WHITBREAD ET LE MINIMUM DE SALAIRE De même
que la grande agitation européenne provoquée par la France de la Révolution a
suscité en Angleterre des conceptions politiques plus larges, de même elle y
a donné aux problèmes économiques un tour nouveau. Marx a noté, dans le
chapitré XXVIII du Capital, l'importance de cette motion de Whitbread
sur le minimum des salaires dont j'ai parlé. Il dit : « Sur ces entrefaites,
les circonstances économiques avaient subi une révolution si radicale qu'il
se produisit un fait inouï dans la Chambre des Communes. Dans cette enceinte
où depuis plus de quatre cents ans on ne cessait de fabriquer des lois pour
fixer au mouvement des salaires le maximum qu'il ne devait en aucun cas
dépasser, Whitbread vint proposer, en 1796, d'établir un minimum légal pour
les ouvriers agricoles. » Tout en combattant la mesure, Pitt convint
cependant que « les pauvres étaient dans une situation cruelle ». Sans
doute ce sont les « circonstances économiques », c'est la croissance de la'
grande industrie et du système manufacturier qui faisaient éclater le cadre
rigide des salaires. Mais Marx néglige complètement — et c'est un vice
essentiel de son œuvre — l'action des causes politiques. Visiblement,
l'ébranlement démocratique de la Révolution française a contribué à renverser
le point de vue. Encore en 1789, le Parlement d'Ecosse décidait que les
statuts d'Elisabeth étaient applicables aux salaires. Comment
Marx peut-il dire que, sur ces entrefaites, c'est-à-dire de 1789 à 1796, les
circonstances économiques ont assez changé, pour que de la législation du
maximum des salaires on passât à des projets sur le minimum ? « Sur ces
entrefaites », est un mot bien vague et bien peu scientifique pour
dissimuler la Révolution française et l'action sociale de l'idée de
démocratie ; et l'ironie de Marx se fût exercée terriblement en toute autre
occasion contre quiconque eût introduit la Révolution française sous ce
pseudonyme : « sur ces entrefaites ». Il est malaisé pourtant d'oublier que
ce même Whitbread qui proposa le minimum de salaire fut, en Angleterre, un
des plus courageux défenseurs de la France et de la Révolution française, un
des libéraux qui allaient le plus loin dans la voie de la réforme
parlementaire et électorale. GODWIN Mais,
ce n'est pas seulement dans l'ampleur nouvelle donnée à la question du droit
de suffrage, ce n'est pas seulement dans la direction nouvelle donnée à la
législation des salaires que se marque l'action politique et sociale de la
Révolution française sur l'esprit anglais. Elle éclate dans un ? œuvre
admirable et hardie où l'extrême démocratie politique aboutit au socialisme
communiste le plus original et le plus audacieux. C'est de l'œuvre de Godwin
que je veux parler : Enquiry concerning Political Justice. Elle
est si vaste, elle se rattache par tant de liens à toute la tradition de la
pensée anglaise et de la pensée française, elle annonce et prépare par tant
de germes tout le mouvement ultérieur de l'esprit anglais, notamment toute la
pensée de Robert Owen, qu'il faudrait une longue étude pour en bien formuler
le sens et en bien mesurer la valeur. Je ne puis noter que les points de
contact les plus vifs de la pensée de Godwin et du mouvement révolutionnaire. Que
l'influence de la Révolution française sur son esprit et sur sa doctrine ait
été grande, cela est hors de doute. Comment la Révolution n'aurait-elle pas
retenti dans une œuvre écrite en 1792 et publiée à Londres le 7 janvier 1793,
c'est-à-dire à un moment où toute l'Angleterre était comme frémissante des
passions diverses ou contraires soulevées par la Révolution ? Quand Godwin
adressait à la Convention cet exemplaire de son livre que nous avons vu aux
mains de Forster, il tenait à marquer lui-même tout ce que sa pensée devait à
la France révolutionnaire. Aussi bien, dans sa préface même, dans la
première, celle qui porte précisément la date du 7 janvier, il reconnaît
lui-même explicitement ce lien, tout en réservant l'indépendance un peu
hautaine de sa pensée. « Il peut être utile de décrire le progrès par lequel
l'esprit de l'auteur a été conduit à ses sentiments présents. Us ne sont pas
la suggestion d'une soudaine effervescence de l'imagination. La recherche
politique a tenu longtemps une grande place dans les préoccupations de
l'écrivain : il y a maintenant douze ans qu'il est persuadé que la monarchie
est une forme de gouvernement essentiellement corrompue. Il doit cette
conviction aux écrits politiques de Swift et à la pratique des historiens
latins. « A
peu près au même temps, il tira plus d'un stimulant additionnel de certaines
productions françaises sur la nature de l'homme, qui tombèrent dans ses mains
dans l'ordre suivant : le Système de la Nature (de d'Holbach), les œuvres de Rousseau et
celles d'Helvétius. Longtemps avant qu'il projetât l'œuvre présente, son
esprit était familier avec quelques-unes des spéculations qu'on y rencontre
touchant la justice, la gratitude, les droits de l'homme, les promesses, les
serments et l'omnipotence de l'opinion ; l'utilité d'un gouvernement le
plus simple possible — c'est-à-dire de la démocratie sous la forme pure —
ne lui apparut qu'en conséquence des idées suggérées par la Révolution
française. Il doit au même événement la détermination d'esprit qui a donné
naissance au présent ouvrage. » Ainsi
nous n'avons point affaire, si je puis dire, à un esprit momentané, et ce
n'est pas le fugitif et noble reflet des vives flammes de la Révolution que
nous allons surprendre dans le livre. La pensée de Godwin a de larges assises
d'étude, de travail et de méditation. Il n'est pas à la merci des impressions
passagères : et, pas plus qu'il ne dérive toute sa pensée des sources
révolutionnaires, pas plus qu'il ne s'est donné tout entier, par mode et
engouement, à la Révolution, il n'est disposé à la renoncer quand la mode
tourne et quanti, en Angleterre, les colères s'élèvent : « La
période dans laquelle ce livre fait son apparition est singulière. Le peuple
d'Angleterre a été excité assidûment à déclarer son loyalisme, et à noter
comme dangereux tout homme qui n'est pas prêt à signer le Shiboleth de la
Constitution. De l'argent a été rassemblé par souscription volontaire pour
défrayer les dépenses de ceux qui poursuivent les hommes assez audacieux pour
promulguer des opinions hérétiques et qui les accablent à la fois sous
l'autorité du gouvernement et sous les ressentiments individuels. C'est un
accident qu'on ne prévoyait pas quand l'ouvrage fut entrepris et on ne
supposera point qu'un tel accident peut produire la moindre altération dans
la pensée d'un écrivain. « Tout
homme, si on en croit la rumeur publique, doit être poursuivi, qui fait appel
au peuple par des journaux ou des pamphlets inconstitutionnels ; et on ajoute
que des hommes doivent être punis, même pour quelques paroles irréfléchies
qui leur auront échappé dans la chaleur de la conversation et des débats. Il
faut savoir maintenant si, en sus de ces dangereuses entreprises sur notre
liberté, un livre peut tomber sous le bras du pouvoir civil, lorsque, ayant
comme objet explicite de détourner du tumulte et de la violence, il est par
sa vraie nature un appel aux hommes d'étude et de réflexion. On verra si une
tentative peut être faite pour supprimer l'activité de l'esprit et mettre un
terme aux recherches de la science. En ce qui le concerne personnellement,
l'auteur a une résolution très nette. Quelle que puisse être la conduite de
ses compatriotes, ils ne seront point capables de troubler sa tranquillité.
Le devoir auquel il se considère comme le plus lié, c'est d'aider au progrès
de la vérité ; et, s'il doit souffrir à cause de cela, c'est une souffrance
qui apporte avec elle sa consolation... C'est le propre de la vérité d'être
sans crainte et de prouver à tout adversaire sa force victorieuse. » C'est
un beau et calme défi aux fureurs de la réaction anglaise. Mais, dans la
passion de la vérité combattue, Godwin ne s'engage pas au-delà de la ligne
qu'il s'est tracée. C'est surtout aux maîtres de la pensée du XVIIIe siècle
qu'il se rattache, à d'Holbach, à Helvétius, à Rousseau, et en outre à Locke.
Or, quelles que soient les différences de conception de ces hommes, ils se
rencontrent tous en un point : la puissance souveraine de l'éducation. Godwin
est l'adversaire de toute doctrine d'innéité ; c'est le milieu qui forme
l'homme ; le prétendu libre arbitre est un leurre et, s'il existait, serait
un péril, parce qu'il livrerait les individus humains au hasard de décisions
arbitraires ; les actions des hommes ont leur source dans leurs opinions et
leurs opinions sont l'effet des circonstances où ils vivent. De là une
extraordinaire plasticité de la nature humaine et l'espérance d'un progrès
indéfini de l'humanité, puisqu'il suffira de créer un milieu politique et
social toujours plus sain et plus harmonieux pour que toutes les facultés
humaines se développent avec une puissance croissante et dans un ordre
croissant. De là
aussi une conception égalitaire : car l'action de ce milieu pouvant s'exercer
également sur tout homme, tout régime de caste et de privilège devient un
non-sens : on peut raisonnablement attendre de tous les individus un
développement sensiblement égal. En tout cas, il n'est pas possible de savoir
d'avance en quel groupe d'hommes sont les germes les plus excellents : les
hautes facultés intellectuelles et morales sont disséminées à travers la
diversité infinie des conditions et des tempéraments et il faut permettre à
tous les hommes de grandir librement pour s'assurer qu'aucun germe
d'intelligence et de vertu ne sera contrarié. Voilà
l'impulsion générale que Godwin a reçue du sensualisme anglais et du
matérialisme français et qu'il transmettra à Robert Owen. Ce n'est donc pas
la Révolution française qui a formé le fond premier des idées de Godwin et, à
dire vrai, l'influence de d'Holbach, d'Helvétius et, en général, du
matérialisme français était moins forte sur l'ensemble des révolutionnaires
français que sur Godwin lui-même. L'INFLUENCE DE LA RÉVOLUTION SUR GODWIN Mais la
Révolution de France eut sur Godwin deux effets très précis, et qu'il a très
nettement marqués lui-même. D'abord,
elle lui a manifesté la vertu de la 'démocratie. Il a compris que la
simplicité du gouvernement démocratique pur (opposé aux combinaisons et aux
complications des gouvernements mixtes) était le milieu le plus large et le
plus sain à toutes les initiatives et activités individuelles. Il avait bien jusque-là
considéré la monarchie comme un ' gouvernement corrompu, mais on devine qu'il
se demandait si le gouvernement de tous par tous était possible. Le
magnifique optimisme révolutionnaire de la France, affirmant et réalisant la
souveraineté nationale, lui donnant bientôt sa forme logique et suprême, la
forme républicaine, et constituant sur la base large et simple de la volonté
populaire un gouvernement capable des plus fermes résistances, avait donné de
l'audace à la pensée de Godwin ; et rien n'est plus glorieux pour la
Révolution française que d'avoir ainsi dépassé par sa hardiesse la hardiesse
des penseurs et d'avoir porté les esprits, sur l'aile robuste de l'action, au-delà
même de leur rêve. En
second lieu, quand Godwin ajoute qu'elle a déterminé en lui la volonté
d'écrire et de publier ce livre, il convient que c'est d'elle qu'il tient la
notion d'un devoir social. Il ne suffit plus au philosophe d'accumuler en
silence les idées, il faut qu'il intervienne dans le mouvement de la pensée
humaine et qu'il contribue à former la conscience de tous. Mais cette
intervention, c'est surtout, c'est presque exclusivement sous la forme de
l'éducation qu'il, la conçoit ! En France, la Révolution est un combattant
qui tranche les difficultés avec le glaive ; pour Godwin le progrès est un
éducateur qui dénoue peu à peu les liens des esprits et prépare ainsi,
doucement, l'évolution des institutions elles-mêmes. GODWIN ET LA VIOLENCE Ce
n'est point par prudence, ce n'est point par ménagement pour la réaction
anglaise menaçante, c'est par respect pour la force souveraine de l'éducation
que Godwin s'oppose à l'action soudaine et violente ; il répugne aux méthodes
de révolution. L'essentiel est de délier les esprits de l'aveugle soumission
à l'autorité, de la déférence servile. « Lé respect pour les supérieurs,
quand ils ne sont supérieurs qu'en rang et en puissance, est ce qu'il y a de
plus contraire à la raison. » Même le respect pour ceux qui sont supérieurs
en sagesse et en science n'est raisonnable que dans de certaines limites. Oui,
quand il s'agit de fonctions spéciales exigeant un savoir spécial, comme la
construction d'une maison ou l'éducation des enfants, il est sage à moi de
m'en remettre à ceux qui ont une particulière compétence. Mais, quand il
s'agit de ces choses de justice politique qui tombent sous le sens commun de
l'humanité, c'est un crime à moi de ne pas exercer mes facultés propres. Et
quand tous les esprits seront éveillés et actifs, les gouvernements ne
pourront durer contre le vouloir secret, mais efficace, des esprits, ils
seront minés, en quelque sorte, dans leurs fondements intellectuels et ils
s'affaisseront sans qu'il soit besoin d'employer contre eux la violence, pas
plus qu'il est nécessaire d'appliquer la pioche à une maison dont la base est
ruinée. « Il
est assez connu maintenant que l'empire du gouvernement est fondé sur
l'opinion ; et ce n'est pas assez pour lui que nous nous refusions pour notre
part à le renverser par la violence, il faut encore que l'opinion nous
détermine à lui fournir un appui permanent. « Aucun
gouvernement ne peut subsister dans une nation, si les individus
s'abstiennent purement et simplement d'une résistance tumultueuse, mais
censurent au fond de leur cœur et méprisent l'institution gouvernementale. » Aussi
le plus pressant devoir est d'organiser en quelque sorte cette grève des
esprits, cette retraite des consciences, se refusant à soutenir de leur
adhésion intérieure le privilège et la tyrannie. Il est plus sensé d'attendre
cette sorte d'effondrement du pouvoir que de le provoquer par un coup de
force aventureux. Si un homme veut opposer une résistance matérielle, il ne
sait pas s'il sera suivi ; il ne sait pas si l'état d'un grand nombre
d'esprits est concordant au sien ; il ignore si le même plan de reconstruction
est adopté par les autres. « Le
chercheur spéculatif qui vit dans un Etat où les abus sont notoires et les
plaintes fréquentes ne sait pas dans quelle mesure ce qu'il essaie d'ébaucher
est manifeste à l'esprit de ses concitoyens. » Même si une majorité paraît se
soulever contre ce régime, il n'est pas facile de savoir où elle tend.
