LE PRIX DU PAIN Avec
cette diversité dans les prix du blé, il n'est- pas aisé de savoir exactement
quel était le prix moyen du pain. Lequinio, qui cherche à rassurer la
Convention, dit dans son discours du 29 novembre : « Remarquez que les cris
et la disette n'ont point lieu dans les départements qui manquent de blé,
mais dans ceux où il est abondant. Aujourd'hui le blé manque dans quelques
départements du Midi, le pain s'y vend 7 ou 8 sous la livre, et le calme y
règne. A trente lieues autour de Paris le sol ne produit que du blé, pour
ainsi dire, la récolte a été bonne, tous les greniers sont pleins ; le pain à
Paris ne vaut que 3 sous la livre, il n'est pas plus cher dans les 30 lieues
qui l'entourent, et c'est là qu'existe le mal. » Mais,
si à Paris le pain ne valait que 3 sous la livre, c'est parce que la
municipalité parisienne vendait du blé à perte. On peut donc être sûr que
presque partout le prix de la livre de pain dépassait 3 sous. Qu'on se
souvienne qu'un député de Lyon s'écriait à la Convention que le pain se
vendait à Lyon 5 sous la livre, et que l'on rapproche ce trait effrayant du
prix presque incroyable de 7 à 8 sous que Lequinio indique pour quelques
départements du Midi, on sera porté à croire que presque partout le prix du
pain s'élevait au moins à 4 sous la livre. Barbaroux propose, le 8 décembre,
un décret dont l'article 2 disait : « Lorsque
le prix du pain se sera élevé, dans la majorité des départements, au-dessus
de 36 deniers la livre, l'exportation des grains de la République sera
prohibée par le Corps législatif, et les délinquants seront punis de
mort. » — Trente-six deniers c'est 3 sous, le denier exprimant un
douzième du sou. Trois
sous, c'est donc, selon Barbaroux, le prix extrême que peut supporter le
peuple. Or, dans le même décret, il dit (article 4) : « L'exportation des grains,
est dès ce moment défendue. » C'est donc que dans la majorité des
départements, et sans contestation aucune, le pain valait plus de 3 sous la
livre. D'ailleurs, il se vendait à peu près 3 sous la livre avant la hausse
d'octobre ; je crois donc pouvoir conclure qu'à la fin de 1792 et 1793, le
pain se vendait au moins 4 sous la livre dans la plus grande partie du pays.
Or, la plupart des orateurs sont d'accord pour dire que le travailleur
français, surtout le travailleur des campagnes, consomme 3 livres de pain par
jour. Dufriche-Valazé dit expressément, dans son discours du 29 novembre : « Vauban
ne porte la consommation qu'à 3 setiers par tête (et par an) ; ce qui ne fait
pas tout à fait 2 livres de pain par jour, et si les citadins en consomment
moins, qu'ils sachent que l'habitant des campagnes, qui est toujours en
équilibre entre ses forces et ses fatigues, en consomme bien davantage.
L'expérience m'a démontré que le laboureur mangeait par jour depuis 3 livres
jusqu'à 3 livres 1/4 de pain. » Il est
bien vrai que dans ce pain les habitants pauvres pouvaient faire entrer du
seigle ; mais, à moins de réduire la qualité de son pain, le citoyen français
supportait alors, rien que pour le pain, une charge de 12 sous par jour.
Barbaroux évalue à 2.400 millions la valeur annuelle de la consommation en
pain pour les. 25 millions de Français : c'est une charge de 88 francs par
tête. Et cette année-là les menus grains, ce qu'on pourrait appeler les
grains pauvres, qui au besoin remplaçaient le blé, avaient fait défaut : « Les
pluies presque continuelles de l'automne, écrit Roland, ont beaucoup
endommagé les menus grains, tels que le maïs et le sarrazin, qui sont dans
plusieurs cantons la principale nourriture de la classe indigente du peuple.
Il faut attribuer particulièrement au défaut de récolte de ces menus grains,
les demandes considérables de secours qui me sont adressées journellement. » C'est
donc au blé surtout qu'il fallait recourir ; et on voit qu'au cours du pain
de froment chaque travailleur, ouvrier ou paysan, selon qu'il consommait 2
livres ou 3 livres de pain par jour, était obligé de dépenser, rien que pour
le pain, entre 8 et 12 sous par jour ; c'est-à-dire au moins un tiers du
salaire et souvent la moitié. Je n'entre pas en ce 'moment dans l'étude des
salaires sous la Révolution ; je me borne à marquer par quelques exemples,
combien, par rapport aux salaires, le prix du pain était à cette date
exorbitant. Beaucoup de journaliers agricoles ne gagnaient pas plus de 20
sous par jour. Nous avons vu que les ouvriers du bâtiment à Paris gagnaient
40 sous. Je relève, dans ce même rapport de Roland, qui constate le haut prix
du blé, le salaire de quelques catégories d'ouvriers d'élite, payés
particulièrement cher. Ainsi, à la manufacture de Sèvres, les ouvriers, au
nombre de 204, sont répartis en six ateliers. L'atelier de peinture est
composé d'un chef et de 72 ouvriers dont les appointements annuels montent,
au total, à la somme de 63.492 livres ; c'est-à-dire que le salaire annuel de
ces ouvriers, qui sont des artistes, s'élève en moyenne à 900 livres, 3
Livres par jour de travail. Dans l'atelier de porcelaine tendre, composé d'un
chef et de 46 ouvriers, les appointements annuels s'élèvent à 33.285 livres ;
c'est une moyenne annuelle, par ouvrier, de 718 livres, ou 2 fr. 30 par jour
ouvrable : 46 sous. L'atelier de porcelaine dure est composé d'un chef et de
26 ouvriers, qui reçoivent dans l'année 20.256 livres ; pas 50 sous par jour.
Voici l'atelier des fours composé d'un chef et de 42 ouvriers, recevant
annuellement 25.620 livres, c'est-à-dire, pour chacun d'eux, 581 livres dans
l'année : 38 sous par jour. A la
manufacture des Gobelins « les ouvriers étaient au nombre de 134, dont
18 apprentis, et la totalité de leurs journées s'élevait à une somme de
109.546 livres. Il y avait sur cette dépense une diminution de 8 à 10.000
livres par an, pour le piquage par quart de jour à raison des absences ». Ainsi,
en fait, ils recevaient dans l'année environ 100.000 livres : c'est-à-dire (défalcation
faite des apprentis)
860 livres en moyenne pour chacun : 56 sous par jour ouvrable, à peine sur
l'ensemble de l'année 50 sous par jour. Et c'étaient des ouvriers rares, aux
prises avec le génie des peintres, et obligés d'entrer si subtilement dans
l'œuvre des maîtres que, selon la manière large ou raffinée du peintre qu'ils
reproduisaient en tapisserie, la vitesse de leur travail mesurée à l'aune
était extrêmement variable. « Tant que l'on a exécuté des tableaux des
anciens maîtres, les prix fixés pour la main-d'œuvre n'ont excité aucune
réclamation ; mais lorsque l'on a exécuté des Boucher, des Van Loo, l'ouvrier
n'a pu mettre dans son travail la même promptitude. » Et quand les hauts
salaires sont à ce niveau, que_ doit être le commun des salaires ? Il ne me
paraît pas téméraire de dire qu'en général ils représentaient à peine le
tiers des salaires actuels. Or, aujourd'hui et depuis une dizaine d'années le
prix du pain n'atteint pas en France, dans l'ensemble, 3 sous la livre. Donc,
le pain au commencement de 1793, était plus cher qu'aujourd'hui, absolument,
au moins d'un quart ; et relativement au salaire, il était quatre fois plus
cher. Quel fardeau pour le peuple, à cette heure à la fois triomphante et
difficile de la Révolution ! Mais
quelles étaient les causes de cette redoutable cherté ? If est
sans doute impossible de les démêler toutes et de mesurer l'action de
chacune. Dans ces périodes de rénovation universelle et de vaste ébranlement
l'enchevêtrement des faits est extrême, les faits économiques et les faits
politiques réagissent les uns sur les autres à l'infini. Il
serait trop commode de dire, comme le font les historiens à la mode de Taine,
que la méfiance générale et l'anarchie étaient les causes de la cherté. Sans
doute, le peuple avait gardé un souvenir sinistre des opérations d'ancien
régime qui furent faites sur les blés, il avait gardé le souvenir horrible
des disettes, des famines périodiques qui avaient désolé le pays. Et chaque
département, chaque district, chaque canton, soupçonnant que si le grain
sortait de leurs limites il deviendrait peut-être la proie de manœuvres
coupables, étaient tentés de le retenir sur place. Ainsi la circulation était
sinon arrêtée, au moins troublée, et les régions qui avaient du trop plein ne
le déversaient que péniblement sur celles qui avaient du manque ; de là sans
doute, l'extrême inégalité des prix. LES SPÉCULATIONS DU ROI Une
découverte récente avait ranimé les souvenirs des plus tristes et des plus
terribles légendes d'accaparement et de famine. Les papiers saisis aux
Tuileries avaient révélé l'emploi assez étrange fait, pour le compte du roi,
des fonds disponibles. Le roi, par un billet du 7 janvier 1791, en avait
confié la gestion à M. de Septeuil : « J'autorise
M. de Septeuil à placer mes fonds libres comme il le jugera convenable, soit
en effets sur Paris ou sur l'étranger, sans néanmoins aucune garantie de sa
part. » Et M.
de Septeuil s'était mis en rapport avec des maisons de Nantes, de Lyon, et
surtout de Hambourg, et il faisait pour le roi, sur les sucres, sur les blés,
des opérations où il était intéressé à la hausse. Voici un billet du 22 avril
1792 à MM. Duboisviolette et Moller, de Nantes : « M.
Rocck, d'Hambourg, étant ici dernièrement, vous a prévenu que l'achat fait
sur son ordre de 20 barriques sucre terré, montant à 65.982 livres,
était pour mon compte. En conséquence, je vous prie, Messieurs, de temps à
autre, et premièrement en réponse à celle-ci, de me donner des instructions
sur le cours du sucre et sur ce que je puis en espérer. Ce sera
d'après cette connaissance que je vous en commettrai la vente. Mon intention
est de réaliser le plus tôt possible cette spéculation et aussitôt que j'y
pourrai trouver un bénéfice de 10 à 12 p. 100. Je vous prie de m'adresser vos
lettres sous enveloppe à M. de Chalandray, rue de l'Université. » Le 30
avril 1792, Septeuil écrivait à Rocck, qui se trouvait alors à Amsterdam,
chez MM. de Bury et Cie : « Monsieur,
j'apprends avec plaisir votre heureuse arrivée à Amsterdam ; je suis charmé
que vous n'ayez pas été inquiété sur votre route, il n'en serait peut-être
pas de même aujourd'hui, depuis notre déclaration de guerre... A l'égard
des marchandises, je vois avec beaucoup de peine la baisse énorme sur celle
du n° 1. J'attends avec impatience l'effet qu'aura produit notre déclaration
de guerre ; vous connaissez mes intentions sur cet article, je persiste à
vouloir le réaliser au pair, je me repose sur votre zèle pour mieux faire, si
les circonstances deviennent favorables. Quant aux n° 2 et 3, j'ai plus de
confiance dans la hausse que ces marchandises doivent éprouver ; j'espère que
vous m'informerez exactement des variations de prix, et que vous n'échapperez
pas les occasions utiles à mes intérêts. Vous m'avez donné de belles
espérances sur ces opérations, je désire les voir réaliser et n'avoir que des
remerciements à vous en faire. » Evidemment
les opérations faites pour le compte du roi sont insignifiantes, mais
c'étaient des spéculations à la hausse, et quand ces lettres furent saisies
et publiées, les esprits surexcités déjà par la hausse des denrées crurent
voir là une partie d'un vaste plan caché. Septeuil, dans une lettre du 14 mai
1792 à MM. Engelback et Rocck, à Hambourg, écrit ceci : « Je
vous priais de me reconnaître... de l'emploi de B. M. 75.089 pour mon
intérêt proportionnel aux fonds dans les achats en société de blé froment qui
se montent, suivant les factures remises à M. du Coulombrei, à 402.992 B. M.
