LES COMPLOTS CONTRE RÉVOLUTIONNAIRES Au
milieu de l'ivresse causée par les premières victoires, il y avait bien des
côtés sombres, bien des sujets d'inquiétude. D'abord, on pouvait démêler en
Vendée, en Bretagne, dans le Sud-Est" et le Midi, des conspirations
sourdes, des germes de contre-Révolution. Dans le
Midi, où la lutte des factions religieuses était restée très vive, où
catholiques et protestants se haïssaient et se combattaient presque en chaque
village, où le royalisme avait pu recruter aussi des adhérents dans une
clientèle religieuse fanatisée, les patriotes sentaient constamment le sol
miné sous leurs pas. En vain avaient-ils pris le camp de Jalès où, dès la fin
de 1791, s'était formé un dangereux rassemblement de contre-révolutionnaires,
destiné "à relier les émigrés de Turin aux royalistes de Lyon par les
populations fanatiques de l'Ardèche ; toujours les complots renaissaient. Dès
la fin d'août, le policier volontaire Lalligant-Morillon avait révélé une
conspiration assez redoutable qui avait des agents à Apt, à Forcalquier,
Carpentras, Manosque, Mane, Gordes, Sisteron, Pertuis, La Tour, Digne,
Roussillon, Sérèzin, Saint-Martin, La Bastide-des-Jourdans, Belmont, Valréas,
Simiane, Banon, Viens, Lauris. Morillon, en simulant un grand zèle
contre-révolutionnaire, surprit la confiance d'un des conjurés qui lui
révéla, avec le nom des principaux conspirateurs, le plan de l'opération. Ils
avaient mandat des princes émigrés et se préparaient à reprendre, avec plus
de prudence, l'opération que du Saillant avait compromise par son impatience
au camp de Jalès. Le complot fut, cette fois encore, déjoué. Mais il était
évident que, sous terre, les racines de contre-Révolution subsistaient. De
même, en Vendée, la résistance aux décrets qui atteignaient les prêtres
réfractaires s'aggravait chaque jour. LA CONJURATION DE BRETAGNE Et, en
Bretagne, une vaste conspiration s'ourdissait, sous la main d'un aventurier
audacieux, Tuffin de la Rouerie, qui avait en Ille-et-Vilaine le centre de
ses opérations. Depuis juin 1792, et avec une commission spéciale datée de
Coblentz, il s'employait à grouper les forces contre-révolutionnaires de
l'Ouest breton. Son plan était de marcher sur Paris au moment où les armées
étrangères passeraient la frontière. Il ne voulait point se borner à la
résistance sur place qu'organisèrent bientôt la Vendée et la chouannerie. Il
voulait prendre l'offensive et serrer la capitale entre deux feux, le feu de
l'invasion prussienne, le feu de la contre-Révolution bretonne. Mais, en
cette tactique audacieuse, ses comités, surtout celui de Saint-Malo,
refusèrent de le suivre ; et le 10 août éclata avant qu'il eût pu agir. Il
renonça dès lors à la marche sur Paris, et ne songea plus qu'à organiser une
sorte de vaste défensive, une grande guerre de partisans. Sous le nom de «
Milet » et sous un déguisement, il allait de château en château, excitant
partout la révolte. Beaucoup
de nobles, qui étaient, avant le 10 août, accourus à Paris pour surveiller de
plus près les événements, refluaient en ce moment vers leurs châteaux, sur le
conseil des princes et aussi pour échapper aux redoutables investigations de
la Commune de Paris. Les cœurs s'exaltaient dans les entretiens nocturnes ;
et dans 'les sombres manoirs enveloppés de chênes, où si souvent le pesant
ennui avait accablé les âmes, les femmes et les jeunes filles frissonnaient
de toutes les émotions de l'espérance, du mystère et du danger. « Quel
plaisir, a raconté Mme de Langan, qui sortait à peine de l'enfance en ces
jours tragiques, quel plaisir de prendre part à une aventure si romanesque et
d'être initiée à un pareil secret ! Aussi je me souviens combien j'étais
fière et combien je prenais de précautions inutiles pour me donner un air
d'importance... On logea M. de la Rouerie dans la grande chambre près le
salon, dont la porte resta fermée, de manière à ce que ce côté-là de la
maison lui était consacré et semblait inhabité, car on n'ouvrait jamais les
jalousies. Deux jours après, nous déjeunâmes avec MM. Tuffin (neveu du
marquis) et
Chafner, qui, après avoir passé deux jours à Villiers, se rendirent chez Mme
de Bourgon, au Bois-Blin, où ils restèrent cachés sans jamais revenir à
Villiers. Toutes les nuits il arrivait des courriers ou des principaux chefs
qui avaient une manière particulière de se faire connaître et qui étaient
introduits par le grand perron... On conçoit combien cette vie agitée et
variée avait du charme pour moi et avec quelle curiosité je descendais pour
le déjeuner, sûre d'y trouver des nouveaux venus. » Mais,
malgré les précautions de la Rouerie qui s'enveloppait, pour ainsi dire, de
l'épaisseur des forêts, le directoire révolutionnaire d'Ille-et-Vilaine
soupçonnait le mouvement. Le médecin Latouche-Chèvetel lui permit de saisir
la conspiration. Le hasard de la vie en avait fait un ami de la Rouerie, ou
du moins, comme plus d'un petit bourgeois, il avait grandi à l'ombre des
manoirs féodaux. Devant lui, ou plutôt avec lui, les conspirateurs
s'expliquaient en toute confiance : Mais Chèvetel était secrètement dévoué
aux idées révolutionnaires. Est-ce par duplicité ? Est-ce par faiblesse ? Il
n'avait pas dit un mot qui permît à tous ces nobles qu'il fréquentait de
deviner sa conviction. Quand il fut maître du terrible secret de la Rouerie,
il n'eut point la force de le porter et il courut à Paris révéler à Danton le
plan des contre-révolutionnaires bretons. La
France était envahie par l'étranger et quelques-uns de ses enfants
s'apprêtaient à la livrer. Le destin et une sorte d'humilité sournoise
longtemps silencieuse avaient acculé Chèvetel à ce terrible dilemme : trahir
ses amis ou trahir la patrie. Ayant fait le premier pas, il résolut d'aller
jusqu'au bout ; il joua avec la Rouerie le rôle d'ami dévoué, se fit déléguer
à Coblentz par les conspirateurs, et suivant ainsi, jour par jour, tous les
fils de la trame, il attendit, assisté de Lalligant-Morillon, que le complot
fût à point et que les principaux meneurs fussent irrévocablement compromis
pour les livrer à la Révolution. La
Rouerie, partout où il passait, passionnait les paysans. De Laval à
Saint-Brieuc, dans ces mois d'hiver de 1792-1793, il avait fait partout
surgir des bandes qui huaient ou attaquaient les prêtres constitutionnels. Il
avait gagné à sa cause un ancien faux-saunier, Cottereau, qui, vivant naguère
de la contrebande sur le sel, se trouva ruiné quand la Révolution supprima
l'impôt de la gabelle. Etranges contre-coups des Révolutions qui, même en
leurs décisions les plus légitimes, les plus nécessaires et les plus
largement populaires, blessent et exaspèrent bien des intérêts ! Ce
contrebandier, qui connaissait, pour les avoir longtemps pratiqués la nuit,
tous les sentiers perdus sous-bois ou errants dans les landes, était pour la
Rouerie un merveilleux auxiliaire. C'est lui qui va s'appeler Jean Chouan.
Grâce à lui, la disparition de la Rouerie ne sera pas, pour l'insurrection
bretonne, un coup mortel. Un chef lui restait. C'est en janvier que la
Rouerie tomba. Une
nuit, le 12 janvier, comme il parcourait, pour le soulever, pour l'organiser,
le pays de Dinan, il frappa à la porte d'une modeste gentilhommière écartée,
où vivait un de ses partisans les plus passionnés, M. de la Guyomarais. Il
s'y cacha pendant quelques jours, arrêté par la maladie d'un de ses
compagnons. Et lui-même fut pris d'une fièvre ardente qui était sans doute la
suite de cette vie de perpétuelle agitation et de perpétuelle fatigue. Il
mourut dans une ferme voisine où M. de la Guyomarais dut le faire porter, sur
la nouvelle qu'une perquisition allait être faite au château. Bientôt
Latouche-Chèvetel et Morillon indiqueront aux agents révolutionnaires l'arbre
sous lequel on l'enterra de nuit, le lit de ferme où il avait agonisé, le
château où il avait reçu l'hospitalité. Et ce premier germe de la
contre-Révolution bretonne sera écrasé. Mais il est aisé de pressentir, dès
les premiers mois de la Convention, que les forces contre-révolutionnaires
dans l'Ouest comme dans le Midi tressaillent et que l'heure est proche sans
doute des vastes soulèvements. L'AGITATION CLÉRICALE Ce
péril, encore rudimentaire et obscur, était peu de chose à côté de
l'agitation religieuse qui, tous les jours, se développait. La Législative,
avant de se séparer, donna force de loi aux mesures qu'elle avait décrétées
contre les prêtres réfractaires en mai, sous le ministère girondin, et que,
par le refus de sanction, le roi avait suspendues. Par la loi du 26 août,
elle renouvelait ses décrets de mai et en aggravait la rigueur. Tout
prêtre qui se refusait à prêter le serment civique « était tenu de sortir,
sous huit jours, des limites du district et du département de sa résidence
et, dans quinzaine, du royaume ». Passé
ce délai, il était déporté à la Guyane. Les municipalités appliquèrent
inégalement la loi. Les unes veillèrent à son exécution et c'est ainsi que
Chassin nous donne la longue liste des prêtres qui, le 9, le 10, le 11
septembre s'embarquent aux Sables-d'Olonne pour l'Espagne. Le 15, le 16, du
17 au 27, les embarquements continuent. C'étaient des prêtres de Vendée qui
allaient à Bilbao ou à Saint-Sébastien. Au
total, de septembre à janvier, 220 prêtres insermentés quittent la rive
vendéenne. Mais d'autres, les plus hardis, les plus violents, demeuraient
cachés ou ignorés par les municipalités, et ils formaient les cadres de la
prochaine insurrection. Clergé et noblesse, longtemps divisés, se
réconciliaient contre la Révolution. Mais,
ce qui était plus inquiétant encore, pour la Convention à ses débuts, que les
manœuvres des prêtres réfractaires, c'est que la Révolution ne pouvait pas
être sûre du clergé constitutionnel. Celui-ci, dès cette époque, commence à
s'émouvoir. Il pressent que la logique de la Révolution la conduira à abolir
tout culte officiel. Il commence à craindre que l'ébranlement des habitudes
anciennes dans l'ordre de la discipline ecclésiastique et des cérémonies ne
s'étende à la foi elle-même, et que le peuple, ne s'arrêtant pas plus
longtemps à cette combinaison un peu équivoque de la Constitution civile, ne
rompe enfin tout lien religieux. Il espère en même temps, s'il se hâte
d'agir, de résister, que la foi encore persistante et ombrageuse d'une grande
partie du peuple permettra à l'Eglise de s'imposer à la Révolution et de la
limiter. Depuis
plusieurs mois et avant le 10 août, les mesures anticléricales de la Commune
de Paris avaient irrité le clergé constitutionnel, et en même temps elles lui
avaient donné le sentiment de sa force par l'émotion qui s'était soudain
propagée dans le peuple des faubourgs. MANUEL ET LA FÊTE-DIEU DE 1792 Dès le
mois de juin, Pétion étant maire et Manuel procureur de la Commune, il y eut
quelques agitations populaires à propos de la Fête-Dieu. Et de longues
controverses s'élevèrent. Pourtant la municipalité n'avait pas interdit la
procession. Elle s'était bornée à lui enlever tout caractère officiel et
obligatoire, à décider que nul ne serait tenu de tapisser la façade de sa
maison et d'orner sa porte, et que les autorités municipales ne figureraient
point dans le cortège. La plus
grande hardiesse de Manuel avait été d'annoncer qu'un jour, sans doute,
chaque culte s'enfermerait dans son temple. Le docteur Robinet, dans le
second volume de son consciencieux travail sur Le Mouvement religieux à Paris
pendant la Révolution, dont un parti pris étroitement comtiste ne diminue
point la solidité et la probité historiques, a publié les principaux
documents qui éclairent ce significatif épisode. Le
Corps municipal, le 1er juin, arrête : « Que
ne pouvant, aux termes de la Constitution, établir aucune imposition directe
ou indirecte, parce que ce droit est exclusivement réservé au Corps
législatif, il ne peut forcer les citoyens à tendre, ni tapisser, en aucun
temps, l'extérieur de leurs maisons, cette dépense devant être purement
volontaire et ne devant gêner, en aucune manière, la liberté des opinions
religieuses ; « 2°
Que les citoyens soldats ne devant se mettre sous les armes que pour
l'exécution de la loi et la sûreté publique, la garde nationale ne peut être
requise pour assister aux cérémonies d'un culte quelconque ; « 3°
Que la prospérité publique et l'intérêt national ne permettant pas de
suspendre la liberté et l'activité du commerce, les citoyens ont le droit
d'exercer en tout temps les facultés industrielles qui leur sont garanties
par lé paiement de leurs contributions et patentes. « Le
Corps municipal enjoint aux commissaires des sections de police et aux
commandants de la garde nationale de veiller au maintien de l'ordre public,
conformément aux dispositions du présent décret. » Au
fond, c'était, à assez brève échéance, la suppression des processions dans
Paris ; car dire que la force publique s'emploierait à maintenir partout, et
à travers la procession même, la libre circulation des citoyens allant à
leurs affaires ou à leurs plaisirs, c'était rendre pratiquement impossible le
déploiement de la procession. Manuel,
par une instruction aux comités des quarante-huit sections, commenta l'arrêté
de la Commune en termes où la libre pensée s'affirmait nettement : « Lorsqu'il
y avait en France une religion dominante, soutenue par la coalition des
prêtres et des despotes intéressés à perpétuer les abus dont ils profitaient,
on pouvait employer ces moyens vexatoires qui forçaient tous les citoyens à
professer les mêmes principes religieux, quelque erronés qu'ils parussent.