Peut-être n'est-elle irritée que par des causes superficielles, par la forme
d'une taxe, et s'opposerait-elle bientôt à tout changement qui creuserait
plus profondément que le grief. Si donc on a confiance en la force de la
vérité, si l'on croit que le système d'égalité est vrai, il convient
d'attendre qu'il ait peu à peu rallié les esprits. Visiblement, dans ces
maximes générales, Godwin songe à la crise de l'Angleterre. Il entend crier
par une partie du peuple : « Plus d'excisé ! » Il constate l'agitation d'une
partie de la Nation : mais il ne sait pas quelle est la profondeur de ce
mouvement, et c'est à une œuvre d'éducation qu'il croit nécessaire d'abord de
se vouer. « La
grande cause de l'humanité, qui se plaide maintenant à la face de l'univers,
a deux sortes d'ennemis, les amis de l'antiquité et les amis de la nouveauté
qui, impatients de tout délai, sont inclinés à interrompre violemment le
calme, incessant, rapide et heureux progrès que la pensée et la réflexion
font manifestement dans le monde. L'humanité serait heureuse si les personnes
qui s'intéressent avec le plus de zèle à ces grandes questions voulaient
limiter leur action à répandre, sous toutes les formes possibles, un esprit
de recherche et à saisir toute occasion de pousser la masse des connaissances
politiques et d'en étendre la communication. » Oui,
mais un pareil esprit d'attente, d'enquête prolongée et patiente est l'indice
qu'il n'y a pas une suffisante poussée des forces sociales dans le sens d'une
grande transformation ; il est certain que Godwin ne sent pas monter des
profondeurs une revendication vigoureuse et nette. Il marque avec force les
inconvénients et les périls des révolutions, mais il avertit nettement qu'il
y aurait lâcheté et égoïsme à se détourner de l'œuvre du progrès humain, à
répudier de grands et nécessaires changements sociaux parce que, très
souvent, ils sont accompagnés de violences révolutionnaires. Les révolutions
ont souvent une origine étroite et procèdent d'un idéal un peu court. Quand
l'humanité a un but restreint et prochain, elle s'impatiente de tout
obstacle, mais quand elle a un but élevé, vaste et lointain, quand elle sait
que le progrès est infini et qu'après une transformation ou même une
révolution la souffrance et les iniquités abonderaient encore, elle attend
avec plus de patience des changements dont elle a d'avance mesuré les effets
limités. Il y a donc quelque étroitesse et quelque humilité de vue dans
l'action révolutionnaire. De plus la révolution suscitée par l'horreur de la
tyrannie devient souvent elle-même une tyrannie. Il n'y a pas de période plus
redoutable pour la liberté. « Quand tout est en crise, on redoute même
l'effet d'un mot et toute libre communication de pensée, toute libre
recherche de la science sont suspendues. » Et les effets des convulsions
révolutionnaires se prolongent pendant plusieurs générations, les deux partis
qui ont lutté par la force ne peuvent renoncer de longtemps à leur animosité
réciproque. Presque toujours la Révolution est sanglante ; et l'atteinte
portée par des hommes à d'autres hommes est une des plus grandes tristesses
de l'histoire. « Hélas
! dit Godwin, avec un accent profond et un sens admirable de la dignité tout
ensemble et de la souffrance humaines, la plupart des hommes qui vivent
maintenant sont pauvres, leurs moyens de jouissance sont bien étriqués et ce
n'est guère que de nom qu'ils participent à la dignité d'homme. La mort est
donc, en soi, le moindre des maux humains. Un tremblement de terre, qui
parfois anéantit par centaines de mille des individus humains, peut être
déploré à cause de l'angoisse des survivants ; mais, pour ceux qui sont
détruits, l'événement, si on veut bien le juger avec sang-froid, n'a rien que
de banal. Les lois de la nature, qui produisent ces catastrophes, peuvent
être l'objet de recherches étendues ; mais les effets n'ont rien que de
vulgaire. Le cas est tout à fait différent quand l'homme tombe sous les coups
de l'homme. Alors d'innombrables passions mauvaises sont engendrées ; les
auteurs et les témoins de ces meurtres deviennent durs, implacables et
inhumains. Ceux qui perdent un ami par une catastrophe de cette sorte sont
remplis d'indignation et de ressentiment. La défiance se propage de l'homme à
l'homme et les liens les plus chers de la société humaine sont dissous. Il
est impossible d'imaginer un état plus défavorable à la culture de la justice
et à la diffusion de la bienveillance. » Je ne
sais, mais sous le voile un peu ample et flottant de ces phrases générales,
il me semble démêler le front sanglant des égorgeurs de septembre, le long et
triste cortège de haines et de fureurs qui du 14 juillet au 5 octobre, du 10
août au 2 septembre, accompagnait la Révolution française en marche. Comme le
grand communiste français Babeuf, le grand communiste anglais Godwin sent en
lui l'humanité s'émouvoir aux violences des Révolutions, mais Babeuf, jeté
dans la tourmente, essaiera à son tour de l'action violente pour sauver la
liberté menacée, pour susciter la justice sociale. Godwin, au contraire,
comme ceux que l'on appellera plus tard les socialistes utopistes, compte sur
la seule force de la lumière pour transformer la société. Il semble considérer
comme négligeable la résistance des égoïsmes, le volontaire aveuglement des
privilégiés, ou du moins il croit que le progrès des" connaissances
générales amènera des changements gradués qui se réaliseront, sinon sans
effort, du moins sans violence. GODWIN ET LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE « La
politique est une science — Politic is a science —. Les traits
généraux de la nature de l'homme peuvent être compris, et un mode peut être
déterminé qui, considéré en lui-même, est le mieux adapté à la condition de
l'homme en société. Si ce plan (d'organisation) ne peut être appliqué partout
et subitement, les modifications qui y peuvent être apportées selon les
variations des circonstances, et les degrés où il peut être réalisé, sont
aussi un objet de recherche scientifique. « Il
est évidemment de la nature de la science d'être progressive. Par combien de
stages a passé l'astronomie avant de recevoir le degré de perfection qui lui
fut donné par Newton ! Comme les balbutiements de la science de l'esprit
étaient imparfaits avant qu'elle ait atteint la précision du siècle présent !
La connaissance politique est, sans aucun doute, dans son enfance, et, comme
elle a affaire à la vie et à l'action, à mesure qu'elle deviendra plus
vigoureuse, elle manifestera une influence plus constante et moins précaire
sur la marche de la société humaine. C'est la loi historique de toutes les
sciences de n'être d'abord connues que d'un petit nombre d'hommes avant de
descendre dans les diverses classes et catégories de la communauté. » Ainsi,
il y aura une croissance parallèle de la science, de la politique et des
progrès sociaux. Sans doute, les connaissances vagues qui, dans l'ordre
politique, ont usurpé le nom de science, ne peuvent avoir aucune action. Mais
il n'en est pas de même de la science politique exacte et précise qui va se
constituant peu à peu. D'ailleurs,
« c'est un malentendu de supposer que, parce que nous n'avons pas de
commotions populaires et de violences, la génération où nous vivons ne
bénéficiera pas de l'amélioration de nos principes politiques ». Tout progrès
de la pensée a son contrecoup nécessaire dans les institutions, et »
c'est encore une méprise de supposer que le système de confiance en la seule
raison est calculée pour ajourner la réforme fondamentale à des distances
incommensurables. Il est dans la nature de toute science et de tout progrès
d'être d'abord faible et en quelque manière imperceptible en sa marche
première. Ses débuts sont comme accidentels : peu y prennent garde, et la
croissance en est obscure, et il en résulte qu'après une longue préparation,
le progrès s'accélère soudain à un degré inattendu. » Cette
accélération, cette diffusion de tout progrès sont accrues aujourd'hui par
l'imprimerie, qui multiplie indéfiniment les effets et les forces. Ainsi,
Godwin estime que la méthode d'évolution qui s'impose à la fois au mouvement
social et à la science, n'est pas une méthode d'ajournement, et que, par le
bénéfice d'une sage et solide préparation, elle peut bientôt égaler en
rapidité les effets de la méthode révolutionnaire. C'est un effort visible du
grand penseur pour concilier la méthode de prudence, de préparation et « d'opportunisme »,
qui lui paraît convenir à toute l'humanité, mais particulièrement sans doute
à la nation anglaise, avec l'impatience de réforme, de progrès profond et
fondamental que là Révolution française avait déchaînée dans le monde. C'est
une joie pour l'historien de noter les croisements des courants, les combinaisons
infinies des pensées et des forces. Mais Godwin ne veut pas que cette méthode
de sagesse puisse être interprétée comme un lâche reniement du progrès
humain, et des dures conditions que trop souvent y met l'histoire.
L'expérience démontre que les révolutions ont été presque toujours
accompagnées de circonstances pénibles. Elle démontre aussi que les
révolutions ont été nécessaires au progrès humain. « Après
tout, on ne peut oublier que, si révolution et violence ne sont pas en
connexion nécessaire, la révolution et la violence ont été trop souvent
contemporaines des grands changements du système social — revolution and
violence have too often been coeval with important changes of the social system
—. Ce qui s'est si souvent produit dans le passé peut sans doute, à
l'occasion, se produire dans l'avenir. Le devoir donc des véritables hommes
politiques est de retarder les révolutions quand ils peuvent les empêcher. Il
est raisonnable de croire que plus tard elles se produisent, et plus les
vraies notions politiques sont comprises, moindres sont les inconvénients
attachés à la révolution. L'ami du bonheur humain doit essayer de prévenir
la violence, mais ce serait la marque d'un tempérament faible et
valétudinaire de détourner ses yeux avec dégoût des affaires humaines et de
ne pas contribuer de nos efforts et de notre attention à la félicité
générale, parce que, peut-être, à la fin, la violence interviendra. C'est
notre devoir de tirer le meilleur parti possible des circonstances qui
peuvent naître et de ne pas nous retirer parce que la marche des choses ne
s'accorde pas entièrement avec notre idée des convenances. Les hommes qui
s'irritent contre la corruption et s'impatientent de l'injustice et qui, par
cet état d'esprit, favorisent les fauteurs de révolution, ont une noble
excuse à leurs erreurs : c'est qu'elles sont l'excès d'un sentiment vertueux.