» C'étaient
des sommes infimes, et cela ne pouvait en rien agir sur les cours, mais
quelle inconscience, quelle funeste étourderie chez ces agents du roi qui, en
pleine révolution, en pleine guerre, quand le peuple encore hanté des
souvenirs du pacte de famine commence à murmurer contre la cherté des grains,
associent le roi à des spéculations à la hausse sur les denrées coloniales et
sur le blé ! Septeuil demande à ses correspondants de Hambourg — ah ! comme
le nationalisme monarchiste et antisémite, vertueux ennemi du cosmopolitisme
financier, a là de précieux antécédents ! — de lui confirmer l'entrée en
dépôt des cafés, reçus du Havre et de Nantes, et des sucres reçus de Nantes : « Je
vous serai obligé de satisfaire à tous ces points de reconnaissance. Je vous
dirai de plus que M. Rocck m'avait expressément promis que vous m'écririez le
prix de chacune de ces marchandises. » Et en
post-scriptum : « Je ne
doute pas que le prix des froments ne s'élève incessamment et que vous ne
rencontriez les limites de 120, quoique fort distantes d'à présent. » Septeuil
n'est pas enchanté de son opération, il craint d'avoir acheté au moment où le
cours du blé avait déjà atteint le plus haut ; il essaie pourtant de se
rassurer et il entrevoit une hausse nouvelle comme conséquence des grands
achats des armées. « Hambourg, MM. Engelback et Rocck, le 8 juin 1792. « Il
faut avouer que j'ai été bien malheureux de saisir le plus haut prix dans
l'achat de ces froments ; j'espère que vous apporterez tous vos soins pour
m'en tirer le meilleur parti que vous pourrez recueillir sur les récoltes
éventuelles du Nord et sur la consommation présumée des nombreuses armées... Les
notions sur nos récoltes de France les font présumer bonnes. Cependant,
il arrive annuellement que les denrées sont chères à l'approche et même après
les récoltes ; il en est sans doute de même chez vous, et J'ESPÈRE QUE
DANS LE COURANT DES MOIS DE JUILLET ET D'AOUT LES PRIX S'ÉLÈVERONT ; j'ai la même espérance
pour les denrées coloniales pour l'automne prochain. » Septeuil
n'eut pas d'ailleurs à se louer de ses rapports avec les dépositaires Rocck
et Engelback, chez lesquels il consignait pour revendre à bénéfice, sucres,
cafés et blés. Il eut des doutes sur leur solidité et retira la marchandise,
mais il continua de spéculer et il écrivait à ses nouveaux correspondants de
Hambourg, MM. Poppe et Cie, pour soutenir les cours : « Je ne
fixe pas de limites pour les froments... Vous aurez appris les ordres que
notre gouvernement a donnés chez vous pour des achats qui seront suivis,
dit-on, de nouveaux et plus considérables. » A
Londres, à Saint-Pétersbourg, Septeuil poussait aussi ses petites opérations.
Les documents relatifs à ces spéculations furent portés à la tribune de la
Convention et aggravèrent l'émoi du peuple. On ne voit là en mouvement que de
petites sommes, mais a-t-on découvert toute la trame ? Et si les fonds de la
liste civile servent à des achats de blés, à des « accaparements »,
toute la contre-Révolution n'est-elle pas entrée dans le système du roi ? Que
le grain reste donc sous la surveillance du peuple si on ne veut "pas
que les contre-révolutionnaires, les nobles, les prêtres factieux, les
marchands aristocrates, les riches bourgeois feuillants, le concentrent en
des magasins secrets, afin d'affamer la Nation révolutionnaire. LA DÉNONCIATION DE VALAZÉ Le
girondin Valazé, rapporteur de la Commission d'examen des papiers trouvés aux
Tuileries, dénonça avec violence, le 6 novembre, les spéculations royales : « De
quoi n'était-il pas capable, le monstre ! Vous allez le voir aux prises avec
la race humaine tout entière. Je vous le dénonce comme accapareur de blé, de
sucre et de café. Septeuil était chargé de cet odieux commerce, auquel nous
voyons qu'on avait consacré plusieurs millions. Était-ce pour cet horrible
usage que la Nation avait comblé le perfide de richesses ? Il n'y 'a que le
cœur d'un roi qui soit capable d'une telle ingratitude. « Ah
! je ne suis plus surpris de l'imprévoyance des lois sur les accaparements.
On faisait tout pour détourner de cet objet l'esprit des législateurs ; on
imposait silence au peuple toujours crédule en lui disant qu'il n'y avait
point et qu'il ne pouvait y avoir d'accapareurs ; que toutes les parties de.
l'empire étaient trop activement surveillées par les corps municipaux et les
gardes nationales... Le peuple se taisait, car il est si facile à convaincre,
et le lendemain, sous le grand prétexte de la libre circulation des grains,
on le faisait marcher au secours des accapareurs. J'en profiterai, de cette
leçon, et je prends ici l'engagement de veiller avec un soin particulier sur
la rédaction des lois relatives aux subsistances. « Vous
concevez bien, représentants du peuple, qu'on. a couvert de toutes les ombres
du mystère l'odieux commerce que je viens de vous dénoncer, et longtemps nous
avons cru nous-mêmes que nos recherches seraient infructueuses. Les sommes
que l'on y employait et le nom de celui qui le faisait ne nous laissaient
aucun doute sur la part que Louis Capet devait, à l'exemple de son aïeul,
prendre à ce commerce. Nous connaissions les besoins toujours renaissants
d'une Cour corruptrice. Nous avions sous les yeux l'embarras de Septeuil pour
satisfaire quelquefois à ces besoins ; cependant nous savions que le fier
despote voulait être obéi sur l'heure. « Nous
voyions ce même Septeuil consacrer jusqu'à deux millions et plus à ce
commerce qu'il faisait à Hambourg, à Londres et ailleurs, en prenant la
simple précaution de se faire adresser sa correspondance, à ce sujet, sous un
nom emprunté ; nous étions assurés, en même temps, que le tyran était
instruit des rapports commerciaux de son agent avec l'étranger, puisque nous
tenions en mains des reçus de sa part, qui consistaient en des traites sur
Londres. Nous ne cessions de répéter que Septeuil ne serait pas assez
imprudent pour se priver de la ressource de plusieurs millions, quand on le
pressait chaque jour pour des paiements 9traordinaires, à moins qu'il n'eût
eu une réponse toute prête. « Enfin,
après avoir revu cent fois les liasses qui renferment les factures et la
correspondance relatives à ce commerce, qui s'est fait à partir du mois de
juin 1791 jusqu'à la Révolution (du 10 août), nous sommes parvenus à trouver
la pièce probante. » C'est
l'autorisation de Louis à Septeuil que j'ai citée. Valazé grossit beaucoup
les choses. D'abord, j'ai beau lire et relire les documents annexés à son
rapport, je n'y trouve pas l'emploi de plusieurs millions en opérations de
commerce. Je vois bien que le roi demande à M. Duruey, le 24 février 1791,
une avance de deux millions, mais rien n'indique qu'elle fût destinée à des
combinaisons commerciales. C'est
le 2 juillet 1792, que je relève les achats les plus forts : 595.691 livres
de café, et 234.973 livres de sucre, le tout acheté au Havre et à Nantes et
expédié à Hambourg, pour y être consigné chez Poppe et Cie. Il ne me paraît
donc pas que le capital consacré par l'agent de Louis XVI à ces sortes
d'opérations ait dépassé un million. Mais eût-il été de deux ou trois, quelle
influence cela pouvait-il avoir sur la marche générale des prix ? Il n'y a
rien là qui ressemble à un plan d'accaparement, à un pacte de famine, mais
une prodigieuse inconscience, un divorce complet de la pensée du roi et de la
vie nationale. LA RÉPLIQUE DE CREUZÉ-LATOUCHE Creuzé-Latouche
exagéra en sens inverse lorsqu'il essaya, le 8 décembre, de calmer l'émotion
que ces pièces avaient provoquée : « Vous
vous souvenez que dans le rapport de la Commission des Vingt-quatre, qui vous
fut fait sur Louis XVI, dans la séance du 6 novembre, on vous dénonça des
accaparements de blé ; j'en fus fort surpris, moi, qui ne crois pas aisément
aux accaparements, et qui savais que Louis XVI n'avait pu avoir cette année,
en sa disposition, ni les finances, ni les intendants, ni les autorités, ni
les baïonnettes dont disposait son aïeul. « Mais
je fus encore surpris de voir le rapporteur nous dénoncer ces accaparements,
en y mêlant ses réflexions critiques contre la liberté du commerce des
grains, sans nous expliquer en aucune manière comment cet accaparement
s'était fait ; je prévis d'avance les maux que produirait une dénonciation
aussi vague. Car, quand on, parle ainsi publiquement d'accaparement sans en
expliquer clairement les faits, le peuple, devenant plus inquiet et plus
soupçonneux, confond toutes les opérations innocentes et mêmes utiles avec
des crimes, et ses erreurs en ce genre ne manquent jamais d'augmenter ses
propres calamités. « Je
fus obligé de me livrer à mes propres conjectures sur cet accaparement. Je
m'imaginai que Louis XVI voulant faire travailler ses fonds comme un
marchand, avait fait quelques spéculations sur des blés, et qu'ensuite, pour
faire hausser le prix du blé, il avait soudoyé des agitateurs et des
émissaires pour exciter des soulèvements et troubler la circulation des
grains. « ...
J'allai au lieu des séances de la Commission des Vingt-quatre pour y examiner
celles des pièces qui concernaient le prétendu accaparement. Je vis dans ces
pièces que Septeuil- ou ses agents" avaient employé des fonds de
plusieurs associés à des spéculations sur des sucres et des cafés et sur des
blés. Je remarquai que ces blés étaient destinés à être revendus en France et
non exportés à l'étranger. Je vis ensuite, par les lettres mêmes des
associés, qu'ils étaient au désespoir de ce qu'on avait employé leurs fonds à
des achats de blés ; leurs lettres étaient remplies de plaintes et de
reproches sur ce sujet. Les uns voulaient se retirer de la Société, les
autres voulaient que l'on se défît promptement de cette marchandise. « Et
la grande raison qu'ils donnaient de leur mécontentement de cette
spéculation, c'est que la récolte approchait, et qu'elle s'annonçait par une
belle apparence. « Ainsi,
si Louis XVI employait la liste civile à des spéculations de marchand, on
voit que, tout roi qu'il était, il se trouvait dominé par les lois de la
nature et soumis à de bonnes et à de mauvaises chances comme tout autre
marchand. » Voilà
bien, en sa pure forme, l'optimisme des économistes ; et l'on est presque
tenté de croire, en écoutant Creuzé-Latouche, que Septeuil et Louis XVI
avaient travaillé à approvisionner la France. Mais ce qui frappait le peuple,
ce qui l'inquiétait, c'est que dans une période où la hausse du blé et du
pain était désastreuse, le roi avait espéré, et voulu la hausse du blé ; et
il était tout porté à croire que lorsque le roi s'engageait dans des
spéculations à la hausse, il employait ensuite toute sorte de manœuvres à
provoquer, en effet, la hausse. LA DISETTE ÉTAIT FACTICE Mais
cette nervosité et cette défiance du peuple, avec le resserrement et la
stagnation des grains qui en étaient la conséquence, ne suffisent point à
expliquer la hausse exceptionnelle de la fin de 1792, puisque, depuis le
commencement de la Révolution, le peuple avait eu à l'égard des subsistances
les mêmes craintes soupçonneuses sans que pourtant le blé eût atteint le
niveau où il était maintenant. Ce n'est pas non plus par la pénurie ou même
la médiocrité de la récolte qu'il fallait expliquer le mouvement. La récolte
était bonne. Tous les témoignages là-dessus sont concordants. L'abondance des
moissons secondait la Révolution. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa
proclamation du 30 octobre, constate formellement cette abondance : « Dans
plusieurs départements de la République, les subsistances sont l'objet des
inquiétudes du peuple. En vain notre sol nous fournit-il d'abondantes
récoltes, des terreurs s'emparent des esprits, les propriétaires ferment
leurs greniers, le marchand n'ose se livrer à ses spéculations ; le commerce
languit, et de là nous éprouvons des disettes partielles et factices, au
milieu d'une abondance réelle. » Fabre,
de l'Hérault, dit dans son rapport du 3 novembre : « La
Fiance, s'il faut en croire les économistes les plus fameux, recueille, en
général, le blé nécessaire pour la consommation de ses habitants ; et s'il
est impossible d'avoir des données certaines sur cet objet, toutes les
probabilités se réunissent en faveur de cette hypothèse. Si la récolte a été,
cette année, stérile dans quelques départements, une heureuse abondance a
fertilisé les autres et devait réparer ces maux partiels. Les pétitions
contiennent l'aveu qu'on ne manque pas de grain. » Beffroy
dit, le 16 novembre : « C'est
au milieu de l'abondance que la disette menace le peuple. » Isoré
écrit, à propos d'un district de l'Oise : « D'après
les connaissances parfaites que j'ai recueillies par mes observations et par
les aperçus que nos commettants connaissent eux-mêmes, je puis assurer que ce
district aura,- au-delà de sa consommation, 15.000 setiers de froment, de 275
livres, poids de marc ; pareille observation faite sur tous les districts du
département de l'Oise, après avoir déduit ce qui convient en raison de la
population et de l'ingratitude du sol de plusieurs cantons, il en résultera,
très certainement, que ce département pourra céder à ses voisins 80.000
setiers. » Lequinio
dit, le 29 novembre : « La
France manque-t-elle de blé ? Non. La France, recueille actuellement au-delà
de ses besoins. Cette année, la récolte a généralement été bonne et nous y
touchons encore ; aussi, quand elle serait insuffisante pour les besoins de
l'année entière, il est de toute évidence que nous sommes, en ce moment, dans
une abondance réelle. » « Souffrirez-vous
plus longtemps que les Français gémissent au milieu de l'abondance ? « Il
y a, n'en doutez point, dans la République, plus de grains qu'il n'en
faut" pour la consommation des citoyens. » Saint-Just
affirme que les produits sont seulement cachés, par l'effet de la
surabondance du signe monétaire. Dufriche-Valazé, qui combat précisément les
évaluations optimistes, reconnaît cependant qu'il y a assez de grains : « Voulez-vous,
dit-il, que j'ajoute tout le possible à la supposition faite par les
économistes ? Eh bien ! je consens que les terres, l'une dans l'autre,
rapportent 4 ¹/₆ pour un, les semences prélevées ; il en résultera que
nous sommes au pair de nos besoins, sauf le cas de stérilité générale ou
partielle. Ici se dissipe un beau rêve, qui ne s'est que trop prolongé ; ici
tous les événements s'expliquent sans difficulté. Je ne suis plus surpris de
voir la France si souvent agitée par la crainte de manquer de subsistances ;
quand elle aurait quelque chose en sus de ses besoins, les moindres
circonstances feraient naître cette crainte, au milieu d'une population aussi
