HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VIII. — LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE ANGLAISE

 

 

 

UN PAMPHLET SOCIAL

L'éclosion soudaine d'innombrables écrits en réponse à Burke atteste que l'esprit anglais avait ressenti la grandeur de la Révolution. J'ai trouvé à la Bibliothèque nationale plusieurs des œuvres et brochures que mentionne Forster et aussi plusieurs-des écrits anonymes auxquels il fait allusion. Quel ulile et curieux travail ce serait de suivre dans toute l'Angleterre, dans ses bibliothèques, ses archives et ses collections privées, dans ses brochures et ses journaux, le reflet mouvant des événements de France sur l'esprit anglais ! Louis Blanc, qui aurait pu sans doute fouiller tous ces trésors, ne commente guère que les paroles les plus illustres. Il faudrait descendre au détail et jusque dans la foule obscure des consciences. Des brochures que j'ai lues à la Bibliothèque nationale je retiens d'abord un pamphlet anonyme qui fut imprimé, sous le titre d'Observations, à Londres, chez Johnson, près de l'église Saint-Paul. C'est le premier cri qui monte du peuple souffrant et meurtri. Ce n'est plus un pamphlet purement politique. C'est un pamphlet social, une protestation de la misère des prolétaires contre le splendide égoïsme de la rhétorique vénale de Burke.

« Oui, il faut de l'audace à M. Burke pour outrager ainsi la Révolution française et la liberté en échange de sommes d'argent qu'il touche sous le nom d'un autre. Je n'ai pas besoin d'insister. M. Burke me comprendra mieux que personne. Il ne s'attendrit que sur les infortunes éclatantes, sur les infortunes dorées comme des idoles. Que de sentiment pour un roi et pour une reine ! Mais le peuple écrasé et en haillons, mais ces nourrissons qui cherchent en vain un peu de lait au sein exténué de la mère, cela ne renient point. Cela n'est pas du théâtre et n'a pas grand air. Il faudra bien cependant que l'on entende un jour la majesté silencieuse de la misère — the sïlent majesty of misery —. C'est trop que le peuple qui travaille soit sans cesse dans l'alternative ou de souffrir de la faim ou de se laisser enlever par les durs recruteurs de l'armée et de la marine. Etrange destinée que celle de ces hommes qui ont à charge de défendre la patrie et qui n'ont pas de patrie ; car, qu'est-ce que la pairie sans la liberté et la propriété ? Et ils n'ont ni liberté ni propriété. Aussi bien, où est la liberté en Angleterre ? Il n'y en a que le nom. La liberté, dans la Constitution anglaise, elle se définit d'un mot : c'est la propriété. Et encore, ce n'est pas la propriété créée par le travail, c'est l'énorme et monstrueuse propriété, qui est entretenue par privilège et par artifice, c'est cette propriété intangible et inviolable qui se transmet de génération en génération à des élus, si paresseux soient-ils, si inférieurs de corps et d'esprit. Et ce régime des substitutions, cette propriété de privilège entretient chez tous les privilégiés, hommes ou femmes, l'indolence, l'inertie de l'esprit et du corps. Combien qui auraient agi, qui auraient créé, qui auraient entrepris, s'endorment et s'engourdissent à l'ombre de l'idole ! Les femmes bavardent dans les salons, les hommes chassent et le peuple est accablé. Un de ces chasseurs vient-il à établir ses chenils et ses réserves de gibier près du cottage d'un pauvre paysan, c'est la ruine : les moissons sont foulées ou dévorées, et il faut que le paysan affamé quitte son petit domaine, aille grossir la multitude misérable des villes. Et là, que de souffrances ! Que d'ouvriers industrieux végètent et meurent dans des coins pestilentiels — in pestilential corners — ! Combien qui sont ruinés par les changements de la mode et les reflux de l'industrie ! »

Oui, c'est le cri de misère et de révolte de tous les prolétaires ruraux et urbains, et c'est une chose bien significative que cette protestation du prolétariat anglais s'élève à propos du livre de Burke contre la Révolution. Dans le vaste tourbillon révolutionnaire la voix dolente des misérables prend soudain une ampleur émouvante. Et ici encore, comme en France, comme en Allemagne, ce que la démocratie contenait de promesses sociales commence à se marquer. Ici encore s'affirme la solidarité décisive de la justice et de la liberté politique.