» Noble
combinaison de prudence politique, de sagesse scientifique et de générosité
humaine. Godwin se refuse à désavouer l'ardeur révolutionnaire de la France,
tout en recommandant à l'Angleterre une autre méthode. L'ANTI-ÉTATISME DE GODWIN En
dehors des raisons générales qu'il a déduites, Godwin a deux raisons
particulières de ne pas aimer les révolutions. Il n'aime pas les
gouvernements. Tout gouvernement lui paraît un mal, et on peut dire de lui
qu'il est le premier grand théoricien « libertaire ». Il croit que,
dans une société mieux organisée et mieux éduquée, la force contraignante et
le châtiment deviendront inutiles. C'est une libre et universelle entente qui
assurera la marche de la société, et les gouvernements devenus inutiles s'évanouiront
d'eux-mêmes, parce que l'opinion, où est toute leur force, se sera peu à peu
retirée d'eux. « Tout
gouvernement ne peut durer sans confiance, et cette confiance au gouvernement
ne peut exister sans ignorance. Les vrais soutiens d'un gouvernement sont les
faibles et les incultes, non les sages. A proportion que la faiblesse et
l'ignorance diminueront, la base du gouvernement sera réduite. C'est un
événement qu'on ne doit pas considérer avec alarme. Une catastrophe de cet
ordre serait la vraie « belle mort » du gouvernement. Si
l'annihilation de l'aveugle confiance et de l'opinion implicite peut se produire
un jour, il y aura nécessairement, à la place de ces erreurs usées, un libre
concours de tous pour promouvoir le bien-être général — an unforced
concurrence of alt in promoting the general welfare —. Mais, quelle que
puisse être à cet égard la suite des événements et la future société
politique, il est toujours bon de se rappeler que c'est là la caractéristique
du gouvernement et la pierre de touche de l'institution. On peut douter à
quelque degré que l'espèce humaine puisse jamais s'émanciper de l'état de
sujétion et de tutelle où elle est ; mais c'est là sa destinée, il peut être
salutaire aux individus et profitable à l'ensemble de s'en souvenir. » Ainsi,
l'homme prudent et avisé qui ne croit qu'au progrès mesuré, aux évolutions
continues, n'imagine point follement un brusque passage de l'état de
servitude à l'état « d'anarchie », mais il croit qu'à mesure que la valeur
individuelle des hommes et leur disposition à s'obliger librement les uns les
autres grandiront, tout pouvoir de contrainte, c'est-à-dire tout
gouvernement, tendra à s'affaiblir et à disparaître. Et, si incertaine, si
lointaine en tout cas que soit cette mort des gouvernements, c'est un noble
idéal pour tout individu de régler sa vie de telle sorte que le gouvernement
soit inutile. Mais, pendant les crises révolutionnaires, tous les ressorts de
l'activité se tendent, toutes les forces de gouvernement se concentrent,
qu'il s'agisse du gouvernement menacé ou du nouveau gouvernement
révolutionnaire et c'est une raison de plus à cet individualiste fier et
hautain, qui ne conçoit la démocratie et le communisme même que comme le
moyen suprême de développer les individus, pour écarter le plus possible
toute hypothèse tic révolution. DÉFIANCE DE GODWIN POUR LES ASSOCIATIONS POLITIQUES Il a
aussi, et par un sentiment analogue, l'horreur et le dégoût des «
associations politiques ». On sait avec quel mépris et quelle colère Fourier,
quelques aimées après, parlera des clubs de la Révolu lion et on se souvient
que Lange opposait aux réunions orageuses des sections les sages et calmes
associations de chefs de famille qui, dans son plan, devaient gérer les
magasins communs d'approvisionnement. Tous ces grands constructeurs sociaux,
épris d'un rêve de liberté vaste et de vaste harmonie, n'aiment guère les
associations de combat, qui divisent la nation, lient les individus de la
chaîne courte des partis et font obstacle à l'association générale. De même,
Godwin leur reproche de prendre la partie pour le tout, de déchaîner l'esprit
de contention et de dispute, de substituer les approbations ou les
improbations de coterie aux jugements calmes et sains de la science et de
supprimer la libre communication des intelligences en groupant les hommes qui
acceptent d'avance un même mot d'ordre et répètent les mêmes formules. Or,
les Révolutions ont cet effet fâcheux de multiplier les associations
politiques, les groupements de lutte. Godwin
est si épris du libre développement des individus, qu'il rejette comme oppressive
la théorie du contrat social. Ce prétendu contrat est une chimère et, s'il
existait, il serait un lien obscur et mystique pour la volonté. Ce qui est
vrai, c'est qu'une décision de la communauté, ne vaut que si elle est
l'expression de la volonté générale. Tous les individus doivent donc
participer à la délibération. Mais chacun n'est tenu envers la décision
commune que par son adhésion individuelle. S'il n'y a pas unanimité la
minorité peut s'incliner par prudence, par sagesse, et pour ne pas briser le
mécanisme des délibérations communes, mais elle reste juge des raisons qui la
lient : elle n'est pas tenue par un contrat. Godwin maintient toujours
éveillé dans l'individu, même quand il cède, le sentiment de son droit. GODWIN ET L’ÉGALITÉ SOCIALE La
monarchie et l'aristocratie, qui asservissent et qui exploitent, sont
intolérables. Elles ne peuvent se soutenir que par le mensonge. La
démocratie, au contraire, quels que puissent être ses vices et ses périls, a
cet avantage immense de reposer sur la vérité, de faire appel à la vérité.
Elle n'enveloppe pas le pouvoir d'obscurité et de mystère, elle proclame le
droit de chaque individu vivant, elle oblige tout homme à faire prévaloir par
la discussion sa pensée, et, par-là, elle est la forme de gouvernement la
plus voisine de la science. Mais,
c'est à la condition de ne pas s'arrêter à l'organisation politique, toujours
superficielle et chaotique, de la société ; c'est à la condition de réaliser
l'égalité véritable, l'égalité sociale qui seule donnera à tout homme des
objets précis à étudier, des intérêts substantiels et clairs à administrer et
qui le sauvera ainsi du charlatanisme gouvernemental, aussi bien des fictions
du parlementarisme que des mensonges grossiers de la monarchie et de
l'aristocratie. Cette
préoccupation d'égalité sociale est constante chez Godwin. Toujours il
constate l'écrasement des pauvres, des « basses classes >>, et la
nécessité de les relever par une meilleure répartition des fruits du travail,
par un changement complet dans le système de la propriété : le socialisme est
le fond et le terme de son livre. Ce qu'il reproche le plus aux formes
politiques d'inégalité et de privilège, c'est' qu'elles recouvrent et
protègent l'iniquité sociale. « L'aristocratie
est intimement unie à une extrême inégalité des possessions. Aucun homme ne
peut être un membre utile de la société, à moins que ses talents ne soient
employés d'une façon utile à l'avantage général. Dans toute société, le
produit, c'est-à-dire les moyens de contribuer aux besoins et aux convenances
de ses membres, est d'une quantité déterminée. Que peut-il y avoir de plus
désirable et de plus juste que de voir ce produit lui-même réparti, selon
quelque degré d'égalité, entre tous ? Quoi de plus injurieux que
l'accumulation en un petit nombre de mains des superfluités et des moyens de
luxe avec la suppression totale du bien-être, de la subsistance simple mais
large du grand nombre ? On peut calculer que le roi, même d'une monarchie
limitée, reçoit comme salaire de son office un revenu équivalent au travail
de cinquante mille hommes ! Et représentons-nous encore les parts faites à
ses conseillers, à ses nobles, aux riches bourgeois qui veulent imiter la
noblesse, à leurs enfants et alliés. Est-ce miracle qu'en de tels pays, les
ordres inférieurs de la communauté soient épuisés sous un fardeau de misère
et de fatigue immodérées — penury and immoderate fatigue — ?
Quand nous voyons la richesse d'une province étalée sur la table d'un grand,
pouvons-nous être surpris que ses voisins n'aient pas de pain pour apaiser le
cri de la faim ? « Et
celte condition faite à des êtres humains peut-elle être considérée comme le
suprême fonctionnement tic la sagesse politique ? Il est impossible qu'en un
semblable état les vertus éminentes ne soient pas extrêmement rares. Les
hautes et les basses classes sont également corrompues par cette situation
contraire à la nature. Mais, pour laisser de côté en ce moment les hautes
classes, quoi de plus évident que la tendance du besoin à contracter les
facultés intellectuelles ? La situation que l'homme sage doit désirer pour
lui-même et pour ceux auxquels ils s'intéresse est une situation alternée de
travail et de relâche, d'un travail qui n'épuise pas l'organisme, d'un repos
qui ne dégénère pas en indolence. Ainsi l'industrie et l'activité sont en
force, le corps est maintenu en santé, et l'esprit apte à la méditation et au
progrès. Ce serait là la condition de toute l'espèce humaine si les objets de
nos besoins étaient équitablement répartis. Peut-il y avoir un système plus
digne de désapprobation que celui qui convertit les quatre-vingt-dix
centièmes au moins des êtres humains en bêtes de somme, détruit tant de
pensées, rend impossibles tant de vertus et extirpe tant de bonheur ? » Et si
l'on objecte à Godwin que l'argument est étranger au sujet de l'aristocratie
et qu'il porte contre la propriété elle-même, il en convient, mais il ajoute,
avec ce sens pratique qui se combine en lui aux plus vastes et aux plus
lointaines hardiesses, que le régime aristocratique aggrave l'inégalité. « L'inégalité
des conditions est l'inévitable conséquence de l'institution de la propriété.
Oui, il est vrai que beaucoup d'inconvénients dérivent de la propriété même,
sous la forme la plus simple où on peut la concevoir, mais ces inconvénients,
si haut qu'on les évalue, sont fort aggravés par les opérations de
l'aristocratie. L'aristocratie détourne de son cours naturel le fleuve de la
richesse qui pourrait porter dans toutes les parties de la nation non le
ravage, mais la fécondité et la joie ; l'aristocratie s'applique, avec un
soin continu, à accumuler la richesse aux mains d'un petit nombre de
personnes. « En
même temps qu'elle essaie de rendre difficile l'acquisition de la propriété
personnelle, l'aristocratie a grandement accru cet appétit d'acquisition.
Tous les hommes ont naturellement soif de distinction et de prééminence, et
leur désir n'est pas fixé sur la richesse comme sur le seul objet ; ils se
passionnent aussi pour toute supériorité de tout genre, grâce, savoir,
talent, sagesse, vertu. Et il n'apparaît point que ces derniers objets soient
poursuivis par leurs fidèles avec moins de passion que la richesse l'est par
ses adorateurs. La richesse serait beaucoup moins l'objet de la passion
universelle si l'institution politique, plus que sa naturelle influence, ne
faisait pas d'elle la route vers l'honneur et le respect. « Il
n'y a pas de méprise plus grave que celle des personnes, bien à leur aise et
entourées de tout le confort de la vie qui s'écrient : « Nous trouvons que
les choses sont bien connue elles sont » et qui considèrent âprement tous les
projets de réforme comme les romans de visionnaires et les « déclamations de
ceux qui ne sont jamais contents ». Est-ce donc bien qu'une si grande part de
la communauté soit maintenue dans une pénurie abjecte, rendue stupide par
l'ignorance, et repoussante par les vices, perpétuée dans un état de nudité et
de faim, aiguillonnée sans cesse à commettre des crimes, et victime des lois
sans merci qu'ont faites les riches pour l'opprimer ? Est-ce sédition de
rechercher si cet état de choses ne peut être remplacé par un meilleur ? Ou
peut-il y avoir rien de plus déplaisant pour nous-mêmes que de nous écrier :
« Tout est bien », seulement parce que nous sommes à notre aise, sans égard à
la misère, à la dégradation et au vice qui peuvent être en d'autres le
produit de cet état mauvais ? « C'est
sans doute une pernicieuse erreur qui s'est glissée chez certains
réformateurs et les conduit à s'abandonner sans cesse à l'acrimonie et à la
colère, qui les dispose souvent à trop de complaisance pour des projets de
correction et de violence. Mais si nous croyons que la douceur et un amour
infini des hommes sont les instruments les plus efficaces du bien public, il
ne suit pas de là que nous devons fermer nos yeux sur les calamités qui
existent, ou cesser rie tendre, d'une aspiration ardente, à leur suppression.
» L'accent
est profond et sincère. Certes, il peut nous paraître que Godwin réduit trop
ce qu'il appelle « l'influence naturelle » de la richesse. 11 semble croire
trop aisément qu'en brisant la forme aristocratique de la société, on brisera
par-là même la puissance abusive de la richesse. Et, pour nous, qui avons vu
la richesse garder son action, son caractère de privilège, dans la
démocratie, même républicaine, il y a là une sorte d'illusion un peu puérile. Il ne
faut pas oublier cependant que Godwin, en brisant toute la législation
d'aristocratie, ouvrait les voies à l'avenir et au socialisme même. Il n'est
pas un utopiste édifiant sur des nuées lointaines une cité chimérique. Il
sait à quels obstacles immédiats et formidables se heurte, non seulement
l'égalité parfaite, mais la tendance à l'égalité ; et c'est cette tendance
qu'il veut, en quelque sorte, libérer. Aussi bien, quand il dit que c'est
l'institution politique qui consacre la puissance de la richesse, ce mot a
pour lu», un sens très large ; il ne s'agit pas seulement de la forme
gouvernementale ou du système électoral, mais de l'ensemble des lois, y
compris les lois dites civiles, qui assurent à une classe le monopole de la
propriété et de la puissance. A
propos des abus du système présent, par exemple à propos des trop larges
pensions et émoluments que le gouvernement distribue aux fonctionnaires de
tous ordres, c'est jusqu'au fond de l'iniquité sociale que va Godwin ; c'est
la racine de toute richesse, le travail surmené et exploité qu'il met à nu. « Ces
pensions et traitements sont pris sur le revenu public, sur les taxes
imposées à la communauté. Peut-être n'a-t-on considéré que rarement la nature
de l'impôt. Quelques personnes ont supposé que le superflu de la communauté
pouvait être recueilli et mis à la disposition du pouvoir représentatif ou
exécutif. Mais c'est une grosse erreur. Les superfluités du riche sont pour
la plus grande part inaccessibles à la taxation : Toute richesse, dans la
société civilisée, est le produit de l'humaine industrie. Être riche, c'est
essentiellement posséder une patente qui autorise un homme à disposer du
produit de l'industrie d'un autre homme. La taxation par suite ne peut tomber
sur le riche qu'en tant qu'elle a pour effet de diminuer son luxe. Mais cela
ne se produit que dans un très petit nombre de cas et à un degré très faible.
