LES EMBARRAS FINANCIERS L'embarras
des finances commençait aussi à se manifester. Jamais les budgets de la
Révolution n'avaient été en équilibre ; les anciennes recettes étaient
abolies, et les impôts nouveaux, d'un mécanisme parfois assez compliqué, ne
donnaient pas encore leur rendement plein. C'est
toujours avec des assignats que la Constituante et la Législative avaient
rétabli l'équilibre. La guerre aggrava singulièrement le déficit. Elle
absorba dès les premiers mois presque toutes les ressources de la Révolution.
La Législative, comme le rappelle Cambon dans son rapport financier du 17
octobre, n'avait pas hésité, pour faire face aux dépenses de guerre, à
réduire à 6 millions par mois le remboursement des dettes exigibles. « Le
Corps législatif, dit Cambon, forcé de déclarer la guerre pour la défense de
la liberté, crut qu'il devait tout sacrifier pour cet objet ; il pensa qu'il
était convenable de conserver toutes ses ressources pour en acquitter les
frais ; en conséquence il réduisit le remboursement des dettes exigibles à 6
millions par mois, en n'y comprenant que les dettes au-dessous de 10.000 ; et
il ajourna à un temps plus heureux toutes les dépenses qui n'étaient pas
relatives à la guerre et à la Révolution. » Ce
n'était pas précisément la banqueroute, « la hideuse banqueroute » dont
Mirabeau avait épouvanté la Constituante. Car il pouvait sembler qu'il n'y
avait qu'un bref ajournement imposé par la crise extraordinaire de la patrie,
et la vente décrétée des biens des émigrés promettait aux créanciers de
l'Etat des compensations et des combinaisons fructueuses. Mais il y avait
suspension de paiement, et c'est un des plus grands signes de la révolution
qui s'était accomplie dans la Révolution même. J'ai
cité, quand j'analysais les causes économiques et sociales du grand mouvement
de 1789, le mot fameux de Rivarol : « La Révolution a été faite par les
rentiers ». Voici que maintenant les intérêts de la bourgeoisie rentière ont
cessé de diriger, de gouverner la Révolution. Sous le coup du danger, la
Révolution semble devenir son but à elle-même et son propre droit, et elle
n'hésite point à sacrifier pour sa défense les intérêts mêmes dont, tout
d'abord, elle procédait. Il est vrai que les rentiers étaient pris dans le
mouvement révolutionnaire et qu'ils ne pouvaient plus reculer. Bien mieux, la
Révolution leur disait : « Que la guerre impie entreprise contre la
liberté et la patrie prenne fin ; que les contre-révolutionnaires du dehors
soient écrasés comme les contre-révolutionnaires du dedans, et le paiement de
la dette exigible pourra reprendre dans des proportions beaucoup plus larges.
» Mais,
malgré cette mainmise sur les assignats, presque tous affectés au service de
la guerre, le déficit s'accroissait. Un premier rapport de Cambon, le 12
octobre, en constate l'étendue : « Le
Corps constituant crut qu'il pouvait et devait fixer les dépenses à
48.558.333 livres par mois ; il vit bientôt que les recettes ne s'élevaient
pas à la même somme par les retards du recouvrement des impôts, et que, de ce
fait, une issue restait ouverte au déficit qui allait empirer de jour en
jour. « Cette
partie des non rentrées pour le mois de septembre dernier s'élève à
16.328.211 livres. En outre, dans ce mois, nous avions 400.000 hommes ; il a
fallu en lever encore 200.000 ; cet objet est monté à 121.167.791 livres. » Ainsi,
la caisse de l'extraordinaire devait être appelée, rien que pour le mois de
septembre, à couvrir un déficit de cent quarante millions de livres. Et
comment y pouvait-elle suffire ? Peu à peu, à mesure des besoins, le chiffre
d'émission des assignats avait été forcé. Il s'était élevé graduellement à
1.200 millions, à 1.400, à 1.600, et enfin la loi du 31 juillet 1792 avait
porté la limite d'émission à 2 milliards. Mais cette limite était atteinte. « Le
5 octobre courant, dit Cambon dans son rapport du 17, les assignats qui
avaient été mis en émission-montaient à 2.589.000.000 livres. Les brûlements,
à cette époque, montaient à 617.000.000 livres ; de sorte que la circulation
des assignats s'élevant à 1.972.000.000 livres, la caisse de l'extraordinaire
ne pouvait mettre en émission que 28 millions, à moins de nouveaux
brûlements. Le paiement des biens nationaux ne produisant que 3 ou 4 millions
par semaine en assignats qui sont de suite annulés et brûlés, et les dépenses
de.la caisse de l'extraordinaire se montant à environ 100 ou 120 millions par
mois, il est nécessaire que vous décrétiez une augmentation dans la somme des
assignats à mettre en circulation. » C'est
une émission nouvelle de 400 millions d'assignats que proposait le Comité des
finances. C'est donc à 2 milliards 400 millions qu'allait être portée la
faculté d'émission, et presque tout de suite la circulation réelle des
assignats. Mais le gage réel, le gage territorial offert par la Révolution
aux porteurs d'assignats suffisait-il à garantir une circulation aussi
étendue et qui était déjà le triple de celle qu'avait prévue au début
l'Assemblée constituante ? Cambon l'affirma, et sa démonstration très précise
et très forte eût été pleinement rassurante si l'on avait pu prévoir avec
certitude la fin prochaine des dépenses de guerre. Il est certain qu'en
octobre 1792 la Révolution est encore financièrement en équilibre ; les
ressources qu'elle peut réaliser sont supérieures au chiffre énorme
d'assignats qui est déjà émis ou qui va l'être ; mais cet équilibre est
manifestement à la merci des événements de guerre.' « Le
Corps législatif, dit Cambon, a toujours été très attentif, en décrétant de
nouvelles créations d'assignats, à indiquer les biens qui leur serviraient de
gage, et d'en décréter la vente. « C'est
dans cette vue qu'il se fit rendre un compte très détaillé, dans le mois
d'avril dernier, des besoins et des ressources de la Nation, du montant des
biens nationaux vendus et mis en vente, et de celui des assignats déjà créés. « Il
résulte de ce compte, dont les bases ont été décrétées après une discussion
de plusieurs jours, que les biens, dont la vente était consommée à la date du
1er novembre 1791, et l'estimation du produit de ceux qui étaient en vente,
mais non vendus à cette époque, se montaient à•deux
milliards quatre cent quarante-cinq millions. « Depuis
cette époque, l'intérêt dû ou payé par les acquéreurs des biens nationaux
vendus, et le produit des fruits et revenus de ceux qui sont en vente peuvent
être estimés à cinquante millions... « Depuis
le mois d'avril, le Corps législatif a décrété la vente de plusieurs objets,
savoir : « Les
palais épiscopaux, qu'il a estimé devoir produire 15 millions ; « Les
maisons et couvents qui étaient occupés par les religieuses, qu'il a estimé
devoir produire 60 millions ; « Les
biens ci-devant jouis par l'ordre de Malte et par les collèges qu'il a estimé
devoir produire 400 millions ; « Enfin,
les coupes de réserves, de bois épais, d'après le mode qu'il devait fixer,
qu'il a estimé devoir produire 200 millions. » Ainsi
Cambon évaluait le total des biens nationaux vendus ou mis en vente à 3
milliards 170 millions. Et comme il avait été créé pour 2 milliards 700
millions d'assignats, auxquels il fallait joindre 41 millions de
reconnaissances provisoires et définitives sur les domaines nationaux,
ceux-ci étaient engagés jusqu'à concurrence de 2 milliards 741 millions. Il
ne restait donc qu'une valeur libre de 429 millions pour gager de nouveaux
assignats. On voit que l'excédent du gage disponible suffisait tout juste pour
couvrir l'émission nouvelle de 400 millions proposée par le Comité des finances.
