HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LES QUESTIONS ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

 

PREMIÈRE PARTIE.

 

 

LES EMBARRAS FINANCIERS

L'embarras des finances commençait aussi à se manifester. Jamais les budgets de la Révolution n'avaient été en équilibre ; les anciennes recettes étaient abolies, et les impôts nouveaux, d'un mécanisme parfois assez compliqué, ne donnaient pas encore leur rendement plein.

C'est toujours avec des assignats que la Constituante et la Législative avaient rétabli l'équilibre. La guerre aggrava singulièrement le déficit. Elle absorba dès les premiers mois presque toutes les ressources de la Révolution. La Législative, comme le rappelle Cambon dans son rapport financier du 17 octobre, n'avait pas hésité, pour faire face aux dépenses de guerre, à réduire à 6 millions par mois le remboursement des dettes exigibles.

« Le Corps législatif, dit Cambon, forcé de déclarer la guerre pour la défense de la liberté, crut qu'il devait tout sacrifier pour cet objet ; il pensa qu'il était convenable de conserver toutes ses ressources pour en acquitter les frais ; en conséquence il réduisit le remboursement des dettes exigibles à 6 millions par mois, en n'y comprenant que les dettes au-dessous de 10.000 ; et il ajourna à un temps plus heureux toutes les dépenses qui n'étaient pas relatives à la guerre et à la Révolution. »

Ce n'était pas précisément la banqueroute, « la hideuse banqueroute » dont Mirabeau avait épouvanté la Constituante. Car il pouvait sembler qu'il n'y avait qu'un bref ajournement imposé par la crise extraordinaire de la patrie, et la vente décrétée des biens des émigrés promettait aux créanciers de l'Etat des compensations et des combinaisons fructueuses. Mais il y avait suspension de paiement, et c'est un des plus grands signes de la révolution qui s'était accomplie dans la Révolution même.

J'ai cité, quand j'analysais les causes économiques et sociales du grand mouvement de 1789, le mot fameux de Rivarol : « La Révolution a été faite par les rentiers ». Voici que maintenant les intérêts de la bourgeoisie rentière ont cessé de diriger, de gouverner la Révolution. Sous le coup du danger, la Révolution semble devenir son but à elle-même et son propre droit, et elle n'hésite point à sacrifier pour sa défense les intérêts mêmes dont, tout d'abord, elle procédait. Il est vrai que les rentiers étaient pris dans le mouvement révolutionnaire et qu'ils ne pouvaient plus reculer. Bien mieux, la Révolution leur disait : « Que la guerre impie entreprise contre la liberté et la patrie prenne fin ; que les contre-révolutionnaires du dehors soient écrasés comme les contre-révolutionnaires du dedans, et le paiement de la dette exigible pourra reprendre dans des proportions beaucoup plus larges. »

Mais, malgré cette mainmise sur les assignats, presque tous affectés au service de la guerre, le déficit s'accroissait. Un premier rapport de Cambon, le 12 octobre, en constate l'étendue :

« Le Corps constituant crut qu'il pouvait et devait fixer les dépenses à 48.558.333 livres par mois ; il vit bientôt que les recettes ne s'élevaient pas à la même somme par les retards du recouvrement des impôts, et que, de ce fait, une issue restait ouverte au déficit qui allait empirer de jour en jour.

« Cette partie des non rentrées pour le mois de septembre dernier s'élève à 16.328.211 livres. En outre, dans ce mois, nous avions 400.000 hommes ; il a fallu en lever encore 200.000 ; cet objet est monté à 121.167.791 livres. »

Ainsi, la caisse de l'extraordinaire devait être appelée, rien que pour le mois de septembre, à couvrir un déficit de cent quarante millions de livres. Et comment y pouvait-elle suffire ? Peu à peu, à mesure des besoins, le chiffre d'émission des assignats avait été forcé. Il s'était élevé graduellement à 1.200 millions, à 1.400, à 1.600, et enfin la loi du 31 juillet 1792 avait porté la limite d'émission à 2 milliards. Mais cette limite était atteinte.

« Le 5 octobre courant, dit Cambon dans son rapport du 17, les assignats qui avaient été mis en émission-montaient à 2.589.000.000 livres. Les brûlements, à cette époque, montaient à 617.000.000 livres ; de sorte que la circulation des assignats s'élevant à 1.972.000.000 livres, la caisse de l'extraordinaire ne pouvait mettre en émission que 28 millions, à moins de nouveaux brûlements. Le paiement des biens nationaux ne produisant que 3 ou 4 millions par semaine en assignats qui sont de suite annulés et brûlés, et les dépenses de.la caisse de l'extraordinaire se montant à environ 100 ou 120 millions par mois, il est nécessaire que vous décrétiez une augmentation dans la somme des assignats à mettre en circulation. »

C'est une émission nouvelle de 400 millions d'assignats que proposait le Comité des finances. C'est donc à 2 milliards 400 millions qu'allait être portée la faculté d'émission, et presque tout de suite la circulation réelle des assignats. Mais le gage réel, le gage territorial offert par la Révolution aux porteurs d'assignats suffisait-il à garantir une circulation aussi étendue et qui était déjà le triple de celle qu'avait prévue au début l'Assemblée constituante ? Cambon l'affirma, et sa démonstration très précise et très forte eût été pleinement rassurante si l'on avait pu prévoir avec certitude la fin prochaine des dépenses de guerre. Il est certain qu'en octobre 1792 la Révolution est encore financièrement en équilibre ; les ressources qu'elle peut réaliser sont supérieures au chiffre énorme d'assignats qui est déjà émis ou qui va l'être ; mais cet équilibre est manifestement à la merci des événements de guerre.'

« Le Corps législatif, dit Cambon, a toujours été très attentif, en décrétant de nouvelles créations d'assignats, à indiquer les biens qui leur serviraient de gage, et d'en décréter la vente.

« C'est dans cette vue qu'il se fit rendre un compte très détaillé, dans le mois d'avril dernier, des besoins et des ressources de la Nation, du montant des biens nationaux vendus et mis en vente, et de celui des assignats déjà créés.

« Il résulte de ce compte, dont les bases ont été décrétées après une discussion de plusieurs jours, que les biens, dont la vente était consommée à la date du 1er novembre 1791, et l'estimation du produit de ceux qui étaient en vente, mais non vendus à cette époque, se montaient à•deux milliards quatre cent quarante-cinq millions.

« Depuis cette époque, l'intérêt dû ou payé par les acquéreurs des biens nationaux vendus, et le produit des fruits et revenus de ceux qui sont en vente peuvent être estimés à cinquante millions...

« Depuis le mois d'avril, le Corps législatif a décrété la vente de plusieurs objets, savoir :

« Les palais épiscopaux, qu'il a estimé devoir produire 15 millions ;

« Les maisons et couvents qui étaient occupés par les religieuses, qu'il a estimé devoir produire 60 millions ;

« Les biens ci-devant jouis par l'ordre de Malte et par les collèges qu'il a estimé devoir produire 400 millions ;

« Enfin, les coupes de réserves, de bois épais, d'après le mode qu'il devait fixer, qu'il a estimé devoir produire 200 millions. »

Ainsi Cambon évaluait le total des biens nationaux vendus ou mis en vente à 3 milliards 170 millions. Et comme il avait été créé pour 2 milliards 700 millions d'assignats, auxquels il fallait joindre 41 millions de reconnaissances provisoires et définitives sur les domaines nationaux, ceux-ci étaient engagés jusqu'à concurrence de 2 milliards 741 millions. Il ne restait donc qu'une valeur libre de 429 millions pour gager de nouveaux assignats. On voit que l'excédent du gage disponible suffisait tout juste pour couvrir l'émission nouvelle de 400 millions proposée par le Comité des finances. Et encore fallait-il supposer que les évaluations du Comité des finances étaient exactes, que la valeur des biens qui restaient à vendre n'avait pas été forcée.

Mais ce n'étaient là pour la Révolution, que les ressources de première ligne. Elle avait encore de formidables réserves, qu'elle pourrait appeler à mesure des besoins.

