HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE IX. — LA RUPTURE ENTRE L'ANGLETERRE ET LA FRANCE

 

 

 

LES PROGRÈS DE LA RÉACTION ET SES CAUSES

Mais, d'où vient qu'en cette fin de 1792 tous les ressorts soient à ce point tendus en Angleterre ? D'où vient que cette même nation anglaise, qui en 1790 et 1791, semblait éprouver pour la Révolution de France quelque sympathie ou du moins quelque curiosité bienveillante, soit aussi animée contre elle maintenant, et dans toutes ses classes ? Comment Fox et ses amis libéraux, malgré leur prudence, malgré les réserves qu'ils multiplient, sont-ils submergés par l'esprit public et dénoncés, presque aussi violemment que Thomas Paine, par des associations conservatrices forcenées ?

J'en vois deux raisons principales. D'abord l'accélération du mouvement révolutionnaire en France avait son contre-coup en Angleterre.

Le régime du peuple français n'était plus une démocratie mitigée, tempérée de monarchie. C'était la démocratie, pure, et une démocratie foudroyante. Le peuple était vainqueur de la royauté, et il tenait le roi dans ses mains. De plus, cette foule, qui le 10 août avait vaincu le roi, avait, le 21 septembre vaincu l'étranger. L'émotion était grande dans le monde, et les classes dirigeantes anglaises, les classes moyennes comme l'aristocratie, se demandaient si ce tremblement de terre n'allait pas ébranler leurs privilèges et leur puissance. Dans le moindre mouvement populaire, dans la plus petite émeute au sujet des salaires, elles voyaient un commencement de révolution. Et aussi bien, il était impossible de savoir de quelle pensée était travaillé le peuple ouvrier anglais. Quand le ministère anglais, devançant la date de la convocation, réunit le Parlement, le 15 décembre 1792, afin d'aviser aux mesures à prendre contre le péril révolutionnaire, ce n'est pas seulement Burke, ce sont des libéraux comme Windham, restés longtemps fidèles à Fox, qui poussent le cri de la peur. Fox essaie en vain de les rassurer.

« Il y a bien eu, dit-il, quelques petites émeutes en différentes parties du pays, mais je demande si les prétextes de ces soulèvements étaient faux et imaginés seulement pour couvrir une tentative de détruire notre heureuse Constitution. J'ai entendu parler d'un tumulte à Shields : d'un autre à Leith, d'une émeute à Yarmouth et de mouvements de même nature à Perth et Dundee. Mais je demande aux gentlemen s'ils croient que dans ces différents endroits l'objet avoué de la plainte du peuple n'était pas le vrai ; je leur demande si les matelots à Shields, à Yarmouth, ne demandaient pas réellement un accroissement de salaires, s'ils étaient mus par le dessein de renverser la Constitution. »

Sans doute, mais les classes conservatrices craignaient qu'un état d'esprit révolutionnaire ne fût répandu dans le peuple, et que dans celte atmosphère ardente tous les mouvements, même ceux qui avaient un autre objet, ne devinssent des mouvements de révolution. Et elles commençaient à s'alarmer pour leur propriété comme pour leur pouvoir politique.

 

WINDHAM DÉNONCE LE JACOBINISME

Windham expliquait ainsi son dissentiment avec Fox. La vraie question est celle-ci :

« Le pays est-il en ce moment en état de danger, oui ou non ? On a dit qu'il n'y avait pas de cause réelle à l'alarme qui s'est répandue parmi le peuple, que toute cette frayeur avait été créée par le gouvernement seul. Il faut vraiment que le gouvernement ait eu une étrange et merveilleuse puissance pour produire ainsi les alarmes qui se manifestaient chaque jour dans tout le pays. Mais ce sont des alarmes sérieuses et bien fondées qui sont créées non pas par le gouvernement mais par ceux (pli ont juré inimitié à tout gouvernement. Est-ce que tout le pays ne les ressent pas ? Est-ce que chaque bourg, chaque village, chaque hameau n'est pas plein d'appréhension ? Quelqu'un peut-il entrer dans sa propre maison ou se promener dans la campagne sans constater que cet objet occupe l'attention de toutes les catégories du peuple ?...

« ... Il est vrai que les mesures (de police) prises maintenant dans tout le pays sont sans précédent ; mais il faut dire aussi que les circonstances sont sans précédent. Sans doute des opinions spéculatives ont été publiées de temps en temps dans ce pays ; niais maintenant la manière de les répandre est toute nouvelle et le fond même de ces opinions est tout nouveau. La machine a été si bien construite, il y a tant d'habileté et d'artifice chez ceux qui la manient que, si le Parlement n'avait pas été sur ses gardes et si la partie sensible et honnête de la communauté n'avait pas été aussi active à en contrarier les effets, toute la forme de notre gouvernement aurait été rapidement détruite.

« Je sais qu'il y a une communication constante entre des personnes de Paris et des personnes de Londres dont l'objet est de détruire notre gouvernement. Cette sorte de contre-alliance des Anglais à Paris et des Français à Londres a été formée régulièrement et ses effets se font sentir de la façon la plus alarmante. Dans chaque bourg, dans chaque village et presque dans chaque maison, ces dignes gentlemen ont leurs agents qui répandent régulièrement certains pamphlets ; ces agents sont vigilants et industrieux, ils distribuent ces pamphlets gratis et c'est bien la preuve qu'une société les défraye de leurs dépenses...

« ... L'art avec lequel ces sentiments (de désobéissance) sont introduits dans les basses classes de la société est consommé. Ces agents de révolte prétendent qu'ils ne proposent que des récits philosophiques ; mais, au lieu tic raisonner philosophiquement dans leurs livres, ils font au contraire des assertions catégoriques — they mode round assertions — et ils font bien, pour leur dessein, d'agir ainsi, car les personnes auxquelles ils s'adressent sont incapables de suivre logiquement un sujet des prémisses à la conclusion et ce mode de raisonner ne servirait pas leur cause. Et ils ne risquent pas ces assertions avant d'y avoir préparé les esprits : ils gagnent l'affection des hommes en flattant d'abord leurs passions.

« La loi, même dans le pays le plus libre du inonde, peut-elle permettre à tout homme de prêcher la doctrine qu'il lui plaît et de faire autant de prosélytes qu'il peut ? C'est une question que pour moi, je résous par la négative ; car ces vérités, quelles qu'elles soient, se réduiront à rien si la passion anticipe les conséquences ; or, les pauvres paysans — these poor peasants — n'ont pas le pouvoir de déduire tes conséquences et ils sont livrés à la brutalité de l'affirmation. Et je ne vois pas le mal t/11'1' ;/ aurait à empêcher qu'on explique à un pauvre homme illettré — to a poor illetterale follow —, dont les facultés ne s'étendent qu'à procurer la subsistance à sa famille, îles points qui ont divisé les écrivains les plus capables. » Comme si le sentiment aussi n'était pas une lumière ! Comme si la société humaine était une mécanique abstraite réglée par les savants de cabinet ! Comme si la poussée des besoins et des passions ne devait pas entrer dans le calcul de l'équilibre ! Il y a dans les paroles de Windham autant d'étroitesse aristocratique que de peur. Et c'est la peur qu'il veut propager.

« La vue des novateurs est de détruire tout droit héréditaire et peut-être ensuite de tenter une égalisation de la propriété — to attempt an canalization of proprrty — ; car un de leurs livres assure qu'un pays ne peut pas être vraiment libre quand il y a trop d'inégalité parmi ses membres. Quelques gentlemen affectent de traiter ces choses avec mépris ; mais ce n'est pas ainsi qu'il les faut regarder. H est vrai que les hautes classes ne sont pas contaminées par ces principes infâmes ; mais, s'ils voulaient abaisser leurs yeux, ils verraient comme une sorte de feu souterrain qui peut éclater avec la plus prodigieuse violence s'il n'est pas éteint tout de suite. »

Windham reconnaît par là qu'aucune flamme de révolution n'a encore éclaté à la surface du pays ; mais, c'est cette chaleur souterraine — subterranean heat —, propagée de France aux couches profondes du peuple anglais, qui l'épouvante.

 

DUNDAS FAIT APPEL À LA CONSERVATION

Le secrétaire d'Etat Dundas adresse le même appel aux terreurs conservatrices. ;

« Ceux qui se plaignent n'attendent pas le remède de la Constitution. Des doctrines d'une tout autre tendance leur ont été inculquées ; il leur a été représenté que les Parlements d'aujourd'hui, successeurs de ceux qui ne siégeaient que trois ans, avaient, de leur propre autorité, étendu leur législature à sept années, qu'ils étaient un corps entièrement corrompu, et qu'ils étaient incapables de redresser des griefs dont ils étaient pour une large part responsables. Il a été dit que le temps était venu maintenant pour le peuple d'affirmer ses droits et de suivre l'exemple qui avait été donné par la France. L'influence de ces sentiments sur les basses classes est considérable et beaucoup y ont adopté ce langage. Je crois que l'ensemble de la classe respectable et opulente de la communauté est entièrement libre de ces sentiments et qu'ils sont abhorrés par la nombreuse classe moyenne qui est un élément si important dans notre pays.

« Je crois que là prévaut le plus parfait attachement à la Constitution, mais, en conséquence des doctrines que j'ai indiquées, les basses classes ont été imprégnées d'une idée de liberté et d'égalité qui ne dérive pas des privilèges de la Constitution. Elles aspirent à une égale part dans le gouvernement législatif du pays, d'après ce principe qu'un homme en vaut un autre et que les revendications de tous doivent être les mêmes, puisque les droits de tous sont fondés sur la même base. Et leurs vues ne s'arrêtent pas là ; elles ne se proposent pas seulement d'abolir les distinctions de rang, elles veulent encore attaquer les droits de la propriété et instituer une division égale des biens parmi tous les membres de la communauté — invade the rights of property, and establish an equal division of possessions among all the members of the community —. Une loi agraire est habituellement annoncée au peuple. Ce sont là des faits que je connais par l'observation directe et par des informations sûres et l'on ose dire qu'il n'y a pas sujet à s'alarmer ?

