HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LES QUESTIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

LE PRIX DU PAIN

Avec cette diversité dans les prix du blé, il n'est- pas aisé de savoir exactement quel était le prix moyen du pain. Lequinio, qui cherche à rassurer la Convention, dit dans son discours du 29 novembre : « Remarquez que les cris et la disette n'ont point lieu dans les départements qui manquent de blé, mais dans ceux où il est abondant. Aujourd'hui le blé manque dans quelques départements du Midi, le pain s'y vend 7 ou 8 sous la livre, et le calme y règne. A trente lieues autour de Paris le sol ne produit que du blé, pour ainsi dire, la récolte a été bonne, tous les greniers sont pleins ; le pain à Paris ne vaut que 3 sous la livre, il n'est pas plus cher dans les 30 lieues qui l'entourent, et c'est là qu'existe le mal. »

Mais, si à Paris le pain ne valait que 3 sous la livre, c'est parce que la municipalité parisienne vendait du blé à perte. On peut donc être sûr que presque partout le prix de la livre de pain dépassait 3 sous. Qu'on se souvienne qu'un député de Lyon s'écriait à la Convention que le pain se vendait à Lyon 5 sous la livre, et que l'on rapproche ce trait effrayant du prix presque incroyable de 7 à 8 sous que Lequinio indique pour quelques départements du Midi, on sera porté à croire que presque partout le prix du pain s'élevait au moins à 4 sous la livre. Barbaroux propose, le 8 décembre, un décret dont l'article 2 disait :

« Lorsque le prix du pain se sera élevé, dans la majorité des départements, au-dessus de 36 deniers la livre, l'exportation des grains de la République sera prohibée par le Corps législatif, et les délinquants seront punis de mort. » — Trente-six deniers c'est 3 sous, le denier exprimant un douzième du sou.

Trois sous, c'est donc, selon Barbaroux, le prix extrême que peut supporter le peuple. Or, dans le même décret, il dit (article 4) : « L'exportation des grains, est dès ce moment défendue. » C'est donc que dans la majorité des départements, et sans contestation aucune, le pain valait plus de 3 sous la livre. D'ailleurs, il se vendait à peu près 3 sous la livre avant la hausse d'octobre ; je crois donc pouvoir conclure qu'à la fin de 1792 et 1793, le pain se vendait au moins 4 sous la livre dans la plus grande partie du pays. Or, la plupart des orateurs sont d'accord pour dire que le travailleur français, surtout le travailleur des campagnes, consomme 3 livres de pain par jour. Dufriche-Valazé dit expressément, dans son discours du 29 novembre :

« Vauban ne porte la consommation qu'à 3 setiers par tête (et par an) ; ce qui ne fait pas tout à fait 2 livres de pain par jour, et si les citadins en consomment moins, qu'ils sachent que l'habitant des campagnes, qui est toujours en équilibre entre ses forces et ses fatigues, en consomme bien davantage. L'expérience m'a démontré que le laboureur mangeait par jour depuis 3 livres jusqu'à 3 livres 1/4 de pain. »

Il est bien vrai que dans ce pain les habitants pauvres pouvaient faire entrer du seigle ; mais, à moins de réduire la qualité de son pain, le citoyen français supportait alors, rien que pour le pain, une charge de 12 sous par jour. Barbaroux évalue à 2.400 millions la valeur annuelle de la consommation en pain pour les. 25 millions de Français : c'est une charge de 88 francs par tête. Et cette année-là les menus grains, ce qu'on pourrait appeler les grains pauvres, qui au besoin remplaçaient le blé, avaient fait défaut :

« Les pluies presque continuelles de l'automne, écrit Roland, ont beaucoup endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin, qui sont dans plusieurs cantons la principale nourriture de la classe indigente du peuple. Il faut attribuer particulièrement au défaut de récolte de ces menus grains, les demandes considérables de secours qui me sont adressées journellement. »

C'est donc au blé surtout qu'il fallait recourir ; et on voit qu'au cours du pain de froment chaque travailleur, ouvrier ou paysan, selon qu'il consommait 2 livres ou 3 livres de pain par jour, était obligé de dépenser, rien que pour le pain, entre 8 et 12 sous par jour ; c'est-à-dire au moins un tiers du salaire et souvent la moitié. Je n'entre pas en ce 'moment dans l'étude des salaires sous la Révolution ; je me borne à marquer par quelques exemples, combien, par rapport aux salaires, le prix du pain était à cette date exorbitant. Beaucoup de journaliers agricoles ne gagnaient pas plus de 20 sous par jour. Nous avons vu que les ouvriers du bâtiment à Paris gagnaient 40 sous. Je relève, dans ce même rapport de Roland, qui constate le haut prix du blé, le salaire de quelques catégories d'ouvriers d'élite, payés particulièrement cher. Ainsi, à la manufacture de Sèvres, les ouvriers, au nombre de 204, sont répartis en six ateliers. L'atelier de peinture est composé d'un chef et de 72 ouvriers dont les appointements annuels montent, au total, à la somme de 63.492 livres ; c'est-à-dire que le salaire annuel de ces ouvriers, qui sont des artistes, s'élève en moyenne à 900 livres, 3 Livres par jour de travail. Dans l'atelier de porcelaine tendre, composé d'un chef et de 46 ouvriers, les appointements annuels s'élèvent à 33.285 livres ; c'est une moyenne annuelle, par ouvrier, de 718 livres, ou 2 fr. 30 par jour ouvrable : 46 sous. L'atelier de porcelaine dure est composé d'un chef et de 26 ouvriers, qui reçoivent dans l'année 20.256 livres ; pas 50 sous par jour. Voici l'atelier des fours composé d'un chef et de 42 ouvriers, recevant annuellement 25.620 livres, c'est-à-dire, pour chacun d'eux, 581 livres dans l'année : 38 sous par jour.

A la manufacture des Gobelins « les ouvriers étaient au nombre de 134, dont 18 apprentis, et la totalité de leurs journées s'élevait à une somme de 109.546 livres. Il y avait sur cette dépense une diminution de 8 à 10.000 livres par an, pour le piquage par quart de jour à raison des absences ».

Ainsi, en fait, ils recevaient dans l'année environ 100.000 livres : c'est-à-dire (défalcation faite des apprentis) 860 livres en moyenne pour chacun : 56 sous par jour ouvrable, à peine sur l'ensemble de l'année 50 sous par jour. Et c'étaient des ouvriers rares, aux prises avec le génie des peintres, et obligés d'entrer si subtilement dans l'œuvre des maîtres que, selon la manière large ou raffinée du peintre qu'ils reproduisaient en tapisserie, la vitesse de leur travail mesurée à l'aune était extrêmement variable. « Tant que l'on a exécuté des tableaux des anciens maîtres, les prix fixés pour la main-d'œuvre n'ont excité aucune réclamation ; mais lorsque l'on a exécuté des Boucher, des Van Loo, l'ouvrier n'a pu mettre dans son travail la même promptitude. » Et quand les hauts salaires sont à ce niveau, que_ doit être le commun des salaires ? Il ne me paraît pas téméraire de dire qu'en général ils représentaient à peine le tiers des salaires actuels. Or, aujourd'hui et depuis une dizaine d'années le prix du pain n'atteint pas en France, dans l'ensemble, 3 sous la livre. Donc, le pain au commencement de 1793, était plus cher qu'aujourd'hui, absolument, au moins d'un quart ; et relativement au salaire, il était quatre fois plus cher. Quel fardeau pour le peuple, à cette heure à la fois triomphante et difficile de la Révolution !

Mais quelles étaient les causes de cette redoutable cherté ?

If est sans doute impossible de les démêler toutes et de mesurer l'action de chacune. Dans ces périodes de rénovation universelle et de vaste ébranlement l'enchevêtrement des faits est extrême, les faits économiques et les faits politiques réagissent les uns sur les autres à l'infini.

Il serait trop commode de dire, comme le font les historiens à la mode de Taine, que la méfiance générale et l'anarchie étaient les causes de la cherté. Sans doute, le peuple avait gardé un souvenir sinistre des opérations d'ancien régime qui furent faites sur les blés, il avait gardé le souvenir horrible des disettes, des famines périodiques qui avaient désolé le pays. Et chaque département, chaque district, chaque canton, soupçonnant que si le grain sortait de leurs limites il deviendrait peut-être la proie de manœuvres coupables, étaient tentés de le retenir sur place. Ainsi la circulation était sinon arrêtée, au moins troublée, et les régions qui avaient du trop plein ne le déversaient que péniblement sur celles qui avaient du manque ; de là sans doute, l'extrême inégalité des prix.

 

LES SPÉCULATIONS DU ROI

Une découverte récente avait ranimé les souvenirs des plus tristes et des plus terribles légendes d'accaparement et de famine. Les papiers saisis aux Tuileries avaient révélé l'emploi assez étrange fait, pour le compte du roi, des fonds disponibles. Le roi, par un billet du 7 janvier 1791, en avait confié la gestion à M. de Septeuil :

« J'autorise M. de Septeuil à placer mes fonds libres comme il le jugera convenable, soit en effets sur Paris ou sur l'étranger, sans néanmoins aucune garantie de sa part. »

Et M. de Septeuil s'était mis en rapport avec des maisons de Nantes, de Lyon, et surtout de Hambourg, et il faisait pour le roi, sur les sucres, sur les blés, des opérations où il était intéressé à la hausse. Voici un billet du 22 avril 1792 à MM. Duboisviolette et Moller, de Nantes :

« M. Rocck, d'Hambourg, étant ici dernièrement, vous a prévenu que l'achat fait sur son ordre de 20 barriques sucre terré, montant à 65.982 livres, était pour mon compte. En conséquence, je vous prie, Messieurs, de temps à autre, et premièrement en réponse à celle-ci, de me donner des instructions sur le cours du sucre et sur ce que je puis en espérer. Ce sera d'après cette connaissance que je vous en commettrai la vente. Mon intention est de réaliser le plus tôt possible cette spéculation et aussitôt que j'y pourrai trouver un bénéfice de 10 à 12 p. 100. Je vous prie de m'adresser vos lettres sous enveloppe à M. de Chalandray, rue de l'Université. »

Le 30 avril 1792, Septeuil écrivait à Rocck, qui se trouvait alors à Amsterdam, chez MM. de Bury et Cie :

« Monsieur, j'apprends avec plaisir votre heureuse arrivée à Amsterdam ; je suis charmé que vous n'ayez pas été inquiété sur votre route, il n'en serait peut-être pas de même aujourd'hui, depuis notre déclaration de guerre... A l'égard des marchandises, je vois avec beaucoup de peine la baisse énorme sur celle du n° 1. J'attends avec impatience l'effet qu'aura produit notre déclaration de guerre ; vous connaissez mes intentions sur cet article, je persiste à vouloir le réaliser au pair, je me repose sur votre zèle pour mieux faire, si les circonstances deviennent favorables. Quant aux n° 2 et 3, j'ai plus de confiance dans la hausse que ces marchandises doivent éprouver ; j'espère que vous m'informerez exactement des variations de prix, et que vous n'échapperez pas les occasions utiles à mes intérêts. Vous m'avez donné de belles espérances sur ces opérations, je désire les voir réaliser et n'avoir que des remerciements à vous en faire. »

Evidemment les opérations faites pour le compte du roi sont insignifiantes, mais c'étaient des spéculations à la hausse, et quand ces lettres furent saisies et publiées, les esprits surexcités déjà par la hausse des denrées crurent voir là une partie d'un vaste plan caché. Septeuil, dans une lettre du 14 mai 1792 à MM. Engelback et Rocck, à Hambourg, écrit ceci :

« Je vous priais de me reconnaître... de l'emploi de B. M. 75.089 pour mon intérêt proportionnel aux fonds dans les achats en société de blé froment qui se montent, suivant les factures remises à M. du Coulombrei, à 402.992 B. M. »

C'étaient des sommes infimes, et cela ne pouvait en rien agir sur les cours, mais quelle inconscience, quelle funeste étourderie chez ces agents du roi qui, en pleine révolution, en pleine guerre, quand le peuple encore hanté des souvenirs du pacte de famine commence à murmurer contre la cherté des grains, associent le roi à des spéculations à la hausse sur les denrées coloniales et sur le blé ! Septeuil demande à ses correspondants de Hambourg — ah ! comme le nationalisme monarchiste et antisémite, vertueux ennemi du cosmopolitisme financier, a là de précieux antécédents ! — de lui confirmer l'entrée en dépôt des cafés, reçus du Havre et de Nantes, et des sucres reçus de Nantes :

« Je vous serai obligé de satisfaire à tous ces points de reconnaissance. Je vous dirai de plus que M. Rocck m'avait expressément promis que vous m'écririez le prix de chacune de ces marchandises. »

Et en post-scriptum :

« Je ne doute pas que le prix des froments ne s'élève incessamment et que vous ne rencontriez les limites de 120, quoique fort distantes d'à présent. »

Septeuil n'est pas enchanté de son opération, il craint d'avoir acheté au moment où le cours du blé avait déjà atteint le plus haut ; il essaie pourtant de se rassurer et il entrevoit une hausse nouvelle comme conséquence des grands achats des armées.