« Votre Comité a cru devoir terminer ce rapport en vous présentant un aperçu rapide des ressources extraordinaires qui vous restent pour subvenir aux frais de la guerre ou pour le paiement de la dette ; elles consistent :

« 1° En l'excédent du gage qui est affecté aux créations des assignats déjà faites suivant le calcul ci-devant : 429 millions ;

« 2° En la valeur des bois et forêts que le Corps législatif avait estimé devoir produire quatorze cents millions, mais qui, d'après les ventes ordonnées, se trouve réduite à douze cents millions, ci : 1.200 millions ;

« 3° En la valeur des biens des émigrés que plusieurs personnes estiment deux milliards, que votre Comité ne vous présentera, quant à présent, que comme une ressource d'un milliard ;

« 4° En la valeur des domaines affectés au service de la liste civile, que la suppression de la royauté vous permettra de mettre en vente, ci : 200 millions ;

« 5° En la valeur du bénéfice à espérer sur la rentrée dans les domaines engagés, évaluée par le Corps législatif à 100 millions ;

« 6° En la valeur des rentes foncières et droits féodaux appuyés de titres primitifs portant concession de fonds. Le Corps législatif avait estimé cet objet à 208 millions ; mais, d'après le dernier décret sur la féodalité, votre Comité a cru devoir le réduire à 50 millions. (Il s'agit des rentes foncières et droits féodaux qui faisaient partie du domaine d'Eglise et que la Nation allait maintenant percevoir à sa place dans la mesure où la législation révolutionnaire les avait laissé subsister) ».

Et Cambon conclut : « Si à cette somme nous joignons ce qui est dû à la Nation en contributions arriérées, les 100 à 150 millions que la trésorerie nationale a toujours en avance pour les dépenses courantes... les ressources pourront s'élever à un capital d'environ 3 milliards 3 ou 400 millions. »

C'était en effet un chiffre puissant, et comme une grande armée financière de seconde ligne. Cambon élève la voix pour avertir l'Europe monarchique et féodale que la Révolution est armée de richesses comme de courage. « Les despotes n'apprendront pas sans effroi la masse des ressources qui nous restent pour pouvoir les vaincre ; et cette connaissance, jointe à l'expérience qu'ils ont faite de nos forces et de notre courage, les fera craindre pour leur existence politique. » La Convention décréta, le 24 octobre, l'émission demandée par Cambon.

Mais déjà l'inquiétude commence. Il est bien vrai que près de 3 milliards de ressources semblaient encore disponibles. Mais d'abord, pour arriver à ce chiffre énorme il avait fallu tendre tous les ressorts. Malgré l'opposition véhémente des régions de l'Est, malgré la crainte de voir les Compagnies de capitalistes accaparer la richesse forestière, il avait fallu se décider à vendre les forêts. Et, tandis que pour les champs, les prés, les vignes, la concurrence entre acheteurs avait maintenu les prix assez haut et les avait même portés au-dessus de l'estimation, pour les forêts les premières ventes réalisées obligeaient à prévoir un mécompte. Quand les ressources, énormes il est vrai, établies par Cambon seraient épuisées, il ne resterait plus à la Révolution aucune ressource extraordinaire ; tout le domaine qu'elle s'était créé aurait été dévoré, les biens d'Eglise ; les biens de l'ordre de Malte, les forêts domaniales, les biens des émigrés. Or, déjà en deux ans, et pendant une période presque toute de paix, près de trois milliards avaient été dévorés, tout l'immense domaine d'Eglise. Qu'adviendrait-il, si la guerre se prolongeait, des trois milliards qui restaient encore ? Bien plus vite ils seraient absorbés. C'est parce que, malgré son optimisme et malgré les succès tout d'abord éclatants des armées, Cambon pressentait des difficultés graves et peut-être prochaines, qu'il avait songé à réduire, par la suppression du budget des cultes, les dépenses ordinaires, le budget régulier de la Révolution.

Il annonce aussi l'emprunt forcé sur les riches ou quelque autre mesure de cet ordre : « Il sera peut-être possible d'augmenter encore ce capital en établissant des contributions passagères qui seraient supportées par les personnes aisées et égoïstes, qui attendent tranquillement dans leur foyer le succès de la Révolution ou qui s'agitent en secret pour la détruire. » Toutes ces combinaisons, tous ces projets attestent que, devant l'énorme surcroît de dépenses qu'apporte la guerre, Cambon n'est pas très rassuré sur l'équilibre des finances. Il est visible à tous que c'est seulement sur un système d'émission continue des assignats que reposent les ressources de la Révolution, et que l'assignat devient de plus en plus nécessaire tandis que son gage, puissant encore, va se réduisant chaque jour. Comment dès lors le discrédit de l'assignat, commencé dès le milieu de l'année 1792, n'irait-il pas s'aggravant ? Comment, par suite, les troubles économiques dont la baisse commençante de l'assignat avait été le principe, ne se renouvelleraient-ils pas en s'aggravant aussi ?

 

LE RAPPORT DE ROLAND SUR L’ACTIVITÉ COMMERCIALE

Ce n'est pas qu'en cette fin de 1792 et au commencement de 1793 l'activité économique du pays paraisse atteinte. Ni sa production ne fléchit, ni ses échanges ne se ralentissent. J'ai déjà noté les résultats tout à fait favorables que les documents officiels enregistrent pour le premier semestre de 1792. Roland, dans le rapport qu'il adresse à la Convention le 9 janvier sur l'ensemble de son administration, commente ces résultats avec la compétence et la sûreté que lui donnaient en ces matières de fortes études, des voyages étendus et la longue pratique de l'inspection des manufactures. Or, il n'y a pas un mot, dans le rapport de Roland, qui permette de supposer que dans le second semestre de 1792 la vie économique du pays s'est amortie. Et, dans l'état d'esprit où était Roland, toujours effaré de ce qu'il appelait l'anarchie, toujours morose et gémissant, il n'eût pas manqué de signaler la crise des affaires comme l'inévitable effet des « agitations » que sans cesse il dénonçait. Au contraire, il n'y a presque pas de teintes sombres dans le tableau qu'il fait ; il n'y a dans son rapport aucun pressentiment fâcheux. « Les relations extérieures de la République avec tous les peuples européens, levantins, barbaresques et anglo-américains, se sont élevées, pendant le premier semestre de 1792, à 227 millions d'importations et à 382 millions d'exportations : ce qui annoncerait pour l'année entière une masse d'approvisionnements chez l'étranger de 554 millions et un total d'échanges de notre part de 764 millions. Année moyenne, nos achats n'excédaient pas 319 millions et nos ventes ne surpassaient pas 357 millions. Mais l'excédent proportionnel qui se fait remarquer dans le tableau actuel de nos transactions commerciales à différentes causes qui seront indiquées dans la suite de cette analyse.

« Les contrées méridionales de l'Europe, telles que l'Espagne, le Portugal et l'Italie nous ont apporté, pendant le semestre en question, pour 95 millions de marchandises et, année moyenne, elles ne nous en fournissent pas au-delà de 100 millions, principalement en laines, soies, indigo, cochenille, soude, bois de teinture et de marqueterie et huile d'olive. Les grains, surtout venant de Gênes, forment un article considérable, aussi bien que les eaux-de-vie de vin d'Espagne qui sont destinées à suppléer dans_ ce moment le débit extérieur de nos propres eaux-de-vie, dont la disette dans nos récoltes en vins a diminué la distillation. Nous leur avons livré en échange, et pour le même semestre, pour 78 millions, notamment en produits de nos manufactures, draperies, bonneteries, chapelleries et autres, ainsi qu'en sucres et cafés de nos colonies.

« Année moyenne, nous vendions à ces puissances méridionales pour 94 millions des mêmes articles. N'oublions pas encore que de l'Espagne nous tirons annuellement pour 38 millions de matières non ouvrées, et que nous lui vendons pour 44 millions de produits de nos manufactures ; c'est ainsi que circule par des canaux innombrables l'argent du Mexique parmi les classes industrieuses et pauvres de la Nation française.

« Les contrées occidentales, comme l'Angleterre, les Etats-Unis d'Amérique, la Hollande, les Etats de l'Empereur en Flandre et en Allemagne et les Républiques suisses nous ont vendu collectivement, pendant le premier semestre de 1792, pour 69 millions de marchandises, et annuellement nous en recevions pour 134 millions. L'article de grains et farines forme une valeur importante, ensuite viennent les eaux-de-vie de genièvre, pour être réexportées, les épiceries et drogueries. Observons que comparativement avec le tableau de nos approvisionnements habituels, on remarque aujourd'hui une diminution sensible dans nos achats en lainages, cotonnades, mercerie et quincailleries fines, tous objets venant d'Angleterre, et en toiles de Flandre, de Hollande et de Suisse. Nous avons livré à Ces contrées 165 millions de nos marchandises, pendant le semestre en question, et nous ne vendions, année moyenne, que pour 128 millions, de manière qu'il existe aujourd'hui une augmentation de 37 millions, qui porte sur un plus grand débouché en quantité de batistes, dentelles, étoffes de soie et vins de notre territoire et qui a également sa source dans la hausse considérable des sucres et cafés de nos colonies. — Notez que l'excédent de 37 millions indiqué par Roland est l'excédent d'un seul semestre sur toute une année moyenne.

