UN PAMPHLET SOCIAL L'éclosion
soudaine d'innombrables écrits en réponse à Burke atteste que l'esprit
anglais avait ressenti la grandeur de la Révolution. J'ai trouvé à la
Bibliothèque nationale plusieurs des œuvres et brochures que mentionne
Forster et aussi plusieurs-des écrits anonymes auxquels il fait allusion.
Quel ulile et curieux travail ce serait de suivre dans toute l'Angleterre,
dans ses bibliothèques, ses archives et ses collections privées, dans ses
brochures et ses journaux, le reflet mouvant des événements de France sur
l'esprit anglais ! Louis Blanc, qui aurait pu sans doute fouiller tous ces
trésors, ne commente guère que les paroles les plus illustres. Il faudrait
descendre au détail et jusque dans la foule obscure des consciences. Des
brochures que j'ai lues à la Bibliothèque nationale je retiens d'abord un
pamphlet anonyme qui fut imprimé, sous le titre d'Observations, à Londres,
chez Johnson, près de l'église Saint-Paul. C'est le premier cri qui monte du
peuple souffrant et meurtri. Ce n'est plus un pamphlet purement politique.
C'est un pamphlet social, une protestation de la misère des prolétaires
contre le splendide égoïsme de la rhétorique vénale de Burke. « Oui,
il faut de l'audace à M. Burke pour outrager ainsi la Révolution française et
la liberté en échange de sommes d'argent qu'il touche sous le nom d'un autre.
Je n'ai pas besoin d'insister. M. Burke me comprendra mieux que personne. Il
ne s'attendrit que sur les infortunes éclatantes, sur les infortunes dorées
comme des idoles. Que de sentiment pour un roi et pour une reine ! Mais le
peuple écrasé et en haillons, mais ces nourrissons qui cherchent en vain un
peu de lait au sein exténué de la mère, cela ne renient point. Cela n'est pas
du théâtre et n'a pas grand air. Il faudra bien cependant que l'on entende un
jour la majesté silencieuse de la misère — the sïlent majesty of misery
—. C'est trop que le peuple qui travaille soit sans cesse dans l'alternative
ou de souffrir de la faim ou de se laisser enlever par les durs recruteurs de
l'armée et de la marine. Etrange destinée que celle de ces hommes qui ont à
charge de défendre la patrie et qui n'ont pas de patrie ; car, qu'est-ce que
la pairie sans la liberté et la propriété ? Et ils n'ont ni liberté ni
propriété. Aussi bien, où est la liberté en Angleterre ? Il n'y en a que le
nom. La liberté, dans la Constitution anglaise, elle se définit d'un mot :
c'est la propriété. Et encore, ce n'est pas la propriété créée par le
travail, c'est l'énorme et monstrueuse propriété, qui est entretenue par
privilège et par artifice, c'est cette propriété intangible et inviolable qui
se transmet de génération en génération à des élus, si paresseux soient-ils,
si inférieurs de corps et d'esprit. Et ce régime des substitutions, cette
propriété de privilège entretient chez tous les privilégiés, hommes ou
femmes, l'indolence, l'inertie de l'esprit et du corps. Combien qui auraient
agi, qui auraient créé, qui auraient entrepris, s'endorment et
s'engourdissent à l'ombre de l'idole ! Les femmes bavardent dans les salons,
les hommes chassent et le peuple est accablé. Un de ces chasseurs vient-il à
établir ses chenils et ses réserves de gibier près du cottage d'un pauvre
paysan, c'est la ruine : les moissons sont foulées ou dévorées, et il faut
que le paysan affamé quitte son petit domaine, aille grossir la multitude
misérable des villes. Et là, que de souffrances ! Que d'ouvriers industrieux
végètent et meurent dans des coins pestilentiels — in pestilential corners
— ! Combien qui sont ruinés par les changements de la mode et les reflux de
l'industrie ! » Oui,
c'est le cri de misère et de révolte de tous les prolétaires ruraux et
urbains, et c'est une chose bien significative que cette protestation du
prolétariat anglais s'élève à propos du livre de Burke contre la Révolution.
Dans le vaste tourbillon révolutionnaire la voix dolente des misérables prend
soudain une ampleur émouvante. Et ici encore, comme en France, comme en
Allemagne, ce que la démocratie contenait de promesses sociales commence à se
marquer. Ici encore s'affirme la solidarité décisive de la justice et de la
liberté politique. C'est
en défendant la Révolution française que le prolétariat anglais commence à
élever la voix. MACKINTOSH DÉFEND L'ASSIGNAT Dans
l'œuvre de Mackintosh aussi, quelque modérée et équilibrée, qu'elle soit, il
y a un sens social. Elle nous semble aujourd'hui bien optimiste. Mackintosh
ne prévoit pas les orages, il ne prévoit pas les terribles commotions que
provoquera bientôt la guerre européenne. Après tout, quand il écrivait au
commencement de 1791, il n'était point interdit d'espérer un dénouement à la
fois pacifique et grandiose du drame de la Révolution et il n'était pas encore
au-dessus des forces humaines d'assurer ce dénouement pacifique. Comment
Burke peut-il dire que la Révolution française est un entraînement irréfléchi
? Elle est la conséquence inévitable et elle est le seul remède du désordre
politique et social où la monarchie absolue avait jeté la France. Comment peut-il
voir une violation funeste des traditions dans le vote par tête substitué au
vote par ordre ? Ces corporations fermées, ces castes entretiennent l'esprit
d'égoïsme et de privilège. Comment peut-il se plaindre de l'abolition des
titres nobiliaires et des droits féodaux ? Il faut créer des mœurs d'égaillé
sans lesquelles toute démocratie est impossible. Pourquoi se scandaliser de
la nationalisation des biens d'Eglise ? L'Etat a le droit de payer ses
officiers de religion et de morale selon le mode qui lui plaît. Il consacrait
à les payer les revenus variables de certains biens-fonds. Il a le droit,
après leur avoir assuré un salaire fixe de disposer de ces biens-fonds.
L'opération des assignats semble téméraire ? Que de sarcasmes et que de
sombres prophéties Burke a accumulées sur les assignats, sur la circulation
du papier ! Il n'y a plus, il n'y aura plus d'autres ressources que les
assignats, hypothétiquement gagés sur les biens de l'Eglise. « Leur
fanatique confiance dans la souveraine efficacité du pillage de l'Eglise a
induit ces philosophes à dédaigner tout souci du revenu public, comme le rêve
du philosophe à la pierre philosophale induit les dupes à négliger, sous
l'illusion hermétique, les moyens rationnels d'améliorer leur condition. Avec
ces financiers philanthropiques, la médecine universelle fabriquée au philtre
d'Eglise devient le remède de tous les maux de l'Etat. Ces gentlemen n'ont
pas sans doute grande foi dans les miracles de la piété ; mais il est
incontestable qu'ils ont une foi entière aux prodiges du sacrilège. Y a-t-il
une dette qui les presse ? Emettez des assignats. Y a-t-il des indemnités à
payer ou des pensions à servir à ceux qu'ils ont dépouillés de leur office ou
expulsés de leur profession ? Assignats. Faut-il équiper une flotte ?
Assignats. Si soixante millions de livres sterling de ces assignats imposés
au peuple, laissent les besoins de l'Etat aussi grands que devant : émission
de trente millions de livres d'assignats, dit l'un ; non, de quarante
millions, dit un autre. La seule différence entre toutes ces factions
financières est dans la plus ou moins grande quantité d'assignats qui doit
être, imposée à la patience du public. Ils sont tous des professeurs
d'assignats. Même ceux auxquels leur naturel bon sens et leur connaissance du
commerce fournissent des arguments décisifs contre cette dérision, concluent
leurs discours en proposant une émission d'assignats. Je suppose qu'ils sont
obligés de parler d'assignats, parce que tout autre langage serait incompris.
Aucune expérience de leur inefficacité ne peut les décourager enfin. » Et
Burke, abondant dans sa verve bouffonne, parodie la cérémonie du Malade
imaginaire. « Les
assignats sont-ils dépréciés sur le marché ? Quel est le remède ? Emettre de
nouveaux assignats. — Mais si maladia, opiniatria, non. vult se garire,
quid illi faccre ? Assignare, postea assignare, ensuita assignare. » L'assignare,
par une burlesque allitération, se substitue au traditionnel saignare.
Et Burke, en un éclair prophétique tout ensemble et caricatural, nous fait
entrevoir dans le lointain la chute finale du papier, la spéculation effrénée
de ce qui sera le Directoire. « La
France sera entièrement gouvernée par des agitateurs en corporations, par des
sociétés dans les villages formées des directeurs d'assignats, par des
avocats, des agents, des agioteurs, composant une ignoble oligarchie, fondée
sur la destruction de la couronne, de l'Eglise, de la noblesse et du peuple.
» Quand
je transcris ces imaginations énormes de Burke, auxquelles la tragi-comédie
de la Révolution finissante donnera un semblant de vérité, je me prends à
admirer, au contraire, la géniale audace des révolutionnaires. Oui, pour
parler à la manière de Burke, c'est un prodigieux navire de papier qui a
porté à travers les orages, sur les flots soulevés, la Révolution et sa
fortune. Que répond Mackintosh à cette orgie d'images brillantes et de
prophéties sombres ? L'opération des assignats a été doublement bonne :
politiquement et économiquement : « L'établissement
du papier-monnaie, représentant la propriété nationale, était destinée à
permettre la vente de cette propriété et à suppléer aux espèces qui
manquaient. Ici, comme en bien d'autres points, les prédictions des
adversaires ont été complètement démenties. Ils prédisaient qu'aucun
acquéreur ne se trouverait assez hardi pour confier sa propriété à un
établissement aussi nouveau et aussi peu sûr. Mais la propriété nationale a
été achetée dans toutes les parties de la France avec la plus grande avidité.
Ils prédisaient que l'estimation de sa valeur devrait à l'épreuve apparaître
exagérée, mais elle a été payée généralement deux ou trois fois plus qu'elle
n'était estimée. Ils avaient prédit que la dépréciation des assignats
hausserait, en effet, le prix des objets nécessaires à la-vie et tomberait de
la façon la plus cruelle sur la classe la plus indigente. Et ce qui s'est
produit, c'est que les assignats, soutenus dans leur crédit par la vente
rapide de la propriété qu'ils représentaient, se sont maintenus au pair, que
le prix des nécessités de la vie a baissé et que les souffrances des
indigents ont été considérablement allégées. Des millions d'assignats
constamment jetés aux flammes forment la réponse la plus décisive à toutes
les attaques. « Beaucoup
d'acheteurs, n'usant pas de la faculté du payement gratiné, qui était
inévitable dans une vente aussi immense, ont payé d'avance tout le prix. Ça
été particulièrement le cas dans les provinces du Nord, où d'opulents
fermiers ont été les principaux acheteurs ; circonstance heureuse, si elle
tend seulement à multiplier cette classe si utile et si respectable d'hommes
qui sont à la fois propriétaires et cultivateurs du sol. « Les
maux de l'émission dans l'étal présent de la France étaient transitoires :
les bons effets en sont permanents. Deux grands objets devaient être obtenus par-là,
l'un de politique, l'autre de finance. Le premier était d'attacher un grand
nombre de propriétaires à la Révolution, de la stabilité de laquelle
dépendait la sécurité de leurs fortunes. C'est ce que M. Burke caractérise en
disant qu'ils se font par-là complices de la confiscation, quoique ce soit
précisément la politique adoptée par les révolutionnaires anglais, lorsqu'ils
favorisèrent la croissance de la dette nationale, pour intéresser un gros de
créanciers à la durée du nouvel établissement... Le second objet, c'est
l'extinction de la dette publique. » Et
Mackintosh en espère la réalisation. Il ajoute, avec le plus brillant
optimisme : « Il
y avait une vue générale qui, dès le commencement de l'opération, avait
semblé décisive aux personnes versées dans l'économie politique. Ou les
assignats garderaient leur valeur, ou ils ne la garderaient pas. S'ils
gardaient leur valeur, aucun des maux qu'on appréhendait ne pourrait se
produire. S'ils étaient discrédités, chaque chute de leur valeur était un
nouveau motif aux porteurs de les échanger contre des biens nationaux. Nul,
en effet, ne voudrait garder un papier déprécié, pouvant acquérir une propriété
solide. Si une grande partie des assignats était employée de la sorte, la
valeur de ceux restés en circulation devrait s'élever immédiatement, d'abord
parce que leur nombre serait diminué et aussi parce que leur sécurité
deviendrait plus évidente. La chute des valeurs hâterait la vente des terres
et cette vente des terres remédierait à la chute des valeurs. L'échec des
assignats comme moyen de circulation les fortifierait comme instrument de
vente ; et leur succès comme instrument de vente rétablirait par contrecoup
leur utilité comme moyen, de circulation. Cette action et réaction était
inévitable, quoique la légère dépréciation des assignats n'en ait point rendu
les effets visibles en France. » Nous
savons, nous, ce que l'histoire a fait des prédictions contraires de Burke et
de Mackintosh. Au fond, c'est Mackintosh qui a eu raison contre Burke. Car le
crédit des assignats n'a été irrémédiablement atteint que par l'extrême crise
de la guerre ; et il a duré assez longtemps pour permettre à la Révolution de
s'établir et d'enfoncer ses multiples racines dans les innombrables domaines
et les innombrables intérêts nés de la vente des biens d'Eglise. Le
livre de Mackintosh démontre qu'en Angleterre, à la fin de 1790, les esprits
les plus calmes, les plus réfléchis, croyaient à une tranquille et heureuse
évolution de la démocratie française. Ils admiraient cette prodigieuse
création de papier monnaie qui se convertissait en richesse solide et en
progrès substantiels ; ou plutôt, en cette richesse de papier qui s'enflait
soudain, se réfléchissait un ardent et réel foyer de richesse et de vie, comme
dans les vastes nuées d'or amoncelées se réfléchit la force splendide du
soleil. Burke annonçait le prochain écroulement de cette architecture de
nuages et Mackintosh disait : « L'éclat de ces nuées flottantes de richesse
fictive n'est que le reflet de la richesse réelle de la France, animée et
enflammée par la Révolution. » Ainsi,
la Révolution emplissait l'horizon du monde d'un problème éclatant et
merveilleux. MACKINTOSH ET LA CLASSE INDUSTRIELLE Au
contraire de Burke, dont toute la sympathie va à la propriété terrienne comme
à l'élément le plus stable et le plus conservateur du consortium terrien et
industriel qui dirigeait l'Angleterre, Mackintosh voit dans la propriété
mobilière, industrielle et financière, la force nécessaire et bienfaisante. « L'intérêt
commercial, ou intérêt d'argent, a été dans toutes les nations de l'Europe
(prises en bloc) bien moins affligé de préjugés bien plus libéral et plus
intelligent que la classe des propriétaires terriens — landed gentry —.