C'est en défendant la Révolution française que le prolétariat anglais commence à élever la voix.

 

MACKINTOSH DÉFEND L'ASSIGNAT

Dans l'œuvre de Mackintosh aussi, quelque modérée et équilibrée, qu'elle soit, il y a un sens social. Elle nous semble aujourd'hui bien optimiste. Mackintosh ne prévoit pas les orages, il ne prévoit pas les terribles commotions que provoquera bientôt la guerre européenne. Après tout, quand il écrivait au commencement de 1791, il n'était point interdit d'espérer un dénouement à la fois pacifique et grandiose du drame de la Révolution et il n'était pas encore au-dessus des forces humaines d'assurer ce dénouement pacifique. Comment Burke peut-il dire que la Révolution française est un entraînement irréfléchi ? Elle est la conséquence inévitable et elle est le seul remède du désordre politique et social où la monarchie absolue avait jeté la France. Comment peut-il voir une violation funeste des traditions dans le vote par tête substitué au vote par ordre ? Ces corporations fermées, ces castes entretiennent l'esprit d'égoïsme et de privilège. Comment peut-il se plaindre de l'abolition des titres nobiliaires et des droits féodaux ? Il faut créer des mœurs d'égaillé sans lesquelles toute démocratie est impossible. Pourquoi se scandaliser de la nationalisation des biens d'Eglise ? L'Etat a le droit de payer ses officiers de religion et de morale selon le mode qui lui plaît. Il consacrait à les payer les revenus variables de certains biens-fonds. Il a le droit, après leur avoir assuré un salaire fixe de disposer de ces biens-fonds. L'opération des assignats semble téméraire ? Que de sarcasmes et que de sombres prophéties Burke a accumulées sur les assignats, sur la circulation du papier ! Il n'y a plus, il n'y aura plus d'autres ressources que les assignats, hypothétiquement gagés sur les biens de l'Eglise.

« Leur fanatique confiance dans la souveraine efficacité du pillage de l'Eglise a induit ces philosophes à dédaigner tout souci du revenu public, comme le rêve du philosophe à la pierre philosophale induit les dupes à négliger, sous l'illusion hermétique, les moyens rationnels d'améliorer leur condition. Avec ces financiers philanthropiques, la médecine universelle fabriquée au philtre d'Eglise devient le remède de tous les maux de l'Etat. Ces gentlemen n'ont pas sans doute grande foi dans les miracles de la piété ; mais il est incontestable qu'ils ont une foi entière aux prodiges du sacrilège. Y a-t-il une dette qui les presse ? Emettez des assignats. Y a-t-il des indemnités à payer ou des pensions à servir à ceux qu'ils ont dépouillés de leur office ou expulsés de leur profession ? Assignats. Faut-il équiper une flotte ? Assignats. Si soixante millions de livres sterling de ces assignats imposés au peuple, laissent les besoins de l'Etat aussi grands que devant : émission de trente millions de livres d'assignats, dit l'un ; non, de quarante millions, dit un autre. La seule différence entre toutes ces factions financières est dans la plus ou moins grande quantité d'assignats qui doit être, imposée à la patience du public. Ils sont tous des professeurs d'assignats. Même ceux auxquels leur naturel bon sens et leur connaissance du commerce fournissent des arguments décisifs contre cette dérision, concluent leurs discours en proposant une émission d'assignats. Je suppose qu'ils sont obligés de parler d'assignats, parce que tout autre langage serait incompris. Aucune expérience de leur inefficacité ne peut les décourager enfin. »

Et Burke, abondant dans sa verve bouffonne, parodie la cérémonie du Malade imaginaire.

« Les assignats sont-ils dépréciés sur le marché ? Quel est le remède ? Emettre de nouveaux assignats. — Mais si maladia, opiniatria, non. vult se garire, quid illi faccre ? Assignare, postea assignare, ensuita assignare. »

L'assignare, par une burlesque allitération, se substitue au traditionnel saignare. Et Burke, en un éclair prophétique tout ensemble et caricatural, nous fait entrevoir dans le lointain la chute finale du papier, la spéculation effrénée de ce qui sera le Directoire.