Mais, lorsque la Constitution, ce nouvel Evangile des Français, a été
proclamée solennellement, il n'est plus permis aux magistrats du peuple de
méconnaître les principes sacrés de la liberté... « Le
temps, sans doute, n'est pas éloigné où chaque secte religieuse, se
renfermant dans l'enceinte de ses temples, n'obstruera plus, à certaines
époques de l'année, par des cérémonies extérieures, la voie publique qui
appartient à tous, et dont nul ne peut disposer pour un usage particulier. « C'est
à la saine philosophie, c'est à l'instruction bien dirigée que nous devons
laisser le soin de propager la lumière, d'étendre l'empire de la raison et de
préparer l'anéantissement de tous les préjugés sous le joug desquels les
hommes ont été courbés pendant trop longtemps. « Les
fonctionnaires publics nommés par le peuple ne peuvent, comme magistrats,
assister à aucune cérémonie religieuse de quelque culte que ce soit ; car
alors ils seraient forcés d'assister à toutes. Il ne peut y avoir, dans un
pays libre, d'autre culte dominant que celui de la loi. » Cela
est déjà bien loin de la Constituante qui assistait en corps aux cérémonies
catholiques. Cela est loin aussi des premières effusions semi-chrétiennes,
semi-philosophiques, qui, aux premiers jours de la Constitution civile,
confondirent l'évangélisme un peu révolutionnaire des uns et la Révolution un
peu évangélique des autres. Maintenant, c'est la laïcité, c'est le
rationalisme de l'Etat moderne qui s'affirme. Et
Manuel ne se borne pas à dessaisir la religion catholique de son rôle
dominant et de sa puissance officielle. Sans la menacer dans la liberté
essentielle de son culte, il la signale, de façon que nul ne s'y peut
méprendre, comme un préjugé qui s'évanouira peu à peu à la lumière
grandissante de la raison. Le journal de Prudhomme, Brissot, Condorcet
soutinrent vivement Manuel. Mais l'émoi fut grand dans le clergé
constitutionnel. Le peuple fut partagé. Une partie approuva l'arrêté de la
Commune et la circulaire de Manuel. LA JOIE DU PÈRE DUCHESNE S'il y
avait eu une protestation générale des quartiers populaires, Hébert, qui
n'allait guère contre le vent, n'aurait pas pris parti aussi nettement.
Grande (et grossière aussi, selon la coutume) est la joie du père Duchesne en
son numéro du 9 juin 1792 : « Ah
! foutre ! que je suis content ! J'ai lu et relu ce superbe arrêté concernant
les processions, signé Pétion. C'est ça qui est sage et bien dit. Comme les
bougres de cafards doivent enrager ! Ceci va encore faire baisser leurs
actions. Allons, c'est foutu : le règne des prêtres ne reviendra jamais ;
tous les jours on détruit petit à petit la superstition et le fanatisme, et
c'était. là morbleu, leurs armes les plus terribles. Leur grand secret était
de n'en point avoir, et de nous faire croire qu'il y en avait un.
Rappelez-vous comme, pour nous foutre de la poudre dans les yeux, ils
faisaient de belles et nombreuses processions, où ils étalaient le luxe le
plus insolent. Ils savaient bien qu'ils n'avaient pas d'autre moyen pour se
soutenir et surtout pour conserver leurs richesses usurpées. « Mais
il y eut un bougre à poil, nommé Voltaire, qui ne contribua pas peu à foutre
en bas le trône que ces hypocrites s'étaient élevé en profitant de
l'ignorance des temps et de la crédulité de nos bons aïeux. Ce grand homme,
en employant tantôt la plaisanterie, tantôt la raison, fut le premier à saper
les fondements de cet édifice monstrueux ; ses principes firent
insensiblement des progrès et préparèrent le règne de la liberté universelle
auquel nous touchons à peu près. « J'ai
cependant entendu quelques vieilles dévotes et quelques foutus cagots crier
contre le sage arrêté de la municipalité ; ils disent : « Pourquoi empêcher
de tapisser les maisons ? ça c'est toujours fait ! » Eh ! oui, bougres de
bêtes, c'est parce que ça c'est toujours fait, qu'il ne faut plus que ça se
fasse ; d'ailleurs, l'arrêté ne défend pas de tapisser ; il laisse chacun
libre de faire ce qu'il voudra ; mais, foutre ! on ne pourra pas me forcer,
moi qui suis protestant, calviniste, juif ou mahométan, à décorer l'extérieur
de ma maison pour solenniser la fête d'un culte auquel je ne crois pas. « Va
toujours, brave Manuel, va, nous te soutiendrons ; fais pénétrer le flambeau
de la raison dans la caverne des préjugés, et fous-moi l'âme à l'envers de
tous les fanatiques... Encore un mot, Manuel : pourquoi souffres-tu que les
prêtres dits constitutionnels fassent encore payer les enterrements, les
baptêmes et les mariages ? Est-ce qu'ils ne sont pas payés, les bougres, pour
faire tout cela ? Pourquoi la Nation paye-t-elle 140 millions de francs pour
les frais du culte ? Je te prie de faire un peu attention à cela ; prends-y
garde ; les prêtres seront toujours prêtres, ils ne valent pas mieux les uns
que les autres et, si on leur laisse prendre un pied, ils en auront bientôt
dix. » C'est
« cette motion du Père Duchesne », formulée en juin, qu'exécuta en
septembre, comme nous l'avons vu, la Commune révolutionnaire du 10 août. Mais
il est visible, par l'article même d'Hébert, que l'arrêté sur j les
processions rencontrait de la résistance. En fait, le peuple maltraita tous
ceux qui voulaient passer et rompre la procession. INQUIÉTUDES DE ROBESPIERRE Robespierre
commença à s'inquiéter des périls que pourrait susciter à la Révolution une
campagne trop ouvertement antichrétienne. Il jugea dès lors imprudente la
politique qui coalisait les prêtres réfractaires et les prêtres
constitutionnels. « Je
crains bien, écrivit Camille Desmoulins, interprète à ce moment de la pensée
de Robespierre, que le jacobin Manuel n'ait fait une grande faute en
provoquant les mesures contre la procession de la Fête-Dieu. Mon cher Manuel,
les rois sont mûrs, mais le bon Dieu ne l'est pas encore. Si j'avais été
membre du Comité municipal, j'aurais combattu cette mesure avec autant de
chaleur qu'eût pu le faire un marguillier. » Ainsi,
dès la fin de la Législative, éclataient des symptômes inquiétants. Mais
c'est la Convention surtout qui put se demander, dès ses premiers jours, si
elle ne se retrouverait point aux prises avec une agitation religieuse
populaire, conduite par les prêtres constitutionnels. Trois causes
principales provoquèrent cette agitation ou lui fournirent un prétexte : les
rigoureuses mesures anticléricales ou anticatholiques de la Commune de Paris,
l'application de la loi votée in extremis, le 20 septembre, par la
Législative sur la constitution de l'état-civil et enfin la menace de
suppression du budget des cultes. LA MESSE DE MINUIT EN 1792 La
Commune de Paris, dans sa séance du 23 décembre 1792, décida, en alléguant
des nécessités d'ordre public et le danger de tout rassemblement nocturne,
que la messe de Noël, la messe de minuit n'aurait pas lieu. Mais le peuple
n'accepta pas cette interdiction ; et, dans les paroisses des quartiers
populaires, la messe fut dite. Le journal de Prudhomme, qui a toujours une
note anticléricale très vive, raconte ainsi ces mouvements : « En
plein jour, dans nos places publiques, faire danser des marionnettes ou
montrer des tours de gobelets, il n'y a pas de mal à cela ; il faut bien
amuser les enfants et leurs bonnes. Mais, se rassembler la nuit dans des
galetas obscurs pour chanter des hymnes, brûler de la cire et fje l'encens,
en l'honneur d'un bâtard et d'une épouse adultère, est chose scandaleuse,
attentatoire aux bonnes mœurs, suspecte dans un temps de révolution, et qui
mérite toute l'attention et la sévérité de la police correctionnelle. Depuis
près de dix-huit siècles, ce scandale, qui ne change point de nature en
devenant religieux, se renouvelle tous les ans, du 24 au 25 décembre, et
n'avait pas été réprimé. « Vu
les circonstances, la municipalité de Paris crut qu'il était de son devoir de
rappeler la loi, qui défend les rassemblements nocturnes, et publia un arrêté
portant injonction de fermer les églises pendant la nuit dite de Noël. Les
bons esprits croyaient cette précaution fort inutile. Qui va penser qu'en
1792 il se dira encore à Paris des messes de minuit ? Mais les amis du roi
font armes de tout. Ils se répandent dans les sections. Celle de l'Arsenal
députe à la, Commune pour réclamer contre son arrêté et s'écrie : Les hommes
du 10 août veulent aller à la messe. On se contenta de leur répondre en
haussant les épaules ; on ignorait qu'à la porte de plusieurs églises il se
formait des attroupements, à la tête desquels se montraient des gens qui ne
vont pas à la messe d'ordinaire, des gens à breloques, et chargés d'or, des
Royou soupirant après une Saint-Barthélemy de patriotes, comme le remarque
judicieusement le procureur de la Commune. Et, en effet, à ce moment, sur la
paroisse de Saint-Germain, on mettait en branle la cloche qui, par les ordres
de la première de nos Médicis, servit, à pareille heure, de signal au
massacre des protestants ennemis de la Cour et suspects à Charles IX. On
soulevait les femmes et les sans-culottes du faubourg Saint-Marceau. On
menaçait le parc d'artillerie de la place des Fédérés ; à Saint-Jacques la
Boucherie et de l'Hôpital, à Saint-Eustache, à Saint-Méry, à Saint-Gervais,
les officiers municipaux étaient maltraités, et la messe se disait en leur
présence, comme pour les narguer et insulter à la loi. « La
section des Droits de l'Homme vint promettre à la Commune de faire respecter
son arrêté. « Celle
du Louvre, au contraire, en demanda le rapport... A Saint-Laurent, à
Saint-Victor, à Saint-Médard, à Saint-Marcel, au couvent des Anglaises, on messa
effrontément, en dépit des magistrats. La plupart des prêtres se firent faire
une douce violence par leurs ouailles, afin d'échapper à la justice. La
section des Gravilliers, plus sage, fit fermer toutes les boutiques à
prêtres, dit Chaumette. Gare aux mesures sages et modérées de nos officiers
municipaux, Paris en fut quitte pour ces petits mouvements qui seraient
devenus plus sérieux sous la magistrature d'un M. Bailly. « Il
ne faut pas que cela en reste là La tranquillité publique, la décence et la
loi ont été compromises. Quelques-uns des principaux délinquants sont en état
d'arrestation ; c'est aux tribunaux à faire leur devoir sans tarder. Il est
essentiel que l'un de ces jours, devant le parvis des églises fanatisées, on
expose à la vue du peuple tous ceux qui ont indignement abusé de sa
crédulité, avec un écriteau portant ces mots : « Prêtres séditieux,
perturbateurs du repos « public et malintentionnés, condamnés à neuf ans de
fer. » Evidemment,
à cette date, la conscience religieuse de la Révolution est à l'état de
chaos. D'un côté, il y a une partie des révolutionnaires qui, avec la Commune
de Paris, avec Hébert, avec le journal de Prudhomme, attaquent non seulement
l'Eglise, mais le christianisme. C'est le christianisme que Manuel dénonce
comme une superstition et un préjugé. C'est le christianisme que combat
Chaumette. Et lorsque le journal de Prudhomme considère comme « un
attentat aux mœurs » que l'on fête « un bâtard » et « une
épouse adultère », ce scrupule de morale domestique ne vaut pas
seulement contre la messe de minuit, il vaut contre tout le culte dont le
Christ est le centre et contre la religion même dont il est le Dieu. L'ÉQUIVOQUE DE LA POLITIQUE RELIGIEUSE DES
RÉVOLUTIONNAIRES Je ne
discute pas en ce moment la forme de polémique du journal de Prudhomme et du
père Duchesne. La critique religieuse du XIXe siècle, celle de Strauss et de
Renan, nous a habitués à une autre conception et à un autre langage. Il
semblerait aujourd'hui un peu puéril de réduire la libre pensée à des
effarouchements de pudeur bourgeoise au sujet de la « bâtardise »
du Christ. Et le prolétariat ne sera pleinement émancipé de toute la
tradition religieuse que lorsqu'il saura, sans génuflexion et sans colère, faire
sa place au christianisme dans l'évolution de l'esprit humain. Mais sans
doute, d'autres méthodes de combat s'imposaient aux hommes de 1792 et de
1793. Ce que je veux noter ici seulement, c'est l'indécision de ces derniers
mois de 1792. Ni Manuel, ni le journal de Prudhomme, ni Hébert, n'osent
avouer qu'ils veulent en finir, même par la force, avec le christianisme. Ils
laissent échapper leur pensée, mais ils ne la formulent pas. Entre les deux
méthodes de déchristianisation qui s'offrent à elle, la Révolution n'a pas
pris nettement parti. Elle pouvait proclamer qu'elle entendait combattre
seulement les menées contre-révolutionnaires du clergé, et laisser au temps,
à la raison, à la liberté et à un enseignement public rationnel, le soin de
dissiper peu à peu les antiques préjugés chrétiens. Ou elle pouvait
proclamer, au contraire, qu'une longue violence avait été faite aux esprits
par la tyrannie du dogme chrétien et des habitudes chrétiennes, que la raison
seule ne pouvait déraciner ce que n'avait pas créé la raison, et qu'il
fallait interrompre par tous les moyens, même par la force, une tradition
d'ignorance et de servitude. Mais la Révolution, en ce moment, n'est fixée ni
à l'un ni à l'autre des deux points de vue. Elle se garde bien de déclarer la
guerre aux croyances traditionnelles. Elle affecte même de proclamer la
liberté entière de conscience et l'entière liberté de culte ; mais elle
trahit une autre pensée par des agressions de détail qui sont un commencement
de guerre fondamentale au christianisme même. Et
d'autre part, dans le peuple même coexistent deux forces qui sans doute sont
contradictoires en leur fond, mais dont la contradiction n'éclate qu'après de
longs conflits de conscience : la foi ardente en la Révolution, la foi
subsistante au dogme chrétien. Comme le constate, avec une stupeur qui dénote
une médiocre connaissance de la nature humaine, le journal de Prudhomme ; ce
sont les hommes du 10 août qui veulent aller à la messe. Ce sont les
sans-culottes du faubourg Saint-Marcel qui commémorent dans la nuit de Nad,
malgré la défense des magistrats, la date, souveraine du christianisme.