forte que la nôtre. » Mais il
conclut : « Nous
avons des grains à peu près ce qu'il nous en faut. » Creuzé-Latouche
déclare, le 8 décembre : « Je
ne crains pas d'affirmer que jamais la France n'eut autant de grains qu'elle
en possède actuellement... Depuis trois ans, les récoltes ont été bonnes, et
la dernière a été supérieure... « Ajoutez
à cette quantité de blés de la dernière récolte, et même des années
précédentes — car il y en a, surtout dans les départements du Nord —, les
blés que l'on doit encore tirer de l'étranger, et vous verrez que le peuple
français est réellement au sein de l'abondance, quoiqu'il n'en jouisse pas. » Louis
Portiez, député de l'Oise, écrit le 8 décembre : « Citoyens
législateurs, la saison de la récolte expirait à peine, et déjà on criait à
la famine. Les greniers regorgent encore de grains, et on nous menace de la
disette... « Avant
1789, le sol de la France produisait une récolte plus que suffisante aux
besoins de ses habitants ; il se faisait alors des exportations à l'étranger
; le gibier avait le privilège de dévaster impunément nos champs et de
prélever aussi, chaque année, la dîme au moins de nos productions
territoriales. Aujourd'hui que son règne n'est plus, que l'exportation à
l'étranger est prohibée, que la masse des subsistances est augmentée de plus
de 2 millions de quintaux, tant en grains qu'en farine, importés de
l'étranger depuis le 1er janvier de cette année jusqu'à présent, les
calculateurs recherchent, en vain, les causes de cette disette factice au
milieu de l'abondance. » Tous
les journaux font les mêmes constatations. Dans un important article (24
novembre-1er décembre 1792) sur les subsistances, le journal Les Révolutions
de Paris dit : « La
récolte a été abondante, cette année ; l'année précédente même avait produit
assez de blé pour toute la France. » Condorcet,
de même, note tous les témoignages qui établissent qu'il n'y a pas rareté de
grains. Brissot, obsédé par la polémique contre Robespierre et Marat,
attribue aux « seuls agitateurs » la cherté du grain. Mais
voici, après tous ces témoignages généraux si décisifs par leur concordance,
quelques indications particulières très intéressantes. Laurent Lecointre,
député de Seine-et-Oise, soumet à la Convention, au printemps de 1793, un
important travail où je relèverai un peu plus tard des éléments précieux pour
la question des salaires. Il voulait démontrer à la Convention qu'elle
pouvait et devait taxer le blé et que les fermiers pourraient aisément
supporter cette taxe, parce qu'ils avaient de larges revenus. Pour le
prouver, il dresse le budget précis d'une ferme de 300 arpents à lui connue. Il peut
donc être tenté, dans l'intérêt de sa thèse, de forcer le chiffre de la
production moyenne de la ferme. Or, il avertit que les résultats obtenus en
1792 doivent être sensiblement réduits, si l'on veut avoir la mesure à peu
près exacte des productions de la ferme : « Je vais, dit-il, établir
l'état du fermier sur la récolte la moins avantageuse en quantité et en prix,
et je dis qu'au lieu de 800 setiers de blé, qu'ont rapportés, en 1792, les
100 arpents semés de ce grain, la même quantité d'arpents ne rapportera, en
1793, que 700 setiers... Au lieu de 450 setiers d'avoine qu'ont rapportés, en
1792 ; les 100 arpents semés de ce grain, je les, réduis, pour l'année 1793,
à 400 setiers de 24 boisseaux, mesure de Paris. » Ainsi
Lecointre, au moment même où il cherche à donner l'idée la plus haute
possible des revenus des fermiers, n'ose pas prendre pour type la récolte de
1792 ; il lui fait subir une réduction d'un huitième pour le blé, d'un
neuvième pour l'avoine. Et il
se récrie contre les « profits excessifs, honteux, intolérables »
qui se font « dans l'état actuel des choses » quand on « porte la
récolte sur le pied de 1792, où la moisson a été abondante dans tous les
départements agricoles » ; car, ajoute-t-il, « nous avons la consolation
de savoir que ce n'est pas la disette des grains qui a occasionné leur
extrême cherté, mais la méchanceté de quelques hommes ». Je ne
retiens pas les explications de Lecointre, mais seulement le fait affirmé par
lui avec tant de précision. Et il donne couleur et vie à son affirmation en
déroulant, sous nos yeux, les vastes plaines toutes chargées encore de leur
fécondité d'hier. « Ouvrez
les yeux, citoyens mes collègues, et portez vos regards sur la surface de cet
empire. Dans les départements agricoles, à 40 lieues aux environs de
Paris, les plaines sont encore garnies de leurs meules ; les cours des gros
agriculteurs ont encore entières celles qu'une ample moisson leur a procurées
l'année dernière ; quelques-uns même en ont de deux années. Entrez dans les
granges, beaucoup sont encore pleines, les greniers de l'accapareur sont
remplis. » Et
comme si aucun doute n'était possible sur le fond même des choses, Lecointre
s'écrie : « Et
vous, législateurs, vous êtes témoins de cette abondance et, insensibles aux
cris des 'malheureux, vous voyez de sang-froid qu'une denrée qui devrait, au
plus, valoir 30 livres le setier pesant 240 livres, est portée à 50 et 55
livres, et les autres grains en proportion. » Ainsi,
dans l'été fécond de 1792, la générosité de la terre avait répondu à la
générosité de la Révolution. Et sous le soleil du 10 août, l'éclair de la
faucille avait couché de larges moissons. Non, il n'y a pas disette profonde
; et ce n'est pas au bord d'un abîme de misère et de désespoir que la
République va faire ses premiers pas. Les richesses qu'a données la terre,
débarrassée de la dîme et fécondée par la liberté, sont bien là présentes,
substantielles, dorées aux yeux et chaudes à la main. Et la Révolution saura
bien les mettre en mouvement et les assimiler. Mais quel prodigieux
déséquilibre économique, et à quelles difficultés troublantes elle est en
proie ! Que de causes concourent à cette cherté paradoxale du blé et du pain
dans l'abondance des moissons ! LES CAUSES DE LA CHERTÉ Et tout
d'abord l'action de l'assignat est incontestable. A mesure que l'assignat
baisse, le prix des denrées, quoique d'un mouvement beaucoup moins rapide,
doit hausser. Lecointre allègue, il est vrai, que la somme des assignats émis
ne dépasse guère la somme du numéraire, augmentée dès billets de la Caisse
d'Escompte, qui circulaient en 1788, et qu'il n'y a donc pas surabondance du
signe. Mais d'abord il n'est nullement démontré que la monnaie de métal a
disparu ; elle s'est immobilisée, elle a été réduite peu à peu à une sorte
d'inaction monétaire, par la monnaie de papier ; mais elle subsiste toujours
prête à agir, et ainsi la quantité du signe disponible est doublée. En second
lieu, le mouvement d'émission à peu près continu auquel est condamnée la Révolution,
en enlevant aux assignats toute limite un peu stable, semble leur enlever, en
effet, toute limite. On ne sait pas s'il n'y aura pas demain une émission
nouvelle, si la valeur de l'assignat ne baissera pas encore et,
naturellement, les détenteurs de marchandises se couvrent, par la hausse de
leurs prix, contre les risques de dépréciation que l'assignat reçu par eux en
paiement aura à courir. De là une tension fébrile et maladive des cours. De
là dans tout l'édifice économique, fondé sur des prévisions et des craintes,
je ne sais quoi de factice et d'inquiétant. Et précisément parce que le blé
est une denrée de première nécessité, précisément parce que cette denrée
n'est pas exposée, comme les objets de luxe, aux vicissitudes des modes ou
aux révolutions des rapports sociaux, son prix s'élève en proportion même de
sa solidité. Le blé
est comme une valeur de premier ordre et de tout repos à échanger contre des
valeurs incertaines et dont la limite de décroissance n'est pas connue. Quoi
d'étonnant que les propriétaires resserrent leur marchandise ou ne la livrent
qu'à très haut prix ! Mais
voici que sur ce marché déjà instable les achats de guerre exercent encore
une action perturbatrice. La France se trouve soudain à l'état de nation
armée ; elle lutte contre la coalition partielle des despotes ; elle
s'organise pour résister à leur coalition générale. Sept cent mille soldats
sont sous les armes : un chiffre qui, même au temps des plus grandes guerres
de Louis XIV, ne fut jamais atteint ; et il est sûr que ce n'est qu'un
commencement, une première mobilisation. Ou, si cela n'est pas sûr encore, du
moins cela est probable : bientôt, sans doute, toute la force valide du pays
sera dans les armées. De là au point de vue des prix des denrées, deux
conséquences. D'abord, les cultivateurs, les propriétaires fonciers se
demandent s'ils ne seront pas exposés à manquer de bras. Déjà Roland dans ses
rapports constate que, dans la région du Nord, le travail des semailles a été
contrarié non seulement par les pluies de l'automne, mais par le manque de
bras. « En
parlant d'agriculture, dit Roland, le 9 janvier, je dois exposer à la
Convention les craintes que je conçois sur le produit de la récolte prochaine
; on me mande de plusieurs départements que les semailles des blés d'hiver
ont été contrariées par une infinité d'inconvénients. Le séjour des troupes
ennemies, d'une part, dans nos départements du Nord, d'autre part, le
manque de bras, la disposition des chevaux pour les convois militaires,
les pluies presque continuelles de l'automne, sont cause que le quart des
terres n'est pas ensemencé. A cette circonstance si l'on joint les
événements politiques qui peuvent contrarier nos achats de blé de l'étranger,
on peut avoir quelques inquiétudes sur nos subsistances de l'année
prochaine. » Et
Barbaroux allait jusqu'à chiffrer, à la tribune même de la Convention, le
déficit qui résulterait dans les récoltes du déficit des bras (8 décembre) : « Un
laboureur, en réduisant les travaux et les productions à un terme moyen,
cultive 20 arpents de terre et peut leur faire produire 60 setiers de blé
au-delà de la semence, de manière qu'il donne à la République 17.410 livres
de pain. « Or,
en fixant la population de la République à 25 ou 26 millions d'habitants, il
en résulte qu'il faut le travail de 7.500 laboureurs pour produire la
subsistance d'un jour de tous les individus de l'Empire, et que par
conséquent nous avons indispensablement besoin de 2.800.000 agriculteurs pour
nous assurer les subsistances d'une année. Un événement qui nous enlèverait
100.000 agriculteurs nous exposerait à treize jours et demi de disette. « Or,
je fixe à 300.000 le nombre de ceux que la guerre a enlevés aux campagnes ;
et certes ; mon calcul ne vous paraîtra point exagéré, si vous considérez
qu'indépendamment du nombre des agriculteurs enrôlés dans nos armées, les
volontaires des compagnies franches, les sapeurs ou mineurs, les guides et
les conducteurs de chariots, sont presque tous des hommes de la campagne. Il
y aura donc l'année prochaine, par la seule diminution du nombre des
cultivateurs, un déficit de quarante jours et demi dans la masse de nos
subsistances. « J'évalue
à un déficit égal celui qui résultera de la diminution du nombre des bœufs
livrés à la consommation des armées, des mulets employés à leur service et
des chevaux qui partout ont été pris pour remonter nos cavaliers et pour
former de nouveaux corps de cavalerie. C'est donc un déficit de
quatre-vingt-un jours dans les subsistances. » A lire
ces calculs un peu présomptueux de Barbaroux il semble que l'activité
productrice d'un pays soit une quantité fixe, une force rigide et
inextensible. Il n'en est rien, et nous pressentons déjà l'effort héroïque,
le magnifique labeur par lequel la France révolutionnaire, sous la discipline
de la Convention, comblera ces vides du travail. Les femmes suppléeront les
hommes absents ; les enfants se hausseront au-dessus de leur âge et les bêtes
mêmes, plus ardemment aiguillonnées, hâteront la marche profonde des
charrues. Nous pressentons aussi, à la précision des chiffres et des
résultats apportés par Barbaroux, que la grande Assemblée saura entrer à
fond, par la réglementation la plus stricte, par l'intervention la plus
minutieuse, dans la vie et le travail de tous, pour assurer à l'énergie
nationale son maximum de rendement. Mais une inquiétude était dans les
esprits ; chacun se demandait : Qu'adviendra-t-il de la terre de France et de
la récolte prochaine si tous les bras s'arment du fusil ? Les moissons trop
lentement moissonnées ne seront-elles pas à la merci des orages ? Mais la
guerre ne prenait pas seulement les bras, c'est-à-dire l'espoir des récoltes
prochaines, elle prenait dès maintenant, par de vastes achats, la récolte de
l'an dernier. Roland écrit à la Convention le 28 janvier 1793 : « Une
des principales causes qui contribuent plus particulièrement à augmenter la
pénurie des subsistances et surtout à en faire hausser le prix, c'est, comme
je l'ai déjà fait observer plusieurs fois à la Convention, celle nui résulte
des achats que font faire les agents des vivres militaires et de la marine
dans plusieurs départements. Je vois en effet, suivant un état particulier
qui a été remis par eux au Conseil exécutif provisoire le 17 de ce mois, que,
depuis environ deux mois et -demi, ces agents ont commissionné plus de
800.000 quintaux de blé et 17.000 quintaux de farine dans 27 départements
seulement, parmi lesquels il y en a quatorze où j'ai été obligé de faire
parvenir à grands frais des subsistances. » Sans
doute les hommes enrôlés dans les armées auraient consommé du blé et de la
viande, s'ils étaient demeurés dans leur commune. Mais d'abord beaucoup
d'entre eux auraient consommé le produit du petit domaine sur lequel ils
vivaient : en tout cas, les achats auraient été disséminés et lents. De plus,
les citoyens auraient consommé sur place moins de viande et de froment qu'ils
n'en consommaient aux armées. Cette immense mobilisation des hommes
transforma les habitudes. Laurent Lecointre, dans une de ses opinions à la
Convention, constate très justement : « Plus
de cinq cent mille individus qui ne mangeaient de la viande qu'un ou deux
jours de la semaine, en mandent aujourd'hui tous les jours aux armées. » Ce
que Lecointre dit à ce sujet le 23 septembre 1793 est vrai évidemment dès le
début de la guerre. J'avais pensé de même, a priori, quand je cherchais à me
rendre compte de la hausse prodigieuse du prix du blé, que le pain donné aux
soldats de la République devait contenir plus de froment que le pain mêlé que
mangeaient encore beaucoup de paysans. J'ai trouvé la confirmation de mon
hypothèse dans un bref discours de Cambon du 3 novembre 1792 : « Autre
cause encore de renchérissement. Nous avons 600.000 hommes sous les armes.