« La France sera entièrement gouvernée par des agitateurs en corporations, par des sociétés dans les villages formées des directeurs d'assignats, par des avocats, des agents, des agioteurs, composant une ignoble oligarchie, fondée sur la destruction de la couronne, de l'Eglise, de la noblesse et du peuple. »

Quand je transcris ces imaginations énormes de Burke, auxquelles la tragi-comédie de la Révolution finissante donnera un semblant de vérité, je me prends à admirer, au contraire, la géniale audace des révolutionnaires. Oui, pour parler à la manière de Burke, c'est un prodigieux navire de papier qui a porté à travers les orages, sur les flots soulevés, la Révolution et sa fortune. Que répond Mackintosh à cette orgie d'images brillantes et de prophéties sombres ? L'opération des assignats a été doublement bonne : politiquement et économiquement :

« L'établissement du papier-monnaie, représentant la propriété nationale, était destinée à permettre la vente de cette propriété et à suppléer aux espèces qui manquaient. Ici, comme en bien d'autres points, les prédictions des adversaires ont été complètement démenties. Ils prédisaient qu'aucun acquéreur ne se trouverait assez hardi pour confier sa propriété à un établissement aussi nouveau et aussi peu sûr. Mais la propriété nationale a été achetée dans toutes les parties de la France avec la plus grande avidité. Ils prédisaient que l'estimation de sa valeur devrait à l'épreuve apparaître exagérée, mais elle a été payée généralement deux ou trois fois plus qu'elle n'était estimée. Ils avaient prédit que la dépréciation des assignats hausserait, en effet, le prix des objets nécessaires à la-vie et tomberait de la façon la plus cruelle sur la classe la plus indigente. Et ce qui s'est produit, c'est que les assignats, soutenus dans leur crédit par la vente rapide de la propriété qu'ils représentaient, se sont maintenus au pair, que le prix des nécessités de la vie a baissé et que les souffrances des indigents ont été considérablement allégées. Des millions d'assignats constamment jetés aux flammes forment la réponse la plus décisive à toutes les attaques.

« Beaucoup d'acheteurs, n'usant pas de la faculté du payement gratiné, qui était inévitable dans une vente aussi immense, ont payé d'avance tout le prix. Ça été particulièrement le cas dans les provinces du Nord, où d'opulents fermiers ont été les principaux acheteurs ; circonstance heureuse, si elle tend seulement à multiplier cette classe si utile et si respectable d'hommes qui sont à la fois propriétaires et cultivateurs du sol.

« Les maux de l'émission dans l'étal présent de la France étaient transitoires : les bons effets en sont permanents. Deux grands objets devaient être obtenus par-là, l'un de politique, l'autre de finance. Le premier était d'attacher un grand nombre de propriétaires à la Révolution, de la stabilité de laquelle dépendait la sécurité de leurs fortunes. C'est ce que M. Burke caractérise en disant qu'ils se font par-là complices de la confiscation, quoique ce soit précisément la politique adoptée par les révolutionnaires anglais, lorsqu'ils favorisèrent la croissance de la dette nationale, pour intéresser un gros de créanciers à la durée du nouvel établissement... Le second objet, c'est l'extinction de la dette publique. »

Et Mackintosh en espère la réalisation. Il ajoute, avec le plus brillant optimisme :

« Il y avait une vue générale qui, dès le commencement de l'opération, avait semblé décisive aux personnes versées dans l'économie politique. Ou les assignats garderaient leur valeur, ou ils ne la garderaient pas. S'ils gardaient leur valeur, aucun des maux qu'on appréhendait ne pourrait se produire. S'ils étaient discrédités, chaque chute de leur valeur était un nouveau motif aux porteurs de les échanger contre des biens nationaux. Nul, en effet, ne voudrait garder un papier déprécié, pouvant acquérir une propriété solide. Si une grande partie des assignats était employée de la sorte, la valeur de ceux restés en circulation devrait s'élever immédiatement, d'abord parce que leur nombre serait diminué et aussi parce que leur sécurité deviendrait plus évidente. La chute des valeurs hâterait la vente des terres et cette vente des terres remédierait à la chute des valeurs. L'échec des assignats comme moyen de circulation les fortifierait comme instrument de vente ; et leur succès comme instrument de vente rétablirait par contrecoup leur utilité comme moyen, de circulation. Cette action et réaction était inévitable, quoique la légère dépréciation des assignats n'en ait point rendu les effets visibles en France. »

Nous savons, nous, ce que l'histoire a fait des prédictions contraires de Burke et de Mackintosh. Au fond, c'est Mackintosh qui a eu raison contre Burke. Car le crédit des assignats n'a été irrémédiablement atteint que par l'extrême crise de la guerre ; et il a duré assez longtemps pour permettre à la Révolution de s'établir et d'enfoncer ses multiples racines dans les innombrables domaines et les innombrables intérêts nés de la vente des biens d'Eglise.