Son véritable effet est d'imposer un surcroît de travail à ceux que le
travail a déjà plongés profondément dans l'ignorance, la dégradation et la
misère. La partie dominante et gouvernante de la communauté est comme le lion
qui chasse avec les animaux plus faibles. Le propriétaire du sol prend
d'abord une part disproportionnée du produit, le capitaliste suit et se
montre également vorace. Et pourtant on pourrait se passer de ces deux classes,
sous la forme où elles apparaissent aujourd'hui, avec un autre mode de
société. La taxation vient enfin et impose un nouveau fardeau à ceux qui sont
déjà courbés jusqu'à terre. Quel est celui qui, appelé à choisir et ayant
vraiment un esprit d'homme, acceptera de recevoir de l'Etat, comme salaire,
le morceau péniblement gagné qui, par l'impôt, a été arraché à la main du
paysan ? » Le
capitaliste, dont parle ici Godwin, c'est évidemment le grand fermier : c'est
surtout sous la forme de la propriété terrienne et du capitalisme terrien que
l'aristocratie des richesses lui apparaît : et par-là il se rattache bien à
une époque où, malgré les progrès rapides de l'industrie et des manufactures,
c'est encore la propriété terrienne qui apparaît, politiquement et
économiquement, dominante. Mais Godwin connaît aussi le nouveau développement
industriel et, dans son plan de la société future, il fait entrer un
merveilleux progrès du machinisme. Ce qui
est tout à fait remarquable dans Godwin, c'est qu'on trouve réunies en lui
les spéculations purement philosophiques et morales d'un Mably, les
préoccupations pratiques d'un réformateur animé par l'exemple de la
Révolution française, et les larges vues d'avenir, les grandes espérances
d'évolution illimitée que suggère aux esprits le vaste renouvellement du
monde. Seule
une longue et subtile analyse pourrait discerner tous ces éléments et en
déterminer la proportion. Il
condamne à fond l'inégalité sociale : il proclame d'abord le droit égal de
tous les hommes à toutes les jouissances de la vie. « Les êtres humains
participent à une commune nature ; ce qui est utile et agréable à un homme
serait utile et agréable à un autre homme. Il suit de là, sur les principes
d'une égale et impartiale justice, que les biens du monde forment un fonds
commun où un homme a des titres aussi valides qu'un autre homme de prendre ce
dont il a besoin. Il apparaît, à cet égard, que tout homme a une sphère de
droit dont la limite est marquée par la sphère égale du droit des autres
hommes. J'ai droit aux moyens de subsistance : tout homme y a droit aussi ;
j'ai droit à toute jouissance que je puis goûter sans nuire à moi-même et aux
autres : tout autre homme y a, au même titre, un droit d'une égale étendue. » Mais
diverses sont, dans les sociétés compliquées d'aujourd'hui, les catégories de
biens auxquelles l'homme peut prétendre. « Il en est quatre : il y a
d'abord la subsistance ; il y a en second lieu les moyens de progrès
intellectuel et moral ; il y a en troisième lieu les jouissances peu
coûteuses (par exemple la vue de la nature, les voyages à pied) ; et enfin il
y a les jouissances qui ne sont nullement nécessaires à une existence saine
et vigoureuse et qui ne peuvent être obtenues qu'avec beaucoup de travail et
d'industrie : « C'est
cette classe de biens qui s'interpose surtout comme un obstacle sur la voie
de l'égale répartition. » Ainsi,
c'est avec les produits de l'industrie un peu raffinée et les objets de luxe,
c'est avec tout ce qui dépasse les besoins élémentaires d'une vie saine et
simple, que commence l'inégalité, et il semble que Godwin est tenté de
supprimer l'inégalité en invitant les hommes à retourner à la simplicité
primitive. « Nous
verrons plus bas dans quelle mesure les articles de celte dernière catégorie
peuvent être admis dans le pur mode d'existence sociale. Mais, dès
maintenant, il faut noter l'infériorité de cette classe de besoins et d'objets
sur ceux des catégories précédentes. Sans elle nous pouvons jouir, en une
large mesure, d'activité, de contentement et de bonne humeur. Et comment ces
superfluités sont-elles habituellement procurées ? C'est en réduisant une
multitude d'hommes en des points essentiels, et déplorablement, au-dessous du
nécessaire, qu'un homme s'assure à lui-même le luxe le plus somptueux, mais,
en soi, le plus insignifiant. Supposons que ce problème se pose nettement
devant un homme, et qu'il dépende de sa décision immédiate, en renonçant à ce
luxe, de donner à cinq cents êtres humains : loisir, contentement, dignité
consciente et tout ce qui peut affiner et élargir l'intelligence humaine, il
est difficile de concevoir qu'il hésite. Mais, quoique cette alternative ne
puisse se poser pour un individu, il se peut très bien que ce soit là la
vraie solution, quand il s'agit de l'espèce. » Cela
est d'autant plus raisonnable que le luxe ne serait point en lui-même un
élément de plaisir, sans l'assaisonnement de la vanité, et qu'il ne paraît
pas impossible de donner un objet plus haut à l'orgueil humain. Mais, comment
aller à l'égalité de fait, à l'égalité réelle, avec le système de propriété
d'aujourd'hui ? Godwin procède à une analyse profonde de la propriété : il la
décompose en ses formes pour retenir celles qui sont des garanties de
liberté, pour condamner celles qui sont des moyens d'oppression ; et, par
cette analyse même, nous sommes avertis que es n'est pas à une spéculation de
philosophe moraliste que nous avons à faire, mais à l'effort de pensée d'un
homme épris de réalité et qui cherche comment il pourra faire entrer dans les
choses son idéal. « Les
hommes ne vivent que du produit du travail humain. Mais, entre le moment où
ils commencent à produire et le moment où ils peuvent consommer le produit,
il y a un intervalle ; et, pendant ce temps, il faut qu'ils consomment : qui
sera gardien, qui sera distributeur de la provision nécessaire ? Voilà le
problème de la propriété. » Et l'on
voit que Godwin ne distingue pas très nettement les provisions consommables,
qui alimentent les producteurs avant la réalisation du produit, et les moyens
de production. Il commence bien pourtant à démêler que c'est la propriété des
moyens de produire qui est l'essentiel de la propriété, puisque les produits
consommables lui apparaissent surtout comme une provision permettant le
travail. GODWIN ET LA PROPRIÉTÉ « Il
y a trois degrés de propriété. « Le
premier et le plus simple degré consiste dans mon droit permanent sur les
choses qui, attribuées à moi, produisent une 'plus grande somme de bénéfice
et de plaisir qu'attribuées à tout autre. » Evidemment Godwin pense ici à ce
qui subsiste de vague propriété commune, primitive et élémentaire, dans les
sociétés civilisées d'aujourd'hui, et qui est représentée, par exemple, par
le droit de glanage et de pacage, par différents droits d'usage assurés à
tout homme et dont l'exercice ne peut être réglé que par la loi de la plus
haute utilité pour tous et pour chacun. Il y a
un second degré de propriété, où l'appropriation individuelle semble plus
forte et plus précise : « C'est
le droit qu'a tout homme sur les produits de sa propre industrie, de son
propre travail, même sur cette portion dont il ne peut faire usage lui-même.
» Attenter
à cette propriété, c'est interdire, en fait, à un homme de produire tels et
tels objets : c'est donc supprimer en lui le libre choix, la libre activité
de l'entendement ;,c'est réduire la créature humaine à la condition la plus
vile. Il est bien vrai qu'ici le droit de propriété n'apparaît plus
incontestable : il n'est pas démontré, en effet, que l'homme qui a produit
tel objet est celui qui en fera le meilleur usage, qui en tirera, en somme,
le plus de joie ; il n'est pas démontré surtout que, dans les échanges
auxquels va donner lieu la part des produits qu'il ne consomme pas lui-même,
il se conduit avec sagesse et dans le plus grand intérêt commun. Mais, si
chaque individu intervenait pour régler l'emploi des produits crées par un
autre individu, ce serait une « anarchie universelle ». Et si les hommes
intervenaient collectivement, ce serait une contrainte infinie et un « esclavage
universel ». Cette seconde forme de la propriété doit donc, même si elle
n'est pas toujours pleinement justifiée, garder un libre jeu. Mais il
est un troisième degré de propriété, « celui qui excite le plus la
vigilante attention des hommes dans les Etats civilises de l'Europe »,
celui qui est l'objet des convoitises les plus passionnées et des efforts les
plus hardis. « C'est
le système, quelles qu'en soient d'ailleurs les formes particulières, qui
donne à un homme la faculté de disposer des produits de l'industrie d'un
autre homme. Il n'y a presque aucune espèce de richesse, de dépense ou de
luxe existant dans une société civilisée, qui ne procède expressément du
travail manuel, de l'habileté corporelle — corporal industry — des habitants
du pays. Les productions spontanées de la terre sont peu de chose et ne
contribuent que faiblement à là richesse, au luxe, à la splendeur. Tout homme
peut calculer, à chaque verre de vin qu'il boit, à chaque ornement qu'il
attache à sa personne, combien d'individus ont été condanmés à l'esclavage et
à la sueur, à une incessante besogne, à une insuffisante nourriture, à un
labeur sans trêve, à une déplorable ignorance et à une brutale insensibilité,
pour qu'il ait ces objets de luxe. Les hommes s'en imposent étrangement à
eux-mêmes lorsqu'ils parlent de la propriété qui leur est léguée par leurs
ancêtres. La propriété est produite par le travail quotidien des hommes qui
existent maintenant. Tout ce que leurs ancêtres ont légué aux possédants
d'aujourd'hui, c'est une patente moisie qu'ils exhibent comme un titre à
extorquer de leur prochain ce que leur prochain produit. » Le
problème est posé en termes d'une netteté terrible ; Marx lui-même n'a pas
dit avec plus de force que c'est le travail, et le travail vivant, qui est le
vrai créateur de toute richesse et il faut se rappeler, si nous voulons
comprendre la Révolution française dans toutes ses directions et dans toutes
ses profondeurs, que, de l'aveu de Godwin lui-même, c'est l'ébranlement de la
Révolution qui le décida à publier ces affirmations hardies, à donner corps à
ces idées. Mais c'est la solution qui, pour Godwin, semble flottante. Les
communistes d'aujourd'hui ne songent pas un instant à arrêter la production
des objets de luxe, tout le travail délicat et puissant de l'industrie
moderne. Us veulent, au contraire, en transférant graduellement à la
collectivité des travailleurs le capital de production, répandre peu à peu
sur tous la richesse et l'éclat. On se
demande parfois, en lisant Godwin, s'il ne serait pas tenté d'arrêter tout ce
mécanisme de production, tant ses effets présents sur la condition de la
plupart des hommes lui apparaissent funestes. Il semble attiré, à certaines
heures, par une sorte de simplicité primitive et de communisme
pseudo-spartiate. Le travail a pris, dans les sociétés modernes, des formes
si repoussantes, il est si iniquement exploité, que c'est le travail même que
Godwin, en son âpre critique socialiste, semble vouloir éliminer — comme
l'ont fait parfois d'ailleurs certains disciples authentiques ou prétendus du
marxisme — : « Ce
qu'il y a de plus désirable, dit Godwin, pour la société humaine, c'est la
quantité de travail manuel, de labeur corporel, et particulièrement cette
part de travail qui n'est pas le résultat d'un libre choix, mais qui est
imposée à un homme par la nécessité de ses affaires, soit réduite dans les
limites les plus étroites possibles. Qu'un homme puisse jouir d'un certain
bien-être, même banal, si ce bien-être n'est pas accessible à un autre membre
de la communauté, cela est mauvais, absolument parlant. Tous les raffinements
du luxe, toutes les inventions qui tendent à donner emploi à un grand nombre
de mains laborieuses (à une grande quantité de main-d'œuvre), sont
directement opposés à la propagation du bonheur. Chaque taxe additionnelle
imposée au pays, chaque nouveau canal ouvert aux dépenses des ressources
publiques, à moins que cela ne soit compensé (ce qui est rarement le cas) par
un retranchement équivalent sur le luxe des riches, sont autant d'ajouté à la
masse générale d'ignorance, de besogne écrasante et de labeur. Le gentleman
de campagne qui, en nivelant une éminence ou en introduisant une nappe d'eau
dans son parc, trouve de l'ouvrage pour des centaines de pauvres industrieux,
est ennemi, et non, comme on l'imagine communément, ami de l'espèce humaine.
Supposons que, dans un pays, il y a maintenant dix fois plus d'industrie et
de travail manuel qu'il y a trois siècles. Sauf pour ce qui est nécessaire à
entretenir une population accrue, cette main-d'œuvre est dépensée pour les
plus coûteuses fantaisies des riches. Rien peu est employé à accroître le
bonheur et le bien-être des pauvres. C'est à peine s'ils subsistent
aujourd'hui et il faut bien qu'ils aient subsisté aux temps reculés dont je
parle. « Ceux
qui, par fraude ou par force, ont usurpé le pouvoir d'acheter et de vendre le
travail de la grande masse de la communauté, sont assez disposés à prendre
soin que cette masse ne puisse jamais faire plus que subsister. Un objet
d'industrie ajouté ou retranché au stock général produit une différence
momentanée, mais les choses retournent vite à leur état antérieur. « Si
chaque travailleur de la Grande-Bretagne pouvait et voulait aujourd'hui
doubler la quantité de son travail, il pourrait, pour un temps court, tirer
quelque avantage de la masse accrue des commodités produites. Mais les riches
découvriront vite le moyen de monopoliser les produits nouveaux, comme ils
ont fait des anciens. Une petite partie seulement consistera en produits
essentiels à la subsistance de l'homme, ou sera distribuée équitablement à la
communauté. Tout ce qui est l'objet de luxe et superfluité viendra accroître
les jouissances des riches, et peut-être, en réduisant le prix des objets de
luxe, augmenter le nombre de ceux auxquels ces jouissances sont accessibles.
Mais cela n'apportera aucun allégement à la grande masse de la communauté.