Partout donc mélange, complexité, chaos ; et ce chaos de la conscience
religieuse de la Révolution se prête singulièrement aux manœuvres et aux
espérances du clergé. Celui-ci, même quand il est « constitutionnel », même
quand il a juré fidélité à la Révolution, n'a pas renoncé à faire de l'Eglise
la plus haute des puissances sociales. Et sous le prétexte ingénieux que
l'Evangile est une première promulgation divine des Droits de l'Homme, il se
flatte de faire enfin de la Révolution même la servante de l'Eglise. La
Révolution sera comme une humble sœur cadette aménageant les intérêts
matériels des hommes selon les principes évangéliques dont l'Eglise a
l'interprétation et la garde. Les soulèvements spontanés du peuple des
faubourgs contre les mesures de la Commune de Paris durent encourager
singulièrement les ambitions secrètes du clergé. Celui-ci
n'osa pas pourtant opposer une résistance ouverte et générale aux deux
grandes lois de laïcité qui instituaient l'état civil et le divorce. C'était
comme le testament glorieux dont, en sa dernière séance, la Législative
laissa l'exécution à la Convention nationale. LA LAÏCISATION DE L'ÉTAT CIVIL Depuis
des siècles c'est aux prêtres, c'est aux curés des paroisses que le peuple de
France déclarait les naissances, les mariages, les décès ; et l'Eglise en
tenait registre. Elle mettait ainsi jusque sur la vie civile le sceau de sa
puissance religieuse, ou plutôt la vie civile était comme absorbée dans la
puissance religieuse. D'emblée la Révolution comprit qu'il y avait une
contradiction absolue entre ses principes qui affranchissaient le citoyen et
une pratique qui le subordonnait ou plutôt qui l'anéantissait, en faisant
dépendre d'une consécration d'Eglise la valeur de tous les actes de la vie
sociale. Elle était tenue, sous peine de faillite à peu près complète, à
confier à des autorités purement civiles le soin d'enregistrer les événements
ou les actes de la vie civile. Mais d'abord elle hésita à créer les registres
de l'état civil. Elle craignait qu'en obligeant les citoyens à accomplir et à
enregistrer dans des conditions civiles les actes principaux de leur vie,
elle parût les arracher de force à la communion catholique, tant les prises
de l'Église étaient puissantes encore[1]. La Constituante se sépara sans
avoir réalisé cette grande et nécessaire émancipation. Elle se borna à en
affirmer le principe dans la Constitution de 1791 : « La
loi ne considère le mariage que, comme un contrat civil. Le pouvoir
législatif établira pour tous les habitants, sans distinction, le mode par
lequel les naissances, mariages ou décès seront constatés, et il désignera
les officiers qui en recevront et conserveront les actes. » La Législative
attendit le 20 septembre, le jour même où elle se séparait, pour voter
décidément la loi : « L'Assemblée
nationale, ouï le rapport de son Comité ecclésiastique, considérant : « Que
le mariage est essentiellement un contrat, dont la validité ne peut dépendre
que de l'observation des lois de la nature et de celles de l'Etat ; « Que
le sacrement, institué pour sanctifier le mariage, pour communiquer aux époux
des grâces surnaturelles, peut bien exiger des conditions que la puissance
civile n'a pas à déterminer, mais qu'il est entièrement séparable du contrat,
et qu'ainsi les règles ecclésiastiques ne peuvent ni ôter, ni donner les
titres et droits d'époux et d'enfants légitimes ; « Qu'il
importe à l'Etat et aux particuliers de faciliter les mariages ; « Que
tous les hommes ont un égal droit à l'état civil, dans la liberté des
opinions assurée par la Constitution ; « Qu'enfin
il n'y a rien de plus propre à maintenir l'union et le bon ordre parmi les
citoyens que de régler la manière de constater leurs naissances, leurs
mariages ainsi que leurs décès, par une loi générale et uniforme pour tous
les individus et pour tout le royaume ; « Décrète,
etc. » C'était
toute l'organisation civile du mariage que la Législative précisait. Et en
même temps elle réglait le détail de l'enregistrement civil : « Les
municipalités recevront et conserveront à l'avenir les actes destinés à
constater les naissances, mariages et décès... En cas d'absence ou
d'empêchement légitime de l'officier public chargé de recevoir les actes de
naissances, mariages ou décès, il sera remplacé par le maire ou un officier
municipal ou un autre membre du Conseil général (de la commune). « Il
y aura dans chaque municipalité trois registres pour constater, l'un les
naissances, l'autre les mariages, le troisième les décès. « Les
registres seront doubles, sur papier timbré, fournis aux frais de chaque
district et envoyés aux municipalités par les Directoires. « Les
actes contenus dans ces registres et les extraits qui en seront délivrés
feront foi et preuve en justice des naissances, mariages et décès... « Dans
la huitaine, à partir de la publication du présent décret, le maire ou un
officier municipal, suivant l'ordre de la liste, sera tenu, sur la
réquisition du procureur de la commune, de se transporter avec le
secrétaire-greffier aux églises paroissiales, presbytères et aux dépôts des
registres de tous les cultes ; ils y dresseront un inventaire de tous les
registres existant entre les mains des curés et autres dépositaires. Les
registres courants seront clos et arrêtés par le maire ou un officier municipal. « Tous
les registres, tant anciens que nouveaux, seront déposés à la maison commune. « Aussitôt
que les registres courants auront été arrêtés et portés à la maison commune,
les municipalités seules recevront les actes de naissances, mariages et
décès, et conserveront les registres. Défenses seront faites à toutes
personnes de s'immiscer dans la tenue* de ces registres et dans la réception
de ces actes. » C'est
une des mesures les plus profondément révolutionnaires qui aient été
décrétées. Elle atteignait jusqu'en son fond la vie sociale. Elle changeait,
si je puis dire, la base même de la vie. Et quel puissant symbole de cette
grande rénovation civile dans le transport en masse de tous les registres
enlevés à l'Eglise et portés à la maison commune, dans cette clôture générale
des registres anciens et dans l'ouverture des registres nouveaux où les nouvelles
générations seraient comme affranchies de tout contact du prêtre ! En même
temps et par une conséquence toute logique, la Législative institue le
divorce. C'est le lien religieux qui créait l'indissolubilité du mariage.
Réduit à un contrat civil, il ne pouvait prétendre à lier deux personnes
humaines par une sorte d'obligation perpétuelle, contrepartie laïque des vœux
perpétuels que la loi ne reconnaissait plus ou même interdisait. « L'Assemblée
nationale, considérant combien il importe de faire jouir les Français de la
faculté du divorce, qui résulte de la liberté individuelle dont un engagement
indissoluble serait la perte, considérant que déjà plusieurs époux n'ont pas
attendu, pour jouir des avantages de la disposition constitutionnelle suivant
laquelle le mariage n'est qu'un contrat civil, que la loi eût réglé le mode
et les effets du divorce, décrète qu'il y a urgence. Le mariage se dissout
par le divorce. Le divorce a lieu par le consentement mutuel des époux. L'un
des époux peut faire prononcer le divorce, sur la simple allégation
d'incompatibilité d'humeur et de caractère. » La loi
sur le divorce manifestait ainsi toute la force de la Révolution accomplie.
Il ne s'agissait pas seulement d'un transport de registres, d'un changement
dans le mode d'inscription. La nature même du contrat était modifiée et le
caractère civil de ce contrat se marquait aussitôt dans la liberté retrouvée
des contractants. Voilà
les deux grandes lois, complémentaires l'une de l'autre, dont la Convention,
dès ses débuts, était tenue d'assurer l'exécution. A vrai dire, pour la
constitution de l'état civil, il y avait urgence. Et les ennemis mêmes de la
Révolution avaient contribué à rendre indispensable la loi nouvelle. Surtout
dans les régions de l'Ouest, où un tiers des communes se refusaient à élire
les curés selon le mode constitutionnel et où bien des paroisses étaient sans
prêtres, la vie sociale aurait rétrogradé à la barbarie si les municipalités,
même avant le vote définitif de la loi du 20 septembre, n'avaient pas ouvert
des registres pour constater l'état civil. Ainsi, dès le 3 juillet 1792, le
Directoire du département de la Vendée arrêtait ceci : « Dans
toutes les communautés du département où, par l'effet des mesures prises
contre les prêtres insermentés, ou par la vacance des curés et desservants,
et par toute autre cause que ce soit, il n'y a aucun ecclésiastique chargé de
remplir ou d'exercer légalement les fonctions publiques, les municipalités
sont autorisées et seront au surplus tenues de faire constater par le maire
ou l'un des officiers municipaux, sur les registres tenus à cet effet par les
curés et desservants, les naissances, mariages et décès des citoyens de leurs
communautés, lesquels actes seront ensuite relatés sur le registre des
délibérations du Conseil municipal. En conséquence, il est enjoint aux pères,
mères, parrains, marraines et matrones des nouveau-nés, aux époux et épouses
aussitôt leurs mariages et aux parents des personnes décédées qui seront
appelées ou assisteront au décès, de faire à leur municipalité respective la
déclaration nécessaire pour l'exécution du présent arrêté. » Mais,
quelle incertitude et quel désordre si la loi n'était intervenue sans retard
! On devine que cette amputation de la puissance cléricale ne fut pas très
agréable, même aux curés constitutionnels. Ils ne pouvaient pourtant s'y
opposer sans manquer à la plus élémentaire logique. Ils avaient juré fidélité
à une Constitution qui reconnaissait les mêmes droits et assurait les mêmes
garanties à tous les citoyens sans distinction de croyance et de culte. Bien
mieux, eux-mêmes procédaient d'un acte civil. Ils étaient nommés par la
souveraineté populaire dans les mêmes conditions que les autres magistrats.