« Hambourg, MM. Engelback et Rocck, le 8 juin 1792.

« Il faut avouer que j'ai été bien malheureux de saisir le plus haut prix dans l'achat de ces froments ; j'espère que vous apporterez tous vos soins pour m'en tirer le meilleur parti que vous pourrez recueillir sur les récoltes éventuelles du Nord et sur la consommation présumée des nombreuses armées... Les notions sur nos récoltes de France les font présumer bonnes. Cependant, il arrive annuellement que les denrées sont chères à l'approche et même après les récoltes ; il en est sans doute de même chez vous, et J'ESPÈRE QUE DANS LE COURANT DES MOIS DE JUILLET ET D'AOUT LES PRIX S'ÉLÈVERONT ; j'ai la même espérance pour les denrées coloniales pour l'automne prochain. »

Septeuil n'eut pas d'ailleurs à se louer de ses rapports avec les dépositaires Rocck et Engelback, chez lesquels il consignait pour revendre à bénéfice, sucres, cafés et blés. Il eut des doutes sur leur solidité et retira la marchandise, mais il continua de spéculer et il écrivait à ses nouveaux correspondants de Hambourg, MM. Poppe et Cie, pour soutenir les cours :

« Je ne fixe pas de limites pour les froments... Vous aurez appris les ordres que notre gouvernement a donnés chez vous pour des achats qui seront suivis, dit-on, de nouveaux et plus considérables. »

A Londres, à Saint-Pétersbourg, Septeuil poussait aussi ses petites opérations. Les documents relatifs à ces spéculations furent portés à la tribune de la Convention et aggravèrent l'émoi du peuple. On ne voit là en mouvement que de petites sommes, mais a-t-on découvert toute la trame ? Et si les fonds de la liste civile servent à des achats de blés, à des « accaparements », toute la contre-Révolution n'est-elle pas entrée dans le système du roi ? Que le grain reste donc sous la surveillance du peuple si on ne veut "pas que les contre-révolutionnaires, les nobles, les prêtres factieux, les marchands aristocrates, les riches bourgeois feuillants, le concentrent en des magasins secrets, afin d'affamer la Nation révolutionnaire.

 

LA DÉNONCIATION DE VALAZÉ

Le girondin Valazé, rapporteur de la Commission d'examen des papiers trouvés aux Tuileries, dénonça avec violence, le 6 novembre, les spéculations royales :

« De quoi n'était-il pas capable, le monstre ! Vous allez le voir aux prises avec la race humaine tout entière. Je vous le dénonce comme accapareur de blé, de sucre et de café. Septeuil était chargé de cet odieux commerce, auquel nous voyons qu'on avait consacré plusieurs millions. Était-ce pour cet horrible usage que la Nation avait comblé le perfide de richesses ? Il n'y 'a que le cœur d'un roi qui soit capable d'une telle ingratitude.

« Ah ! je ne suis plus surpris de l'imprévoyance des lois sur les accaparements. On faisait tout pour détourner de cet objet l'esprit des législateurs ; on imposait silence au peuple toujours crédule en lui disant qu'il n'y avait point et qu'il ne pouvait y avoir d'accapareurs ; que toutes les parties de. l'empire étaient trop activement surveillées par les corps municipaux et les gardes nationales... Le peuple se taisait, car il est si facile à convaincre, et le lendemain, sous le grand prétexte de la libre circulation des grains, on le faisait marcher au secours des accapareurs. J'en profiterai, de cette leçon, et je prends ici l'engagement de veiller avec un soin particulier sur la rédaction des lois relatives aux subsistances.

« Vous concevez bien, représentants du peuple, qu'on. a couvert de toutes les ombres du mystère l'odieux commerce que je viens de vous dénoncer, et longtemps nous avons cru nous-mêmes que nos recherches seraient infructueuses. Les sommes que l'on y employait et le nom de celui qui le faisait ne nous laissaient aucun doute sur la part que Louis Capet devait, à l'exemple de son aïeul, prendre à ce commerce. Nous connaissions les besoins toujours renaissants d'une Cour corruptrice. Nous avions sous les yeux l'embarras de Septeuil pour satisfaire quelquefois à ces besoins ; cependant nous savions que le fier despote voulait être obéi sur l'heure.

« Nous voyions ce même Septeuil consacrer jusqu'à deux millions et plus à ce commerce qu'il faisait à Hambourg, à Londres et ailleurs, en prenant la simple précaution de se faire adresser sa correspondance, à ce sujet, sous un nom emprunté ; nous étions assurés, en même temps, que le tyran était instruit des rapports commerciaux de son agent avec l'étranger, puisque nous tenions en mains des reçus de sa part, qui consistaient en des traites sur Londres. Nous ne cessions de répéter que Septeuil ne serait pas assez imprudent pour se priver de la ressource de plusieurs millions, quand on le pressait chaque jour pour des paiements 9traordinaires, à moins qu'il n'eût eu une réponse toute prête.

« Enfin, après avoir revu cent fois les liasses qui renferment les factures et la correspondance relatives à ce commerce, qui s'est fait à partir du mois de juin 1791 jusqu'à la Révolution (du 10 août), nous sommes parvenus à trouver la pièce probante. »

C'est l'autorisation de Louis à Septeuil que j'ai citée. Valazé grossit beaucoup les choses. D'abord, j'ai beau lire et relire les documents annexés à son rapport, je n'y trouve pas l'emploi de plusieurs millions en opérations de commerce. Je vois bien que le roi demande à M. Duruey, le 24 février 1791, une avance de deux millions, mais rien n'indique qu'elle fût destinée à des combinaisons commerciales.

C'est le 2 juillet 1792, que je relève les achats les plus forts : 595.691 livres de café, et 234.973 livres de sucre, le tout acheté au Havre et à Nantes et expédié à Hambourg, pour y être consigné chez Poppe et Cie. Il ne me paraît donc pas que le capital consacré par l'agent de Louis XVI à ces sortes d'opérations ait dépassé un million. Mais eût-il été de deux ou trois, quelle influence cela pouvait-il avoir sur la marche générale des prix ? Il n'y a rien là qui ressemble à un plan d'accaparement, à un pacte de famine, mais une prodigieuse inconscience, un divorce complet de la pensée du roi et de la vie nationale.

 

LA RÉPLIQUE DE CREUZÉ-LATOUCHE

Creuzé-Latouche exagéra en sens inverse lorsqu'il essaya, le 8 décembre, de calmer l'émotion que ces pièces avaient provoquée :

« Vous vous souvenez que dans le rapport de la Commission des Vingt-quatre, qui vous fut fait sur Louis XVI, dans la séance du 6 novembre, on vous dénonça des accaparements de blé ; j'en fus fort surpris, moi, qui ne crois pas aisément aux accaparements, et qui savais que Louis XVI n'avait pu avoir cette année, en sa disposition, ni les finances, ni les intendants, ni les autorités, ni les baïonnettes dont disposait son aïeul.

« Mais je fus encore surpris de voir le rapporteur nous dénoncer ces accaparements, en y mêlant ses réflexions critiques contre la liberté du commerce des grains, sans nous expliquer en aucune manière comment cet accaparement s'était fait ; je prévis d'avance les maux que produirait une dénonciation aussi vague. Car, quand on, parle ainsi publiquement d'accaparement sans en expliquer clairement les faits, le peuple, devenant plus inquiet et plus soupçonneux, confond toutes les opérations innocentes et mêmes utiles avec des crimes, et ses erreurs en ce genre ne manquent jamais d'augmenter ses propres calamités.

« Je fus obligé de me livrer à mes propres conjectures sur cet accaparement. Je m'imaginai que Louis XVI voulant faire travailler ses fonds comme un marchand, avait fait quelques spéculations sur des blés, et qu'ensuite, pour faire hausser le prix du blé, il avait soudoyé des agitateurs et des émissaires pour exciter des soulèvements et troubler la circulation des grains.

« ... J'allai au lieu des séances de la Commission des Vingt-quatre pour y examiner celles des pièces qui concernaient le prétendu accaparement. Je vis dans ces pièces que Septeuil- ou ses agents" avaient employé des fonds de plusieurs associés à des spéculations sur des sucres et des cafés et sur des blés. Je remarquai que ces blés étaient destinés à être revendus en France et non exportés à l'étranger. Je vis ensuite, par les lettres mêmes des associés, qu'ils étaient au désespoir de ce qu'on avait employé leurs fonds à des achats de blés ; leurs lettres étaient remplies de plaintes et de reproches sur ce sujet. Les uns voulaient se retirer de la Société, les autres voulaient que l'on se défît promptement de cette marchandise.

« Et la grande raison qu'ils donnaient de leur mécontentement de cette spéculation, c'est que la récolte approchait, et qu'elle s'annonçait par une belle apparence.

« Ainsi, si Louis XVI employait la liste civile à des spéculations de marchand, on voit que, tout roi qu'il était, il se trouvait dominé par les lois de la nature et soumis à de bonnes et à de mauvaises chances comme tout autre marchand. »

Voilà bien, en sa pure forme, l'optimisme des économistes ; et l'on est presque tenté de croire, en écoutant Creuzé-Latouche, que Septeuil et Louis XVI avaient travaillé à approvisionner la France. Mais ce qui frappait le peuple, ce qui l'inquiétait, c'est que dans une période où la hausse du blé et du pain était désastreuse, le roi avait espéré, et voulu la hausse du blé ; et il était tout porté à croire que lorsque le roi s'engageait dans des spéculations à la hausse, il employait ensuite toute sorte de manœuvres à provoquer, en effet, la hausse.

 

LA DISETTE ÉTAIT FACTICE

Mais cette nervosité et cette défiance du peuple, avec le resserrement et la stagnation des grains qui en étaient la conséquence, ne suffisent point à expliquer la hausse exceptionnelle de la fin de 1792, puisque, depuis le commencement de la Révolution, le peuple avait eu à l'égard des subsistances les mêmes craintes soupçonneuses sans que pourtant le blé eût atteint le niveau où il était maintenant. Ce n'est pas non plus par la pénurie ou même la médiocrité de la récolte qu'il fallait expliquer le mouvement. La récolte était bonne. Tous les témoignages là-dessus sont concordants. L'abondance des moissons secondait la Révolution. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa proclamation du 30 octobre, constate formellement cette abondance :

« Dans plusieurs départements de la République, les subsistances sont l'objet des inquiétudes du peuple. En vain notre sol nous fournit-il d'abondantes récoltes, des terreurs s'emparent des esprits, les propriétaires ferment leurs greniers, le marchand n'ose se livrer à ses spéculations ; le commerce languit, et de là nous éprouvons des disettes partielles et factices, au milieu d'une abondance réelle. »

Fabre, de l'Hérault, dit dans son rapport du 3 novembre :

« La Fiance, s'il faut en croire les économistes les plus fameux, recueille, en général, le blé nécessaire pour la consommation de ses habitants ; et s'il est impossible d'avoir des données certaines sur cet objet, toutes les probabilités se réunissent en faveur de cette hypothèse. Si la récolte a été, cette année, stérile dans quelques départements, une heureuse abondance a fertilisé les autres et devait réparer ces maux partiels. Les pétitions contiennent l'aveu qu'on ne manque pas de grain. »

Beffroy dit, le 16 novembre :

« C'est au milieu de l'abondance que la disette menace le peuple. »

Isoré écrit, à propos d'un district de l'Oise :

« D'après les connaissances parfaites que j'ai recueillies par mes observations et par les aperçus que nos commettants connaissent eux-mêmes, je puis assurer que ce district aura,- au-delà de sa consommation, 15.000 setiers de froment, de 275 livres, poids de marc ; pareille observation faite sur tous les districts du département de l'Oise, après avoir déduit ce qui convient en raison de la population et de l'ingratitude du sol de plusieurs cantons, il en résultera, très certainement, que ce département pourra céder à ses voisins 80.000 setiers. »

Lequinio dit, le 29 novembre :

« La France manque-t-elle de blé ? Non. La France, recueille actuellement au-delà de ses besoins. Cette année, la récolte a généralement été bonne et nous y touchons encore ; aussi, quand elle serait insuffisante pour les besoins de l'année entière, il est de toute évidence que nous sommes, en ce moment, dans une abondance réelle. »

« Souffrirez-vous plus longtemps que les Français gémissent au milieu de l'abondance ?