Et encore fallait-il supposer que les évaluations du Comité des finances
étaient exactes, que la valeur des biens qui restaient à vendre n'avait pas
été forcée. Mais ce
n'étaient là pour la Révolution, que les ressources de première ligne. Elle
avait encore de formidables réserves, qu'elle pourrait appeler à mesure des
besoins. « Votre
Comité a cru devoir terminer ce rapport en vous présentant un aperçu rapide
des ressources extraordinaires qui vous restent pour subvenir aux frais de la
guerre ou pour le paiement de la dette ; elles consistent : « 1°
En l'excédent du gage qui est affecté aux créations des assignats déjà faites
suivant le calcul ci-devant : 429 millions ; « 2°
En la valeur des bois et forêts que le Corps législatif avait estimé devoir
produire quatorze cents millions, mais qui, d'après les ventes ordonnées, se
trouve réduite à douze cents millions, ci : 1.200 millions ; « 3°
En la valeur des biens des émigrés que plusieurs personnes estiment deux
milliards, que votre Comité ne vous présentera, quant à présent, que comme
une ressource d'un milliard ; « 4°
En la valeur des domaines affectés au service de la liste civile, que la
suppression de la royauté vous permettra de mettre en vente, ci : 200
millions ; « 5°
En la valeur du bénéfice à espérer sur la rentrée dans les domaines engagés,
évaluée par le Corps législatif à 100 millions ; « 6°
En la valeur des rentes foncières et droits féodaux appuyés de titres
primitifs portant concession de fonds. Le Corps législatif avait estimé cet
objet à 208 millions ; mais, d'après le dernier décret sur la féodalité,
votre Comité a cru devoir le réduire à 50 millions. (Il s'agit des rentes
foncières et droits féodaux qui faisaient partie du domaine d'Eglise et que
la Nation allait maintenant percevoir à sa place dans la mesure où la
législation révolutionnaire les avait laissé subsister) ». Et
Cambon conclut : « Si à cette somme nous joignons ce qui est dû à la
Nation en contributions arriérées, les 100 à 150 millions que la trésorerie
nationale a toujours en avance pour les dépenses courantes... les
ressources pourront s'élever à un capital d'environ 3 milliards 3 ou 400
millions. » C'était
en effet un chiffre puissant, et comme une grande armée financière de seconde
ligne. Cambon élève la voix pour avertir l'Europe monarchique et féodale que
la Révolution est armée de richesses comme de courage. « Les despotes
n'apprendront pas sans effroi la masse des ressources qui nous restent pour
pouvoir les vaincre ; et cette connaissance, jointe à l'expérience qu'ils ont
faite de nos forces et de notre courage, les fera craindre pour leur existence
politique. » La Convention décréta, le 24 octobre, l'émission demandée par
Cambon. Mais
déjà l'inquiétude commence. Il est bien vrai que près de 3 milliards de
ressources semblaient encore disponibles. Mais d'abord, pour arriver à ce
chiffre énorme il avait fallu tendre tous les ressorts. Malgré l'opposition
véhémente des régions de l'Est, malgré la crainte de voir les Compagnies de
capitalistes accaparer la richesse forestière, il avait fallu se décider à
vendre les forêts. Et, tandis que pour les champs, les prés, les vignes, la
concurrence entre acheteurs avait maintenu les prix assez haut et les avait
même portés au-dessus de l'estimation, pour les forêts les premières ventes
réalisées obligeaient à prévoir un mécompte. Quand les ressources, énormes il
est vrai, établies par Cambon seraient épuisées, il ne resterait plus à la
Révolution aucune ressource extraordinaire ; tout le domaine qu'elle s'était
créé aurait été dévoré, les biens d'Eglise ; les biens de l'ordre de Malte,
les forêts domaniales, les biens des émigrés. Or, déjà en deux ans, et
pendant une période presque toute de paix, près de trois milliards avaient
été dévorés, tout l'immense domaine d'Eglise. Qu'adviendrait-il, si la guerre
se prolongeait, des trois milliards qui restaient encore ? Bien plus vite ils
seraient absorbés. C'est parce que, malgré son optimisme et malgré les succès
tout d'abord éclatants des armées, Cambon pressentait des difficultés graves
et peut-être prochaines, qu'il avait songé à réduire, par la suppression du
budget des cultes, les dépenses ordinaires, le budget régulier de la
Révolution. Il
annonce aussi l'emprunt forcé sur les riches ou quelque autre mesure de cet
ordre : « Il sera peut-être possible d'augmenter encore ce capital en
établissant des contributions passagères qui seraient supportées par les
personnes aisées et égoïstes, qui attendent tranquillement dans leur foyer le
succès de la Révolution ou qui s'agitent en secret pour la détruire. »
Toutes ces combinaisons, tous ces projets attestent que, devant l'énorme
surcroît de dépenses qu'apporte la guerre, Cambon n'est pas très rassuré sur
l'équilibre des finances. Il est visible à tous que c'est seulement sur un
système d'émission continue des assignats que reposent les ressources de la
Révolution, et que l'assignat devient de plus en plus nécessaire tandis que
son gage, puissant encore, va se réduisant chaque jour. Comment dès lors le
discrédit de l'assignat, commencé dès le milieu de l'année 1792, n'irait-il
pas s'aggravant ? Comment, par suite, les troubles économiques dont la baisse
commençante de l'assignat avait été le principe, ne se renouvelleraient-ils
pas en s'aggravant aussi ? LE RAPPORT DE ROLAND SUR L’ACTIVITÉ COMMERCIALE Ce
n'est pas qu'en cette fin de 1792 et au commencement de 1793 l'activité
économique du pays paraisse atteinte. Ni sa production ne fléchit, ni ses
échanges ne se ralentissent. J'ai déjà noté les résultats tout à fait
favorables que les documents officiels enregistrent pour le premier semestre
de 1792. Roland, dans le rapport qu'il adresse à la Convention le 9 janvier
sur l'ensemble de son administration, commente ces résultats avec la
compétence et la sûreté que lui donnaient en ces matières de fortes études,
des voyages étendus et la longue pratique de l'inspection des manufactures.
Or, il n'y a pas un mot, dans le rapport de Roland, qui permette de supposer
que dans le second semestre de 1792 la vie économique du pays s'est amortie.
Et, dans l'état d'esprit où était Roland, toujours effaré de ce qu'il
appelait l'anarchie, toujours morose et gémissant, il n'eût pas manqué de
signaler la crise des affaires comme l'inévitable effet des « agitations »
que sans cesse il dénonçait. Au contraire, il n'y a presque pas de teintes
sombres dans le tableau qu'il fait ; il n'y a dans son rapport aucun
pressentiment fâcheux. « Les relations extérieures de la République avec tous
les peuples européens, levantins, barbaresques et anglo-américains, se sont
élevées, pendant le premier semestre de 1792, à 227 millions d'importations
et à 382 millions d'exportations : ce qui annoncerait pour l'année entière
une masse d'approvisionnements chez l'étranger de 554 millions et un total
d'échanges de notre part de 764 millions. Année moyenne, nos achats
n'excédaient pas 319 millions et nos ventes ne surpassaient pas 357 millions.