Le livre de Mackintosh démontre qu'en Angleterre, à la fin de 1790, les esprits les plus calmes, les plus réfléchis, croyaient à une tranquille et heureuse évolution de la démocratie française. Ils admiraient cette prodigieuse création de papier monnaie qui se convertissait en richesse solide et en progrès substantiels ; ou plutôt, en cette richesse de papier qui s'enflait soudain, se réfléchissait un ardent et réel foyer de richesse et de vie, comme dans les vastes nuées d'or amoncelées se réfléchit la force splendide du soleil. Burke annonçait le prochain écroulement de cette architecture de nuages et Mackintosh disait : « L'éclat de ces nuées flottantes de richesse fictive n'est que le reflet de la richesse réelle de la France, animée et enflammée par la Révolution. »

Ainsi, la Révolution emplissait l'horizon du monde d'un problème éclatant et merveilleux.

 

MACKINTOSH ET LA CLASSE INDUSTRIELLE

Au contraire de Burke, dont toute la sympathie va à la propriété terrienne comme à l'élément le plus stable et le plus conservateur du consortium terrien et industriel qui dirigeait l'Angleterre, Mackintosh voit dans la propriété mobilière, industrielle et financière, la force nécessaire et bienfaisante.

« L'intérêt commercial, ou intérêt d'argent, a été dans toutes les nations de l'Europe (prises en bloc) bien moins affligé de préjugés bien plus libéral et plus intelligent que la classe des propriétaires terriens — landed gentry —. Les vues des commerçants ont été élargies par de vastes relations avec l'humanité et de là l'importante influence du commerce dans la transformation libérale du monde moderne — in liberalizing the modem world —. Nous ne pouvons donc pas nous étonner que cette classe d'hommes éclairés se montre la plus ardente dans la cause de la liberté, la plus zélée pour la réforme politique. Il n'est pas donnant que la philosophie trouve chez eux de plus dociles disciples, et la liberté des amis plus actifs que dans une aristocratie arrogante et infectée de préjugés — haughty and prejudiced aristocracy —. La Révolution de 1688 produisit les mêmes effets en Angleterre. Les intérêts d'argent formèrent de beaucoup la force du whiggisme, tandis qu'en grande majorité les propriétaires terriens continuaient à être de zélés torys. »

Mais l'effet de la Révolution française en Angleterre ne doit pas se borner, dans la pensée de Mackintosh, à accroître l'influence politique et sociale de la classe industrielle, commerciale et financière, plus active et libérale que la classe terrienne. C'est l'avènement de la démocratie, c'est la tendance à l'égalité sociale et à l'égalité politique que salue l'éminent juriste, S'il approuve la Constituante d'avoir aboli les privilèges nobiliaires, les distinctions des ordres et le système féodal, c'est parce que le devoir du législateur est de travailler le plus possible à la diffusion de la propriété, ou tout au moins d'abolir les causes factices qui ajoutent à la puissance naturelle de concentration de la propriété.

« Il y a deux sortes d'inégalités, l'une personnelle — celle du talent et de la vertu, source de tout ce qu'il y a d'excellent et d'admirable dans la société — l'autre, celle de la fortune, qui doit exister, parce que la propriété seule peut stimuler au travail ; et le travail même, s'il n'était pas nécessaire à l'existence, serait indispensable au bonheur de l'homme.

« Mais, quoique la propriété soit nécessaire, elle est, dans ses excès, la plus grande maladie de la société civile. L'accumulation du pouvoir conféré par la richesse aux mains d'un petit nombre est une source perpétuelle d'oppression et de dédain à l'égard de la masse de l'humanité. Le pouvoir des riches est concentré plus encore par leur tendance à la coalition — their tendency to combination —, coalition qui est rendue impossible aux pauvres par leur nombre, leur dispersion, leur indigence et leur ignorance. Les riches sont groupés en corps par leurs professions, par leurs divers degrés d'opulence (c'est ce qu'on appelle le rang), par leurs connaissances et par leur petit nombre. — Ce sont eux nécessairement qui, dans tous les pays, administrent le gouvernement, car ils ont seuls l'habileté et les loisirs nécessaires pour ces fonctions. En cet état de choses rien ne peut être plus évident que leur inévitable prépondérance dans l'échelle sociale. La préférence des intérêts partiels aux intérêts généraux n'en est pas moins le plus grand des maux publics.