« Les contrées septentrionales, telles que l'Allemagne, la Pologne, les villes Hanséatiques, le Danemark, la Suède, la Prusse et la Russie ne nous ont apporté collectivement que pour 20 millions de marchandises, dans la proportion de 43 millions par année, principalement en métaux, charbons, chanvres, bois de constructions et suifs, à quoi il faut ajouter pour l'époque actuelle les grains et farines de Hambourg. La France a livré en échange à toutes ces contrées pour 117 millions de marchandises. Le montant annuel des ventes n'est que de 113 millions ; l'excédent de 4 millions en faveur du premier semestre de 1792 sur une année entière a sa source dans le débouché plus considérable, soit en quantité d'étoffes de soie, spécialement pour l'Allemagne, soit en muids de vin pour le Nord, et provient d'un autre côté du prix exorbitant auquel sont montés les sucres et cafés de nos colonies.

« Nos liaisons avec le Levant, l'Empire ottoman et la Barbarie se sont élevées, pendant le premier semestre, à 42 millions d'achats que nous avons faits, principalement en grains, cotons, laines, soies, cuirs, huiles d'olive, gomme et drogues pour la teinture et la médecine ; et nos ventes ont 'monté à 21 millions, notamment en draps, bonneteries, cafés et sucres. Nos transactions étaient, année moyenne, de 40 millions d'importation et de 24 millions d'exportation. »

Ainsi, du tableau tracé par Roland, il ressort que la France révolutionnaire achetait surtout au dehors des matières premières et des objets d'alimentation et qu'elle vendait surtout au dehors, en quantités croissantes, des objets manufacturés, des produits de son industrie ; du reste, Roland lui-même caractérise excellemment ce mouvement économique : « Les traits caractéristiques remarqués dans cet exposé sont : approvisionnements considérables de grains et farines à l'étranger ; diminution importante dans nos achats en marchandises fabriquées et ouvragées ; ventes abondantes, dans les marchés européens, de nos étoffes de soie et soieries en général, de nos batistes, dentelles, draperies et de nos vins ; diminution dans le débit de nos eaux-de-vie, et des quantités de denrées des îles françaises d'Amérique. Quant à la valeur des marchandises, partout augmentation avantageuse en définitive pour la France, qui, pour solder 227 millions d'achats, a livré pour 382 millions de marchandises, ce qui lui procure, pour le premier semestre de 1792, un excédent de 155 millions. Cet excédent sera réalisé postérieurement par les puissances étrangères, soit en marchandises, soit en argent. »

Ainsi Roland, au moment où il parle, le 9 janvier 1793, et où il fait l'analyse d'un passé récent, n'indique pas que, depuis, aucun signe de fléchissement ait apparu. La France révolutionnaire, à la fin de 1792 et au commencement de 1793, se sentait en pleine force économique. Les relations avec les colonies étaient moins bonnes, par l'effet naturel des troubles de Saint-Domingue ; mais, ici même, s'il y avait diminution de trafic, il n'y avait pas désastre.

« Les liaisons coloniales de la France, dans les temps ordinaires, consistent en une masse annuelle d'exportation de France de 87 millions, soit pour les îles françaises de l'Amérique, soit pour les côtes d'Afrique. Le premier semestre de 1792 n'offre qu'un total d'expédition de 23 millions, malgré le surhaussement dans le prix des marchandises ; et cette diminution porte sur les farines, les vins, les chairs et poissons salés, et les toileries, tous articles formant la base ordinaire de nos cargaisons. La différence n'est pas aussi considérable sur la valeur des retours qui, année moyenne, étaient de 200 millions et qui s'élèvent, pour le premier semestre de 1792, à 163 millions ; mais le haut prix des denrées fait disparaître dans l'évaluation le déficit dans les quantités. »

La phrase obscure et entortillée de Roland signifie qu'une moindre quantité de marchandises que d'habitude a été importée des colonies en France : mais ce déficit dans la quantité a été couvert par la hausse extraordinaire des prix. En fait, il a été plus que couvert puisque l'importation des colonies s'élevait en moyenne à 200 millions par an, c'est-à-dire à 100 millions par semestre, et qu'elle a atteint dans le premier semestre de 1792, 163 millions. Même dans les relations avec les colonies il y a donc, à l'importation, accroissement des valeurs sinon des quantités. Et quand Roland constate ensuite que l'activité de notre marine marchande n'a point fléchi dans le premier semestre de 1792, il ne témoigne par aucun mot que des renseignements défavorables lui soient parvenus sur le mouvement du second. Et comment, s'il y avait eu arrêt et crise, des plaintes ne seraient-elles point parvenues, dès ce moment, au ministre de l'intérieur ? « La marine ou navigation marchande de la République pour les voyages de longs cours dans toutes les parties du globe présente, tant à l'entrée qu'à la sortie de nos ports, l'emploi de 390.000 tonneaux français, particulièrement pour nos colonies et le Levant, et 350.000 tonneaux étrangers, spécialement occupés aux transports dans les mers du Nord. Année moyenne, la totalité du tonnage français était de 828.000 tonneaux ; et celui étranger, de 888.000 ; en sorte qu'il n'existe aucune variation sensible dans les rapports proportionnels de notre navigation marchande considérée en masse... »

Et Roland ajoute : « Quant au commerce intérieur de la République, on peut d'abord se former une première idée (le son état actuel, par le nombre de tonneaux français employés au transport d'un port à l'autre, sur les deux mers. Le mouvement des ventes et des achats respectifs entre les départements maritimes a exigé 491.000 tonneaux pour le premier semestre de 1792, et le tonnage annuel est de 972.000. La marine française fait la totalité de cette navigation, puisque dans ce marché on ne compte pas plus de 5.000 tonneaux étrangers. Ceux-ci sont exclus du chargement par le droit de fret dont est exempt avec raison tout navire national. »

Et Roland, cherchant une transition pour se plaindre des obstacles qu'à l'intérieur du pays « l'anarchie » et la défiance opposent à la libre circulation des grains, insiste sur l'état prospère du commerce maritime : « Les convulsions anarchiques ne paralysent pas les relations commerciales des départements maritimes au même degré que les communications entre les autres départements de la République. L'océan est plus facilement maîtrisé par l'homme industrieux qu'il ne parvient à dompter les fureurs d'une partie-du peuple égaré sur son propre intérêt. »

Mais encore une fois, s'il y avait eu dans le second semestre' de 1792 le moindre ralentissement de l'activité économique constatée pour le premier, bien des symptômes du mal auraient apparu avant la publication de toute statistique officielle, et Roland, broyeur de noir, se fût empressé de redoubler les teintes funèbres. Or, dans aucun des chapitres de son rapport où l'occasion s'offrait tout naturellement à lui de signaler une recrudescence de misère, à propos des ateliers de charité, des fonds de secours des valides pauvres, il ne constate un fléchissement de l'activité nationale.

 

LA CRISE INDUSTRIELLE À LYON

A Lyon cependant une crise industrielle commençait à se déclarer : il semble bien que les commandes de soieries faites par l'étranger ne suffisaient pas à compenser la diminution de la consommation intérieure. Le 3 novembre 1792, deux députés extraordinaires signalent à la Convention le malaise violent de la grande ville : « Depuis deux mois, dit l'un d'eux, notre immense cité, accablée du fléau de la famine, est en proie aux plus violentes agitations : vous nous avez envoyé, pour les calmer, des commissaires pleins de sagesse et de prudence, mais avez-vous bien connu la cause de ces troubles ? La chute de nos manufactures, 30.000 ouvriers sans travail, la cherté excessive du pain et la crainte, malheureusement trop fondée, d'en manquer absolument, voilà ce qui a donné lieu aux scènes d'horreur dont notre ville a été le théâtre. Hélas ! c'est à regret que nous le prononçons, par quelle fatalité les Français, si unis pour la cause de la liberté, ferment-ils inhumainement les barrières qui séparent leurs départements, quand il s'agit de partager leurs subsistances avec leurs frères ?

« Pères de la patrie, rendez le calme à notre ville, ramenez un peuple égaré à la loi. Trente mille indigents demandent du pain à l'Administration. Le département a fait de vains efforts pour s'approvisionner. Si de prompts secours ne viennent offrir à la classe malaisée des ressources de travail, Lyon, naguère si florissante par ses manufactures, ne présentera plus à ses habitants que le souvenir de ses richesses.