Je suis porté à croire que la Constitution civile du clergé, si décriée par
ceux que blesse tout compromis, avait préparé les esprits à accepter
l'affranchissement révolutionnaire des actes de la vie. L'évêque
constitutionnel de Paris, Gobel, donna à son clergé et, indirectement à tout
le clergé, des instructions conciliantes et nettement conformes à l'esprit de
la nouvelle loi. Il se préoccupa bien d'instituer des registres d'ordre
purement confessionnel où seraient mentionnés pour chaque citoyen les actes
religieux correspondant aux divers actes de la vie civile, baptême,
consécration religieuse du mariage, sépulture chrétienne. Mais il ordonna au
clergé, dans une instruction du 31 décembre, de ne rien faire qui pût mettre
en échec la loi sur l'état civil ou qui permit de la tourner. Il y déclare,
au nom du Conseil épiscopal et métropolitain de Paris, « qu'obligés,
autant comme citoyens que comme ecclésiastiques, d'observer et de faire
observer, autant qu'il est en eux, les lois de la République, les pasteurs ne
doivent se permettre de baptiser, ni de marier, ni d'enterrer, qu'ils ne se
soient assurés auparavant que les formalités civiles prescrites par la loi du
20 septembre dernier auront été ou seront remplies ; que c'est là la première
question qu'ils devront faire aux fidèles qui se présenteront à eux pour ces
divers objets et qu'il est à propos que cette question soit insérée au plus
tôt parmi celles qui se trouvent à ces différents articles dans nos rituels
». Pourtant,
une sorte de réserve bien discrète se marquait à la fin du document. Il
priait « les citoyens curés et desservants, de faire passer le plus tôt
possible au Conseil les observations qu'ils jugeront nécessaires, surtout
celles qui tendront à concilier encore plus, s'il est possible, pour le plus
grand bien des fidèles, les lois de la République chrétienne avec celles de
la République française, qui, au fond, ne peuvent jamais se contredire,
puisqu'elles reposent toutes sur les mêmes bases : vérité et justice,
liberté, égalité, union et fraternité ». Cette
phraséologie christiano-révolutionnaire, sincère chez plusieurs de 1789 à
1791, cachait en cette fin de 1792 un commencement de malaise et
d'inquiétude. Le clergé constitutionnel se demandait avec quelque trouble où
il serait conduit par le développement logique et inflexible de tout le droit
nouveau créé par la Révolution : après avoir séparé aussi profondément la vie
civile de la vie religieuse, ne serait-on pas amené à séparer l'Etat, organe
de la vie civile, de l'Eglise, organe de la vie religieuse ? Au regard de la
loi, la vie civile seule existait. Seule elle était réglée par des
dispositions légales ; la vie religieuse était toute facultative et ne
relevait que de l'intime conscience des hommes. Dès lors, l'Eglise elle-même
devenait logiquement une institution facultative, qui ne devait pas plus être
liée à l'Etat que ne l'étaient les sacrements dont elle était la
dispensatrice. Ainsi, entre la Révolution et le clergé constitutionnel la
défiance naissait. Le mot du père Duchesne : « Les prêtres seront toujours
prêtres, ils ne valent guère mieux les uns que les autres », répondait à la
pensée de plus d'un révolutionnaire et éveillait l'inquiétude de plus d'un
curé. CAMBON ET LA SUPPRESSION DU BUDGET DES CULTES La
brusque proposition de supprimer le budget des cultes, faite par Cambon,
aggrava le malaise. C'est par des raisons de finances qu'à la séance du 13
novembre, il déclara à la Convention que le budget des cultes devait
disparaître. Le Comité des finances avait fait de la suppression du budget
"des cultes la base de toute une réforme fiscale. Cambon parla avec sa
véhémence accoutumée : « Votre
Comité des finances qui ne perd pas une minute, qui s'assemble tous les
jours, a porté un œil attentif sur beaucoup de dépenses. Il a arrêté hier au
soir de vous proposer la suppression de l'impôt mobilier, de l'impôt des
patentes et la diminution de quarante millions sur l'impôt foncier (Vifs
applaudissements). « Votre
Comité, reprend Cambon non sans ironie, ne s'est pas dissimulé que cette
nouvelle serait reçue avec enthousiasme ; mais en même temps il a dû être
économe ; et, en supprimant la recette, il a dû supprimer une partie de la
dépense. Nous avons calculé la suppression de ces impôts, j'ose le dire,
immoraux. Il faut dire au peuple : il est une dépense énorme, une que
personne ne croira, une qui coûte 100 millions à la République. (Nouveaux
applaudissements.)
Ayant à nous occuper de l'état des impositions de 1793, nous devions vous
proposer cette question : si les croyants doivent payer leur culte. (Applaudissements.)
Cette dépense pour 1793, qui coûterait 100 millions, ne peut être passée sous
silence, parce que la trésorerie nationale ne pourrait la payer. Il
faudrait donc que le Comité des finances eût l'impudeur de vous demander le
sang du peuple pour payer les fonctions non publiques. Votre Comité a
regardé cette question sous tous les points de vue. Il s'est demandé :
Qu'est-ce que la Convention ? Ce sont des mandataires qui viennent stipuler
pour tout ce que la Société entière ne pourrait stipuler elle-même. Ils ne
doivent point fixer des traitements, lorsque chacun y peut mettre directement
la quotité. Alors, il s'est dit : Faisons l'application des vrais principes
qui veulent que celui qui travaille soit payé de son travail, mais par ceux
qui l'emploient. (Nouveaux applaudissements.) Si cette question eût été
présentée isolée à la Convention, on dirait : Voyez ces financiers ! ils ne
cherchent qu'à supprimer-. Mais lorsque nous dirons au peuple : Nous te
diminuons de 120 millions, et vous laboureurs, qui payez 100 livres de
contribution mobilière ; vous cabaretiers, qui payez 300, 400 livres de
patente, si vous avez confiance dans cet ecclésiastique qui a bien servi la
Révolution, eh bien ! vous ne serez plus soumis à un corps électoral. Au lieu
de lui donner 12 ou 1.500 livres, vous lui donnerez 3 ou 4.000 livres. (Vifs
applaudissements.) « Ainsi,
citoyens, au lieu de 300 millions, vous n'en aurez que 200 à imposer. Il ne
faudra pas tant de moyens coercitifs. Avant 8 jours le rapport sera prêt ; ce
rapport si désiré est attendu, j'ose le dire, de tous les prêtres et de tous
les Français. » LES RÉSISTANCES POPULAIRES Cambon
était d'un optimisme audacieux. Une partie de l'Assemblée applaudit. Mais il
y eut à la Convention même de l'étonnement et de l'inquiétude. Dans le
clergé, dans une grande partie du peuple révolutionnaire des campagnes et des
villes, l'émoi fut vif. A une première analyse, on ne discerne pas très bien
les causes profondes de cette répugnance du peuple à la suppression du budget
des cultes. Il semble qu'un raisonnement comme celui de Cambon devrait être
décisif, et son amorce souveraine : « Moi,
Etat, je ne paie plus vos curés ; mais je vous fais remise de 120 millions
d'impôts par an, et, avec cette grosse somme que je vous abandonne vous
paierez vous-mêmes si cela vous convient, et au prix déterminé par vous, le
curé choisi par vous. Sinon, c'est vous qui aurez le bénéfice de la remise. » Il
semble qu'en toute hypothèse l'offre soit séduisante. D'où vient qu'elle ait,
en novembre 1792, soulevé les esprits, dans le peuple même qui devrait le
plus à la Révolution, dans le peuple des campagnes ? Il se peut d'abord qu'il
y ait chez le paysan quelque méfiance. On trouvera bien, se dit-il, le moyen
de me reprendre, un jour ou l'autre, la part d'impôt dont on semble me faire
remise et je resterai chargé des frais du culte. Puis payer est pour le
paysan une chose amère, et il lui déplaît qu'on lui fasse savourer trop
fréquemment ce breuvage. Si cruel que soit l'impôt, il a au moins cet
avantage qu'on peut le payer en une ou deux fois, et qu'on n'en est pas
incommodé à propos de chacun des actes de la vie. Au contraire, s'il faut,
après avoir payé l'impôt même réduit, payer le curé et surtout payer celui-ci
à propos de chacun des actes de la vie où il intervient, il n'y a presque
plus de journée qui ne soit gâtée par une souffrance. Aussi, en 1792, le vœu
des paysans était-il, non point que le curé ne fût pas payé par l'Etat, mais
qu'une fois payé au moyen de l'impôt, il ne pût exiger aucune redevance pour
les baptêmes, mariages, enterrements. C'est ce vœu que traduisait le père
Duchesne dans le numéro que j'ai cité : c'est à ce vœu que répondit la décision
de la Commune révolutionnaire supprimant tout casuel. Mais je
ne crois pas que ce fût à des calculs d'argent qu'obéit, en cette question,
la conscience paysanne, ou plus exactement la conscience populaire. Elle a
une autre raison, que peut-être elle.ne discerne point elle-même, mais qui
agit profondément. Les simples s'imaginent que si le prêtre n'est plus payé
par l'Etat, le prêtre n'est plus. Ce n'est pas par un acte spontané de leur
esprit, ce n'est point par une adhésion individuelle de leur pensée, qu'ils
se sont donnés à la foi chrétienne. Ils l'ont reçue par la tradition. Elle
est pour eux quelque chose d'impersonnel et d'ancien, et la religion est une
autorité qu'ils cessent de reconnaître, si elle ne leur vient pas de haut et
du dehors. Or, quand l'Etat, cette autre puissance impersonnelle, paye le prêtre,
quand le culte est comme incorporé à la puissance publique, le paysan est
aidé dans le sentiment de vénération passive qui est, chez lui, toute la foi.
S'il est obligé de payer lui-même les prêtres, jusque dans le détail, s'il
achète pour ainsi dire le culte, cérémonie par cérémonie, il lui semble, par
un prodigieux renversement, que c'est lui qui fait vivre le dieu inconnu dont
il croit tenir la vie. Il lui semble qu'à subventionner ainsi,
individuellement, la religion, il en devient le maître ; elle perd à ses yeux
le caractère d'autorité extérieure et de mystère contraignant sans lequel il
ne la reconnaît point. Et comme la religion est née en son esprit non d'un
acte de liberté mais d'une habitude de soumission, il lui paraît qu'en
faisant acte de liberté il fait acte d'irréligion. J'imagine
que déjà plus d'un croyant souffrait en nommant le prêtre à l'élection, selon
le rite de la constitution civile ; car comment le prêtre apportera-t-il à
l'individu quelque chose qui le dépasse, si c'est de cet individu même que le
prêtre tient son pouvoir et reçoit son caractère ? Aussi, ce n'est ni par les
grossiers marchandages d'argent imaginés par Cambon, ni par le rappel
niaisement, idyllique des mœurs de l'Eglise primitive, que l'on convertira à
la séparation de l'Eglise et de l'Etat la fraction du peuplé qui y est encore
réfractaire. C'est par un idéalisme hardi. C'est en faisant honte au paysan
de la servitude qui est au fond de ses pensées : Vous
vous, imaginez être des croyants et vous n'êtes que des esclaves. Si vous
étiez des croyants, si vous étiez profondément convaincus que la misère
humaine a eu besoin, pour se relever, de la- médiation de Dieu, st vous étiez
persuadés que ce Dieu a pris forme humaine, qu'il s'est mêlé à la vie de
l'humanité et qu'il s'y perpétue par l'Eglise pour y continuer son action
libératrice, en quoi seriez-vous scandalisés de payer vous-mêmes le prêtre
qui pour vous monte à l'autel ? Vous seriez heureux, au contraire, de donner
cette marque de plus de votre adhésion individuelle, de votre foi. Mais,
parce que la religion n'est pour vous qu'une routine d'autorité, parce
qu'elle s'est imposée à vous du dehors, vous avez besoin, pour y croire, de
lit considérer toujours comme une puissance antérieure à vous, vous avez
besoin de la concevoir sur le modèle des institutions sociales fondées sur la
'force et qui si longtemps ont opprimé votre volonté. Vous avez si peu mis de
vous-mêmes dans la religion, que vous craignez, en y mettant en effet quelque
chose de vous-mêmes, de la perdre toute. Dès qu'elle n'est plus un mécanisme
tout fait, fonctionnant par des ressorts que vous ne touchez même pas, elle
n'est plus rien. Elle n'existe que dans la mesure où elle fait de vous des
automates ; et comme la liberté n'est pas à l'origine de votre foi, quand on
vous appelle à la liberté, on vous appelle au néant. En même
temps, il faut faire comprendre au peuple que si l'Eglise reste, par le
budget, une institution d'Etat, il n'y a pas de raison pour qu'elle ne soit
pas pleinement une institution d'Etat. Qui dit Eglise d'Etat dit, en quelque
mesure, religion d'Etat ; or, tout ce qui implique une restriction de la
liberté humaine doit être écarté. C'est par ces hautes raisons, et non par un
calcul de profits et pertes qu'il faut agir sur la conscience du peuple.
L'appel de Cambon aux cabaretiers qui pourront payer eux-mêmes leur curé
parce qu'ils paieront moins de patente n'était pas seulement grossier ; il
était, par là même, inefficace. L'OPINION GIRONDINE La
Convention put craindre un instant que la motion de Cambon et du Comité des
finances eût jeté une partie du clergé constitutionnel dans l'insurrection.
Elle fut jugée universellement malencontreuse. Contre elle les partis de la
Révolution furent unanimes. Et surtout, quand la Convention vit des prêtres
mêlés aux mouvements populaires de l'Eure-et-Loir et de l'Eure, quand les
paysans, soulevés contre la cherté croissante des denrées, protestèrent en
même temps contre la suppression proposée du budget des cultes, la motion de
Cambon fut attaquée et désavouée de toutes parts. Brissot, dans son journal
le Patriote Français (numéro du 14 novembre) se borne à annoncer en termes
très brefs, et avec une expression bien vague de sympathie, la proposition du
véhément financier : « Cambon
a annoncé des ressources plus consolantes ; bien loin d'augmenter les
contributions, le Comité propose d'en supprimer plusieurs. C'est en réduisant
les dépenses qu'il veut qu'on rétablisse les finances ; il est une dépense
surtout, exorbitante, imphilosophique, immorale, sur laquelle il appelle la
sévérité de l'Assemblée : ce sont les 100 millions employés aux frais du
culte catholique. » Et pas
un mot de plus. On dirait un sujet gênant pour Brissot, et qu'il évite. Même,
quand il rend compte de la séance du 30 novembre où Danton parla, Brissot
mentionne le discours de Danton, mais il n'en indique point l'objet
essentiel, qui était de combattre la motion de Cambon. Quelle joie pourtant
aurait eue Brissot à critiquer Danton, à railler son modérantisme, son « feuillantisme »,
si lui-même n'avait pas cru dangereuse et pour le moment impossible la
suppression du budget des cultes ! Dans le journal de Carra, même réserve. Je
lis dans les Annales patriotiques (numéro du 14 novembre), un bref résumé du
discours de Cambon ; pas un seul mot de commentaire. Et dans le compte rendu
de la séance du 30 novembre, pas la moindre allusion au discours de Danton.