« Il y a, n'en doutez point, dans la République, plus de grains qu'il n'en faut" pour la consommation des citoyens. »

Saint-Just affirme que les produits sont seulement cachés, par l'effet de la surabondance du signe monétaire. Dufriche-Valazé, qui combat précisément les évaluations optimistes, reconnaît cependant qu'il y a assez de grains :

« Voulez-vous, dit-il, que j'ajoute tout le possible à la supposition faite par les économistes ? Eh bien ! je consens que les terres, l'une dans l'autre, rapportent 4 ¹/₆ pour un, les semences prélevées ; il en résultera que nous sommes au pair de nos besoins, sauf le cas de stérilité générale ou partielle. Ici se dissipe un beau rêve, qui ne s'est que trop prolongé ; ici tous les événements s'expliquent sans difficulté. Je ne suis plus surpris de voir la France si souvent agitée par la crainte de manquer de subsistances ; quand elle aurait quelque chose en sus de ses besoins, les moindres circonstances feraient naître cette crainte, au milieu d'une population aussi forte que la nôtre. »

Mais il conclut :

« Nous avons des grains à peu près ce qu'il nous en faut. »

Creuzé-Latouche déclare, le 8 décembre :

« Je ne crains pas d'affirmer que jamais la France n'eut autant de grains qu'elle en possède actuellement... Depuis trois ans, les récoltes ont été bonnes, et la dernière a été supérieure...

« Ajoutez à cette quantité de blés de la dernière récolte, et même des années précédentes — car il y en a, surtout dans les départements du Nord —, les blés que l'on doit encore tirer de l'étranger, et vous verrez que le peuple français est réellement au sein de l'abondance, quoiqu'il n'en jouisse pas. »

Louis Portiez, député de l'Oise, écrit le 8 décembre :

« Citoyens législateurs, la saison de la récolte expirait à peine, et déjà on criait à la famine. Les greniers regorgent encore de grains, et on nous menace de la disette...

« Avant 1789, le sol de la France produisait une récolte plus que suffisante aux besoins de ses habitants ; il se faisait alors des exportations à l'étranger ; le gibier avait le privilège de dévaster impunément nos champs et de prélever aussi, chaque année, la dîme au moins de nos productions territoriales. Aujourd'hui que son règne n'est plus, que l'exportation à l'étranger est prohibée, que la masse des subsistances est augmentée de plus de 2 millions de quintaux, tant en grains qu'en farine, importés de l'étranger depuis le 1er janvier de cette année jusqu'à présent, les calculateurs recherchent, en vain, les causes de cette disette factice au milieu de l'abondance. »

Tous les journaux font les mêmes constatations. Dans un important article (24 novembre-1er décembre 1792) sur les subsistances, le journal Les Révolutions de Paris dit :

« La récolte a été abondante, cette année ; l'année précédente même avait produit assez de blé pour toute la France. »

Condorcet, de même, note tous les témoignages qui établissent qu'il n'y a pas rareté de grains. Brissot, obsédé par la polémique contre Robespierre et Marat, attribue aux « seuls agitateurs » la cherté du grain.

Mais voici, après tous ces témoignages généraux si décisifs par leur concordance, quelques indications particulières très intéressantes. Laurent Lecointre, député de Seine-et-Oise, soumet à la Convention, au printemps de 1793, un important travail où je relèverai un peu plus tard des éléments précieux pour la question des salaires. Il voulait démontrer à la Convention qu'elle pouvait et devait taxer le blé et que les fermiers pourraient aisément supporter cette taxe, parce qu'ils avaient de larges revenus. Pour le prouver, il dresse le budget précis d'une ferme de 300 arpents à lui connue.

Il peut donc être tenté, dans l'intérêt de sa thèse, de forcer le chiffre de la production moyenne de la ferme. Or, il avertit que les résultats obtenus en 1792 doivent être sensiblement réduits, si l'on veut avoir la mesure à peu près exacte des productions de la ferme : « Je vais, dit-il, établir l'état du fermier sur la récolte la moins avantageuse en quantité et en prix, et je dis qu'au lieu de 800 setiers de blé, qu'ont rapportés, en 1792, les 100 arpents semés de ce grain, la même quantité d'arpents ne rapportera, en 1793, que 700 setiers... Au lieu de 450 setiers d'avoine qu'ont rapportés, en 1792 ; les 100 arpents semés de ce grain, je les, réduis, pour l'année 1793, à 400 setiers de 24 boisseaux, mesure de Paris. »

Ainsi Lecointre, au moment même où il cherche à donner l'idée la plus haute possible des revenus des fermiers, n'ose pas prendre pour type la récolte de 1792 ; il lui fait subir une réduction d'un huitième pour le blé, d'un neuvième pour l'avoine.

Et il se récrie contre les « profits excessifs, honteux, intolérables » qui se font « dans l'état actuel des choses » quand on « porte la récolte sur le pied de 1792, où la moisson a été abondante dans tous les départements agricoles » ; car, ajoute-t-il, « nous avons la consolation de savoir que ce n'est pas la disette des grains qui a occasionné leur extrême cherté, mais la méchanceté de quelques hommes ».

Je ne retiens pas les explications de Lecointre, mais seulement le fait affirmé par lui avec tant de précision. Et il donne couleur et vie à son affirmation en déroulant, sous nos yeux, les vastes plaines toutes chargées encore de leur fécondité d'hier.

« Ouvrez les yeux, citoyens mes collègues, et portez vos regards sur la surface de cet empire. Dans les départements agricoles, à 40 lieues aux environs de Paris, les plaines sont encore garnies de leurs meules ; les cours des gros agriculteurs ont encore entières celles qu'une ample moisson leur a procurées l'année dernière ; quelques-uns même en ont de deux années. Entrez dans les granges, beaucoup sont encore pleines, les greniers de l'accapareur sont remplis. »

Et comme si aucun doute n'était possible sur le fond même des choses, Lecointre s'écrie :

« Et vous, législateurs, vous êtes témoins de cette abondance et, insensibles aux cris des 'malheureux, vous voyez de sang-froid qu'une denrée qui devrait, au plus, valoir 30 livres le setier pesant 240 livres, est portée à 50 et 55 livres, et les autres grains en proportion. »

Ainsi, dans l'été fécond de 1792, la générosité de la terre avait répondu à la générosité de la Révolution. Et sous le soleil du 10 août, l'éclair de la faucille avait couché de larges moissons. Non, il n'y a pas disette profonde ; et ce n'est pas au bord d'un abîme de misère et de désespoir que la République va faire ses premiers pas. Les richesses qu'a données la terre, débarrassée de la dîme et fécondée par la liberté, sont bien là présentes, substantielles, dorées aux yeux et chaudes à la main. Et la Révolution saura bien les mettre en mouvement et les assimiler. Mais quel prodigieux déséquilibre économique, et à quelles difficultés troublantes elle est en proie ! Que de causes concourent à cette cherté paradoxale du blé et du pain dans l'abondance des moissons !

 

LES CAUSES DE LA CHERTÉ

Et tout d'abord l'action de l'assignat est incontestable. A mesure que l'assignat baisse, le prix des denrées, quoique d'un mouvement beaucoup moins rapide, doit hausser. Lecointre allègue, il est vrai, que la somme des assignats émis ne dépasse guère la somme du numéraire, augmentée dès billets de la Caisse d'Escompte, qui circulaient en 1788, et qu'il n'y a donc pas surabondance du signe. Mais d'abord il n'est nullement démontré que la monnaie de métal a disparu ; elle s'est immobilisée, elle a été réduite peu à peu à une sorte d'inaction monétaire, par la monnaie de papier ; mais elle subsiste toujours prête à agir, et ainsi la quantité du signe disponible est doublée. En second lieu, le mouvement d'émission à peu près continu auquel est condamnée la Révolution, en enlevant aux assignats toute limite un peu stable, semble leur enlever, en effet, toute limite. On ne sait pas s'il n'y aura pas demain une émission nouvelle, si la valeur de l'assignat ne baissera pas encore et, naturellement, les détenteurs de marchandises se couvrent, par la hausse de leurs prix, contre les risques de dépréciation que l'assignat reçu par eux en paiement aura à courir. De là une tension fébrile et maladive des cours. De là dans tout l'édifice économique, fondé sur des prévisions et des craintes, je ne sais quoi de factice et d'inquiétant. Et précisément parce que le blé est une denrée de première nécessité, précisément parce que cette denrée n'est pas exposée, comme les objets de luxe, aux vicissitudes des modes ou aux révolutions des rapports sociaux, son prix s'élève en proportion même de sa solidité.

Le blé est comme une valeur de premier ordre et de tout repos à échanger contre des valeurs incertaines et dont la limite de décroissance n'est pas connue. Quoi d'étonnant que les propriétaires resserrent leur marchandise ou ne la livrent qu'à très haut prix !

Mais voici que sur ce marché déjà instable les achats de guerre exercent encore une action perturbatrice. La France se trouve soudain à l'état de nation armée ; elle lutte contre la coalition partielle des despotes ; elle s'organise pour résister à leur coalition générale. Sept cent mille soldats sont sous les armes : un chiffre qui, même au temps des plus grandes guerres de Louis XIV, ne fut jamais atteint ; et il est sûr que ce n'est qu'un commencement, une première mobilisation. Ou, si cela n'est pas sûr encore, du moins cela est probable : bientôt, sans doute, toute la force valide du pays sera dans les armées. De là au point de vue des prix des denrées, deux conséquences. D'abord, les cultivateurs, les propriétaires fonciers se demandent s'ils ne seront pas exposés à manquer de bras. Déjà Roland dans ses rapports constate que, dans la région du Nord, le travail des semailles a été contrarié non seulement par les pluies de l'automne, mais par le manque de bras.

« En parlant d'agriculture, dit Roland, le 9 janvier, je dois exposer à la Convention les craintes que je conçois sur le produit de la récolte prochaine ; on me mande de plusieurs départements que les semailles des blés d'hiver ont été contrariées par une infinité d'inconvénients. Le séjour des troupes ennemies, d'une part, dans nos départements du Nord, d'autre part, le manque de bras, la disposition des chevaux pour les convois militaires, les pluies presque continuelles de l'automne, sont cause que le quart des terres n'est pas ensemencé. A cette circonstance si l'on joint les événements politiques qui peuvent contrarier nos achats de blé de l'étranger, on peut avoir quelques inquiétudes sur nos subsistances de l'année prochaine. »

Et Barbaroux allait jusqu'à chiffrer, à la tribune même de la Convention, le déficit qui résulterait dans les récoltes du déficit des bras (8 décembre) :

« Un laboureur, en réduisant les travaux et les productions à un terme moyen, cultive 20 arpents de terre et peut leur faire produire 60 setiers de blé au-delà de la semence, de manière qu'il donne à la République 17.410 livres de pain.

« Or, en fixant la population de la République à 25 ou 26 millions d'habitants, il en résulte qu'il faut le travail de 7.500 laboureurs pour produire la subsistance d'un jour de tous les individus de l'Empire, et que par conséquent nous avons indispensablement besoin de 2.800.000 agriculteurs pour nous assurer les subsistances d'une année. Un événement qui nous enlèverait 100.000 agriculteurs nous exposerait à treize jours et demi de disette.

« Or, je fixe à 300.000 le nombre de ceux que la guerre a enlevés aux campagnes ; et certes ; mon calcul ne vous paraîtra point exagéré, si vous considérez qu'indépendamment du nombre des agriculteurs enrôlés dans nos armées, les volontaires des compagnies franches, les sapeurs ou mineurs, les guides et les conducteurs de chariots, sont presque tous des hommes de la campagne. Il y aura donc l'année prochaine, par la seule diminution du nombre des cultivateurs, un déficit de quarante jours et demi dans la masse de nos subsistances.

« J'évalue à un déficit égal celui qui résultera de la diminution du nombre des bœufs livrés à la consommation des armées, des mulets employés à leur service et des chevaux qui partout ont été pris pour remonter nos cavaliers et pour former de nouveaux corps de cavalerie. C'est donc un déficit de quatre-vingt-un jours dans les subsistances. »

A lire ces calculs un peu présomptueux de Barbaroux il semble que l'activité productrice d'un pays soit une quantité fixe, une force rigide et inextensible. Il n'en est rien, et nous pressentons déjà l'effort héroïque, le magnifique labeur par lequel la France révolutionnaire, sous la discipline de la Convention, comblera ces vides du travail. Les femmes suppléeront les hommes absents ; les enfants se hausseront au-dessus de leur âge et les bêtes mêmes, plus ardemment aiguillonnées, hâteront la marche profonde des charrues. Nous pressentons aussi, à la précision des chiffres et des résultats apportés par Barbaroux, que la grande Assemblée saura entrer à fond, par la réglementation la plus stricte, par l'intervention la plus minutieuse, dans la vie et le travail de tous, pour assurer à l'énergie nationale son maximum de rendement. Mais une inquiétude était dans les esprits ; chacun se demandait : Qu'adviendra-t-il de la terre de France et de la récolte prochaine si tous les bras s'arment du fusil ? Les moissons trop lentement moissonnées ne seront-elles pas à la merci des orages ?