« Représentants du peuple, pesez dans votre sagesse tous les moyens d'agitation que donnent aux perturbateurs les besoins urgents de tant d'infortunés ; voyez comme les conseils les plus destructeurs de toute société peuvent être aisément accueillis par 'des hommes qui disent chaque jour : « Nous ne demandons que du travail pour avoir du pain. » Le luxe n'est plus, il a laissé partout un grand vide, mais Lyon surtout en a senti les effets plus que toutes les autres villes. Si les circonstances ne s'améliorent pas, législateurs, nous n'avons plus d'autre existence que celle que nous donnera l'humanité nationale. »

C'est la première cloche de détresse industrielle qui sonne depuis l'ouverture de la Révolution. Vergniaud s'éleva contre ces plaintes : il prétendit qu'il y avait chez plusieurs patriotes une déplorable facilité à semer l'alarme, à grossir les maux du 'peuple, et que cette complaisance aux rumeurs sinistres faisait le jeu de l'ennemi. Mais Charlier insista : « Tout ce que vient de dire Vergniaud n'empê2 chera pas que le pain vaut cinq sous la livre à Lyon et que le peuple est sans travail. » Pas de travail et pas de pain : paroles terribles. « Nous demandons du travail pour avoir du pain ! » C'est comme un premier essai, timide encore et résigné, de la dramatique devise lyonnaise qui s'inscrira sous Louis-Philippe aux drapeaux noirs : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Mais la Convention parut croire qu'il n'y avait guère, au fond de cette double réclamation : « du travail et du pain », qu'une question de subsistances et d'approvisionnement. A vrai dire, dans la pétition même des deux envoyés il semblait parfois que c'est le souci de l'approvisionnement qui dominait, et que, s'ils redoutaient le chômage, ils redoutaient plus encore la disette. Lehardy s'écria : « Que les citoyens riches de Lyon fassent comme ceux de Rouen, qu'ils se cotisent : ils préviendront ainsi par un approvisionnement bien ordonné les besoins des citoyens indigents. » Rouen, en effet, avait paru un moment, à la fin de septembre et en octobre, menacé de la disette : des cargaisons de blé à destination de Rouen avaient été arrêtées par le Havre et j'incline à croire que si la grande ville normande souffrait d'une insuffisance de blé, c'est qu'elle était prise entre les vastes achats de Paris et les vastes achats qui se faisaient dans les ports pour le compte de la marine.

 

LA DISETTE À ROUEN

Mais, à Rouen, il s'agissait uniquement d'un défaut d'approvisionnement en grains et de la cherté qui en était la suite, nullement d'une crise industrielle et du chômage. « Des dépêches, écrit Roland à la Convention le 25 septembre, m'apprennent l'état inquiétant où la ville de Rouen se trouve maintenant par rapport aux subsistances. Les achats qu'elle a faits dans l'étranger ne lui seront fournis que dans le courant du mois prochain. Indépendamment des 12.000 quintaux que j'ai déjà accordés à cette ville, j'avais autorisé les commissaires à prendre pour elle 4.500 quintaux qui sont au Havre ainsi que le chargement d'un navire qui doit y arriver en ce moment. Ces 4.500 quintaux sont arrêtés au Havre sous prétexte qu'on y manque du nécessaire. En conséquence, Rouen est réduit à la plus grande détresse ; il n'a pas de subsistance pour trois jours. Ses administrateurs demandent que, pour les besoins impérieux du moment, les magasins militaires viennent à leur secours ; ils remplaceront- à mesure que leur arrivera ce qu'ils attendent du dehors. » Comme on voit, il n'y avait pas là la moindre crise économique et des mesures administratives suffisaient à remédier au mal. Ou tout au plus fallait-il recourir à un emprunt forcé sur les riches pour mettre la commune de Rouen en état de payer les achats faits par elle à l'étranger. C'est dans ce sens que le Conseil général de la ville de Rouen insista, par une lettre lue le 8 octobre, auprès de la Convention.

« La commune n'a aucuns fonds disponibles pour l'acquit de ces achats. Le Conseil général, persuadé qu'on ne doit recourir au trésor public qu'après avoir épuisé toutes les ressources particulières, a proposé de lever sur la ville de Rouen une somme d'un million en forme d'emprunt pour servir au payement des grains achetés à l'étranger.

« Il a cru que cet emprunt n'était fait qu'en faveur de la classe indigente du peuple, il ne devait porter que sur ceux des citoyens dont le prix de location des maisons qu'ils occupent étant au-dessus de 500 livres par an indique une fortune qui les met en état d'y coopérer.

« Ce plan, qui seul peut préserver la ville de Rouen des malheurs qui la menacent, qui seul peut vous garantir la sûreté des subsistances de l'armée déposées en partie dans cette ville, qùi seul enfin peut assurer les subsistances de Paris dont la majeure partie passe nécessairement par Rouen, est consenti par les sections, adopté par les Conseils généraux de district et de département.

« Ce plan fera murmurer sans doute quelques capitalistes, plus attachés à leur coffre-fort qu'à la chose publique, et malheureusement le nombre en est grand dans la ville de Rouen, mais vous ne serez point arrêtés par les clameurs d'une poignée d'hommes avides dont l'égoïsme ne connaît que leur intérêt personnel. »

La Convention rendit immédiatement ce décret :

« ARTICLE PREMIER. — La Commune de Rouen est autorisée à lever en forme d'emprunt, sur tous les habitants de cette ville dont le prix de la location sera de 500 livres et au-dessus, la somme d'un million pour être employée sous sa responsabilité, à l'achat des grains nécessaires à l'approvisionnement de la ville et à la remise de ceux empruntés des entrepreneurs des subsistances militaires.

« ART. 2. — La répartition de cet emprunt sera faite d'après le mode fixé par le Conseil général de la Commune et adopté par les Conseils généraux de district et de département.

« ART. 3. — Les fonds provenant de la vente des grains acquis au moyen de cet emprunt seront exclusivement appliqués à son remboursement, et la perte sera supportée par tous les citoyens qui y auront contribué au sou la livre de leur cotisation. » Ainsi se dénoua la crise de Rouen.

 

L'AGITATION À LYON

La Convention semble avoir cru que la crise de Lyon pourrait se dénouer de même. Que la riche bourgeoisie lyonnaise s'impose à elle-même un emprunt ; qu'avec cet emprunt, elle assure l'approvisionnement en blé de Lyon ; qu'elle vende le blé acheté par elle à un prix modéré et qu'elle supporte la perte résultant de l'écart entre le prix d'achat et le prix de vente : le problème sera résolu. Oui, mais la -question du chômage subsistait. Les commissaires de la Convention, envoyés à Lyon par décret du 29 octobre, s'appliquèrent d'abord à persuader à la classe riche qu'elle devait s'imposer. Ils y réussirent sans trop de peine. Et le 24 novembre Réal, au nom du Comité des finances, soumit au vote de la Convention un, projet d'emprunt : « Le Conseil général de la Commune de Lyon a pris, le 10 de ce mois, une délibération portant qu'il serait ouvert un emprunt de 3 millions, par voie de souscription et sans intérêt, pour être employé à l'achat des grains nécessaires à l'approvisionnement de cette ville et des lieux voisins ; que le déficit qui résulterait des frais de régie et de la différence du prix de l'achat à la vente serait rempli par une contribution extraordinaire, qui ne porterait pie sur les citoyens aisés.

« Les commissaires que vous avez envoyés à Lyon ont eux-mêmes provoqué cette mesure, en excitant le zèle des riches négociants de cette ville. Ils l'ont jugée nécessaire pour maintenir l'ordre dans la ville de Lyon. »

La Convention autorisa la Commune de Lyon à lever cet emprunt selon un tarif progressif. Mais, comment ranimer les manufactures ? De Lyon, le 14 novembre, les commissaires Vitet, Alquier et Boissy d'Anglas envoyaient à l'Assemblée une lettre inquiétante : « Avant le 10 août, les aristocrates d'Arles, de Toulon, de Mmes, de Jalès et du département de l'Ardèche s'étaient réunis à Lyon. Ces contre-révolutionnaires étaient enhardis dans leurs projets par un grand nombre d'opulents qui, comme dans la plupart des grandes villes frontières, sont égoïstes et insouciants pour la chose publique. Enfin la contre-Révolution était prête à éclater à Lyon. Depuis le 10 août, tout a changé de face dans cette ville, mais l'inertie des manufactures et le défaut de travail y causent une fermentation dangereuse ; 30.000 ouvriers sont journellement privés de travail et de pain ; les mauvais citoyens profitent de leur position pour les égarer et les faire servir à leurs manœuvres odieuses ; cependant les artistes, les ouvriers ont un excellent esprit. Les classes les moins aisées sont celles où se trouve le plus pur patriotisme. » Dans la lutte des partis qui s'annonçait déjà à Lyon, sombre et âpre, les commissaires de la Convention cherchent à tenir une voie moyenne. Vitet avait déjà dénoncé violemment à la Convention ceux qu'il appelle ici, avec ses collègues, de « mauvais citoyens »c'est-à-dire les démocrates ardents qui animaient la passion du peuple en détresse. « Tous ces maux, avait dit Vitet le 28 octobre, sont l'ouvrage des commissaires soi-disant envoyés par la Commune de Paris ; ils ont jeté parmi les citoyens des soupçons et des défiances. »

Mais, une fois à Lyon, il fallait bien reconnaître que la contre-Révolution y avait la première jeté le trouble et que les souffrances des ouvriers étaient la cause principale de l'agitation. Le fanatisme catholique, habile à exploiter la misère du peuple, cherchait à surexciter la crise. Les commissaires, dans cette même lettre du 14 novembre, signalent le péril : « Les prêtres réfractaires cherchent encore à rallumer les torches du fanatisme. Une pétition colportée par des femmes, connues à Lyon sous le nom de coureuses de nuit, annonçait que la Convention nationale voulait abolir la religion ; que déjà les cérémonies du culte étaient détruites, puisqu'on enlevait les cloches des églises. On a remarqué que ces furibondes avaient à leur tête des femmes publiques qui jouaient le rôle de dévotes. » C'était une vaste et trouble fermentation ; pour maintenir à Lyon la paix révolutionnaire, il aurait fallu remettre en mouvement tous les métiers. Les commissaires l'espéraient : « Ils s'occupent des moyens de donner du travail aux bras qui en manquent ; ils espèrent qu'avant leur départ de cette ville ils parviendront à ce but. » Il ne semble pas qu'ils y soient parvenus.