On dirait que la Gironde en toutes ses nuances, du brissotin Brissot à
l'éclectique Carra, fait le silence sur ce problème importun, et, prise entre
l'intérêt philosophique et la nécessité politique, attend la suite des
événements. L'OPINION DES JACOBINS Aux
Jacobins, il y eut un grand débat sur le budget des cultes, dans la séance du
16 novembre, présidée par Jean Bon Saint-André, et dans celle du 17, présidée
par Le Pelletier. Chabot, « le capucin débridé », et Manuel furent
seuls, absolument seuls, à soutenir la proposition de Cambon. Mais la façon
dont Chabot la soutint acheva d'indisposer les Jacobins. Il ne se borna pas,
en effet, à alléguer les raisons décisives de liberté qui imposent la laïcité
de l'Etat moderne. II laissa entendre que par-là la chute de la religion
serait hâtée, et les Jacobins redoutaient précisément que cette crainte se
répandît et que le peuple encore facile à fanatiser se soulevât. « Une
religion que tous les citoyens salarient, dit Chabot, est attentatoire à la
liberté du peuple, car un article des Droits de l'Homme dit : « Nul ne
pourra être inquiété pour sès opinions, « même religieuses. » Or, une
religion que je suis obligé de salarier est contraire à cet article. C'est
être inquiété pour ses opinions religieuses que d'être obligé de contribuer
aux frais d'un culte. Il est temps que la nation française s'élève à la
hauteur qui lui convient. Apprenons au peuple à se passer de prêtres, et
bientôt il saura s'en passer. D'ailleurs, que l'on considère combien est
onéreux au peuple l'impôt que l'on payait pour les frais de la religion
catholique. Ne peut-on avoir une pensée plus économique ? » Il
revint à la charge le lendemain et réfuta, non sans force, les objections qui
lui étaient faites. A ceux qui prétendaient, comme le fait aujourd'hui
l'Eglise, que le budget des cultes était la représentation des biens
ecclésiastiques nationalisés, il répondait : « Les
biens ecclésiastiques n'appartenaient point au ci-devant clergé, mais bien à
la nation française. Les prêtres, à raison des biens immenses qu'ils
possédaient, devaient payer une contribution à la Nation... Ils s'en sont
dispensés pendant des siècles. Le clergé est donc redevable à la Nation des
sommes immenses qu'il a su soustraire aux charges publiques. Or, ces sommes
excèdent la valeur des biens saisis par la Nation. La Nation pouvait donc
s'emparer de ces biens sans accorder aucune indemnité. » Manuel
essaya de démontrer que l'opinion publique révolutionnaire était préparée à
des mesures décisives, qu'elle les attendait, qu'elle les exigerait bientôt,
et il lut aux Jacobins la vigoureuse adresse que les « Amis de la liberté et
de l'égalité de la commune de la Souterraine » (département de la Creuse),
venaient d'envoyer à la Convention. On y remarquera que les signataires de
l'adresse ne se bornent pas à demander la suppression du budget des cultes ; ils
inclinent visiblement à la suppression légale du culte lui-même. Il semble
qu'à cette date les rares partisans de la séparation de l'Eglise et de l'Etat
étaient surtout partisans de la suppression de l'Eglise et de l'interdiction
légale de la religion. En sorte que la séparation de l'Eglise et de l'Etat,
telle qu'elle est actuellement comprise, rupture de tout lien entre l'Eglise
et l'Etat, et liberté du culte, n'était, à ce moment de la Révolution, admise
à peu près par personne. La
plupart des révolutionnaires, par calcul politique, par ménagement des
habitudes populaires, voulaient maintenir le budget des cultes et la
Constitution civile du clergé. Et ceux des révolutionnaires qui voulaient
abolir la Constitution civile du clergé et le budget des cultes, voulaient,
en réalité, prohiber le culte lui-même. « Nous
payons exactement les impôts, disent les pétitionnaires de la Creuse ; mais
c'est pour que le produit serve à consolider notre bonheur. Serait-ce donc
encore longtemps pour alimenter la secte sacerdotale, cette secte dont
l'intolérance et la perversité sont attestées dans toutes les pages de
l'histoire ? Le clergé n'est qu'humilié, il n'est point anéanti. Tremblez
qu'un jour il ne reprenne sa première férocité. Le prêtre est toujours
prêtre, et c'est ce qu'il ne faut pas ; il doit être citoyen et rien de plus. « Arrachez
donc bien vite du Code des Français régénérés cette Constitution civile qui
perpétue l'esprit de fanatisme et d'intolérance et qui fait croire au prêtre
qu'il est une espèce supérieure aux autres Français. On lui donne une
juridiction, on lui donne un territoire circonscrit, on lui donne des paroissiens
: comment ne serait-il pas intolérant ? Nous avons une conscience, une
raison, une religion ; nous ne voulons ni de la conscience, ni de la raison,
ni de la religion du prêtre. « Doit-on
tolérer une religion qui, de sa nature, est intolérante ? C'est une question
dont la négative sera sans doute décidée dans la Constitution que vous
présenterez à l'acceptation des Français. Mais, en attendant, que ceux
dont l'âme a besoin d'une croyance mystérieuse, que ceux-là paient les
prêtres catholiques, on peut le permettre sans de grands dangers ; mais que
ceux-là seuls les paient : il est bien juste que chacun paie ses plaisirs. Ils
sont heureusement rares, et dès que le prêtre, comme le négociant, sera payé
par le consommateur, il se trouvera peu d'imbéciles qui useront de cette
denrée. Ne serait-il pas absurde, en effet, que des Français éclairés, des
Français libres, payassent des hommes dont la morale est destructive de tout
esprit public ? Le jeûne, le cilice, l'obéissance aveugle, la discipline,
voilà la grande vertu du catholicisme. » La
question est hardiment posée entre le catholicisme et la Révolution. Mais
c'est bien rapetisser le problème religieux que de le réduire à un calcul
d'argent. Les racines de la croyance sont plus profondes et plus fortes ; et
ce sont les dons des croyants, surpris parfois, il est vrai, par les moyens
les plus coupables, qui ont fait la richesse de l'Eglise. Une société
n'éliminera la tradition chrétienne qu'en lui substituant peu à peu, dans les
consciences, un idéal plus vivant et plus large. Il ne suffit pas, pour
abolir le culte, d'obliger les fidèles à le payer. Les Amis de la liberté
de la Souterraine, en ont le pressentiment, mais l'idéal religieux qu'ils
proposent est assez étrange : une combinaison du déisme de Jean-Jacques avec
des souvenirs antiques. « Sans
cesse, le prêtre donne de l'Eternel une idée petite et mesquine ; les
pratiques les plus minutieuses, voilà ce qui conduit au ciel selon lui ; il compte
pour rien les vertus sociales, il dégrade l'âme, il abrutit l'esprit, il
avilit l'humanité. Nous, et bientôt, si vous le voulez, tous les Français
penseront comme nous, nous ne nous représentons pas l'Eternel comme un
despote oriental, nous nous en faisons une idée plus agréable et nous le
croyons plutôt entouré d'un Minos, d'un Aristide et d'un Lycurgue que d'un
saint Crépin, d'un saint Antoine, d'un saint François. Un bon cultivateur, un
bon soldat, un citoyen vertueux, voilà les saints dont nous honorerons la
mémoire. » Il
fallait quelque bon vouloir à Manuel pour croire que ce document à peu près
unique exprimait l'opinion de la majorité de la France à cette date. Basire
s'emporta aux Jacobins contre celui qui avait communiqué à la société le
projet de Cambon : « Je
combats le projet du préopinant ; si je ne connaissais pas la pureté de ses
intentions, je le regarderais comme un aristocrate ; je ne me sers point du
culte catholique, mais je regarde le projet comme propre à répandre de
nouveaux troubles. J'examine d'abord la question sur le point de vue de la
politique ; je considère cette foule nombreuse de moines et de religieuses et
je me demande : comment feront-ils pour subsister ? Mirabeau a dit qu'il n'y
avait que trois manières de subsister : ou comme propriétaire, ou comme
salarié, ou comme voleur. Mais, dit-on, ils 'peuvent travailler. Et à quoi
travailleront-ils ? Ils n'ont aucune éducation qui leur donne un moyen de se
procurer une subsistance nécessaire. Que le Comité apprenne donc une bonne
fois à juger en politique. Quel est celui qui peut applaudir à un décret qui
peut créer dans un jour trois cent mille brigands ? Considérons d'ailleurs
que le peuple aime encore la religion ; et admettre le projet du Comité,
c'est ressusciter le fanatisme. Et comment persuaderez-vous à une vieille
femme que l'on n'a pas aboli la religion en abolissant les frais du culte ?
Dans l'état de détresse où se trouveront les prêtres, ils trouveront des
moyens faciles de tromper l'ignorance, ils représenteront les citoyens comme
possédés du démon ; et qui peut calculer jusqu'à quel point ce décret peut
faire couler du sang ? Ce projet de décret est mauvais, et il le sera jusqu'à
ce que les vieilles femmes soient mortes. » Alexandre
Courtois s'écrie : « Je
n'ai vu dans le projet de Cambon qu'un moyen d'alarmer les consciences, de
causer du trouble dans les départements, de rendre la Nation injuste
envers les missionnaires des bons principes, les martyrs de la loi, les
victimes' de l'aristocratie... Croyez que le thermomètre de l'esprit
public des départements n'est pas au même degré que celui de Paris ; croyez
que les opinions religieuses y sont consacrées, et qu'il serait imprudent,
peut-être injuste, de les troubler. Il y a des préjugés qu'il faut attaquer
avec ménagements et par les armes de l'instruction ; mais l'instruction doit
être présentée au peuple comme un jour doux à des yeux délicats. » Le Roy (d'Alençon), tout en parlant des prêtres en
termes insultants, combat aussi le projet du Comité des finances « Il
est souvent dangereux de vouloir appliquer dans toutes les circonstances les
spéculations hardies de la philosophie. Je conviens qu'en principe chaque
secte doit payer ses ministres ; mais le peuple n'est point encore assez
éclairé pour adopter cette mesure. Vous n'ignorez pas l'influence que les
prêtres ont acquise sur le peuple des campagnes et sur une partie de celui
des villes. Si vous alliez refuser à ces prêtres le traitement que la Nation
leur a promis solennellement, alors vous verriez ces hordes sacerdotales se
déchaîner contre la République naissante et peut-être l'étouffer dans son
berceau ; vous les verriez secouer de toutes parts le flambeau de la guerre
civile, faire perdre à la Convention la confiance dont elle est investie
; et ne croyez pas qu'il nous fût aussi facile de triompher de ces Catilinas
tonsurés que des prêtres réfractaires. Le parti des prêtres soi-disant
constitutionnels est considérable et puissant ; il leur serait facile de
diviser le peuple français et d'opérer la ruine de la liberté. Agissons avec
les prêtres comme avec ces animaux féroces qui nous menacent de nous dévorer
; pour apaiser leur rage, nous leur jetons un morceau de pain. Eh bien ! pour
que les prêtres ne s'élancent pas sur nous, ne laissons pas oisive leur
voracité, et donnons-leur du pain. Alors ils seront paisibles. Leur intérêt
est le dieu qu'ils adorent ; ils seront patriotes, car un prêtre qui a de
quoi manger devient moins dangereux. Et dans quel moment vient-on nous
proposer une mesure aussi impolitique ? C'est dans un moment où la Nation va
s'occuper d'un grand coupable. » Garnier
constate que, dans une société ancienne où tant de préjugés et de traditions
s'entrelacent, il est impossible d'opérer des changements trop brusques « Il
faut bien distinguer, dit-il, une société qui se recrée, en quelque sorte,
avec ses propres décombres, d'une société neuve dans laquelle les passions,
les préjugés sociaux n'ont point changé les heureuses directions de la
nature. Si la République française était une société naissante, je serais de
l'avis de laisser à chacun le droit de payer les ministres de son culte, mais
la Nation française, qui a déjà renoncé à bien des préjugés, en conserve
cependant un grand. Le fanatisme a encore bien des victimes ; les prêtres ont
encore le règne de l'opinion dans une grande partie de la République. » Basire,
revenant à la charge et animé par la contradiction de Chabot, laissa percer
quelques-unes des espérances secrètes qu'une partie des révolutionnaires
mettait encore dans le clergé constitutionnel. « Je
dis que le projet de Cambon est antiphilosophique. Ne donnons pas le titre de
philosophes à tous ces misérables pédants que le peuple jusqu'ici a trop
vénérés. La véritable philosophie ne consiste pas seulement à régler ses
opinions, mais elle consiste aussi à bien connaître l'opinion publique. Il ne
suffit pas qu'une opinion soit bonne pour l'adopter, il est nécessaire
qu'elle soit générale. Apprenez que chez un peuple superstitieux, une loi
contre la superstition est un crime d'Etat... « Quel
est le pouvoir du clergé ? Que peut-il sur moi, sur vous ? Sa mission se
borne à consoler des vieilles femmes. Quel plaisir pourriez-vous trouver à
irriter des fous ? Quelle philosophie y a-t-il donc là-dedans ? « Votre
décret en retarde les progrès. Les prêtres, tranquilles sur les moyens de
subsistance, voyant paraître le jour de la raison, pouvaient se faire honneur
de prêcher une sainte morale et d'être les organes de la vérité. Si les
fanatiques se portent à des excès, faudra-t-il les détruire ? La philosophie
qui prêche la tolérance va-t-elle se donner tous les torts de l'inquisition ?