Mais l'excédent proportionnel qui se fait remarquer dans le tableau actuel de
nos transactions commerciales à différentes causes qui seront indiquées dans
la suite de cette analyse. « Les
contrées méridionales de l'Europe, telles que l'Espagne, le Portugal et
l'Italie nous ont apporté, pendant le semestre en question, pour 95 millions
de marchandises et, année moyenne, elles ne nous en fournissent pas au-delà
de 100 millions, principalement en laines, soies, indigo, cochenille, soude,
bois de teinture et de marqueterie et huile d'olive. Les grains, surtout
venant de Gênes, forment un article considérable, aussi bien que les
eaux-de-vie de vin d'Espagne qui sont destinées à suppléer dans_ ce moment le
débit extérieur de nos propres eaux-de-vie, dont la disette dans nos récoltes
en vins a diminué la distillation. Nous leur avons livré en échange, et pour
le même semestre, pour 78 millions, notamment en produits de nos
manufactures, draperies, bonneteries, chapelleries et autres, ainsi qu'en
sucres et cafés de nos colonies. « Année
moyenne, nous vendions à ces puissances méridionales pour 94 millions des
mêmes articles. N'oublions pas encore que de l'Espagne nous tirons
annuellement pour 38 millions de matières non ouvrées, et que nous lui
vendons pour 44 millions de produits de nos manufactures ; c'est ainsi que
circule par des canaux innombrables l'argent du Mexique parmi les classes
industrieuses et pauvres de la Nation française. « Les
contrées occidentales, comme l'Angleterre, les Etats-Unis d'Amérique, la
Hollande, les Etats de l'Empereur en Flandre et en Allemagne et les
Républiques suisses nous ont vendu collectivement, pendant le premier
semestre de 1792, pour 69 millions de marchandises, et annuellement nous en
recevions pour 134 millions. L'article de grains et farines forme une valeur
importante, ensuite viennent les eaux-de-vie de genièvre, pour être
réexportées, les épiceries et drogueries. Observons que comparativement avec
le tableau de nos approvisionnements habituels, on remarque aujourd'hui une
diminution sensible dans nos achats en lainages, cotonnades, mercerie et
quincailleries fines, tous objets venant d'Angleterre, et en toiles de
Flandre, de Hollande et de Suisse. Nous avons livré à Ces contrées 165
millions de nos marchandises, pendant le semestre en question, et nous ne
vendions, année moyenne, que pour 128 millions, de manière qu'il existe
aujourd'hui une augmentation de 37 millions, qui porte sur un plus grand
débouché en quantité de batistes, dentelles, étoffes de soie et vins de notre
territoire et qui a également sa source dans la hausse considérable des
sucres et cafés de nos colonies. — Notez que l'excédent de 37 millions
indiqué par Roland est l'excédent d'un seul semestre sur toute une année
moyenne. « Les
contrées septentrionales, telles que l'Allemagne, la Pologne, les villes
Hanséatiques, le Danemark, la Suède, la Prusse et la Russie ne nous ont
apporté collectivement que pour 20 millions de marchandises, dans la
proportion de 43 millions par année, principalement en métaux, charbons,
chanvres, bois de constructions et suifs, à quoi il faut ajouter pour
l'époque actuelle les grains et farines de Hambourg. La France a livré en
échange à toutes ces contrées pour 117 millions de marchandises. Le montant
annuel des ventes n'est que de 113 millions ; l'excédent de 4 millions en
faveur du premier semestre de 1792 sur une année entière a
sa source dans le débouché plus considérable, soit en quantité d'étoffes de
soie, spécialement pour l'Allemagne, soit en muids de vin pour le Nord, et
provient d'un autre côté du prix exorbitant auquel sont montés les sucres et
cafés de nos colonies. « Nos
liaisons avec le Levant, l'Empire ottoman et la Barbarie se sont élevées,
pendant le premier semestre, à 42 millions d'achats que nous avons faits,
principalement en grains, cotons, laines, soies, cuirs, huiles d'olive, gomme
et drogues pour la teinture et la médecine ; et nos ventes ont 'monté à 21
millions, notamment en draps, bonneteries, cafés et sucres. Nos transactions
étaient, année moyenne, de 40 millions d'importation et de 24 millions
d'exportation. » Ainsi,
du tableau tracé par Roland, il ressort que la France révolutionnaire
achetait surtout au dehors des matières premières et des objets
d'alimentation et qu'elle vendait surtout au dehors, en quantités
croissantes, des objets manufacturés, des produits de son industrie ; du
reste, Roland lui-même caractérise excellemment ce mouvement économique : « Les
traits caractéristiques remarqués dans cet exposé sont : approvisionnements
considérables de grains et farines à l'étranger ; diminution importante dans
nos achats en marchandises fabriquées et ouvragées ; ventes abondantes, dans
les marchés européens, de nos étoffes de soie et soieries en général, de nos
batistes, dentelles, draperies et de nos vins ; diminution dans le débit
de nos eaux-de-vie, et des quantités de denrées des îles françaises
d'Amérique. Quant à la valeur des marchandises, partout augmentation
avantageuse en définitive pour la France, qui, pour solder 227 millions
d'achats, a livré pour 382 millions de marchandises, ce qui lui procure, pour
le premier semestre de 1792, un excédent de 155 millions. Cet excédent sera
réalisé postérieurement par les puissances étrangères, soit en marchandises,
soit en argent. » Ainsi
Roland, au moment où il parle, le 9 janvier 1793, et où il fait l'analyse
d'un passé récent, n'indique pas que, depuis, aucun signe de fléchissement
ait apparu. La France révolutionnaire, à la fin de 1792 et au commencement de
1793, se sentait en pleine force économique. Les relations avec les colonies
étaient moins bonnes, par l'effet naturel des troubles de Saint-Domingue ;
mais, ici même, s'il y avait diminution de trafic, il n'y avait pas désastre. « Les
liaisons coloniales de la France, dans les temps ordinaires, consistent en
une masse annuelle d'exportation de France de 87 millions, soit pour les îles
françaises de l'Amérique, soit pour les côtes d'Afrique. Le premier semestre
de 1792 n'offre qu'un total d'expédition de 23 millions, malgré le
surhaussement dans le prix des marchandises ; et cette diminution porte sur
les farines, les vins, les chairs et poissons salés, et les toileries, tous
articles formant la base ordinaire de nos cargaisons. La différence n'est pas
aussi considérable sur la valeur des retours qui, année moyenne, étaient de
200 millions et qui s'élèvent, pour le premier semestre de 1792, à 163
millions ; mais le haut prix des denrées fait disparaître dans l'évaluation
le déficit dans les quantités. » La
phrase obscure et entortillée de Roland signifie qu'une moindre quantité de
marchandises que d'habitude a été importée des colonies en France : mais ce
déficit dans la quantité a été couvert par la hausse extraordinaire des prix.
En fait, il a été plus que couvert puisque l'importation des colonies
s'élevait en moyenne à 200 millions par an, c'est-à-dire à 100 millions par
semestre, et qu'elle a atteint dans le premier semestre de 1792, 163
millions. Même dans les relations avec les colonies il y a donc, à
l'importation, accroissement des valeurs sinon des quantités. Et quand Roland
constate ensuite que l'activité de notre marine marchande n'a point fléchi
dans le premier semestre de 1792, il ne témoigne par aucun mot que des
renseignements défavorables lui soient parvenus sur le mouvement du second.
Et comment, s'il y avait eu arrêt et crise, des plaintes ne seraient-elles
point parvenues, dès ce moment, au ministre de l'intérieur ? « La marine
ou navigation marchande de la République pour les voyages de longs cours dans
toutes les parties du globe présente, tant à l'entrée qu'à la sortie de nos
ports, l'emploi de 390.000 tonneaux français, particulièrement pour nos
colonies et le Levant, et 350.000 tonneaux étrangers, spécialement occupés
aux transports dans les mers du Nord. Année moyenne, la totalité du tonnage
français était de 828.000 tonneaux ; et celui étranger, de 888.000 ; en sorte
qu'il n'existe aucune variation sensible dans les rapports proportionnels de
notre navigation marchande considérée en masse... » Et
Roland ajoute : « Quant au commerce intérieur de la République, on peut
d'abord se former une première idée (le son état actuel, par le nombre de
tonneaux français employés au transport d'un port à l'autre, sur les deux
mers. Le mouvement des ventes et des achats respectifs entre les départements
maritimes a exigé 491.000 tonneaux pour le premier semestre de 1792, et le
tonnage annuel est de 972.000. La marine française fait la totalité de cette
navigation, puisque dans ce marché on ne compte pas plus de 5.000 tonneaux
étrangers. Ceux-ci sont exclus du chargement par le droit de fret dont est
exempt avec raison tout navire national. » Et
Roland, cherchant une transition pour se plaindre des obstacles qu'à