Mais la guerre ne prenait pas seulement les bras, c'est-à-dire l'espoir des récoltes prochaines, elle prenait dès maintenant, par de vastes achats, la récolte de l'an dernier. Roland écrit à la Convention le 28 janvier 1793 :

« Une des principales causes qui contribuent plus particulièrement à augmenter la pénurie des subsistances et surtout à en faire hausser le prix, c'est, comme je l'ai déjà fait observer plusieurs fois à la Convention, celle nui résulte des achats que font faire les agents des vivres militaires et de la marine dans plusieurs départements. Je vois en effet, suivant un état particulier qui a été remis par eux au Conseil exécutif provisoire le 17 de ce mois, que, depuis environ deux mois et -demi, ces agents ont commissionné plus de 800.000 quintaux de blé et 17.000 quintaux de farine dans 27 départements seulement, parmi lesquels il y en a quatorze où j'ai été obligé de faire parvenir à grands frais des subsistances. »

Sans doute les hommes enrôlés dans les armées auraient consommé du blé et de la viande, s'ils étaient demeurés dans leur commune. Mais d'abord beaucoup d'entre eux auraient consommé le produit du petit domaine sur lequel ils vivaient : en tout cas, les achats auraient été disséminés et lents. De plus, les citoyens auraient consommé sur place moins de viande et de froment qu'ils n'en consommaient aux armées. Cette immense mobilisation des hommes transforma les habitudes. Laurent Lecointre, dans une de ses opinions à la Convention, constate très justement :

« Plus de cinq cent mille individus qui ne mangeaient de la viande qu'un ou deux jours de la semaine, en mandent aujourd'hui tous les jours aux armées. » Ce que Lecointre dit à ce sujet le 23 septembre 1793 est vrai évidemment dès le début de la guerre. J'avais pensé de même, a priori, quand je cherchais à me rendre compte de la hausse prodigieuse du prix du blé, que le pain donné aux soldats de la République devait contenir plus de froment que le pain mêlé que mangeaient encore beaucoup de paysans. J'ai trouvé la confirmation de mon hypothèse dans un bref discours de Cambon du 3 novembre 1792 :

« Autre cause encore de renchérissement. Nous avons 600.000 hommes sous les armes. Nous avons voulu qu'ils fussent bien nourris, parce qu'ils combattent pour la liberté. On a défendu l'usage du seigle dans le pain. »

Ainsi le peuple, en passant aux armées de la Révolution, s'élevait au pain de pur froment. Je me demande d'ailleurs si les progrès de la Révolution et de l'esprit public, et la croissante fierté des paysans affranchis, des prolétaires devenus citoyens actifs, ne propageaient pas jusque dans les campagnes l'habitude du pain blanc, symbole d'une vie supérieure.

« La consommation du blé, dit Creuzé-Latouche le 8 décembre, n'est pas la même dans tous les temps. Il est bien vrai que les hommes de travail qui habitent les villes se nourrissent principalement de pain, et qu'ils l'ont, dans tous les temps, à peu près de la même qualité ; mais les habitants de beaucoup de lieux stériles en froment et beaucoup de pauvres habitants des campagnes règlent le genre de leur nourriture et leurs consommations sur leurs ressources. Suivant le bon marché ou la cherté du blé, suivant l'abondance ou la rareté de cette denrée, ils mangent du pain plus ou moins blanc, ou plus ou moins noir ; du froment, ou du méteil, ou du seigle, ou de menus grains. Enfin, de grandes contrées consomment plus ou moins de blé de Turquie, de sarrazin, de châtaignes, de légumes et de pommes de terre ; ils en font même leur unique nourriture lorsque les prix des meilleurs grains s'éloignent trop de leurs facultés. »

Mais Creuzé-Latouche oublie de dire que la consommation du pur froment pouvait varier aussi selon le degré de culture civique des hommes. A ceux qui sentaient vivement le prix de l'égalité il n'était pas indifférent de manger le même pain que les classes riches, et sans doute ils s'y efforçaient. Il se trouve précisément que, en cette période, et par une singulière coïncidence, les grains pauvres font défaut. J'ai déjà cité ce que Roland dit à ce sujet dans son rapport du 9 janvier. Il y insiste dans son rapport du 28 en envoyant à la Convention l'état des demandes qui lui ont été adressées pour obtenir des secours en subsistances :

« L'Assemblée verra que ces demandes montent à plus de 4.500.000 quintaux de grains, et à 7.500.000 livres en argent, sur lesquelles j'ai déjà distribué 222.000 quintaux tant en blé qu'en farine, et 3.278.000 livres en avancés pécuniaires.

« Cette masse effrayante de besoins est occasionnée par diverses causes : 1° les pluies continuelles de l'automne ont beaucoup endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin qui sont dans plusieurs cantons de la République la principale nourriture de la classe indigente du peuple. »

Ainsi, c'est aux grains pauvres que devait suppléer le blé envoyé par le gouvernement. Et la nécessité des choses semblait s'ajouter aux inspirations égalitaires de l'ordre nouveau pour élever la plus grande partie du peuple à la consommation du pain blanc ; avec la liberté entrait dans les habitudes du peuple un pain plus pur et plus noble. Ce n'est pas seulement pour donner plus de force aux soldats, c'est pour consacrer le relèvement de toute condition et l'universel ennoblissement civique que la Révolution éliminait le seigle de la nourriture de l'armée et lui donnait un pain délicat et fort. Et quand des nouvelles de l'armée parvenaient dans les villages, comment le peuple tout entier, et comment les ouvriers des fermes n'auraient-ils pas demandé du pain de froment ? Ainsi, au moment où bien des symptômes faisaient craindre qu'en 1793 il y eût un déficit dans la récolte, croissait la demande du blé. Et cela encore ajoutait à la tendance de hausse. D'ailleurs pour les besoins pressants et vastes d'une grande armée, les achats étaient faits par grosses masses ; ils rompaient ainsi, en plus d'une région, l'équilibre des ressources et des besoins. Roland se plaint que les achats soient faits souvent aux lieux mêmes où il y avait insuffisance de récolte. Entre l'administration de l'Intérieur et le ministère de la Guerre où Pache avait remplacé Servan, il n'y avait point d'entente ; et leur action discordante aggravait la crise. Au ministère de la Guerre, aucune tradition forte et claire n'avait eu encore le temps de se constituer. Le service des subsistances y fonctionnait mal, sans vue d'ensemble et sans unité. Des -explications contradictoires de d'Espagnac et d'Hassenfratz devant le Club des Jacobins, dans les séances de novembre et décembre 1792, ce qui résulte c'est l'état de désordre des administrations de subsistances :

« Le ministre de la Guerre avait une administration des vivres, le ministre de la Marine avait aussi une administration des vivres, et le ministre Roland avait aussi son administration particulière. »

 

LES FOURNISSEURS

La forte centralisation de combat que la Révolution instituera bientôt dans le service des subsistances n'existait pas encore et il y avait « dans les achats, comme dit Hassenfratz, une concurrence nuisible à la chose publique ». Dans cet état d'exaspération, de discordance et de hâte fébrile, les grands fournisseurs peu consciencieux avaient beau jeu. Sous prétexte de fournir vite, ils haussaient démesurément leurs prix, et ils donnaient ainsi une sorte de signal général de hausse. Le journal de Prudhomme (numéro du 24 novembre au 1er décembre) a bien marqué ce brusque pullulement de spéculations suspectes. Dans la guerre qui suivit le 10 août, « il fallut faire sortir à la fois de terre et des hommes et des vivres ; le péril était imminent, il ne s'agissait pas de marchander en pareil cas. Belle occasion pour tous les accapareurs ! Eux seuls étaient nantis de tout ; ils s'offrirent ; on se crut trop heureux de les avoir ; on passa par toutes les conditions qu'ils voulurent imposer. Sans parler d'une foule de marchés frauduleux qu'on découvre tous les jours, ceux de ces messieurs qui faisaient le plus honnêtement leur métier eurent soin de demander presque le double du prix courant, et déjà cependant trop haut ; le commerce éprouva une commotion subite. Ce renchérissement s'étendit bientôt à tout, et le pauvre, l'honnête citoyen se vit presque dans l'impossibilité d'acheter sa subsistance. »

Tous les spéculateurs de la fin de l'ancien régime, Beaumarchais, d'Espagnac, reparaissent pour des besognes louches. Les Juifs émancipés par l'Assemblée Constituante fournissent aussi leur contingent de spéculation.

Jacob Benjamin abuse de la hâte ou de la légèreté de Montesquiou pour conclure avec lui un traité frauduleux où les prix des marchandises à livrer sont majorés dans des proportions fantastiques. Les commissaires de la Convention à Lyon, Boissy d'Anglas, Alquier, Vitet envoient, le 20 novembre, un rapport foudroyant et Cambon s'indigne à l'Assemblée :

« Votre Comité m'a chargé de vous dénoncer plusieurs marchés frauduleux passés par Vincent, commissaire ordonnateur en chef de l'armée du Midi. Ces marchés sont d'une nature d'autant plus désastreuse pour la Nation, qu'en stipulant les fournitures payables moitié en espèces sonnantes, ou en assignats, on bonifiait la perte du papier, et en partie d'avance. La première et la seconde de ces dispositions ont l'effet d'augmenter considérablement le prix de l'argent, les entrepreneurs ayant un intérêt à le hausser, pour être mieux payés en assignats : surhausse d'autant plus considérable que ces fournisseurs se les font payer presque au double du prix ordinaire du commerce comme vous allez le voir pour les marchés passés avec le juif Benjamin. »

Les commissaires portaient une accusation d'ensemble :

« Nous avons découvert, et nous en avons les preuves, que dans chaque marché, chaque fourniture, la hiérarchie militaire ne présente qu'une échelle de crimes : fournisseur général, fournisseur en second, visiteurs, gardes-magasin, commissaire, commissaire ordonnateur, état-major général, tous prévariquent, tous volent, tous s'enrichissent. »

C'est ainsi que les chemises étaient de toile d'emballage, les souliers de mauvais cuir et de carton. Lajard et Lebrun, l'un cousin de l'ancien ministre feuillant, l'autre négociant à Montpellier, avaient empli les magasins de marchandises tarées. Les prix de Jacob Benjamin tenaient du roman. Le lard salé était livré par lui à 37 sous la livre, moitié en argent et le reste en assignats, mais compensation faite de leur perte. Or, le lard salé se trouvait dans les ports à 10 sous, en assignats. Il vendait les souliers 13 livres la paire. Les mêmes souliers étaient au même moment offerts et donnés pour 6 livres par un autre fournisseur, Gerdret.

L'Assemblée décréta d'accusation Lajard, Lebrun, Vincent, Benjamin, juifs et chrétiens mêlés. Depuis si longtemps les Juifs avaient été réduits à des opérations occultes et souvent suspectes que les hommes de la Révolution avaient contre eux une prévention très forte. C'est après bien des résistances que la Constituante se décida à leur reconnaître les droits civils et politiques, et on voit que les Conventionnels en parlent d'un ton méprisant :

« Le juif Benjamin », dit Cambon ; et Lanjuinais dit : « Voici une lettre du juif Benjamin. » Et Brissot rendant compte de son interrogatoire devant la Convention, le 13 novembre, écrit :

« Le juif Jacob Benjamin est traduit à la barre ; il fait une réponse bien juive aux reproches faits aux marchés passés entre lui et les commissaires ordonnateurs : il dit qu'il était marchand, que c'était à lui à bien vendre ses marchandises, et aux commissaires ordonnateurs à savoir ce qu'ils devaient lui en donner. »

C'est bien la traduction exacte de ce que dit en effet Jacob Benjamin :

« D'ailleurs, je suis fournisseur ; le général avait le droit de traiter avec moi ou il ne l'avait pas ; s'il en avait le droit, c'est à moi à remplir mes engagements ; mais le marché fait, tant pis pour lui. »

La Convention le fit justement arrêter. Mais elle ne concentra pas sur lui la répression. Elle avait hérité du passé de fortes préventions contre les Juifs, mais elle ne songea pas un instant à leur appliquer une justice spéciale : elle frappa comme eux et avec eux les autres coupables.