Eloignons la superstition, elle passe avec les hommes caducs dont la tête en
est encore imprégnée. J'aime mieux payer les prêtres pour être tranquille,
puisque mon aïeul ne peut pas s'en passer. » Les
Jacobins acclamèrent Basire, et le mouvement fut si vif que Chabot lui-même —
le docteur Robinet ne l'a point noté — battit en retraite : « Je
ne m'oppose pas à ce que l'on accorde une pension aux ecclésiastiques qui ont
prêté le serment prescrit par la loi. Mais ne nous servons plus du terme de
traitement : ce mot semble faire croire qu'il existe une religion dominante
et constitutionnelle ; n'accordons cette pension qu'aux ecclésiastiques qui
auront bien mérité de la patrie. Ne l'accordons qu'à ceux surtout qui ont
défendu la Révolution du 10 août et qui ont les notions des principes
républicains. » C'était le budget des cultes sous condition. LES RAISONS DU MAINTIEN DU BUDGET DES CULTES Les
raisons qui décidèrent la presque unanimité des Jacobins à repousser la
motion du Comité des finances peuvent se résumer ainsi : D'abord l'immense
majorité du peuple de France est catholique. La superstition monarchique
s'est enfin évanouie ; la superstition religieuse dure encore. Or, pour le
peuple l'idée de religion se confond avec l'idée d'un culte payé par la
Nation. C'est une erreur, et la religion ne serait nullement atteinte en son
fond, si elle redevenait ce qu'elle doit être, c'est-à-dire chose privée.
Mais le législateur doit tenir compte des erreurs générales et des préjugés
dominants. Quand une conscience se croit blessée, c'est presque comme si elle
était blessée et c'est une extrémité douloureuse que justifie seule l'extrême
nécessité. En
second lieu, il y aurait inhumanité et danger à retirer leur pension,
c'est-à-dire leur unique moyen d'existence, aux anciens moines et anciennes
nonnes que la Révolution a exclus des couvents. Les affamer serait une
barbarie. Les pousser au désespoir serait une maladresse. De plus, envers le
clergé constitutionnel proprement dit, ce serait une ingratitude. Il a dû,
pour accepter la Constitution civile et pour recevoir de l'élection populaire
ses fonctions renouvelées, affronter les outrages des prêtres réfractaires,
les insultes, les menaces, les violences même d'une partie du peuple
fanatisé. Il s'est compromis avec la Révolution. Si la Révolution le laisse
sans pain, elle viole toute équité. En manquant à l'engagement solennel
qu'elle a pris récemment, lorsqu'elle a sécularisé les biens d'Eglise,
d'assurer le service du culte, la Révolution éveille des doutes sur sa bonne
foi et autorise à croire qu'elle ne tiendra pas d'autres engagements
souscrits par elle. D'ailleurs, en bien des régions, les patriotes, les
révolutionnaires ont souvent fait cause commune avec les prêtres
constitutionnels. Ils les ont élus ; ils les ont installés ; il les ont
défendus. Ils ont décidé leurs femmes et leurs enfants à assister à la messe
constitutionnelle, à déserter la messe factieuse où affluaient les nobles
oublieux de leur voltairianisme d'hier. Délaisser les prêtres
constitutionnels, c'est faire jouer un rôle ridicule aux patriotes qui ont
lutté pour les défendre ; ainsi, tandis que les prêtres réfractaires fanatisent
contre la Révolution une partie du peuple, les prêtres constitutionnels,
aigris par la misère, par l'abandon subit et par la sorte de désaveu public
que la Révolution leur inflige, indisposeront contre la Convention nationale,
unique gardienne de la liberté et de la patrie, un grand nombre de patriotes. Enfin,
il était permis d'espérer que le clergé constitutionnel, procédant de
l'élection populaire, acceptant une Constitution démocratique, laisserait
tomber peu à peu la partie la plus oppressive des dogmes, atténuerait les
mystères effrayants pour la raison ou blessants pour l'humanité, se réduirait
à une prédication toute morale et civique et ménagerait ainsi, sans secousse,
comme sans préméditation, le passage désiré de l'ancienne superstition
catholique à une philosophie simplement nuancée d'évangélisme. Et quelques
imprudents, quelques « économistes de boutiques », choisissaient,
pour troubler ces perspectives de paix, pour allumer dans le pays la guerre
religieuse, l'heure tragique où la Nation se préparait à juger le roi et
avait besoin de toutes ses forces pour l'acte de justice qui allait étonner
et peut-être soulever l'univers ! Voilà
les raisons qui, à la fin de 1792, déterminèrent les Jacobins à maintenir le
budget des cultes. Historiquement et à leur date, elles sont fortes. Elles ne
procèdent pas d'un calcul de classe. La bourgeoisie révolutionnaire ne songe
pas, comme le feront plus tard beaucoup de ses descendants, à maintenir,
artificiellement et par la puissance de l'Etat, une religion d'autorité,
conseillère des résignations pour le prolétariat. Visiblement, au contraire,
les grands bourgeois révolutionnaires de 1792 souffrent des préjugés
puissants du pays, de son attachement à la tradition religieuse. Ils
voudraient l'émanciper du préjugé, de la croyance, l'élever à la philosophie
et à la raison. Ils ne se résignent à ménager le culte, à lui garder une
place dans l'Etat, que pour ne pas compromettre la cause de la Révolution
elle-même, menacée par le fanatisme populaire. L'OPINION DE DANTON Danton,
le 30 novembre, en un bref et puissant discours à la Convention, poussa le
cri d'alarme : « Il
faut se défier d'une idée jetée dans cette Assemblée. Il est trompé, le
peuple ; vous devez l'éclairer. Il s'est rappelé la proposition de Cambon,
que la perfidie, le fanatisme, la malveillance ignorante ont commentée avec
soin. On a dit qu'il ne fallait pas que les prêtres fussent salariés par le
Trésor public. On s'est appuyé sur des idées philosophiques qui me sont
chères, car je ne connais d'autre dieu que celui de l'univers, d'autre culte
que le culte de la justice et de la liberté. Mais l'homme maltraité de la
fortune cherche des jouissances éventuelles ; quand il voit un homme riche se
livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à
lui sont restreints au plus étroit nécessaire, alors, il croit que dans une
autre vie ses jouissances se multiplieront en proportion de ses privations
dans celle-ci. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de
morale, qui auront fait pénétrer la lumière auprès des chaumières, alors il
sera bon de parler aux hommes morale et philosophie. Mais jusque-là il est
barbare, c'est un crime de lèse-Nation de vouloir ôter au peuple des hommes
dans lesquels il peut encore trouver quelques consolations. Je ne connais,
moi, je l'ai déjà dit, que le dieu de l'univers, la liberté et la justice.
L'homme des champs y ajoute l'homme consolateur qu'il regarde comme saint,
parce que sa jeunesse, son adolescence et sa vieillesse lui ont dû quelques
instants de bonheur, parce que le malheureux a l'âme tendre et qu'il
s'attache particulièrement à tout ce qui porte un caractère majestueux. Oui,
laissez-lui son erreur, mais éclairez-le ; dites-lui positivement que
l'intention de la Convention n'est pas de détruire, mais de perfectionner ;
que si elle poursuit le fanatisme, c'est parce qu'elle veut la liberté des
opinions religieuses. » Le
déisme de Danton ne ressemblait -pas à celui de Robespierre. Il était, si je
puis dire, beaucoup plus naturaliste, et le « dieu de l'univers » invoqué par
Danton est sans doute très parent du dieu de Diderot. Tandis que Robespierre
affirme, pour son propre compte, l'immortalité de l'âme comme une vérité
définitive, éternellement nécessaire aux hommes, Danton ne voit là que la
consolation passagère, la provisoire illusion des pauvres, qu'une meilleure
organisation sociale affranchira sans doute de ce préjugé de misère. Ce n'est
donc pas sous les vagues inspirations d'un déisme quasi chrétien, ce n'est
point pour respecter dans le christianisme l'image un peu surchargée et
compliquée du déisme de Jean-Jacques, que Danton demande que- les habitudes
religieuses du peuple soient ménagées. C'est pour épargner à la Nation si
éprouvée déjà par tant de périls, une grande commotion de conscience et la
plus profonde des guerres civiles. C'est donc dans un intérêt tout politique
et national et sans aucune arrière-pensée dogmatique que Danton s'oppose à
tout ce qui pouvait inquiéter la superstition et ébranler le difficile
compromis institué par la Constitution civile du clergé entre l'antique foi
et la liberté nouvelle. L'OPINION DE CONDORCET Comme
Danton, Condorcet, le plus libre des esprits, le plus authentique
représentant de la pensée des Encyclopédistes, le philosophe le plus
impatient d'élever toute l'humanité à la lumière de la raison, conclut contre
la suppression du budget des cultes : « L'armée
que l'Assemblée constituante a levée contre l'ancien clergé — c'est le
nouveau clergé constitutionnel que Condorcet désigne par ces mots
pittoresques — est un peu chèrement payée ; mais il serait injuste de la
licencier sans accorder une retraite aux généraux et aux soldats. D'ailleurs,
écartons toute idée religieuse, et supposons qu'il ait été d'usage de payer
dans chaque village un frère de la Charité pour avoir soin des malades et
qu'on ait trouvé plus juste de ne pas faire contribuer à cet entretien ceux
qui n'ont pas confiance aux chirurgiens de cette corporation. Serait-il bien
juste de dire aux malades qui s'en servaient : On ne les paiera plus, faites
comme ceux qui n'en veulent pas et qui paient leurs chirurgiens. Ces malades
ne pourraient-ils pas répondre : Laissez-nous du moins le temps de prendre
nos précautions pour nous assurer des secours. Ce n'est pas notre faute si on
ne nous a pas accoutumés à choisir et à payer nous-mêmes nos médecins. » (Chronique
de Paris du 2 décembre 1792, signature de Condorcet lui-même.) Il y a donc, on peut le dire,
presque unanimité des plus grands et des plus libres esprits de la Convention
contre la motion de Cambon. Et j'avoue que les efforts de M. Robinet pour
attribuer à Robespierre seul la responsabilité de cette politique me semblent
un peu enfantins. L'OPINION DE ROBESPIERRE Il est
vrai qu'il se prononça avec une particulière énergie et parfois aussi avec
une singulière noblesse- dans un grand article de la fin de décembre ; mais
déjà tous les partis et tous les hommes de la Révolution avaient pris
position contre le projet de Cambon. Seulement, Robespierre, plus que tout
autre, semble croire que le christianisme, enseigné par la Révolution et
selon la Révolution, peut perdre peu à peu ses dogmes les plus aventureux et
les plus tyranniques et se confondre avec la religion naturelle ; et c'est
tout un système religieux et moral, bien différent de celui de Danton, qu'il
esquisse à larges traits. « Ce
n'est pas, dit-il d'abord, une faible preuve des progrès de la raison humaine
que l'embarras que j'éprouve à traiter cette question et l'espèce de
nécessité où je crois me trouver de faire une profession de foi qui, dans
d'autres temps ou dans d'autres lieux, n'aurait pas été impunie. Mon dieu,
c'est celui qui créa tous les hommes pour l'égalité et pour le bonheur ;
c'est celui qui protège la liberté et qui extermine les tyrans ; mon culte,
c'est celui de la justice et de l'humanité. Je n'aime pas plus qu'un autre le
pouvoir des prêtres ; c'est une chaîne de plus donnée à l'humanité, mais
c'est une chaîne invisible attachée aux esprits et la raison seule peut la rompre.