« J'en appelle aux membres de celte Chambre qui viennent du pays : ils peuvent savoir si l'alarme n'y a pas précédé la proclamation des ministres. La vérité est que l'alarme la plus sérieuse est répandue parmi les gentlemen du pays, parmi les fermiers... Durant les six dernières semaines que j'ai passées en Ecosse, j'ai eu la visite de gentlemen de toutes les parties du pays, de grands manufacturiers, de magistrats, qui tous m'ont parlé de la nécessité de prendre des mesures pour rétablir la confiance. Ceux qui proposent l'exemple de la France ne veulent pas seulement imiter l'objet de la Révolution, mais encore ses moyens. »

 

BURKE FAIT PEUR AUX POSSEDANTS

Burke, dont l'autorité grandissait à mesure que s'enflammait la passion contre-révolutionnaire, s'applique, lui aussi, à irriter la peur des possédants. C'est la tactique commune de tous ceux qui veulent instituer en Angleterre une politique de réaction et de répression. Craignaient-ils vraiment le bouleversement des propriétés ? Ou bien, ayant vu qu'en France c'est la bourgeoisie riche et une partie de la noblesse qui avaient suscité et encouragé la Révolution, voulaient-ils épouvanter les hautes classes et les classes moyennes anglaises, bien assurés que si le mouvement se réduisait aux « basses classes » (lower classes), ils en auraient aisément raison ?

Burke fait apparaître au seuil du Parlement le spectre honni et flétri du pauvre, du mendiant. Est-ce pauvre, est-ce ce mendiant, ennemis naturels de la propriété dont ils sont exclus, que l'on veut introduire, au nom des Droits de l'Homme, dans la cité ?

Les paroles brutales, offensantes, inhumaines de Burke, qui choquaient encore et scandalisaient il y a quelques mois, étaient acclamées maintenant.

« Les Droits de l'Homme sont fondés sur des abstractions métaphysiques ; ils sont vrais à certains égards et également faux à d'autres. Ils sont comme le cou d'un canard, bleu d'un côté, noir de l'autre. Là où la connaissance de ces droits est répandue dans la multitude, je ne puis que trembler pour les conséquences ; et je ne puis entendre, sans une émotion d'horreur, l'application qui en est faite à la propriété dans de fréquentes discussions sur la Révolution française. C'est cette sorte d'application qui cause les pires horreurs de la Révolution française (Ecoutez ! écoutez !). Je vois que la Chambre non seulement approuve mes sentiments silice sujet, mais qu'elle les accueille avec des acclamations, mais je n'obtiendrais point le même succès si je prêchais ces doctrines à un mendiant.

« Si je disais à un homme : J'ai une bonne maison, un excellent attelage, un fin mobilier, des tableaux, des tapisseries, des dentelles, de la vaisselle d'or, des mets délicieux, mais vous, vous n'avez pas à dîner ; je crains de trouver quelque difficulté à le convaincre que le superflu dont je viens de lui parler ne doit pas être employé à la satisfaction de ses besoins. Les temps seront donc pleins d'alarmes quand les idées françaises auront prévalu, et la propriété subira le même transfert qu'elle a subie dans cette misérable nation. »

Voilà des paroles qu'aucun aristocrate français n'aurait prononcées aux Etats généraux. Mais leur violence même et leur bassesse attestent la part de lactique et de ruse qui se mêle, même chez le fougueux orateur irlandais, à l'indignation et à la frayeur. Si vraiment le peuple des salariés anglais avait été disposé à la Révolution, si on avait senti en lui une force frémissante et prête à éclater, les réacteurs les plus véhéments se seraient abstenus de provocations aussi imprudentes. Elles démontrent qu'en fait les conservateurs anglais ne redoutaient pas les « basses classes » autant qu'ils voulaient bien le dire.

Il est impossible qu'ils aient cru sérieusement à la menace d'une Révolution de propriété. J'ai déjà montré que les conditions sociales de l'Angleterre d'alors n'y permettaient pas l'application des « Droits de l'Homme » faite en France à la propriété corporative de l'Eglise. En France même, la propriété individuelle était respectée : et, bien loin que la « loi agraire », dont le secrétaire d'Etat Dundas se sert comme d'un épouvantail, pût être transportée de France en Angleterre, elle était désavouée et combattue par tous les révolutionnaires français. Ce que les classes dirigeantes d'Angleterre redoutaient réellement, c'était la réforme démocratique de la Constitution, c'était la très large extension du droit de suffrage et l'abolition des privilèges politiques et des distinctions héréditaires.

Sans doute les salariés, les « pauvres paysans », les « pauvres compagnons illettrés », une fois en possession du droit de suffrage, en auraient usé pour améliorer peu à peu leur condition économique, et c'est là probablement ce qui préoccupait les fermiers et les grands industriels (great manufacturers) qui étaient allés faire part de leurs craintes à Dundas. Mais aucune « invasion » du droit de propriété n'était à redouter. Je ne peux voir dans les déclamations du ministre et des orateurs anglais à ce sujet qu'une manœuvre pour détourner non seulement de la Révolution mais de toute politique de réforme les hautes classes dont une partie aurait pu être tentée par l'exemple de générosité que donnèrent en 1789 quelques-uns des nobles de France et les classes moyennes. En fait, l'adresse envoyée à la Convention par la ville de Sheffield, par les chefs d'industrie aussi bien que par les ouvriers, démontre que les classes moyennes n'étaient pas unanimes à blâmer les principes de la Révolution.

 

LA RÉPLIQUE DE FOX

La bourgeoisie industrielle était en plus d'un point sympathique à un mouvement qui devait accroître son action politique et qui répondait aussi à ces vastes pensées que développent parfois les grandes affaires. Fox traduisait ce sentiment de la partie la plus libérale des classes moyennes lorsqu'il s'écriait à la Chambre des Communes, le 1er février 1793 : « Ne laissez pas se répandre la fatale opinion qu'entre ceux qui ont de la propriété et ceux qui n'en ont pas, il ne peut y avoir communauté d'intérêts et communauté de sentiments. » Il s'appliquait à définir l'égalité en un sens qui n'inquiétait pas les intérêts de la bourgeoisie. « Ce ne sont pas les principes qui sont mauvais et doivent être réprouvés, mais l'abus qui en a été fait. C'est de l'abus des principes et non des principes mêmes qu'ont découlé tous les maux qui affligent la France. L'usage qu'ont fait les Français du mot d'« égalité » prête au plus haut degré aux objections. Si on le prend dans le sens où eux-mêmes l'ont pris, il n'est rien de plus innocent : car que disent-ils ? « Tous les hommes sont égaux en droits ». J'accorde très bien cela : tous les hommes ont des droits égaux, des droits égaux à des choses inégales ; l'un a un shilling, un autre a mille livres ; l'un a un cottage, un autre a un palais ; mais le droit chez les deux est le même, un droit égal de jouir, un droit égal d'hériter et d'acquérir, et de posséder l'héritage et l'acquisition. »

C'était une définition bien formelle et bien bourgeoise de l'égalité : en fait, elle répondait aux tendances dominantes de la bourgeoisie révolutionnaire de France ; mais le mouvement social de la Révolution allait au-delà : il était plus substantiel, il tendait à un certain rapprochement, à un équilibre des conditions et des fortunes.

Fox atténuait et amortissait le sens du mot « égalité » pour réagir contre la propagande de panique et de terreur des privilégiés. Peut-être, dans l'instabilité et l'inquiétude de l'esprit anglais à ce moment, eût-il dépendu de Pitt, s'il s'était porté du côté de Fox, de constituer un parti de réformes politiques qui aurait compris une part importante de la bourgeoisie industrielle et de la classe ouvrière et qui aurait étendu la puissance de la démocratie sans mettre un moment en question la propriété. Mais il y avait chez les possédants et les dirigeants un commencement de frayeur et le ministère, en cette fin de 1792, croyait avoir intérêt à fomenter ces craintes plus qu'à les calmer.

 

L'EFFET DES VICTOIRES FRANÇAISES

C'est que les victoires de la France avaient brusquement modifié le point de vue de Pitt et démenti ses prévisions. Il ne voulait pas intervenir dans les affaires intérieures de la France et il avait tenu l'Angleterre à l'écart de la première coalition parce qu'il croyait que la France désorganisée, livrée à l'anarchie, succomberait à l'assaut des puissances européennes.

Ainsi, l'Angleterre, pour son action politique et surtout commerciale dans le monde, avait un double bénéfice, le bénéfice de la paix, qui lui permettait de produire beaucoup, et le bénéfice de l'abaissement de la France, rivale sur les marchés. Mais voici qu'au lieu d'être abaissée et affaiblie, la France de la Révolution abat les rois, refoule les armées ennemies, s'agrandit par la libre adhésion de la Savoie, pénètre en Allemagne, occupe la Belgique. Voici qu'en Belgique elle fait acte d'autorité et, brisant par sa seule volonté un traité qui liait plusieurs puissances, traité placé sous la protection de l'Angleterre, elle rend aux Belges la libre navigation de l'Escaut. Voici donc que la France déborde sur l'Europe et qu'il est à craindre qu'elle n'utilise, au profit de son commerce et de ses manufactures, la vaste influence qu'elle s'assure par la force des armes et par la propagande de ses principes. Si l'Angleterre n'intervient pas, si la Prusse et l'Autriche, déjà fatiguées sans doute de la lutte, sont abandonnées à elles-mêmes, la France retrouvera bientôt la paix, et une paix triomphante, rayonnante, qui fera d'elle, dans l'ordre économique, la rivale heureuse de l'Angleterre.

Bien mieux, au moment où la France semble près de se débarrasser par la victoire du fardeau de la Révolution, elle passe ce fardeau aux autres peuples ; elle le rejette sur l'Angleterre même qui voit son calme intérieur troublé, sa Constitution menacée, et qui, si elle ne se défend pas à temps, si elle n'écrase pas les germes de Révolution que les souffles orageux de France disséminent sur son sol, sera absorbée longtemps, au grand détriment de son industrie et de son commerce, par une crise politique et sociale que la France semble précisément surmonter.

Le péril était d'autant plus grand que la France ne se bornait point à agir par l'exemple, par la pure propagande des idées. Par son décret du 19 novembre, par son décret du 15 décembre, elle promettait son appui aux peuples qui se soulèveraient contre leur Constitution. Elle exaltait ainsi la Révolution universelle.