 

LES PROGRÈS DE L'ESPRIT DE LUCRE

Mais déjà la guerre apparaissait comme une immense industrie. C'était comme une forme nouvelle et colossale du commerce qui se substituait au commerce ordinaire, plus calme, plus sain. Ici la fièvre de l'impatience et du danger, les appétits surexcités par la brutalité essentielle de l'action militaire, la difficulté du contrôle, la nécessité des approvisionnements rapides, tout contribuait à fausser les cours, et ce sont pourtant les prix de ce commerce affolé, violent et morbide, qui pouvaient servir de type au commerce normal et tenter peu à peu, jusque dans la placidité des relations ordinaires, la cupidité des marchands. Un esprit de lucre suraigu et d'exploitation outrée se répandait sur la Nation du foyer même où était concentrée la force de la patrie. Comment, à la nouvelle que ces prix fantastiques avaient eu cours dans ces armées immenses, où affluait le pays, les propriétaires fonciers n'auraient-ils pas réservé leurs marchandises dans l'espoir d'en obtenir, eux aussi, un prix égal ?

Les possédants étaient animés d'un esprit nouveau, plus audacieux, plus entreprenant, plus porté à la spéculation. Quand l'Eglise possédait ses immenses domaines, elle les gérait mollement, selon une tradition routinière et un peu somnolente. Elle avait besoin, pour exercer sa domination et maintenir son privilège, pour prélever ses dîmes et se soustraire à l'impôt, d'être soutenue par ses fermiers. Si elle les avait eus contre elle, elle n'aurait eu aucun moyen pratique d'agir, aucune prise réelle sur le pays. Elle ménageait donc cette clientèle de fermiers en leur accordant des baux modérés, en les renouvelant aux conditions anciennes, malgré l'élévation générale des valeurs. Ces fermiers d'Eglise formaient ainsi une sorte de sous-canonicat agricole, protégé par la tradition contre toute surprise fâcheuse et médiocrement stimulé. Ils avaient sans doute leurs habitudes de réalisation à peu près immuables, des époques de vente à peu près fixes.

Au contraire, quand les acheteurs révolutionnaires, paysans aisés et riches bourgeois, furent entrés en possession des biens d'Eglise, ils apportèrent dans la gestion de leurs biens leur esprit d'activité un peu inquiète, ambitieuse et calculatrice. Ils avaient fait, en général, une bonne affaire. Non qu'il y eût souvent des manœuvres dolosives ou des collusions criminelles pour fixer trop bas le prix d'adjudication des biens. Roland, dans son rapport du 9 janvier, signale, il est vrai, des manœuvres coupables :

« Il ne faut pas se dissimuler, écrit-il, que des abus énormes et révoltants ne se soient introduits dans les ventes nationales, et ce qui me fut dénoncé au mois d'octobre dernier par rapport au district de Saint-Quentin en est la preuve et. peut être appliqué à beaucoup d'autres districts. Là les fermes avaient un prix apparent, bien au-dessous de leur valeur réelle. Les propriétaires et les fermiers agissaient ainsi pour se soustraire aux impositions qui avaient pour base le prix des baux, de façon qu'un domaine dont le propriétaire retirait réellement 1.000 livres n'était cependant porté qu'à 500 dans le bail à ferme. C'est sur ce prix, sur ce produit apparent, que les estimations pour les ventes nationales ont été faites. Il en résulte que les enchères ont toujours eu pour base cette évaluation infidèle et que les adjudications ont été faites à des prix analogues et fort au-dessous de la valeur réelle de l'immeuble vendu.

« Cette estimation erronée a donné lieu à des inconvénients plus graves : elle a réveillé la cupidité de cette classe de citoyens qui ne semblent respirer que pour faire des calculs d'intérêt et épier l'occasion de se procurer des bénéfices par tous les moyens possibles, per fas et nefas. De là la coalition des enchérisseurs entre eux pour avoir les dépouilles nationales au prix le plus vil ; de là ces scènes scandaleuses et quelquefois sanglantes, qui ont eu lieu dans plusieurs séances, lorsque des concurrents voulaient mettre des enchères sur celles de ces monopoleurs coalisés, de ces conspirateurs contre les intérêts de la République. »

Sans doute, mais il est impossible que cette fraude sur les baux ait été très générale et que par suite les bases d'évaluation pour les adjudications aient été souvent faussées. En fait, dans ces tranquilles années de 1790, 1791 et 1792, il y eut une concurrence assez animée entre les acheteurs, et les communes étaient intéressées, par la remise proportionnelle qui leur était faite, à assurer la loyauté des ventes. Au total, dans la plupart des départements, le prix de vente dépassa d'un quart le prix d'estimation, et si les acheteurs firent une bonne affaire parce que les baux d'Eglise étaient habituellement modérés, il n'en est pas moins vrai qu'ils avaient à retrouver l'intérêt d'un capital supérieur à celui que les baux d'Eglise représentaient. Ainsi s'expliquent ces curieuses paroles du journal de Prudhomme, qui sont si opposées à la thèse d'Avenel sur l'achat à vil prix des biens d'Eglise :

« Une seconde cause générale (de la cherté des denrées), quoiqu'elle tienne plus particulièrement aux subsistances, c'est le renchérissement des terres... Les biens nationaux ont été portés à un prix excessif ; la facilité des paiements, à termes très éloignés, a pu donner lieu à ces fortes enchères. Dès que les fonds nationaux eurent doublé de prix, il n'y eut point de marchandise, si vile qu'elle fût, qui ne doublât à son tour. Les acquéreurs de biens nationaux, qui outre cela payaient en contribution le cinquième du produit net, eurent leur recours sur les consommateurs et leur firent payer à la fois leur impôt annuel ainsi que l'intérêt de leur argent. » (n° du 24 novembre au 1er décembre 1792.)

Ajoutez que la plupart de ces acquéreurs avaient fait sur leur nouveau domaine d'importantes dépenses d'aménagement. Laurent Lecointre dit dans l'Opinion et projet de décret que j'ai déjà cité :

« Les deux milliards cinq cent millions.de biens nationaux, sur lesquels on a fait depuis deux ans plus de 500 millions de dépenses, car ces biens ont été vendus et revendus, démolis en partie et reconstruits pour d'autres usages... »

C'est donc l'intérêt d'un capital accru que devaient retrouver les nouveaux propriétaires, et comme ils étaient des hommes de combinaison et d'audace, ils essayaient, en ne vendant leurs grains que lentement, de tirer le plus grand parti possible des mouvements de prix déterminés par la baisse des assignats. La plupart d'entre eux pouvaient attendre. Ils n'avaient acheté que parce qu'ils avaient des avances supérieures aux premières annuités exigibles ; et quelle belle opération ce serait de payer une partie de la terre nouvellement acquise avec le prix exceptionnellement élevé de la récolte ! En tous cas, ils pouvaient attendre que l'assignat fût un peu consolidé et ne pas s'exposer par une vente trop prompte de leur marchandise à la dépréciation. croissante de la monnaie de papier.

 

LES CALCULS DES FERMIERS

Portiez, député de l'Oise, ne craint pas d'indiquer, le 8 décembre, que l'aisance plus grande du cultivateur le rend maître du marché, où il n'apporte plus le blé qu'à l'heure choisie par lui.

« Le laboureur bénit la Révolution qui l'a délivré de la gabelle, des dîmes, de la milice, etc., etc., et il n'acquitte pas ses contributions. Est-ce la négligence des percepteurs, l'ignorance des contribuables qu'on doit en accuser ? Je ne sais, mais l'Etat souffre ; le fermier, plus aisé, ne s'empresse pas de porter au marché, comme par le passé, pour réaliser les fonds avec lesquels il devait payer autrefois les termes du bail de son propriétaire ; ses économies, le non-acquittement des contributions, la décharge des anciens impôts l'ont mis aujourd'hui en état d'attendre que le torrent des billets patriotiques soit écoulé. »

Aussi bien, selon Isoré (16 novembre), beaucoup de propriétaires s'abstiennent de presser leurs fermiers :

« Ne nous dissimulons point que beaucoup de propriétaires ci-devant nobles prêtent leurs fermages échus, pour que leurs fermiers gardent plutôt des blés que dés assignats ; l'aristocratie bourgeoise se mêle aussi de cette perfidie ; joint à cela les fermiers aisés et les propriétaires avares qui font valoir. »

Quelle était l'étendue et quel était le sens exact du fait allégué par Isoré ? Il est malaisé de le savoir. Y avait-il vraiment des propriétaires, ci-devant nobles ou bourgeois aristocrates, qui ne pressaient point leurs fermiers d'acquitter les fermages afin que ceux-ci ne soient pas obligés de vendre leurs grains ? Poussaient-ils la passion et la combinaison politiques jusqu'à se priver momentanément, eux-mêmes de leurs revenus pour aggraver, par l'arrêt des échanges, la hausse du blé et la baisse de l'assignat dont souffrait la Révolution ? Il ne pouvait guère y avoir là que quelques excentricités de haine, non une pratique étendue et capable de modifier le cours des choses. Ce qui est plus probable, c'est qu'un intérêt commun décidait propriétaires et fermiers à ajourner les opérations. Le fermier avait intérêt ou croyait avoir intérêt à retarder la vente de son blé afin de profiter plus largement du mouvement de hausse, peut-être aussi afin de donner à la valeur de l'assignat le temps de se fixer. Et les propriétaires n'étaient point pressés de recevoir leurs fermages qui, par le cours de l'assignat, subissaient une forte réduction.

C'est probablement cet accord spontané des propriétaires et des fermiers, accord fondé uniquement sur des raisons économiques, qu'Isoré transforme en un calcul contre-révolutionnaire des propriétaires.

 

LES BIENS DES ÉMIGRÉS ET LEUR VALEUR

Comment se conduisaient les fermiers des biens des émigrés, maintenant et depuis la loi de la Législative à la disposition de la Nation ? Se prêtaient-ils au mouvement national des échanges ou retenaient-ils systématiquement les grains ? La question n'est pas indifférente, car elle porte sur un domaine immense. Roland avait demandé aux districts une statistique du nombre des émigrés et de la valeur de leurs biens.

« 200 de ces districts sur les 546 dont la République est composée n'ont fait aucune réponse ; les autres ont envoyé des états plus ou moins parfaits. J'en ai fait faire le dépouillement ; j'ai fait un capital aux immeubles estimés, mais suffisamment désignés par leur nature et leur étendue pour donner lieu à une estimation rapprochée ; et il en résulte que le nombre d'émigrés, compris dans les listes que j'ai sous les yeux, s'élève à 16.930 et que l'évaluation des immeubles séquestrés arrive à 2.760.541.592 livres.

« Si l'on veut maintenant faire la comparaison des districts qui n'ont pas envoyé des états, avec ceux dont nous avons les tableaux, et supposer que la proportion soit la même, nous dirons que la totalité des émigrés de la République est de 29.000 et que la valeur de leurs biens est de 4.800.000.000 livres (quatre milliards huit cents millions).

« Je dois faire observer à la Convention que si l'on suppose de l'exactitude dans le soin que les municipalités ont eu de former les listes des émigrés, possesseurs d'immeubles, elles n'ont également recueilli les noms de ceux qui ne possédaient rien. Le nombre de ceux-ci fut considérable, et ce n'est pas hasarder que de les porter à 40.000 au moins, de manière que la totalité des émigrés français serait de 70.000 à peu près.

« Quoique nous portions l'estimation des immeubles séquestrés à quatre milliards huit cents millions de livres, cependant tout.ne sera pas bénéfice pour la République. Il faut distraire les dettes des émigrés, cet objet sera très considérable... Malgré ces inconvénients et ces réductions, je ne crains pas d'avancer que le produit des biens des émigrés parvenu dans les coffres de la République excédera la somme de trois milliards. On aura d'autant moins de peine à croire à cette rentrée que je n'ai pas fait état, dans mes évaluations, du mobilier des émigrés, et cet article, d'après des données sûres, doit excéder 200 millions. »

Evidemment tous ces calculs sont fort incertains. Par prudence de financier, et pour ne pas encourager les députés par la perspective de grandes ressources, Cambon, comme nous l'avons vu, ne comptait que pour un milliard les biens des émigrés. Quelques jours après, sans doute après avoir consulté les documents parvenus au ministère de l'Intérieur, il allait jusqu'à deux milliards. Roland en évalue à trois milliards au moins la valeur nette, défalcation faite de toutes les dettes des émigrés. Il semble assez sage de compter entre deux et trois milliards. Or tous ces biens étaient sous séquestre et en régie, attendant la vente.