« Toutes les lois doivent donc avoir pour objet de réprimer cette maladie, mais leur tendance perpétuelle a été de l'aggraver. Non contentes de l'inévitable inégalité de fortune, elles y ont ajouté des distinctions honorifiques et politiques. Non contentes de l'inévitable tendance des riches à se coaliser, elles les ont incorporées en classes. Elles ont fortifié ces conspirations contre l'intérêt général, auxquelles elles auraient dû résister puisqu'elles ne peuvent les désarmer entièrement. Les lois, dit-on, ne peuvent égaliser les hommes. Non. Mais, doivent-elles pour cette raison aggraver l'inégalité qu'elles ne peuvent pas guérir ? Doivent-elles, pour cette raison, fomenter cet esprit de corporation qui est leur plus fatal ennemi ? »

 

MACKINTOSH ET LA RÉFORME POLITIQUE

L'application de ces principes à la Constitution sociale de l'Angleterre est assez incertaine, et Mackintosh ne tente pas de la formuler. S'agit-il de toucher aux lois sur les successions, à ce régime des substitutions qui perpétue la fortune de la grande aristocratie ? C'est plutôt au privilège politique des aristocrates et des riches qu'il veut toucher. C'est surtout la Chambre des Lords et la représentation oligarchique des Communes qu'il vise : et la démocratie politique lui apparaît comme le moyen nécessaire de faire équilibre aux inégalités sociales, d'en atténuer peu à peu les plus criants effets par la défense plus efficace des intérêts généraux. Pour la première fois, et c'est là un fait d'un haute importance, la question du suffrage universel est sérieusement posée en Angleterre : et c'est la Révolution française qui l'y pose. Pitt, quand il proposait la réforme électorale limitée que j'ai indiquée, ne faisait allusion au suffrage universel que comme à une extrême formule théorique et qui n'était réellement pas en discussion. Par le grand mouvement démocratique de la France qui appelait au droit de vote des millions de citoyens la question cesse d'être une théorie d'école. Elle entre dans le vif du combat politique et social. Mackintosh et ses amis démêlent très bien que la démocratie révolutionnaire de France ne pourra s'arrêter à la combinaison intermédiaire qu'elle a adoptée. La distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs croulera nécessairement parce qu'elle est factice. Il n'y a pas, entre le gros des citoyens actifs et le gros des citoyens passifs, une suffisante distance sociale pour que l'inégalité politique puisse subsister. II y a plus de trois millions d'électeurs sur six millions de citoyens. C'est trop peu pour un régime de démocratie : mais c'est beaucoup trop pour un régime d'oligarchie : et la France aboutira nécessairement à la pleine démocratie aussi bien par la force du principe qu'elle a posé et par les Droits de l'Homme qu'elle a proclamés, que par l'impulsion même et la vitesse acquise de sa Constitution. Burke a bien tort de triompher de l'inconséquence de la Constituante, qui, par la loi des trois journées de contribution et par le rôle que joue la propriété dans l'établissement de la représentation électorale, a réalisé seulement le droit de certains hommes et non le droit de tous. Cette inconséquence ne pouvait être que provisoire ; et Mackintosh a fait preuve d'un grand sens politique lorsqu'il a annoncé que la logique des principes et du mouvement révolutionnaire renverserait bientôt la fragile barrière élevée entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. C'est le suffrage universel, c'est l'entière démocratie que la Révolution française porte en elle. Et c'est le suffrage universel, c'est l'entière démocratie politique (au moins en ce qui touche la représentation) que Mackintosh veut instituer en Angleterre : l'ébranlement est aussi vaste qu'il est profond.