Les membres les plus favorisés de celle-ci ne donneront pas à leurs
inférieurs un salaire plus élevé pour vingt heures de travail, je suppose,
qu'ils ne faisaient pour dix. » Ne
dirait-on pas une des pages les plus âpres du Capital, où Marx montre
l'effroyable exploitation du travail et l'avidité du capitalisme anglais
buvant tout l'effet utile du labeur ouvrier ? Il semble même, au dernier
trait, que Godwin a voulu noter, sous forme d'hypothèse, l'incessant effort
du capital pour allonger le plus possible la durée du travail. Qu'on ne se
hâte donc pas de dire que Godwin, par cette proscription au moins apparente
du luxe, ne fait que répéter les lieux communs des moralistes et des
sermonnaires, ou qu'il retombe dans le communisme élémentaire, rétrospectif
et chimérique de plusieurs écrivains français du XVIIIe siècle, car, d'abord,
cela est d'un autre accent. Il y a
vraiment, sous ces couleurs sombres, l'expérience de la vie sociale anglaise
; c'est elle, avec ses dures et implacables transformations, qui est comme le
fond noir de cette cruelle peinture. Il semble, il est vrai, que Godwin, en
haine des formes nouvelles d'oppression que la croissance du luxe et de
l'industrie a déchaînées, veuille rayer les trois derniers siècles de
l'histoire anglaise, revenir au XVe siècle, à cette période précapitaliste
qui précéda aussi la brutale concentration de la propriété terrienne. Mais ne
semble-t-il point aussi parfois que, comme Marx, quand il nous décrit la
douloureuse et violente genèse du capitalisme, il déplore que l'humanité lie
se soit pas arrêtée au stade antérieur ? Et pourtant il sait bien qu'il est
impossible d'enchaîner le mouvement de l'histoire et que ce serait funeste,
puisque le capitalisme est la condition du socialisme. Godwin, avec un sens
évidemment moins net de l'éternelle et nécessaire évolution, ne se retourne
point, lui non plus, vers le passé. Qu'on se rappelle d'ailleurs qu'au moment
même où il paraît condamner la production des objets de luxe, il se demande
dans quelle mesure ils pourront trouver place dans une société plus simple,
et c'est un jour ouvert sur l'avenir. Ce qui le distingue d'ailleurs et de
Mably et de Rousseau et d'Helvétius, c'est que pour ceux-ci l'égalité
primitive est à jamais disparue, que l'humanité peut regretter ce paradis de
la communauté, mais que, surchargée de besoins, de vices et de complications,
elle ne le retrouvera plus. Godwin, au contraire, a la ferme espérance que
l'égalité de fait est possible. Ce qui, pour nos moralistes sociaux, est un
reflet de l'innocence première attardé au couchant, est pour Godwin une
promesse d'avenir, une lueur d'aurore qui commence à percer à l'Orient. Et,
après avoir affirmé le droit égal de tous les hommes, après avoir analysé les
formes diverses de propriété qui s'adaptent à ce droit ou qui le nient, après
avoir dénoncé comme la plus odieuse exploitation de la masse par une minorité
audacieuse ou rusée, cette forme de la propriété qui permet à un homme de
s'approprier les produits du travail d'un autre homme, il se demande comment
cet ordre inique pourra disparaître, comment l'égalité sociale et la justice
pourront se réaliser. Ce n'est pas comme un souvenir utopique du passé qu'il
caresse du regard : c'est un programme d'avenir qu'il cherche, dès
maintenant, à appliquer. Et comment aurait-il pu se jouer en des rêves
futiles, comment aurait-il pu séparer la pensée de l'action et faire de
l'idéal je ne sais quel pâle fantôme des premiers temps de l'humanité, à
l'heure même où dans la Révolution française et par elle l'homme espérait,
agissait, créait ? La
Révolution, à sa fournaise ardente, refondait la société humaine, elle
refondait presque l'esprit humain. Comment Godwin n'eût-il pas songé à
proposer, si je puis dire, à tout ce métal en fusion, le moule d'égalité et
de justice que, longuement et en silence, son esprit avait construit ? C'est
pour cela qu'il se hâte d'écrire son livre : c'est pour cela qu'il l'adresse
à la Convention. Oh !
certes, nous le savons déjà, ce n'est pas de la violence, ce n'est pas de la
brutalité révolutionnaire qu'il attend la réalisation de ses idées : c'est
seulement d'une transformation des esprits et des mœurs. Tant que cette
rénovation intellectuelle et morale ne sera pas accomplie, la propriété doit
être respectée. « Il
n'y aurait que misère et absurdité dans un système qui permettrait à tout
homme de se saisir de ce qu'il désire. Si, par une institution positive, la
propriété était égalisée, sans un changement contemporain dans les
dispositions et les sentiments des hommes, elle redeviendrait inégale le
lendemain. Les mêmes maux croîtraient de nouveau rapidement, et nous
n'aurions rien gagné à une tentative qui, en violant les habitudes et les
inclinations de plusieurs hommes, en aurait rendu misérables des milliers. Ce
serait un régime de contrainte et de perpétuel châtiment, si le gouvernement
devait prendre en main la gestion du tout et distribuer à chacun le pain
quotidien. Il est permis de supposer que des lois agraires, ou d'autres du
même genre, qui ont été imaginées pour abattre l'esprit d'accumulation,
méritent d'être regardées comme des remèdes plus pernicieux que le mal
qu'elles sont destinées à guérir. » Il ne
faut, dans la distribution de la richesse, aucune contrainte, ou
individuelle, ou collective. Les hommes viendront d'eux-mêmes à « estimer
la richesse à sa vraie valeur et à regarder l'accumulation et le monopole
comme les sceaux du malheur, de l'injustice et du déshonneur » ;
mais comment serait-il possible de les en détourner par la force ? « Si
un individu, par l'effet d'une plus grande ingéniosité ou d'une plus
infatigable industrie, obtient une plus grande proportion des nécessités ou
des agréments de la vie que son prochain, et, les ayant obtenus, décide de
les convertir en moyens d'inégalité permanente, cette conduite n'est pas
telle qu'on puisse entreprendre justement et sagement de la réprimer par des
voies de coercition. Si, l'inégalité étant ainsi introduite, les membres plus
pauvres de la communauté sont, ou assez dépravés pour vouloir, ou dans une
situation assez malheureuse pour devoir se faire eux-mêmes les serviteurs
salariés, les ouvriers d'un homme plus riche, cela non plus n'est
probablement pas un mal qui puisse être corrigé par l'intervention du
gouvernement. Mais, quand nous sommes parvenus à ce point, il devient
difficile de mettre des bornes à la croissance de l'accumulation chez un
homme, de la pauvreté et de l'infortune chez un autre. » GODWIN ET L'HÉRITAGE Et non
seulement Godwin constate l'impossibilité d'arrêter par la loi cette
évolution capitaliste qu'il déplore ; non seulement elle lui apparaît comme
un fait profond qui, procédant de la liberté humaine égarée, ne peut être
aboli que par la liberté humaine éclairée et redressée : mais il se refuse à
troubler ce mouvement. Un moment il se demande s'il ne serait pas possible de
le modérer en supprimant les lois qui garantissent l'héritage et la liberté
de tester : « Que
devons-nous penser, dit-il, de la protection donnée à l'héritage et aux
libéralités testamentaires ? Il n'y a aucun mérite, dans le fait d'être né le
fils d'un riche, plutôt que le fils d'un pauvre, qui puisse nous autoriser à
appeler Ici homme à l'abondance et à condamner tel autre à une invincible
détresse. Sûrement, nous avons le droit de nous écrier que c'est assez de
maintenir des hommes dans leur usurpation (car n'oublions jamais que la
propriété accumulée est usurpation) durant leur vie. C'est par la plus
extravagante fiction que l'on étend encore l'empire du propriétaire au-delà
même de son existence naturelle et qu'on lui donne le droit de disposer des
événements, quanti lui-même n'est pins dans le monde. » Mais
Godwin, soucieux de ne pas affaiblir le ressort de l'activité individuelle et
de ne pas lier la volonté des hommes, même quand elle s'égare, résiste à
l'idée d'abolir l'héritage. « Les
arguments, dit-il, qui peuvent être apportés en faveur de la protection
accordée à l'héritage et aux donations testamentaires, sont plus forts qu'on
ne l'imaginerait d'emblée. Nous avons essayé de montrer que les hommes
doivent être protégés dans la disposition de la propriété qu'ils ont
personnellement acquise : soit qu'ils la dépensent pour les objets dont ils
ont besoin, ou pour les objets de luxe qui flattent leur pensée ; soit qu'ils
la transfèrent à d'autres hommes dans la proportion que dicte la justice ou
que leur suggère leur jugement erroné. Essayer de leur enlever des mains
cette libre disposition, à la période de leur décès, serait une tentative
manquée et pernicieuse. Si nous les empêchons de donner sous la forme ouverte
et explicite d'un legs, nous ne les empêcherons pas de transférer leurs biens
avant leur mort, et nous ouvrons la porte à des vexations et à des litiges
perpétuels. La plupart des personnes sont naturellement inclinées à donner
leurs biens, après décès, à leurs enfants ; lorsque donc elles n'ont pas
exprimé leurs sentiments à cet égard, il est raisonnable de présumer ce
qu'elles auraient fait, et lorsque la communauté dispose ainsi (au profit des
enfants) de la propriété, c'est l'intervention la plus douce et la plus justiciable.
Et, lorsque le testateur a exprimé une partialité capricieuse, cette
injustice doit, le plus souvent, être protégée, car on ne pourrait l'empêcher
sans s'exposer à des injustices plus grandes. » Godwin
se borne donc à demander que les privilèges d'ordre féodal et aristocratique,
qui aggravent le privilège de propriété, soient supprimés. ' « Quoiqu'il
puisse être vrai que l'héritage et le privilège de tester sont les
conséquences nécessaires du système de propriété, dans une communauté dont
les membres sont enveloppés de préjugés et d'ignorance, il n'est pas
difficile de trouver des cas, dans tous les pays policés de l'Europe, où,
l'institution civile, au lieu de garantir seulement, dans les inégalités
d'accumulation., ce qui ne peut être prudemment enlevé, s'est appliquée
elle-même, et de parti pris, à rendre ces inégalités plus grandes et plus
oppressives. C'est par exemple, le système féodal, le système des rangs, des
droits seigneuriaux, des amendes, des corvées de transport, des substitutions
(entails) ; c'est la distinction dans la
propriété foncière en franche tenure (frechold), tenure enregistrée (copyhold), et seigneurie (manor). Nous reconnaissons là la
politique des hommes qui s'étant créé une supériorité par les moyens que nous
avons indiqués, en ont abusé pour monopoliser tout ce que leur rapacité peut
saisir, en opposition avec l'intérêt général. » GODWIN ET L'ABOLITION DE LA FÉODALITÉ Godwin
ne veut procéder qu'avec ménagement à la suppression du système féodal, et,
ici encore, le grand « utopiste » révèle un sens très net de l'histoire et de
l'évolution. « Il
existe souvent, dans une communauté, des abus qui, quoiqu'ils ne soient à
l'origine qu'une sorte d'excroissance, se sont à la longue tellement
incorporés aux principes de la vie sociale, qu'ils ne peuvent être
soudainement arrachés sans qu'on s'expose aux plus redoutables calamités. Les
droits féodaux et les privilèges du rang n'ont, considérés en eux-mêmes,
aucune légitimité. Les inégalités de propriété constituent peut-être un état
par lequel il était nécessaire que nous passions et qui a été l'excitant
originaire au développement des facultés de l'esprit humain. Mais il serait
difficile de montrer que la féodalité et l'aristocratie ont produit un
excédent de bien. Oui, et pourtant, si elles étaient soudainement.et
instantanément abolies, deux maux suivraient nécessairement. D'abord, la
réduction abrupte de milliers d'hommes à une condition qui est l'inverse de
celle à laquelle ils ont été accoutumés jusqu'ici, qui est peut-être la plus
favorable au bonheur humain et au mérite humain, mais dont l'habitude les a
rendus entièrement incapables, serait une source continuelle de tristesse et
de souffrance. On peut douter que la plus juste cause de réforme demande
qu'en son nom nous condamnions des classes entières d'hommes à l'infortune.
En second lieu, toute tentative brusque pour abolir des pratiques, dont
l'introduction ne peut en aucune façon se légitimer, serait interprétée comme
une attaque à la société elle-même et accompagnée de convulsions redoutables
et de pronostics sombres. » Ainsi,
c'est avec les révolutionnaires modérés de France, avec ceux qui
s'appliquaient le plus à maintenir une indemnité aux droits féodaux
supprimés, que Godwin aurait été d'accord. Quel contraste, semble-t-il, entre
la hardiesse des principes, qui sont la négation même de toute propriété
exploiteuse, et la modération, on peut dire la modicité des conclusions
immédiates ! Il y a parfois, en ce grand penseur révolutionnaire, qui conçoit
une autre constitution du monde social et qui va bien au-delà des Montagnards
les plus audacieux et des Jacobins les plus frénétiques, comme une nuance de
modérantisme et presque d'esprit feuillant. Mais, c'est ce contraste même qui
donne aux spéculations hardies de Godwin toute leur valeur et tout leur sens.