Était-il possible encore, en cette fin de 1792, de rapprocher la France et l'Angleterre ? Il aurait fallu trouver une sorte de compromis. Il aurait fallu que le" gouvernement anglais rendît, pour ainsi dire, inoffensive la propagande révolutionnaire de la France, en prenant lui-même l'initiative d'une réforme démocratique du système politique de l'Angleterre. Et il aurait fallu que la France, renonçant à toute provocation révolutionnaire, à toute jactance et à toute intervention au dehors, donnât à l'Angleterre l'assurance que ses justes intérêts en Europe et les traités qui les garantissaient ne seraient point menacés.

Sans doute l'ouverture de l'Escaut à la libre navigation ne blessait en rien les intérêts anglais immédiats ; mais elle témoignait de la facilité avec laquelle la France révolutionnaire substituait le droit international nouveau, fondé par elle, au droit positif des traités. Que des garanties fussent données à l'Angleterre contre l'entraînement des prétentions françaises et que l'Angleterre cessât de craindre, pour son régime intérieur, l'inévitable propagande de la Révolution en faisant une juste part à l'esprit de réforme et de démocratie, à ces conditions la paix pouvait encore être maintenue.

 

FOX LUTTE CONTRE LE COURANT BELLIQUEUX

C'est dans cet esprit que luttait Fox, mais presque sans espoir, car la fureur des passions soulevées chez les deux peuples rendait presque impossible toute négociation sérieuse et sensée. C'est en vain que Fox, avec le plus noble courage, tentait de frayer cette voie moyenne. C'est en vain qu'il glorifiait les conquêtes de la liberté en France et désavouait les excès de la propagande. C'est en vain aussi qu'il tentait de ramener à de modestes proportions la question de l'Escaut.

Ses paroles irritaient, au lieu de l'apaiser, l'orgueil national tous les jours plus ombrageux. Il s'écriait, lé 13 décembre 1792, dans le débat sur l'adresse : « L'honorable gentleman qui a soutenu la motion a jugé convenable de dire, comme preuve qu'il existe un esprit dangereux dans ce pays, que cet esprit s'est manifesté par l'attitude découragée et déprimée de certaines personnes quand les nouvelles de la reddition de Dumouriez arrivèrent en Angleterre. Voilà donc ce que l'on considère comme un signe de mécontentement et comme une préférence pour les doctrines républicaines ! Que des hommes soient tristes et abattus quand ils apprennent que les armées du despotisme ont triomphé d'une armée combattant pour la liberté, si cet abattement est la preuve que des hommes sont mécontents de la Constitution anglaise et ligués avec les étrangers pour la détruire, je me dénonce moi-même et je me livre comme un coupable à mon pays, car j'avoue librement, que lorsque j'entendis parler de la capitulation ou de la retraite de Dumouriez, lorsque j'appris la possibilité de la victoire des armées de l'Autriche et de la Prusse sur les libertés de la France, mon esprit fut triste et je fus abattu. Comment un homme qui aime la Constitution de l'Angleterre, qui en porte les principes dans son cœur, peut-il souhaiter le succès du duc de Brunswick après la lecture de son manifeste qui viole toutes les doctrines qu'un Anglais tient pour sacrées, qui foule aux pieds tout principe de justice, d'humanité, de liberté et de vrai gouvernement, et au nom duquel les armées coalisées entrèrent dans le royaume de France, où elles n'avaient rien à faire ? Et lorsqu'il parut que ces armées avaient des chances de succès, pouvait-il y avoir un seul homme ayant des sentiments anglais qui ne fût pas triste ? Je l'avoue hautement, je n'ai jamais éprouvé en ma vie une plus sincère tristesse et plus d'abattement, car je voyais, dans le triomphe de cette conspiration, non seulement la ruine de la liberté en France, mais la ruine.de la liberté en Angleterre, la ruine de la liberté de l'homme. »

Il proclamait, le 14, la grandeur de la France : « Quiconque me prête l'opinion que l'agrandissement de la France est chose indifférente à mon pays, se méprend sur moi grossièrement. La France s'est certainement agrandie. Elle a déconcerté les prédictions de ce gentleman qui, durant la dernière session, en parlant des adversaires de la Grande-Bretagne sur le continent, s'est écrié : « Il n'y a de danger d'aucun côté ; quand je regarde la carte de l'Europe j'y vois un vide autrefois appelé la France ». Ce vide, le gentleman doit avouer maintenant qu'il s'est rempli. Je ne veux point rappeler les traditions militaires des Français. Ils se sont souvent conduits de telle sorte que je crois que le pouvoir de la France peut être redoutable à notre pays. Elle était formidable sous la monarchie, quand elle était alliée à l'Espagne et l'amie de l'Autriche. Mais la France avec ses finances presque ruinées, la France en hostilité avec l'Autriche et pas certainement en amitié avec l'Espagne, est plus formidable maintenant : elle est plus formidable par ses libertés dont les effets dépassent tout calcul humain. Tous les habitants de l'Europe qui ont quelque intérêt à la cause de la liberté, sympathisent avec les Français et souhaitent leurs succès, parce qu'ils voient en eux des hommes qui luttent contre les tyrans et les despotes pour se donner un gouvernement libre. »

Sans doute il combattait la propagande armée, « cette tyrannie de donner la liberté par contrainte » — the tyranny of giving liberty by compulsion —. Mais si, au lieu de se donner comme des libérateurs, les Français avaient prétendu simplement user du droit de conquête, quelle est la Cour d'Europe qui aurait le droit de leur jeter la pierre ?

« Les Etats de Brabant étaient un gouvernement libre et légal d'après les traités. Mais étaient-ils libres sous la maison d'Autriche, sous Joseph, Léopold ou François ? Oh ! oui, lorsque Dumouriez fit à Bruxelles une entrée triomphale et lorsque les gouverneurs autrichiens firent leur sortie par une poterne, ils laissèrent derrière eux une déclaration aux Etats restaurant leur grande charte, la joyeuse entrée, qui avait été le perpétuel sujet de dispute avec leur souverain : voilà le gouvernement qui agissait de façon si honorable avec ses sujets et qui prétend couvrir la France de honte ! »

Quant à l'ouverture de l'Escaut, la Hollande ne se plaint pas : de quel droit l'Angleterre serait-elle sur ce point plus susceptible que son alliée directement intéressée ? Mais les clameurs de colère et de haine grandissaient, et la tentative suprême de Fox demandant, le 16 décembre, qu'un ambassadeur fût envoyé en France, afin qu'une discussion courtoise réglât les différends et dissipât les malentendus, fut accueillie presque avec insulte. Burke, déchaîné, prêcha entre l'Angleterre et la France la guerre éternelle.

Littora littoribus contraria, fluctibus undas...

Imprecor, arma armis : pugnent ipsique nepotes.

Je soulève les rivages contre les rivages, les flots contre les flots, les armes contre les armes ; qu'ils combattent, eux et leurs descendants.

Toute négociation officielle avec la France révolutionnaire fut dénoncée comme une honte et une contamination. Grey, Courtney, Sheridan tentèrent d'inutiles efforts contre la tempête. A la Chambre des lords, lord Grenville répondit au nom du ministère, avec une violence inaccoutumée, à lord Landsdowne, qui avait courageusement proposé l'envoi d'une ambassade auprès de la République française : « Ce serait, dit-il, une démarche dégradante et la dignité de la nation en serait, souillée. »

 

LE FANATISME ANTI-FRANÇAIS

Ce qu'il y avait de grave, c'est que ce n'étaient pas seulement les classes dirigeantes qui se passionnaient ainsi. Le peuple, les prolétaires, à l'exception de quelques groupes d'élite, étaient fanatisés contre la France. Les dirigeants avaient réussi à leur persuader que la France voulait jeter en Angleterre la flamme de la Révolution pour dévorer son commerce et son industrie. Et les salariés exaspérés croyaient lutter contre la menace de la famine et de la ruine.

Brissot, qui suivait d'assez près les affaires d'Angleterre, a très bien vu cela, et il l'a noté dans son rapport du 12 janvier 1793 à la Convention.

« La marche du ministère avait été très astucieuse. Les succès de la France l'inquiétaient sur le sort de l'aristocratie qui domine en Angleterre à l'ombre de la royauté. Il craignait qu'un exemple aussi séduisant n'y trouvât enfin des imitateurs, et, pour l'éviter, il fallait brouiller les deux nations, populariser cette guerre, faire détester les nouveaux républicains par les Anglais mêmes qui se faisaient gloire de les estimer.

« Comment parvenir à ce point ? La route était simple. Un peuple déjà vieux et dont une grande partie est aisée, doit tenir à sa Constitution, parce que là est son repos, là sont ses jouissances. C'était là aussi que devait toucher le ministère. Il n'est pas d'Anglais qui ne soit convaincu que la Constitution anglaise a beaucoup de défauts, que la corruption du gouvernement est sans bornes ; mais chacun voulait la réforme sans convulsion et si l'on touchait à la Constitution, pouvait-on éviter les convulsions ? Qui pouvait calculer les calamités qu'elle entraînerait ? La terreur de ces calamités glaçait presque tous les esprits ; elle les glaçait d'autant plus qu'on leur exagérait les inconvénients de la Révolution française, que les émigrés leur en faisaient des tableaux hideux, que le ministre anglais prenait un soin particulier à noircir tous ces tableaux.

« Dans cette disposition des esprits, il suffisait au ministère de sonner le tocsin sur l'anarchie, et de crier que la Constitution était en danger ; car, à ce mot Constitution en danger, l'homme en place craignait pour ses appointements, le noble pour ses titres, le prêtre pour sa superstition, le propriétaire pour sa terre, l'ouvrier pour son pain ; dès lors, la conspiration contre toute révolution devenait nécessairement universelle. »

C'est ainsi que la foule brûlait l'effigie de Paine dans la plupart des villes et des plus importants villages du Northumberland et du Durham. C'est ainsi que la maison du grand savant Priestley était mise à feu et saccagée. Francis disait amèrement à la Chambre des Communes le 15 décembre :

« Suis-je libre dans cette discussion ? Si j'hésite, si je balance entre la guerre et la paix, si je délibère avant de prononcer, mon intégrité sera-t-elle aussitôt contestée et ma loyauté suspecte ? »

Le vent d'orage emportait les paroles de Fox.

