausser de moitié : on ne doit pas représenter les fonds, on ne doit représenter que les produits. — Saint-Just veut dire que les assignats, représentant la valeur même des domaines brusquement mis en vente et non pas seulement les produits annuels de ces biens, surchargent la circulation.

« Voilà ce qui nous arrive. Le luxe est aboli ; tous les métaux, achetés chèrement ou retirés des retraites où le faste les retenait, ont été convertis en signes. Il ne reste plus de métaux ni de luxe pour l'industrie. Voilà le signe doublé de moitié. Si cela continue, le signe enfin sera sans valeur ; notre change sera bouleversé, notre industrie tarie, nos ressources épuisées : il ne nous restera plus que là terre à partager et à dévorer.

« Lorsque je me promène au milieu de cette grande ville, je gémis sur les maux qui l'attendent, et qui attendent toutes les villes si nous ne prévenons pas la ruine totale de nos finances. Notre liberté aura passé comme un orage et son triomphe comme un coup de tonnerre... Que nous importent les jugements du monde ? Ne cherchons point la sagesse si loin de nous. Que nous serviraient les préceptes du monde après la perte de la liberté ? Tandis que nous attendons le tribut de lumière des hommes et que nous rêvons le spectacle de la liberté du globe, la faiblesse humaine, les abus en tous genres, le crime, l'ambition, l'erreur, la famine, qui n'ajournent point leurs ravages, nous ramènent en triomphe à la servitude. On croirait que nous désirons l'esclavage, en nous voyant exposer la liberté à tant d'écueils. Nous courons risque de nous perdre si nous n'examinons pas enfin où nous en sommes et quel est notre but. La cherté des subsistances et de toutes choses vient de la disproportion du signe ; les papiers de confiance augmentent encore la disproportion ; car les fonds d'amortissement sont en circulation ; l'abîme se creuse tous les jours par les nécessités de la guerre. Les manufactures ne sont rien, on n'achète point, le commerce ne roule guère que sur les soldats. Je ne vois plus dans le commerce que notre imprudence et notre sang : tout se change en monnaie ; les produits de la terre sont accaparés ou cachés. Enfin, je ne vois plus dans l'Etat que de la misère, de l'orgueil et du papier. Je ne sais pas de quoi vivent tant de marchands ; on ne peut point s'en imposer là-dessus : ils ne peuvent plus subsister longtemps. Je crois voir dans l'intérieur des maisons les familles tristes, désolées ; il n'est pas possible que l'on reste longtemps dans cette situation. Il faut lever le voile : personne ne se plaint, mais que de familles pleurent solitairement ! Vous vous flattez en vain de faire une République si le peuple affligé n'est pas en état de la recevoir.

« On dit que les journées de l'artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l'artisan n'a point d'ouvrage, qui paiera son oisiveté ? Il y a dans Paris un vautour secret. Que font maintenant tant d'hommes qui vivaient des habitudes du riche ? La misère a fait naître la Révolution, la misère peut la détruire. Il s'agit de savoir si une multitude qui vivait, il y a peu de temps, des superfluités, du luxe, des vices d'une autre classe, peut vivre de la simple corrélation de ses besoins particuliers. Cette situation est très dangereuse ; car si l'on n'y gagne que pour ses besoins, la classe commerçante n'y peut point gagner pour ses engagements, ou le commerce, étant enfin réduit à la mesure de ses modiques besoins, doit bientôt périr par le change. Ce système ruineux s'établira dans tout l'empire. Que ferons-nous de nos vaisseaux ? Le commerce d'économie a pris son assiette dans l'univers ; nous ne l'enlèverons point aux Hollandais, aux Anglais, aux autres peuples. D'ailleurs, n'ayant plus ni denrées à exposer, ni signe respectable chez l'étranger, nous serions enfin réduits à renoncer à tout commerce.

« Nous ne nous sommes pas encore demandé quel est notre but et quel système de commerce nous voulons nous frayer. Je ne crois pas que votre intention soit de vivre comme les Scythes et les Indiens. Nos climats et nos humeurs ne sont propres ni à la paresse ni à la vie pastorale, et cependant nous marchons, sans nous en apercevoir, vers une vie pareille.