Les vues des commerçants ont été élargies par de vastes relations avec
l'humanité et de là l'importante influence du commerce dans la transformation
libérale du monde moderne — in liberalizing the modem world —. Nous ne
pouvons donc pas nous étonner que cette classe d'hommes éclairés se montre la
plus ardente dans la cause de la liberté, la plus zélée pour la réforme
politique. Il n'est pas donnant que la philosophie trouve chez eux de plus
dociles disciples, et la liberté des amis plus actifs que dans une
aristocratie arrogante et infectée de préjugés — haughty and prejudiced
aristocracy —. La Révolution de 1688 produisit les mêmes effets en
Angleterre. Les intérêts d'argent formèrent de beaucoup la force du
whiggisme, tandis qu'en grande majorité les propriétaires terriens continuaient
à être de zélés torys. » Mais
l'effet de la Révolution française en Angleterre ne doit pas se borner, dans
la pensée de Mackintosh, à accroître l'influence politique et sociale de la
classe industrielle, commerciale et financière, plus active et libérale que
la classe terrienne. C'est l'avènement de la démocratie, c'est la tendance à
l'égalité sociale et à l'égalité politique que salue l'éminent juriste, S'il
approuve la Constituante d'avoir aboli les privilèges nobiliaires, les
distinctions des ordres et le système féodal, c'est parce que le devoir du
législateur est de travailler le plus possible à la diffusion de la
propriété, ou tout au moins d'abolir les causes factices qui ajoutent à la
puissance naturelle de concentration de la propriété. « Il
y a deux sortes d'inégalités, l'une personnelle — celle du talent et de la
vertu, source de tout ce qu'il y a d'excellent et d'admirable dans la société
— l'autre, celle de la fortune, qui doit exister, parce que la propriété
seule peut stimuler au travail ; et le travail même, s'il n'était pas
nécessaire à l'existence, serait indispensable au bonheur de l'homme. « Mais,
quoique la propriété soit nécessaire, elle est, dans ses excès, la plus
grande maladie de la société civile. L'accumulation du pouvoir conféré par la
richesse aux mains d'un petit nombre est une source perpétuelle
d'oppression et de dédain à l'égard de la masse de l'humanité. Le pouvoir des
riches est concentré plus encore par leur tendance à la coalition — their
tendency to combination —, coalition qui est rendue impossible aux
pauvres par leur nombre, leur dispersion, leur indigence et leur ignorance.
Les riches sont groupés en corps par leurs professions, par leurs divers
degrés d'opulence (c'est ce qu'on appelle le rang), par leurs connaissances
et par leur petit nombre. — Ce sont eux nécessairement qui, dans tous les
pays, administrent le gouvernement, car ils ont seuls l'habileté et les
loisirs nécessaires pour ces fonctions. En cet état de choses rien ne peut
être plus évident que leur inévitable prépondérance dans l'échelle sociale.
La préférence des intérêts partiels aux intérêts généraux n'en est pas moins
le plus grand des maux publics. « Toutes
les lois doivent donc avoir pour objet de réprimer cette maladie, mais leur
tendance perpétuelle a été de l'aggraver. Non contentes de l'inévitable
inégalité de fortune, elles y ont ajouté des distinctions honorifiques et
politiques. Non contentes de l'inévitable tendance des riches à se coaliser,
elles les ont incorporées en classes. Elles ont fortifié ces conspirations
contre l'intérêt général, auxquelles elles auraient dû résister puisqu'elles
ne peuvent les désarmer entièrement. Les lois, dit-on, ne peuvent égaliser
les hommes. Non. Mais, doivent-elles pour cette raison aggraver l'inégalité
qu'elles ne peuvent pas guérir ? Doivent-elles, pour cette raison, fomenter
cet esprit de corporation qui est leur plus fatal ennemi ? » MACKINTOSH ET LA RÉFORME POLITIQUE L'application
de ces principes à la Constitution sociale de l'Angleterre est assez
incertaine, et Mackintosh ne tente pas de la formuler. S'agit-il de toucher
aux lois sur les successions, à ce régime des substitutions qui perpétue la
fortune de la grande aristocratie ? C'est plutôt au privilège politique des
aristocrates et des riches qu'il veut toucher. C'est surtout la Chambre des
Lords et la représentation oligarchique des Communes qu'il vise : et la
démocratie politique lui apparaît comme le moyen nécessaire de faire
équilibre aux inégalités sociales, d'en atténuer peu à peu les plus criants
effets par la défense plus efficace des intérêts généraux. Pour la première
fois, et c'est là un fait d'un haute importance, la question du suffrage
universel est sérieusement posée en Angleterre : et c'est la Révolution
française qui l'y pose. Pitt, quand il proposait la réforme électorale
limitée que j'ai indiquée, ne faisait allusion au suffrage universel que
comme à une extrême formule théorique et qui n'était réellement pas en
discussion. Par le grand mouvement démocratique de la France qui appelait au
droit de vote des millions de citoyens la question cesse d'être une théorie
d'école. Elle entre dans le vif du combat politique et social. Mackintosh et
ses amis démêlent très bien que la démocratie révolutionnaire de France ne
pourra s'arrêter à la combinaison intermédiaire qu'elle a adoptée. La
distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs croulera
nécessairement parce qu'elle est factice. Il n'y a pas, entre le gros des
citoyens actifs et le gros des citoyens passifs, une suffisante distance
sociale pour que l'inégalité politique puisse subsister. II y a plus de trois
millions d'électeurs sur six millions de citoyens. C'est trop peu pour un
régime de démocratie : mais c'est beaucoup trop pour un régime d'oligarchie :
et la France aboutira nécessairement à la pleine démocratie aussi bien par la
force du principe qu'elle a posé et par les Droits de l'Homme qu'elle a
proclamés, que par l'impulsion même et la vitesse acquise de sa Constitution.
Burke a bien tort de triompher de l'inconséquence de la Constituante, qui,
par la loi des trois journées de contribution et par le rôle que joue la
propriété dans l'établissement de la représentation électorale, a réalisé
seulement le droit de certains hommes et non le droit de tous. Cette
inconséquence ne pouvait être que provisoire ; et Mackintosh a fait preuve
d'un grand sens politique lorsqu'il a annoncé que la logique des principes et
du mouvement révolutionnaire renverserait bientôt la fragile barrière élevée
entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. C'est le suffrage
universel, c'est l'entière démocratie que la Révolution française porte en
elle. Et c'est le suffrage universel, c'est l'entière démocratie politique
(au moins en ce qui touche la représentation) que Mackintosh veut instituer
en Angleterre : l'ébranlement est aussi vaste qu'il est profond. — Ce
qui concerne le droit de suffrage est de première importance dans la
Communauté. Ici je suis pleinement d'accord avec M. Burke pour réprouver
l'impuissante et absurde qualification par laquelle l'Assemblée a privé de sa
franchise — disfranchised — tout citoyen qui ne paye pas une
contribution directe équivalente au prix de trois journées de travail.
Evidemment cette mesure ne peut aboutir qu'à un étalage d'inconséquences et à
une violation de la justice. Mais ces remarques furent faites au moment de la
discussion on France et le plan fut combattu dans l'Assemblée, avec toute la
force de la raison et de l'éloquence, par les plus illustres leaders du parti
populaire. MM. Mirabeau, Target et Potion se distinguèrent plus
particulièrement par leur opposition. (Mackintosh qui se réfère aux
procès-verbaux du 21 et 29 octobre 1789, au Journal de Paris et au journal
les Révolutions de Paris, exagère l'opposition dos démocrates à la loi des
trois journées : elle ne fut pas très vigoureuse.) « Mais
les membres les plus timides, les plus imbus de préjugés du parti
démocratique, hésitèrent devant une innovation aussi hardie dans le système
politique que l'eût été LA JUSTICE. Ils flottèrent entre leurs principes et leurs
préjugés, et la lutte se termina par un compromis illusoire, cette ressource'
constante des caractères faibles et temporisateurs. Ils se contentèrent à
l'idée qu'en fait il n'y aurait qu'un faible mal. — Leurs vues n'étaient pas
assez larges et assez hautes et ils ne comprirent pas que l'INVIOLABILITÉ
DES PRINCIPES est
le palladium de la vertu et de la liberté. « Les
membres de cette secte ne forment pas d'ailleurs la majorité de leur parti :
mais la minorité aristocratique, appliquée à tout ce qui peut déshonorer ou
embarrasser l'Assemblée, se coalisa violemment avec eux et souilla la
Constitution naissante de cette absurde usurpation. « Un
antagoniste éclairé et raisonnable de M. Burke a tenté la défense de cette
mesure. Dans une lettre au comte Stanhope, il est dit que l'esprit de cette
loi s'accorde exactement avec les principes de la justice naturelle, parce
que, même dans l'état de nature, le pauvre n'a droit qu'à la charité et que
celui qui ne produit rien n'a pas le droit de participer à l'administration
de ce qui est produit par l'industrie des autres. Mais, quelque juste qu'il
puisse être de disqualifier du droit politique les pauvres improductifs,
l'argument, en fait, est appliqué à faux. Les serviteurs domestiques sont
exclus par le décret de l'Assemblée, quoiqu'ils subsistent aussi évidemment
de leur propre travail que n'importe quelle autre classe de la société : et à
ceux-là, par conséquent, l'argument de notre subtil et ingénieux écrivain est
tout à fait inapplicable. Mais c'est la consolation des amis conséquents de
la liberté, que cet abus sera nécessairement de courte durée. L'esprit de
raison et de liberté qui a remporté tant de grandes victoires, ne peut pas
être longtemps tenu en échec par ce chétif ennemi. Le nombre des électeurs
primaires est si grand et l'importance de chaque vote individuel est si
faible proportionnellement, que leur intérêt à résister à l'extension du
droit de suffrage est petit jusqu'à l'insignifiance. » Chose
curieuse ! c'est l'écrivain anglais qui reproche aux législateurs français un
défaut d'idéalisme. Il insiste pour l'application absolue et intransigeante
des principes. Ainsi, malgré les différences ethniques et historiques, l'idée
de démocratie, qui éclate en France, rayonne sur les nations. Que la
pleine souveraineté nationale soit introduite en Angleterre et bien des abus
seront déracinés. « Les
admirateurs de la Révolution française font naturellement appel à tous les
citoyens opprimés et éclairés pour qu'ils considèrent la source de
l'oppression. « Si
des lois pénales sont encore suspendues sur la tête de nos frères
catholiques, si l'acte du test outrage nos concitoyens protestants, si les
restes de la tyrannie féodale sont encore tolérés en Ecosse, si la presse est
enchaînée, si notre droit à être jugés par le jury est amoindri, si nos
manufacturiers sont proscrits et traqués par l'excise, la raison de
toutes ces oppressions est la même. Aucune branche de la législature ne
représente le peuple. Laissez toutes ces classes de citoyens opprimés fondre
leurs griefs locaux et partiels en une grande masse. Permettez qu'ils cessent
d'implorer leurs droits en suppliants ou de les solliciter en mendiants,
comme une faveur précaire de l'arrogante pitié des usurpateurs. Jusqu'au jour
où la législature sera leur propre loi, elle les opprimera. Permettez qu'ils
s'unissent pour procurer dans la représentation du peuple une réforme qui
fasse vraiment de la Chambre des Communes leur représentant. Si, abandonnant
les petites vues des intérêts partiels, ils s'unissent pour ce grand objet,
ils aboutiront. » Voilà
donc que, pour les esprits comme Mackintosh, la démocratie apparaît comme la
garantie nécessaire et le nécessaire complément du libéralisme. C'est par
elle, et par elle seule, que seront abolies les lois d'intolérance qui pèsent
sur les catholiques ou sur les dissidents. C'est par elle seule que cette
partie des lois fiscales qui restreint, en fait, la liberté industrielle,
tombera. C'est par elle que le droit traditionnel à la liberté de la presse
et au jugement par jury sera confirmé et mis hors de toute atteinte. Par-là,
la démocratie nouvelle est comme la suprême évolution du libéralisme anglais. Ainsi,
dans la pensée de Mackintosh, il sera possible d'introduire en Angleterre les
principes de la démocratie et la souveraineté de la Nation sans bouleverser
la Constitution. A quoi bon des changements violents ? « La
tranquille et légale réforme est l'ultime objet de ceux que M. Burke a si
follement flétris. Et, on effet, elle suffira amplement. » A quoi
bon porter atteinte à la royauté ou même à la Chambre des lords ? « Les
pouvoirs du roi et des lords n'ont jamais été formidables en Angleterre que
par le désaccord entre la Chambre des Communes et ses prétendus constituants.