Il apparaît, précisément à son souci de ménager les transitions, qu'il n'est
ni un chimérique, ni un fantaisiste. S'il était un romancier social, s'il se
bornait à convertir en un vague idéal le vague regret d'une prétendue
félicité primitive, ou s'il écrivait, lui aussi, à la mode de Mercier, son
Paris en l'an 2000, que lui importeraient les obstacles ? Pourquoi se
préoccuperait-il de heurter le moins possible, dans la plus grande et la plus
profonde des transformations, les intérêts et les habitudes ? Mais il prend
sa propre pensée au sérieux ; il veut vraiment, réellement, conduire la
société humaine en mouvement à une forme nouvelle, d'où la propriété
accapareuse et exploiteuse aura disparu ; il sait qu'il n'y peut arriver que
par étapes et il s'intéresse aux progrès prochains, quelque disproportionnés,
qu'ils paraissent à son suprême idéal, parce qu'ils y acheminent, parce que
tout au moins ils ouvrent les voies., LE RÉALISME DE GODWIN C'est
cet accent de sérieux, c'est cette couleur de réalité qui fait, à mes yeux,
la valeur exceptionnelle.de l'œuvre de Godwin. Son plan d'égalité sociale
n'est pas une chimère abstraite : il s'assouplit et s'adapte au prodigieux
mouvement que la Révolution française développe. Et, dans la prudence, dans « l'opportunisme »
de son programme immédiat, Godwin n'oublie pas un instant la haute lumière de
justice, la grande idée d'égalité vers laquelle il se dirige. Ah !
comme il a hâte de fonder enfin la société nouvelle, et de débarrasser
l'humanité de toutes les tares que lui inocule le système de la propriété
privilégiée ! Le premier effet, la première tare, c'est l'esprit de
servitude. Intrigue servile des courtisans à la Cour, intrigue servile du
pauvre auprès du riche dont il attend un bienfait ; abjection des valets
devant le maître opulent, dont ils devancent les caprices, dont ils flattent
les manies ; servilité mielleuse diï marchand avec sa clientèle ; servilité
du candidat dans les élections populaires : partout des hommes plies. Et,
partout aussi, le spectacle et l'étalage de l'injustice, la richesse étant
devenue la seule mesure de toute valeur et tout mérite vrai étant ravalé par
elle. De là, un endurcissement égoïste des hommes à l'iniquité familière ; de
là, l'âpre convoitise de tous, parce que tous veulent se procurer la valeur
fausse, mais souveraine, qui prime ou annihile toutes les autres. Et
encore, un troisième effet funeste du système actuel de propriété, c'est
qu'il est niveleur : oui, il nivelle la nature humaine, il l'uniformise et
l'abaisse. En rendant difficile et presque impossible l'affirmation sociale
des valeurs qui ne sont pas la fortune, il détourne les hommes de déployer
leurs facultés dans les sens les plus variés ; il ne leur assigne qu'un but,
il ne leur ouvre qu'une voie ; et tandis que des sommets multiples auraient
pu surgir du multiple effort humain, il n'y a là qu'une hauteur informe,
disgracieuse et colossale, celle que forme la richesse accumulée, amas pesant
qui barre l'horizon. « L'esprit
d'oppression, l'esprit de servilité, l'esprit de fraude, voilà les fruits
immédiats du système actuel de propriété. » Et il a
si bien faussé et aveuglé les esprits que les hommes l'acceptent comme la
forme du droit, qu'ils se plaignent d'inégalités et d'injustices
superficielles, et ne songent pas à mettre en cause l'inégalité essentielle,
l'injustice fondamentale. « Rien,
dit Godwin, n'a excité une désapprobation plus marquée que les pensions et la
corruption à prix d'argent qui font que des centaines d'individus sont
récompensés non pour servir le public, mais pour le trahir, et que les gains
si rudes du travail sont employés à engraisser les servîtes adhérents du
despotisme. MAIS LE RÔLE DES RENTES DES TERRES D'ANGLETERRE EST UNE LISTE DE
PENSIONS BIEN PLUSFORMIDABLE QUE CE QUI EST SUPPOSÉ ÊTRE EMPLOYÉ A OBTENIR
DES MAJORITÉS MINISTÉRIELLES. TOUS LES RICHES, ET SPÉCIALEMENT LES RICHES
HÉRÉDITAIRES, DOIVENT ÊTRE CONSIDÉRÉS COMME LES SALARIÉS D'UNE SINÉCURE, DONT
LES OUVRIERS ET LES MANUFACTURIERS FOURNISSENT LES ÉMOLUMENTS, ET DONT LES
PUISSANTS DÉPENSENT LE REVENU DANS LE LUXE ET LA PARESSE. » Observez,
en passant, que, quoique Godwin signale le mal de la propriété accapareuse
dans toute l'étendue de l'activité sociale, aussi bien industrielle
qu'agricole, c'est surtout encore sous la forme foncière que le privilège de
propriété lui apparaît le plus odieux. Il oppose les « manufacturiers », en
même temps que les ouvriers, aux landlords ; c'est qu'une grande partie de
l'industrie anglaise était exercée encore par des artisans, par de modestes
bourgeois qui fournissaient, comme ces pauvres industriels de Nottingham et
de Sheffield, dont j'ai cité la pétition, une grande quantité de travail.
Mais surtout, en soulignant ce remarquable passage, j'ai voulu saisir sur le
vif le procédé de Godwin : il rattache aux revendications déjà populaires et
acceptées les revendications plus hardies de son propre système : il
s'applique à montrer dans sa grande affirmation d'égalité sociale la suite
logique, le complément nécessaire des trop timides projets de réforme qui
sont déjà accueillis par l'opinion ; et il insère ainsi son idée dans le
mouvement général, Oui, vous avez bien raison, ô hommes, de vous plaindre de
ces listes de pensions qui dévorent, au profit de quelques oisifs, une large
part du produit de votre travail. Mais la rente foncière, la rente de cette
grande propriété anglaise qui entretient le luxe d'une aristocratie
paresseuse et dépensière, n'est-ce pas une liste de pensions formidable ? La
propriété n'est-elle pas la sinécure par excellence, l'office de parade et
d'exploitation ? Ainsi, par des analogies audacieuses, Godwin élargissait en
une révolution sociale de propriété, le mouvement de protestation ou de
réforme qui s'ébauchait partout dans le monde. Ainsi, sur l'arbre de la
liberté et de la démocratie planté par la Révolution, il greffait le
socialisme égalitaire. Et comment cette splendide bouture ne prendrait-elle
pas sur l'arbre révolutionnaire plein de vie et de sève montante ? GODWIN ET SES PRÉDÉCESSEURS Godwin
avait là conscience claire de ce qui le séparait de ses prédécesseurs, de
ceux qui, avant lui, proposèrent aux hommes des systèmes d'égalité. Dans une
curieuse note, où il donne ses références, les exemples et les autorités dont
il se réclame, je vois bien qu'il parle de Sparte, de la Crète, du Pérou et
du Paraguay, et il peut sembler qu'il y a quelque enfantillage à rapprocher
ces formes diverses de communisme vrai ou supposé, de ce que serait le communisme
du monde moderne européen. Mais ce ne sont là à ses yeux que des indications,
« des autorités pratiques », qui établissent qu'en fait il n'est pas
impossible d'échapper au système de la propriété. Ce ne sont pas des modèles
et, visiblement, la réglementation autoritaire du Pérou et du Paraguay est
tout à fait contraire au communisme individualiste et libertaire de Godwin. Je vois
bien aussi qu'il se réfère à la République de Platon ; mais il se hâte
d'ajouter : « Il
serait frivole d'objecter que les systèmes de Platon et autres sont pleins
d'imperfections. Cela fortifie- plutôt leur autorité, puisque l'évidence de
la vérité qu'ils affirmaient était si grande qu'elle gardait ses prises sur
leur intelligence, quoiqu'ils ne connussent pas encore le moyen d'écarter les
difficultés qui y étaient attachées. » Sans
aucun doute, Godwin entrevoit bien le moyen d'écarter ces difficultés ;
et ce moyen souverain, c'est la puissance d'éducation, de vérité et de
sincérité que contient la démocratie absolue. Mais, quelle phrase
significative sur Mably : « Mably, dans le livre de la Législation,
a expliqué largement les avantages de l'égalité, et ensuite, il a
abandonné le sujet, de désespoir, dans l'opinion que la dépravation humaine
était incorrigible. » Ce
sujet, Godwin le reprend, et il ne désespère pas. Le vieux monde où vivait
Mably s'est si soudainement écroulé, tant de vices anciens ont été déracinés,
tant de vertus nouvelles ont apparu, un peuple tout entier s'est montré
capable de tant de fermeté et de virile indépendance qu'il n'est plus
raisonnable de douter et d'assigner des limites au progrès de la race
humaine. Ainsi le souffle puissant de la Révolution soulevait la grande
espérance socialiste. Ainsi, le système de l'égalité prétendait, dans le
vaste mouvement du monde, à une croissante réalité. Et Godwin, en une formule
magistrale, concluait : « L'égalité
des conditions ou, en d'autres termes, une égale admission de tous aux moyens
de perfectionnement et de joie, c'est la loi que la voix de la justice impose
rigoureusement à l'humanité. Tous les autres changements dans la société
ne sont bons que s'ils sont des fragments de cet état idéal et des degrés
pour g atteindre. » La
Révolution française, devenue en quelque façon la Révolution européenne,
apparaissait à Godwin comme un fragment et comme un degré. GODWIN RÉPOND AUX ORJEGT10NS Et quelle
objection peut-on faire à ce système d'égalité ? Peut-on lui opposer la
fragilité de la nature humaine ? Mais si
elle est avide de prééminence et de distinction, c'est vers d'autres
supériorités que la supériorité de richesse que peut se porter son désir. Dira-t-on
que cet état est absolument contraire à toutes les tendances présentes des
hommes, et que, même réalisé un moment, il ne durerait pas ? « Sans
doute, il est éloigné de tous les modes de penser et d'agir qui prévalent
aujourd'hui. Une longue période de temps doit probablement s'écouler avant
qu'il puisse être entièrement réalisé. Mais, s'il est conforme aux lois de la
raison, il aura des chances toujours plus grandes de se réaliser à mesure que
la raison se développera : et le progrès de la raison est illimité... Oui, si
le privilège de propriété était détruit par la force, ou même s'il était
renoncé par la minorité privilégiée avant que l'humanité elle-même fût mûre
pour un ordre nouveau, l'inégalité rie tarderait pas à renaître après une
période de barbarie ; mais il ne s'agit pas d'abolir la propriété par la
contrainte, ou de l'abdiquer un moment par l'effet d'un entraînement partiel
: elle disparaîtra dans le progrès de l'éducation générale, c'est le sens
même de la communauté qui préviendra, sans contrainte et sans répression,
toutes les pensées d'accumulation égoïste, d'accaparement et de monopole. » Dira-t-on
que ce système d'égalité encouragera la paresse, qu'il endormira l'industrie
des hommes ? « Nous
voyons dans les pays commerçants les miracles qu'opère l'amour du gain. Leurs
habitants couvrent la mer de leurs flottes, étonnent l'humanité par les
raffinements de leur ingéniosité, tiennent sous la force de leurs armes de
vastes continents dans des régions éloignées du globe, sont capables de
défier les plus puissantes confédérations, et, accablés de taxes et de
dettes, semblent acquérir une prospérité nouvelle sous l'accumulation des
charges. » Est-ce
à cette puissante Angleterre capitaliste,' dont Godwin déploie l'action et
l'audace en un tableau qui rappelle celui de Pitt, que l'on peut proposer je
ne sais quel système de désintéressement et d'inertie ? « Pouvons-nous
rompre à la légère avec des motifs d'action qui apparaissent si
prodigieusement efficaces ? Une fois "établi en principe dans la société
qu'un homme ne peut appliquer à son usage personnel plus que ce qui lui est
nécessaire tout homme va devenir indifférent aux entreprises qui mettent
maintenant en jeu l'énergie de ses facultés. Une fois établi en principe que
tout homme sans être obligé d'exercer ses propres facultés, a droit à une
part du superflu des autres, l'indolence deviendra bientôt universelle. Une
pareille société, ou sera languissante, ou sera obligée, pour sa propre
défense, de retourner à ce système de monopole et de sordide intérêt, que des
théoriciens raisonneurs accuseront toujours en pure perte. » Et en
réponse à cette objection comme en réponse à toutes les autres, Godwin dit : « L'égalité,
pour laquelle nous plaidons, est une égalité qui se réalisera dans un état de
grande perfection intellectuelle. Une révolution aussi heureuse ne peut se
produire dans les affaires humaines que lorsque l'esprit public sera arrivé à
un haut degré de lumière. Et comment les hommes à ce haut degré de lumière ne
reconnaîtraient-ils point eux-mêmes qu'une vie alternée d'agréables repos et
de saine activité est infiniment supérieure à une vie de paresse abjecte ?
Supérieure, non seulement en dignité, mais en joie. » Dans la
communauté égalitaire « aucun homme ne se considèrera lui-même comme
totalement dispensé de l'obligation du travail manuel, nul ne sera paresseux
par situation ou par vocation. Il n'y aura pas d'homme assez riche pour se
coucher dans une perpétuelle indolence et pour s'engraisser du travail de ses
compagnons. Les mathématiciens, les poètes et les philosophes puiseront un
surcroît de félicité et d'énergie dans ce travail des mains qui, revenant par
intervalles, leur fera sentir qu'ils sont des hommes ». Dès lors, tous les
métiers frivoles et vains ayant disparu, toute la procédure compliquée des
sociétés où pullulent les conflits étant écartée, les armées de terre et de
mer étant abolies, des forces innombrables, aujourd'hui détournées et
gaspillées, deviendront disponibles pour la production abondante des objets
utiles à tous. Et cette production, même abondante, répandue sur la totalité
des citoyens, ne demandera à chacun d'eux qu'une faible part de son temps. Il
n'y aura plus d'aristocratie égoïste et vaine, pour absorber une large part
de la force du travail, comme jadis elle immobilisait, avec ses suites
féodales, une large part des forces vives du pays. « Aux
temps féodaux, le grand seigneur invitait les pauvres à venir et à manger des
produits de son fonds, à la condition de porter sa livrée et de se former en
longues files pour faire honneur à leurs hôtes de noble naissance. Maintenant
que les échanges sont plus faciles, le seigneur a renoncé à ce mode assez
primitif, et il oblige les hommes qu'il entretient de son revenu à employer à
son service leur habileté et leur industrie. » De même
que les seigneurs ont licencié leurs suites féodales, ils devront licencier
leurs suites ouvrières, et c'est à la production d'une richesse solide et
utile à tous que toute la main-d'œuvre sera réservée. Il n'y a guère
aujourd'hui qu'un vingtième de la population qui se livre vraiment à un
travail utile. « Si donc ce travail, au lieu d'être fait par un petit
nombre des membres de la communauté, était réparti amicalement sur le tout,
il n'occuperait que la vingtième partie du temps de chaque homme. Si nous
comptons que le travail d'un ouvrier est de dix heures par jour, quand nous
avons déduit les heures réservées au sommeil, à la récréation et aux repas,
nous aurons calculé largement. Il suit de là qu'une demi-heure par jour
employée au travail manuel par chaque membre de la communauté, suffirait à
procurer tout le nécessaire. Qui songerait donc à se soustraire à un travail
aussi limité ? » GODWIN ET LA RÉPURLIQUE SOCIALE Perspective
lointaine ? dira-t-on peut-être, quoique le progrès de l'esprit aille
s'accélérant toujours, quoique « la pensée suscite indéfiniment la pensée ».