« ... Le laboureur, qui ne veut point mettre de papier dans son trésor, vend à regret ses grains. Dans tout autre commerce, il faut vendre pour vivre de ses produits. Le laboureur, au contraire, n'achète rien : ses besoins ne sont pas dans le commerce. Cette classe était accoutumée à thésauriser tous les ans en espèces une partie du produit de la terre ; aujourd'hui, elle préfère de conserver ses grains à amasser du papier. Il résulte de là que le signe de l'Etat ne peut point se mesurer avec la partie la plus considérable des produits de la terre qui sont cachés, parce que le laboureur n'en a pas besoin et ne met guère dans le commerce que la portion des produits nécessaires pour acquitter ses fermages.

« Quelqu'un ici s'est plaint du luxe des laboureurs. Je ne décide pas si le luxe est bon en lui-même ; mais si nous étions assez heureux pour que le laboureur aimât le luxe, il faudrait bien qu'il vendît son blé pour acheter les superfluités. IL FAUDRA DU LUXE DANS VOTRE RÉPUBLIQUE ou des lois violentes contre le laboureur qui perdront la République.

« Il faut donc que le législateur fasse en sorte que le laboureur dépense ou ne répugne point à amasser le papier ; que tous les produits de la terre soient dans le commerce et balancent le signe. Il faut équipoller les signes, les produits, les besoins : voilà le secret de l'administration économique... L'empire est ébranlé jusque dans ses fondements ; la guerre a détruit les troupeaux ; le partage et le défrichement des communes achèvera leur ruine ; et nous n'aurons bientôt ni vins, ni viandes, ni toisons. Il est à remarquer que la famine s'est surtout faite sentir depuis l'édit de 1763, soit qu'en diminuant les troupeaux on ait diminué les engrais, soit que l'extrême abondance ait frayé le chemin aux exploitations inconsidérées. Vous serez forcés un jour d'encourager le laboureur à aménager ses terres et à partager son industrie entre les grains et les troupeaux. Il ne faut pas croire qu'une portion de la terre étant mise en pâturage, l'autre portion ne suffira plus à nos besoins ; on aura plus d'engrais, et la terre, mieux soignée, rapportera davantage. On tarira le commerce des grains ; le peuple aura des troupeaux pour se nourrir et se vêtir ; nous commercerons de nos cuirs et de nos laines. Il y a trente ans, la viande coûtait 4 sous la livre ; le drap, 10 livres ; les souliers, 50 sous ; le pain, 1 sou ; les pâturages n'étaient point défrichés ; ils l'ont été depuis et, pour ne point prendre l'instant de cette crise passagère pour exemple, en 1787, le drap valait 20 livres, la viande 8 sous, les souliers 5 et 6 livres, le pain 2 sous et demi. Qu'avons-nous gagné à défricher les landes et les collines ? Nous avons porté notre argent en Hollande et en Angleterre, d'où nous avons tiré nos cuirs ; nous avons vendu nos grains pour nous vêtir, nous n'avons travaillé que pour l'Europe...

« Voilà notre situation : nous sommes pauvres comme les Espagnols par l'abondance de l'or ou du signe, et la rareté des denrées en circulation. Nous n'avons plus ni troupeaux, ni laines, ni industrie dans le commerce. Les gens industrieux sont dans les armées et nous ne trafiquons qu'avec le trésor public, en sorte que nous tournons sur nous-mêmes et commerçons sans intérêt.

« Si je ne me trompe, ce qui vaut aujourd'hui un écu, en supposant que nous ne changions pas de système, vaudra 10 livres dans huit mois. Il sera fabriqué environ pour 200.000.000 d'espèces ; le signe représentatif de tous les biens des émigrés sera en émission ; on remplacera l'arriéré des impôts par des émissions d'assignats et le capital des impôts sera en circulation avec le signe représentatif de l'arriéré. Le peuple alors gémira sous le portique des législatures ; la misère séditieuse ébranlera vos lois, les rentes fixes seront réduites à rien ; l'Etat même ne trouvera plus de ressources dans la création des monnaies : elles seront nulles. Nous ne pourrons pas honorablement payer nos dettes avec ces monnaies sans valeur. Alors quelle sera notre espérance ? La tyrannie sortira vengée et victorieuse des émeutes populaires. »

C'est le discours le plus pessimiste qui ait été prononcé à la Convention, et cette sombre prophétie s'accomplira dans la période où l'extrême discrédit de l'assignat, la misère générale et l'anarchie prépareront la voie à la dictature militaire. Saint-Just force les couleurs sans doute à dessein, pour avertir à temps le pays.