Si la Chambre devenait vraiment l'organe de la voix populaire, les privilèges
des autres corps en opposition avec le sentiment du peuple et de ses
représentants ne pèseraient pas dans la balance. De cette amélioration
fondamentale toutes les réformes secondaires sortiraient naturellement et
pacifiquement. Nous ne rêvons pas davantage et, en réclamant cela, bien loin
de mériter l'imputation d'être des apôtres de sédition, nous pensons que nous
avons le droit d'être considérés comme les plus sincères amis d'un
gouvernement tranquille et stable. Nous désirons prévenir la Révolution par
la réforme, la subversion par la correction. Nous avertissons nos gouvernants
de réformer, tant qu'ils ont encore la force de réformer avec dignité et
sécurité, et nous les conjurons de ne 'pas attendre le moment, qui arrivera
infailliblement, de mendier auprès du peuple qu'ils oppriment et méprisent la
maigre pitance de leurs pouvoirs présents. » Mackintosh
précise, avec un grand sens politique, que la situation des finances
anglaises n'est pas ce qu'était en 1789 l'état des finances françaises, et
que, dès lors, l'Angleterre pourrait beaucoup plus sûrement régler sa marche
dans la voie des réformes. « Rien
ne peut être plus absurde que d'affirmer que tous ceux qui admirent la
Révolution française veulent l'imiter. A un point de vue, il y a place pour
des opinions diverses parmi les amis de la liberté sur la quantité de
démocratie infusée dans le gouvernement de France. A un autre point de vue,
et bien plus important, il faut se rappeler que la conduite des nations varie
avec les circonstances où elles sont placées. D'aveugles admirateurs des
révolutions les prennent pour des modèles inflexibles. C'est ainsi que M.
Burke admire celle de 1688 ; mais nous, qui croyons rendre le plus pur
hommage aux auteurs de cette Révolution, non pas en nous efforçant de faire
ce qu'ils ont fait alors, mais en nous efforçant de faire ce qu'ils feraient
maintenant, nous ne voyons aucune contradiction à regarder en France, non
pour modeler notre conduite sur celle du peuple français, mais, pour
fortifier notre esprit de liberté. Nous nous permettons d'imaginer comment
lord Somers aurait agi, dans la lumière et les connaissances du XVIIIe
siècle, comment les patriotes de France auraient agi, dans la tranquillité
et l'opulence de l'Angleterre. Nous ne sommes pas tenus de copier la conduite
à laquelle ces derniers ont été obligés par la banqueroute de leurs finances
et la dissolution de leur gouvernement, pas plus que de maintenir les
institutions que le premier a épargnées dans un temps de préjugés et de
ténèbres. » Ainsi,
Mackintosh veut réaliser le fond de la Révolution française, mais selon la
méthode graduée de l'Angleterre. C'est
bien par cette voie de réformes et d'évolution que l'Angleterre, mais avec
quelle lenteur ! arrivera à un régime de presque complète démocratie,
concilié, selon la prévision de Mackintosh avec le maintien de la royauté et
des lords. Mais, c'est bien du choc donné par la Révolution française que
procède le vaste ébranlement qui, par des progrès successifs, échelonnés tout
le long du xix* siècle, aboutira enfin à la souveraineté de fait du peuple
anglais. Le ton pressant, impatient, et presque menaçant à la fin, d'un homme
aussi mesuré que Mackintosh, marque bien que, dans les derniers mois de
l'année 1791, une partie de l'opinion anglaise était tendue avec passion vers
un grand changement. THOMAS PAINE. Le
succès extraordinaire du livre plus radical de Thomas Paine est encore un
indice de la fièvre croissante des esprits. Thomas Paine, né en Angleterre, à
Norfolk, avait émigré en Amérique en 1774. Et là, par des revues, par des
journaux il avait lutté pour l'indépendance des Etats-Unis. Son livre tout
républicain, le Sens commun, avait eu beaucoup de retentissement en Amérique
et en Europe. Il revint en Europe dix ans avant que la Révolution française
éclatât ; il se lia, à Paris, avec plusieurs des hommes qu'agitaient déjà les
idées nouvelles. De Londres, il ne cessa de suivre avec passion le mouvement
de la France, et c'est Paine qui fut chargé par La Fayette de remettre à
Washington une clef de la Bastille. D'emblée,
c'est une pensée toute démocratique et républicaine qu'il tertte de propager
en Angleterre. Il s'y était lié d'abord avec Burke, qui était alors pour tous
le whig éloquent et hardi, le véhément défenseur de l'indépendance
américaine. Paine, préparé par les événements d'Amérique aux solutions
grandes et simples, essaie de persuader à Burke qu'on ne réformera jamais le
Parlement par le Parlement même, et le privilège par les privilégiés. Il lui
suggère dès 1788 l'idée d'une Convention nationale qui fera table rase. Qui
sait si Paine n'a pas contribué à rejeter Burke dans le torysme en lui
révélant brusquement les conséquences extrêmes du principe démocratique ? Il
répondit avec quelque malaise aux suggestions de Paine. Mais, quelle ne fut
pas l'indignation de celui-ci quanti Burke, en une explosion soudaine, se mit
à maudire et anathématiser la Révolution française, à interpréter dans le
sens le plus conservateur du plus intransigeant torysme la Révolution
anglaise de 1688 ? Paine
avait alors cinquante-deux ans, mais sa fougue révolutionnaire et
républicaine s'exaltait dans le combat. Il écrivit, en réponse à Burke, un
livre net et brutal, qui parut en deux parties et frappa, pour ainsi dire, en
deux coups, en mars 1791 et en février 1792. Les Droits de l'Homme, c'était
le titre auguste, commun au préambule de la Constitution américaine et au
préambule de la Constitution française. C'était le lien qui rattachait la
liberté de l'Amérique et la liberté de la France. A l'invective ornée et
rhétoricienne de Burke, Paine oppose l'invective sèche et parfois grossière.
Il déshabille de toute majesté la monarchie et l'aristocratie. Vraiment, oui,
comme gémissait Burke, le temps de la « chevalerie », du cérémonieux respect
était passé. « La
monarchie et l'aristocratie sont des farces, et elles vont entrer au tombeau
où entrent toutes les erreurs : M. Burke s'habille de deuil. » Le
droit d'aînesse, le droit de substitution, qui faisaient la force de
l'aristocratie anglaise, sont des droits monstrueux et barbares. « Pour
la famille de l'aristocratie, il n'y a en réalité qu'un enfant : les autres
ne sont créés que pour être dévorés et le cannibalisme paternel prépare
lui-même le repas. » Paine
ne s'attarde pas à gémir sur le lustre des anciens noms, éteint par les
révolutionnaires de France. Ils ont bien fait d'abolir tous les titres de
noblesse. « Tous
ces titres de duc et de comte n'étaient que le vêtement puéril de la vanité.
Maintenant, les hommes arrivent vraiment à l'âge d'homme et ils prennent la
toge virile. La Révolution n'a pas égalisé, elle a élevé. » Le
noble est plus haut, ayant cessé d'être noble pour devenir citoyen. Burke a
de l'audace de prétendre limiter la souveraineté du peuple par de prétendus
contrats antérieurs. En fait, pas plus que les représentants de l'Angleterre
n'ont eu le droit d'imposer au peuple des subsides pour la suite des temps,
ils n'ont eu le droit de lui imposer une forme de gouvernement. La
souveraineté de la Nation reste toujours entière et, si elle veut, non
seulement limiter plus étroitement la prérogative royale, mais abolir la
royauté elle-même, elle le peut. Paine
ne cache pas que le maintien de la royauté lui paraît inconciliable avec la
démocratie. Celle-ci portera tôt ou tard ses conséquences naturelles et
aboutira à la République. En France, si la Révolution n'a pas encore supprimé
la royauté, c'est par une sorte de déférence pour la bonté personnelle du
roi, pour ses qualités d'homme. C'est aussi par un reste de préjugé qui ira
s'atténuant tous les jours. Et Paine nous avertit, par une longue et
importante note, que beaucoup des révolutionnaires de France avec lesquels il
s'est entretenu conviennent avec lui que la royauté n'est qu'une institution
contradictoire et provisoire, et qu'aussitôt que l'esprit du peuple le leur
permettra, ils laisseront la Constitution aller à son terme naturel, à la
forme républicaine. Si l'on
songe que le livre de Paine est écrit en 1791, cela jette un jour curieux sur
l'état profond de quelques esprits en France. C'est
en vain que Burke essaie de faire peur à l'Angleterre des désordres
sanglants, des violences anarchiques de la Révolution de France. Il n'y
a eu violence que par l'effet des provocations et des trahisons de la Cour.
Ces violences, c'est la populace qui les a commises. Oui, mais au lieu de
s'indigner ou de s'effarer, il faut se poser une question : Pourquoi y a-t-il
une populace ? Pourquoi y a-t-il une partie du peuple dégradée et brutale ?