l'intérieur du pays « l'anarchie » et la défiance opposent à la
libre circulation des grains, insiste sur l'état prospère du commerce
maritime : « Les convulsions anarchiques ne paralysent pas les relations
commerciales des départements maritimes au même degré que les communications
entre les autres départements de la République. L'océan est plus facilement
maîtrisé par l'homme industrieux qu'il ne parvient à dompter les fureurs
d'une partie-du peuple égaré sur son propre intérêt. » Mais
encore une fois, s'il y avait eu dans le second semestre' de 1792 le moindre
ralentissement de l'activité économique constatée pour le premier, bien des
symptômes du mal auraient apparu avant la publication de toute statistique
officielle, et Roland, broyeur de noir, se fût empressé de redoubler les
teintes funèbres. Or, dans aucun des chapitres de son rapport où l'occasion
s'offrait tout naturellement à lui de signaler une recrudescence de misère, à
propos des ateliers de charité, des fonds de secours des valides pauvres, il
ne constate un fléchissement de l'activité nationale. LA CRISE INDUSTRIELLE À LYON A Lyon
cependant une crise industrielle commençait à se déclarer : il semble bien
que les commandes de soieries faites par l'étranger ne suffisaient
pas à compenser la diminution de la consommation intérieure. Le 3 novembre
1792, deux députés extraordinaires signalent à la Convention le malaise
violent de la grande ville : « Depuis deux mois, dit l'un d'eux, notre
immense cité, accablée du fléau de la famine, est en proie aux plus violentes
agitations : vous nous avez envoyé, pour les calmer, des commissaires pleins
de sagesse et de prudence, mais avez-vous bien connu la cause de ces troubles
? La chute de nos manufactures, 30.000 ouvriers sans travail, la cherté
excessive du pain et la crainte, malheureusement trop fondée, d'en manquer
absolument, voilà ce qui a donné lieu aux scènes d'horreur dont notre ville a
été le théâtre. Hélas ! c'est à regret que nous le prononçons, par quelle
fatalité les Français, si unis pour la cause de la liberté, ferment-ils
inhumainement les barrières qui séparent leurs départements, quand il s'agit
de partager leurs subsistances avec leurs frères ? « Pères
de la patrie, rendez le calme à notre ville, ramenez un peuple égaré à la
loi. Trente mille indigents demandent du pain à l'Administration. Le
département a fait de vains efforts pour s'approvisionner. Si de prompts
secours ne viennent offrir à la classe malaisée des ressources de travail,
Lyon, naguère si florissante par ses manufactures, ne présentera plus à ses
habitants que le souvenir de ses richesses. « Représentants
du peuple, pesez dans votre sagesse tous les moyens d'agitation que donnent
aux perturbateurs les besoins urgents de tant d'infortunés ; voyez comme les
conseils les plus destructeurs de toute société peuvent être aisément
accueillis par 'des hommes qui disent chaque jour : « Nous ne demandons que
du travail pour avoir du pain. » Le luxe n'est plus, il a laissé partout un
grand vide, mais Lyon surtout en a senti les effets plus que toutes les
autres villes. Si les circonstances ne s'améliorent pas, législateurs, nous
n'avons plus d'autre existence que celle que nous donnera l'humanité
nationale. » C'est
la première cloche de détresse industrielle qui sonne depuis l'ouverture de
la Révolution. Vergniaud s'éleva contre ces plaintes : il prétendit qu'il y
avait chez plusieurs patriotes une déplorable facilité à semer l'alarme, à
grossir les maux du 'peuple, et que cette complaisance aux rumeurs sinistres
faisait le jeu de l'ennemi. Mais Charlier insista : « Tout ce que vient de
dire Vergniaud n'empê2 chera pas que le pain vaut
cinq sous la livre à Lyon et que le peuple est sans travail. » Pas de travail
et pas de pain : paroles terribles. « Nous demandons du travail pour
avoir du pain ! » C'est comme un premier essai, timide encore et résigné, de
la dramatique devise lyonnaise qui s'inscrira sous Louis-Philippe aux
drapeaux noirs : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Mais
la Convention parut croire qu'il n'y avait guère, au fond de cette double
réclamation : « du travail et du pain », qu'une question de
subsistances et d'approvisionnement. A vrai dire, dans la pétition même des
deux envoyés il semblait parfois que c'est le souci de l'approvisionnement
qui dominait, et que, s'ils redoutaient le chômage, ils redoutaient plus
encore la disette. Lehardy s'écria : « Que les
citoyens riches de Lyon fassent comme ceux de Rouen, qu'ils se cotisent : ils
préviendront ainsi par un approvisionnement bien ordonné les besoins des
citoyens indigents. » Rouen, en effet, avait paru un moment, à la fin de
septembre et en octobre, menacé de la disette : des cargaisons de blé à
destination de Rouen avaient été arrêtées par le Havre et j'incline à croire
que si la grande ville normande souffrait d'une insuffisance de blé, c'est
qu'elle était prise entre les vastes achats de Paris et les vastes achats qui
se faisaient dans les ports pour le compte de la marine. LA DISETTE À ROUEN Mais, à
Rouen, il s'agissait uniquement d'un défaut d'approvisionnement en grains et
de la cherté qui en était la suite, nullement d'une crise industrielle et du
chômage. « Des dépêches, écrit Roland à la Convention le 25 septembre,
m'apprennent l'état inquiétant où la ville de Rouen se trouve maintenant par
rapport aux subsistances. Les achats qu'elle a faits dans l'étranger ne lui
seront fournis que dans le courant du mois prochain. Indépendamment des
12.000 quintaux que j'ai déjà accordés à cette ville, j'avais autorisé les
commissaires à prendre pour elle 4.500 quintaux qui sont au Havre ainsi que
le chargement d'un navire qui doit y arriver en ce moment. Ces 4.500 quintaux
sont arrêtés au Havre sous prétexte qu'on y manque du nécessaire. En
conséquence, Rouen est réduit à la plus grande détresse ; il n'a pas de
subsistance pour trois jours. Ses administrateurs demandent que, pour les
besoins impérieux du moment, les magasins militaires viennent à leur secours
; ils remplaceront- à mesure que leur arrivera ce qu'ils attendent du dehors.
» Comme on voit, il n'y avait pas là la moindre crise économique et des
mesures administratives suffisaient à remédier au mal. Ou tout au plus
fallait-il recourir à un emprunt forcé sur les riches pour mettre la commune
de Rouen en état de payer les achats faits par elle à l'étranger. C'est dans
ce sens que le Conseil général de la ville de Rouen insista, par une lettre
lue le 8 octobre, auprès de la Convention. « La
commune n'a aucuns fonds disponibles pour l'acquit de ces achats. Le Conseil
général, persuadé qu'on ne doit recourir au trésor public qu'après avoir
épuisé toutes les ressources particulières, a proposé de lever sur la ville
de Rouen une somme d'un million en forme d'emprunt pour servir au payement
des grains achetés à l'étranger. « Il
a cru que cet emprunt n'était fait qu'en faveur de la classe indigente du
peuple, il ne devait porter que sur ceux des citoyens dont le prix de
location des maisons qu'ils occupent étant au-dessus de 500 livres par an
indique une fortune qui les met en état d'y coopérer. « Ce
plan, qui seul peut préserver la ville de Rouen des malheurs qui la menacent,
qui seul peut vous garantir la sûreté des subsistances de l'armée déposées en
partie dans cette ville, qùi seul enfin peut
assurer les subsistances de Paris dont la majeure partie passe nécessairement
par Rouen, est consenti par les sections, adopté par les Conseils généraux de
district et de département. « Ce
plan fera murmurer sans doute quelques capitalistes, plus attachés à leur
coffre-fort qu'à la chose publique, et malheureusement le nombre en est grand
dans la ville de Rouen, mais vous ne serez point arrêtés par les clameurs
d'une poignée d'hommes avides dont l'égoïsme ne connaît que leur intérêt
personnel. » La
Convention rendit immédiatement ce décret : « ARTICLE PREMIER. — La Commune de Rouen est
autorisée à lever en forme d'emprunt, sur tous les habitants de cette ville
dont le prix de la location sera de 500 livres et au-dessus, la somme d'un
million pour être employée sous sa responsabilité, à l'achat des grains
nécessaires à l'approvisionnement de la ville et à la remise de ceux
empruntés des entrepreneurs des subsistances militaires. « ART. 2. — La répartition de cet
emprunt sera faite d'après le mode fixé par le Conseil général de la Commune
et adopté par les Conseils généraux de district et de département. « ART. 3. — Les fonds provenant de la
vente des grains acquis au moyen de cet emprunt seront exclusivement
appliqués à son remboursement, et la perte sera supportée par tous les
citoyens qui y auront contribué au sou la livre de leur cotisation. » Ainsi
se dénoua la crise de Rouen. L'AGITATION À LYON La
Convention semble avoir cru que la crise de Lyon pourrait se dénouer de même.