Nous avons voulu qu'ils fussent bien nourris, parce qu'ils combattent pour la
liberté. On a défendu l'usage du seigle dans le pain. » Ainsi
le peuple, en passant aux armées de la Révolution, s'élevait au pain de pur
froment. Je me demande d'ailleurs si les progrès de la Révolution et de
l'esprit public, et la croissante fierté des paysans affranchis, des
prolétaires devenus citoyens actifs, ne propageaient pas jusque dans les
campagnes l'habitude du pain blanc, symbole d'une vie supérieure. « La
consommation du blé, dit Creuzé-Latouche le 8 décembre, n'est pas la même
dans tous les temps. Il est bien vrai que les hommes de travail qui habitent
les villes se nourrissent principalement de pain, et qu'ils l'ont, dans tous
les temps, à peu près de la même qualité ; mais les habitants de beaucoup de
lieux stériles en froment et beaucoup de pauvres habitants des campagnes
règlent le genre de leur nourriture et leurs consommations sur leurs
ressources. Suivant le bon marché ou la cherté du blé, suivant l'abondance ou
la rareté de cette denrée, ils mangent du pain plus ou moins blanc, ou plus
ou moins noir ; du froment, ou du méteil, ou du seigle, ou de menus grains.
Enfin, de grandes contrées consomment plus ou moins de blé de Turquie, de
sarrazin, de châtaignes, de légumes et de pommes de terre ; ils en font même
leur unique nourriture lorsque les prix des meilleurs grains s'éloignent trop
de leurs facultés. » Mais
Creuzé-Latouche oublie de dire que la consommation du pur froment pouvait
varier aussi selon le degré de culture civique des hommes. A ceux qui
sentaient vivement le prix de l'égalité il n'était pas indifférent de manger
le même pain que les classes riches, et sans doute ils s'y efforçaient. Il se
trouve précisément que, en cette période, et par une singulière coïncidence,
les grains pauvres font défaut. J'ai déjà cité ce que Roland dit à ce sujet
dans son rapport du 9 janvier. Il y insiste dans son rapport du 28 en
envoyant à la Convention l'état des demandes qui lui ont été adressées pour
obtenir des secours en subsistances : « L'Assemblée
verra que ces demandes montent à plus de 4.500.000 quintaux de grains, et à
7.500.000 livres en argent, sur lesquelles j'ai déjà distribué 222.000 quintaux
tant en blé qu'en farine, et 3.278.000 livres en avancés pécuniaires. « Cette
masse effrayante de besoins est occasionnée par diverses causes : 1° les
pluies continuelles de l'automne ont beaucoup endommagé les menus grains,
tels que le maïs et le sarrazin qui sont dans plusieurs cantons de la
République la principale nourriture de la classe indigente du peuple. » Ainsi,
c'est aux grains pauvres que devait suppléer le blé envoyé par le
gouvernement. Et la nécessité des choses semblait s'ajouter aux inspirations
égalitaires de l'ordre nouveau pour élever la plus grande partie du peuple à
la consommation du pain blanc ; avec la liberté entrait dans les habitudes du
peuple un pain plus pur et plus noble. Ce n'est pas seulement pour donner
plus de force aux soldats, c'est pour consacrer le relèvement de toute
condition et l'universel ennoblissement civique que la Révolution éliminait
le seigle de la nourriture de l'armée et lui donnait un pain délicat et fort.
Et quand des nouvelles de l'armée parvenaient dans les villages, comment le
peuple tout entier, et comment les ouvriers des fermes n'auraient-ils pas
demandé du pain de froment ? Ainsi, au moment où bien des symptômes faisaient
craindre qu'en 1793 il y eût un déficit dans la récolte, croissait la demande
du blé. Et cela encore ajoutait à la tendance de hausse. D'ailleurs pour les
besoins pressants et vastes d'une grande armée, les achats étaient faits par
grosses masses ; ils rompaient ainsi, en plus d'une région, l'équilibre des
ressources et des besoins. Roland se plaint que les achats soient faits
souvent aux lieux mêmes où il y avait insuffisance de récolte. Entre
l'administration de l'Intérieur et le ministère de la Guerre où Pache avait
remplacé Servan, il n'y avait point d'entente ; et leur action discordante
aggravait la crise. Au ministère de la Guerre, aucune tradition forte et
claire n'avait eu encore le temps de se constituer. Le service des
subsistances y fonctionnait mal, sans vue d'ensemble et sans unité. Des
-explications contradictoires de d'Espagnac et d'Hassenfratz devant le Club
des Jacobins, dans les séances de novembre et décembre 1792, ce qui résulte
c'est l'état de désordre des administrations de subsistances : « Le
ministre de la Guerre avait une administration des vivres, le ministre de la
Marine avait aussi une administration des vivres, et le ministre Roland avait
aussi son administration particulière. » LES FOURNISSEURS La
forte centralisation de combat que la Révolution instituera bientôt dans le
service des subsistances n'existait pas encore et il y avait « dans les
achats, comme dit Hassenfratz, une concurrence nuisible à la chose publique
». Dans cet état d'exaspération, de discordance et de hâte fébrile, les
grands fournisseurs peu consciencieux avaient beau jeu. Sous prétexte de
fournir vite, ils haussaient démesurément leurs prix, et ils donnaient ainsi
une sorte de signal général de hausse. Le journal de Prudhomme (numéro du 24
novembre au 1er décembre) a bien marqué ce brusque pullulement de
spéculations suspectes. Dans la guerre qui suivit le 10 août, « il
fallut faire sortir à la fois de terre et des hommes et des vivres ; le péril
était imminent, il ne s'agissait pas de marchander en pareil cas. Belle
occasion pour tous les accapareurs ! Eux seuls étaient nantis de tout ; ils
s'offrirent ; on se crut trop heureux de les avoir ; on passa par toutes les
conditions qu'ils voulurent imposer. Sans parler d'une foule de marchés
frauduleux qu'on découvre tous les jours, ceux de ces messieurs qui faisaient
le plus honnêtement leur métier eurent soin de demander presque le double du
prix courant, et déjà cependant trop haut ; le commerce éprouva une commotion
subite. Ce renchérissement s'étendit bientôt à tout, et le pauvre, l'honnête
citoyen se vit presque dans l'impossibilité d'acheter sa subsistance. » Tous
les spéculateurs de la fin de l'ancien régime, Beaumarchais, d'Espagnac,
reparaissent pour des besognes louches. Les Juifs émancipés par l'Assemblée
Constituante fournissent aussi leur contingent de spéculation. Jacob
Benjamin abuse de la hâte ou de la légèreté de Montesquiou pour conclure avec
lui un traité frauduleux où les prix des marchandises à livrer sont majorés
dans des proportions fantastiques. Les commissaires de la Convention à Lyon,
Boissy d'Anglas, Alquier, Vitet envoient, le 20 novembre, un rapport
foudroyant et Cambon s'indigne à l'Assemblée : « Votre
Comité m'a chargé de vous dénoncer plusieurs marchés frauduleux passés par
Vincent, commissaire ordonnateur en chef de l'armée du Midi. Ces marchés sont
d'une nature d'autant plus désastreuse pour la Nation, qu'en stipulant les
fournitures payables moitié en espèces sonnantes, ou en assignats, on
bonifiait la perte du papier, et en partie d'avance. La première et la
seconde de ces dispositions ont l'effet d'augmenter considérablement le prix
de l'argent, les entrepreneurs ayant un intérêt à le hausser, pour être
mieux payés en assignats : surhausse d'autant plus considérable que ces
fournisseurs se les font payer presque au double du prix ordinaire du
commerce comme vous allez le voir pour les marchés passés avec le juif
Benjamin. » Les
commissaires portaient une accusation d'ensemble : « Nous
avons découvert, et nous en avons les preuves, que dans chaque marché, chaque
fourniture, la hiérarchie militaire ne présente qu'une échelle de crimes :
fournisseur général, fournisseur en second, visiteurs, gardes-magasin,
commissaire, commissaire ordonnateur, état-major général, tous prévariquent,
tous volent, tous s'enrichissent. » C'est
ainsi que les chemises étaient de toile d'emballage, les souliers de mauvais
cuir et de carton. Lajard et Lebrun, l'un cousin de l'ancien ministre
feuillant, l'autre négociant à Montpellier, avaient empli les magasins de
marchandises tarées. Les prix de Jacob Benjamin tenaient du roman. Le lard
salé était livré par lui à 37 sous la livre, moitié en argent et le reste en
assignats, mais compensation faite de leur perte. Or, le lard salé se
trouvait dans les ports à 10 sous, en assignats. Il vendait les souliers 13
livres la paire. Les mêmes souliers étaient au même moment offerts et donnés
pour 6 livres par un autre fournisseur, Gerdret. L'Assemblée
décréta d'accusation Lajard, Lebrun, Vincent, Benjamin, juifs et chrétiens
mêlés. Depuis si longtemps les Juifs avaient été réduits à des opérations
occultes et souvent suspectes que les hommes de la Révolution avaient contre
eux une prévention très forte. C'est après bien des résistances que la
Constituante se décida à leur reconnaître les droits civils et politiques, et
on voit que les Conventionnels en parlent d'un ton méprisant : « Le
juif Benjamin », dit Cambon ; et Lanjuinais dit : « Voici
une lettre du juif Benjamin. » Et Brissot rendant compte de son
interrogatoire devant la Convention, le 13 novembre, écrit : « Le juif
Jacob Benjamin est traduit à la barre ; il fait une réponse bien juive aux
reproches faits aux marchés passés entre lui et les commissaires ordonnateurs
: il dit qu'il était marchand, que c'était à lui à bien vendre ses
marchandises, et aux commissaires ordonnateurs à savoir ce qu'ils devaient
lui en donner. » C'est
bien la traduction exacte de ce que dit en effet Jacob Benjamin : «
D'ailleurs, je suis fournisseur ; le général avait le droit de traiter avec
moi ou il ne l'avait pas ; s'il en avait le droit, c'est à moi à remplir mes
engagements ; mais le marché fait, tant pis pour lui. » La
Convention le fit justement arrêter. Mais elle ne concentra pas sur lui la
répression. Elle avait hérité du passé de fortes préventions contre les
Juifs, mais elle ne songea pas un instant à leur appliquer une justice
spéciale : elle frappa comme eux et avec eux les autres coupables. LES PROGRÈS DE L'ESPRIT DE LUCRE Mais
déjà la guerre apparaissait comme une immense industrie. C'était comme une
forme nouvelle et colossale du commerce qui se substituait au commerce
ordinaire, plus calme, plus sain. Ici la fièvre de l'impatience et du danger,
les appétits surexcités par la brutalité essentielle de l'action militaire,
la difficulté du contrôle, la nécessité des approvisionnements rapides, tout
contribuait à fausser les cours, et ce sont pourtant les prix de ce commerce
affolé, violent et morbide, qui pouvaient servir de type au commerce normal
et tenter peu à peu, jusque dans la placidité des relations ordinaires, la
cupidité des marchands. Un esprit de lucre suraigu et d'exploitation outrée
se répandait sur la Nation du foyer même où était concentrée la force de la
patrie. Comment, à la nouvelle que ces prix fantastiques avaient eu cours
dans ces armées immenses, où affluait le pays, les propriétaires fonciers
n'auraient-ils pas réservé leurs marchandises dans l'espoir d'en obtenir, eux
aussi, un prix égal ? Les
possédants étaient animés d'un esprit nouveau, plus audacieux, plus
entreprenant, plus porté à la spéculation. Quand l'Eglise possédait ses
immenses domaines, elle les gérait mollement, selon une tradition routinière
et un peu somnolente. Elle avait besoin, pour exercer sa domination et
maintenir son privilège, pour prélever ses dîmes et se soustraire à l'impôt,
d'être soutenue par ses fermiers. Si elle les avait eus contre elle, elle
n'aurait eu aucun moyen pratique d'agir, aucune prise réelle sur le pays.