Mais quel est le remède ? Il semble bien que le plus efficace serait d'arrêter la guerre le plus vite possible puisque c'est elle qui dévore les ressources de la Révolution. Saint-Just n'ose pas le demander, ou plutôt il n'ose pas espérer le retour prochain de la paix. Il sait, au contraire, et il dit que les nations commerçantes n'attendent, elles aussi, qu'une occasion favorable pour entrer en ligne contre nous. Mais il est certain qu'il désire qu'un pouvoir révolutionnaire, vigilant et fort, soit en état de négocier et de mettre un terme à la guerre dont Robespierre, à l'origine, ne voulait pas. En attendant, il faut d'abord que la guerre arrive à se nourrir elle-même.

« Si vos armées conquièrent la liberté pour les peuples, il n'est point juste que vous vous épuisiez pour ces peuples : ils doivent soulager notre trésor public, et dès lors nous avons moins de dépenses à faire pour entretenir nos armées. »

Redoutable expédient ! Il faut, en second lieu, soutenir la valeur de l'assignat, et cela de deux manières. Il faut d'abord assurer le crédit public en écartant à jamais toute pensée, toute tentative de démembrement fédéraliste, car avec des provinces fédérées que deviendrait l'assignat, signe central et national ?

« Je n'ose le dire, si l'empire venait à se démembrer, l'homme qui attache quelque prix à l'aisance se demande à lui-même ce que deviendraient en ses mains des richesses fictives dont le cours serait circonscrit. Vous avez juré de maintenir l'unité, mais la marche des événements est au-dessus de ces sortes de lois, si la Constitution ne les consacre pas. »

Mais surtout, il est nécessaire de limiter les émissions.

« Le vice de notre économie étant dans l'excès du signe, nous devons nous attacher à ne pas l'augmenter, pour ne pas accroître la dépréciation. Il faut décréter le moins de monnaies qu'il nous sera possible ; mais, pour y parvenir, il faut diminuer les charges du trésor public, soit en donnant des terres à nos créanciers, soit en affectant les annuités à leur acquittement, sans créer de signe ; car cette méthode corrompt l'économie et, comme je l'ai démontré, bouleverse la circulation et la proportion des choses. Si vous vendez, par exemple, les biens des émigrés, le prix anticipé de ces fonds, inertes par eux-mêmes, sera en circulation et se mesurera contre les produits qui représentent trente fois moins. Comme ils seront vendus très cher, les produits renchériront proportionnellement, comme il est arrivé des biens nationaux et vous serez toujours en concurrence avec vous-mêmes. » — Notez au passage que Saint-Just constate aussi que les biens nationaux ont été vendus très cher.

Je ne sais ce que valait la combinaison indiquée par Saint-Just. Sans doute, les créanciers de l'Etat n'auraient pas accepté en remboursement ces contrats à terme ; et, s'ils les avaient négociés, c'est une autre forme de papier qui serait venue faire concurrence aux assignats, et qui aurait surchargé la circulation comme firent plus tard les mandats territoriaux. Je ne discute pas non plus les thèses économiques particulières de Saint-Just. La hausse des prix qu'il signale depuis 1763 ne tient probablement pas à la réduction des pâturages et de l'élevage, mais à l'accroissement -général de la vie économique et à l'abondance du numéraire. L'intérêt de son discours n'est pas là Il est dans la vigueur, dans la netteté avec lesquelles, s'élevant au-dessus du problème des subsistances, il posait la question générale :

« Vous déciderez si le peuple français doit être commerçant ou conquérant. »

Et surtout, ce qui est à retenir, c'est le pressentiment des crises prochaines : c'est la haute conscience qu'a Saint-Just des périls de tout ordre dont la Révolution est menacée si elle n'est pas unie, si elle n'a pas une marche décidée et vigoureuse.