Que la riche bourgeoisie lyonnaise s'impose à elle-même un emprunt ; qu'avec
cet emprunt, elle assure l'approvisionnement en blé de Lyon ; qu'elle vende
le blé acheté par elle à un prix modéré et qu'elle supporte la perte
résultant de l'écart entre le prix d'achat et le prix de vente : le problème
sera résolu. Oui, mais la -question du chômage subsistait. Les commissaires
de la Convention, envoyés à Lyon par décret du 29 octobre, s'appliquèrent
d'abord à persuader à la classe riche qu'elle devait s'imposer. Ils y
réussirent sans trop de peine. Et le 24 novembre Réal, au nom du Comité des
finances, soumit au vote de la Convention un, projet d'emprunt : « Le Conseil
général de la Commune de Lyon a pris, le 10 de ce mois, une délibération
portant qu'il serait ouvert un emprunt de 3 millions, par voie de
souscription et sans intérêt, pour être employé à l'achat des grains
nécessaires à l'approvisionnement de cette ville et des lieux voisins ; que
le déficit qui résulterait des frais de régie et de la différence du prix de
l'achat à la vente serait rempli par une contribution extraordinaire, qui ne
porterait pie sur les citoyens aisés. « Les
commissaires que vous avez envoyés à Lyon ont eux-mêmes provoqué cette
mesure, en excitant le zèle des riches négociants de cette ville. Ils l'ont
jugée nécessaire pour maintenir l'ordre dans la ville de Lyon. » La
Convention autorisa la Commune de Lyon à lever cet emprunt selon un tarif
progressif. Mais, comment ranimer les manufactures ? De Lyon, le 14 novembre,
les commissaires Vitet, Alquier et Boissy d'Anglas envoyaient à l'Assemblée
une lettre inquiétante : « Avant le 10 août, les aristocrates d'Arles,
de Toulon, de Mmes, de Jalès et du département de l'Ardèche s'étaient réunis
à Lyon. Ces contre-révolutionnaires étaient enhardis dans leurs projets par
un grand nombre d'opulents qui, comme dans la plupart des grandes villes
frontières, sont égoïstes et insouciants pour la chose publique. Enfin la
contre-Révolution était prête à éclater à Lyon. Depuis le 10 août, tout a
changé de face dans cette ville, mais l'inertie des manufactures et le défaut
de travail y causent une fermentation dangereuse ; 30.000 ouvriers sont
journellement privés de travail et de pain ; les mauvais citoyens profitent
de leur position pour les égarer et les faire servir à leurs manœuvres
odieuses ; cependant les artistes, les ouvriers ont un excellent esprit. Les
classes les moins aisées sont celles où se trouve le plus pur patriotisme. »
Dans la lutte des partis qui s'annonçait déjà à Lyon, sombre et âpre, les
commissaires de la Convention cherchent à tenir une voie moyenne. Vitet avait
déjà dénoncé violemment à la Convention ceux qu'il appelle ici, avec ses
collègues, de « mauvais citoyens »c'est-à-dire
les démocrates ardents qui animaient la passion du peuple en détresse. « Tous
ces maux, avait dit Vitet le 28 octobre, sont l'ouvrage des commissaires
soi-disant envoyés par la Commune de Paris ; ils ont jeté parmi les citoyens
des soupçons et des défiances. » Mais,
une fois à Lyon, il fallait bien reconnaître que la contre-Révolution y avait
la première jeté le trouble et que les souffrances des ouvriers étaient la
cause principale de l'agitation. Le fanatisme catholique, habile à exploiter
la misère du peuple, cherchait à surexciter la crise. Les commissaires, dans
cette même lettre du 14 novembre, signalent le péril : « Les prêtres
réfractaires cherchent encore à rallumer les torches du fanatisme. Une
pétition colportée par des femmes, connues à Lyon sous le nom de coureuses de
nuit, annonçait que la Convention nationale voulait abolir la religion ; que
déjà les cérémonies du culte étaient détruites, puisqu'on enlevait les
cloches des églises. On a remarqué que ces furibondes avaient à leur tête des
femmes publiques qui jouaient le rôle de dévotes. » C'était une vaste et
trouble fermentation ; pour maintenir à Lyon la paix révolutionnaire, il
aurait fallu remettre en mouvement tous les métiers. Les commissaires
l'espéraient : « Ils s'occupent des moyens de donner du travail aux bras qui
en manquent ; ils espèrent qu'avant leur départ de cette ville ils
parviendront à ce but. » Il ne semble pas qu'ils y soient parvenus. Le 21
novembre, le citoyen Nivière-Chol, officier municipal, chargé des fonctions
de procureur de la Commune, constate l'échec des conférences tenues avec les
fabricants : « Citoyens, dit-il à ses collègues réunis en l'hôtel commun de
la ville de Lyon, au milieu des pénibles travaux d'une administration
orageuse, votre sollicitude n'a point cessé de se porter sur les malheureux
ouvriers en soie de la ville de Lyon. Vous avez appelé des conseils avec
lesquels vous avez recherché les moyens de secourir cette nombreuse partie
des citoyens que la cessation de leurs travaux a réduits à l'indigence. Les
conférences que vous avez eues avec les principaux chefs de fabriques
d'étoffes de soie, bien loin de vous amener à des vues grandes, à des
résultats d'une exécution facile et prompte, ne vous ont offert que des
calculs et des combinaisons dictés par un intérêt particulier... Cependant le
temps passe, le mal augmente et 24.000 individus attendent que vous leur
procuriez du travail et du pain. » Et
Nivière-Chol ne trouve qu'une solution ; c'est que l'Etat subventionne les
fabriques pour lès remettre en activité : « Pour
des besoins si grands il faut de grandes ressources, la Nation seule peut les
offrir, parce que sans un secours prompt et extraordinaire, par lequel on
puisse redonner de l'activité aux manufactures de Lyon, les maux qui
résulteraient de cette inaction prolongée seraient incalculables ; ils
troubleraient non seulement la ville de Lyon, mais ils porteraient encore le
désordre dans les départements qui avoisinent cette grande cité. » Il
concluait donc à proposer à la Convention, par l'intermédiaire de ses
commissaires, ceci : « Qu'il
soit mis à la disposition. du ministre de
l'intérieur une somme de 3 millions ; « 2°
Que cette somme, destinée à remettre en activité les fabriques de la ville de
Lyon, soit successivement adressée par le ministre de' l'intérieur au
Directoire du département, pour être versée dans la caisse du trésorier du
district ; « 3°
Que l'emploi en sera fait par un comité choisi par le Conseil général de la
commune, pris parmi les officiers municipaux et notables au nombre de cinq,
présidé par le maire et en présence du procureur de la commune... ; « ...
6° Si, pour donner de l'activité aux fabriques de soies, le Comité juge
convenable de faire fabriquer des étoffes pour le compte de la Nation, il y
sera autorisé sous réserve de donner la connaissance et le détail de ses
opérations au ministre de l'intérieur. » Les
commissaires transmirent cet arrêté de la Commune à la Convention, mais comme
par acquit de conscience et sans insister. Leur attention, à ce moment, était
ailleurs ; ils relevaient les fraudes énormes commises à Lyon dans le service
administratif des armées. Et sans doute ils jugèrent chimérique la solution
proposée par la municipalité lyonnaise ; car, quel emploi la Nation
aurait-elle fait des soieries fabriquées par elle ? Elle avait besoin
maintenant de fer pour armer ses soldats et de gros drap pour les vêtir, non
de fines et éclatantes étoffes. La Convention laissa tomber cette pétition.
Qu'advint-il de la crise industrielle lyonnaise ? Sans doute elle ne
s'aggrava pas, car, dans son rapport du 9 janvier, Roland n'y fait pas la
moindre allusion. M. Thomas, qui étudie le mouvement économique et social
sous Louis-Philippe, m'a communiqué de curieuses notes, d'où il résulte que
les ouvriers de Lyon se rappelaient la Révolution comme une époque de
bien-être. « Les denrées n'étaient point chères alors, disaient-ils, et comme
les armées appelaient beaucoup d'hommes, tous les ouvriers qui restaient
étaient occupés. » Cela parait en contradiction violente avec la crise
certaine traversée par Lyon à la fin de 1792. 11 est
probable que quand l'impossibilité absolue de remédier au chômage partiel des
fabriques de soie par des moyens factices, par des commandes d'Etat, eût
apparu, les enrôlements volontaires se multiplièrent ; les sans-travail se
portèrent aux armées ou s'employèrent à une des industries que surexcitait la
guerre. Ainsi la crise fut atténuée sans doute. Et pourtant, le profond malaise du peuple va contribuer à coup sûr à
l'explosion prochaine de la révolte lyonnaise, tournée bientôt en
contre-Révolution. La Révolution avait été favorisée par l'activité
économique générale du pays. Elle n'aurait pas résisté six mois, si la crise
industrielle, qui sévit à Lyon à la fin de 1792, s'était, dès le début de la
Révolution, abattue sur toute la France. Dans l'abîme de la misère et du
chômage la Révolution aurait sombré. LES IDÉES INDUSTRIELLES DE ROLAND Et la
preuve, c'est qu'à Lyon, la misère, le chômage, préparèrent les voies à la
contre-Révolution. Mais il n'y avait là heureusement, qu'une détresse locale.