Elle ménageait donc cette clientèle de fermiers en leur accordant des baux
modérés, en les renouvelant aux conditions anciennes, malgré l'élévation
générale des valeurs. Ces fermiers d'Eglise formaient ainsi une sorte de
sous-canonicat agricole, protégé par la tradition contre toute surprise
fâcheuse et médiocrement stimulé. Ils avaient sans doute leurs habitudes de
réalisation à peu près immuables, des époques de vente à peu près fixes. Au
contraire, quand les acheteurs révolutionnaires, paysans aisés et riches
bourgeois, furent entrés en possession des biens d'Eglise, ils apportèrent
dans la gestion de leurs biens leur esprit d'activité un peu inquiète,
ambitieuse et calculatrice. Ils avaient fait, en général, une bonne affaire.
Non qu'il y eût souvent des manœuvres dolosives ou des collusions criminelles
pour fixer trop bas le prix d'adjudication des biens. Roland, dans son
rapport du 9 janvier, signale, il est vrai, des manœuvres coupables : « Il
ne faut pas se dissimuler, écrit-il, que des abus énormes et révoltants ne se
soient introduits dans les ventes nationales, et ce qui me fut dénoncé au
mois d'octobre dernier par rapport au district de Saint-Quentin en est la
preuve et. peut être appliqué à beaucoup d'autres districts. Là les fermes
avaient un prix apparent, bien au-dessous de leur valeur réelle. Les
propriétaires et les fermiers agissaient ainsi pour se soustraire aux
impositions qui avaient pour base le prix des baux, de façon qu'un domaine
dont le propriétaire retirait réellement 1.000 livres n'était cependant porté
qu'à 500 dans le bail à ferme. C'est sur ce prix, sur ce produit apparent,
que les estimations pour les ventes nationales ont été faites. Il en résulte
que les enchères ont toujours eu pour base cette évaluation infidèle et que
les adjudications ont été faites à des prix analogues et fort au-dessous de
la valeur réelle de l'immeuble vendu. « Cette
estimation erronée a donné lieu à des inconvénients plus graves : elle a
réveillé la cupidité de cette classe de citoyens qui ne semblent respirer que
pour faire des calculs d'intérêt et épier l'occasion de se procurer des
bénéfices par tous les moyens possibles, per fas et nefas. De là la
coalition des enchérisseurs entre eux pour avoir les dépouilles nationales au
prix le plus vil ; de là ces scènes scandaleuses et quelquefois sanglantes,
qui ont eu lieu dans plusieurs séances, lorsque des concurrents voulaient
mettre des enchères sur celles de ces monopoleurs coalisés, de ces
conspirateurs contre les intérêts de la République. » Sans
doute, mais il est impossible que cette fraude sur les baux ait été très
générale et que par suite les bases d'évaluation pour les adjudications aient
été souvent faussées. En fait, dans ces tranquilles années de 1790, 1791 et
1792, il y eut une concurrence assez animée entre les acheteurs, et les
communes étaient intéressées, par la remise proportionnelle qui leur était
faite, à assurer la loyauté des ventes. Au total, dans la plupart des
départements, le prix de vente dépassa d'un quart le prix d'estimation, et si
les acheteurs firent une bonne affaire parce que les baux d'Eglise étaient
habituellement modérés, il n'en est pas moins vrai qu'ils avaient à retrouver
l'intérêt d'un capital supérieur à celui que les baux d'Eglise
représentaient. Ainsi s'expliquent ces curieuses paroles du journal de
Prudhomme, qui sont si opposées à la thèse d'Avenel sur l'achat à vil prix
des biens d'Eglise : « Une
seconde cause générale (de la cherté des denrées), quoiqu'elle tienne plus
particulièrement aux subsistances, c'est le renchérissement des terres... Les
biens nationaux ont été portés à un prix excessif ; la facilité des
paiements, à termes très éloignés, a pu donner lieu à ces fortes enchères.
Dès que les fonds nationaux eurent doublé de prix, il n'y eut point de
marchandise, si vile qu'elle fût, qui ne doublât à son tour. Les acquéreurs
de biens nationaux, qui outre cela payaient en contribution le cinquième du
produit net, eurent leur recours sur les consommateurs et leur firent payer à
la fois leur impôt annuel ainsi que l'intérêt de leur argent. » (n° du 24
novembre au 1er décembre 1792.) Ajoutez
que la plupart de ces acquéreurs avaient fait sur leur nouveau domaine
d'importantes dépenses d'aménagement. Laurent Lecointre dit dans l'Opinion et
projet de décret que j'ai déjà cité : « Les
deux milliards cinq cent millions.de biens nationaux, sur lesquels on a fait
depuis deux ans plus de 500 millions de dépenses, car ces biens ont été
vendus et revendus, démolis en partie et reconstruits pour d'autres usages...
» C'est
donc l'intérêt d'un capital accru que devaient retrouver les nouveaux
propriétaires, et comme ils étaient des hommes de combinaison et d'audace,
ils essayaient, en ne vendant leurs grains que lentement, de tirer le plus
grand parti possible des mouvements de prix déterminés par la baisse des
assignats. La plupart d'entre eux pouvaient attendre. Ils n'avaient acheté
que parce qu'ils avaient des avances supérieures aux premières annuités
exigibles ; et quelle belle opération ce serait de payer une partie de la
terre nouvellement acquise avec le prix exceptionnellement élevé de la
récolte ! En tous cas, ils pouvaient attendre que l'assignat fût un peu
consolidé et ne pas s'exposer par une vente trop prompte de leur marchandise
à la dépréciation. croissante de la monnaie de papier. LES CALCULS DES FERMIERS Portiez,
député de l'Oise, ne craint pas d'indiquer, le 8 décembre, que l'aisance plus
grande du cultivateur le rend maître du marché, où il n'apporte plus le blé
qu'à l'heure choisie par lui. « Le
laboureur bénit la Révolution qui l'a délivré de la gabelle, des dîmes, de la
milice, etc., etc., et il n'acquitte pas ses contributions. Est-ce la
négligence des percepteurs, l'ignorance des contribuables qu'on doit en
accuser ? Je ne sais, mais l'Etat souffre ; le fermier, plus aisé, ne
s'empresse pas de porter au marché, comme par le passé, pour réaliser les
fonds avec lesquels il devait payer autrefois les termes du bail de son
propriétaire ; ses économies, le non-acquittement des contributions, la
décharge des anciens impôts l'ont mis aujourd'hui en état d'attendre que le
torrent des billets patriotiques soit écoulé. » Aussi
bien, selon Isoré (16 novembre), beaucoup de propriétaires s'abstiennent de
presser leurs fermiers : « Ne
nous dissimulons point que beaucoup de propriétaires ci-devant nobles prêtent
leurs fermages échus, pour que leurs fermiers gardent plutôt des blés que dés
assignats ; l'aristocratie bourgeoise se mêle aussi de cette perfidie ; joint
à cela les fermiers aisés et les propriétaires avares qui font valoir. » Quelle
était l'étendue et quel était le sens exact du fait allégué par Isoré ? Il
est malaisé de le savoir. Y avait-il vraiment des propriétaires, ci-devant
nobles ou bourgeois aristocrates, qui ne pressaient point leurs fermiers
d'acquitter les fermages afin que ceux-ci ne soient pas obligés de vendre
leurs grains ? Poussaient-ils la passion et la combinaison politiques
jusqu'à se priver momentanément, eux-mêmes de leurs revenus pour aggraver,
par l'arrêt des échanges, la hausse du blé et la baisse de l'assignat dont
souffrait la Révolution ? Il ne pouvait guère y avoir là que quelques
excentricités de haine, non une pratique étendue et capable de modifier le
cours des choses. Ce qui est plus probable, c'est qu'un intérêt commun
décidait propriétaires et fermiers à ajourner les opérations. Le fermier
avait intérêt ou croyait avoir intérêt à retarder la vente de son blé afin de
profiter plus largement du mouvement de hausse, peut-être aussi afin de
donner à la valeur de l'assignat le temps de se fixer. Et les propriétaires
n'étaient point pressés de recevoir leurs fermages qui, par le cours de
l'assignat, subissaient une forte réduction. C'est
probablement cet accord spontané des propriétaires et des fermiers, accord
fondé uniquement sur des raisons économiques, qu'Isoré transforme en un
calcul contre-révolutionnaire des propriétaires. LES BIENS DES ÉMIGRÉS ET LEUR VALEUR Comment
se conduisaient les fermiers des biens des émigrés, maintenant et depuis la
loi de la Législative à la disposition de la Nation ? Se prêtaient-ils au
mouvement national des échanges ou retenaient-ils systématiquement les grains
? La question n'est pas indifférente, car elle porte sur un domaine immense.
Roland avait demandé aux districts une statistique du nombre des émigrés et
de la valeur de leurs biens. « 200
de ces districts sur les 546 dont la République est composée n'ont fait
aucune réponse ; les autres ont envoyé des états plus ou moins parfaits. J'en
ai fait faire le dépouillement ; j'ai fait un capital aux immeubles estimés,
mais suffisamment désignés par leur nature et leur étendue pour donner lieu à
une estimation rapprochée ; et il en résulte que le nombre d'émigrés, compris
dans les listes que j'ai sous les yeux, s'élève à 16.930 et que l'évaluation
des immeubles séquestrés arrive à 2.760.541.592 livres. « Si
l'on veut maintenant faire la comparaison des districts qui n'ont pas envoyé
des états, avec ceux dont nous avons les tableaux, et supposer que la
proportion soit la même, nous dirons que la totalité des émigrés de la
République est de 29.000 et que la valeur de leurs biens est de 4.800.000.000
livres (quatre milliards huit cents millions). « Je
dois faire observer à la Convention que si l'on suppose de l'exactitude dans
le soin que les municipalités ont eu de former les listes des émigrés,
possesseurs d'immeubles, elles n'ont également recueilli les noms de ceux qui
ne possédaient rien. Le nombre de ceux-ci fut considérable, et ce n'est pas
hasarder que de les porter à 40.000 au moins, de manière que la totalité des
émigrés français serait de 70.000 à peu près. « Quoique
nous portions l'estimation des immeubles séquestrés à quatre milliards huit
cents millions de livres, cependant tout.ne sera pas bénéfice pour la
République. Il faut distraire les dettes des émigrés, cet objet sera très
considérable... Malgré ces inconvénients et ces réductions, je ne crains pas
d'avancer que le produit des biens des émigrés parvenu dans les coffres de la
République excédera la somme de trois milliards. On aura d'autant moins de
peine à croire à cette rentrée que je n'ai pas fait état, dans mes
évaluations, du mobilier des émigrés, et cet article, d'après des données
sûres, doit excéder 200 millions. » Evidemment
tous ces calculs sont fort incertains. Par prudence de financier, et pour ne
pas encourager les députés par la perspective de grandes ressources, Cambon,
comme nous l'avons vu, ne comptait que pour un milliard les biens des
émigrés. Quelques jours après, sans doute après avoir consulté les documents
parvenus au ministère de l'Intérieur, il allait jusqu'à deux milliards.