 

LES ILLUSIONS DES RÉVOLUTIONS DE PARIS

D'ailleurs sa politique de modération et de conciliation était bafouée en France comme en Angleterre. Je ne suis point surpris de trouver ce jugement sévère dans le journal les Révolutions de Paris (numéro du 1er au 6 décembre) ; car le grave journal croit que la Révolution va éclater en Angleterre et, naturellement, il n'a que du dédain pour ceux qui, comme Fox, se contenteraient d'une réforme.

« Commencement de révolution en Angleterre... Oui, le peuple anglais deviendra libre. Est-il permis d'en douter, puisqu'il veut être notre ami ? Pour devenir libre, il lui faut une révolution, eh bien ! il la fera ! Les symptômes en sont déjà sur tous les visages et la volonté dans tous les cœurs. En vain George et son ministre Pitt veulent conjurer l'orage, il gronde sur leurs têtes et ne tardera pas deux mois à éclater. Les moyens violents qu'ils emploient ne serviront qu'à hâter l'explosion, et.ne feront pas, à coup sûr, rehausser les fonds qui sont baissés de 12 p. 100.

« Des sociétés révolutionnaires s'étaient formées à Londres avec un club central de correspondance qui les liait entre elles et assurait le succès de leurs opérations. Des pamphlets vigoureux, lancés dans le public, préparaient les esprits à la première crise de révolution. Qu'a fait la Cour ? Elle a fait fermer tous les clubs par la force armée, elle a défendu de se rassembler, sous peine d'être traité en séditieux ; elle a interdit la faculté d'écrire, en ordonnant aux grands jurés et aux magistrats de faire poursuivre les auteurs de tous ouvrages révolutionnaires. Déjà le seul journaliste patriote qu'il y ait à Londres, Perry, auteur de l'Argus, a été obligé de s'enfuir en France, pour avoir conseillé au peuple de prendre les armes. Déjà beaucoup d'imprimeurs ont été arrêtés, et l'on instruit leur procès ; le peuple se souviendra qu'il y a cent mille mousquets dans la Tour de Londres.

« L'inquisition la plus odieuse s'exerce sur les voyageurs et sur les livres ; on veut empêcher la circulation des journaux français ; le gouvernement tremble ; il voit s'approcher le moment de la crise et tâche de l'éloigner ; mais tous les efforts sont vains. L'armement très actif, commencé sous le prétexte de soutenir les Hollandais, mais en effet dirigé contre les Jacobins de France et d'Angleterre, n'aura pas seulement le temps de s'achever ; tout est prêt à Londres et en Ecosse ; il ne faut plus qu'une étincelle pour allumer l'incendie ; et telle doit être la marche de la révolution anglaise, que la Cour aura beau faire résistance ouverte ou prêter le flanc, rien ne peut empêcher cette révolution de s'accomplir ; il faut au peuple anglais une représentation nationale, l'exclusion de tous les privilèges, l'abolition de la royauté. Il n'y a qu'une manière d'être libre et la Constitution anglaise est un contre-sens en liberté.

« Tous les aristocrates anglais conviennent bien que cette excellentissime Constitution est vicieuse, qu'il y a de grands abus à réformer ; mais l'exemple de la France les effraie, ils voulaient endormir le peuple par un rapprochement de ce qu'on appelle les deux partis. Le ministre Pitt, et Fox, chef de l'opposition, qui ne vaut guère mieux que lui, ne sont pas éloignés de ce raccommodement ; s'il avait le malheur de s'effectuer, et qu'on s'en tînt là, on réformerait effectivement quelques abus, on réduirait quelques pensions, on donnerait une représentation à telle ou telle grande ville qui n'est pas représentée au Parlement et l'on diminuerait celle de tel hameau composé de six feux, dont le seigneur envoie deux députés, etc., etc., et le roi resterait toujours le maître absolu de la force civile et militaire. Autant vaudrait se contenter de faire les ongles et les cheveux d'un malade qui aurait la gangrène aux viscères.

« Non, non, il n'en sera pas ainsi. Si l'Angleterre doit être l'amie, l'alliée de la France, il faut qu'elle soit république comme elle. II n'est pas de nation en Europe à qui, par ses mœurs et sa position, le régime démocratique soit plus propre. Elle sera donc une république. Après dix-huit siècles d'injustice et de tyrannie, on verra donc deux peuples voisins, que la détestable politique des Cours avaient longtemps rendus ennemis, réunis à la fin pour faire triompher sur tout le globe la cause de l'humanité, de la liberté. Français ! quel exemple vous avez donné ! Il est donc vrai que l'arrêt de mort de tous les tyrans est dans l'acte qui vous constitue républicains. »

Quelle épaisseur de sottise et de fanfaronnade ! Quelle ignorance des mœurs et du développement des autres peuples ! Songez que cela est écrit en décembre 1792, qu'à ce moment la France est engagée en Belgique, en Allemagne, en Italie ; que, malgré ses victoires, elle se heurte partout à des difficultés et à des défiances. Songez qu'il y a un intérêt de premier ordre pour elle et pour la Révolution elle-même, à ne pas épuiser dans une lutte sans fin ses ressources, son crédit et sa liberté même. Songez que la neutralité bienveillante ou l'alliance de l'Angleterre permettrait à la Révolution de dissoudre vite ces coalitions qui la menacent, de retrouver la paix, et, avec la paix, la détente des passions et des haines qui surexcitaient la Gironde et la Montagne. Il fallait faire un effort immense pour obtenir cette neutralité de l'Angleterre et voici qu'un des grands journaux, le plus pédant de tous, l'éternel donneur de conseils, somme l'Angleterre de devenir république ! Il ne lui suffit pas qu'elle réforme sa Constitution dans le sens de la démocratie. Il faut encore qu'elle ait sa journée du 10 août, qu'elle soit de point en point la plagiaire de la France. Ces fanfarons stupides s'émeuvent à la pensée qu'un accord pourrait intervenir entre Pitt et Fox ; or cet accord ne pourrait signifier qu'une chose : c'est que Pitt, sentant grandir dans une partie du pays, et à la Cour même, la politique de guerre, s'unirait à Fox pour y mieux résister. Dans cette hypothèse, Fox et Pitt auraient certainement rétabli les relations officielles avec la France, cherché un moyen d'entente avec elle. Ils lui auraient sans doute demandé d'interpréter dans un sens pacifique le décret inquiétant du 19 novembre et de renoncer à toute invasion en Hollande.

La paix, et l'extension du droit du suffrage, cela ne suffit pas aux sentencieux rédacteurs du journal de Prudhomme. Ils vont à la guerre contre l'Angleterre avec une inconscience et une infatuation qui épouvantent. Le journal récidive, sous le titre : Suite de la Révolution anglaise, dans le numéro du 15 au 22 décembre. Il annonce que la Cour d'Angleterre fait des préparatifs de guerre et il déclare sans hésiter que la guerre sera le signal d'un soulèvement universel en Irlande, en Ecosse et à Londres. Et, répondant à la partie du message où George III dit : « J'ai conservé avec soin une stricte neutralité dans la' guerre actuelle du continent et me suis interdit toute intervention dans les affaires intérieures de la France », il écrit :

« Il n'y a rien de plus faux que ces allégations ministérielles et royales. Mais comment le cabinet de Saint-James l'entend-il ? Il semble vouloir se faire un mérite de ne s'être point mêlé de nos affaires. En avait-il le droit ? Le pouvait-il ? Et cette neutralité dont il se targue n'est-elle pas plutôt le fait d'une fausse prudence et d'une conduite lâche qui a mal réussi ? »

Toute négociation devient impossible quand les faits sont à ce point dénaturés. La vérité certaine, évidente, c'est que jusqu'à ce moment l'Angleterre avait voulu la paix et avait évité tout ce qui pouvait la compromettre.

Le journal de Prudhomme traite de haut le ministre Lebrun, qui avait envoyé au ministère anglais une communication de forme modérée :

« Nous sommes fâchés de voir que le ministre Lebrun ne se soit pas placé à la hauteur des principes de la République dont il est un des organes, vis-à-vis du cabinet de Saint-James, qui ose encore aujourd'hui parler et agir ainsi. Nous l'avons déjà dit : depuis que le peuple français a retrouvé les droits de la souveraineté, il ne doit plus entrer en négociations avec aucun cabinet de l'Europe. C'est de peuple à peuple qu'il faut traiter désormais. La République française doit désavouer son ministre des Affaires étrangères toutes les fois qu'il la compromet ainsi, et lui défendre d'entretenir dans les Cours voisines des agents accrédités ou non, chargés par lui de solliciter et d'obtenir des audiences particulières de la nature de celles que Lebrun a dit, dans son dernier discours à la Convention, s'être ménagées auprès du ministère anglais. Ce n'est point avec Pitt, ce n'est point avec George, que la République a des intérêts à démêler ou des rapports à établir ; elle ne les connaît pas, puisqu'ils ne sont point chargés des mandats du peuple, elle n'a à traiter qu'avec le peuple anglais légalement représenté et quand il se sera déclaré souverain. »

Ou cela ne signifie rien, ou cela veut dire que la France laissera se créer entre elle et les pays de l'Europe tous les malentendus et qu'elle subira une guerre indéfinie tant que l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche, l'Angleterre, la Russie même, n'auront pas fait une révolution démocratique et républicaine. Je conviens que les tentatives réconciliatrices de Fox devaient paraître bien mesquines et bien pauvres à des hommes qui se complaisaient à d'aussi vastes, pensées.

 

LES ILLUSIONS DE KERSAINT

Dans le curieux discours, beaucoup plus tempéré, mais étrangement équivoque, que Kersaint fit à la Convention le 1er janvier, il maltraite également Fox :

« J'aperçois, dans les mouvements du gouvernement anglais, trois motifs également distincts, étrangers au peuple anglais : 1° La haine du roi contre les Français et ses craintes pour sa couronne, seul motif de l'intérêt qu'il a manifesté pour Louis XVI ; cet intérêt est fortifié par celui des nobles et des épiscopaux, vos ennemis naturels ; — 2° Les inquiétudes du premier ministre Pitt, maître absolu de l'Angleterre depuis huit ans, et que les orages d'une révolution et ceux d'une guerre menacent également de sa chute et ce parti tient à l'autre par l'aristocratie de la finance et les nombreux agents du gouvernement ; la guerre formera la coalition de ces deux intérêts et telle est leur force qu'ils entraîneront l'Angleterre.