Paine dit, comme Babeuf, que c'est parce qu'on lui a enseigné la cruauté par
l'exemple même des plus abominables supplices. C'est aussi parce qu'on l'a
tenue dans tin effroyable degré de misère et d'ignorance pour mieux assurer
la richesse, la force et l'éclat d'une minorité. « C'est
parce que quelques hommes sont indignement exaltés, que d'autres sont
indignement dégradés. Une nombreuse partie de l'humanité est honteusement
reléguée sur le fond du tableau humain pour faire ressortir avec plus d'éclat
au premier plan le jeu de marionnettes de l'Etat et de l'aristocratie. Au
début d'une Révolution, ces hommes effacés sont plutôt des suivants d'armée
que des sectateurs de la liberté ; ils ont besoin qu'on leur apprenne à s'en
servir. » LES IDÉES SOCIALES DE THOMAS PAINE. Au
début ; mais le mouvement même de la Révolution élève et ennoblit cette
populace : il en fait un peuple. Paine a un regard profond pour ces
multitudes obscures et brutales ; il veut les appeler à la lumière, à la
liberté, au pouvoir, au bien-être. Et son radicalisme politique et
républicain est fortement coloré d'une sorte de socialisme d'Etat. On n'y a
pas assez pris garde, et M. Daniel Conway, lui-même, dans son livre si
substantiel pourtant sur Thomas Paine, n'a pas noté le côté social de son
œuvre. L'oubli est d'autant plus étrange que Thomas Paine a été reconnu comme
le vrai et grand précurseur par tout le parti de la réforme politique et
sociale qui, s'essayant d'abord avec William Cobbett, prendra ensuite la
forme du chartisme. Que disent de Cobbett les Sidney Webb ? « Dans
les temps difficiles qui suivirent la paix de 1815, les écrits de Cobbett
avaient conquis une influence et une autorité extraordinaire sur la
génération des travailleurs. Ses attaques tranchantes contre la classe
gouvernante et ses appels incessants aux salariés pour affirmer leurs droits
à l'administration complète des affaires, étaient inspirés par la tyrannie
politique de la réaction antijacobine, par la hausse des prix, etc. Pour
Cobbett et ses partisans, la première chose à faire était de voter un grand
bill de réforme électorale, derrière lequel, à leur idée, venait en second
lieu une vague conception de réforme sociale. » Or,
c'est ce Cobbett, chef d'un radicalisme politique mêlé de réformisme social,
qui se réclame de Paine et des luttes soutenues par celui-ci pour la
démocratie et pour les pauvres. C'est ce Cobbett qui, en 1819, va en Amérique
exhumer le cercueil de Paine et qui le conduit en Angleterre. Le livre de
Paine sur les Droits de l'Homme est vraiment le premier évangile de ce
radicalisme politique à tendance sociale qui jouera un si grand rôle dans
l'Angleterre du xix' siècle. La deuxième partie du livre de Paine, celle qui
parut en février 1792, contient plus que de « vagues conceptions sociales » :
elle contient tout un plan d'organisation dans l'intérêt des pauvres. Non
seulement, Paine s'indigne contre les lois d'enrôlement forcé qui permettent
de « traîner des hommes dans les rues comme des captifs ». Non seulement, il
s'élève contre les lois du domicile et du certificat faisant de chaque
paroisse une citadelle d'égoïsme qui repousse l'ouvrier venu d'une autre
paroisse. Non seulement, il s'indigne contre la barbarie des règlements qui
renvoyaient à la paroisse d'origine, « sur un misérable chariot », la veuve
de l'ouvrier pauvre mort dans une autre paroisse. C'est toute la législation
sur les pauvres qu'il veut abolir. Elle lui apparaît comme un appareil d'inquisition
et de torture appliqué à la classe ouvrière, et, suivant sa forte expression,
« un instrument de question civile ». Mais
s'il veut détruire cette réglementation étroite et barbare, ce n'est pas pour
laisser les pauvres, les salariés, livrés à tous les hasards d'une fausse
liberté et à l'abandon. Paine parle avec admiration de l'œuvre d'Adam Smith
et il adopte les principes du libéralisme économique : il est contre la
corporation, contre le monopole et le privilège ; mais il corrige la doctrine
de la concurrence par une rigoureuse intervention sociale au profit des
faibles, au profit de tout le peuple travailleur et pauvre. Il veut créer un
grand budget d'assistance et d'assurances sociales. Ce budget, c'est surtout
par la limitation des héritages qu'il prétend le doter. Il faut se garder,
dit-il, de limiter la fortune que chaque citoyen se procure par sa propre
industrie : ce serait arrêter l'activité des hommes et le développement des
richesses. Mais, lorsque la fortune est léguée, on peut instituer sur le
revenu de cette fortune transmise un impôt progressif, calculé de telle sorte
que, lorsque le revenu des biens transmis atteindra douze mille livres
sterling, il soit totalement absorbé par l'impôt. Ainsi les testateurs auront
intérêt à répartir leur héritage entre plusieurs branches ; et, en outre, des
ressources importantes seront créées. Ces ressources, l'Etat s'en servira
d'abord pour créer des ateliers publics où seront utilisés tous les ouvriers
sans travail. Il s'en servira surtout pour assurer contre la misère les
enfants et les vieillards. Paine
calcule que sur les sept millions d'habitants de l'Angleterre proprement dite
il y a environ 640.000 enfants de moins de quatorze ans ; et il veut que
l'Etat alloue aux familles, par tête d'enfant et par an, quatre livres
sterling (cent francs), à la condition que les familles envoient les enfants
à l'école et s'occupent de leur éducation. C'est une dépense d'environ 3
millions de livres sterling par année, ou 75 millions de francs. Mais, dans
la plupart des métiers, les hommes, quand ils arrivent à cinquante ans, ont
perdu une partie de leurs forces. Ils ne peuvent plus, dans tous les cas, assurer
leur vie par le travail. L'Etat doit intervenir de nouveau. Ce ne sera pas de
sa part une générosité, ce sera un devoir. Il est impossible que, dans les
impôts qui ont été versés pendant toute sa vie par le travailleur, il n'y ait
pas une part destinée à se reproduire et à se capitaliser à son profit pour
l'heure de la fatigue et de l'impuissance. Ainsi,
de cette pension de retraite que l'Etat servira à tous les travailleurs à
partir de cinquante ans, il faut, suivant l'expression même de Paine, « PARLER NON COMME D'UNE AUMÔNE MAIS
COMME D'UN DROIT ».
Cette pension, destinée à combler en quelque sorte la lacune de la force du
travail, ira croissant de cinquante à soixante-dix ans, à mesure que la force
de travail décroîtra. Et ce sera une dépense sensiblement égale à celle que
l'Etat a déjà assumée pour les enfants. Que l'on songe bien que l'Angleterre
n'avait alors que sept millions d'habitants, et que son budget était de 16
millions de livres, c'est-à-dire de 400 millions de flancs. C'est près de la
moitié du budget que Paine affectait aux œuvres sociales, à l'organisation
d'une vaste assurance qui, par les secours d'enfance et d'éducation, par les
ateliers publics et par les pensions d'invalidité et de vieillesse,
préserverait les travailleurs, d'un bout à -l'autre de la vie, de
l'ignorance, du chômage et de la misère. Appliqué dans la proportion du
budget d'aujourd’hui, le système de Paine impliquerait, pour la France,
l'affectation de plus de douze cents millions par année aux œuvres de
mutualité sociale. Ce n'était ni vague ni chimérique, puisqu'aujourd'hui,
dans les Etats modernes, un des plus grands soucis de la démocratie est
d'obtenir une législation d'assurance sociale et d'y faire contribuer le
budget. Et il est tout à fait saisissant de voir que, dès 1791 et sous
l'invocation des Droits de l'Homme, un plan de législation a été tracé auquel
s'applique, un siècle après, l'effort des démocraties imprégnées de
socialisme. Jamais la fécondité sociale de la Révolution n'est apparue avec
plus d'éclat. PAINE ET LE DÉSARMEMENT. Il est
vrai que, tant que les budgets de la guerre absorberont, dans les Etats
modernes, une si grande part des ressources nationales, il semble insensé
d'espérer que les grandes œuvres sociales puissent être largement
subventionnées. Mais cela, Paine l'a déjà compris, et il le dit avec une
force, avec une netteté admirables. La guerre est, pour lui, le grand ennemi
; et c'est une politique de désarmement simultané qu'il propose aux peuples
libres. Peut-être assigne-t-il aux guerres des causes trop particulières et
trop superficielles. Il est certainement injuste envers Pitt lorsqu'il lui
attribue une sorte de frénésie permanente de desseins belliqueux. La guerre,
selon lui, est une occasion, ou mieux un prétexte, pour les rois et leurs
ministres, d'élever des taxes et de diminuer les libertés. « La guerre est la
moisson des rois. » Paine ne tenait point assez compte ou des contrariétés
profondes des intérêts économiques ou de l'inévitable orgueil collectif des
nations et des démocraties mêmes. Mais c'est d'un vouloir ferme et précis
qu'il s'attachait à détruire la guerre. Il lui semblait que si la France,
l'Angleterre et la République des Etats-Unis formaient l'alliance des peuples
libres, il serait possible à ces trois puissances de réduire d'emblée de moitié
leur marine et de proposer aux autres nations une réduction équivalente.
C'est avec les économies réalisées sur les dépenses militaires que seraient
créés, pour une large part, les services sociaux institués par Paine au
profit du travail, de l'enfance et de la vieillesse. Et il lui paraissait
qu'il n'y aurait vraiment liberté que « lorsque les ateliers seraient pleins,
lorsque les prisons seraient vides et qu'on ne rencontrerait plus un seul
mendiant dans les rues ». Paix, désarmement, suffrage universel, éducation
universelle, assurance universelle contre tous les risques de la vie, voilà
le programme net et grand de Paine. Et comme ses livres, presque
immédiatement traduits portaient en France sa pensée, le fleuve de la
Révolution se grossissait sans cesse d'idées et de forces admirables. On
dirait que tout flot humain a dû couler un moment dans ce grand lit. Le
livre de Paine prenait le public anglais à la fois par la hardiesse brutale
de la forme et par l'ampleur des idées : « Je
défie, écrivait Paine orgueilleusement, que la vente des livres qui me
réfutent atteignent le quart de la vente du mien. » Si nous
n'avions vu, à l'analyse de fond de l'état politique et social de
l'Angleterre, par quelles ancres indéracinables le vieux vaisseau de la
Constitution anglaise était encore retenu, nous serions tentés de croire
qu'il va être soulevé par le flot, par le large courant de démocratie
ardente. LES POÈTES ANGLAIS ET LA RÉVOLUTION. La
Révolution française ne passionnait pas seulement l'esprit des réformateurs,
elle enflammait l'âme des poètes et leurs rêves. C'était une grande leçon,
c'était aussi un grand et émouvant spectacle que ce peuple s'éveillant
soudain, et tout entier, à la liberté. La chute de la Bastille avait fait
frissonner toute la terre, au plus profond des muettes servitudes, comme si
les tombeaux mêmes avaient reçu une commotion de vie. La grande joie
fraternelle de la Fédération avait ému au loin et enivré les cœurs. Quelle
pitié, disent même les plus médiocres des opuscules où Burke est réfuté,
quelle pitié que cet homme d'imagination en soit encore à célébrer la vieille
chevalerie et les vieux tournois et qu'il n'ait pas vu ce qu'il y a de
grandeur chevaleresque dans cette réunion enthousiaste des provinces et des
villes abjurant les antiques rivalités, brisant les antiques privilèges ! Presque
toute la génération des poètes anglais qui grandissait alors fut touchée par
le vif rayon de beauté et de liberté de la Révolution française. Chose
curieuse ! En France même, il n'y a pas eu un seul grand poète inspiré par la
Révolution. André Chénier en a été surtout le satiriste, l'iambiste amer. Les
événements étaient trop ardents, trop pressants pour que le rêve pût se
jouer. La flamme de l'action, de la colère, de l'espérance violente dévorait
la pensée. Comme les nuées qu'absorbe l'espace trop chaud et qui ne
ressuscitent soudain que dans le tumulte de l'orage, les douces et juvéniles
rêveries des âmes tendres étaient absorbées par la chaleur croissante des
choses et des esprits. Au
contraire, aux jeunes âmes anglaises, qui étaient assez près de la Révolution
de France pour en ressentir les émotions magnifiques, mais qui n'étaient pas
directement engagées dans la violence du drame, elle était comme un grand
spectacle humain par où s'élargissaient encore les rêveries commencées par
les grands spectacles de la nature. COWPER. Déjà,
en un tendre et merveilleux pressentiment, le délicat poète Cowper avait
vibré de toutes les émotions d'humanité et de liberté qui allaient remuer le
monde. C'est lui qui, dès 1783, cinq ans avant que Wilberforce ouvrît à la
Chambre des Communes le grand débat, avait flétri l'esclavage en vers
pénétrants — dont j'emprunte la traduction à l'admirable livre de M.
Angellier sur Robert Burns : « Je
ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, pour me porter, pour
m'éventer quand je dors, et trembler quand je m'éveille, pour toute la
richesse que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée ! Non, toute
chère que m'est la liberté, et bien que mon cœur, en une juste estimation, la
mette au-dessus de tout prix, j'aimerais beaucoup mieux être moi-même
l'esclave et porter les chaînes, que de les attacher sur lui. » C'est
lui encore qui, six ans avant la prise de la Bastille, en appelait, en
prophétisait la chute. « Une
honte pour l'humanité et un opprobre plus grand pour la France que toutes ses
pertes ou défaites, anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer, est
sa maison d'esclavage, pire que celle pour laquelle jadis Dieu châtia Pharaon
— la Bastille ! Horribles tours, demeure de cœurs brisés, donjons et vous,
cages de désespoir, que les rois ont remplis, de siècle en siècle, d'une
musique qui plaît à leurs oreilles royales, de soupirs et de gémissements
d'hommes malheureux, il n'y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie
d'apprendre que vous êtes enfin tombés ; de savoir que même nos ennemis, si
souvent occupés à nous forger des chaînes, sont eux-mêmes libres, car celui
qui aime la liberté ne restreint pas son zèle pour son triomphe en deçà de
limites étroites ; il soutient sa cause partout où on la plaide. C'est la
cause de l'Homme ! » Comment
les âmes n'auraient-elles point été préparées par ces beaux et larges accents
à accueillir fraternellement les premières émotions de la liberté française ?