Roland en évalue à trois milliards au moins la valeur nette, défalcation
faite de toutes les dettes des émigrés. Il semble assez sage de compter entre
deux et trois milliards. Or tous ces biens étaient sous séquestre et en
régie, attendant la vente. Les
régisseurs et fermiers des biens sous séquestre devaient être dans une grande
incertitude et médiocrement disposés en faveur de la Révolution. Pour les
régisseurs qui avaient été les hommes de confiance des seigneurs, cela va de
soi, et d'ailleurs beaucoup d'entre eux avaient dû être dessaisis de leurs
fonctions par la régie nationale. Quant aux fermiers, ils ne savaient ce que
leur réservait l'avenir prochain. Depuis le décret adopté par la Législative
le 2 septembre 1792 et dont les articles autorisaient les adjudicataires des
biens d'émigrés à expulser le fermier en l'indemnisant, leur situation était
tout à fait précaire, et même troublante. Et les préoccupations les plus
diverses devaient se croiser dans leur esprit. D'une part était-il certain que
la Révolution serait victorieuse ? Et s'ils s'acquittaient trop vite aux
mains de la régie nationale au 'feu de réserver le plus possible les fermages
pour les maîtres absents, n'allaient-ils point se compromettre aux yeux de
ceux-ci ? Et d'autre part, s'ils vendaient trop vite leurs grains,
n'allaient-ils point se dessaisir, pour des assignats d'une valeur incertaine
et troublée, d'un bien solide et substantiel qui leur était une garantie
contre les chances mauvaises du lendemain ? Les
lenteurs de la Révolution à procéder à la mise en vente des biens d'émigrés
prolongeaient l'incertitude des fermiers. A la fin d'octobre rien n'était
décidé encore quant au mode précis de la vente. Le 23 octobre, Delacroix dit
à la Convention : « Je demande que l'Assemblée décrète incessamment le mode
de la vente des biens des émigrés. L'intervalle qui s'est écoulé déjà entre
le décret qui ordonne la vente de ces biens et celui qui en règlera le mode a
fait à la République un tort considérable. » Mais la Convention hésitait
entre plusieurs systèmes : ou bien vendre à grands blocs pour réaliser le
plus rapidement possible les sommes nécessaires à l'entretien de la guerre
dévorante, ou bien vendre à parcelle pour multiplier les petits propriétaires
ruraux. Il
résulte du rapport même de Roland que, le 9 janvier encore, elle n'avait pas
pris parti, et il n'y eut guère d'abord que le mobilier qui fut mis en vente.
Dans cet état prolongé d'incertitude, l'instinct des fermiers était de se
livrer le moins possible, de payer le moins possible, de gagner du temps. Les
rentrées provenant des revenus des biens séquestrés sont hors de proportion
avec la valeur de ces biens et les engagements probables des fermiers. Camus,
au nom du Comité des domaines, déclare à la Convention le 24 octobre : « Les
régisseurs du droit d'enregistrement ont envoyé l'état du produit des revenus
de ces biens, pendant le cours du mois de septembre. Il se monte à 710.343
livres pour 39 départements. Ainsi, à juger les revenus de l'autre moitié
d'après cette base, on pourrait évaluer le produit annuel de la totalité de
ces biens à 18.000.000 livres. » Dix-huit millions de revenu annuel pour un
domaine évalué au moins à deux milliards, peut-être trois : pas même 1 p. 100
! Amelot,
administrateur de la Caisse de l'extraordinaire, envoie à la Convention, le 9
janvier 1793, « l'état des versements faits à cette caisse, du produit
des revenus des biens des émigrés, et de la vente de Mur mobilier, pendant le
mois de décembre dernier. Ce versement est de 1.621.698 livres, 1 sou, 3
deniers. » C'est encore un chiffre dérisoire, malgré l'appoint fourni par la
vente du mobilier. Evidemment les fermiers se tapissaient, ajournaient le
plus possible leurs paiements, et, pour cela, ajournaient le plus possible
leurs ventes. Carra dit à la Convention, le 9 janvier : « On vient de
découvrir une des causes de la disette factice des grains. Les fermiers des
émigrés, n'étant pas forcés de verser le prix de leurs baux dans les caisses
nationales, ne vendent pas leur blé et attendent le renchérissement. Je
demande : 1° que ces fermiers soient tenus de verser, dans deux mois au plus
tard, le prix de leurs baux avec les arrérages dans les caisses nationales,
sur des récépissés qui leur seront délivrés par les receveurs de ces caisses,
à peine de vingt livres d'amendes sur chaque cent livres du prix de leurs
baux... » Le résumé que fait le procès-verbal des paroles de Carra est
évidemment trop sommaire et inexact. Il n'a pas pu dire, d'une manière aussi
absolue, que les fermiers n'étaient pas tenus à verser le prix des baux dans
les caisses nationales. Cela résultait nécessairement de la loi qui mettait
les biens des émigrés sous la main de la Nation et qui obligeait notamment
les fermiers à déclarer aux municipalités les sommes échues ou à échoir dues
par eux aux émigrés. LE PAIEMENT EN NATURE DES BAUX DES BIENS NATIONAUX Il se
peut qu'en l'absence d'une disposition explicite, plusieurs fermiers se
soient bornés à tenir à la disposition de la Nation le prix des baux sans en
opérer en effet le versement. La Convention précisa. Mais, si on obligeait
les fermiers à s'acquitter immédiatement de leurs baux, ils allaient
naturellement s'acquitter en assignats, même quand leurs baux indiquaient le
paiement en nature, car une loi de 1791 les avait autorisés à se libérer en
monnaie ; or, l'assignat perdait beaucoup, et c'est la Nation qui allait
supporter cette perte. D'autre
part, la Nation avait besoin, pour ses armées, de beaucoup de blé et de
viande. Les armées, en les achetant, étaient obligées de tenir compte aux
vendeurs de la perte subie par l'assignat ; et ainsi la baisse de l'assignat
était officiellement proclamée et aggravée. C'est ce qui avait exaspéré
Cambon dans les marchés passés avec Jacob Benjamin. C'est ce qui l'exaspérait
dans les marchés de fournitures conclus par les armées. Pour parer au danger,
Cambon proposa à la Convention, le 11 janvier, d'obliger tous les fermiers
des biens nationaux, des biens des émigrés comme des biens d'Eglise ou autres
encore invendus, à s'acquitter de leurs baux en nature. « Les commissaires
que vous avez envoyés à Strasbourg ont été frappés des abus qui règnent dans
tout le département du Bas-Rhin. Ces abus sont causés par des assignats qui
n'ont que moitié de valeur, et la République perd 100 p. 100. C'est pour
détruire cet abus que vôtre Comité vous propose de décréter que les fermiers
des biens nationaux paieront leurs baux en nature et que les grains et
fourrages qui en proviendront seront employés à l'approvisionnement des
armées. » La
Convention décréta : « Les fermiers, rentiers et débiteurs des biens des
émigrés, de l'ordre de Malte, des princes possesseurs et généralement de tous
les domaines invendus, situés en France, ou dans les pays actuellement
occupés par les armées de la République, qui, d'après leurs contrats ou baux,
sont obligés de payer en froment, méteil, seigle, avoine, foin, paille et
légumes secs, l'entier montant ou partie de leurs fermages, rentes, etc.,
seront tenus de s'acquitter de la même manière qu'ils étaient obligés envers
leurs bailleurs, dérogeant à cet égard à l'article 9 de la loi du 9 septembre
1791. » Du coup
les fermiers des émigrés ne pouvaient plus spéculer sur leurs grains. Mais
aussi, ces grains étaient comme retirés du commerce proprement dit et de
l'échange ; c'est à des gardes-magasins militaires qu'ils devaient être remis
; les produits des biens des émigrés étaient, pour ainsi dire, militarisés,
réservés à l'entretien des armées ; et cette sorte de séquestre d'une
importante quantité de blé au profit des subsistances militaires ne pouvait
qu'ajouter aux tendances de hausse et tendre encore les ressorts de
l'économie nationale. Ainsi, quels que fussent les mobiles des propriétaires
et fermiers, qu'ils aient voulu retirer un intérêt plus élevé du capital plus
grand engagé par eux dans L'achat du domaine d'Eglise, ou qu'ils aient été
excités à la spéculation et entraînés à la demande de hauts prix par
l'exemple des premiers marchés conclus par les grands fournisseurs
militaires, ou encore que, fermiers des domaines des émigrés, ils se soient
réservés le plus possible en vue de l'avenir, toujours une sorte d'appétit
général de hausse se joignait à l'action des assignats et des grands achats
militaires pour porter le blé et beaucoup de denrées à des prix presque
violents, indice d'une situation violente et d'une tension générale des
choses et des esprits. La
stabilité relative des prix qui s'était affirmée dans la routine de l'ancien
régime finissant était bouleversée par le renouvellement universel, par les
brusques déplacements de fortunes, par l'esprit de mouvement qui se
communiquait à des forces économiques naguère immobilisées dans un sommeil
d'Eglise. La riche proie de plusieurs milliards qui, avec les biens des
émigrés, s'offrait brusquement aux ambitions, aux espérances et aux calculs,
surexcitait aussi les pensées de spéculation. Pour se
mettre en état d'acheter le plus possible les domaines convoités, il fallait
tirer le plus haut parti possible des domaines déjà possédés. Une flamme de
convoitise courait dans les veines de la Révolution, et les prix
s'enfiévraient comme les pensées ; la bourgeoisie était brûlante, et les
cours des denrées, comme une sorte de thermomètre, montaient. Si l'on
ajoute à toutes ces causes de hausse la concurrence que se faisaient les
diverses administrations municipales et nationales pour l'achat des blés, on
comprendra les prix paradoxaux qui furent atteints. La Révolution n'avait pas
su encore, à propos des subsistances, adopter un système lié, un plan
d'ensemble. Ni elle ne s'en remettait à la seule initiative privée et à la
liberté du commerce du soin d'approvisionner le pays ; ni elle n'organisait
un service central des subsistances procédant avec méthode et unité. Les
municipalités des grandes villes faisaient des achats et revendaient. Le
ministre de l'Intérieur achetait directement les blés ou subventionnait les
municipalités. Et Cambon s'écriait le 3 novembre : « Plus
vous établissez de concurrence, plus le prix doit augmenter. » Et la
hausse, sous l'effort de ces causes multiples, était si vertigineuse que
Cambon pouvait dire à la Convention, le 14 octobre : « J'assure
que, dans le département de l'Hérault, le pain vaut 8 sols la livre de 14
onces. » LE MOUVEMENT DES SALAIRES Avec de
tels prix, ou même avec le prix beaucoup plus général de 4 et 5 sols la livre
de pain, tout le système économique aurait éclaté si les salaires n'avaient
pas suivi une progression à peu près égale. Qu'on se représente en effet que
beaucoup de salariés ne gagnaient même pas 20 sous, et que, par conséquent,
la consommation de pain d'une seule personne absorbait les trois quarts ou
les deux tiers, ou tout au moins la moitié du salaire accoutumé. Or, ces
hauts prix du blé et du pain durèrent plusieurs mois. On peut donc être
certain, a priori, qu'il y eut un grand effort des salariés pour accroître le
prix de la journée de travail et un vaste mouvement des salaires. Il y eut
nécessairement à cette date une des plus profondes et des plus générales
agitations en vue d'un meilleur salaire, qu'enregistre l'histoire de la
classe ouvrière. Il y eut nécessairement aussi, au moins dans le taux nominal
des salaires, une des -plus brusques progressions qui se soient jamais
produites. Je le
répète, c'était pour le peuple une nécessité vitale d'un tel ordre qu'on peut
être assuré d'avance qu'il demanda et obtint un grand relèvement du prix des
journées. Pour
subir purement et simplement une telle hausse du blé et du pain et ne pas
chercher un salaire compensateur, il aurait fallu que le peuple ouvrier et
paysan fût tombé à ce degré de servitude léthargique où l'aiguillon même de
la faim n'est plus ressenti. Or le peuple n'avait jamais été plus vivant,
plus ardent et plus fier. Et C'est sans surprise que je note les affirmations
précises et non démenties qui établissent le grand mouvement des salaires.
C'est la caractéristique sociale de cette période. Féraud, qui combat, il est
vrai, tout système de taxation et de réglementation des blés, dit, le 16
novembre : « Si
le prix du grain s'est accru, les salaires se sont accrus également ; et,
toutes choses bien compensées, c'est-à-dire la hausse des grains mise en
balance avec l'augmentation des salaires, on verra que les différences ne
sont sensibles que pour les propriétaires, et point du tout polir le
consommateur salarié qui nous occupe tout particulièrement dans cet instant.