Le 21 novembre, le citoyen Nivière-Chol, officier municipal, chargé des fonctions de procureur de la Commune, constate l'échec des conférences tenues avec les fabricants : « Citoyens, dit-il à ses collègues réunis en l'hôtel commun de la ville de Lyon, au milieu des pénibles travaux d'une administration orageuse, votre sollicitude n'a point cessé de se porter sur les malheureux ouvriers en soie de la ville de Lyon. Vous avez appelé des conseils avec lesquels vous avez recherché les moyens de secourir cette nombreuse partie des citoyens que la cessation de leurs travaux a réduits à l'indigence. Les conférences que vous avez eues avec les principaux chefs de fabriques d'étoffes de soie, bien loin de vous amener à des vues grandes, à des résultats d'une exécution facile et prompte, ne vous ont offert que des calculs et des combinaisons dictés par un intérêt particulier... Cependant le temps passe, le mal augmente et 24.000 individus attendent que vous leur procuriez du travail et du pain. »

Et Nivière-Chol ne trouve qu'une solution ; c'est que l'Etat subventionne les fabriques pour lès remettre en activité : « Pour des besoins si grands il faut de grandes ressources, la Nation seule peut les offrir, parce que sans un secours prompt et extraordinaire, par lequel on puisse redonner de l'activité aux manufactures de Lyon, les maux qui résulteraient de cette inaction prolongée seraient incalculables ; ils troubleraient non seulement la ville de Lyon, mais ils porteraient encore le désordre dans les départements qui avoisinent cette grande cité. »

Il concluait donc à proposer à la Convention, par l'intermédiaire de ses commissaires, ceci :

« Qu'il soit mis à la disposition. du ministre de l'intérieur une somme de 3 millions ;

« 2° Que cette somme, destinée à remettre en activité les fabriques de la ville de Lyon, soit successivement adressée par le ministre de' l'intérieur au Directoire du département, pour être versée dans la caisse du trésorier du district ;

« 3° Que l'emploi en sera fait par un comité choisi par le Conseil général de la commune, pris parmi les officiers municipaux et notables au nombre de cinq, présidé par le maire et en présence du procureur de la commune... ;

« ... 6° Si, pour donner de l'activité aux fabriques de soies, le Comité juge convenable de faire fabriquer des étoffes pour le compte de la Nation, il y sera autorisé sous réserve de donner la connaissance et le détail de ses opérations au ministre de l'intérieur. »

Les commissaires transmirent cet arrêté de la Commune à la Convention, mais comme par acquit de conscience et sans insister. Leur attention, à ce moment, était ailleurs ; ils relevaient les fraudes énormes commises à Lyon dans le service administratif des armées. Et sans doute ils jugèrent chimérique la solution proposée par la municipalité lyonnaise ; car, quel emploi la Nation aurait-elle fait des soieries fabriquées par elle ? Elle avait besoin maintenant de fer pour armer ses soldats et de gros drap pour les vêtir, non de fines et éclatantes étoffes. La Convention laissa tomber cette pétition. Qu'advint-il de la crise industrielle lyonnaise ? Sans doute elle ne s'aggrava pas, car, dans son rapport du 9 janvier, Roland n'y fait pas la moindre allusion. M. Thomas, qui étudie le mouvement économique et social sous Louis-Philippe, m'a communiqué de curieuses notes, d'où il résulte que les ouvriers de Lyon se rappelaient la Révolution comme une époque de bien-être. « Les denrées n'étaient point chères alors, disaient-ils, et comme les armées appelaient beaucoup d'hommes, tous les ouvriers qui restaient étaient occupés. » Cela parait en contradiction violente avec la crise certaine traversée par Lyon à la fin de 1792.

11 est probable que quand l'impossibilité absolue de remédier au chômage partiel des fabriques de soie par des moyens factices, par des commandes d'Etat, eût apparu, les enrôlements volontaires se multiplièrent ; les sans-travail se portèrent aux armées ou s'employèrent à une des industries que surexcitait la guerre. Ainsi la crise fut atténuée sans doute. Et pourtant, le profond malaise du peuple va contribuer à coup sûr à l'explosion prochaine de la révolte lyonnaise, tournée bientôt en contre-Révolution. La Révolution avait été favorisée par l'activité économique générale du pays. Elle n'aurait pas résisté six mois, si la crise industrielle, qui sévit à Lyon à la fin de 1792, s'était, dès le début de la Révolution, abattue sur toute la France. Dans l'abîme de la misère et du chômage la Révolution aurait sombré.

 

LES IDÉES INDUSTRIELLES DE ROLAND

Et la preuve, c'est qu'à Lyon, la misère, le chômage, préparèrent les voies à la contre-Révolution. Mais il n'y avait là heureusement, qu'une détresse locale. La France dans l'ensemble restait active et prospère. Roland, au 9 janvier 1793, est si loin de constater ou de redouter un affaiblissement général des manufactures qu'il songe, au contraire, à susciter dans les campagnes l'activité industrielle. C'est une idée ancienne de Roland, et que j'ai déjà notée, d'après son grand article du dictionnaire Panckoucke, quand j'ai fait le tableau de l'état économique de la France en 1789. Roland rêve de marier l'industrie au travail agricole.

« Quant à moi, écrit-il à la Convention à propos des ateliers de charité, je ne pense pas qu'il soit convenable de rejeter exclusive-vent les manufactures dans les villes ; à la bonne heure pour celles d'industrie perfectionnée et où les arts du goût dominent ; mais il n'en est pas de même des autres.

« 1° Il est peut-être contraire aux principes de l'égalité de vouloir conserver entre les villes et les campagnes cette différence de travaux qui met toute l'industrie, les arts, les lumières d'un côté, et réduit l'autre aux simples travaux de la glèbe ;

« 2° Il est contraire- à la nature du commerce d'opposer, même indirectement, des obstacles à ce qu'il établisse ses ateliers-partout où il trouve profit à le faire ;

« 3° Le matériel des manufactures est l'emploi des matières premières, elles ne s'y emploient pas sans déchet. Employer ces matières sur les lieux, épargner des frais de transport, c'est une économie.

« Ajoutez-y celle de la main-d'œuvre qui, à raison de la seule différence des mœurs et des besoins de la vie journalière, sera toujours moins coûteuse dans les campagnes.

« L'économie est la base de la prospérité des manufactures puisqu'elle règle le prix des marchandises, et décide du sort de la concurrence avec les fabriques étrangères. Je crois donc qu'il faut consulter les localités pour y déterminer tel ou tel genre de travaux et que les campagnes sont très propres pour la préparation des matières... Les villages, où les filatures de laine, de coton, où leur emploi en draps, toiles, où la fabrique des rubans, etc., se sont introduits, sont aussi devenus les plus peuplés, les plus riches, et, par conséquent, les contrées de la République où il y a le plus de prospérité ; l'habitant y est manufacturier et cultivateur tour à tour. Le ciel est-iI paisible, la saison favorable ? Il laboure, il sème, il récolte ses champs. La pluie, les frimas, les longues soirées de l'hiver le font-ils rentrer sous le chaume ? Il y file le coton, la laine, il y tisse de la toile et se livre à d'autres travaux casaniers également utiles â la République, à son bien-être et à celui de sa famille. L'oisiveté, cette source des vices, ce fléau destructeur des Etats, est repoussée loin de son foyer ; le contentement, l'aisance et la paix lui font couler d'heureux jours, et ce ne fut jamais dans une cité, manufacturière et agricole en même temps, que la hideuse discorde osa se montrer.

« Je pense donc que le gouvernement doit introduire dans les campagnes les connaissances et le goût des manufactures de première nécessité. Le commerce et l'agriculture se prêtent un mutuel secours et, nulle part, les champs ne sont mieux cultivés que dans les lieux vivifiés par l'industrie.