La France dans l'ensemble restait active et prospère. Roland, au 9 janvier
1793, est si loin de constater ou de redouter un affaiblissement général des
manufactures qu'il songe, au contraire, à susciter dans les campagnes
l'activité industrielle. C'est une idée ancienne de Roland, et que j'ai déjà
notée, d'après son grand article du dictionnaire Panckoucke, quand j'ai fait
le tableau de l'état économique de la France en 1789. Roland rêve de marier
l'industrie au travail agricole. « Quant
à moi, écrit-il à la Convention à propos des ateliers de charité, je ne pense
pas qu'il soit convenable de rejeter exclusive-vent les manufactures dans les
villes ; à la bonne heure pour celles d'industrie perfectionnée et où les
arts du goût dominent ; mais il n'en est pas de même des autres. « 1°
Il est peut-être contraire aux principes de l'égalité de vouloir conserver
entre les villes et les campagnes cette différence de travaux qui met toute
l'industrie, les arts, les lumières d'un côté, et réduit l'autre aux simples
travaux de la glèbe ; « 2°
Il est contraire- à la nature du commerce d'opposer, même indirectement, des
obstacles à ce qu'il établisse ses ateliers-partout où il trouve profit à le
faire ; « 3°
Le matériel des manufactures est l'emploi des matières premières, elles ne
s'y emploient pas sans déchet. Employer ces matières sur les lieux, épargner
des frais de transport, c'est une économie. « Ajoutez-y
celle de la main-d'œuvre qui, à raison de la seule différence des mœurs et
des besoins de la vie journalière, sera toujours moins coûteuse dans les
campagnes. « L'économie
est la base de la prospérité des manufactures puisqu'elle règle le prix des
marchandises, et décide du sort de la concurrence avec les fabriques
étrangères. Je crois donc qu'il faut consulter les localités pour y
déterminer tel ou tel genre de travaux et que les campagnes sont très propres
pour la préparation des matières... Les villages, où les filatures de laine,
de coton, où leur emploi en draps, toiles, où la fabrique des rubans, etc.,
se sont introduits, sont aussi devenus les plus peuplés, les plus riches, et,
par conséquent, les contrées de la République où il y a le plus de prospérité
; l'habitant y est manufacturier et cultivateur tour à tour. Le ciel est-iI paisible, la saison favorable ? Il laboure, il sème,
il récolte ses champs. La pluie, les frimas, les longues soirées de l'hiver
le font-ils rentrer sous le chaume ? Il y file le coton, la laine, il y tisse
de la toile et se livre à d'autres travaux casaniers également utiles â la
République, à son bien-être et à celui de sa famille. L'oisiveté, cette
source des vices, ce fléau destructeur des Etats, est repoussée loin de son
foyer ; le contentement, l'aisance et la paix lui font couler d'heureux
jours, et ce ne fut jamais dans une cité, manufacturière et agricole en même
temps, que la hideuse discorde osa se montrer. « Je
pense donc que le gouvernement doit introduire dans les campagnes les
connaissances et le goût des manufactures de première nécessité. Le commerce
et l'agriculture se prêtent un mutuel secours et, nulle part, les champs ne
sont mieux cultivés que dans les lieux vivifiés par l'industrie. « Il
faut que chaque individu, le villageois comme le citadin, s'instruise et
s'exerce dans une profession ; il. faut que
l'éducation publique le pousse à ce goût, lui en fasse même un devoir : c'est
le moyen le plus sûr d'extirper la mendicité et d'inspirer l'amour du
travail. » Je ne
discute pas le système de Roland ; il convenait à la période intermédiaire et
incertaine où se trouvait encore l'industrie qui n'était pas entrée sous la leei du machinisme et qui n'était pas très concentrée.
Roland ne paraît pas soupçonner qu'en éveillant dans les campagnes les
vocations industrielles il ne ramènera pas l'industrie aux champs, mais qu'il
rendra plus facile le drainage des forces rustiques déjà un peu dégrossies et
éduquées par l'industrie des villes. Mais,
encore une fois, quelque fût l'esprit de système de Roland, et quelque joie
qu'il éprouvât à reproduire devant la Convention, comme ministre de
l'Intérieur, les idées qu'il avait longtemps propagées obscurément comme
inspecteur des manufactures, comment supposer qu'il aurait aussi
complaisamment prévu l'extension (le l'industrie et la diffusion des
connaissances industrielles si, à ce moment précis, il y avait eu une baisse
générale de l'activité économique ? C'eût
été une étrange idée de susciter la vaste concurrence de bras nouveaux aux
bras inoccupés des ouvriers. Les partis qui se déchiraient alors n'auraient
pas manqué de s'imputer les uns aux autres, de la Gironde à Robespierre et de
la Commune à Brissot, la responsabilité de la crise industrielle si elle eût
été-en effet déclarée. Or, ils n'en faisaient rien. LA BAISSE DE L'ASSIGNAT Mais,
s'il n'y avait pas arrêt ou même ralentissement sensible de l'activité
économique et de la production industrielle, le déséquilibre que j'ai déjà
noté au printemps de 1792 allait s'aggravant. De plus en plus, la vie de la
France semblait reposer sur je ne sais quoi de factice et de précaire. La
baisse des assignats se précipitait, surtout à la suite de la nouvelle
émission de 400 millions. Roland, dans son rapport du 9 janvier, constate que
« l'échange des assignats est de moitié au-dessous du pair contre
l'argent, signe général de la richesse de toutes les nations commerçantes ».
50 p. 100 de baisse, c'est déjà très inquiétant. Il est
bien vrai, comme l'a si bien noté Condorcet, que le rapport de valeur de
l'assignat à l'argent ne mesurait pas le rapport de valeur de l'assignat aux
autres marchandises : l'assignat perdait beaucoup moins par rapport aux
denrées que par rapport à l'argent considéré presque comme objet de luxe.
Pourtant, avec une telle baisse de l'assignat par rapport à la monnaie de
métal, tout l'équilibre des échanges était troublé : le prix de toutes les
marchandises devait hausser. Malgré tout, le métal restait le point lumineux,
qui hypnotisait, et la certitude où l'on était de ne pouvoir convertir
l'assignat en argent qu'avec une perte de 50 p. 100 dépréciait, en une mesure
moindre, mais très sensible encore, l'assignat pour toutes les transactions.
Contre les incertitudes dont l'assignat semblait frappé, contre le risque de
perte qui pesait sur lui, les détenteurs de marchandises se couvraient en en
haussant le prix. C'était,
selon le mot très juste de Roland, comme « une prime d'assurance ».
Cette prime, parce qu'elle était répartie sur l'ensemble des marchandises et
la totalité des transactions, était bien inférieure à la perte que subissait
l'assignat par rapport à cette marchandise toute spéciale et rare qui
s'appelait l'argent. Mais elle était élevée encore ; et cette prime
d'assurance, d'ailleurs variable, surchargeait et faussait les transactions. LE RETRAIT DES BILLETS DE CONFIANCE Assez
longtemps ce trouble causé par l'assignat avait été aggravé, surtout dans les
grandes villes, par les billets de confiance, qu'émettaient les « caisses
patriotiques » et autres ; à Paris notamment la faillite de la maison de
secours avait, comme nous l'avons vu, jeté la panique. La
Convention vota, dans les premiers jours de novembre, un décret qui arrêtait
et interdisait toute émission de billets de confiance. Cambon exposa
brièvement, le 2 novembre, les raisons qui commandaient ce décret : « Citoyens,
vous parler des billets de la caisse de secours (de Paris), c'est traiter une
question très délicate, puisque d'un côté vous avez à défendre l'intérêt du
Trésor public, et que de l'autre vous avez à soulager la classe indigente des
citoyens. Vous connaissez maintenant la somme présumée 'des billets 'de la
maison de secours de Paris, qui sont encore en circulation : elle est de
2.986.063 livres ; c'est cette somme qu'il est instant de rembourser ; nous
ne connaissons pas encore au juste l'état de l'actif de cette maison. Il
s'élève, selon le Directoire du département, à 1.600.620 livres. Nous
évaluons que le déficit des différentes caisses de Paris pourra s'élever à 5
millions. « Nous
vous proposerons demain un projet de décret pour répartir cette somme sur les
citoyens riches du département. Vos comités, jetant ensuite leurs regards sur
les autres communes de la République, ont pensé qu'il convenait de faire
retirer de la circulation tous les billets de confiance qui ont été émis,
soit par des municipalités, soit par des particuliers. » Cambon
propose qu'à partir d'une date très rapprochée, le 1er janvier : « Tout
particulier ou toute municipalité qui mettra en émission des billets au
porteur, de telle nature qu'ils soient, soient réputés faux-monnayeurs. Cette
disposition est sans inconvénient, puisque, avant la fin du mois, il y aura
plus de 200 millions d'assignats de 10 et de.15 sols en circulation (compris dans
l'émission nouvelle de 400 millions). Les billets au porteur ne sont qu'une source
d'agiotage. Ceux de 1.000 livres émis par la Caisse d'Escompte et ceux de la
Caisse patriotique offrent, sans doute, une garantie suffisante : mais si
l'on permettait la circulation de ceux-ci, des fripons en feraient circuler
d'autres, et, d'ailleurs, la masse de nos assignats est suffisante à tous les
besoins du commerce. Nous
vous proposons enfin d'établir, par règle générale, que le déficit qui pourra
se trouver dans ces différentes caisses sera sup- porté par les communes où
elles sont établies, mais progressivement aux fortunes ; car le citoyen riche doit
être taxé infiniment plus que celui qui n'a qu'une fortune médiocre, et l'on
ne peut faire payer celui qui n'a que le simple nécessaire. Ce principe' est
d'autant plus vrai, dans son application au cas particulier dont il s'agit,
que l'on ne peut contester que c'est au gros
propriétaire, aux entrepreneurs, aux chefs d'atelier qu'ont été
principalement utiles les billets de la caisse de secours puisqu'ils les ont
dispensés d'acheter (lu numéraire. Ces différentes mesures feront cesser les
inquiétudes et préviendront sûrement les troubles dont la stagnation subite
de ces billets a menacé plusieurs départements. » Il y
avait eu, en effet, un assez vif émoi déterminé par deux causes. D'une part,
les billets de confiance étaient surtout gagés par des assignats, et les
assignats baissaient. D'autre part, la faillite frauduleuse de la maison de
secours de Paris, qui avait ou dérobé ou compromis dans des spéculations une
partie du gage sur lequel reposaient les billets émis par elle, avait ébranlé
le crédit de toutes les autres caisses ; 'qui sait si elles aussi n'avaient
pas détourné ou entamé le gage des billets qu'elles avaient mis en
circulation ? Aussi, le Comité des finances prévoyait un déficit ; et, selon
la politique affirmée dès les premiers jours par la Convention, c'est aux
riches de chaque commune que va incomber la charge de combler ce déficit et
de rembourser au public la partie (les billets de confiance qui n'était plus
représentée par un gage solide dans les caisses « patriotiques ». De même
qu'à Rouen et à Lyon c'est la bourgeoisie riche qui devait supporter par un
emprunt forcé, sans intérêt et progressif, la charge de l'approvisionnement
en blé à des prix réduits, de même c'est la bourgeoisie riche qui devait, par
des contributions progressives, couvrir le déficit (les caisses d'émission.