Mais, en tout cas, perspective certaine. Et, ici encore, c'est dans la ligne
prolongée du mouvement politique et social constaté par lui que Godwin situe
sa société idéale : elle sera le terme d'une évolution dont le sens est déjà
manifeste. On a pu le voir par ce qu'il dit des suites féodales. Mais,
surtout, c'est la ferveur de l'espérance républicaine qui lui permet de
présager la ferveur plus grande de l'espérance sociale. Si la superficielle
égalité politique provoque dans le monde une si prodigieuse attente et un si
prodigieux enthousiasme, que sera-ce de la grande et profonde égalité humaine
? « On
a constaté, dit Godwin, que l'avènement d'un gouvernement républicain
est accompagné d'un enthousiasme public et d'un irrésistible élan. Faut-il
croire que l'égalité, qui est le vrai républicanisme, sera moins efficace ?
Il est vrai que dans une république, cet esprit, tôt ou tard, devient
languissant. Le républicanisme n'est pas un remède qui aille à la racine du
mal. L'injustice, l'oppression et la misère peuvent trouver place encore dans
les demeures où il semble que réside le bonheur. Mais, qu'est-ce qui peut
limiter le progrès de la ferveur et la perfection de l'esprit, là où le
monopole de la propriété est inconnu ? » Ainsi,
la pensée de Godwin utilise tout ensemble et domine les événements. Cette
ferveur d'espérance républicaine et d'enthousiasme républicain, c'est le
souffle chaud de la Révolution française. Godwin écrivait les derniers
chapitres de son livre, ceux dont je viens de citer des extraits, juste à
l'heure où la Convention proclamait la République : et la grande émotion
humaine qui a saisi les multitudes est interprétée par lui comme un signe des
prodigieuses facultés de renouvellement et d'espérance généreuse que contient
le cœur de l'homme. Mais, en même temps qu'il respire cette âme ardente de la
Révolution et de la République, il dit à la Révolution : « Tu n'es
qu'une première figure, bien pauvre encore et étriquée, de la liberté et de
la joie. » Il dit à la République : « Tu n'es qu'une apparence de
République, puisque tu respectes encore cette aristocratie fondamentale qui
réside dans le privilège de propriété. C'est dans l'égalité sociale seulement
que tu trouveras l'accomplissement de tes tendances, la réalisation de tes
idées, la plénitude de ton être. » Ainsi
il se fait, pour ainsi dire, porter par l'histoire, sans la détourner de sa
route, mais en l'avertissant de hausser le front vers des buts plus
lointains. Pas plus que la société nouvelle, née de la Révolution, rie pourra
réaliser pleinement la liberté, la justice et la paix, tant qu'elle n'aura
pas poussé jusqu'à l'abolition du privilège de la propriété, elle ne pourra
assurer la paix entre les nations. GODWIN ET LA GUERRE La
Révolution française, avec la Constituante, avait répudié toute guerre de
conquête, annoncé le règne de la paix, et un moment les peuples avaient
tressailli de joie. Mais la guerre était maintenant déchaînée en Europe par
l'égoïsme des privilégiés et des aristocrates ; et ces guerres provoquées par
l'aristocratie féodale, toute aristocratie de propriété les provoquera. « L'ambition
est, de toutes les passions humaines, celle qui fait les ravages les plus
étendus. Elle ajoute district à district et royaume à royaume. Elle verse le
sang et la souffrance sur toute la surface de la terre. Mais, cette passion
même, aussi bien que les moyens de la satisfaire, est le produit du système
dominant de propriété. C'est seulement par une accumulation de propriété
qu'un homme obtient un empire irrésistible sur une multitude d'autres. Rien
n'est plus aisé que de plonger dans la guerre une nation ainsi organisée. Si
; au contraire, l'Europe était peuplée d'habitants ayant tous le nécessaire
et aucun le superflu, qu'est-ce qui pourrait engager en un état d'hostilité
les différents pays ? Si vous voulez conduire les hommes à la guerre, vous
devez les amorcer par certains appâts ; ou, à défaut de ces appâts, il
faudrait décider par la persuasion chaque individu. Mais, comment serait-il
possible, rien que par de tels moyens de persuasion, de décider un peuple à
égorger, un autre peuple ? Il est clair que la guerre, avec tous ces maux,
est le fruit de l'inégalité de propriété. Aussi longtemps que cette
source de jalousie et de corruption demeure, il est chimérique (visionary) de parler de la paix
universelle. Aussitôt que cette source sera séchée, la conséquence se
produira nécessairement. C'est l'accumulation de propriété aux mains de
quelques chefs qui fait de l'humanité une masse grossière, que l'on peut
ployer et manier comme une machine brute. Ecartez cette pierre d'achoppement,
tout homme sera uni à son prochain par des liens d'affection et de mutuelle
tendresse, mille fois plus qu'aujourd'hui ; car alors chaque homme pensera et
jugera par lui-même. » Ainsi,
le grand rêve pacifique de la Révolution naissante ne prendra corps que dans
une organisation sociale égalitaire et, ici encore, Godwin prend son élan du
mouvement révolutionnaire pour le dépasser. Quelle était, en ces magnifiques
visions d'avenir, la joie de son âme, Godwin l'a dit plus tard. GODWIN ET LE PROBLÈME DE LA POPULATION Il
avait touché dans son livre à la question de la population. Il avait assuré
qu'il était possible à la terre, mieux aménagée, de nourrir un plus grand
nombre d'hommes. « Il
a été calculé que la culture pourrait être assez perfectionnée en*Europe pour
nourrir cinq fois le nombre actuel de ses habitants. Il y a dans la société
humaine un principe qui fait que toujours la population est ramenée au niveau
des moyens de subsistance. Ainsi, parmi les tribus errantes de l'Amérique et
de l'Asie, nous ne trouvons jamais, dans le cours des temps, que la
population se soit assez accrue pour rendre nécessaire la culture de la
terre. Ainsi, chez les nations civilisées de l'Europe, par l'effet du
monopole territorial, les moyens de subsistance sont contenus dans certaines
limites et, si la population excède, les classes inférieures ne peuvent plus
se procurer les choses nécessaires à la vie. II y a, à coup sûr, un
extraordinaire concours de circonstances qui introduisent des changements
incessants à cet égard ; mais, ordinairement, le niveau de la population est
resté stationnaire pendant des siècles. On peut considérer que le système
dominant de propriété étouffe d'innombrables enfants au berceau. » GODWIN ET MALTHUS C'est
ce passage de Godwin qui fut l'occasion du livre de Malthus sur la
Population, et l'économiste s'applique à railler l'optimisme du grand penseur
qui croyait que de plus de justice sortirait plus de richesse vraie. Et,
lorsque Godwin, tardivement, en 1820, se décide à répliquer à Malthus, sa
pensée se reporte avec émotion vers son livre de la Justice politique, vers
cette époque heureuse où la ferveur de la République faisait éclore dans les
esprits et dans les âmes les plus beaux fruits. Il parle avec amertume du
long triomphe de l'ombre de Malthus, qui depuis vingt ans domine les esprits,
et il se reproche presque comme une faute d'avoir donné l'occasion à ce livre
de naître. « Lorsque
j'écrivis mes Recherches sur la justice politique, je me flattais moi-même de
l'espoir de rendre un important service à l'humanité. J'avais échauffé mon
esprit de tout ce qu'il y avait de grand et d'illustre dans les républiques
de Grèce et de Rome, qui avaient été pour moi des sujets favoris de
méditation, presque depuis mon enfance. Je fus ensuite animé (animated) par la révolution d'Amérique,
qui commença comme j'avais juste vingt ans, et par la Révolution de France — quoique
je n'aie jamais approuvé le mode selon lequel celle-ci s'était accomplie et
les excès qui marquèrent, à quelque degré, ses débuts— ; j'étais animé
aussi par les spéculations des érudits et des philosophes qui m'avaient
précédé en Angleterre et dans d'autres parties de l'Europe, et qui avaient,
pour ainsi dire, accompagné chaque pas de ces événements. « Je
pensais qu'il était possible de réunir tout ce qu'il y avait de meilleur et
de plus libéral dans la science de la politique, de le condenser, de
l'ordonner plus fortement en un système, et de le pousser plus loin que
n'avaient fait les écrivains antérieurs. C'est
donc bien de la pensée du XVIIIe siècle, animée par la grande action
révolutionnaire de la France, qu'est sorti le socialisme révolutionnaire de
Godwin ; il est, si l'on peut dire, la synthèse de la philosophie du XVIIIe
siècle et de la Révolution française. Il trouve sans doute que celle-ci est
allée vers un but trop humble, par des moyens trop violents ; mais
précisément parce qu'il ne se livre pas à elle sans réserve, il peut la
dépasser, il s'anime (c'est le mot décisif qu'il emploie) aux ardentes et
admirables énergies qu'elle développe, mais, ces énergies, il les applique à
une formule sociale plus vaste. Et, telle était l'ardeur des esprits et des
âmes autour de lui, que ce livre étrange qui déconcertait les
révolutionnaires eux-mêmes excita la plus vive attention. LE SUCCÈS DU LIVRE DE GODWIN « Ce
livre parut, pendant quelque temps, répondre pleinement à ce que j'en pouvais
attendre de plus favorable, je ne puis me plaindre qu'il soit tombé de la
presse comme un enfant mort-né et qu'il n'ait pas éveillé une grande
curiosité chez mes concitoyens. Je n'avais pas la faiblesse de supposer qu'il
balaierait immédiatement toute erreur devant lui, comme un flux puissant des
vague ? de l'Océan ; je saluai l'opposition qu'il rencontra, directe ou
indirecte, d'arguments ou de facéties, comme un symptôme non équivoque du
résultat que je désirais si passionnément. » Et
maintenant que la réaction est venue, maintenant que l'économie capitaliste
triomphe, maintenant que le silence et l'oubli se font sur ce qu'on appelle,
dit amèrement Godwin, les « spéculations visionnaires » de la
grande époque créatrice, Godwin semble leur jeter, avant de mourir, un regard
d'adieu. Il ne les mêlera pas à son livre sur la population, qui a un objet
distinct ; mais il leur réserve, au plus profond de son aine et de sa pensée,
une place de prédilection. « Je
me suis à peine permis, dit-il, de rappeler les belles visions (si toutefois
elles doivent s'appeler des visions) qui enchantaient mon Ame et animaient ma
plume quand j'écrivais cet ouvrage — the beautiful visions which enchanted
my soul and animated my pen. » Comme
de l'Océan chauffé par le soleil montent des nuées d'or, de la* vaste et
chaude Révolution, mouvante les premiers rêves socialistes montaient. Rêves
féconds comme la nuée qui va au loin susciter la vie ! GODWIN ET LE LUXE Mais
quoi ! Godwin, par l'âpre condamnation du luxe, par le niveau Spartiate
passé, semble-t-il, sur les joies de la vie et la puissance inventive de
l'industrie raffinée, ne se sépare-t-il point de la vie elle-même ? Ne
rompt-il point avec le monde moderne ? Il semble parfois déclarer la guerre à
la civilisation même et rêver une simplification de l'existence qui en serait
l'appauvrissement. « L'objet
de la société présente est de multiplier le travail, l'objet de la société
future sera de le simplifier. » Mais,
qu'il n'y ait point de méprise : ce que combat Godwin c'est le luxe
aristocratique, luxe de vanité et de privilège ; ce n'est pas le luxe
délicat, sobre et sévère auquel toute l'humanité pourra s'élever d'un effort
collectif après avoir assuré à tous le nécessaire du corps et de l'esprit. « On
m'oppose — et la vérité de cette maxime ne sera pas contestée — que le
raffinement vaut mieux que l'ignorance. Il vaut mieux être un homme qu'une
brute, par suite, les attributs qui séparent l'homme de la brute sont les
plus dignes d'affection et de culture. Elégance de goût, délicatesse de
sentiment, profondeur de pénétration, étendue de science, sont parmi les plus
nobles ornements de l'homme. Mais, tout cela, dit-on, est lié à l'inégalité ;
tout cela est une conséquence du luxe. C'est le luxe qui a construit les
palais et peuplé les cités. C'est pour obtenir une part de ce luxe, qu'il
constate chez ses riches voisins, que l'artiste développe tous les
raffinements de son art. C'est à cela que nous devons l'architecture, la
peinture, la musique et la poésie... Les arts n'auraient jamais été cultivés
si un état d'inégalité n'avaient pas permis à quelques hommes d'acheter, et
n'avaient pas excité d'autres hommes à acquérir le talent de produire pour
vendre. Dans un état d'égalité nous serions tous riches, et, si l'égalité est
rétablie, nous redeviendrons tous barbares. Ainsi, nous voyons (comme dans le
système de l'optimisme) que le désordre, l'égoïsme, le monopole et la misère,
tout ce qui semble discordant, contribue à l'harmonie admirable et à la magnificence
du tout. Le progrès intellectuel, l'élargissement de science et d'art que
nous constatons et que nous espérons plus grand encore, valait vraiment
d'être acheté au prix d'une injustice et d'une misère partielles. » Si cela