« 3° L'ambition et le génie de Fox et tes intrigues de son parti, cherchant à profiter des circonstances pour s'emparer du gouvernement, flattant avec adresse les diverses espérances de réformation qu'il croit propres à agiter le peuple anglais, espérances que la seule idée de révolution a changées en crainte ; et, ce motif, échappant aux chefs de l'opposition, les a laissés à la merci du gouvernement : juste châtiment, exemple mémorable qui doit avertir les hommes libres du danger de l'intrigue. La cause de cet événement, qui sera peut-être fatal au monde, est dans le caractère de ce célèbre orateur qui soutient, par son génie, la réputation d'un parti, dernier et frêle appui des défenseurs de la liberté en Angleterre. Ami des Droits de l'Homme et flatteur du roi, frondeur du gouvernement et superstitieux admirateur de la Constitution britannique, aristocrate-populaire, royaliste-démocrate, Fox n'a qu'un but, celui de s'élever sur les ruines de son rival et de se venger une fois de tant de défaites parlementaires, non moins fatales à ses intérêts qu'à sa gloire. »

J'avoue que je ne comprends pas. Kersaint reproche à Fox son rôle intermédiaire et ambigu. Mais, qu'attend-il donc de lui et que pouvait-il en attendre ? Voulait-il que Fox affirmât à la Chambre des Communes les principes de l'extrême démocratie et la république ? C'était renoncer d'un coup à toute influence parlementaire, à tout espoir de modérer la politique anglaise, de l'orienter vers les réformes et vers la paix. Kersaint constate que « la peur de la Révolution a changé en crainte les espérances de réformation ». Mais la démocratie absolue ne pouvait être réalisée d'emblée, en Angleterre comme en France, que par des voies révolutionnaires et Fox, de l'aveu même de Kersaint, n'aurait fait qu'aggraver la réaction belliqueuse.

Ou bien, au contraire, Kersaint eût-il voulu que Fox gardât le silence, même sur les idées de réformes, qu'il s'abstînt d'attaquer Pitt et le ministère ? Par-là, il aurait rassuré les intérêts conservateurs et il aurait diminué l'excitation contre-révolutionnaire ; il aurait aussi affermi Pitt qui résistait à la guerre et de toute façon il aurait accru les chances de paix. Est-ce là ce que Kersaint veut dire ? C'était demander le suicide du parti libéral anglais. C'était renoncer pour l'Angleterre non seulement à la révolution démocratique, mais à toute réforme, à toute atténuation des privilèges mêmes que l'exemple de la Révolution française rendait à peu près intenables.

Il n'y a dans le discours de Kersaint ni déclamations, ni fanfaronnades. Les vues fines et justes y abondent. Ce qui y fait défaut, c'est une direction ferme et une conclusion logique et courageuse. Il ne flatte pas la Convention et la France de l'espérance que la nation anglaise prendra parti pour la Révolution. Il ne dénonce pas la prétendue perfidie de la politique de Pitt. Non, il croit et il dit que Pitt veut la paix ; mais que, s'il est obligé par les passions contre-révolutionnaires de l'Angleterre de déclarer la guerre, il y entraînera aisément le peuple entier.

« Le prudent adversaire de Fox (Pitt) a besoin, à ce moment, de toutes ses forces ; car il faut qu'ensemble il défende sa popularité et son parti évidemment aristocrate, la royauté et son pouvoir évidemment absolu. Et, si la guerre éclate, peut-il être sûr de conserver, malgré les événements qui l'accompagneront, cette prépondérance qu'on lui dispute même au sein de la paix ? C'est un fait connu en Angleterre et qu'une foule d'exemples a changé en axiome politique, que le ministère qui y déclare la guerre ne la voit jamais finir. Pitt voit dans la guerre le terme de son autorité. Pitt ne veut donc pas la guerre... »

Et encore :

« Pitt est sage et habile : il veut préserver son administration des embarras inséparables d'une révolution, et sans doute qu'il espère y parvenir en accélérant le retour de la paix en Europe. »

Ainsi, selon Kersaint, non seulement Pitt ne veut pas jeter l'Angleterre dans la guerre, mais il désire le rétablissement de la paix générale. Seulement, il a à compter avec de grandes forces sociales qui poussent à la guerre : c'est l'aristocratie foncière et épiscopale d'un côté, l'aristocratie d'argent de l'autre :

« L'aristocratie bourgeoise et financière se trouve en Angleterre dans une proportion beaucoup plus grande qu'elle n'était en France lors de la Révolution de 1789 ; ces hommes sont aujourd'hui les auxiliaires de la Cour et du Parlement et font un grand bruit de nos désordres, de notre anarchie, de notre faiblesse et des malheurs de ces journées que nous voudrions pouvoir effacer de notre histoire ; ils en épouvantent les gens de la campagne et le clergé britannique, les épiscopaux emploient l'hypocrisie qui leur est propre et leur crédit sur l'esprit du peuple pour effacer l'impression produite par nos succès et l'évidence des vérités que nous avons proclamées. »

En sorte que le jour où le gouvernement le voudra, c'est toute la nation anglaise qui se lèvera fanatisée pour la guerre. « Mais le peuple anglais proprement dit est-il dans des dispositions hostiles à notre égard et son gouvernement pourra-t-il en disposer à volonté pour nous faire une guerre injuste ? Je dois le dire, les habitants de Londres et des villes principales d'Angleterre sont travaillés, en ce moment, avec une perfide adresse, afin de les exciter à la guerre. »

Ainsi, tandis que les niais du Journal de Prudhomme repoussaient toute idée de négociation avec Pitt et voulaient une entente directe avec « le peuple », comme si le peuple était organisé, comme s'il était indemne des passions chauvines et rétrogrades, Kersaint constatait que le peuple anglais, à la moindre impulsion du pouvoir, se précipitait dans la guerre et il voyait en Pitt le seul ami de la paix. Kersaint va jusqu'à regretter que Fox ajoute aux difficultés contre lesquelles Pitt se débat. Puisque Fox n'osait pas poser nettement les principes de la démocratie, il ferait mieux de se taire, de ne pas harceler le ministère. En le pressant, en l'interrogeant, il l'oblige ou à désavouer les abus de la Constitution anglaise et à surexciter ainsi les passions réactionnaires des classes dirigeantes, ou à se solidariser avec ces abus qu'en des temps plus calmes il réformerait.

« George III, par passion, veut la guerre ; Fox veut entraîner le ministère dans de fausses démarches et le contraindre à défendre les abus du gouvernement. » Comment Pitt sortira-t-il de cet embarras ? Comment échappera-t-il à la fois à la révolution et à la guerre ? Comment donnera-t-il satisfaction, en quelque mesure, aux passions haineuses du roi et aux instincts conservateurs des classes dirigeantes, sans se jeter dans une aventure ? C'est ici que Kersaint fait une hypothèse tout arbitraire : « Pitt espère sortir de ce mauvais pas en offrant sa médiation aux puissances belligérantes. » El c'est pour imposer celte médiation, pour obliger surtout la France à l'accepter, qu'il fait semblant de vouloir la guerre. Il croit que la France fatiguée cédera.

« Pitt a pour lui la force du gouvernement, dont toutes les branches sont entre les mains de ses créatures ; il a pour lui la théorie de la corruption, son éloquence et la clef de la trésorerie. Nos transfuges et l'aristocratie qui l'environnent le poussent aux deux partis qu'il paraît avoir embrassés, savoir : de nous arrêter dans le cours rapide de nos victoires sur terre, par la crainte d'une guerre maritime, et de nous amener à des accommodements avec nos ennemis à l'aide de sa médiation... Une négociation en faveur des émigrés mixtes, j'entends ceux qui n'ont pas pris les armes, est aussi dans les vues de Pitt. »

C'est en effet une hypothèse arbitraire : car il n'y a aucun fait, aucun acte qui permette de supposer que Pitt voulait intervenir en ce sens. Ou il voulait la paix, et il savait bien que la France n'accepterait pas la moindre immixtion de l'étranger dans sa politique intérieure ; ou il était résolu à la guerre, et il avait tout intérêt à lui donner un autre caractère que celui que lui avaient donné la Prusse et l'Autriche. Il voulait se prévaloir jusqu'au bout de la sagesse avec laquelle l'Angleterre s'était abstenue de toute ingérence dans les affaires françaises et donner à la France révolutionnaire le rôle de provocatrice. C'est ce qui ressort encore de la réponse adressée le 31 décembre par lord Grenville à une communication de Chauvelin. Il se plaint du fameux décret du 19 novembre, qui « annonce aux séditieux de toutes les nations quels sont les cas dans lesquels ils peuvent compter d'avance sur l'appui et le secours de la France, et qui réserve à la France le droit de s'ingérer dans nos affaires intérieures, au moment où elle le jugera à propos, et d'après des principes incompatibles avec les institutions politiques de tous les pays de l'Europe. Personne ne peut se dissimuler combien une pareille déclaration est propre à encourager partout le désordre et la révolte. Personne n'ignore combien il est contraire au respect que les nations indépendantes se doivent réciproquement, ni combien elle répugne aux principes que le roi a suivis de son côté, en s'abstenant toujours de se mêler, de quelque manière que ce fût, de l'intérieur de la France. »

Ainsi, Kersaint se trompait sur la politique de Pitt ; mais là où son erreur était plus grave, c'est lorsqu'il disait que Pitt ne voulait pas sérieusement la guerre, que les préparatifs n'étaient qu'une parade pour effrayer la France. Sans doute Pitt ne cherchait pas la guerre, il préférait la paix ; mais les embarras qu'il pouvait avoir en Ecosse, en Irlande et en Angleterre même, n'étaient pas assez grands pour l'empêcher d'envisager sérieusement l'hypothèse de la guerre. Et, en se flattant qu'il n'y avait là qu'une démonstration un peu vaine, Kersaint se dispensait et il dispensait la Convention de chercher passionnément le moyen de conjurer ce suprême péril. Du moins avertissait-il loyalement la France que toute la propagande révolutionnaire en Angleterre était restée à peu près inefficace : « Je ne puis vous dissimuler que, si Pitt est conduit à la guerre, il disposera de sa nation. »