Les régisseurs et fermiers des biens sous séquestre devaient être dans une grande incertitude et médiocrement disposés en faveur de la Révolution. Pour les régisseurs qui avaient été les hommes de confiance des seigneurs, cela va de soi, et d'ailleurs beaucoup d'entre eux avaient dû être dessaisis de leurs fonctions par la régie nationale. Quant aux fermiers, ils ne savaient ce que leur réservait l'avenir prochain. Depuis le décret adopté par la Législative le 2 septembre 1792 et dont les articles autorisaient les adjudicataires des biens d'émigrés à expulser le fermier en l'indemnisant, leur situation était tout à fait précaire, et même troublante. Et les préoccupations les plus diverses devaient se croiser dans leur esprit. D'une part était-il certain que la Révolution serait victorieuse ? Et s'ils s'acquittaient trop vite aux mains de la régie nationale au 'feu de réserver le plus possible les fermages pour les maîtres absents, n'allaient-ils point se compromettre aux yeux de ceux-ci ? Et d'autre part, s'ils vendaient trop vite leurs grains, n'allaient-ils point se dessaisir, pour des assignats d'une valeur incertaine et troublée, d'un bien solide et substantiel qui leur était une garantie contre les chances mauvaises du lendemain ?

Les lenteurs de la Révolution à procéder à la mise en vente des biens d'émigrés prolongeaient l'incertitude des fermiers. A la fin d'octobre rien n'était décidé encore quant au mode précis de la vente. Le 23 octobre, Delacroix dit à la Convention : « Je demande que l'Assemblée décrète incessamment le mode de la vente des biens des émigrés. L'intervalle qui s'est écoulé déjà entre le décret qui ordonne la vente de ces biens et celui qui en règlera le mode a fait à la République un tort considérable. » Mais la Convention hésitait entre plusieurs systèmes : ou bien vendre à grands blocs pour réaliser le plus rapidement possible les sommes nécessaires à l'entretien de la guerre dévorante, ou bien vendre à parcelle pour multiplier les petits propriétaires ruraux.

Il résulte du rapport même de Roland que, le 9 janvier encore, elle n'avait pas pris parti, et il n'y eut guère d'abord que le mobilier qui fut mis en vente. Dans cet état prolongé d'incertitude, l'instinct des fermiers était de se livrer le moins possible, de payer le moins possible, de gagner du temps. Les rentrées provenant des revenus des biens séquestrés sont hors de proportion avec la valeur de ces biens et les engagements probables des fermiers. Camus, au nom du Comité des domaines, déclare à la Convention le 24 octobre : « Les régisseurs du droit d'enregistrement ont envoyé l'état du produit des revenus de ces biens, pendant le cours du mois de septembre. Il se monte à 710.343 livres pour 39 départements. Ainsi, à juger les revenus de l'autre moitié d'après cette base, on pourrait évaluer le produit annuel de la totalité de ces biens à 18.000.000 livres. » Dix-huit millions de revenu annuel pour un domaine évalué au moins à deux milliards, peut-être trois : pas même 1 p. 100 !

Amelot, administrateur de la Caisse de l'extraordinaire, envoie à la Convention, le 9 janvier 1793, « l'état des versements faits à cette caisse, du produit des revenus des biens des émigrés, et de la vente de Mur mobilier, pendant le mois de décembre dernier. Ce versement est de 1.621.698 livres, 1 sou, 3 deniers. » C'est encore un chiffre dérisoire, malgré l'appoint fourni par la vente du mobilier. Evidemment les fermiers se tapissaient, ajournaient le plus possible leurs paiements, et, pour cela, ajournaient le plus possible leurs ventes. Carra dit à la Convention, le 9 janvier : « On vient de découvrir une des causes de la disette factice des grains. Les fermiers des émigrés, n'étant pas forcés de verser le prix de leurs baux dans les caisses nationales, ne vendent pas leur blé et attendent le renchérissement. Je demande : 1° que ces fermiers soient tenus de verser, dans deux mois au plus tard, le prix de leurs baux avec les arrérages dans les caisses nationales, sur des récépissés qui leur seront délivrés par les receveurs de ces caisses, à peine de vingt livres d'amendes sur chaque cent livres du prix de leurs baux... » Le résumé que fait le procès-verbal des paroles de Carra est évidemment trop sommaire et inexact. Il n'a pas pu dire, d'une manière aussi absolue, que les fermiers n'étaient pas tenus à verser le prix des baux dans les caisses nationales. Cela résultait nécessairement de la loi qui mettait les biens des émigrés sous la main de la Nation et qui obligeait notamment les fermiers à déclarer aux municipalités les sommes échues ou à échoir dues par eux aux émigrés.

 

LE PAIEMENT EN NATURE DES BAUX DES BIENS NATIONAUX

Il se peut qu'en l'absence d'une disposition explicite, plusieurs fermiers se soient bornés à tenir à la disposition de la Nation le prix des baux sans en opérer en effet le versement. La Convention précisa. Mais, si on obligeait les fermiers à s'acquitter immédiatement de leurs baux, ils allaient naturellement s'acquitter en assignats, même quand leurs baux indiquaient le paiement en nature, car une loi de 1791 les avait autorisés à se libérer en monnaie ; or, l'assignat perdait beaucoup, et c'est la Nation qui allait supporter cette perte.

D'autre part, la Nation avait besoin, pour ses armées, de beaucoup de blé et de viande. Les armées, en les achetant, étaient obligées de tenir compte aux vendeurs de la perte subie par l'assignat ; et ainsi la baisse de l'assignat était officiellement proclamée et aggravée. C'est ce qui avait exaspéré Cambon dans les marchés passés avec Jacob Benjamin. C'est ce qui l'exaspérait dans les marchés de fournitures conclus par les armées. Pour parer au danger, Cambon proposa à la Convention, le 11 janvier, d'obliger tous les fermiers des biens nationaux, des biens des émigrés comme des biens d'Eglise ou autres encore invendus, à s'acquitter de leurs baux en nature. « Les commissaires que vous avez envoyés à Strasbourg ont été frappés des abus qui règnent dans tout le département du Bas-Rhin. Ces abus sont causés par des assignats qui n'ont que moitié de valeur, et la République perd 100 p. 100. C'est pour détruire cet abus que vôtre Comité vous propose de décréter que les fermiers des biens nationaux paieront leurs baux en nature et que les grains et fourrages qui en proviendront seront employés à l'approvisionnement des armées. »

La Convention décréta : « Les fermiers, rentiers et débiteurs des biens des émigrés, de l'ordre de Malte, des princes possesseurs et généralement de tous les domaines invendus, situés en France, ou dans les pays actuellement occupés par les armées de la République, qui, d'après leurs contrats ou baux, sont obligés de payer en froment, méteil, seigle, avoine, foin, paille et légumes secs, l'entier montant ou partie de leurs fermages, rentes, etc., seront tenus de s'acquitter de la même manière qu'ils étaient obligés envers leurs bailleurs, dérogeant à cet égard à l'article 9 de la loi du 9 septembre 1791. »

Du coup les fermiers des émigrés ne pouvaient plus spéculer sur leurs grains. Mais aussi, ces grains étaient comme retirés du commerce proprement dit et de l'échange ; c'est à des gardes-magasins militaires qu'ils devaient être remis ; les produits des biens des émigrés étaient, pour ainsi dire, militarisés, réservés à l'entretien des armées ; et cette sorte de séquestre d'une importante quantité de blé au profit des subsistances militaires ne pouvait qu'ajouter aux tendances de hausse et tendre encore les ressorts de l'économie nationale. Ainsi, quels que fussent les mobiles des propriétaires et fermiers, qu'ils aient voulu retirer un intérêt plus élevé du capital plus grand engagé par eux dans L'achat du domaine d'Eglise, ou qu'ils aient été excités à la spéculation et entraînés à la demande de hauts prix par l'exemple des premiers marchés conclus par les grands fournisseurs militaires, ou encore que, fermiers des domaines des émigrés, ils se soient réservés le plus possible en vue de l'avenir, toujours une sorte d'appétit général de hausse se joignait à l'action des assignats et des grands achats militaires pour porter le blé et beaucoup de denrées à des prix presque violents, indice d'une situation violente et d'une tension générale des choses et des esprits.

La stabilité relative des prix qui s'était affirmée dans la routine de l'ancien régime finissant était bouleversée par le renouvellement universel, par les brusques déplacements de fortunes, par l'esprit de mouvement qui se communiquait à des forces économiques naguère immobilisées dans un sommeil d'Eglise. La riche proie de plusieurs milliards qui, avec les biens des émigrés, s'offrait brusquement aux ambitions, aux espérances et aux calculs, surexcitait aussi les pensées de spéculation.

Pour se mettre en état d'acheter le plus possible les domaines convoités, il fallait tirer le plus haut parti possible des domaines déjà possédés. Une flamme de convoitise courait dans les veines de la Révolution, et les prix s'enfiévraient comme les pensées ; la bourgeoisie était brûlante, et les cours des denrées, comme une sorte de thermomètre, montaient.

Si l'on ajoute à toutes ces causes de hausse la concurrence que se faisaient les diverses administrations municipales et nationales pour l'achat des blés, on comprendra les prix paradoxaux qui furent atteints. La Révolution n'avait pas su encore, à propos des subsistances, adopter un système lié, un plan d'ensemble. Ni elle ne s'en remettait à la seule initiative privée et à la liberté du commerce du soin d'approvisionner le pays ; ni elle n'organisait un service central des subsistances procédant avec méthode et unité. Les municipalités des grandes villes faisaient des achats et revendaient. Le ministre de l'Intérieur achetait directement les blés ou subventionnait les municipalités. Et Cambon s'écriait le 3 novembre :

« Plus vous établissez de concurrence, plus le prix doit augmenter. »

Et la hausse, sous l'effort de ces causes multiples, était si vertigineuse que Cambon pouvait dire à la Convention, le 14 octobre :

« J'assure que, dans le département de l'Hérault, le pain vaut 8 sols la livre de 14 onces. »

 

LE MOUVEMENT DES SALAIRES

Avec de tels prix, ou même avec le prix beaucoup plus général de 4 et 5 sols la livre de pain, tout le système économique aurait éclaté si les salaires n'avaient pas suivi une progression à peu près égale. Qu'on se représente en effet que beaucoup de salariés ne gagnaient même pas 20 sous, et que, par conséquent, la consommation de pain d'une seule personne absorbait les trois quarts ou les deux tiers, ou tout au moins la moitié du salaire accoutumé. Or, ces hauts prix du blé et du pain durèrent plusieurs mois. On peut donc être certain, a priori, qu'il y eut un grand effort des salariés pour accroître le prix de la journée de travail et un vaste mouvement des salaires. Il y eut nécessairement à cette date une des plus profondes et des plus générales agitations en vue d'un meilleur salaire, qu'enregistre l'histoire de la classe ouvrière. Il y eut nécessairement aussi, au moins dans le taux nominal des salaires, une des -plus brusques progressions qui se soient jamais produites.

Je le répète, c'était pour le peuple une nécessité vitale d'un tel ordre qu'on peut être assuré d'avance qu'il demanda et obtint un grand relèvement du prix des journées.

Pour subir purement et simplement une telle hausse du blé et du pain et ne pas chercher un salaire compensateur, il aurait fallu que le peuple ouvrier et paysan fût tombé à ce degré de servitude léthargique où l'aiguillon même de la faim n'est plus ressenti. Or le peuple n'avait jamais été plus vivant, plus ardent et plus fier. Et C'est sans surprise que je note les affirmations précises et non démenties qui établissent le grand mouvement des salaires. C'est la caractéristique sociale de cette période. Féraud, qui combat, il est vrai, tout système de taxation et de réglementation des blés, dit, le 16 novembre :

« Si le prix du grain s'est accru, les salaires se sont accrus également ; et, toutes choses bien compensées, c'est-à-dire la hausse des grains mise en balance avec l'augmentation des salaires, on verra que les différences ne sont sensibles que pour les propriétaires, et point du tout polir le consommateur salarié qui nous occupe tout particulièrement dans cet instant. »

Sans doute, l'affirmation de Féraud était trop générale, il donnait comme un fait universellement accompli ce qui n'était qu'un résultat partiel et une tendance générale. Beffroy et Isoré tiennent un autre langage ; mais qu'on étudie de près leurs paroles. Beffroy dit :

« Lorsque des cultivateurs avides, profitant du prétexte ou de la dévastation partielle d'un canton voisin, ou du défaut de bras, quand des milliers de citoyens offrent les leurs, qui ne sont refusés que parce qu'on ne veut point proportionner les salaires au prix de la denrée, lorsque enfin, sous le prétexte du haut prix de leurs fermages, ces hommes cupides se coalisent pour porter le blé à un taux fort supérieur à la faculté des ouvriers, alors le prix des salaires ne se trouvant plus en proportion avec le prix des comestibles, le journalier ne peut plus l'atteindre ; il ne peut plus fournir à ses premiers besoins. »

Ainsi, il ressort des paroles de Beffroy que le peuple n'a pas rétabli l'équilibre entre le salaire et le prix du blé, mais qu'il lutte pour le rétablir. Les manouvriers refusent leurs bras aux conditions anciennes, et comment devant cette grève des prolétaires ruraux, les propriétaires et fermiers ne seraient-ils- point obligés de faire de larges concessions ? Pour pouvoir dominer le marché et profiter des occasions, encore faut-il qu'ils aient leurs grains disponibles. Il faut donc qu'ifs fassent procéder à l'opération du battage, et devant le refus de travail, ils seront bien réduits à hausser les salaires.