» Sans
doute, l'affirmation de Féraud était trop générale, il donnait comme un fait
universellement accompli ce qui n'était qu'un résultat partiel et une
tendance générale. Beffroy et Isoré tiennent un autre langage ; mais qu'on
étudie de près leurs paroles. Beffroy dit : « Lorsque
des cultivateurs avides, profitant du prétexte ou de la dévastation partielle
d'un canton voisin, ou du défaut de bras, quand des milliers de citoyens
offrent les leurs, qui ne sont refusés que parce qu'on ne veut point
proportionner les salaires au prix de la denrée, lorsque enfin, sous le
prétexte du haut prix de leurs fermages, ces hommes cupides se coalisent pour
porter le blé à un taux fort supérieur à la faculté des ouvriers, alors le
prix des salaires ne se trouvant plus en proportion avec le prix des
comestibles, le journalier ne peut plus l'atteindre ; il ne peut plus fournir
à ses premiers besoins. » Ainsi,
il ressort des paroles de Beffroy que le peuple n'a pas rétabli l'équilibre
entre le salaire et le prix du blé, mais qu'il lutte pour le rétablir. Les
manouvriers refusent leurs bras aux conditions anciennes, et comment devant
cette grève des prolétaires ruraux, les propriétaires et fermiers ne
seraient-ils- point obligés de faire de larges concessions ? Pour pouvoir
dominer le marché et profiter des occasions, encore faut-il qu'ils aient
leurs grains disponibles. Il faut donc qu'ifs fassent procéder à l'opération
du battage, et devant le refus de travail, ils seront bien réduits à hausser
les salaires. Isoré,
parlant de la longanimité du peuple, dit : « Ne
vous imaginez pas que l'indigent veut avoir le blé à très grand marché, quoiqu'il
souffre de n'être pas payé de ses sueurs proportionnellement au prix des
denrées ; il sent, comme vous, que la grande quantité de numéraire qui
circule tiendra tout ce qui est nécessaire à sa vie à un taux extraordinaire.
» Oui,
mais quelle que soit la résignation du peuple, il se dit nécessairement que
cette grande quantité de numéraire s'applique au prix de son travail comme au
prix de toutes les denrées, et que son salaire peut et doit participer à la
progression générale. Serre dit, le 2 décembre : « Quand
toutes les marchandises augmentent, la rétribution de l'industrie du
journalier s'élève par gradation et l'équilibre s'établit presque aussitôt ;
en un mot, le prix des grains est presque toujours le régulateur ou le
chronomètre de la hausse ou de la baisse des prix des autres marchandises. Je
ne sais d'ailleurs si je m'abuse ou si ma mémoire me trompe, mais -quand j'ai
demandé au marchand de fer pourquoi il vendait son fer 16 sous la livre au
lieu de 8, au cordonnier pourquoi il vend ses souliers 9 et'10 livres au lieu
de 5 et de 6, au tailleur, etc., etc., tous me répondent que le blé se
vend-le double des années précédentes, et que les ouvriers coûtent le double
de ce qu'ils gagnaient autrefois. » Et
Serre insiste sur l'injustice qu'il y aurait à taxer le blé tout « en
laissant exister les salaires et les marchandises aux taux où les
circonstances les ont élevés. » Et pas une voix dans la Convention ne s'élève
pour contester le fait. Pas un député, pas un journaliste ne réplique que les
salaires sont restés immuables. Et voici, au contraire, ce que dit Dornier
dans son Opinion imprimée du 8 décembre : « Vous
devez établir un juste équilibre entre les besoins de l'artisan et ses
ressources ; il ne faut pas que le cultivateur l'opprime, ni qu'il le soit
par l'artisan qui a bien su et justement faire augmenter sa main-d'œuvre à
proportion de toutes les marchandises ; personne n'ignore que ce qui valait 6
livres vaut 9 livres, et que la journée de travail qui était à 20 sous est à
30 sous et ainsi de suite. » Voilà
qui est d'une précision extrême et d'un ton d'assurance tranquille qui semble
défier le démenti. Aucun démenti ne vint. Il n'y a pas de discours plus
pessimiste, plus sombre, que celui que Saint-Just prononça le 29 novembre à
propos des subsistances. Or j'y lis ceci : « On
dit que les journées de l'artisan augmentent en proportion du prix des
denrées, mais si l'artisan n'a point d'ouvrage, qui paiera son oisiveté ? » Ainsi
Saint-Just, quelque lugubre que soit le tableau tracé par lui de la condition
économique du pays, ne conteste pas qu'en fait il y ait eu pour l'artisan
progression des salaires. Et je rappelle ce que j'ai déjà cité du rapport de
Roland, en janvier 1793, où, allant bien au-delà de Dornier, il prétend que
c'est au détriment du cultivateur que l'équilibre se trouve rompu par
l'élévation des salaires. Je note, dans le Patriote français (numéro du 3
novembre), une curieuse lettre d'Orléans, datée du 21 octobre. Elle est tout
naturellement écrite par un « brissotin » qui gémit sur l'anarchie et la
propagande subversive du délégué de la Commune de Paris, mais elle abonde en
traits précis : « Nous
sommes ici dans une espèce d'anarchie qui peut être pour nous et pour
d'autres départements de la plus grande conséquence— La position d'Orléans
est unique, mais si nous empêchons les embarquements, combien de départements
allons-nous faire mourir de faim ! On ne peut pas persuader ici à la majorité
de mes concitoyens que le département n'a pas de quoi se nourrir quatre mois,
ayant beaucoup de terrains en friches et en bois ; au milieu de l'abondance,
ils mourront de faim, puisque si les citoyens du département empêchent le
transport des grains, le département d'Eure-et-Loir en fera autant. L'exemple
de l'hiver dernier aurait dû les convertir ; le commerce des grains était
parfaitement libre et nous avons été la ville où le pain a été le moins cher :
tout le monde nous en apportait. Au marché d'hier qui est le seul
considérable par semaine, des députés de section en nombre assez considérable
s'étaient répandus, dans le marché, voulaient qu'on taxât le blé ; n'y ayant
pas réussi, ils ont menacé les fermiers et en ont forcé, par la crainte, de
diminuer leurs grains ; il en résultera que les fermiers effrayés ne
reviendront pas samedi prochain et qu'on nous prépare des troubles. Je ne
vous laisserai pas ignorer qu'on égare mes malheureux concitoyens, qui
tous viennent de faire augmenter leurs journées et qui, par conséquent,
devraient moins se plaindre, et nous avons ici beaucoup de perturbateurs
parisiens, peut-être envoyés par vos agitateurs. » Vraiment,
quel que soit le parti pris politique mêlé à toutes ces affirmations, il est
impossible de douter d'un relèvement général des salaires constaté par tant
de témoignages divers et si conforme d'ailleurs à la nature même des choses.
Comment le peuple de France, tout remué encore par la victoire
révolutionnaire du 10 août se serait-il laissé affamer sans résistance au
moment même où l'immense appel d'hommes fait par l'armée, en diminuant le
nombre des bras, donnait aux demandes des salariés une force irrésistible ? Il y a
un rapprochement qui saisit l'esprit. Dans
quelques mois, la Convention, acculée au maximum et à la taxation générale
des denrées, dont d'abord elle ne voulait "pas, fixera tous les prix,
sur la base des prix de 1790 augmentés d'un tiers pour les marchandises, de
la moitié pour les ouvriers[1]. Il est certain qu'elle a
cherché à se rapprocher le plus possible de l'état de fait créé par la crise
des prix. Elle prétendait marquer une limite au mouvement désordonné de
hausse qui se produisait depuis des mois. Mais elle s'appliquait à coup sûr à
ne pas donner une nouvelle et inutile secousse, à s'appuyer le plus possible
sur les données mêmes de l'heure présente. Comment, par exemple, se
serait-elle risquée à décréter ainsi une majoration de la moitié sur les
salaires si cette majoration n'avait pas été déjà presque partout réalisée
par l'effort même des salariés ? Elle aurait soulevé contre elle, par un
brusque relèvement des salaires, tous les cultivateurs, tous les fermiers,
tous les propriétaires. Il me paraît donc infiniment probable que la Convention
crut devoir compter avec une hausse générale d'un tiers sur tous les prix,
prix des marchandises et prix du travail comme avec une réalité préexistante.
Et son but était de consolider cette hausse, de la fixer, de prévenir toute
manœuvre de renchérissement ou d'avilissement. Je suis
donc très porté à croire que c'est à une hausse d'un tiers qu'avait abouti,
dans l'ensemble et en moyenne, pour les salaires comme pour les diverses
denrées, la hausse des prix dans le dernier trimestre de 1792 et le premier
semestre de 1793. Or, il se trouve que le député qui a fourni les indications
de fait les plus catégoriques et les plus précises, Dornier, donne
précisément cette hausse générale d'un tiers comme un fait de notoriété
publique : les marchandises de 6 livres portées à 9 livres, les journées de
travail portées de 20 sous à 30 sous. C'est donc au moins d'un tiers qu'avait
été la hausse des salaires. Je dis au moins, car je citerai plus tard une
circulaire du Comité des subsistances aux ouvriers, où il leur rappelle
qu'ils doivent se soumettre pour leurs salaires à la loi du maximum. Il y
eut, en effet, en plusieurs points des réclamations assez vives. Les ouvriers
se déclarèrent lésés par la loi qui élevait de la moitié les salaires de
1790. Ils avaient donc dépassé déjà de plus de la moitié ce niveau. Et
quoique cette augmentation ne fût en somme que nominale, puisqu'elle ne
faisait qu'équilibrer la hausse générale des marchandises, c'est un des plus
notables mouvements de salaires que l'historien ait à enregistrer. L'effort
du peuple était double. D'une part, il tâchait de limiter le prix des
denrées, soit par la taxation directe sur les marchés, soit par les lois de
taxation que dès lors il commençait à solliciter de l'Etat et qu'il finira
par imposer. Et, d'autre part, les salariés exigeaient partout de leurs
employeurs, propriétaires, fermiers, industriels de tout ordre, un relèvement
de salaire. Les
prolétaires, les salariés exerçaient donc à ce moment, et avec un ensemble
extraordinaire, une double action de classe ; sur l'Etat et sur les
salariants. Il ne reste rien en fait de la loi Chapelier, elle est débordée,
réduite à rien par l'immense coalition du peuple ouvrier exigeant partout à
la fois les moyens de vivre. Les vifs incidents, qui se produisent. ça et là
et dont l'histoire a gardé la trace, les pétitions partielles et les
mouvements partiels ne donnent qu'une faible idée du mouvement universel et
profond par lequel le peuple signifia à la, Révolution et à la bourgeoisie
qu'il n'entendait pas faire les frais de la crise. Et
c'est cette vitalité universelle du peuple ouvrier, c'est cet esprit de
revendication et de lutte qui est dans l'histoire du prolétariat un trait
lumineux. Car partout la lutte, l'effort furent nécessaires ; nous pouvons en
être sûrs quoique le détail en soit perdu pour nous. Comment saurions-nous,
par exemple, sans le passage de Beffroy que j'ai cité, que les ouvriers
agricoles allaient jusqu'à refuser leurs bras pour arracher au fermier avare
une plus haute journée ? L'histoire, obsédée par les visions tragiques de
cette période, a négligé de recueillir trait à trait cette prodigieuse
revendication de salaire qui, en chaque usine, en chaque ferme, mettait les
salariés aux prises avec la bourgeoisie révolutionnaire et possédante. Mais
ce n'est pas d'un mouvement aisé, tout naturel et automatique, que le prix
des journées de travail s'est ajusté au prix extraordinaire du blé et des
denrées. LES REMÈDES PROPOSÉS PAR CONDORCET Condorcet,
qui était ennemi de toute taxation et réglementation, ne peut contester,
cependant, le déséquilibre survenu entre les salaires et les denrées. Il
s'interroge avec inquiétude sur les moyens de rétablir l'harmonie et de
dénouer la crise sans toucher à l'absolue liberté des échanges. Et tantôt, il
paraît croire que l'Etat pourra équilibrer de nouveau le prix des denrées et
le prix du travail, non par la loi, mais par l'exemple. Tantôt, il semble
compter sur les seuls effets de la liberté elle-même. Il se demande le 18
novembre : « Faut-il
une loi générale sur les subsistances, ou des lois partielles ou des
établissements à l'effet de prévoir et de prévenir les besoins dans les temps
critiques ? Sera-t-il utile de créer, en ce moment, un département unique des
subsistances qui ferait de cet important objet sa grande et unique affaire ?
Conviendrait-il d'établir à l'extérieur des agents responsables occupés d'observer
les prix des grains et de faire des achats pour la République ? En
supprimant la valeur fictive de l'argent, n'attaquerait-on pas radicalement
l'agiotage qui, avec le signe du numéraire, attire le papier-monnaie, et avec
celui-ci toutes les matières d'approvisionnement jusqu'à ce qu'enfin il pompe
toute la substance du peuple ? » Idée
hardie, sur laquelle je reviendrai. Condorcet, comme nous l'avons vu, croyait
que la hausse du prix des denrées n'était pas un effet direct des assignats.