La fortune des riches commence à apparaître comme une sorte de fonds social
de réserve et d'assurance contre les accidents fâcheux qui troublent
l'économie du pays, la vie de la Nation. A vrai
dire, il ne semble pas qu'en dehors de Paris, il y ait eu déficit dans les
caisses. Au moins pour les municipalités pour lesquelles Roland donne dans
son rapport l'état des caisses, lès sommes en dépôt
qui garantissent les effets de confiance sont, ou égales, ou même supérieures
à la somme des billets émis. A Paris, l'immense confusion des affaires avait
sans doute rendu plus malaisée la surveillance. Dans les grandes villes de
province, ou c'étaient les municipalités elles-mêmes qui géraient les caisses,
et avec une inflexible probité, ou c'étaient des groupements industriels
habitués à l'exactitude et au contrôle. C'est ainsi qu'à Bordeaux, les
billets émis pour une somme de 10.391.034 livres, plus de 10 millions — on
voit le grand rôle joué par cette monnaie de papier, subdivision anticipée et
libre de l'assignat —, avaient leur contrepartie exacte dans un actif certain
et vérifié. De même, à Laval, pour 1.833.591 livres. De même
encore pour Lyon, où la caisse de l'association des chapeliers (maîtres
chapeliers) avait émis 1.572.000 livres, avec un actif équivalent. Et aussi
avec des sommes moindres mais élevées encore, pour Angers, Saumur, Baugé,
Cholet, Coron, Tours, Saint-Quentin, Dunkerque, Lyon encore (pour la caisse
patriotique), à Poitiers, à Montargis, Blamont, Nancy, Toul, Vézelise,
Lunéville, Mâcon, Bar-sur-Ornain, Parthenay, la gestion avait été
irréprochable. Et ce n'est qu'une énumération bien incomplète. Mais cette
abondance de hi petite monnaie fiduciaire, s'ajoutant à la masse énorme des
assignats, n'est-elle point un signe de l'extrême activité des échanges ? Dix
millions rien que pour Bordeaux. C'est
le 8 novembre que la Convention adopta le décret sous sa forme définitive. On
y voit en jeu tout le mécanisme administratif de la Révolution manié par la
volonté puissante de la grande Assemblée. « La
Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son Comité des
finances, considérant la nécessité qu'il y a d'arrêter le plus tôt possible
la circulation des billets au porteur, payables à vue soit en échange
d'assignats, soit en billets échangeables en assignats, qui sont reçus de
confiance comme monnaie dans les transactions journalières, afin d'éviter les
troubles que cette circulation pourrait occasionner ; « Considérant
que l'émission de ces billets qui a été faite par des corps administratifs ou
municipaux, compagnies ou particuliers, ne peut, dans aucun cas, former une
dette à la charge de la République ; « Considérant
qu'il est du devoir des représentants de la Nation de prendre des mesures
pour fournir au déficit qui pourrait résulter de diverses émissions de ces
billets, afin que la portion du peuple la moins fortunée ne soit pas la
victime de l'insolvabilité ou des manœuvres coupables des personnes qui les
ont émis, arrête ce qui suit... » Et
toute une série d'articles réglait la vérification des caisses par des
commissaires nommés par le Directoire de département ou de district. Ces
commissaires devaient se faire représenter les fonds et toutes les valeurs
qui servaient de gages aux billets ; surveiller la vente qui serait faite par
chaque administration des valeurs qui servent de gage aux billets, afin de se
procurer de suite, en assignats ou en espèces, l'entier montant des billets
en circulation. « ART. 6. — Le jour de la publication
du présent décret, les corps administratifs et municipaux cosseront
l'émission desdits billets ; ils briseront les planches qui auront servi à
leur fabrication. Ils retireront de suite ceux qui seront en circulation et
ils les feront annuler et brûler en présence du public... « ART. 7. — Les corps administratifs
et municipaux qui auront fait des émissions étant responsables du déficit qui
pourrait exister dans leurs caisses, seront tenus d'y pourvoir au fur et à
mesure des besoins pour le remboursement ; et, faute par eux d'y satisfaire,
ils y seront contraints, savoir : les Directoires de département, à la
requête et diligence du commissaire nommé par le Conseil de département. » De
même, vérification immédiate sera faite des caisses des compagnies. « ART. 9. — Trois jours après ladite
vérification, les Compagnies et les particuliers qui auront mis en
circulation desdits billets, seront tenus de représenter à la municipalité
les assignats ou espèces qui seront nécessaires pour retirer tout billet qui
serait en circulation. » Et ce
n'est pas en gros assignats, même quand les statuts des caisses l'avaient
réglé ainsi, c'est en assignats de 5 livres que devra être fait le rembiiursement des billets. « ART. 14. — Pour faciliter la
rentrée desdits billets, toutes les conditions qui s'y trouveront énoncées de
ne les rembourser qu'en assignats de 50 livres et au-dessus sont annulées ;
les corps administratifs étant chargés d'échanger aux dites compagnies ou particuliers
des assignats de 50 livres et au-dessus contre des assignats de 5 livres et
au-dessous, jusqu'à concurrence des sommes qui pourront leur être
nécessaires. » Et
voici les dispositions pour parer au déficit : « ART. 16. — Le déficit qui pourra se
trouver dans les caisses des particuliers ou des compagnies qui auront mis en
circulation des billets au-dessous de 25 livres, payables à vue, etc. connus
sous le nom de billets patriotiques, de confiance, de secours, ou sous toute
autre dénomination, qui sont reçus de confiance comme numéraire dans les
transactions journalières, le produit de la vente des effets et marchandises
et de la rentrée des dettes actives sera supporté, à Paris, par le
département, et, dans les autres villes, il sera une charge des communes dans
lesquelles ces établissements ont eu lieu, sauf le recours contre les
entrepreneurs, directeurs, associés ou intéressés dans lesdites caisses. « ART. 17. — Le montant de ce déficit
sera réparti au marc la livre, d'après le mode de contribution extraordinaire
qui sera établi par la Convention, sur l'avis des corps administratifs et
municipaux. » A
partir du 1er janvier 1793 aucun billet ne devait rester en circulation :
pour obliger les porteurs de ces billets à se faire rembourser dans le délai
fixé, l'article 21 disait : « Les
personnes qui, avant le 1er février prochain, n'auront pas exigé le
remboursement des billets au-dessous de 25 livres, seront déchues de leur
recours envers les communes ; et celles qui, avant le 1er janvier prochain,
ne se seront pas fait rembourser les billets de 25 livres et au-dessus seront
tenues, avant d'obtenir leur remboursement, de les faire viser au bureau
chargé de percevoir les droits d'enregistrement, et d'y payer 2 p. 100 de la
'valeur desdits billets. » Mais,
malgré ce décret si ferme, les billets de confiance ne disparurent pas de la
circulation aussi vite que l'avait voulu la Convention, longtemps encore ils
aggravèrent le trouble que la baisse et les fluctuations des assignats
jetaient dans le système économique. Roland constate, à la date du 9 janvier
1793, la persistance du mal : « Le
commerce est devenu un océan de hasards par les chances désastreuses de la
falsification. Le peuple a tremblé pour la certitude du gage de ses salaires.