 

LE RAPPORT DE BRISSOT

Brissot, lui aussi, quoiqu'il connût les choses anglaises mieux que la plupart des Conventionnels, n'avait pas regardé le problème en face. Il avait vécu au jour le jour, avec un optimisme très superficiel. La décision du ministère anglais, suspendant après le Dix-Août tout rapport diplomatique officiel avec la France, aurait dû l'avertir cependant qu'il y avait là une situation difficile et qui demandait les ménagements les plus délicats. Dans le rapport qu'il présente le 12 janvier 1793, au nom du Comité de défense générale, sur les dispositions du gouvernement britannique envers la France et sur les mesures à prendre, il y a un exposé qui serait un singulier aveu d'ignorance s'il n'était surtout une tentative pour excuser une trop longue insouciance et des imprudences répétées :

« Telle était la disposition du cabinet britannique vers la fin du mois de novembre, que toutes les difficultés s'aplanissaient insensiblement. Lord Grenville commençait à reconnaître le gouvernement de la France, qu'il avait d'abord intitulé : Gouvernement de Paris. On jouait bien quelquefois le scrupule sur le caractère de notre agent, on affectait de ne pas se dire autorisé, tandis qu'on provoquait et donnait des explications. Une seule difficulté semblait arrêter les négociations. Le Conseil exécutif de France voulait négocier par un ambassadeur accrédité ; le ministère anglais désirait que ce fût par un agent secret, et même il ne tenait pas bien fermement à cette querelle d'étiquette, si l'on en juge par quelques paroles de lord Grenville, qui attestait à notre ambassadeur que les formes n'arrêteraient jamais le roi d'Angleterre lorsqu'il s'agirait d'obtenir des déclarations rassurantes et profitables pour les deux parties.

« Pitt, de son côté, ne témoignait, au commencement de décembre, que le désir d'éviter la guerre et d'en avoir le témoignage du ministère français ; il regrettait que l'interruption de correspondance entre les deux cabinets produisit des malentendus.

« Le Conseil exécutif, d'après ces protestations, avait le droit d'espérer que des tracasseries n'entraîneraient point la guerre entre la France et l'Angleterre ; il ne savait pas que des dispositions apparentes pour la paix n'étaient dictées que par la crainte, que par l'inquiétude sur le sort d'une comédie qui se préparait.

« Tout à coup, la scène change ; le roi d'Angleterre, par deux proclamations du 1er décembre, ordonne de mettre la milice sur pied, convoque le Parlement pour le 16 décembre, lorsqu'il ne doit s'assembler que dans le cours de janvier, fait marcher des troupes sur Londres, fortifie la Tour, l'arme de canons, et déploie un appareil formidable de guerre. Et contre qui tous ces préparatifs étaient-ils destinés ? Contre le livre des Droits de l'Homme de Thomas Paine. Le ministre annonçait que cet ouvrage avait perverti tous les esprits, qu'il s'était formé une secte révolutionnaire qui voulait renverser le gouvernement anglais, le remplacer par une Convention nationale ; que cette secte avait «es comités secrets, ses clubs, ses correspondances ; que ses liaisons étaient étroites avec les Jacobins de Paris ; qu'elle envoyait des apôtres pour exciter la révolte par toute l'Angleterre... Ces mesures du ministère anglais remplirent, et au-delà, toutes ses espérances. Il se fit une coalition rapide et nombreuse de toutes les créatures de la Cour, des hommes en place, des nobles, des prêtres, de riches propriétaires, de tous les capitalistes, des hommes qui vivent des abus. Ils inondèrent les gazettes de leurs protestations de dévouement pour la Constitution anglaise, d'horreur pour notre Révolution, de haine pour les anarchistes ; et la secousse qu'ils imprimèrent à l'opinion publique fut telle qu'en moins de quelques jours toute l'Angleterre fut aux genoux des ministres : que la haine la plus violente succéda, dans le cœur de presque tous les Anglais, à la vénération que leur avait inspirée la dernière révolution de la France. »

Quoi ! en quelques jours, un si prodigieux renversement des esprits ? Ce serait impossible s'il n'y avait pas eu, dans toute la pensée et dans toute la vie anglaises, un fond conservateur. Oui, beaucoup d'Anglais avaient de la sympathie et même de la vénération pour une Révolution de liberté ; ils en excusaient même parfois la violence et étaient prêts à s'inspirer de ses principes pour réformer peu à peu dans le sens de la démocratie, leur Constitution ; mais à la triple condition que cette réforme ne prendrait pas des allures révolutionnaires, que la France ne se permettrait aucune ingérence dans les affaires intérieures de l'Angleterre, et qu'elle ne profilerait pas de sa propagande sur le continent pour s'agrandir des peuples voisins et modifier à son profit l'équilibre de l'Europe.

 

LES CORRESPONDANCES ANGLAISES DE BRISSOT

Voilà les craintes et les scrupules qu'il fallait ménager, et Brissot se reprochait sans doute tout bas de s'être laissé aller au cours des événements, de n'avoir eu ni fermeté ni prévoyance dans la politique avec l'Angleterre. Sans doute, les très nombreuses correspondances de Londres que Brissot, depuis le Dix-Août, insère dans son journal, Le Patriote français, n'avaient pas le ton de fanfaronnade du Journal de Prudhomme. Elles marquent bien, il est vrai, les progrès de l'esprit révolutionnaire en Angleterre. Elles exagèrent singulièrement les forces de résistance que cet esprit opposerait en cas de guerre au ministère anglais et à la Cour. Ainsi, une lettre du 9 octobre dit :

« La Cour de Saint-James est dans un très grand embarras sur les affaires de France... En Irlande, en Ecosse et dans le Nord, il n'y a qu'un cri en faveur d'une égale représentation. Il paraît ce jour une adresse d'un des premiers clubs de Londres, ce qui occupera assez le ministre pour nous laisser tranquilles. »

Une autre, du 10 octobre, dit :

« Notre supplément de révolution (le Dix-Août) a fait ici une vive sensation ; elle me parent approuvée par les peuples et blâmée par la Cour. On pense que si le ministère déclarait la guerre contre la France, le peuple, indigné, s'agiterait, et peut-être se fâcherait sérieusement. » Mais, comme on voit, jusque dans cet optimisme révolutionnaire il y a des réserves et des doutes.

Parfois, les correspondants avertissent Brissot que de savantes manœuvres divisent le peuple même. Je lis dans le numéro du 2 octobre, à l'article « Londres » :

« Les derniers événements arrivés en France ont réconcilié la famille royale : le père et le fils sont de la meilleure intelligence. La peur qui a saisi les têtes couronnées s'est aussi emparée d'eux. Le roi n'aime pas le ministre Pitt parce qu'il s'oppose à la guerre. Le gouvernement paraît disposé à vouloir négocier ostensiblement avec vous... Les esprits qui aiment à chercher les événements dans l'avenir croient difficile que l'Angleterre échappe à des mouvements révolutionnaires, mais ils varient sur le plus ou moins grand éloignement de ces mouvements. — On veut faire ici la guerre au peuple par le peuple 1 même ; par exemple, attendez-vous à voir une insurrection adroitement ménagée ici pour empêcher l'exportation des blés. On n'est pas tant inquiet sur la quantité des blés, qu'on n'a le désir de nuire à votre Révolution. On cherche un prétexte pour vous tracasser, et ne doutez pas que, si votre roi périssait par quelque assassinat, on partirait de là pour soulever la nation anglaise contre vous ; aussi veillez bien sur lui. »

Il n'y a pas là, évidemment, un entraînement révolutionnaire irrésistible ; et Brissot aurait pu, dès lors, prévoir qu'il suffirait de quelque imprudence de la France pour provoquer contre elle un vif courant. Il insère pourtant, en décembre, à cette période décisive où il n'y avait plus une faute à commettre, des communications étrangement optimistes et provocatrices. Une longue correspondance, publiée le 8 décembre, constate que « le ministère sort enfin de l'irrésolution qui l'avait accompagné pendant la dernière Révolution de France et prend des mesures rigoureuses soit pour le dedans, soit pour le dehors. »

Mais il ajoute : « Le cabinet de Saint-James n'a vu qu'avec peine l'ouverture de l'Escaut, mais l'indifférence qu'a montrée le peuple anglais à ce sujet, lui a fait voir que ce peuple ne craignait plus les Français comme rivaux, et applaudissait même à un acte de justice. »

Quelle illusion !

« Le cabinet est divisé en deux partis ; lord Hawkesbury, à la tête de l'un, et royaliste outré, veut la guerre ; Pitt s'y oppose.et croit que le jeu de l'Angleterre est la neutralité : il est à craindre que le premier parti ne remporte. C'était la force de ce parti qui avait décidé Pitt à se jeter dans les bras de Portland et de Fox, mais la négociation est totalement rompue et l'opposition se prépare à rompre des lances vigoureuses ; elle doit blâmer le ministère de n'avoir pas reconnu la République française, elle doit s'élever contre la guerre avec la France et solliciter un bon système de réforme pour l'intérieur. L'opposition et la Nation entière sont contre la guerre et le ministère en sera pour ses préparatifs, si même il n'en paie personnellement les frais. »

Mais, quel crime alors de ne pas donner au parti de la paix, par la conduite la plus mesurée et la plus prudente, la force de résister au parti de la guerre ! Or, comment se termine une correspondance accueillie par Brissot, dans le numéro du 6 décembre ? Après avoir démontré que Pitt veut la paix et les avantages de tout ordre qu'il y trouve, économiques et politiques, elle conclut :

« Vous le verrez proposer lui-même la réforme de la représentation parlementaire. Par tous ces moyens, il espère se garantir du progrès de la maladie française. Mais ici le mal est non seulement dans l'abus, mais dans la réforme de l'abus. Quand une fois on commence, on ne sait plus où la réforme s'arrête. Pitt ne calcule pas mieux quand il croit arrêter le goût de l'innovation par des peines portées contre les prédicateurs d'idées séditieuses. Ces prédicateurs accéléreront la Révolution infailliblement. Il n'y a pas d'apparence que le cabinet de Saint-James veuille rompre avec vous pour l'ouverture de l'Escaut. Peut-être serait-il obligé de le faire, si la France attaquait la Hollande. Cependant, comme les risques de ce cabinet sont toujours les mêmes, dans ce cas, vous pouvez toujours aller de l'avant ; votre jeu est de pousser votre fortune à l'extrême, et de faire voyager te drapeau tricolore à Saint-Pétersbourg si vous le pouvez. »

Ainsi, sous prétexte que, en toute hypothèse, les embarras intérieurs du ministère anglais resteront les mêmes et que les risques de révolution lui rendent, difficile en tous cas de déclarer et de soutenir la guerre, il faut que la France renonce à tout ménagement, envahisse la Hollande, même si c'est là un casus belli avec l'Angleterre. Pousser sa fortune à l'extrême, voilà les conseils donnés à la France à cette heure vraiment tragique, où elle doit au contraire se garder de toute ivresse, limiter et surveiller ses propres efforts sous peine de sombrer dans le despotisme militaire. Et Brissot fait accueil à ces frivoles conceptions ! Il a l'air de faire sienne cette tactique funeste ! Et personne ne se lève dans la Convention pour rappeler la France révolutionnaire à la sagesse, à la réalité !