Voici que s'avancent de sublimes adolescents au front plein de rêves :
Wordsworth, en 1789, avait dix-neuf ans ; Coleridge, dix-sept ; Southey
quinze. Ils n'écrivent pas encore, ils vivaient silencieusement enivrés de la
beauté de la nature et des chefs-d'œuvre de l'esprit. Et la Révolution
française se mêla, si je puis dire, toute claire et toute jeune, à leur
jeunesse et à leur clarté. Il leur sembla qu'elle faisait entrer dans
l'humanité la flottante et salubre liberté des choses, le mouvement illimité
des vagues, la large vie des souffles, le profond murmure des feuilles, la
pureté de la lumière. Quand, plus tard, ils se retournent vers leur première
jeunesse, ils n'y discernent pas les joies qui leur viennent de la nature et
les joies qui leur viennent de l'homme : c'est une même espérance matinale,
c'est une même aube splendide et fraîche qui se lève sur les lacs et sur les
cités, c'est un tendre paysage infini, où la douceur des villages éveillés à
la liberté se fond dans la douceur des horizons éveillés à la joie, c'est
parfois aussi la même rumeur puissante des forêts et des foules, et, sous le
grand vent qui se lève, le même frisson de l'innombrable feuillage et de
l'innombrable peuple. COLERIDGE. « Ô
nuages, s'écrie Coleridge dans son Ode à la France, vous qui flottez ou vous
endormez bien haut au-dessus de moi, vous dont la marche en des chemins non
frayés n'est dirigée par aucun mortel, et vous, vagues de l'Océan, qui,
partout où vous roulez, ne reconnaissez d'autres lois que les lois
éternelles, vous aussi, forêts qui écoutez, inclinées sur vos pentes douces,
les chants nocturnes des oiseaux, sauf quand vous-mêmes, du mouvement
impérieux de vos rameaux, vous faites la musique solennelle du vent ; oui,
vous tous, flots retentissants, et vous, hautes cimes des bois, et toi,
soleil levant, et toi aussi, étoile à la vive étincelle bleue, et toute chose
qui est et veut être libre, témoignez pour moi de quel cœur profond j'ai
toujours adoré l'esprit de la divine liberté ! « Quand
la France en courroux souleva ses membres géants, et, avec un serment qui
émut l'air, la terre et la mer, frappa de son pied puissant et jura qu'elle
voulait être libre, soyez témoins combien j'ai espéré et craint ! Avec quelle
joie je chantai ma haute acclamation, sans peur, parmi une troupe d'esclaves
! Et quand, pour accabler la nation libérée, comme des démons réunis par le
bâton d'un sorcier, les monarques marchèrent en un jour maudit, et que
l'Angleterre se joignît à leur troupe cruelle, bien que ses rivages et
l'océan qui l'entoure me fussent chers, bien que-maintes amitiés et que
maintes jeunes amours aient gonflé en moi l'émotion patriotique et jeté une
lumière magique sur nos collines et sur nos bois, cependant ma voix, sans
trembler, chanta, prédit la défaite à tout ce qui bravait la lance des hommes
libres. Oui, j'ai prédit un déshonneur trop longtemps différé et une retraite
inutile. Car jamais, ô Liberté ! je n'ai, dans un intérêt étroit, obscurci ta
lumière ni affaibli ta flamme sacrée ; mais j'ai uni mes chants aux chants d'allégresse
de la France délivrée, et j'ai penché la tête, et j'ai pleuré sur le nom de
l'Angleterre. » Ainsi,
cet amour de liberté, quoiqu'il semblât pris aux forces flottantes des choses
et aux sources incertaines, n'était ni vague ni défaillant ; il ne tombait
pas soudain, comme parfois tombe le vent aux heures lourdes du jour. Ces
jeunes hommes qui, aux premiers jours de la Révolution, ont accumulé en
silence les émotions, les espérances et les rêves, ne craindront pas, même
quand l'Angleterre se joindra contre la France à l'Europe monarchique
coalisée, de heurter le sentiment national et de souhaiter tout haut, eux
Anglais, la défaite de l'Angleterre, la victoire de la liberté. Il y a là la
fière vigueur d'une race partiellement libre et qui veut l'être tout à fait. WORDSWORTH. En
Wordsworth aussi, c'est d'abord la même allégresse juvénile, la même joie
matinale, puis la même et dure épreuve, le même dur combat. Lorsque,
âgé de vingt-cinq ans, Wordsworth visita la France, c'était à la veille de la
grande fête de la Fédération, en juillet 1790. Et partout, sur les champs et
les prairies, comme sur les cités ardentes, il y avait un rayonnement de joie
fraternelle. Quand les hommes de ce temps parlent de la nature avec une
solennité attendrie il nous semble parfois que leur langage est déclamatoire.
Mais c'était l'effusion d'une sensibilité toute jeune qui associait le monde
même à l'allégresse de la liberté naissante. En l'âme de Wordsworth se
réfléchissent ces clartés sereines, comme en un lac profond et pur se
réfléchit l'espace pur et profond. « Le
hasard nous fit aborder à Calais juste la veille du grand jour de la
Fédération, et là, dans une ville moyenne, dans un faible groupement, nous
vîmes quel était le resplendissement du visage humain quand la joie d'un
homme est la joie de dix millions d'hommes. De là nous nous dirigeâmes vers
le sud, coupant tout droit à travers les hameaux et les bourgs, tout
éclatants encore des reliques de la fête, fleurs qui se fanaient aux arcs de
triomphe, aux fenêtres enguirlandées. Trois jours durant, par les routes
publiques, par les chemins de traverse qui abrégeaient notre fatigant voyage,
par les villages écartés, nous allâmes, et nous trouvâmes partout la
bienveillance et la joie répandues comme un parfum quanti le printemps n'a
pas laissé un coin du pays sans le toucher, tandis que les ormeaux, allongés
en files de plusieurs lieues, avec leur ombre légère, sur les routes
majestueuses de ce grand royaume, bruissaient au-dessus de nos têtes, mêlés
dès lors à nos souvenirs, à notre vie, comme si encore et toujours nous
marchions lentement sous leur feuillage. Quelle douceur et quelle plénitude
de joie, en ces premières heures de la force-juvénile, de nourrir en soi une
tendre mélancolie de poète et de caresser des idées de tristesse, aux
modulations variées du vent qui inclinait les cimes flottantes ! C'était un
charme plus grand encore de voir en plein air, sous l'étoile du soir, les
danses de la liberté ; elles se prolongent jusqu'au plus épais de la nuit,
ces danses agiles, sans souci des spectateurs aux cheveux gris qui épuisaient
leur poitrine à gronder. » C'est
vraiment la jeunesse d'une nation, la jeunesse d'un monde et, de la terre de
France foulée aux pieds des danseurs montait un parfum enivrant, comme des
prairies le soir. Ecoutez encore ce chant juvénile : Wordsworth descend la
Saône et le Rhône, admirant avec son compagnon le fleuve sinueux ou rapide,
la succession des profondes et majestueuses vallées. « Et
nous, couple solitaire d'étrangers, nous fûmes, jusqu'à la chute du jour,
entourés d'une troupe joyeuse de ces hommes maintenant émancipés, armée
riante de voyageurs, délégués qui revenaient des grandes fiançailles
célébrées tout récemment dans leur cité capitale, à la face du ciel. Comme
des abeilles, ils se formaient en essaim ; comme des abeilles, ils étaient
éclatants et joyeux ; évaporés parfois dans le dérèglement de la joie, on eût
dit que de leurs glaives fleuris ils combattaient l'impertinente brise. Nous
atterrîmes en cette compagnie magnifique et nous prîmes avec eux notre repas
du soir, hôtes bienvenus/comme furent les anges du vieil Abraham. Le souper
fini, nous nous levâmes, à un signal donné, avec de hautes coupes fleuries,
tout pleins de pensées heureuses. Nous formâmes une chaîne et, la main dans
la main, nous dansâmes autour de la table ; tous les cœurs étaient ouverts,
tous les propos étaient éclatants d'amitié et de gaîté : nous portions un nom
honoré en France, le nom d'Anglais, et ils nous saluaient avec une bonne
grâce hospitalière comme leurs précurseurs dans une course glorieuse. » Mais
quoi ! de tristes orages ne vont-ils point flétrir celte joie si pure ? Déjà
l'âme forte, mais tendre aussi et rêveuse de Wordsworth, s'afflige de la
lutte engagée contre les moines. Il ne sait pas que la Révolution est perdue
si elle ne déracine point celte puissance hostile, et il souffre de voir que
la Grande Chartreuse, où il se plaisait à imaginer des méditatifs en prière,
n'est plus qu'une solitude. Il y a dans la Révolution un tumulte grandissant
qui l'inquiète : les Jacobins, l'Assemblée nationale, clamorous halls,
enceintes pleines de clameurs. Il écoute avec sympathie, sans condescendre
toutefois à sa chimère de contre-révolution, le jeune et charmant Beaupuy,
qui va émigrer demain et en qui l'aimable gaîté de l'ancien régime se tempère
de la gravité mélancolique d'épreuves inattendues. Quand
Wordsworth va visiter les ruines de la Bastille, il s'étonne et il se
reproche presque d'y éprouver une émotion moins profonde et moins douce qu'à
voir le même jour une belle et calme peinture du Guide. Mais, malgré tout,
c'est l'enthousiasme fort de la liberté qui prévaut et, quinze ans après, il
s'éblouit encore lui-même à revoir en esprit ces matins glorieux. C'est comme
un jaillissement de source et d'aurore où l'âme, lassée, éternellement se
rafraîchit. « L'Europe
en ce moment frémissait de joie ; la France était debout sur la cime d'heures
dorées, et la nature humaine semblait naître à nouveau... O plaisant exercice
d'espérance et de joie ! C'était un bonheur de vivre dans cette aurore et,
être jeune alors, c'était le ciel même. Ce n'étaient pas seulement des lieux
favorisés, mais la terre entière qui portait la beauté de la promesse, la
beauté qui met la rose entr'éclose au-dessus de la rose pleine éclose. Quel
tempérament, à cette vue, ne s'éveilla pas à un bonheur inattendu ? Les
inertes furent excités, les natures vives, transportées. » Et de
quel accent viril il célébrait la chute de la Bastille annoncée par Cowper ! « Tout
à coup, la terrible Bastille, avec toutes les chambres de ses tours
horribles, tomba à terre, renversée par la violence de l'indignation, et avec
des cris qui étouffèrent le fracas qu'elle fit en tombant ! De ses débris
s'éleva ou sembla s'élever un palais d'or, le siège assigné de la loi
équitable, d'une autorité douce et paternelle. Ce choc puissant, je le
ressentis ; cette transformation, je la perçus. Oui, ce fut une vision aussi
merveilleuse que lorsqu'en sortant d'un brouillard aveuglant, j'ai vu le ciel
et la terre et en ai été ébloui. Cependant des harpes prophétiques
résonnaient de toutes parts : « La guerre cessera, n'avez-vous pas entendu
que la conquête est abjurée ? Portez des guirlandes, portez, portez des
fleurs « choisies, pour orner l'arbre de la Liberté. » Mon âme bondissait, ma
voix mélancolique se mêlait au chœur. Soyez joyeuses, toutes les nations ;
dans toutes les terres, vous qui êtes capables de joie, soyez joyeux.