— Ce qui concerne le droit de suffrage est de première importance dans la Communauté. Ici je suis pleinement d'accord avec M. Burke pour réprouver l'impuissante et absurde qualification par laquelle l'Assemblée a privé de sa franchise — disfranchised — tout citoyen qui ne paye pas une contribution directe équivalente au prix de trois journées de travail. Evidemment cette mesure ne peut aboutir qu'à un étalage d'inconséquences et à une violation de la justice. Mais ces remarques furent faites au moment de la discussion on France et le plan fut combattu dans l'Assemblée, avec toute la force de la raison et de l'éloquence, par les plus illustres leaders du parti populaire. MM. Mirabeau, Target et Potion se distinguèrent plus particulièrement par leur opposition. (Mackintosh qui se réfère aux procès-verbaux du 21 et 29 octobre 1789, au Journal de Paris et au journal les Révolutions de Paris, exagère l'opposition dos démocrates à la loi des trois journées : elle ne fut pas très vigoureuse.)

« Mais les membres les plus timides, les plus imbus de préjugés du parti démocratique, hésitèrent devant une innovation aussi hardie dans le système politique que l'eût été LA JUSTICE. Ils flottèrent entre leurs principes et leurs préjugés, et la lutte se termina par un compromis illusoire, cette ressource' constante des caractères faibles et temporisateurs. Ils se contentèrent à l'idée qu'en fait il n'y aurait qu'un faible mal. — Leurs vues n'étaient pas assez larges et assez hautes et ils ne comprirent pas que l'INVIOLABILITÉ DES PRINCIPES est le palladium de la vertu et de la liberté.

« Les membres de cette secte ne forment pas d'ailleurs la majorité de leur parti : mais la minorité aristocratique, appliquée à tout ce qui peut déshonorer ou embarrasser l'Assemblée, se coalisa violemment avec eux et souilla la Constitution naissante de cette absurde usurpation.

« Un antagoniste éclairé et raisonnable de M. Burke a tenté la défense de cette mesure. Dans une lettre au comte Stanhope, il est dit que l'esprit de cette loi s'accorde exactement avec les principes de la justice naturelle, parce que, même dans l'état de nature, le pauvre n'a droit qu'à la charité et que celui qui ne produit rien n'a pas le droit de participer à l'administration de ce qui est produit par l'industrie des autres. Mais, quelque juste qu'il puisse être de disqualifier du droit politique les pauvres improductifs, l'argument, en fait, est appliqué à faux. Les serviteurs domestiques sont exclus par le décret de l'Assemblée, quoiqu'ils subsistent aussi évidemment de leur propre travail que n'importe quelle autre classe de la société : et à ceux-là, par conséquent, l'argument de notre subtil et ingénieux écrivain est tout à fait inapplicable. Mais c'est la consolation des amis conséquents de la liberté, que cet abus sera nécessairement de courte durée. L'esprit de raison et de liberté qui a remporté tant de grandes victoires, ne peut pas être longtemps tenu en échec par ce chétif ennemi. Le nombre des électeurs primaires est si grand et l'importance de chaque vote individuel est si faible proportionnellement, que leur intérêt à résister à l'extension du droit de suffrage est petit jusqu'à l'insignifiance. »

Chose curieuse ! c'est l'écrivain anglais qui reproche aux législateurs français un défaut d'idéalisme. Il insiste pour l'application absolue et intransigeante des principes. Ainsi, malgré les différences ethniques et historiques, l'idée de démocratie, qui éclate en France, rayonne sur les nations.

Que la pleine souveraineté nationale soit introduite en Angleterre et bien des abus seront déracinés.

« Les admirateurs de la Révolution française font naturellement appel à tous les citoyens opprimés et éclairés pour qu'ils considèrent la source de l'oppression.

« Si des lois pénales sont encore suspendues sur la tête de nos frères catholiques, si l'acte du test outrage nos concitoyens protestants, si les restes de la tyrannie féodale sont encore tolérés en Ecosse, si la presse est enchaînée, si notre droit à être jugés par le jury est amoindri, si nos manufacturiers sont proscrits et traqués par l'excise, la raison de toutes ces oppressions est la même. Aucune branche de la législature ne représente le peuple. Laissez toutes ces classes de citoyens opprimés fondre leurs griefs locaux et partiels en une grande masse. Permettez qu'ils cessent d'implorer leurs droits en suppliants ou de les solliciter en mendiants, comme une faveur précaire de l'arrogante pitié des usurpateurs. Jusqu'au jour où la législature sera leur propre loi, elle les opprimera. Permettez qu'ils s'unissent pour procurer dans la représentation du peuple une réforme qui fasse vraiment de la Chambre des Communes leur représentant. Si, abandonnant les petites vues des intérêts partiels, ils s'unissent pour ce grand objet, ils aboutiront. »