Isoré, parlant de la longanimité du peuple, dit :

« Ne vous imaginez pas que l'indigent veut avoir le blé à très grand marché, quoiqu'il souffre de n'être pas payé de ses sueurs proportionnellement au prix des denrées ; il sent, comme vous, que la grande quantité de numéraire qui circule tiendra tout ce qui est nécessaire à sa vie à un taux extraordinaire. »

Oui, mais quelle que soit la résignation du peuple, il se dit nécessairement que cette grande quantité de numéraire s'applique au prix de son travail comme au prix de toutes les denrées, et que son salaire peut et doit participer à la progression générale. Serre dit, le 2 décembre :

« Quand toutes les marchandises augmentent, la rétribution de l'industrie du journalier s'élève par gradation et l'équilibre s'établit presque aussitôt ; en un mot, le prix des grains est presque toujours le régulateur ou le chronomètre de la hausse ou de la baisse des prix des autres marchandises. Je ne sais d'ailleurs si je m'abuse ou si ma mémoire me trompe, mais -quand j'ai demandé au marchand de fer pourquoi il vendait son fer 16 sous la livre au lieu de 8, au cordonnier pourquoi il vend ses souliers 9 et'10 livres au lieu de 5 et de 6, au tailleur, etc., etc., tous me répondent que le blé se vend-le double des années précédentes, et que les ouvriers coûtent le double de ce qu'ils gagnaient autrefois. »

Et Serre insiste sur l'injustice qu'il y aurait à taxer le blé tout « en laissant exister les salaires et les marchandises aux taux où les circonstances les ont élevés. » Et pas une voix dans la Convention ne s'élève pour contester le fait. Pas un député, pas un journaliste ne réplique que les salaires sont restés immuables. Et voici, au contraire, ce que dit Dornier dans son Opinion imprimée du 8 décembre :

« Vous devez établir un juste équilibre entre les besoins de l'artisan et ses ressources ; il ne faut pas que le cultivateur l'opprime, ni qu'il le soit par l'artisan qui a bien su et justement faire augmenter sa main-d'œuvre à proportion de toutes les marchandises ; personne n'ignore que ce qui valait 6 livres vaut 9 livres, et que la journée de travail qui était à 20 sous est à 30 sous et ainsi de suite. »

Voilà qui est d'une précision extrême et d'un ton d'assurance tranquille qui semble défier le démenti. Aucun démenti ne vint. Il n'y a pas de discours plus pessimiste, plus sombre, que celui que Saint-Just prononça le 29 novembre à propos des subsistances. Or j'y lis ceci :

« On dit que les journées de l'artisan augmentent en proportion du prix des denrées, mais si l'artisan n'a point d'ouvrage, qui paiera son oisiveté ? »

Ainsi Saint-Just, quelque lugubre que soit le tableau tracé par lui de la condition économique du pays, ne conteste pas qu'en fait il y ait eu pour l'artisan progression des salaires. Et je rappelle ce que j'ai déjà cité du rapport de Roland, en janvier 1793, où, allant bien au-delà de Dornier, il prétend que c'est au détriment du cultivateur que l'équilibre se trouve rompu par l'élévation des salaires. Je note, dans le Patriote français (numéro du 3 novembre), une curieuse lettre d'Orléans, datée du 21 octobre. Elle est tout naturellement écrite par un « brissotin » qui gémit sur l'anarchie et la propagande subversive du délégué de la Commune de Paris, mais elle abonde en traits précis :

« Nous sommes ici dans une espèce d'anarchie qui peut être pour nous et pour d'autres départements de la plus grande conséquence— La position d'Orléans est unique, mais si nous empêchons les embarquements, combien de départements allons-nous faire mourir de faim ! On ne peut pas persuader ici à la majorité de mes concitoyens que le département n'a pas de quoi se nourrir quatre mois, ayant beaucoup de terrains en friches et en bois ; au milieu de l'abondance, ils mourront de faim, puisque si les citoyens du département empêchent le transport des grains, le département d'Eure-et-Loir en fera autant. L'exemple de l'hiver dernier aurait dû les convertir ; le commerce des grains était parfaitement libre et nous avons été la ville où le pain a été le moins cher : tout le monde nous en apportait. Au marché d'hier qui est le seul considérable par semaine, des députés de section en nombre assez considérable s'étaient répandus, dans le marché, voulaient qu'on taxât le blé ; n'y ayant pas réussi, ils ont menacé les fermiers et en ont forcé, par la crainte, de diminuer leurs grains ; il en résultera que les fermiers effrayés ne reviendront pas samedi prochain et qu'on nous prépare des troubles. Je ne vous laisserai pas ignorer qu'on égare mes malheureux concitoyens, qui tous viennent de faire augmenter leurs journées et qui, par conséquent, devraient moins se plaindre, et nous avons ici beaucoup de perturbateurs parisiens, peut-être envoyés par vos agitateurs. »

Vraiment, quel que soit le parti pris politique mêlé à toutes ces affirmations, il est impossible de douter d'un relèvement général des salaires constaté par tant de témoignages divers et si conforme d'ailleurs à la nature même des choses. Comment le peuple de France, tout remué encore par la victoire révolutionnaire du 10 août se serait-il laissé affamer sans résistance au moment même où l'immense appel d'hommes fait par l'armée, en diminuant le nombre des bras, donnait aux demandes des salariés une force irrésistible ?

Il y a un rapprochement qui saisit l'esprit.

Dans quelques mois, la Convention, acculée au maximum et à la taxation générale des denrées, dont d'abord elle ne voulait "pas, fixera tous les prix, sur la base des prix de 1790 augmentés d'un tiers pour les marchandises, de la moitié pour les ouvriers[1]. Il est certain qu'elle a cherché à se rapprocher le plus possible de l'état de fait créé par la crise des prix. Elle prétendait marquer une limite au mouvement désordonné de hausse qui se produisait depuis des mois. Mais elle s'appliquait à coup sûr à ne pas donner une nouvelle et inutile secousse, à s'appuyer le plus possible sur les données mêmes de l'heure présente. Comment, par exemple, se serait-elle risquée à décréter ainsi une majoration de la moitié sur les salaires si cette majoration n'avait pas été déjà presque partout réalisée par l'effort même des salariés ? Elle aurait soulevé contre elle, par un brusque relèvement des salaires, tous les cultivateurs, tous les fermiers, tous les propriétaires. Il me paraît donc infiniment probable que la Convention crut devoir compter avec une hausse générale d'un tiers sur tous les prix, prix des marchandises et prix du travail comme avec une réalité préexistante. Et son but était de consolider cette hausse, de la fixer, de prévenir toute manœuvre de renchérissement ou d'avilissement.

Je suis donc très porté à croire que c'est à une hausse d'un tiers qu'avait abouti, dans l'ensemble et en moyenne, pour les salaires comme pour les diverses denrées, la hausse des prix dans le dernier trimestre de 1792 et le premier semestre de 1793. Or, il se trouve que le député qui a fourni les indications de fait les plus catégoriques et les plus précises, Dornier, donne précisément cette hausse générale d'un tiers comme un fait de notoriété publique : les marchandises de 6 livres portées à 9 livres, les journées de travail portées de 20 sous à 30 sous. C'est donc au moins d'un tiers qu'avait été la hausse des salaires. Je dis au moins, car je citerai plus tard une circulaire du Comité des subsistances aux ouvriers, où il leur rappelle qu'ils doivent se soumettre pour leurs salaires à la loi du maximum.

Il y eut, en effet, en plusieurs points des réclamations assez vives. Les ouvriers se déclarèrent lésés par la loi qui élevait de la moitié les salaires de 1790. Ils avaient donc dépassé déjà de plus de la moitié ce niveau. Et quoique cette augmentation ne fût en somme que nominale, puisqu'elle ne faisait qu'équilibrer la hausse générale des marchandises, c'est un des plus notables mouvements de salaires que l'historien ait à enregistrer. L'effort du peuple était double. D'une part, il tâchait de limiter le prix des denrées, soit par la taxation directe sur les marchés, soit par les lois de taxation que dès lors il commençait à solliciter de l'Etat et qu'il finira par imposer. Et, d'autre part, les salariés exigeaient partout de leurs employeurs, propriétaires, fermiers, industriels de tout ordre, un relèvement de salaire.

Les prolétaires, les salariés exerçaient donc à ce moment, et avec un ensemble extraordinaire, une double action de classe ; sur l'Etat et sur les salariants. Il ne reste rien en fait de la loi Chapelier, elle est débordée, réduite à rien par l'immense coalition du peuple ouvrier exigeant partout à la fois les moyens de vivre. Les vifs incidents, qui se produisent. ça et là et dont l'histoire a gardé la trace, les pétitions partielles et les mouvements partiels ne donnent qu'une faible idée du mouvement universel et profond par lequel le peuple signifia à la, Révolution et à la bourgeoisie qu'il n'entendait pas faire les frais de la crise.

Et c'est cette vitalité universelle du peuple ouvrier, c'est cet esprit de revendication et de lutte qui est dans l'histoire du prolétariat un trait lumineux. Car partout la lutte, l'effort furent nécessaires ; nous pouvons en être sûrs quoique le détail en soit perdu pour nous. Comment saurions-nous, par exemple, sans le passage de Beffroy que j'ai cité, que les ouvriers agricoles allaient jusqu'à refuser leurs bras pour arracher au fermier avare une plus haute journée ? L'histoire, obsédée par les visions tragiques de cette période, a négligé de recueillir trait à trait cette prodigieuse revendication de salaire qui, en chaque usine, en chaque ferme, mettait les salariés aux prises avec la bourgeoisie révolutionnaire et possédante. Mais ce n'est pas d'un mouvement aisé, tout naturel et automatique, que le prix des journées de travail s'est ajusté au prix extraordinaire du blé et des denrées.

 

LES REMÈDES PROPOSÉS PAR CONDORCET

Condorcet, qui était ennemi de toute taxation et réglementation, ne peut contester, cependant, le déséquilibre survenu entre les salaires et les denrées. Il s'interroge avec inquiétude sur les moyens de rétablir l'harmonie et de dénouer la crise sans toucher à l'absolue liberté des échanges. Et tantôt, il paraît croire que l'Etat pourra équilibrer de nouveau le prix des denrées et le prix du travail, non par la loi, mais par l'exemple. Tantôt, il semble compter sur les seuls effets de la liberté elle-même. Il se demande le 18 novembre :

« Faut-il une loi générale sur les subsistances, ou des lois partielles ou des établissements à l'effet de prévoir et de prévenir les besoins dans les temps critiques ? Sera-t-il utile de créer, en ce moment, un département unique des subsistances qui ferait de cet important objet sa grande et unique affaire ? Conviendrait-il d'établir à l'extérieur des agents responsables occupés d'observer les prix des grains et de faire des achats pour la République ? En supprimant la valeur fictive de l'argent, n'attaquerait-on pas radicalement l'agiotage qui, avec le signe du numéraire, attire le papier-monnaie, et avec celui-ci toutes les matières d'approvisionnement jusqu'à ce qu'enfin il pompe toute la substance du peuple ? »

Idée hardie, sur laquelle je reviendrai. Condorcet, comme nous l'avons vu, croyait que la hausse du prix des denrées n'était pas un effet direct des assignats. C'est seulement par rapport à la monnaie de métal, plus facile que toute autre marchandise à accaparer et à resserrer, qu'avait commencé la baisse des assignats ; et c'est seulement par contre-coup que la hausse de l'argent s'était étendue peu à peu aux autres marchandises. Condorcet se demande s'il ne conviendrait pas de mettre en communication directe et exclusive lès assignats et les denrées par la suppression de la monnaie de métal, instrument décisif de l'agio. Par-là l'équilibre entre les salaires et le prix des denrées serait rétabli sans que la loi intervînt dans les transactions et dans la détermination des prix.