« Il faut que chaque individu, le villageois comme le citadin, s'instruise et s'exerce dans une profession ; il. faut que l'éducation publique le pousse à ce goût, lui en fasse même un devoir : c'est le moyen le plus sûr d'extirper la mendicité et d'inspirer l'amour du travail. »

Je ne discute pas le système de Roland ; il convenait à la période intermédiaire et incertaine où se trouvait encore l'industrie qui n'était pas entrée sous la leei du machinisme et qui n'était pas très concentrée. Roland ne paraît pas soupçonner qu'en éveillant dans les campagnes les vocations industrielles il ne ramènera pas l'industrie aux champs, mais qu'il rendra plus facile le drainage des forces rustiques déjà un peu dégrossies et éduquées par l'industrie des villes.

Mais, encore une fois, quelque fût l'esprit de système de Roland, et quelque joie qu'il éprouvât à reproduire devant la Convention, comme ministre de l'Intérieur, les idées qu'il avait longtemps propagées obscurément comme inspecteur des manufactures, comment supposer qu'il aurait aussi complaisamment prévu l'extension (le l'industrie et la diffusion des connaissances industrielles si, à ce moment précis, il y avait eu une baisse générale de l'activité économique ?

C'eût été une étrange idée de susciter la vaste concurrence de bras nouveaux aux bras inoccupés des ouvriers. Les partis qui se déchiraient alors n'auraient pas manqué de s'imputer les uns aux autres, de la Gironde à Robespierre et de la Commune à Brissot, la responsabilité de la crise industrielle si elle eût été-en effet déclarée. Or, ils n'en faisaient rien.

 

LA BAISSE DE L'ASSIGNAT

Mais, s'il n'y avait pas arrêt ou même ralentissement sensible de l'activité économique et de la production industrielle, le déséquilibre que j'ai déjà noté au printemps de 1792 allait s'aggravant. De plus en plus, la vie de la France semblait reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. La baisse des assignats se précipitait, surtout à la suite de la nouvelle émission de 400 millions. Roland, dans son rapport du 9 janvier, constate que « l'échange des assignats est de moitié au-dessous du pair contre l'argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes ». 50 p. 100 de baisse, c'est déjà très inquiétant.

Il est bien vrai, comme l'a si bien noté Condorcet, que le rapport de valeur de l'assignat à l'argent ne mesurait pas le rapport de valeur de l'assignat aux autres marchandises : l'assignat perdait beaucoup moins par rapport aux denrées que par rapport à l'argent considéré presque comme objet de luxe. Pourtant, avec une telle baisse de l'assignat par rapport à la monnaie de métal, tout l'équilibre des échanges était troublé : le prix de toutes les marchandises devait hausser. Malgré tout, le métal restait le point lumineux, qui hypnotisait, et la certitude où l'on était de ne pouvoir convertir l'assignat en argent qu'avec une perte de 50 p. 100 dépréciait, en une mesure moindre, mais très sensible encore, l'assignat pour toutes les transactions. Contre les incertitudes dont l'assignat semblait frappé, contre le risque de perte qui pesait sur lui, les détenteurs de marchandises se couvraient en en haussant le prix.

C'était, selon le mot très juste de Roland, comme « une prime d'assurance ». Cette prime, parce qu'elle était répartie sur l'ensemble des marchandises et la totalité des transactions, était bien inférieure à la perte que subissait l'assignat par rapport à cette marchandise toute spéciale et rare qui s'appelait l'argent. Mais elle était élevée encore ; et cette prime d'assurance, d'ailleurs variable, surchargeait et faussait les transactions.

 

LE RETRAIT DES BILLETS DE CONFIANCE

Assez longtemps ce trouble causé par l'assignat avait été aggravé, surtout dans les grandes villes, par les billets de confiance, qu'émettaient les « caisses patriotiques » et autres ; à Paris notamment la faillite de la maison de secours avait, comme nous l'avons vu, jeté la panique.

La Convention vota, dans les premiers jours de novembre, un décret qui arrêtait et interdisait toute émission de billets de confiance. Cambon exposa brièvement, le 2 novembre, les raisons qui commandaient ce décret :

« Citoyens, vous parler des billets de la caisse de secours (de Paris), c'est traiter une question très délicate, puisque d'un côté vous avez à défendre l'intérêt du Trésor public, et que de l'autre vous avez à soulager la classe indigente des citoyens. Vous connaissez maintenant la somme présumée 'des billets 'de la maison de secours de Paris, qui sont encore en circulation : elle est de 2.986.063 livres ; c'est cette somme qu'il est instant de rembourser ; nous ne connaissons pas encore au juste l'état de l'actif de cette maison. Il s'élève, selon le Directoire du département, à 1.600.620 livres. Nous évaluons que le déficit des différentes caisses de Paris pourra s'élever à 5 millions.

« Nous vous proposerons demain un projet de décret pour répartir cette somme sur les citoyens riches du département. Vos comités, jetant ensuite leurs regards sur les autres communes de la République, ont pensé qu'il convenait de faire retirer de la circulation tous les billets de confiance qui ont été émis, soit par des municipalités, soit par des particuliers. »

Cambon propose qu'à partir d'une date très rapprochée, le 1er janvier : « Tout particulier ou toute municipalité qui mettra en émission des billets au porteur, de telle nature qu'ils soient, soient réputés faux-monnayeurs. Cette disposition est sans inconvénient, puisque, avant la fin du mois, il y aura plus de 200 millions d'assignats de 10 et de.15 sols en circulation (compris dans l'émission nouvelle de 400 millions). Les billets au porteur ne sont qu'une source d'agiotage. Ceux de 1.000 livres émis par la Caisse d'Escompte et ceux de la Caisse patriotique offrent, sans doute, une garantie suffisante : mais si l'on permettait la circulation de ceux-ci, des fripons en feraient circuler d'autres, et, d'ailleurs, la masse de nos assignats est suffisante à tous les besoins du commerce.

Nous vous proposons enfin d'établir, par règle générale, que le déficit qui pourra se trouver dans ces différentes caisses sera sup- porté par les communes où elles sont établies, mais progressivement aux fortunes ; car le citoyen riche doit être taxé infiniment plus que celui qui n'a qu'une fortune médiocre, et l'on ne peut faire payer celui qui n'a que le simple nécessaire. Ce principe' est d'autant plus vrai, dans son application au cas particulier dont il s'agit, que l'on ne peut contester que c'est au gros propriétaire, aux entrepreneurs, aux chefs d'atelier qu'ont été principalement utiles les billets de la caisse de secours puisqu'ils les ont dispensés d'acheter (lu numéraire. Ces différentes mesures feront cesser les inquiétudes et préviendront sûrement les troubles dont la stagnation subite de ces billets a menacé plusieurs départements. »

Il y avait eu, en effet, un assez vif émoi déterminé par deux causes. D'une part, les billets de confiance étaient surtout gagés par des assignats, et les assignats baissaient. D'autre part, la faillite frauduleuse de la maison de secours de Paris, qui avait ou dérobé ou compromis dans des spéculations une partie du gage sur lequel reposaient les billets émis par elle, avait ébranlé le crédit de toutes les autres caisses ; 'qui sait si elles aussi n'avaient pas détourné ou entamé le gage des billets qu'elles avaient mis en circulation ? Aussi, le Comité des finances prévoyait un déficit ; et, selon la politique affirmée dès les premiers jours par la Convention, c'est aux riches de chaque commune que va incomber la charge de combler ce déficit et de rembourser au public la partie (les billets de confiance qui n'était plus représentée par un gage solide dans les caisses « patriotiques ».

De même qu'à Rouen et à Lyon c'est la bourgeoisie riche qui devait supporter par un emprunt forcé, sans intérêt et progressif, la charge de l'approvisionnement en blé à des prix réduits, de même c'est la bourgeoisie riche qui devait, par des contributions progressives, couvrir le déficit (les caisses d'émission. La fortune des riches commence à apparaître comme une sorte de fonds social de réserve et d'assurance contre les accidents fâcheux qui troublent l'économie du pays, la vie de la Nation.

A vrai dire, il ne semble pas qu'en dehors de Paris, il y ait eu déficit dans les caisses. Au moins pour les municipalités pour lesquelles Roland donne dans son rapport l'état des caisses, lès sommes en dépôt qui garantissent les effets de confiance sont, ou égales, ou même supérieures à la somme des billets émis. A Paris, l'immense confusion des affaires avait sans doute rendu plus malaisée la surveillance. Dans les grandes villes de province, ou c'étaient les municipalités elles-mêmes qui géraient les caisses, et avec une inflexible probité, ou c'étaient des groupements industriels habitués à l'exactitude et au contrôle. C'est ainsi qu'à Bordeaux, les billets émis pour une somme de 10.391.034 livres, plus de 10 millions — on voit le grand rôle joué par cette monnaie de papier, subdivision anticipée et libre de l'assignat —, avaient leur contrepartie exacte dans un actif certain et vérifié. De même, à Laval, pour 1.833.591 livres.