est vrai, dit Godwin, si les progrès de la civilisation humaine doivent être
achetés par la misère et la dégradation du plus grand nombre des hommes,
Rousseau avait raison de préférer l'état sauvage. Mais, heureusement, il n'en
est pas ainsi ; l'humanité n'est pas soumise à cette déplorable alternative,
ou d'être inculte, ou d'être injuste. Il se
peut — et ici encore s'affirme le sens de l'évolution de Godwin — « qu'un
état de luxe et d'inégalité ait été un stage par lequel il était nécessaire
de passer pour arriver au but de la civilisation. La seule garantie que nous
ayons enfin de l'égalité des conditions, c'est une persuasion générale de
l'iniquité de l'accumulation et de l'inutilité de la richesse dans la
poursuite du bonheur. Mais, cette persuasion ne peut être établie dons un
état sauvage ; et elle ne peut être maintenue si nous retombons dans la
barbarie. Ce fut le spectacle de l'inégalité qui, tout d'abord, excita la
grossièreté des barbares à un effort continu, en vue d'acquérir. Et ce fut
cet effort qui procura les loisirs d'où se développèrent la littérature et
l'art. « Mais,
quoique cette inégalité ait été nécessaire comme prélude à.la civilisation,
elle n'est pas nécessaire pour la maintenir. Nous pouvons abattre
l'échafaudage quand l'édifice est achevé. » Ainsi,
selon Godwin, l'histoire n'est pas une longue décadence. Elle n'est pas
tombée d'un régime primitif d'égalité dans une inégalité éternelle. Elle est
un progrès constant vers la civilisation et l'égalité vraie ; et même
l'inégalité brutale qui a sévi sur toute une période de l'histoire humaine
n'est qu'un moyen de réaliser une égalité supérieure. Ce
n'est point, en effet, une grossière égalité de misère et d'ignorance qui est
proposée aux hommes. La suppression du luxe n'est, au fond, que là
suppression du privilège ; mais toute l'humanité peut et doit se développer
dans la joie. « Si
nous entendons par le luxé les jouissances qu'un Individu se procure à
l'exclusion des autres, affligés de privations imméritées et de fardeaux
accablants, le luxe ainsi compris est un vice. Mais si nous entendons par
luxe (et c'est souvent' le cas), des conditions d'existence qui ne sont point
absolument nécessaires à nous maintenir en santé, ce luxe, s'il est
susceptible de se communiquer à tous les hommes, est vertueux. La fin de la
vertu, c'est d'ajouter à la somme des sensations agréables. Or, la vraie
règle de la vertu, c'est l'impartialité qui nous interdit, de consacrer au
plaisir d'un seul individu dés efforts qui doivent être employés au plaisir
de tous. Mats, dans ces limites, chaque homme a le droit et le devoir
d'ajouter à la somme des plaisirs. » Et, ce
grand luxe égalitaire, la société humaine pourra aisément se le donner. « Nous
avons vu que le travail d'une demi-heure par jour fourni par chaque membre de
la communauté suffirait probablement à procurer tout ce qui est nécessaire à
la Vie. Par suite, cette quantité de travail, quoiqu'aucune loi ne la
prescrive et qu'aucune pénalité directe lié l'impose, s'imposera d'elle-même
aux efforts par la puissance do l'Intelligence et aux faibles par le
sentiment de la honte. Après cela, comment les hommes dépenseront-ils ce qui
leur reste de temps ? Ce n'est pas probablement dans la paresse, et tous les
hommes n'emploieront pas non plus le plein de leur temps à des travaux
intellectuels. Il y a bien des choses, fruit de l'humaine industrie, qui,
sans être nécessaires à la vie, contribuent à la joie. Une grande partie du
temps disponible sera donc consacrée par une société éclairée à la production
de ces choses. Un travail de cette sorte est conforme aux plus hautes
exigences du bonheur. Le travail est aujourd'hui une calamité, parce qu'il
est imposé par la nécessité de l'existence et parce qu'il est trop souvent
exclu de toute participation aux moyens de savoir et de progrès. Quanti il
sera volontaire, quand il cessera d'entraver le perfectionnement des hommes
et qu'il en sera, au contraire, devenu une part, ou tout au moins converti en
une source d'amusement et de variété, il sera non une calamité, mais un
bienfait. » Il n'y
a donc aucun ascétisme dans la conception de Godwin ; il semble n'arrêter un
moment le courant de génie humain que pour en former une masse qui puisse se
répandre sur tout. Ainsi se précisent les lignes de l'organisation sociale
désirée et rêvée par Godwin. Aucune contrainte, aucun acte d'autorité ; c'est
le progrès de la raison et de la conscience qui fera tomber les privilèges,
il sera intolérable aux hommes de songer à leurs jouissances individuelles et
égoïstes avant d'avoir contribué à assurer l'essentiel de la vie à tous.
Ainsi, tout d'abord, tous les hommes fourniront une part égale de travail
pour créer les produits nécessaires à tous ; ils utiliseront pour cela les
mécanismes toujours plus perfectionnés ; mais ils ne songeront pas à se les approprier
pour en faire à leur profit un moyen d'accumulation et de domination. GODWIN ET LA PRODUCTION Mais
comment Godwin se figure-t-il la production ? Il répugne à la concevoir sous
la forme de la coopération, du travail collectif. Cet égalitaire, ce
communiste, est un individualiste ombrageux ; il veut épargner le plus
possible à l'être humain le contact prolongé ; la lourde pression continue de
la masse humaine. Ne pouvoir travailler qu'avec les autres, quelle servitude
! Il faut que l'individu participe à la vie commune, par-là seulement il
apprenti à connaître, et en lui-même et dans les autres, l'humanité. Mais il
faut que ce soit une libre communication et que l'individu puisse se retirer
toujours à volonté dans sa solitude intérieure ; Godwin ne veut ni des repas
en commun, ni, s'il est possible, du travail en commun. Va-t-il donc
rétrograder jusqu'au travail parcellaire et médiocre de l'artisan, qui
commence à être éliminé par le travail collectif des manufactures et par la
puissance compliquée des mécanismes ? Non, mais il lui paraît, au contraire,
que l'extrême progrès du mécanisme sera de rétablir l'individualité du
travail. « Toute
coopération surérogatoire doit être évitée avec soin, le travail commun et
les repas communs. « Mais,
n'y a-t-il pas une coopération dictée par la nature même du travail à
accomplir ? Elle doit aller en diminuant. Le concert forcé du travail produit
plus de froissements que de sympathies. A présent, à coup sûr, la
considération des maux de la coopération cède à sa nécessité. Mais une telle
coopération sera-t-elle toujours commandée par la nature des choses ? Nous
n'avons pas de compétence pour le décider. A présent, pour abattre un arbre,
pour creuser un canal, pour manœuvrer un vaisseau, le travail de plusieurs
est nécessaire, mais le sera-t-il toujours ? Quand nous songeons aux machines
compliquées qu'a créées l'ingéniosité humaine, aux diverses sortes de
moulins, de machines à tisser, de machines de navires, ne sommes-nous pas
étonnés de l'économie de travail qui en résulte ? Qui peut dire où s'arrêtera
ce progrès ? A présent, ces inventions alarment la partie laborieuse de la
communauté, et elles peuvent produire une détresse temporaire, quoique dans
la suite elles procurent les plus grands avantages à la multitude humaine ?
Mais, dans une société fondée sur le travail égal, leur utilité n'est pas
contestable. Dès
lors, il n'est pas démontré du tout que les opérations les plus étendues ne
seront pas à la portée d'un seul homme, et qu'une seule charrue ne pourra
suffire à tout un champ et accomplir son office sans qu'il soit besoin de
surveillance. C'est en ce sens que le célèbre Franklin considérait que «
l'esprit serait un jour le maître de la matière. « La
conclusion du progrès, qui a été esquissée, est qu'enfin le travail manuel
cessera d'être nécessaire. Il peut être instructif à cet égard d'observer
comment le sublime instinct des âges précédents a anticipé ce qui nous
apparaît comme la perfection future de l'humanité. C'était une loi de
Lycurgue qu'aucun Spartiate ne pouvait être employé à un travail manuel. Dans
ce but, et avec ce système, il était nécessaire que les Spartiates eussent
aussi des esclaves voués à de dures besognes. La matière, ou pour parler plus
exactement, les lois certaines et permanentes de l'univers seront les ilotes
de la période que nous considérons. Nous finirons ainsi, ô législateur
immortel, au point par où vous avez commencé. » Quelles
vues sublimes ! Mais c'est la magnifique puissance de rénovation attestée par
la Révolution française qui suggère à Godwin ces espérances illimitées. La
crise qui traverse le monde est terrible ; mais elle peut enfanter de grandes
choses. « La
condition de l'espèce humaine en ce moment est critique et alarmante. Mais
nous avons des raisons sérieuses d'espérer que l'issue de cette crise sera
exceptionnellement bienfaisante. » Et
pourquoi l'évolution humaine s'arrêterait-elle à l'ordre nouveau qui va
naître ? Elle ira au-delà. Godwin espère que le mouvement sera sans violence. « Il
est faux, dit-il, qu'il n'y ait que les classes inférieures qui souffrent de
l'inégalité et que, dès lors, elles seront obligées de recourir à la force. » GODWIN ET L'ÉGALISATION DES CONDITIONS Toutes
les classes en souffrent : et, quand elles en auront conscience, elles se
prêteront toutes à des transformations bienfaisantes. C'est là le sens
évident du mouvement humain. « Il
n'est pas difficile de marquer, dans le progrès de l'Europe moderne de la
barbarie à la civilisation, une tendance vers l'égalisation des conditions.
Dans les temps féodaux, comme maintenant dans l'Inde et dans d'autres parties
du monde, les hommes naissaient à un degré déterminé, et il était presque
impossible à un paysan de s'élever au rang du noble. Excepté les nobles,
personne n'était riche, car le commerce intérieur ou extérieur existait à
peine. Le commerce fut comme un engin qui abattit ces barrières, qui
semblaient imprenables, et renversa les préjugés des nobles, qui étaient
assez portés à croire que leurs serviteurs n'étaient pas de la même espèce
qu'eux. L'instruction fut un autre et plus puissant engin. » Peu à
peu, la condition de l'homme pauvre, mais instruit s'est relevée : il a cessé
de se considérer comme l'humble client des nobles, et une fierté nouvelle
dresse une nouvelle hiérarchie des valeurs de la vie. Au terme de ce
mouvement, la richesse perdra la prééminence que la noblesse a perdue. LA CRISE EUROPÉENNE Ainsi,
au feu de la Révolution française, la grande espérance socialiste de Godwin
s'anime. Ainsi, le vaste mouvement révolutionnaire qui, en France par Lange,
Dolivier et Babeuf, suscite les premiers germes et les premières formes du
communisme et du fouriérisme, qui, en Allemagne, passionne Fichte et l'auteur
inconnu du livre qu'admirait Forster, donne l'essor, en Angleterre, à ce
magnifique communisme de Godwin, tout imprégné de liberté. C'eût été manquer
à la Révolution française et en rétrécir misérablement le sens que de ne pas
montrer les rayonnements et prolongements multiples de sa pensée. Mais, que
de forces de conservation et de réaction s'opposaient encore, en Allemagne,
en Angleterre, à l'action révolutionnaire ! Et comme les imprudences et les
outrecuidances de la Révolution avaient animé contre elle le juste orgueil
national et la profonde défiance des peuples ! L'Italie
était moins prête encore que l'Allemagne et l'Angleterre à la recevoir :
malgré le génie de quelques-uns de ses penseurs, malgré Beccaria, malgré
Filangieri, malgré Verri, elle était endormie dans une superstition
indolente. Qu'on
lise Gorani, qui a tracé de la vie napolitaine et romaine de si vivants
tableaux, on verra que le peuple était complice d'un despotisme à la fois
familier et dégradant. Est-ce le sentiment de cette impuissance italienne qui
irrita contre la France de la Révolution l'orgueil maladif d'Alfieri ? Il se
vante, dans ses Mémoires, quand il est passé en France en 1791, d'avoir fermé
les oreilles et les yeux pour ne rien voir, pour ne rien entendre des hommes
et des choses de la Révolution. C'est pour la noble Italie qu'il avait rêvé
un grand rôle d'émancipation, la gloire d'une seconde Renaissance plus
profonde et plus humaine. Et sans doute, il souffrait jusqu'au désespoir et
jusqu'à la haine, de voir qu'elle n'y était point préparée, et que les
Barbares prenaient les devants. Partout,
en cette fin de 1792, le monde organisait sourdement ses forces de résistance
contre la Révolution. Il en était ébranlé, mais il luttait pour étouffer par
la force les pensées et les élans admirables qu'elle éveillait en lui. La
conscience universelle, un moment séduite et entraînée, se resserrait, se
repliait, s'armait de défiance, de jalousie, d'orgueil et de crainte ; les
peuples subissaient une crise profonde à l'heure où s'ouvrait, en France, le
tragique procès du roi. FIN DU CINQUIÈME VOLUME
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