Le législateur peut aider la raison, mais il ne peut la suppléer ; il ne doit
jamais rester en arrière ; il doit encore moins la devancer trop vite... Pour
moi, sous le rapport des préjugés religieux, notre situation me paraît très
heureuse et l'opinion publique très avancée. L'empire de la superstition est
presque détruit ; déjà c'est moins le prêtre qui est un objet de vénération,
que l'idée de la religion et l'objet même du culte. Déjà le flambeau de la
philosophie, pénétrant jusqu'aux conditions les plus éloignées d'elle ; a
chassé tous les redoutables ou ridicules fantômes que l'ambition des prêtres
et la politique des rois avaient ordonné d'adorer au nom du ciel ; et il ne
reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un
appui aux idées morales, et à la doctrine sublime et touchante de l'égalité
que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute,
l'évangile de la raison et de la liberté sera l'évangile du monde. « Législateurs,
vous pouvez hâter cette époque par des lois générales, par une constitution
libre qui éclaire les esprits, régénère les mœurs et élève toutes les âmes à
la simplicité de la nature, mais non par un décret de circonstance et par une
spéculation financière. Si le peuple est dégagé de la plupart des préjugés
superstitieux, il n'est point disposé à regarder la religion en elle-même
comme une institution indifférente ou soumise aux calculs de la politique. Le
dogme de la divinité est gravé dans les esprits, et ce dogme, le peuple le
lie au culte qu'il a professé jusqu'ici ; et, à ce culte il lie au moins en
partie le système de ses idées morales. Attaquer directement ce culte, c'est
attenter à la moralité du peuple. Qu'une société de philosophes fonde la
sienne sur d'autres bases, on le conçoit ; mais les hommes qui, étrangers à
leurs méditations profondes, ont appris à confondre les motifs de la vertu
avec les principes de la religion, ne peuvent voir sans effroi le culte
sacrifié par le gouvernement à des intérêts d'une autre nature. Si le
peuple en agissait autrement, ce ne serait qu'aux dépens de ses mœurs ; car
quiconque renonce par cupidité, même à une erreur qu'il regarde comme une
vérité, est déjà corrompu. Or, rappelez-vous que votre Révolution est
fondée sur les notions de la justice et que tout ce qui tend à affaiblir le
sentiment moral du peuple en énerve le ressort... « Attendez
le moment où les bases sacrées de la moralité publique pourront être
remplacées par les lois, par les mœurs et par les lumières politiques. Si
la déclaration des Droits de l'Homme était déchirée par la tyrannie, nous la
retrouverions encore dans ce Code religieux que le despotisme sacerdotal
présentait à notre vénération ; et, s'il faut qu'aux frais de la société
entière, les citoyens se rassemblent encore dans des temples communs devant
l'imposante idée d'un Être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant
et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle.... « Quoi
qu'on en ait dit, loin que le système du Comité soulage le peuple, il fait
retomber sur lui tout le poids des dépenses du culte. Faites-y bien attention
; quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée
religieuse ? Ce sont les classes riches ; cette manière de voir dans cette
classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les autres
seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du
culte ? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce
qu'ils sont moins raisonneurs ou moins éclairés, soit aussi par une des
raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir
que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et
contre l'impitoyable opulence et porte des consolations à la misère et au
désespoir lui-même. Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de
supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la
dépendance des riches ou dans celle des _prêtres. ; ils seront réduits à
mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain ; ou bien
encore, réduits à l'impuissance de salarier les -prêtres, ils seront forcés
de renoncer à leur ministère, et c'est la plus funeste des hypothèses, car
c'est alors qu'ils sentiront le poids de leur misère, qui semblera leur ôter
tous les biens, jusqu'à l'espérance ; c'est alors qu'ils accuseront ceux qui
les auront réduits à acheter le droit de remplir ce qu'ils regardent comme
des devoirs sacrés. Vous parlez de la liberté de conscience et ce système
l'anéantit ; car réduire le peuple à l'impuissance de pratiquer sa
religion, ou' la proscrire par une loi expresse, c'est absolument la même
chose. Or, nulle puissance n'a le droit de supprimer le culte établi,
jusqu'à ce que le peuple en soit lui-même détrompé. « Peu
importe que les opinions religieuses qu'il a embrassées soient des préjugés
ou non ; c'est dans son système qu'il faut raisonner. » Cette
conception de Robespierre est nette et grande par plus d'un côté, mais elle
est aussi bien dangereuse, et elle pourrait être funeste. Sa grandeur, c'est
une sorte de tendre respect pour l'âme du peuple, pour l'humble conscience du
pauvre. Les autres révolutionnaires, notamment les orateurs jacobins que j'ai
cités tolèrent, si je puis dire, de haut, les préjugés du peuple. Ils
déclarent qu'ils ne veulent point les violenter, mais au moment même où ils
se résignent à les subir, ils les rudoient et les outragent. Robespierre ne
consent pas à regarder de haut même les erreurs du peuple ; il s'accommode à
elles et semble se mettre à leur niveau. D'abord, lui-même, disciple de
Jean-Jacques, a foi dans un Dieu personnel et conscient, gouvernant le monde
par sa grandeur, et dans l'immortalité de l'âme humaine ; et il s'applique à
retrouver sous l'enveloppe chrétienne des croyances populaires ces deux
dogmes de la religion naturelle. Il se persuade qu'après tout le peuple est
d'accord avec la pensée de Rousseau qui valait bien les Encyclopédistes. Qui
sait si, du haut de ces idées, qui sont pour Robespierre les vérités
dominantes, le point de vue le plus élevé sur l'univers et sur la vie, le
peuple n'aurait point le droit de regarder avec quelque dédain ceux qui
affectent orgueilleusement de tolérer son infirmité d'esprit ? Entre le
déiste héritier de Jean-Jacques et le peuple chrétien, il pouvait subsister
un malentendu ; quel jugement porter sur la personne même du Christ ? Est-il
un homme fils et frère des hommes ? Est-il un dieu, qui, malgré l'humanité
dont il s'est revêtu, a souveraine puissance sur les hommes ? Selon
le choix que l'on fait, les conséquences peuvent diverger à l'infini ;
Robespierre, comme pour éviter toute possibilité de divorce entre le déiste
philosophe et l'humble multitude chrétienne, semble éluder le choix.et se
dérober au problème. Déjà le vicaire savoyard de Rousseau y avait échappé,
plus qu'il ne l'avait résolu, par un élan du cœur. Il a beau s'écrier enfin :
« Si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus
sont d'un dieu », il apparaît bien qu'il n'entend pas ce mot de dieu dans le
sens traditionnel que lui donne l'Eglise ; cette divinité présumée de Jésus
n'est fondée ni sur le miracle ni sur un système surnaturel. Elle n'est, pour
le cœur ardent et troublé du pauvre vicaire inconnu, qu'un degré de sainteté
incomparable et qui n'a point sa mesure dans la vie de l'humanité : « La
sainteté de l'Evangile parle à mon cœur. » Voilà toute la démonstration
dogmatique et voilà aussi, pour le prêtre que fait parler Rousseau, tout le
sens de la divinité du Christ. De même qu'à l'autel, quand il consacre le
pain et le vin, il cesse un moment de s'interroger sur le mystère de la
transsubstantiation qui le déconcerte, et s'incline comme si Dieu était là ;
de même, quand il aborde la personne du Christ, il se laisse aller, par un
élan de ferveur morale, à confondre la sainteté-et la divinité. Il adore sans
que son esprit ait conclu. Robespierre
se garde de ce vertige ; et il avertit nettement qu'il ne connaît d'autre
dieu que celui de l'humanité libre. Mais il parle du « fils de Marie »
avec une sorte de respect équivoque ; il ne veut point déchirer brusquement
le voile de divinité sous lequel le peuple adore, sans y prendre garde, les
plus hautes espérances et les plus hautes vertus de son propre cœur. Il
espère sans doute que bientôt le peuple s'apercevra de lui-même de cette
confusion, et qu'il s'affranchira de ce qui reste de superstition et d'erreur
dans sa croyance sans que les notions de justice et les espérances
d'immortalité qui en forment le fond soient compromises. Un
jour, le pauvre vicaire savoyard, devenu prêtre constitutionnel, se tournera
vers le peuple libre et chrétien assemblé dans l'église du village ; et du
haut de l'autel, au moment même où il viendra de consacrer le pain et le vin,
il lui dira : « Amis,
j'ai respecté jusqu'ici l'innocence de votre foi, bien supérieure à la
subtilité des philosophes. Mais je sais maintenant qu'un long usage de la
liberté et de la raison a suffisamment épuré vos idées pour que vous puissiez
dégager les vérités essentielles des symboles qui pour vous les
enveloppaient. Non, il n'est pas vrai qu'un dieu soit matériellement présent
sous les espèces du pain et du vin ; mais la présence morale, en chacun de
vous, de celui qui donna aux hommes un exemple incomparable de douceur et de
sacrifice, est bien plus réelle, bien plus substantielle que si en effet il
était caché dans ce peu de matière. Le voile du symbole peut tomber. Cette
figure sensible n'est plus nécessaire à des esprits sûrs d'eux-mêmes. Et il
n'est pas vrai non plus, vous l'avez pressenti, que Dieu ait pu s'incarner,
se réaliser matériellement dans l'humanité : pas plus qu'il n'est caché en ce
moment sous les espèces matérielles du pain et du vin, il n'a été caché sous
les espèces matérielles d'une individualité humaine. Mais la sainteté que le
Dieu éternel communique à l'humanité s'est manifestée avec tant d'éclat dans
la personne et la vie du Christ, qu'il est devenu pour nous la figure de la
divinité même, éternellement présente parmi les hommes. Ici encore le symbole
est inutile. La présence du Dieu éternel parmi les hommes n'a plus besoin
d'être figurée par ces touchantes mais incomplètes images. C'est dans la
conscience d'un peuple libre et ami de la justice que Dieu se manifeste le
mieux. La lumière du Christ n'était que l'aube annonçant la lumière divine de
la liberté. Ce n'est pas vers l'Orient, c'est vers la pleine lumière de
l'humanité libre qu'il faut maintenant se tourner. Vous ne vous êtes point
trompés ; nous ne nous sommes point trompés. Les symboles sous lesquels vous
reconnaissiez la vérité ne vous égaraient pas, puisqu'ils vous préparaient à
la vérité tout entière. Ceux qui les raillaient étaient plus loin du vrai
chemin que ceux qui, avertis par le pressentiment encore obscur de leur
raison et par l'instinct plus clairvoyant de leur âme, marchaient dans des
voies mêlées d'ombre vers le grand jour qui éclate enfin à tous les yeux.
Non, nous n'avons rien à effacer, rien à regretter. C'est toujours la même
vérité que nous adorons, mais nous la pouvons adorer enfin sans voile ; c'est
la récompense de notre longue ferveur et la suprême victoire de la liberté. » Voilà
ce que Robespierre attendait, à une date que son esprit n'assignait pas, du
clergé constitutionnel. Il aurait voulu que le peuple passât de la foi
chrétienne au déisme rationnel, -sans être un moment embarrassé et comme
humilié de lui-même. Et il s'irritait qu'une motion de finances vînt
compromettre cette profonde et paisible évolution des consciences. Il se
scandalisait que par l'amorce d'une économie, d'une réduction d'impôt, on
tentât d'égarer le peuple hors des voies de la croyance et qu'on parût fixer
le tarif d'un reniement universel que la conscience seule n'aurait point
dicté. C'est par ce respect profond et délicat pour le peuple que Robespierre
était grand. Et c'est par là malgré ses défauts et ses vices, malgré ses
ignorances, ses vanités, ses jalousies et ses haines, c'est par là qu'il
allait au cœur du peuple. Il remuait en lui des fibres profondes que les
autres ne touchaient pas. Dans un terrible portrait de Robespierre, que fait
le 9 novembre le journal de Condorcet, ce qu'il y a en lui du prêtre est
fortement marqué : « On
se demande quelquefois pourquoi tant de femmes à la suite de Robespierre,
chez lui, à la tribune des Jacobins, aux Cordeliers, à la Convention ? C'est
que la Révolution française est une religion, et que Robespierre y fait une
secte ; c'est un prêtre qui a des dévotes ; mais il est évident que toute sa
puissance est en quenouille. Robespierre prêche, Robespierre censure, il est
grave, furieux, mélancolique, exalté à froid, suivi dans ses pensées et dans
sa conduite, il tonne contre les riches et les grands ; il vit de peu et ne
connaît pas les besoins physiques, il n'a qu'une seule mission c'est de
parler, et il parle presque toujours ; il crée des disciples ; il a des
gardes pour sa personne ; il harangue les Jacobins quand il peut s'y faire
des sectateurs ; il se tait quand il pourrait exposer son crédit ; il refuse
les places où il pourrait servir le peuple et choisit les postes où il croit
pouvoir le gouverner ; il paraît quand il peut faire sensation, il disparaît
quand la scène est remplie par d'autres ; il a tous les caractères, non pas
d'un chef de religion, mais d'un chef de secte ; il s'est fait une réputation
d'austérité qui vise à la sainteté, il monte sur des bancs, il parle de Dieu
et de la providence, il se dit l'ami des pauvres et des faibles d'esprit, il
reçoit gravement leurs adorations et leurs hommages, il disparaît avant le
danger, et l'on ne voit que lui quand le danger est passé ; Robespierre n'est
qu'un prêtre et ne sera jamais qu'un prêtre. » Oui, il
y avait en lui du prêtre et du sectaire, une prétention intolérable à
l'infaillibilité, l'orgueil d'une vertu étroite, l'habitude tyrannique de
tout juger sur la mesure de sa propre conscience, et envers les souffrances
individuelles la terrible sécheresse de cœur de l'homme obsédé par une idée
et qui finit peu à peu par confondre sa personne et sa foi, l'intérêt de son
ambition et l'intérêt de sa cause. Mais il y avait aussi une exceptionnelle
probité morale, un sens religieux et passionné de la vie, et une sorte de