Dans la Chronique de Paris, du 28 novembre, il dit :

« La Convention nationale sait trop bien que le blé appartient à celui qui l'a semé, et que dans une République unique le libre transfert des subsistances d'un lieu de son territoire à l'autre, est une condition nécessaire du pacte social. On ne sait pas pourquoi, d'ailleurs, si l'équilibre est rompu entre la valeur réelle des subsistances et les moyens d'en acheter, on s'obstine à préférer le parti. dangereux de faire baisser le prix des subsistances au parti beaucoup plus simple d'augmenter ces moyens. Si, dans les achats et les fournitures extraordinaires de grains, le gouvernement cherchait à maintenir les mouvements naturels du commerce au lieu de les déranger, s'il faisait servir la masse considérable des salaires dont il dispose, à maintenir ce rapport entre eux et les besoins que tant de causes altèrent à chaque instant ; si les marchés des villes étaient également à l'abri et du pillage et des taxations arbitraires ; si les chemins et les rivières offraient une entière sûreté dans le moment du transport, alors on verrait les granges se vider successivement. »

L'Etat faisait, en effet, pour la marine et les armées, des achats immenses ; il payait aux soldats, aux matelots, aux ouvriers des arsenaux et de certaines manufactures, des salaires considérables. Condorcet aurait voulu qu'en ajustant ces salaires au prix accru des denrées, il donnât le signal d'un relèvement universel des prix du travail. Mais, le 9 décembre, il paraît compter surtout sur les effets de l'activité économique et de la libre concurrence.

« Comment voulez-vous que la concurrence des travaux élève les salaires, si les citoyens riches sont forcés, par ces mêmes bruits (alarmants), à conserver, comme ressources pour un moment de crise, les sommes qu'ils emploieraient à l'amélioration de leurs propriétés, à des acquisitions mobilières ? Peuvent-ils se croire assurés de jouir de ces améliorations, de ces acquisitions ? Ils remettent donc ces dépenses à un autre temps et, en attendant, le peuple souffre de cette stagnation funeste.

« La Révolution, par un changement répandu dans la distribution des richesses ecclésiastiques et féodales, par l'émigration volontaire ou forcée d'un grand nombre de propriétaires, avait nécessairement déplacé la distribution des salaires ; la création d'un papier-monnaie avait dû changer le rapport de ces mêmes salaires avec le prix des denrées ; mais ce changement dans la distribution des richesses était favorable en lui-Même à la prospérité publique. Les inconvénients des variations dans les prix plus promptes et plus étendues que celles des salaires n'étaient pas sans remède ; et, si l'activité qui devait naître de la Révolution n'était point arrêtée par ces inquiétudes factices, le mal serait déjà réparé et l'équilibre rétabli avec avantage. »

 

LA CAMPAGNE POPULAIRE POUR LA TAXATION

Mais le peuple n'attendait point cette sorte de rétablissement naturel et lent de l'équilibre, qu'espérait l'optimisme révolutionnaire de Condorcet. Le peuple agissait de deux façons : en refusant son travail aux anciens prix et en essayant d'imposer, soit à la Convention, soit directement aux marchands, la taxe des denrées. Hausser les salaires par une revendication énergique et au besoin par la grève, limiter par la loi ou par la force le prix des denrées, voilà le double effort des travailleurs en cette période. Lorsque la Législative, en janvier 1792, reçut la délégation des Gobelins protestant contre le renchérissement des denrées, les pétitionnaires demandèrent bien des mesures contre les « accapareurs » ; mais ils n'osèrent pas formuler l'idée d'une taxation légale. Maintenant, c'est cette idée qu'une députation du corps électoral de Seine-et-Oise formule devant la Convention en paroles précises et hardies. L'audace du prolétariat a grandi. Il se sent, en quelque sorte, plus près de la loi et il songe à la faire servir à sa défense.

« Citoyens, disent les délégués dans la séance du 19 novembre, le premier principe que nous devons vous exposer, est celui-ci : La liberté du commerce des grains est incompatible avec l'existence de notre République. De quoi est composée notre République ? D'un petit nombre de capitalistes et d'un grand nombre de pauvres. Qui fait le commerce des grains ? Ce petit nombre de capitalistes. Pourquoi fait-il le commerce ? Pour s'enrichir. Comment peut-il s'enrichir ? Par la hausse du prix des grains, dans la revente qu'il en fait au consommateur.

« Mais vous remarquerez aussi que cette classe de capitalistes et propriétaires, par la liberté illimitée maîtresse du prix des grains, l'est aussi de la fixation de la journée du travail ; car, chaque fois qu'il est besoin d'un ouvrier, il s'en présente dix et le riche a le choix ; or, ce choix, il le porte sur celui qui exige le moins : il lui fixe le prix, et l'ouvrier se soumet à la loi, parce qu'il a besoin de pain, et que ce besoin ne se remet pas pour lui. Ce petit nombre de capitalistes et de propriétaires est donc maître du prix de la journée de travail. La liberté illimitée du commerce des grains le rend également maître de la subsistance de première nécessité. Le sordide intérêt ne leur laisse pas calculer d'autre loi que celle de leur avidité. Il en résulte une disproportion effrayante entre le prix de la journée du travail et le prix de la denrée de première nécessité. La journée est à 16 et 18 sols, tandis que le blé est à 26 livres le setier pesant de 260 à 270 livres, poids de 16 onces à la livre. La journée ne suffit donc point pour vivre. De là sort nécessairement l'oppression de tout individu qui vit du travail de ses mains.

« Mais si cette classe qui vit du travail de ses mains est la plus considérable, si, appelée par l'égalité des lois, à leur formation, elle est encore la seule et unique force de l'Etat, comment supposer qu'elle puisse souffrir un ordre de choses qui la blesse, l'écrase, et lui enlève et la subsistance et la vie ?

« Législateurs, ne vous effrayez point de la hardiesse de cette vérité ; ce ne sont pas les vérités mises au jour qui font les révolutions, ce sont celles qu'on étouffe. La liberté illimitée du commerce des grains est oppressive pour la classe nombreuse du peuple. Le peuple ne la peut donc supporter. Elle est donc incompatible avec notre République... Nous voici parvenus à une seconde vérité : La loi doit pourvoir à l'approvisionnement de la République et à la subsistance de tous.

« Quelle règle doit-elle suivre en cela ? Faire en sorte qu'il y ait des grains ; que le prix invariable de ces grains soit toujours proportionné au prix de la journée de travail ; car, si le prix du grain varie, le prix de la journée ne variant pas, il ne peut y avoir de proportion entre l'un et l'autre. Or, s'il n'y a pas de proportion, il faut que la classe la plus nombreuse soit opprimée ; état de choses absurde et qui ne peut durer longtemps.

« Législateurs, voilà donc des vérités constantes. Il faut la juste proportion entre le prix du pain et la journée de travail. C'est à la loi à maintenir cette proportion à laquelle la liberté illimitée est un obstacle.

« Quels sont les moyens qui doivent être employés ? Il ne faut pas vous le dissimuler, législateurs, tout moyen partiel est ici dangereux et impuissant ; point de termes moyens, ce sont eux qui nous ruineront ; ce sont ceux sur lesquels comptent les économistes, pour faire triompher leur système de liberté illimitée. Pour compter sur le commerce, il faut que la liberté soit entière et, à la première entrave, il faut que le commerce soit détruit ; autrement il n'agira que pour vous enlever et non pour vous apporter ; il n'existera que pour votre ruine... Supprimez, dès à présent, toutes ces mesures inégales qui entretiennent l'ignorance et favorisent le monopole.

« Ordonnez que tout le grain se vendra au poids. TAXEZ LE MAXIMUM ; portez-le cette année à 9 livres le quintal (de 50 kilogrammes ; cela fait 18 francs les 100 kilogrammes), prix moyen également bon pour le cultivateur et le consommateur. Ordonnez que, pour les autres années, il sera fixé dans la même proportion d'après le rapport du produit de l'arpent avec le coût de la culture : rapport qui sera déterminé par des personnes choisies par le peuple.

« Interdisez le commerce des grains- à tout autre qu'aux boulangers et meuniers, qui ne pourront eux-mêmes acheter qu'après les habitants des communes, au même prix, et qui seront obligés de faire leur commerce à découvert. Ordonnez que les mesureurs ne pourront acheter pour plus de trois mois de leur consommation ; que chaque, fermier sera tenu de vendre lui-même son grain au marché le plus prochain de son domicile, sans pouvoir le vendre sur montre par des mesureurs, porte-faix ou facteurs, enfin que les grains restant à la fin du marché seront constatés par les municipalités, mis en réserve, et exposés les premiers en vente. Ordonnez que nul ne pourra prendre à ferme plus de 120 arpents, mesure de 22 pieds par perche ; que tout propriétaire ne pourra faire valoir par lui-même qu'un seul corps de ferme, et qu'il sera obligé d'affermer les autres ; que nul ne pourra faire payer les fermages en grains ; et enfin que nul ne pourra être, à la fois, meunier et fermier. Remettez ensuite le soin d'approvisionner chaque partie de la République entre les mains d'une administration centrale, choisie par le peuple, et vous verrez que l'abondance des grains et la juste proportion de leur prix avec celui de la journée de travail rendra la tranquillité, le bonheur et la vie à tous les citoyens. »

C'est un vaste plan très systématique et fortement conçu. Il procède de deux idées essentielles. La première, dérivée des théories de Turgot, d'Adam Smith et de Necker sur le salaire, est que les ouvriers sont toujours payés au plus bas, qu'ils ne peuvent attendre et se défendre, qu'ils se font les uns aux autres une concurrence presque illimitée, et que, par conséquent, la baisse du salaire déterminée par cette concurrence ne s'arrête qu'au point où s'arrêterait la vie elle-même, où la force de travail défaillirait. Si donc les spéculateurs, les capitalistes, parviennent encore par l'accaparement du blé à en hausser soudain le prix, le salaire tombe du coup au-dessous même du niveau vital et la loi d'airain s'aiguise en un glaive de famine et de meurtre.

Dès lors, et c'est la seconde idée maîtresse des pétitionnaires, l'Etat a le droit et le devoir d'intervenir pour empêcher le peuple ouvrier 'de tomber au-dessous de ce niveau vital. Il doit assurer le juste rapport du salaire au prix du grain et, en fixant un maximum au prix des grains, assurer en fait et indirectement un minimum de salaire. Pour maintenir dans des limites équitables le prix du blé, pour qu'il ne dépasse pas le niveau marqué par les frais de culture et le bénéfice honnête du cultivateur, il faut d'abord taxer, en effet, les grains. Il faut ensuite en prévenir l'accaparement à la source même, c'est-à-dire à la production, en divisant le plus possible les fermes, en empêchant la concentration des propriétés et des fermages.

C'est ce qu'on peut appeler, non pas la loi agraire des propriétés, mais la loi agraire des fermages. Plus nombreux et obligés d'ailleurs de vendre leurs grains pour s'acquitter de leurs fermages qu'ils ne pourraient plus, selon le projet des pétitionnaires, acquitter en grains, les fermiers se feraient concurrence sur les marchés, et cette concurrence des fermiers, accrue et stimulée par des dispositions législatives multiples, conspirerait avec la taxe pour maintenir les blés à un prix modéré.

Ce sont les idées les plus hardies des Cahiers paysans sur la division des fermes, sur l'organisation d'un service public d'approvisionnement, qui, après avoir été amorties et obscurcies par la bourgeoisie des villes, se rallument maintenant et jettent sur toute la Révolution une ardente lueur. Le peuple commence à prendre conscience de lui-même, à formuler avec une vigueur systématique des principes dont l'application ferait de l'Etat le gardien du droit populaire. Il commence à s'opposer comme classe, non plus à la noblesse terrorisée ou émigrée, non plus au clergé exproprié, mais à la minorité des capitalistes, des grands propriétaires fonciers d'origine bourgeoise et des grands fermiers. Et le service public d'approvisionnement qu'il réclame, il entend que ce soit le peuple lui-même qui l'administre par des élus directs. C'est la démocratie populaire qui, après avoir au 10 août forcé les portes de la cité politique, cherche maintenant à pénétrer dans l'administration des grands intérêts économiques.

 

 

 



[1] Je rétablis ici le contenu exact de l'article 8 de la loi du 29 septembre 1793. Jaurès avait écrit par erreur que les salaires comme les marchandises n'avaient été augmentés par le maximum que d'un tiers sur les prix de 1790. — A. M.