De même encore pour Lyon, où la caisse de l'association des chapeliers (maîtres chapeliers) avait émis 1.572.000 livres, avec un actif équivalent. Et aussi avec des sommes moindres mais élevées encore, pour Angers, Saumur, Baugé, Cholet, Coron, Tours, Saint-Quentin, Dunkerque, Lyon encore (pour la caisse patriotique), à Poitiers, à Montargis, Blamont, Nancy, Toul, Vézelise, Lunéville, Mâcon, Bar-sur-Ornain, Parthenay, la gestion avait été irréprochable. Et ce n'est qu'une énumération bien incomplète. Mais cette abondance de hi petite monnaie fiduciaire, s'ajoutant à la masse énorme des assignats, n'est-elle point un signe de l'extrême activité des échanges ? Dix millions rien que pour Bordeaux.

C'est le 8 novembre que la Convention adopta le décret sous sa forme définitive. On y voit en jeu tout le mécanisme administratif de la Révolution manié par la volonté puissante de la grande Assemblée.

« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité des finances, considérant la nécessité qu'il y a d'arrêter le plus tôt possible la circulation des billets au porteur, payables à vue soit en échange d'assignats, soit en billets échangeables en assignats, qui sont reçus de confiance comme monnaie dans les transactions journalières, afin d'éviter les troubles que cette circulation pourrait occasionner ;

« Considérant que l'émission de ces billets qui a été faite par des corps administratifs ou municipaux, compagnies ou particuliers, ne peut, dans aucun cas, former une dette à la charge de la République ;

« Considérant qu'il est du devoir des représentants de la Nation de prendre des mesures pour fournir au déficit qui pourrait résulter de diverses émissions de ces billets, afin que la portion du peuple la moins fortunée ne soit pas la victime de l'insolvabilité ou des manœuvres coupables des personnes qui les ont émis, arrête ce qui suit... »

Et toute une série d'articles réglait la vérification des caisses par des commissaires nommés par le Directoire de département ou de district. Ces commissaires devaient se faire représenter les fonds et toutes les valeurs qui servaient de gages aux billets ; surveiller la vente qui serait faite par chaque administration des valeurs qui servent de gage aux billets, afin de se procurer de suite, en assignats ou en espèces, l'entier montant des billets en circulation.

« ART. 6. — Le jour de la publication du présent décret, les corps administratifs et municipaux cosseront l'émission desdits billets ; ils briseront les planches qui auront servi à leur fabrication. Ils retireront de suite ceux qui seront en circulation et ils les feront annuler et brûler en présence du public...

« ART. 7. — Les corps administratifs et municipaux qui auront fait des émissions étant responsables du déficit qui pourrait exister dans leurs caisses, seront tenus d'y pourvoir au fur et à mesure des besoins pour le remboursement ; et, faute par eux d'y satisfaire, ils y seront contraints, savoir : les Directoires de département, à la requête et diligence du commissaire nommé par le Conseil de département. »

De même, vérification immédiate sera faite des caisses des compagnies.

« ART. 9. — Trois jours après ladite vérification, les Compagnies et les particuliers qui auront mis en circulation desdits billets, seront tenus de représenter à la municipalité les assignats ou espèces qui seront nécessaires pour retirer tout billet qui serait en circulation. »

Et ce n'est pas en gros assignats, même quand les statuts des caisses l'avaient réglé ainsi, c'est en assignats de 5 livres que devra être fait le rembiiursement des billets.

« ART. 14. — Pour faciliter la rentrée desdits billets, toutes les conditions qui s'y trouveront énoncées de ne les rembourser qu'en assignats de 50 livres et au-dessus sont annulées ; les corps administratifs étant chargés d'échanger aux dites compagnies ou particuliers des assignats de 50 livres et au-dessus contre des assignats de 5 livres et au-dessous, jusqu'à concurrence des sommes qui pourront leur être nécessaires. »

Et voici les dispositions pour parer au déficit :

« ART. 16. — Le déficit qui pourra se trouver dans les caisses des particuliers ou des compagnies qui auront mis en circulation des billets au-dessous de 25 livres, payables à vue, etc. connus sous le nom de billets patriotiques, de confiance, de secours, ou sous toute autre dénomination, qui sont reçus de confiance comme numéraire dans les transactions journalières, le produit de la vente des effets et marchandises et de la rentrée des dettes actives sera supporté, à Paris, par le département, et, dans les autres villes, il sera une charge des communes dans lesquelles ces établissements ont eu lieu, sauf le recours contre les entrepreneurs, directeurs, associés ou intéressés dans lesdites caisses.

« ART. 17. — Le montant de ce déficit sera réparti au marc la livre, d'après le mode de contribution extraordinaire qui sera établi par la Convention, sur l'avis des corps administratifs et municipaux. »

A partir du 1er janvier 1793 aucun billet ne devait rester en circulation : pour obliger les porteurs de ces billets à se faire rembourser dans le délai fixé, l'article 21 disait :

« Les personnes qui, avant le 1er février prochain, n'auront pas exigé le remboursement des billets au-dessous de 25 livres, seront déchues de leur recours envers les communes ; et celles qui, avant le 1er janvier prochain, ne se seront pas fait rembourser les billets de 25 livres et au-dessus seront tenues, avant d'obtenir leur remboursement, de les faire viser au bureau chargé de percevoir les droits d'enregistrement, et d'y payer 2 p. 100 de la 'valeur desdits billets. »

Mais, malgré ce décret si ferme, les billets de confiance ne disparurent pas de la circulation aussi vite que l'avait voulu la Convention, longtemps encore ils aggravèrent le trouble que la baisse et les fluctuations des assignats jetaient dans le système économique. Roland constate, à la date du 9 janvier 1793, la persistance du mal :

« Le commerce est devenu un océan de hasards par les chances désastreuses de la falsification. Le peuple a tremblé pour la certitude du gage de ses salaires. Chacun a voulu obtenir une prime d'assurance en faisant payer plus cher sa marchandise ou ses services. Les prix ont monté d'un mouvement rapide, circonstance dont le pauvre gémit et qui épuise le trésor public (obligé pour la guerre à de vastes achats).

« Par la loi du 8 novembre, ajoute Roland, la Convention a vigoureusement attaqué la source de tous ces maux en ordonnant que, dans toute l'étendue de la République, les billets de confiance seront remboursés et cesseront d'avoir cours au 1er janvier. La mesure était grande, mais l'événement a prouvé que trop peu de temps était accordé pour son exécution. » Ce n'est pas que la plupart des caisses patriotiques, dont les états de situation ont été dressés selon les formes prescrites par la loi, n'aient prouvé qu'elles avaient bien réellement en assignats le gage entier de la somme des billets versés par elle dans la circulation.

Et partout l'échange des billets de confiance contre les assignats de 15 et de 20 livres se ferait sans peine s'il n'y avait en certaines grandes villes un étonnant mélange de billets de toute espèce. Il y a dans plusieurs départements une multitude de billets de toutes les régions de la France, et il est difficile, loin du point d'émission de ceux-ci, de les réaliser en assignats.

« L'ébranlement de toute la France au moment où l'ennemi en avait franchi les frontières a fait parcourir des espaces immenses aux bataillons de volontaires dont chacun a parsemé sa route de billets de sa municipalité ou de son district. De là il est résulté partout, et spécialement aux départements frontières, une confusion terrible de papiers-monnaie. Rien n'est aujourd'hui si difficile que de faire retourner tous ces papiers-monnaie à leur source. »

Curieux effet de l'immense mouvement national qui mêlait les hommes de toutes les régions, de toutes les communes dans l'armée de la liberté ! Il avait fallu accorder des délais plus étendus, et ainsi cette cause secondaire, mais irritante, de déséquilibre s'ajoutait à toutes celles qui affectaient les prix.

 

LA CHERTÉ DU BLÉ

Dans cette hausse générale des prix, c'est surtout le blé qui avait monté, et ce renchérissement du blé était doublement grave, d'abord parce qu'il atteignait l'alimentation du peuple, et puis parce que le blé était en quelque sorte un étalon de valeur par rapport auquel tous les prix se fixaient : ainsi une hausse démesurée du blé tendait à bouleverser et à hausser tous les prix.