scrupule inquiet à ne diminuer, à ne dégrader aucune des facultés de la
nature humaine, à chercher dans les manifestations les plus humbles de la
pensée et de la croyance l'essentielle grandeur de l'homme. Robespierre
était en outre incliné vers la pensée chrétienne par une sorte de pessimisme
profond, analogue au pessimisme chrétien et au pessimisme de Jean-Jacques. Le
christianisme n'est pas pleinement et définitivement pessimiste ; puisqu'il
ouvre à l'homme des horizons surnaturels ; mais il juge sévèrement la nature
et la société. Livré à lui-même, et sans le secours des grâces divines,
l'homme n'est que ténèbres et malice ; et les progrès extérieurs qu'il
réalise par la science et l'art n'atteignent point le fond de son être
malade. Livrées à elles-mêmes, les sociétés ne réalisent jamais un équilibre
naturel de justice qui dispense l'homme des espérances surnaturelles. Plus
amèrement que la pensée chrétienne et avec plus d'inquiétude, la pensée de
Jean-Jacques est pessimiste aussi. L'homme, selon lui, va d'un état de nature
où il y a tout ensemble innocence et violence, simplicité et ignorance, à un
état policé où le progrès des lumières est inséparable d'un progrès de la
corruption. Jamais le système social ne réalisera la justice. Il est douteux
que la démocratie absolue puisse convenir aux grands Etats modernes et,
Rousseau, quand il définit la souveraineté du peuple, semble désespérer
qu'elle devienne jamais une réalité. En outre, comment, en dehors du
communisme primitif dès longtemps aboli, établir l'égalité ? Et comment
ramener ce communisme dans les sociétés corrompues et divisées ? Ainsi
Jean-Jacques s'enfiévrait de douleur et d'impuissance à porter un rêve de
perfection humaine et sociale qu'à aucun moment de l'histoire, ni dans le
passé, ni dans le présent, ni dans l'avenir, la réalité n'accueillait. Il se
jetait ainsi hors des temps dans un déisme passionné et presque chrétien qui
lui promettait, en un ordre inconnu, les harmonies de justice que le monde
immense refusait à son cœur tourmenté. Robespierre
n'avait pas pris de Jean-Jacques tout son pessimisme, puisqu'il croyait la
démocratie applicable aux grands Etats modernes. Mais il se disait que même
après l'institution de l'entière démocratie, bien des maux accableraient
l'homme. Il lui semblait impossible de corriger suffisamment les inégalités
sociales, il lui semblait impossible de ramener toutes les fortunes et toutes
les conditions à un même niveau, sans arrêter, sans briser les ressorts
humains, et il prévoyait ainsi la renaissance indéfinie, de génération en
génération, de l'orgueil et de l'égoïsme des uns, de la souffrance et de
l'envie des autres. Il n'avait aucun pressentiment du socialisme ; il
n'entrevoyait pas la possibilité d'un ordre nouveau où toutes les énergies
humaines se déploieraient plus harmonieusement. Ainsi
l'œuvre révolutionnaire, si loin qu'on la poussât, si entier qu'on en espérât
le triomphe, lui apparaissait bien courte et bien superficielle, à moitié
flétrie d'avance par les inégalités sociales subsistantes et par les vices de
tout ordre qui en procèdent nécessairement. Aussi éprouvait-il quelque
respect pour l'action chrétienne qui lui semblait avoir pénétré parfois dans
les âmes humaines à des profondeurs où l'action révolutionnaire n'atteindrait
point. Et il se faisait scrupule d'arracher aux hommes des espérances
surhumaines de justice et de bonheur dont la Révolution lui paraissait
incapable à jamais d'assurer l'équivalent. Là est,
dans la pensée de Robespierre, le grand drame ; là est, dans cette âme un peu
aride, l'émotion profonde et la permanente mélancolie. Il travaille à une
œuvre très difficile à accomplir et dont il sait d'avance que, même
accomplie, elle satisfera à peine le cœur de l'homme ; et il ne veut pas
détruire des réserves d'espérance léguées par le passé à l'heure même où,
pour instituer l'ordre nouveau de liberté et de justice, il faut qu'il
combatte les puissances du passé. Ferons-nous un grief à Robespierre, nous
socialistes, d'avoir souffert des imperfections cruellement ressenties de la
Révolution démocratique et bourgeoise et d'avoir cherché dans une sorte
d'adaptation moderne du christianisme un supplément de force morale et de
joie qu'en son pessimisme social il n'attendait pas du progrès naturel des
sociétés ? Oui, il y avait là une grande et triste pensée, je ne sais quel
jour profond, mystérieux et sombre, ouvert sur les douleurs et les injustices
que la Révolution ne guérissait pas. Mais en
même temps cette conception était pleine de périls. D'abord Robespierre
prenait trop aisément son parti de l'ignorance du peuple, de la persistante
illusion qui l'attachait à des dogmes surannés ; sous prétexte que sa
moralité était traditionnellement liée à sa foi, il prolongeait celle-ci ;
visiblement, il n'était pas impatient de voir le peuple s'élever à la
science, jeter sur l'univers un regard libre et hardi. En
second lieu, il était très imprudent d'imaginer que de lui-même, et par une
sorte d'atténuation et décoloration de ses dogmes essentiels, le
christianisme se réduirait à la religion naturelle. La divinité du Christ
avait pendant dix-huit siècles dominé les consciences ; c'est à cette forme
de Dieu, vivante, humaine, historique, bien plus qu'à l'idée abstraite,
immobile et pâle de l'Etre universel, que le cœur des foules souffrantes
s'était donné ; et bientôt, au moindre mouvement de réaction, à la moindre
déception du peuple, c'est le christianisme entier, exigeant, qui
reparaîtrait sous le déisme superficiel. Robespierre n'arrachait point la
racine profonde ; soudain la puissance autoritaire de l'Eglise, se
développerait à nouveau de cette racine cachée. Enfin,
il était à craindre que Robespierre lui-même, après avoir fait de certains
dogmes de la religion naturelle, à peu près confondus avec la forme épurée du
dogme chrétien, la condition même de la moralité et de, la vertu, ne fût
tenté de mettre la force de l'Etat au service de ce compromis
christiano-philosophique et que par des voies équivoques la France fût
ramenée à l'antique intolérance. Oui,
voilà les graves périls de la conception de Robespierre, mais ils ne
sauraient nous en faire méconnaître la grandeur. Et, en tout cas, M. Robinet
se trompe quand il dit que c'est sous l'influence des vues particulières de
Robespierre que la Révolution à ce moment se prononça contre la séparation de
l'Eglise et de l'Etat. Ce ne sont pas « les dévots de la rue
Saint-Honoré », comme M. Robinet appelle les Jacobins, qui dans une
pensée de déisme pieux maintinrent le budget des cultes. Tous les hommes,
tous les partis de la Révolution étaient d'accord ; le cordelier Danton parla
plus vigoureusement peut-être contre le projet de Cambon que le jacobin
Robespierre. L'ERREUR DE QUINET Et
Quinet aussi cède à l'esprit de système lorsqu'il fait porter à Robespierre
surtout la responsabilité d'une politique où presque tous les Conventionnels,
les dantonistes et les encyclopédistes comme les robespierristes,
s'engagèrent à la fois. « Une
occasion se présenta, dit Quinet, de mesurer les progrès des esprits. C'était
en novembre 1792, un peu avant le procès du roi. Tout le passé croulait,
chacun voulait en ôter une pierre. Cambon fit dans la Convention la
proposition très simple de cesser enfin de salarier le clergé. Au milieu de
l'emportement des affaires et des choses, ce projet semblait ne pouvoir
rencontrer d'obstacles, parmi les Montagnards. L'esprit sensé de Cambon en
avait jugé ainsi. Il fut durement détrompé par les Jacobins. Basire commença
la lutte en leur nom... Mais il fallait une autorité plus haute que Basire
dans une question de ce genre. C'est Robespierre qui va la décider... La
raison la plus importante, c'est que « le catholicisme ne peut être désormais
que l'écho de la Révolution, car il n'en reste plus guère dans les esprits
que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la
doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de
Marie enseigna jadis à ses concitoyens. » « Paroles
importantes qui sont devenues jusqu'à nos jours le thème et la ruine des
révolutionnaires français... Où donc est la Révolution à ce moment même,
quand elle semble tout emporter ? Je vois subsister l'ancienne chaîne qui me
promet l'ancienne servitude. Il n'y aura pas à changer un mot à la pensée et
au langage de Robespierre pour en tirer le concordat de Napoléon : dans 1792
se montre déjà 1801. » C'est,
non pas de bien haut, mais de bien loin, et à travers d'étranges parti pris
que Quinet voit les choses. Encore une fois, pourquoi s'obstiner à mettre en
cause Robespierre seul, à un moment où il était combattu et attaqué de toutes
parts et ne disposait sur la Convention que d'une très faible influence ?
Chose curieuse, à la Convention même, Robespierre ne 'dit pas un mot du
projet de Cambon. C'est Danton qui le combattit. C'est Danton qui, le 30
novembre et avant même de monter à la tribune, s'écria : « On bouleverse
la France par l'application trop précipitée de principes philosophiques que
je chéris, mais pour lesquels le peuple, et surtout celui des campagnes,
n'est pas mûr encore. » Si ceux
qui blâment la politique suivie alors par la Convention concentrent toute
l'attention sur Robespierre et semblent presque ignorer le rôle décisif de
Danton, c'est parce qu'il leur serait difficile d'imputer à celui-ci un
esprit de système. Ils seraient donc obligés de reconnaître que ce sont des
vues politiques qui ont guidé à ce moment la Convention. Et cela contrarie
leur parti pris. Quinet,
fils d'une calviniste, aurait souhaité que la France révolutionnaire se
ralliât au protestantisme. Non que lui-même fût un disciple pieux de Luther
ou de Calvin. Mais il lui paraissait que le protestantisme donne aux
consciences, aux volontés individuelles une énergie dont la France a besoin
pour lutter contre le catholicisme et le césarisme, contre les deux formes
romaines de l'autorité. Et il pensait aussi que le pays, incapable d'aller
brusquement de la tradition catholique à la libre pensée, pourrait passer par
la transition protestante, le protestantisme étant une sorte de compromis
entre la croyance religieuse et la liberté de l'esprit. Mais Quinet ne voyait
pas que ce rêve un peu étrange, qui fut fait aussi par Baudot, ne pouvait se
réaliser que par le moyen imaginé par. Robespierre. Il n'y avait aucune
chance de détacher la France de la religion traditionnelle pour la faire
entrer toute entière dans la religion de Luther ou de Calvin. Au contraire,
l'Eglise constitutionnelle, pénétrée peu à peu par l'esprit de la Révolution
et inclinant au déisme, pouvait aboutir en effet à une suite de compromis à
une nouvelle réforme plus hardiment philosophique. Le rapprochement que fait
Quinet entre le système ecclésiastique de Robespierre et le Concordat de
Napoléon est tout à fait arbitraire et factice. Pour juger sainement la
pensée de Robespierre, il faut supposer avec lui la victoire de la
Révolution, de la démocratie et de la République. Or, si la Révolution avait
pleinement triomphé, si elle n'était pas tombée sous la loi du césarisme,
l'Eglise constitutionnelle, enveloppée par la force de la pensée
révolutionnaire, soumise, par l'élection démocratique des curés et des
évêques, à toutes les influences populaires, n'aurait ressemblé en rien à
l'Eglise de Napoléon, et elle n'aurait pu jouer le même rôle. Les
Conventionnels, en 1792, ne livraient donc pas la Révolution, lorsqu'ils se
posaient le problème religieux en ces termes très pressants et très simples :
pouvons-nous, oui ou non, entreprendre la lutte directe et déclarée contre ce
qui reste d'organisation religieuse sans provoquer l'émotion populaire et
sans accroître les dangers de la Révolution ? Il me paraît un peu
présomptueux, et médiocrement philosophique, de substituer notre jugement au
leur et de refaire après coup l'histoire sans en avoir porté nous-mêmes le
fardeau. La• Révolution avait déjà accompli contre l'Eglise un effort
immense. Elle l'avait expropriée de son domaine, de sa puissance sociale.
Elle avait brisé et dispersé les congrégations de tout ordre. Elle avait,
sinon rompu, au moins singulièrement distendu, les liens de l'Eglise de
France et de la papauté. Elle avait fait entrer l'Eglise dans les cadres
administratifs et électoraux de la démocratie. Elle déportait les prêtres
insoumis qui refusaient le serment. Elle préparait un enseignement public
tout laïque et rationnel. Si, avec Condorcet, avec Danton, elle a jugé
impolitique d'aller plus loin, si elle a craint, par la suppression
prématurée du budget des cultes, de provoquer inutilement l'émotion
populaire, je ne puis m'associer aux dédains et aux colères de M. Robinet
impatient de voir inaugurer le calendrier républicain ; et je ne puis
oublier, comme Quinet l'oublie, que les hommes de la Révolution portaient une
responsabilité écrasante, qu'ils manœuvraient dans une effroyable tempête •et
que nous n'avons pas le droit, nous qui n'étions pas dans l'orage, de
critiquer et de corriger arbitrairement la manœuvre. Ou du moins est-ce un
doute que ces juges hautains devraient formuler, non une condamnation. Mais, pendant que la Révolution résolvait tant bien que mal le problème importun soulevé par Cambon, les méfiances s'accroissaient entre la Révolution et le clergé constitutionnel. Celui-ci s'effrayait d'une proposition qui, même écartée d'abord, pouvait reparaître et il était blessé de la façon dont on le défendait. Il avait le sentiment que les révolutionnaires, même les plus opposés à la suppression du budget des cultes, considéraient l'Eglise, même constitutionnelle, comme un mal nécessaire et provisoire. Ainsi à l'hostilité violente des prêtres réfractaires se joignaient sourdement, contre la Révolution, les inquiétudes et les rancunes du clergé assermenté. Grave malaise qui pèse dès le début sur la Convention. |
[1]
Elle craignait surtout de nuire au clergé constitutionnel en lui enlevant ce
puissant moyen d'action qui était la tenue des registres de l'état civil. Voir
A. AULARD, Les
origines de la Séparation dans La Révolution française, 1905, t. II
et A. MATHIEZ, Les
conséquences religieuses de la journée du 10 août 1792 : la déportation des
prêtres et la sécularisation de l'état civil, Paris, 1911. — A. M.