C'est seulement par rapport à la monnaie de métal, plus facile que toute
autre marchandise à accaparer et à resserrer, qu'avait commencé la baisse des
assignats ; et c'est seulement par contre-coup que la hausse de l'argent
s'était étendue peu à peu aux autres marchandises. Condorcet se demande s'il
ne conviendrait pas de mettre en communication directe et exclusive lès
assignats et les denrées par la suppression de la monnaie de métal,
instrument décisif de l'agio. Par-là l'équilibre entre les salaires et le
prix des denrées serait rétabli sans que la loi intervînt dans les
transactions et dans la détermination des prix. Dans la
Chronique de Paris, du 28 novembre, il dit : « La
Convention nationale sait trop bien que le blé appartient à celui qui l'a
semé, et que dans une République unique le libre transfert des subsistances
d'un lieu de son territoire à l'autre, est une condition nécessaire du pacte
social. On ne sait pas pourquoi, d'ailleurs, si l'équilibre est rompu
entre la valeur réelle des subsistances et les moyens d'en acheter, on
s'obstine à préférer le parti. dangereux de faire baisser le prix des
subsistances au parti beaucoup plus simple d'augmenter ces moyens. Si,
dans les achats et les fournitures extraordinaires de grains, le gouvernement
cherchait à maintenir les mouvements naturels du commerce au lieu de les
déranger, s'il faisait servir la masse considérable des salaires dont il
dispose, à maintenir ce rapport entre eux et les besoins que tant de causes
altèrent à chaque instant ; si les marchés des villes étaient également à
l'abri et du pillage et des taxations arbitraires ; si les chemins et les
rivières offraient une entière sûreté dans le moment du transport, alors on
verrait les granges se vider successivement. » L'Etat
faisait, en effet, pour la marine et les armées, des achats immenses ; il
payait aux soldats, aux matelots, aux ouvriers des arsenaux et de certaines
manufactures, des salaires considérables. Condorcet aurait voulu qu'en
ajustant ces salaires au prix accru des denrées, il donnât le signal d'un
relèvement universel des prix du travail. Mais, le 9 décembre, il paraît
compter surtout sur les effets de l'activité économique et de la libre
concurrence. « Comment
voulez-vous que la concurrence des travaux élève les salaires, si les
citoyens riches sont forcés, par ces mêmes bruits (alarmants), à conserver,
comme ressources pour un moment de crise, les sommes qu'ils emploieraient à
l'amélioration de leurs propriétés, à des acquisitions mobilières ?
Peuvent-ils se croire assurés de jouir de ces améliorations, de ces
acquisitions ? Ils remettent donc ces dépenses à un autre temps et, en
attendant, le peuple souffre de cette stagnation funeste. « La
Révolution, par un changement répandu dans la distribution des richesses
ecclésiastiques et féodales, par l'émigration volontaire ou forcée d'un grand
nombre de propriétaires, avait nécessairement déplacé la distribution des
salaires ; la création d'un papier-monnaie avait dû changer le rapport de ces
mêmes salaires avec le prix des denrées ; mais ce changement dans la
distribution des richesses était favorable en lui-Même à la prospérité
publique. Les inconvénients des variations dans les prix plus promptes et
plus étendues que celles des salaires n'étaient pas sans remède ; et, si
l'activité qui devait naître de la Révolution n'était point arrêtée par ces
inquiétudes factices, le mal serait déjà réparé et l'équilibre rétabli avec
avantage. » LA CAMPAGNE POPULAIRE POUR LA TAXATION Mais le
peuple n'attendait point cette sorte de rétablissement naturel et lent de
l'équilibre, qu'espérait l'optimisme révolutionnaire de Condorcet. Le peuple
agissait de deux façons : en refusant son travail aux anciens prix et en
essayant d'imposer, soit à la Convention, soit directement aux marchands, la
taxe des denrées. Hausser les salaires par une revendication énergique et au
besoin par la grève, limiter par la loi ou par la force le prix des denrées,
voilà le double effort des travailleurs en cette période. Lorsque la
Législative, en janvier 1792, reçut la délégation des Gobelins protestant
contre le renchérissement des denrées, les pétitionnaires demandèrent bien
des mesures contre les « accapareurs » ; mais ils n'osèrent pas formuler
l'idée d'une taxation légale. Maintenant, c'est cette idée qu'une députation
du corps électoral de Seine-et-Oise formule devant la Convention en paroles
précises et hardies. L'audace du prolétariat a grandi. Il se sent, en quelque
sorte, plus près de la loi et il songe à la faire servir à sa défense. «
Citoyens, disent les délégués dans la séance du 19 novembre, le premier
principe que nous devons vous exposer, est celui-ci : La liberté du
commerce des grains est incompatible avec l'existence de notre République.
De quoi est composée notre République ? D'un petit nombre de capitalistes et
d'un grand nombre de pauvres. Qui fait le commerce des grains ? Ce petit
nombre de capitalistes. Pourquoi fait-il le commerce ? Pour s'enrichir.
Comment peut-il s'enrichir ? Par la hausse du prix des grains, dans la revente
qu'il en fait au consommateur. « Mais
vous remarquerez aussi que cette classe de capitalistes et propriétaires, par
la liberté illimitée maîtresse du prix des grains, l'est aussi de la fixation
de la journée du travail ; car, chaque fois qu'il est besoin d'un ouvrier, il
s'en présente dix et le riche a le choix ; or, ce choix, il le porte sur
celui qui exige le moins : il lui fixe le prix, et l'ouvrier se soumet à la
loi, parce qu'il a besoin de pain, et que ce besoin ne se remet pas pour lui.
Ce petit nombre de capitalistes et de propriétaires est donc maître du prix
de la journée de travail. La liberté illimitée du commerce des grains le rend
également maître de la subsistance de première nécessité. Le sordide intérêt
ne leur laisse pas calculer d'autre loi que celle de leur avidité. Il en
résulte une disproportion effrayante entre le prix de la journée du travail
et le prix de la denrée de première nécessité. La journée est à 16 et 18
sols, tandis que le blé est à 26 livres le setier pesant de 260 à 270 livres,
poids de 16 onces à la livre. La journée ne suffit donc point pour vivre. De
là sort nécessairement l'oppression de tout individu qui vit du travail de
ses mains. « Mais
si cette classe qui vit du travail de ses mains est la plus considérable, si,
appelée par l'égalité des lois, à leur formation, elle est encore la seule et
unique force de l'Etat, comment supposer qu'elle puisse souffrir un ordre de
choses qui la blesse, l'écrase, et lui enlève et la subsistance et la vie ? « Législateurs,
ne vous effrayez point de la hardiesse de cette vérité ; ce ne sont pas les
vérités mises au jour qui font les révolutions, ce sont celles qu'on étouffe.
La liberté illimitée du commerce des grains est oppressive pour la classe
nombreuse du peuple. Le peuple ne la peut donc supporter. Elle est donc
incompatible avec notre République... Nous voici parvenus à une seconde
vérité : La loi doit pourvoir à l'approvisionnement de la République et à
la subsistance de tous. « Quelle
règle doit-elle suivre en cela ? Faire en sorte qu'il y ait des grains ; que
le prix invariable de ces grains soit toujours proportionné au prix de la
journée de travail ; car, si le prix du grain varie, le prix de la journée ne
variant pas, il ne peut y avoir de proportion entre l'un et l'autre. Or, s'il
n'y a pas de proportion, il faut que la classe la plus nombreuse soit
opprimée ; état de choses absurde et qui ne peut durer longtemps. « Législateurs,
voilà donc des vérités constantes. Il faut la juste proportion entre le
prix du pain et la journée de travail. C'est à la loi à maintenir cette
proportion à laquelle la liberté illimitée est un obstacle. « Quels
sont les moyens qui doivent être employés ? Il ne faut pas vous le
dissimuler, législateurs, tout moyen partiel est ici dangereux et impuissant
; point de termes moyens, ce sont eux qui nous ruineront ; ce sont ceux sur
lesquels comptent les économistes, pour faire triompher leur système de
liberté illimitée. Pour compter sur le commerce, il faut que la liberté soit
entière et, à la première entrave, il faut que le commerce soit détruit ;
autrement il n'agira que pour vous enlever et non pour vous apporter ; il
n'existera que pour votre ruine... Supprimez, dès à présent, toutes ces
mesures inégales qui entretiennent l'ignorance et favorisent le monopole. « Ordonnez
que tout le grain se vendra au poids. TAXEZ LE MAXIMUM ; portez-le cette année à 9
livres le quintal (de 50 kilogrammes ; cela fait 18 francs les 100
kilogrammes), prix moyen également bon pour le cultivateur et le
consommateur. Ordonnez que, pour les autres années, il sera fixé dans la
même proportion d'après le rapport du produit de l'arpent avec le coût de la
culture : rapport qui sera déterminé par des personnes choisies par le peuple. « Interdisez
le commerce des grains- à tout autre qu'aux boulangers et meuniers, qui ne
pourront eux-mêmes acheter qu'après les habitants des communes, au même prix,
et qui seront obligés de faire leur commerce à découvert. Ordonnez que les
mesureurs ne pourront acheter pour plus de trois mois de leur consommation ;
que chaque, fermier sera tenu de vendre lui-même son grain au marché le plus
prochain de son domicile, sans pouvoir le vendre sur montre par des
mesureurs, porte-faix ou facteurs, enfin que les grains restant à la fin du
marché seront constatés par les municipalités, mis en réserve, et exposés les
premiers en vente. Ordonnez que nul ne pourra prendre à ferme plus de 120
arpents, mesure de 22 pieds par perche ; que tout propriétaire ne pourra
faire valoir par lui-même qu'un seul corps de ferme, et qu'il sera obligé
d'affermer les autres ; que nul ne pourra faire payer les fermages en
grains ; et enfin que nul ne pourra être, à la fois, meunier et fermier. Remettez
ensuite le soin d'approvisionner chaque partie de la République entre les
mains d'une administration centrale, choisie par le peuple, et vous verrez
que l'abondance des grains et la juste proportion de leur prix avec celui de
la journée de travail rendra la tranquillité, le bonheur et la vie à tous les
citoyens. » C'est
un vaste plan très systématique et fortement conçu. Il procède de deux idées
essentielles. La première, dérivée des théories de Turgot, d'Adam Smith et de
Necker sur le salaire, est que les ouvriers sont toujours payés au plus bas,
qu'ils ne peuvent attendre et se défendre, qu'ils se font les uns aux autres
une concurrence presque illimitée, et que, par conséquent, la baisse du
salaire déterminée par cette concurrence ne s'arrête qu'au point où
s'arrêterait la vie elle-même, où la force de travail défaillirait. Si donc
les spéculateurs, les capitalistes, parviennent encore par l'accaparement du
blé à en hausser soudain le prix, le salaire tombe du coup au-dessous même du
niveau vital et la loi d'airain s'aiguise en un glaive de famine et de
meurtre. Dès
lors, et c'est la seconde idée maîtresse des pétitionnaires, l'Etat a le
droit et le devoir d'intervenir pour empêcher le peuple ouvrier 'de tomber
au-dessous de ce niveau vital. Il doit assurer le juste rapport du salaire au
prix du grain et, en fixant un maximum au prix des grains, assurer en fait et
indirectement un minimum de salaire. Pour maintenir dans des limites
équitables le prix du blé, pour qu'il ne dépasse pas le niveau marqué par les
frais de culture et le bénéfice honnête du cultivateur, il faut d'abord
taxer, en effet, les grains. Il faut ensuite en prévenir l'accaparement à la
source même, c'est-à-dire à la production, en divisant le plus possible les
fermes, en empêchant la concentration des propriétés et des fermages. C'est
ce qu'on peut appeler, non pas la loi agraire des propriétés, mais la loi
agraire des fermages. Plus nombreux et obligés d'ailleurs de vendre leurs
grains pour s'acquitter de leurs fermages qu'ils ne pourraient plus, selon le
projet des pétitionnaires, acquitter en grains, les fermiers se feraient
concurrence sur les marchés, et cette concurrence des fermiers, accrue et
stimulée par des dispositions législatives multiples, conspirerait avec la
taxe pour maintenir les blés à un prix modéré. Ce sont les idées les plus hardies des Cahiers paysans sur la division des fermes, sur l'organisation d'un service public d'approvisionnement, qui, après avoir été amorties et obscurcies par la bourgeoisie des villes, se rallument maintenant et jettent sur toute la Révolution une ardente lueur. Le peuple commence à prendre conscience de lui-même, à formuler avec une vigueur systématique des principes dont l'application ferait de l'Etat le gardien du droit populaire. Il commence à s'opposer comme classe, non plus à la noblesse terrorisée ou émigrée, non plus au clergé exproprié, mais à la minorité des capitalistes, des grands propriétaires fonciers d'origine bourgeoise et des grands fermiers. Et le service public d'approvisionnement qu'il réclame, il entend que ce soit le peuple lui-même qui l'administre par des élus directs. C'est la démocratie populaire qui, après avoir au 10 août forcé les portes de la cité politique, cherche maintenant à pénétrer dans l'administration des grands intérêts économiques. |
[1]
Je rétablis ici le contenu exact de l'article 8 de la loi du 29 septembre 1793.
Jaurès avait écrit par erreur que les salaires comme les marchandises n'avaient
été augmentés par le maximum que d'un tiers sur les prix de 1790. — A. M.