Désormais, tout ce qui nous manque à nous-mêmes, nous le trouverons chez les
autres, et tous, enrichis d'une richesse mutuelle et partagée, trouveront
d'un seul cœur leur parenté commune. » Ainsi
se déroulait la merveilleuse ampleur humaine de la Révolution ; ainsi l'idée
de l'universelle paix et de la liberté universelle créait une sorte
d'universelle patrie. Bien fortes étaient les prises de la Révolution sur
Wordsworth pour que sa foi en la liberté et en l'humanité n'ait été troublée
ni par les sanglantes journées de septembre ni par les premiers symptômes de
la guerre systématique au christianisme. H entrevoyait au-delà des violences
passagères et des crimes d'un jour un avènement d'humanité tendre, et c'est
avec une sorte de piété qu'il saluait la victoire finale de la France et de
la Révolution. Le onzième chant de ses Préludes, où il nous dit quelle était
sa pensée à la fin de 1792, est d'une incomparable hauteur. « Un
jour beau et silencieux enveloppait la terre, il finissait avec un calme
inaccoutumé, un de ces jours si beaux qu'ils semblent donnés tout ensemble
pour apaiser l'âme et pour approfondir le regret. Je m'arrêtai au bord de la
Loire au flot glissant, et je jetai à ses riches domaines, vignobles et
terres de labour, grandes prairies et forêts aux couleurs variées, un long
regard d'adieu. C'était fini des paysages tranquilles, j'étais lié maintenant
à la farouche métropole. Le roi était tombé de son trône et l'armée
d'invasion — présomptueuse nuée caressée d'un vent de désastre — avait crevé
inoffensive sur les plaines de la liberté. Ces hommes, — arrogants comme les
chasseurs orientaux que le Grand Mogol menait en troupe avec lui et qui
formaient autour de la proie espérée un cercle grand comme une province, et
se resserrant peu à peu — ces envahisseurs intrépides ont vu soudain ce
peuple dont ils anticipaient la curée se retourner en peuple vengeur et
devant sa colère ils ont fui d'épouvante. Le désappointement et la terreur,
voilà ce qui resta à ceux dont l'imagination sauvage s'allumait d'une sauvage
attente et, à la plus juste cause, victoire et confiance. « L'Etat,
comme pour mettre le sceau final à sa sécurité et pour montrer au monde ce
qu'il était, une âme haute et intrépide, ou pour satisfaire un ressentiment
aigu, ou surtout pour railler d'une ironique et terrible gratitude la
coalition déconfite qui avait animé le peuple à abattre le roi et excité à
des formes nouvelles d'action les énergies un peu sommeillantes, l'Etat
n'épargna point le trône vide et, avec une hâte magnifique, se constitua sous
le nom auguste de République. De lamentables crimes, c'est vrai, avaient
précédé celte heure, d'horribles œuvres de mort, où le glaive aveugle avait
fait office de juge ! Mais ces jours mauvais étaient passés, la terre en
était libérée pour toujours, on l'espérait du moins — monstres éphémères et
qu'on n'aurait vus qu'une fois : choses qui devaient paraître seulement et
mourir. « C'est
animé de cette espérance que je retournai à Paris, et je parcourus, avec une
ardeur que je n'avais point éprouvée jusque-là, la spacieuse cité. Je passais
devant la prison où gisait le roi infortuné, formant avec sa femme et ses
enfants une triste association de servitude. Je passais devant le palais qui
avait subi récemment le grondant assaut du canon d'une foule furieuse. Je me
promenais dans le square du Carrousel (une place vide maintenant), où s'était naguère abattue la
mort, et je contemplais çà et là des traces de sang, comme fait un homme qui
a en main un volume où sont racontées des choses qu'il sait mémorables, mais
qui est fermé pour lui, étant écrit dans une langue qu'il ne connaît point ;
il interroge avec peine les feuilles muettes et s'effraie à demi de leur
silence. Mais, la nuit, je sentais plus profondément dans quel monde j'étais,
quelle terre je foulais, et quel air je respirais. Ma chambre était haute et
solitaire, tout près du toit d'une grande maison, et c'est un gîte qui m'aurait
plu beaucoup dans un temps plus calme ; alors même il n'était pas tout à fait
sans charme. Je veillais, avec un flambeau toujours allumé, lisant par
intervalles ; la peur du passé m'opprimait presque autant que la peur de
l'avenir. Je songeais à ces massacres de septembre, séparés de moi par
quelques semaines seulement ! Je les voyais, je les touchais, et mon sommeil
était comme ensorcelé de fictions tragiques et d'histoires vraies, de
réminiscences et d'avertissements. Le cheval s'habitue au manège, et, dans sa
course même la plus sauvage, il foule les traces d'hier. A l'orage qui s'est
dissipé, l'air prépare aussitôt un successeur farouche ; le flot se retire,
mais c'est pour quitter bientôt à nouveau son abri dans le grand abîme ;
toutes choses ont une seconde naissance, et le tremblement de terre ne se
satisfait point en une fois. Ainsi mon esprit travaillait sur lui-même
jusqu'à ce qu'il me semblât entendre une voix qui criait à toute la cité : «
Ne dors plus ». « Le
cauchemar s'enfuyait avec le cri même auquel il avait donné naissance. Mais
c'est en vain que les réflexions de l'esprit plus calme ne promettaient une
douce paix et un doux oubli. La chambre, toute tranquille et silencieuse
qu'elle fût, m'apparaissait peu propice au repos de la nuit, sans défense
comme une forêt où errent des tigres. « A
la pointe du jour, je me hâtais vers la promenade du Palais d'Orléans (Palais Royal). A cette heure, les rues
étaient tranquilles encore ; mais il n'en était pas ainsi le long des
arcades. Là, dans un tumulte de cris discordants qui me saluait dès l'entrée,
j'entendais les voix aiguës des colporteurs, braillant la « Dénonciation
des crimes de Maximilien Robespierre » ; la main, prompte comme la voix,
distribuait un discours imprimé, le même qui avait été prononcé récemment,
lorsque Robespierre, n'ignorant pas dans quel but quelques paroles de blâme
indirect avaient été jetées, se leva hardiment, et défia quiconque avait
formé sur lui de méchants soupçons, d'apporter ouvertement son accusation ;
après un intervalle de mort, et comme nul ne bougeait, Louvet, dans le
silence de tous, quitta son siège, suivit seul l'avenue qui traversait la
salle, et s'arrêtant au pied de la tribune, dit : « Moi, Robespierre, je
t'accuse. » On connaît bien l'issue peu glorieuse de cette attaque. On
sait comment celui qui avait lancé ce terrible trait de foudre, le seul homme
audacieux dont la voix avait sonné l'assaut, fut abandonné sans compagnon et
sans soutien dans l'accomplissement de son périlleux devoir et se retira en
gémissant que le meilleur secours du ciel se dépensât en vain pour des hommes
qui se manquaient à eux-mêmes. « Mais
de ces choses je parle, parce qu'elles furent dans ma pensée personnelle ou
des orages, ou des éclaircies de soleil, pas pour autre chose. Laissez-moi
dire maintenant comment le plus profond de mon âme était agité lorsque je vis
que la liberté, la vie et la mort seraient bientôt, dans les coins les plus
reculés du pays, à la merci de ceux qui dirigeaient la capitale, quel était
l'objet de la lutte et par quels combattants la victoire serait remportée ;
l'indécision du parti qui avait le but le meilleur, et la marche toute droite
de ceux qui étaient forts, malgré leur impiété, dans l'attaque et dans la
défense. Ah ! comme je priais alors pour qu'à travers toute la terre, chez
tous les hommes, la raison, par un patient exercice, devînt digne de la liberté
! que tous les esprits, pleins de zèle, s'ouvrissent à la lumière sainte du
vrai ! « Ainsi
tomberait le poison des langues mauvaises ; ainsi des quatre coins du monde
affluerait vers la France une force bienfaisante, qui lui permettrait
d'accomplir ce que sans secours elle ne pouvait réaliser : une œuvre toute
pure. Ne croyez pas que j'aie ajouté à cette prière un vœu de salut ; car,
j'étais aussi exempt de doute et d'inquiétude sur la fin des choses que les
anges le sont du péché. « Mais
je m'affligeais de tout le mal mêlé à l'inévitable progrès des événements ;
je cherchais un moyen de le combattre et d'y remédier. Et moi, étranger
insignifiant et obscur, mal doué d'ailleurs du pouvoir de l'éloquence même
dans ma langue natale, tout à fait impropre au tumulte et à l'intrigue,
j'aurais voulu cependant de tout cœur, à ce moment, assumer pour une aussi
grande cause un service même dangereux. Je me disais combien de fois le
destin de l'homme a dépendu de quelques personnes ; qu'il y avait, au-dessus
du patrimoine local une seule nature humaine comme il y a un seul soleil dans
le ciel ; qu'ainsi les objets même les plus grands pouvaient tomber sous le
rayon des yeux les plus humbles ; que l'homme n'est faible que par sa
défiance et son défaut d'espoir, alors que pourtant le témoignage divin lui
signifie qu'espérer est encore la chose la plus sûre. » Ainsi
Wordsworth s'efforçait de dominer ce cauchemar de septembre qui hantait ses
nuits, pour garder sa sérénité d'espérance. Il aurait voulu, au péril de sa
vie, épurer la Révolution de toute violence. Mais, dans ses violences mêmes,
elle restait pour lui une promesse d'humanité : noble cœur qui ne fléchissait
pas sous ses propres tendresses. Rappelé en Angleterre, à la fin de 1792, il
tente de nouer à la générosité de la Révolution française la générosité du
libéralisme anglais et de la grande philanthropie de Wilberforce. Depuis deux
ans, il n'avait pas revu l'Angleterre. « Patriote
du monde, comment allais-je me glisser de nouveau dans l'ombre des forêts qui
avaient été jadis ma retraite harmonieuse et retrouver ma communion d'âme
avec la nature ? Il me plaisait mieux d'aller dans la grande cité où je
trouverais l'atmosphère toute ébranlée encore par la première attaque
mémorable qu'une vigoureuse levée d'humanité avait dirigée contre les trafiquants
de la vie des noirs ; effort qui, quoique vaincu, avait rappelé à la nation
les vieux principes oubliés et répandu en elle une chaleur nouvelle de vertu.
Pour moi, je reconnais que cette lutte spéciale n'avait pas le pouvoir
d'enchaîner mes affections ; et son échec n'excitait pas en moi une grande
douleur, car je portais avec moi la foi que si la France réussissait, des
hommes de bien ne se dépenseraient plus inutilement pour l'humanité et que
cette branche pourrie de l'ignominie humaine, objet, me semblait-il, de
peines superflues, tomberait avec tout l'arbre dont elle faisait partie. « Quelles
furent les émotions de mon cœur lorsque l'Angleterre en armes alla, ô pitié
et honte ! mettre en ligne sa force, née de la liberté, avec les puissances
confédérées ! » Voilà
comment la Révolution française agrandissait le génie anglais, en
élargissait, si je puis dire, la méthode. Si haute que soit la question de
l'émancipation des nègres, il semble que Wordsworth qu'elle ne vaut presque
pas qu'on se passionne pour elle, ou qu'on s'applique du moins à la résoudre
à part, qu'elle n'est qu'un élément d'une question humaine beaucoup plus
vaste, dont la France révolutionnaire tient en main la solution. Ce n'est
plus le progrès partiel, la réforme limitée qui sollicite les grands esprits
: c'est l'universalité du droit, supérieur à la spécialité des problèmes et à
l'égoïsme des nations. ROBERT BURNS. L'accent
de Robert Burns est plus âpre. Il n'était pas, quand éclata la Révolution, un
adolescent comme Coleridge, un jeune homme comme Wordsworth. Il avait
quarante ans et il avait beaucoup souffert. Fils d'un pauvre fermier
écossais, il avait éprouvé l'orgueil et la dureté des nobles et des riches,
des grands possédants, et, déjà, avant le mouvement révolutionnaire de la
France, il avait écrit des vers de douleur et de révolte. « Son
Honneur possède tout dans le pays : ce que les pauvres gens des cottages
peuvent se mettre dans le ventre, j'avoue que cela passe ma compréhension...
Notre gentry se soucie aussi peu des bêcheurs, terrassiers et autre bétail,
ils passent aussi fiers près des pauvres gens que moi auprès d'un blaireau
pourri. J'ai vu le jour d'audience de notre maître et j'en ai été attristé ;
les pauvres tenanciers maigrement pourvus d'argent, comme ils doivent
supporter l'insolence de l'intendant ! Il frappe du pied et menace, maudit et
jure qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien ; tandis qu'ils doivent
se tenir debout avec un respect humble, et tout entendre, et craindre et
trembler. Je vois bien comment vivent les gens qui ont la richesse, mais
sûrement il faut que les pauvres gens soient misérables ! » Et les
aristocrates sont aussi frivoles que leurs intendants sont durs : « Ah
! gars, tu ne sais rien de tout cela ; le bien de l'Angleterre ! ma foi, j'en
doute. Dis plutôt qu'il marche comme le premier ministre le mène ; qu'il dit
oui ou non comme on lui commande, paradant aux opéras et aux théâtres,
hypothéquant, jouant, mascaradant ; ou peut-être, un jour de caprice, il part
polir la Haye ou Calais, pour faire un tour et prendre l'air, apprendre le
bon ton et voir le monde. Là, à Vienne ou à Versailles, il délabre la vieille
succession de son père... Le bien de l'Angleterre ! Dis sa destruction par la
dissipation, la discorde et les factions ! » Parfois,
il raille « une gentry stupide, à la tête de liège, sans grâce, la
dévastation et la ruine de la contrée, des hommes faits à trois quarts par
leurs tailleurs et leurs barbiers » ; ou encore « le comte féodal,
hautain, avec sa chemise à jabot et sa canne brillante, qui ne se croit pas
fait d'os vulgaires, mais marche d'un pas seigneurial, tandis qu'on ôte
chapeaux et bonnets quand il passe ». Mais ce n'est pas seulement la
raillerie, c'est l'invective amère ; c'est un mélange saisissant de mélancolie
et de colère, c'est parfois presque une menace : « Pourquoi,
s'écrie-t-il au moment d'une élection, pourquoi plierions-nous devant les
nobles ? Cela est-il contre la loi ? Car quoi ? un lord peut être un idiot,
avec son ruban, sa croix et tout cela. Malgré tout cela, malgré tout cela, à
la santé de Héron (de Fox), malgré tout ! Un lord peut être un chenapan avec
son ruban, sa croix et tout cela. » C'est
au comte de Breadalbane qu'il adresse un avertissement sanglant : « Longue
vie et santé, mylord, soient vôtres, à l'abri des paysans des Hautes Terres !