Il y avait de région à région, et particulièrement du Nord au Midi, des différences énormes dans les prix du blé, du simple au double, mais partout il était extraordinairement cher. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa proclamation du 30 octobre 1792, constate que « dans presque tous les départements méridionaux, le setier de grain de 220 livres poids de marc, se vend 60 livres et plus ». 60 livres, c'est effrayant : cela équivaut à peu près à 45 francs l'hectolitre et même plus. Dans le Nord, le prix n'est parfois que de moitié, mais presque partout, même dans les régions les plus favorisées, le prix atteint 37 livres le setier, ce qui est exorbitant. C'est le prix constaté par le ministre de l'intérieur dans une lettre du 19 novembre :

« Aujourd'hui, écrit-il, le prix commun du blé se monte à 37 livres. »

C'était, sur les prix de la période de dix ans qui précéda la Révolution, une hausse énorme.

« Depuis 1776 jusqu'à 1788, précise Roland, c'est-à-dire dans l'espace d'environ douze ans, le prix des grains n'a presque pas varié, et il s'est maintenu au prix commun de 22 livres le setier de 240 livres poids de marc. »

Maintenant donc c'est presque le double, et dans le Midi, c'est le triple. Fabre de l'Hérault, sans préciser les chiffres, dit le 3 novembre, au nom du Comité d'agriculture :

« Partout les prix éprouvent un surhaussement qui doit inspirer des craintes. »

Creuzé-Latouche, « au nom de la section des subsistances », constate, dans un rapport substantiel du 8 décembre, qu'il y a de région à région des inégalités extraordinaires, mais que partout un terrible mouvement de hausse a porté les prix à un niveau que, dans le siècle, le peuple n'avait pas connu.

« Voyez le tableau du prix du blé en France depuis 1756 jusqu'en 1790. Ces prix sont les prix moyens de chaque année, réduits sur le setier de Paris, qui pèse 240 livres poids de marc.

« Depuis 1756 jusqu'en 1766, le prix du blé a été de 14 à 18 livres. En 1766, le prix du blé a été de 20 livres ; il a encore monté rapidement dans les années suivantes, et dans les dernières années du règne de Louis XV, il a été de 25 à 29 livres.

« En 1774 ce prix est retombé, et depuis cette époque jusqu'en 1788, il a été à 20 et 19 livres et n'a jamais passé 23, excepté dans l'année 1775, où plusieurs provinces avaient manqué et où l'on vit quelques soulèvements.

« Voyez le tableau des prix dans tous les départements, relevé du 1•' au 16 octobre dernier et réduit aussi au setier de Paris. Ce tableau présente des inégalités sans exemple. Tandis que plusieurs départements ont du blé à 24, 26, 27 et 28 livres, d'autres le paient à la même époque 56, 60 et jusqu'à 64 livres ; d'autres depuis 40 jusqu'à 50, et d'autres depuis 30 jusqu'à 40 livres. »

Creuzé-Latouche constate, par exemple, que le département du Loir-et-Cher, placé entre celui de la Sarthe et du Loiret, qui ont 'le blé à 29 et à 31 livres, le paye 45 livres :

« Le département des Landes paye le blé 26 livres, et ce département est situé entre la Gironde et les Basses-Pyrénées, qui le payent 41 et 42 livres. »

La préoccupation du rapporteur est de démontrer que c'est surtout le défaut de circulation qui crée le mal. Mais ce défaut de circulation, s'il explique les « inégalités monstrueuses » d'un département à l'autre, n'explique pas la hausse générale et vraiment exceptionnelle des blés. Cette hausse résulte des tableaux publiés par Creuzé-Latouche et que je tiens à reproduire, car c'est un document très important sur la vie économique de la Révolution.

Voici d'abord le tableau du prix moyen du froment, chaque année, réduit au setier de Paris, depuis 1756 :

Année

livres

sous

Année

livres

sous

1756

14

19

1774

22

14

1757

18

11

1775

24

16

1758

17

11

1776

1759

18

8

1777

20

17

1760

18

7

1778

22

18

1762

15

9

1779

21

4

1763

14

17

1780

19

15

1764

15

12

1781

20

19

1765

17

8

1782

23

16

1766

20

14

1783

23

9

1767

22

6

1784

23

18

1768

24

4

1785

23

4

1769

24

1786

22

1770

29

7

1787

22

2

1771

28

6

1788

25

2

1772

26

1789

34

2

1773

25

13

1790

30

7

C'est donc de 1756 à 1790, pendant trente-deux ans ; une moyenne de 24 livres le setier (environ 120 kilos), c'est-à-dire 20 livres ou environ 20 francs les 100 kilos. Et voici maintenant que la moyenne est de 37, avec de prodigieux écarts de département à département ; mais sans que les plus favorisés descendent à la moyenne des 32 années précédentes.

Voici les prix, par département, du 8 au 16 octobre 1792.

Ain

43

Loiret

31

Aisne

32

Lot

28

Allier

43

Lot-et-Garonne

40

Alpes (Hautes-)

63

Lozère

37

Alpes (Basses-)

54

Maine-et-Loire

33

Ardèche

44

Manche

38

Ardennes

47

Marne

27

Ariège

55

Marne (Haute-)

34

Aube

25

Mayenne

31

Aude

34

Meurthe

31

Aveyron

53

Meuse

30

Bouches-du-Rhône

51

Morbihan

31

Calvados

30

Moselle

28

Cantal

Nièvre

36

Charente

35

Nord

32

Charente-Inférieure

34

Oise

30

Cher

37

Orne

31

Corrèze

42

Pas-de-Calais

26

Côte-d'Or

35

Puy-de-Dôme

53

Côtes-du-Nord

26

Pyrénées (Basses-)

41

Creuse

49

Pyrénées (Hautes-)

32

Dordogne

40

Pyrénées-Orientales

33

Doubs

42

Bas-Rhin

34

Drôme

47

Haut-Rhin

27

Eure

26

Rhône-et-Loire

35

Eure-et-Loir

26

Saône (Haute-)

41

Finistère 28

Saône-et-Loire

34

Gard

51

Sarthe

30

Garonne (Haute-)

42

Seine-et-Oise

25

Gers 42

Seine-Inférieure

31

Gironde

42

Seine-et-Marne

30

Hérault

58

Deux-Sèvres

32

Ille-et-Vilaine

28

Somme

30

Indre

43

Tarn

Indre-et-Loire

29

Var

43

Isère

Vendée

31

Juta

45

Vienne

31

Fendes

27

Vienne (Haute-)

37

Loir-et-Cher

47

Vosges

38

Loire (Haute-)

51

Yonne

33

Loire-Inférieure

30

Cette hausse si disparate, mais partout si forte, n'est point passagère ; elle se maintient en janvier 1793, au moment où Roland dresse son rapport à la Convention. Je reviendrai tout à l'heure sur les causes de la crise indiquées par Roland ; je ne cite maintenant ce texte, très important d'ailleurs à bien des égards, que pour noter la permanence de la hausse du blé et du pain, et ses profonds effets sur toute la vie économique de la France. « En vain, dit Roland, les barrières fiscales sont-elles- détruites, une recherche inquisitoriale plus funeste encore neutralise les subsistances dans toutes les veines du corps politique. Le prix des grains varie pour le Français de 25 à 64 livres le setier, et l'agriculture ne peut échanger librement le produit de ses sueurs contre l'industrie de ses compatriotes. A ce faux système désorganisateur des rapports sociaux, la Convention a opposé une loi pleine de sagesse ; mais il faut encore ajouter comme cause décourageante de l'agriculture, la nécessité de satisfaire aux dépenses publiques par l'émission d'une masse considérable d'assignats, dont l'échange est de moitié au-dessous du pair contre l'argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes. L'artisan agricole lutte contre le cultivateur pour l'augmentation des salaires dont le consommateur ne consent qu'avec peine le remboursement sur les denrées. Leur surhaussement est d'autant plus inévitable qu'un million de bras employés aujourd'hui à la défense de la République diminue pour le laboureur la concurrence dans le choix des ouvriers. Ce n'est pas tout : les bœufs, les chevaux, ces compagnons de labour, qui économisent les frais de culture et en multiplient les produits, sont enlevés soit pour suffire à la nourriture des défenseurs de la patrie, soit pour aider aux travaux guerriers...

« Les mêmes symptômes affectent l'industrie manufacturière. Le premier élément du prix de tout travail, de toute fabrication, se trouve dérangé, puisque le blé, depuis longtemps au taux moyen de 22 livres le setier du poids de 240 livres, se trouve aujourd'hui en France généralement de 37 livres. Les nombreux consommateurs, rentiers, salariés, journaliers, n'éprouvant pas la même augmentation dans leurs revenus, restreignent leurs dépenses, et ne vivifient plus les anciens canaux de la circulation ; un grand nombre même, alarmé de la dépréciation des assignats ; achète pour emmagasiner et non pour consommer. »

Ainsi la formidable hausse du blé et du pain, signalée officiellement par la proclamation du Conseil exécutif provisoire du 30 octobre, est constatée encore officiellement dans sa réalité brutale et ses effets présumés, le 9 janvier 1793, par le ministre de l'Intérieur.