Brissot a prévu le parti dangereux que nos ennemis au dehors tireraient du décret du 19 novembre. Il l'a dit un moment dans son journal, mais il n'a pas eu le courage de s'y opposer. Il sait que l'Angleterre, déjà émue par l'ouverture de l'Escaut, redoute une entreprise armée de la France sur la Hollande ; et il reproduit l'appel aux Bataves où Condorcet, le 1er décembre, les provoque à la Révolution. Il n'ignore pas que les provocations révolutionnaires venues de France exaspèrent presque toutes les classes anglaises et il n'avertit pas la Convention ! Et il ne proteste pas contre son président Grégoire qui répond, comme nous l'avons vu, à la députation d'un club anglais, qu'une Convention nationale siégera bientôt en Angleterre !

 

L'ERREUR DES RÉVOLUTIONNAIRES FRANÇAIS

Robespierre aussi se tait. Lui qui, au commencement de 1792, avait si courageusement lutté contre la politique de guerre et dénoncé les illusions, lui qui avait rappelé que la Révolution française n'avait pu se produire que parce que, à l'origine, les classes possédantes et éclairées y participèrent, lui qui avait dit que le peuple seul était impuissant ; avec quelle force il eût pu établir qu'il n'y avait aucune chance d'entraîner dans un mouvement de révolution cette Angleterre où les classes privilégiées, bien loin d'aider les « basses classes » pour une œuvre de liberté et de progrès, étaient soutenues par les « basses classes » pour une œuvre de conservation et de privilège ! Lui qui redoutait si justement que des longues guerres, indéfiniment continuées, sortît enfin le despotisme militaire, de quels accents prophétiques il aurait pu annoncer l'épuisement prochain de la France révolutionnaire surmenée par une lutte disproportionnée contre le monde ! Une chance s'offrait de limiter cette lutte, c'était de maintenir la paix avec l'Angleterre. L'effort commun et presque désespéré de tous les partis révolutionnaires aurait dû être de sauver cette chance unique de paix et de liberté. Pourquoi ne le firent-ils pas ? Pourquoi n'eurent-ils qu'une politique inconsistante et contradictoire, faite tour à tour de provocations et de concessions ? C'est peut-être parce qu'une double griserie commençait à envahir la France : griserie de liberté expansive, griserie de gloire militaire. C'est surtout parce que tous les partis, tous les individus étaient absorbés par des luttes fratricides, parce qu'ils craignaient qu'une démarche de sagesse, de modération et de bon sens fût interprétée par la faction rivale comme une sorte de trahison.

Ils se haïssaient les uns les autres, ils se calomniaient les uns les autres, ils avaient peur les uns des autres et ils ne pouvaient pratiquer, dans cet isolement, dans cette défiance, une politique qui ne pouvait réussir que par l'accord de tous. L'Europe n'aurait pas vu un signe de faiblesse dans une politique de paix et de prudence que la Révolution aurait adoptée, pour ainsi dire, d'un seul front et d'un seul cœur.

Mais quoi ! Robespierre calomniait la Gironde et prétendait qu'elle avait voulu livrer la France à Brunswick ; la Gironde calomniait Robespierre, elle l'accusait de prétendre à la dictature et elle ramassait contre lui d'ignominieux papiers de police. Mn" Roland et Buzot détestaient Danton qui aurait pu couvrir de sa magnifique audace une politique de prudence et de transaction. Danton, absorbé jusqu'au 15 janvier par sa mission en Belgique, et d'ailleurs traité en suspect par la Gironde, ne pouvait pas créer un grand mouvement pacifique ; et Roland envenimait toutes les querelles des radotages de sa bonhomie fielleuse et apeurée. Cette lourde nuée de haines tourbillonnait, cachait à tous l'horizon. Pendant qu'ils se déchiraient, ils laissaient se préparer la guerre entre l'Angleterre et la France, c'est-à-dire une des plus grandes catastrophes de l'histoire universelle. Sans doute, plus d'un Conventionnel commençait à avoir conscience du péril, mais peu le voyaient distinctement et plus rares encore, ceux qui osaient l'avouer.

 

LA CLAIRVOYANCE DE BARAILLON

Je ne trouve guère à ce moment que les viriles paroles, trop amères, il est vrai, et désenchantées, d'un Conventionnel obscur, le représentant de la Creuse, Jean-François Baraillon : dans une opinion imprimée du lundi 7 janvier, il annonçait le funeste et prochain élargissement de la guerre :

« La guerre est sans contredit le pire de tous les fléaux ! Quelles en seront les suites ? Les voici : ces champs si fertiles seront bientôt incultes, faute de bras ; la durée de la disette qui nous tourmente, peut-être la famine, se prolongeront à l'infini.

« Faut-il vous représenter ensuite l'abolition des sciences et des arts, l'extinction de cette brillante jeunesse qui fait votre espoir, qui doit tirer du néant les générations futures auxquelles vous êtes redevables de tant de succès ?

« Faut-il vous faire sentir enfin que la liberté publique risque d'être sacrifiée, qu'il peut même arriver un instant où il n'y* aura plus de sûreté pour personne ? Que de reproches ne mériterions-nous pas alors de la part de la postérité, envers laquelle nous avons contracté un si grand engagement.

« Ceux qui, pour perdre la République, désirent la voir aux prises avec toute l'Europe, sont certainement à la veille de jouir.

« Je sais que nos politiques, à vue myope, se persuadent que les peuples sont surtout pour nous, parce que notre cause, assure-t-on, est la leur. Eh bien ! c'est encore là un rêve, une chimère.

« L'amour de la liberté ne fera pas autant de prosélytes qu'on l'imagine. Les idées vraiment philosophiques, dont on l'accompagne, sont trop abstraites, conséquemment à la portée de trop peu de gens.

« D'ailleurs, tous n'attachent pas le même sens à ce mot « liberté » ; chacun veut en jouir à sa manière ; et tel peuple que, par cela même, nous traiterions de barbare, nous regarderait à son tour comme de vrais sauvages. Peu de gens voudront de la nôtre, je vous l'annonce, la suite vous le prouvera.

« Nous prétendons éclairer les nations, disons-nous ; l'entreprise est belle, mais bien difficile. Les préjugés, hélas ! se répandent comme le torrent et la vérité arrive toujours au pas de la tortue.

« Ne calculons donc que sur nos armées et sur nos finances et sachons d'avance que nous rencontrerons les couteaux des Francfurtois et les faux des Niçards des montagnes.

« L'on compte sur le peuple anglais ; mais son gouvernement, qui nous exècre, le maîtrise encore. La partie la plus éclairée est, à la vérité, pour nous ; et c'est an plus le cent cinquantième du tout. Croit-on, de bonne foi, que les prêtres, les nobles qui alimentent nos émigrés, que la multitude, qui a appris à nous détester dès son enfance, soient tout à coup devenus nos amis ? Ce serait un grand prodige.

« Nos nombreuses victoires, nos rapides succès nous étourdissent sur l'avenir. Sans prévoir que la fortune est inconstante, que nous pouvons être accablés par le nombre, l'on ne s'en persuade pas moins qu'à notre voix, toutes les nations vont embrasser notre système tyrannicide et changer la forme de leur gouvernement.

« Mais que l'on se désabuse : les hommes puissants y ont pourvu. Partout, l'on représente les Français comme des anthropophages qui se dévorent entre eux. Il est si facile d'en imposer aux ignorants et les ignorants composent malheureusement la presque totalité du genre humain. C'est en vain que nous exaltons notre liberté ; les gens de bien des autres Etats l'ont en horreur ; il n'en est pas un seul qui ne préférât le séjour de Constantinople à celui de Paris. Tels sont cependant les effets de quelques erreurs de notre, part, et de l'atrocité des méchants.

« Pourrions-nous désabuser les hommes trop crédules, leur faire entendre la vérité !

« Voulez-vous des preuves de ce que j'avance, en voici : Examinez ce petit nombre de déserteurs prussiens et autrichiens qui vous arrive malgré l'appât, très attrayant sans doute, que vous leur avez offert.

« Voyez les habitants de Porrentruy formant un Etat distinct et très circonscrit à côté du vôtre.

« Considérez les différents partis qui se manifestent en Belgique, et leur tendance à former une république particulière.

« Ecoutez les cris des Brabançons en faveur de leurs nobles et de leurs prêtres.

« Entendez enfin la ville de Francfort se pavaner, en face de la Convention, d'être libre et impériale.

« Certainement, il n'est pas un seul peuple mécontent de son gouvernement, et ils le sont tous, qui ne voulût être délivré, pas un qui ne désire notre secours, notre appui ; et malgré cela, il ne s'en trouvera guère qui penseront comme nous.

Tous aimeraient à profiler de nos travaux, de notre or, de notre sang, aucun ne voudrait partager nos dépenses, nos périls. Les Belges eux-mêmes, les Brabançons, je le prédis, nous embarrasseront, nous nuiront même par la suite beaucoup plus qu'ils ne nous serviront.

« Nous faisons donc, j'ai le courage de le dire lorsque tout le monde approuve ou se tait, une guerre de dupes. Nous nous affichons, en pure perle, les Don Quichotte du genre humain et, loin d'obtenir de la reconnaissance, nous ne multiplierons que les mécontents, les ingrats et nos ennemis.