Fasse le Seigneur qu'aucun mendiant désespéré, déguenillé, avec un dyrk (un poignard), une claymore (épée à deux
mains) ou un fusil
rouillé, ne prive la vieille Ecosse d'une vie qu'elle aime — comme lès
agneaux aiment le coutelas ! » Et de
quel accent gémit le vieux paysan accablé : « Le
soleil, suspendu au-dessus de ces landes qui s'étendent profondes et larges,
où des centaines d'hommes peinent pour soutenir l'orgueil d'un maître
hautain, je l'ai vu ce bas soleil d'hiver, deux fois quarante ans, revenir ;
et chaque fois m'a donné des preuves que l'homme fut créé pour gémir. « ...Vois
ce malheureux surmené de labeur, si abject, si bas et vil, qui demande à son
frère, fait de terre comme lui, de lui permettre de peiner. Et vois ce Ver de
terre allier, son compagnon, dédaigner la pauvre prière, insoucieux qu'une
femme en pleurs et des enfants sans soutien gémissent. « Si
j'ai été marqué comme l'esclave de ce seigneur, marqué par la loi de la
nature, pourquoi un souhait d'indépendance fut-il planté dans mon âme ?
Sinon, pourquoi suis-je soumis à sa cruauté ou à son dédain ? Ou pourquoi
l'homme a-t-il la volonté et le pouvoir de faire gémir son semblable ? » Mais
soudain, ces plaintes individuelles de Burns ou des pauvres paysans d'Ecosse
qui l'entourent, voici que la Révolution française les élargit ; c'est la
liberté de tous les hommes qu'il veut adoucir. Le fantôme de la liberté vient
d'abord, à la clarté de la lune, errer sur les vastes bruyères désolées. « Du
nord froid et bleuâtre ruisselaient des lueurs avec un bruit sifflant,
étrange ; à travers le firmament elles jaillissaient et passaient, comme les
faveurs de la fortune, perdues aussitôt que gagnées. Par hasard, je tournais
insouciamment mes yeux, et, dans un rayon de lune, je tremblai en voyant se
lever un spectre austère et puissant, vêtu comme jadis l'étaient les
ménestrels. Eussé-je été une statue de pierre, son aspect m'aurait fait
frissonner ; et sur son bonnet était gravée clairement la devise sacrée :
Liberté ! « Et
de sa harpe coulaient des chants qui auraient réveillé les morts endormis :
eh ! eh ! c'était une histoire de détresse comme jamais une oreille anglaise
n'en connut de plus grande. Il chantait avec joie ses jours d'autrefois ;
avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents, mais ce qu'il disait,
ce n'était pas un jeu, je ne le risquerai pas dans mes rimes. » Burns
se risque pourtant, et ce n'est plus sous la mystérieuse clarté de la lune,
c'est en plein soleil qu'il dresse « l'arbre de la liberté ! » « Avez-vous
entendu parler de l'arbre de France ? Je ne sais pas quel en est le nom ;
autour de lui, tous les patriotes dansent, l'Europe reconnaît sa renommée, il
se dresse où jadis se dressait la Bastille, une prison bâtie pour les rois,
homme, quand la lignée infernale de la superstition tenait la France en
lisière, homme ! « Sur
cet arbre pousse un tel fruit que chacun peut en dire les vertus, homme ; il
élève l'homme au-dessus de la brute. Il fait qu'il se connaît lui-même,
homme. Si jamais le paysan en goûte une bouchée, il devient plus grand qu'un
lord, homme ; et avec le mendiant il partage un morceau de tout ce qu'il
possède, homme ! « Ce
fruit vaut toute la richesse d'Afrique, il fut envoyé pour nous consoler,
homme, pour donner la douce rougeur de la santé, et nous rendre tous heureux,
homme. Il éclaire le regard, il égaie le cœur, il rend les grands et les
pauvres bons amis, homme, et celui qui joue le rôle de traître, il l'envoie à
la perdition, homme ! « Ma
bénédiction suit toujours le gars qui eut pitié des esclaves de la Gaule,
homme, et, en dépit du diable, rapporta un rameau d'au-delà des vagues de
l'Ouest, homme (c'est de La Fayette que parle Burns). La noble vertu l'arrosa avec
soin, et maintenant elle voit avec orgueil, homme, combien il bourgeonne et
fleurit ; ses branches s'étendent au loin, homme ! » Cet
arbre de la libellé, cet arbre au fruit savoureux et souverain, il faut le
défendre contre la coalition des rois ; que la tête de Louis XVI tombe
puisqu'il a voulu attenter à l'arbre sacré ! « Mais
les gens vicieux haïssent de voir les ouvrages de la vertu prospérer, homme ;
la vermine de la Cour maudit l'arbre et pleura de le voir fleurir, homme. Le
roi Louis pensa le couper, quand il était comme un arbuste, homme ; pour cela
le guetteur lui fracassa sa couronne, lui coupa la tète et tout, homme ! « Puis,
un jour, une bande mauvaise Jit un serinent solennel, homme, qu'il ne
grandirait pas, qu'il ne fleurirait pas, et ils y engagèrent leur foi, homme
! Les voilà partis avec une parade dérisoire, comme des chiens chassant le
gibier, homme. Mais ils en eurent bientôt assez du métier et ne demandèrent
qu'à être chez eux, homme ! « Car
la Liberté, debout près de l'arbre, appela ses fils à haute voix, homme ;
elle chanta un chant d'indépendance qui les enchanta tous, homme ! Par elle
inspirée, la race nouvellement née tira bientôt l'acier vengeur, homme ! Les
mercenaires s'enfuirent, elle chassa ses ennemis et rossa bientôt les
despotes, homme ! « Que
l'Angleterre se vante de son chêne robuste, de son peuplier, de son sapin,
homme ! La vieille Angleterre jadis pouvait rire, et briller plus que ses
voisins, homme. Mais cherchez et cherchez dans la forêt, et vous conviendrez
bientôt, homme, qu'un pareil arbre ne se trouve pas entre Londres et la
Tweed, homme ! » Et
Burns termine par des paroles âpres, mais tempérées d'une belle espérance. « Sans
cet arbre, hélas ! cette vie n'est qu'une vallée de chagrin, homme, une scène
de douleur mêlée de labeur ; les vraies joies nous sont inconnues, homme, et
tout le bonheur que nous aurons jamais est celui au-delà de la tombe, homme ! « Avec
beaucoup de ces arbres, je crois, le monde vivrait en paix, homme, l'épée
servirait à faire une charrue, le bruit de la guerre cesserait, homme ; comme
des frères en une cause commune, nous serions souriants l'un pour l'autre,
homme, et des droits égaux et des lois égales réjouiraient toutes les îles,
homme ! « Malheur
au vaurien qui ne voudrait pas manger cette nourriture délicate et saine,
homme ! Je donnerais mes souliers de mes pieds pour goûter ce fruit, je le
jure, homme. Prions donc que la vieille Angleterre puisse planter ferme cet
arbre, homme, et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour qui nous
donne la liberté, homme ! » Ainsi,
par Wordsworth, par Coleridge, par Burns, nous voyons qu'en bien des âmes
nobles la Révolution faisait une impression profonde. Ce n'était pas
seulement l'esprit tics hauts juristes comme Mackintosh qui était ému par la
logique de 'ridée de démocratie. C'étaient les cœurs de poètes qui
s'animaient pour la liberté, pour l'humanité pour l'universelle paix. N'y
avait-il là que la sublime émotion de quelques intelligences d'élite ? ou
bien traduisaient-elles un mouvement plus vaste ? Était-ce le jaillissement
de sources solitaires ou bien ces vives eaux révélaient-elles une grande
nappe profonde de Révolution ? L'AMPLEUR DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE Les
contemporains étaient très partagés sur la force et l'étendue du mouvement
révolutionnaire anglais. Selon les uns, il était restreint et superficiel ;
selon les autres, au contraire, il était capable de tout renouveler et de
tout emporter. Le délégué suisse dont j'ai parlé, Dehuc, écrit de Londres à
ses concitoyens : « Ne croyez point ceux qui vous disent qu'ici une
Révolution se prépare. » Mais c'est l'indice que des rumeurs
inquiétantes se répandaient en Europe. Wieland,
pour avertir les princes allemands de la nécessité des réformes, note, en
janvier 1793, les commotions de la terre anglaise. La chute de Louis XVI est
un exemple formidable, et seuls les hommes d'Etat les plus inexpérimentés
peuvent se figurer que « cet exemple, couronné d'un tel succès a été
donné en vain au monde. Ne voyons-nous pas quelle fermentation des esprits
en est résultée précisément chez ces Anglais, qui naguère encore étaient si
fiers de leur Constitution et, eu égard à celle des autres pays, avaient le
droit de l'être ? Si le bois vert s'allume ainsi, que sera-ce du bois sec
? » Déjà
Thomas Paine, à la fin de son livre sur les Droits de l'Homme, avait annoncé
toute une germination d'idées de liberté. « L'homme,
dit-il, qui, à la fin de l'hiver, a cueilli une branche dans la forêt et sur
cette branche constate un bourgeon prêt à s'ouvrir, doit bien s'imaginer que
sur toutes les branches d'autres bourgeons aussi sont prêts d'éclore. Ainsi
les pensées nouvelles qui s'éveillent en l'un de nous sont le signe que des
pensées analogues commencent à s’ouvrir en beaucoup d'esprits. » Mais
c'étaient là des conjectures bien incertaines, car la végétation des idées
n'obéit pas à des lois de simultanéité, à des crises de saison comme la
végétation naturelle, et dans la grande forêt humaine, remuée par les
souffles nouveaux, l'éclosion de quelques bourgeons est parfois
singulièrement hâtive, et devance de loin le travail des sèves et des
esprits. Godwjn, dans le chapitre Ier du 4e livre de Enquiry concerning
political justice, rédigé de 1791 à 1793, dit ceci : « Rien
n'est plus facile, pour un homme d'un tempérament un peu vif, que de
s'exagérer à lui-même la force de son parti. Il n'a peut-être de relations
qu'avec des hommes qui pensent comme lui, et un tout petit nombre d'individus
lui paraît être le monde entier. Demandez à des hommes de tempéraments
différents et d'habitudes de vie différentes combien il y a, à cette heure,
de républicains en Ecosse et en Angleterre, et vous vous heurterez
immédiatement aux réponses les plus contradictoires. » Combien
de républicains ? Il suffisait qu'on pût se poser cette question pour être
sûr qu'il y avait dans l'esprit anglais une grande agitation et un grand
trouble. Dans les commencements de 1792 se manifestaient partout des forces
d'opposition. Les Sociétés politiques pullulèrent dans tout le royaume. Le
cordonnier Thomas Hardy, Ecossais de naissance, établi à Londres, fondait, le
25 janvier, la Société des Correspondants de Londres, divisée en sections de
quarante-cinq membres, et étendant ses rameaux dans tout le pays. Au dire de
Hardy, elle comptait à la fin de l'année vingt mille membres, « nombre
qui dépasse de beaucoup le corps entier d'électeurs dont dépend une majorité
à la Chambre des Communes ». Mais, à
ces mouvements de réforme s'opposaient des forces de résistance et de
conservation formidables. Quelque oligarchique que fût la Chambre des
Communes, elle eût cédé, au moins en partie, aux forces de démocratie et de
progrès si celles-ci avaient été dominantes. Or, à
mesure que les événements se développent, les hommes libéraux et éloquents,
les Fox, les Sheridan. les Grey, qui défendaient au Parlement la Révolution
française et le principe d'une sage réforme constitutionnelle, sont de moins
en moins écoutés. Leur voix est couverte par des clameurs croissantes, et une
grande part de leurs amis fait défection. Eux-mêmes, d'ailleurs, n'osaient
pas proposer un régime de démocratie : et il semble qu'ils s'engagent à
regret dans la lutte. FOX. Il est
visible que Fox ne recherchait pas le débat, ou, du moins, qu'il ne voulait
pas le pousser à fond. Il admirait la Révolution française. Il célébrait, à
la Chambre des Communes même, l'héroïsme des combattants du 14 juillet. Il
allait jusqu'à dire dans la séance du 15 avril 1791 : « J'estime
que le nouveau gouvernement de France est bon parce qu'il tend à rendre
heureux ceux qui y sont soumis... Je sais que le changement de système qui
s'est produit dans ce pays a provoqué les opinions les plus diverses : mais,
pour moi, je tiens à dire que j'admire la nouvelle Constitution de France,
considérée en son ensemble, comme le plus prodigieux et le plus glorieux
édifice de liberté qui ait été élevé sur le fondement de l'intégrité humaine
en aucun temps et en aucun pays — As the most stupendous and glorious
édifice of liberty, which had been erected on the foundation of human
integrity in any time or country. » C'était
un magnifique témoignage, mais ce n'était, en quelque sorte, qu'un incident
de parole. Fox se gardait bien de faire application à l'Angleterre des
principes de la Révolution française. Même dans la première discussion sur le
bill de Québec, dans la séance du 6 avril 1791, il ne fit qu'une très légère
allusion à la France. Et pourtant, le Canada ayant été possession française,
il eût été assez naturel, quand on discutait sur la nouvelle Constitution
canadienne, de parler de la nouvelle Constitution française. Fox se borna à
dire qu'il était singulier de créer des ordres nobiliaires au Canada au
moment où la noblesse était abolie en France ; et, au demeurant, c'est
surtout aux républiques américaines qu'il emprunta la plupart de ses exemples
et de ses arguments. Que
voulait-il donc ? Evidemment il n'avait pas renoncé encore, en 1791, à
l'espoir de rentrer au ministère : il ne voulait ni offenser le roi, ni
effrayer en Angleterre les amis de la Constitution en proposant comme règle
la politique française. Il espérait seulement que l'exemple de la France
agirait d'une façon en quelque sorte insensible sur les esprits, et que les
éléments populaires de la Constitution anglaise, seraient peu à peu renforcés
sans crise et presque sans combat. Mais Burke devinait cette tactique de
pénétration et d'enveloppement : et c'est elle qu'il redoutait le plus. Il se
hâta d'amener au Parlement même un éclat. Au
risque de se brouiller mortellement avec Fox, son disciple et son ami, il
voulut l'acculer, l'obliger ou à désavouer la Révolution française ou à se
compromettre avec elle. Fox, averti de ce dessein, alla trouver Burke le
matin du 21 avril et lui dit : « Je
sais que Pitt a tenté de me desservir auprès du roi en me présentant comme un
républicain. Prenez garde ! Vous allez faire le jeu de Pitt en jetant dans le
Parlement la question de la Révolution française. » Mais
Burke avait pris son parti d'une rupture et, dans la séance du 6 mai, sans y
être provoqué par aucune parole, il attaqua à fond la Révolution française.