Chacun a voulu obtenir une prime d'assurance en faisant payer plus cher sa
marchandise ou ses services. Les prix ont monté d'un mouvement rapide,
circonstance dont le pauvre gémit et qui épuise le trésor public (obligé pour la
guerre à de vastes achats). « Par
la loi du 8 novembre, ajoute Roland, la Convention a vigoureusement attaqué
la source de tous ces maux en ordonnant que, dans toute l'étendue de la
République, les billets de confiance seront remboursés et cesseront d'avoir
cours au 1er janvier. La mesure était grande, mais l'événement a prouvé que
trop peu de temps était accordé pour son exécution. » Ce n'est pas que la
plupart des caisses patriotiques, dont les états de situation ont été dressés
selon les formes prescrites par la loi, n'aient prouvé qu'elles avaient bien
réellement en assignats le gage entier de la somme des billets versés par
elle dans la circulation. Et
partout l'échange des billets de confiance contre les assignats de 15 et de
20 livres se ferait sans peine s'il n'y avait en certaines grandes villes un
étonnant mélange de billets de toute espèce. Il y a dans plusieurs
départements une multitude de billets de toutes les régions de la France, et
il est difficile, loin du point d'émission de ceux-ci, de les réaliser en
assignats. « L'ébranlement
de toute la France au moment où l'ennemi en avait franchi les frontières a
fait parcourir des espaces immenses aux bataillons de volontaires dont chacun
a parsemé sa route de billets de sa municipalité ou de son district. De là il
est résulté partout, et spécialement aux départements frontières, une
confusion terrible de papiers-monnaie. Rien n'est aujourd'hui si difficile
que de faire retourner tous ces papiers-monnaie à leur source. » Curieux
effet de l'immense mouvement national qui mêlait les hommes de toutes les
régions, de toutes les communes dans l'armée de la liberté ! Il avait fallu
accorder des délais plus étendus, et ainsi cette cause secondaire, mais
irritante, de déséquilibre s'ajoutait à toutes celles qui affectaient les
prix. LA CHERTÉ DU BLÉ Dans
cette hausse générale des prix, c'est surtout le blé qui avait monté, et ce
renchérissement du blé était doublement grave, d'abord parce qu'il atteignait
l'alimentation du peuple, et puis parce que le blé était en quelque sorte un
étalon de valeur par rapport auquel tous les prix se fixaient : ainsi une
hausse démesurée du blé tendait à bouleverser et à hausser tous les prix. Il y
avait de région à région, et particulièrement du Nord au Midi, des
différences énormes dans les prix du blé, du simple au double, mais partout
il était extraordinairement cher. Le Conseil exécutif provisoire, dans sa
proclamation du 30 octobre 1792, constate que « dans presque tous les
départements méridionaux, le setier de grain de 220 livres poids de marc, se
vend 60 livres et plus ». 60 livres, c'est effrayant : cela équivaut à peu
près à 45 francs l'hectolitre et même plus. Dans le Nord, le prix n'est
parfois que de moitié, mais presque partout, même dans les régions les plus
favorisées, le prix atteint 37 livres le setier, ce qui est exorbitant. C'est
le prix constaté par le ministre de l'intérieur dans une lettre du 19
novembre : « Aujourd'hui,
écrit-il, le prix commun du blé se monte à 37 livres. » C'était,
sur les prix de la période de dix ans qui précéda la Révolution, une hausse
énorme. « Depuis
1776 jusqu'à 1788, précise Roland, c'est-à-dire dans l'espace d'environ douze
ans, le prix des grains n'a presque pas varié, et il s'est maintenu au prix
commun de 22 livres le setier de 240 livres poids de marc. » Maintenant
donc c'est presque le double, et dans le Midi, c'est le triple. Fabre de
l'Hérault, sans préciser les chiffres, dit le 3 novembre, au nom du Comité d'agriculture
: « Partout
les prix éprouvent un surhaussement qui doit inspirer des craintes. » Creuzé-Latouche,
« au nom de la section des subsistances », constate, dans un rapport
substantiel du 8 décembre, qu'il y a de région à région des inégalités
extraordinaires, mais que partout un terrible mouvement de hausse a porté les
prix à un niveau que, dans le siècle, le peuple n'avait pas connu. « Voyez
le tableau du prix du blé en France depuis 1756 jusqu'en 1790. Ces prix sont
les prix moyens de chaque année, réduits sur le setier de Paris, qui pèse 240
livres poids de marc. « Depuis
1756 jusqu'en 1766, le prix du blé a été de 14 à 18 livres. En 1766, le prix
du blé a été de 20 livres ; il a encore monté rapidement dans les années
suivantes, et dans les dernières années du règne de Louis XV, il a été de 25
à 29 livres. « En
1774 ce prix est retombé, et depuis cette époque jusqu'en 1788, il a été à 20
et 19 livres et n'a jamais passé 23, excepté dans l'année 1775, où plusieurs
provinces avaient manqué et où l'on vit quelques soulèvements. « Voyez
le tableau des prix dans tous les départements, relevé du 1•' au 16 octobre
dernier et réduit aussi au setier de Paris. Ce tableau présente des
inégalités sans exemple. Tandis que plusieurs départements ont du blé à 24,
26, 27 et 28 livres, d'autres le paient à la même époque 56, 60 et jusqu'à 64
livres ; d'autres depuis 40 jusqu'à 50, et d'autres depuis 30 jusqu'à 40
livres. » Creuzé-Latouche
constate, par exemple, que le département du Loir-et-Cher, placé entre celui
de la Sarthe et du Loiret, qui ont 'le blé à 29 et à 31 livres, le paye 45
livres : « Le
département des Landes paye le blé 26 livres, et ce département est situé
entre la Gironde et les Basses-Pyrénées, qui le payent 41 et 42 livres. » La
préoccupation du rapporteur est de démontrer que c'est surtout le défaut de
circulation qui crée le mal. Mais ce défaut de circulation, s'il explique les
« inégalités monstrueuses » d'un département à l'autre, n'explique pas la
hausse générale et vraiment exceptionnelle des blés. Cette hausse résulte des
tableaux publiés par Creuzé-Latouche et que je tiens à reproduire, car c'est
un document très important sur la vie économique de la Révolution. Voici
d'abord le tableau du prix moyen du froment, chaque année, réduit au setier
de Paris, depuis 1756 :
C'est
donc de 1756 à 1790, pendant trente-deux ans ; une moyenne de 24 livres le
setier (environ 120 kilos), c'est-à-dire 20 livres ou environ 20 francs les
100 kilos. Et voici maintenant que la moyenne est de 37, avec de prodigieux
écarts de département à département ; mais sans que les plus favorisés
descendent à la moyenne des 32 années précédentes. Voici
les prix, par département, du 8 au 16 octobre 1792.
Cette
hausse si disparate, mais partout si forte, n'est point passagère ; elle se
maintient en janvier 1793, au moment où Roland dresse son rapport à la
Convention. Je reviendrai tout à l'heure sur les causes de la crise indiquées
par Roland ; je ne cite maintenant ce texte, très important d'ailleurs à bien
des égards, que pour noter la permanence de la hausse du blé et du pain, et
ses profonds effets sur toute la vie économique de la France. « En vain, dit
Roland, les barrières fiscales sont-elles- détruites, une recherche
inquisitoriale plus funeste encore neutralise les subsistances dans toutes
les veines du corps politique. Le prix des grains varie pour le Français de
25 à 64 livres le setier, et l'agriculture ne peut échanger librement le
produit de ses sueurs contre l'industrie de ses compatriotes. A ce faux
système désorganisateur des rapports sociaux, la Convention a opposé une loi
pleine de sagesse ; mais il faut encore ajouter comme cause décourageante de
l'agriculture, la nécessité de satisfaire aux dépenses publiques par
l'émission d'une masse considérable d'assignats, dont l'échange est de moitié
au-dessous du pair contre l'argent, signe général de la richesse de toutes
les nations commerçantes. L'artisan agricole lutte contre le cultivateur
pour l'augmentation des salaires dont le consommateur ne consent qu'avec
peine le remboursement sur les denrées. Leur surhaussement est d'autant plus
inévitable qu'un million de bras employés aujourd'hui à la défense de la
République diminue pour le laboureur la concurrence dans le choix des
ouvriers. Ce n'est pas tout : les bœufs, les chevaux, ces compagnons de
labour, qui économisent les frais de culture et en multiplient les produits,
sont enlevés soit pour suffire à la nourriture des défenseurs de la patrie,
soit pour aider aux travaux guerriers... « Les
mêmes symptômes affectent l'industrie manufacturière. Le premier élément du
prix de tout travail, de toute fabrication, se trouve dérangé, puisque le
blé, depuis longtemps au taux moyen de 22 livres le setier du poids de 240
livres, se trouve aujourd'hui en France généralement de 37 livres. Les
nombreux consommateurs, rentiers, salariés, journaliers, n'éprouvant pas la
même augmentation dans leurs revenus, restreignent leurs dépenses, et ne
vivifient plus les anciens canaux de la circulation ; un grand nombre même,
alarmé de la dépréciation des assignats ; achète pour emmagasiner et non pour
consommer. » Ainsi la formidable hausse du blé et du pain, signalée officiellement par la proclamation du Conseil exécutif provisoire du 30 octobre, est constatée encore officiellement dans sa réalité brutale et ses effets présumés, le 9 janvier 1793, par le ministre de l'Intérieur. |