« Convenons, malgré notre « pouvoir révolutionnaire », NOTRE FORFANTERIE GIGANTESQUE, qu'il est tel despote dont nous aurions cependant besoin. Combien Sélim III, par exemple, ne nous servirait-il pas, s'il lui plaisait de faire l'utile diversion qu'il peut opérer ! Il tiendrait à la fois les deux cours impériales en échec...

« Pour la réussite de notre système, il faudrait que la presque totalité des humains ne se trouvât pas sous la férule des prêtres et des nobles, qu'elle entendît notre idiome, que les gouvernements ne corrompissent point les sources de l'instruction... etc., etc. »

Oui, paroles amères et désenchantées, paroles excessives aussi et injustes. Car, à la fanfaronnade et à la forfanterie, il se mêlait certainement une large part de générosité ; car ce n'est pas en vain que la Révolution a passionné dans le monde les plus hauts esprits et remué çà et là des portions dormantes des multitudes humaines. Ce prodigieux ébranlement, s'il n'a point réalisé partout la démocratie, lui a ouvert partout et préparé les voies de l'avenir. D'ailleurs, c'est pour ajourner indéfiniment le jugement du roi que Baraillon s'efforçait de faire peur à la Convention, et cet ajournement, qui n'eût pas mi3 un terme aux luttes fratricides des factions, aurait été une cause nouvelle de faiblesse. Mais quel malheur que les chefs de parti Brissot, Robespierre, Danton, n'aient pu s'accorder pour mesurer les périls effroyables au-devant desquels allait la Révolution !

Oui, il est vrai que la propagande universelle pour la liberté était parfois le déguisement de l'instinct criminel de domination. Oui, il est vrai que l'orgueil de Louis XIV était passé dans les veines du peuple souverain qui devait le transmettre à Napoléon. Oui, il est vrai que cet orgueil colossal suscitait des illusions colossales, et que la France révolutionnaire s'était promis des peuples un trop facile enthousiasme et un trop sympathique accueil. Oui, il est vrai qu'un gigantesque héroïsme était gâté par une « forfanterie gigantesque » et que la liberté était perdue si la France ne resserrait pas ses efforts, ne tendait point vers la paix. Mais les partis qui s'insultaient et se dévoraient avaient vraiment d'autres soucis.

Ainsi, c'est à une Angleterre hostile, comme à une Allemagne hostile, comme à une Suisse hostile que la Révolution va se heurter. Ce n'est point à dire que l'action de la Révolution sur l'Angleterre ait été vaine. Elle y souleva un moment de si hautes vagues que tous les pouvoirs établis prirent peur. ;«

Le socialiste anglais Hyndman croit qu'il y eut là une crise décisive. Il croit que l'effort de réaction et de compression auquel Pitt se livra, dès la fin de 1792, et jusqu'à sa mort, a écrasé pour une longue suite de générations les germes les plus vigoureux de démocratie. 11 croit que cette défaite de la Révolution continue à peser sur toute l'histoire anglaise, que si la démocratie n'y a pas abouti à des formes logiques, si le prolétariat n'a pas su s'y constituer un pouvoir politique distinct, c'est parce que les énergies admirables qui s'éveillèrent à la fin du XVIIIe siècle sous l'exemple de la Révolution française furent anéanties. Il me semble que Hyndman exagère les effets de cette crise. La démocratie ne fut pas éliminée d'Angleterre ; mais elle comprit qu'elle ne s'y introduirait et ne s'y acclimaterait qu'en ménageant les habitudes du génie anglais, ses méthodes d'évolution et d'adaptation. Le magnifique mouvement chartiste prouve que les énergies de démocratie ne furent pas refoulées pour longtemps par Pitt et ses collaborateurs. Et l'extension lente, mais pour ainsi dire continue, du droit de suffrage a assuré, par des moyens conformes à la Constitution anglaise, la victoire des démocrates de 1792 et de 1793.

 

LES DÉMOCRATES ANGLAIS ET LE SUFFRAGE UNIVERSEL

Ce qui me frappe au contraire, ce qui atteste que l'idée de démocratie suscitée par la Révolution française et mêlée par elle à la vie anglaise ne pouvait plus être retranchée de cette vie, c'est que, même après la première série des mesures violentes de réaction prises par le ministère anglais à la fin de 1792 et au commencement de 1793, même après la déclaration de guerre, la question de la réforme parlementaire et du droit électoral se pose avec une ampleur qu'elle n'avait jamais eue jusque-là.

C'est en effet la revendication explicite du suffrage universel qui commence à se produire. Le 21 février, Smith lit une pétition signée de 2.500 habitants de Nottingham où il est dit « qu'avec la Constitution actuelle en ce qui touche la représentation au Parlement, on amuse le pays avec le nom de représentation du peuple, alors que la chose n'est pas ; que le droit d'élection a cessé d'appartenir au peuple, et que par-là la confiance du peuple au Parlement est affaiblie, sinon détruite ». La pétition, par suite, prie la Chambre « de considérer le mode convenable d'effectuer une réforme dans le Parlement, et elle suggère, comme base d'un plan général de réformes, que le droit électoral soit en proportion du nombre des adultes mâles dans le royaume ».

Fox se déclara tout à fait opposé au fond de la pétition, c'est-à-dire au suffrage universel : « La demande d'admettre tous les adultes au droit de vote nie paraît aussi pleinement extravagante qu'à l'honorable gentleman » ; mais il maintint que les pétitionnaires avaient le droit de formuler celte revendication. Pitt la fit écarter, sans débat, comme injurieuse pour la Chambre. 21 voix seulement contre 109 admirent la discussion.

Le 2 mai 1793, M. Duncombe donne lecture aux Communes, tout en faisant les plus expresses réserves personnelles, d'une pétition d'habitants de Sheffield. Elle émanait de marchands et artisans (tradesmen). « Considérant que la Chambre des Communes n'est pas dans le juste sens des mots que vos pétitionnaires sont obligés d'employer pour des raisons de forme « les Communes de la Grande-Bretagne assemblées en Parlement », puisqu'elles ne sont pas librement élues par la majorité du peuple entier — by a majority of the whole people —, mais par une très petite portion de ce peuple, et que, à raison de la façon partiale dont ses membres sont envoyés au Parlement et de la longueur de la législature, ils ne sont pas les représentants réels, sincères et indépendants du peuple entier — they are not the real, fair and independent représentatives of the whole people of Great Britain —... Vos pétitionnaires sont amis de la paix, de la liberté et de la justice. Ils sont, en général, des commerçants et des artisans — tradesmen and artificers —, qui ne possèdent pas de tenure libre et' qui conséquemment n'ont point de suffrage pour le choix des membres du Parlement ; mais, quoiqu'ils ne soient pas des tenanciers libres, ils sont des hommes et ils ne croient pas qu'on a agi correctement avec eux en les excluant du droit des citoyens. Leur enjeu vaut celui des « freeholders » et, qu'il soit petit ou grand, peu importe ; puisqu'ils payent le plein des taxes réclamées d'eux et qu'ils sont des membres paisibles et loyaux de la société, ils ne voient pas de raison pourquoi ils ne seraient point consultés sur les intérêts communs du pays commun. Ils croient que ce sont les hommes qui sont représentés, non la terre d'un tenancier libre ou la maison d'un marchand du bourg.

« Ce n'est pas surtout à cause des lourdes et fâcheuses taxes qui pèsent sur eux que vos pétitionnaires demandent une réforme des abus, qui sont trop notoires pour être niés par les hommes les plus prévenus : c'est au moins autant pour l'emploi qui est fait de cet argent que pour cet argent même. Ils aiment leur pays et ils veulent contribuer d'une partie de leur dernier shilling à le soutenir, s'ils sont assurés que chaque shilling est bien dépensé. Ils demandent donc la correction des abus puisqu'ils sont convaincus que de là dépendent la paix, le bonheur et la prospérité de leur pays. »

Comme pour la pétition de Nottingham.la majorité de la Chambre jugea que celle-ci était « indécente et irrespectueuse » et, malgré les efforts de Fox qui répéta « qu'il n'y avait pas dans le royaume d'ennemi plus constant et plus décidé de la représentation générale et universelle qu'il ne l'était lui-même », mais que le droit de pétition devait s'exercer très largement, la Chambre, par 29 voix contre 108, refusa de discuter la pétition de Sheffield.

Ainsi la démocratie pure, le suffrage universel n'avaient pas un seul défenseur à la Chambre des Communes. Et pourtant l'idée du suffrage universel était beaucoup plus présente, beaucoup plus active qu'avant la Révolution française.

Quand, le 2 mai, après le rejet de la pétition de Sheffield, Grey se leva pour en lire une autre qui, conçue en termes mesurés, s'imposa à la Chambre, c'est en somme sur le suffrage universel que porta le débat. Non que le texte même de la pétition formulât une demande en ce sens. Elle se bornait à protester contre la répartition inégale des sièges entre les diverses corporations et collectivités qui déléguaient au Parlement, contre la trop longue durée des législatures et contre la corruption. Elle laissait la solution indéterminée, et l'on sait que les orateurs libéraux qui soutenaient la pétition étaient hostiles au suffrage universel. Malgré cela, c'est toujours en combattant les principes de la Révolution française, c'est en dénonçant les effets du suffrage universel en France, que Pitt et les orateurs de la majorité ministérielle repoussaient la pétition.

En vain Sheridan, Francis, Fox, Erskine, s'évertuaient-ils à exorciser le fantôme de la Révolution. En vain répétaient-ils : « Il ne s'agit pas de la France, mais de l'Angleterre. Il ne s'agit pas du suffrage universel, mais d'une prudente extension du droit de suffrage ». En vain essayaient-ils d'embarrasser Pitt en lui rappelant son projet de réforme parlementaire de 1785. Il répondait : « Un abîmé s'est ouvert, l'abîme de la Révolution, l'abîme de la démocratie, le gouffre sans fond du suffrage universel où toute autorité disparaît ». En sorte que si le suffrage universel fournissait le prétexte souhaité d'écarter même une modeste réforme, il était là comme une obsession. A partir de ce jour il n'est plus une revendication théorique ou Une thèse d'école : il est mêlé à la vie politique anglaise et il s'y réalisera progressivement.