Fox répondit avec fermeté que la discussion de Burke était hors de propos et
qu'il ne se prêterait pas à ce jeu : mais que, si Burke voulait instituer sur
la Révolution française un débat précis, il serait aisé de démontrer qu'on
pouvait admirer la Révolution sans être tenté de l'imiter. « Que
ceux qui disent qu'on désire imiter ce que l'on admire montrent d'abord que
les circonstances sont les mêmes dans les deux pays. Il incombe à mon
honorable ami de montrer que notre pays est dans la situation précise de la
France au temps de \u Révolution française, avant d'avoir le droit d'user de
cet argument. Quand il aura fait cela, je suis prêt à dire que la Révolution
française doit être l'objet d'imitation pour notre pays... Si le Comité
décide que mon honorable ami peut poursuivre sa discussion sur la Révolution,
je quitterai la Chambre et si quelque ami veut bien m'envoyer un mot quand le
bill de Québec reviendra en discussion, je rentrerai pour le discuter... Et,
quand le moment convenable pour un débat de cette sorte sera venu, si faibles
que soient mes moyens, comparés à ceux de mon honorable ami, je maintiendrai,
contre la force supérieure de son éloquence, que les Droits de l'Homme, que
mon honorable ami a ridiculisés, comme n'étant que la chimère d'un
visionnaire, sont, en fait, la base et le fondement de toute Constitution
rationnelle et même de la Constitution anglaise elle-même, comme le prouve le
livre des statuts. » Ainsi,
Fox était comme partagé entre l'instinct de prudence, qui lui conseillait
d'éviter ce débat terrible et l'entraînement généreux de sa pensée. Il avait
blessé cruellement Burke en disant « qu'il avait été averti, par les plus
hautes et les plus respectables autorités, que discuter à la hâte et sans
information, de graves événements ne faisait honneur ni à la plume qui
écrivait, ni à la langue qui parlait ». Quoi !
Burke ne connaissait donc pas l'histoire vraie de la Révolution française !
et c'était un ami qui l'offensait aussi gravement ! Soit que son esprit se
fût aigri, soit qu'il cherchât prétexte à enfoncer de plus en plus le
Parlement dans cette querelle, Burke se répandit de nouveau en invectives
amères contre la France. Et se tournant vers Fox, il lui cria : « Fuyez,
fuyez la Constitution française... — Est-ce donc une rupture d'amitié ?
demanda Fox à demi-voix. — Oui, c'est une rupture d'amitié. » Minute
tragique, car ce déchirement du parti whig va laisser sans contre-poids les
passions conservatrices de l'Angleterre. Les destinées de l'Europe se
jouaient peut-être en ce moment. Qui sait si un parti whig, uni et fort,
n'aurait pas réussi à modérer les mouvements de l'opinion anglaise et amené à
mettre en garde la France révolutionnaire contre les imprudences de parole
qui compromirent la cause de la paix ? Fox se leva, ému jusqu'aux larmes par
cette brusque rupture d'une amitié déjà ancienne. « Il
y a eu entre nous, dit-il, bien des divergences d'opinions, qui ne nous ont
point brouillés : mon honorable ami dira pourquoi nous ne pouvons, sans
rupture d'amitié, différer sur la Révolution française comme sur d'autres
sujets. » C'est,
qu'en vérité, il ne s'agissait point là d'un dissentiment secondaire ;
c'était un abîme qui s'ouvrait. « Je
ne puis croire que la conduite de mon honorable ami procède du désir de
m'offenser. Mais elle produit le même effet. Car mes contradicteurs affectent
de considérer comme des principes républicains les principes que j'ai essayé
d'introduire dans la nouvelle Constitution du Canada et ils en sont bien loin
; et, en discutant, à propos de ce bill, sur la Révolution, mon honorable ami
a donné quelque crédit et quelque poids à ces accusations de mes contradicteurs.
J'éprouve quelque déplaisir et une naturelle répugnance à être catéchisé sur
mes principes politiques. C'est la première fois que j'entends dire à un
philosophe que, pour rendre justice à l'excellence de la Constitution
anglaise, il faut ne jamais parler d'elle sans outrager toute autre Constitution
au monde. Pour ma part, j'ai toujours pensé que la Constitution anglaise
était imparfaite et défectueuse en théorie, niais qu'en pratique elle était
excellemment adaptée à notre pays. Je l'ai dit bien des fois publiquement :
mais, parce que j'admire la Constitution anglaise, dois-je conclure qu'il n'y
a aucune part de la Constitution des autres pays qui soit digne d'estime, ou
que la Constitution anglaise n'est pas toujours susceptible de
perfectionnement ? Je ne consentirai jamais à outrager toute autre
Constitution, ni à exalter la nôtre de façon aussi extravagante que
l'honorable gentleman semble penser qu'elle le mérite. Pour prouver qu'elle
n'est pas parfaite, il suffit de rappeler les deux réformes proposées en ces
dernières années : la réforme relative à la représentation au Parlement,
soutenue par le chancelier de l'Echiquier (Pitt), en 1783, et la réforme de la liste civile
soutenue par mon honorable ami... « Je
rappelle à mon honorable ami, si enthousiaste de notre Constitution, qu'en
1783, quand le discours de la Couronne s'affligea que les colonies anglaises,
séparées de la métropole, fussent privées des bienfaits de la monarchie, il
ridiculisa ce discours et il le compara au propos d'un homme qui, sortant
d'un salon et ouvrant la porte, dirait : « A mon départ, laissez-moi vous
recommander une monarchie ». Les Français ont fondé leur nouveau gouvernement
sur le meilleur des principes de gouvernement, sur le bonheur du peuple. Les
Français sont une grande Nation : qui ne se réjouirait qu'ils aient secoué la
tyrannie du plus terrible despotisme et qu'ils soient devenus libres ?
Sûrement, nous ne devons pas désirer que la liberté soit accaparée par nous.
» Pitt
assistait, impassible, à la lutte des deux hommes. La décomposition
commençante du parti whig lui livrait l'avenir. La voie moyenne où
s'engageait Fox était impossible à tenir. Les démocrates ardents ne voulaient
pas se borner à admirer la Révolution : ils voulaient l'imiter tout de suite,
non pas sans doute brutalement, mais hardiment : ils voulaient appliquer à
l'Angleterre le principe de la souveraineté nationale et de la démocratie et,
contre leurs prétentions, contre le livre audacieux de Paine où elles étaient
formulées, toutes les puissances conservatrices de l'Angleterre se
soulevaient. La politique intermédiaire de Fox eût été peut-être praticable
si la Constitution de 1791 avait duré, si la Révolution française était
entrée dans une période d'équilibre légal et de développement paisible. Mais le
20 juin et le 10 août éclataient comme des coups de foudre. La Révolution
semblait avoir je ne sais quelle impatience électrique. Elle attirait et elle
défiait le monde : Avec moi ou contre moi ! Ainsi, le moindre souffle de
réforme qui passait sur l'Angleterre y portait les étincelles de l'incendie
voisin. Fox s'épuisait en vain, dans la lutte la plus généreuse et la plus
noble, à maintenir la liberté traditionnelle de l'Angleterre, à protéger
Paine, dont il désavouait d'ailleurs les doctrines, contre la violence et
l'arbitraire des juges, à protester contre le langage provocateur des
Sociétés contre-révolutionnaires anglaises. Il était comme submergé par une
vague croissante de réaction. « Voici
maintenant, s'écriait-il le 13 décembre 1792, la crise que je crois vraiment
redoutable. Nous sommes venus à un moment où la question se pose, si nous
allons donner au Roi, c'est-à-dire au pouvoir exécutif, tout pouvoir sur nos
pensées ; si nous allons résigner l'exercice de nos facultés naturelles aux
ministres de de l'heure présente, ou si nous maintiendrons qu'en Angleterre
aucun homme n'est criminel que s'il commet des actes défendus par la loi.
Voilà ce que j'appelle une crise plus dangereuse, plus redoutable, qu'aucune
de celles que nous offre l'histoire de ce pays. Je n'ignore pas assez l'étal
présent des esprits et les ferments artificieusement créés pour ne pas savoir
que je soutiens ici une opinion bien près d'être impopulaire. Ce n'est pas la
première fois que j'ai encouru le même hasard. Mais je veux résister au
courant de l'opinion populaire. Je veux agir contre le cri du moment, dans la
confiance que le bon sens et la réflexion du peuple sauront me soutenir. « Je
sais bien qu'il y a des Sociétés qui ont publié des opinions et mis en
circulation des pamphlets contenant des doctrines qui tendent, si vous le
voulez, à renverser nos institutions. Je dis qu'elles n'ont rien fail
d'illégal en cela ; car ces pamphlets n'ont pas été supprimés par la loi.
Montrez-moi la loi qui ordonne que ces livrés seront brûlés et je
reconnaîtrai l'illégalité de leur procédé. Mais s'il n'y a pas de telle loi,
vous violez la loi en agissant sans autorité légale. Vous prenez sur vous de
faire ce que vous n'avez point qualité tic faire et vous avez couvert cela de
vos votes. Quelle est la marche prescrite par la loi ? Si des doctrines sont
publiées qui tendent à renverser la Constitution dans l'Eglise et dans
l'Etat, vous devez informer sur ce fait dans une cour de justice.
Qu'avez-vous fait ? Vous prenez sur vous, par votre seule autorité, de
supprimer ces livres, d'ériger tout homme, non seulement en inquisiteur, mais
en juge, en espion, en policier — d'animer le père contre le fils, le frère
contre le frère, le voisin contre le voisin, et c'est par de tels moyens que
vous croyez maintenir la paix et la tranquillité du pays ? « Vous
vous êtes appuyés, dans tous vos aces, sur les principes de l'esclavage. Vous
négligez, dans votre conduite, le fondement de tout gouvernement légitime,
les droits du peuple : et, en exhibant cet épouvantail, vous semez la panique
pour sanctifier votre violation des lois, et cette violation des lois
engendre les maux que vous redoutez. Un extrême conduit naturellement à
l'autre. Ceux qui craignent le républicanisme se réfugient à l'abri de la
couronne. Ceux qui désirent une réforme et qui sont calomniés sont jetés de
désespoir dans le républicanisme. Et c'est là le mal que vous craignez. « C'est aux extrêmes que le peuple est précipité par les agitations ; et il y a une diminution graduelle de ce parti moyen — gradual decrease of that middle order of men —) qui redoute autant le républicanisme que le despotisme. Ce parti moyen, qui avait conservé à ce pays tout ce qu'il y a de précieux dans la vie, tous les jours, je suis désolé de le dire, il décroît ; mais, permettez-moi d'ajouter que tant que ma faible voix pourra se faire entendre, ce parti ne sera pas complètement éteint ; il restera toujours un homme qui, entre les extrêmes, maintiendra le point central. Je suis outragé d'un côté : je puis être attaqué de l'autre ; je puis être flétri à la fois et comme un boutefeu et comme un tiède politicien ; mais, quoique j'aime la popularité et quoique rien ne me soit aussi précieux, hors de ma propre conscience, que la bonne opinion et la confiance de mes concitoyens, aucune tentation ne m'amènera à me joindre à l'association (contre-révolutionnaire) qui a pour objet un changement dans la base même de notre Constitution. » |