Voilà donc que, pour les esprits comme Mackintosh, la démocratie apparaît comme la garantie nécessaire et le nécessaire complément du libéralisme. C'est par elle, et par elle seule, que seront abolies les lois d'intolérance qui pèsent sur les catholiques ou sur les dissidents. C'est par elle seule que cette partie des lois fiscales qui restreint, en fait, la liberté industrielle, tombera. C'est par elle que le droit traditionnel à la liberté de la presse et au jugement par jury sera confirmé et mis hors de toute atteinte. Par-là, la démocratie nouvelle est comme la suprême évolution du libéralisme anglais.

Ainsi, dans la pensée de Mackintosh, il sera possible d'introduire en Angleterre les principes de la démocratie et la souveraineté de la Nation sans bouleverser la Constitution. A quoi bon des changements violents ?

« La tranquille et légale réforme est l'ultime objet de ceux que M. Burke a si follement flétris. Et, on effet, elle suffira amplement. »

A quoi bon porter atteinte à la royauté ou même à la Chambre des lords ?

« Les pouvoirs du roi et des lords n'ont jamais été formidables en Angleterre que par le désaccord entre la Chambre des Communes et ses prétendus constituants. Si la Chambre devenait vraiment l'organe de la voix populaire, les privilèges des autres corps en opposition avec le sentiment du peuple et de ses représentants ne pèseraient pas dans la balance. De cette amélioration fondamentale toutes les réformes secondaires sortiraient naturellement et pacifiquement. Nous ne rêvons pas davantage et, en réclamant cela, bien loin de mériter l'imputation d'être des apôtres de sédition, nous pensons que nous avons le droit d'être considérés comme les plus sincères amis d'un gouvernement tranquille et stable. Nous désirons prévenir la Révolution par la réforme, la subversion par la correction. Nous avertissons nos gouvernants de réformer, tant qu'ils ont encore la force de réformer avec dignité et sécurité, et nous les conjurons de ne 'pas attendre le moment, qui arrivera infailliblement, de mendier auprès du peuple qu'ils oppriment et méprisent la maigre pitance de leurs pouvoirs présents. »

Mackintosh précise, avec un grand sens politique, que la situation des finances anglaises n'est pas ce qu'était en 1789 l'état des finances françaises, et que, dès lors, l'Angleterre pourrait beaucoup plus sûrement régler sa marche dans la voie des réformes.

« Rien ne peut être plus absurde que d'affirmer que tous ceux qui admirent la Révolution française veulent l'imiter. A un point de vue, il y a place pour des opinions diverses parmi les amis de la liberté sur la quantité de démocratie infusée dans le gouvernement de France. A un autre point de vue, et bien plus important, il faut se rappeler que la conduite des nations varie avec les circonstances où elles sont placées. D'aveugles admirateurs des révolutions les prennent pour des modèles inflexibles. C'est ainsi que M. Burke admire celle de 1688 ; mais nous, qui croyons rendre le plus pur hommage aux auteurs de cette Révolution, non pas en nous efforçant de faire ce qu'ils ont fait alors, mais en nous efforçant de faire ce qu'ils feraient maintenant, nous ne voyons aucune contradiction à regarder en France, non pour modeler notre conduite sur celle du peuple français, mais, pour fortifier notre esprit de liberté. Nous nous permettons d'imaginer comment lord Somers aurait agi, dans la lumière et les connaissances du XVIIIe siècle, comment les patriotes de France auraient agi, dans la tranquillité et l'opulence de l'Angleterre. Nous ne sommes pas tenus de copier la conduite à laquelle ces derniers ont été obligés par la banqueroute de leurs finances et la dissolution de leur gouvernement, pas plus que de maintenir les institutions que le premier a épargnées dans un temps de préjugés et de ténèbres. »

Ainsi, Mackintosh veut réaliser le fond de la Révolution française, mais selon la méthode graduée de l'Angleterre.

C'est bien par cette voie de réformes et d'évolution que l'Angleterre, mais avec quelle lenteur ! arrivera à un régime de presque complète démocratie, concilié, selon la prévision de Mackintosh avec le maintien de la royauté et des lords. Mais, c'est bien du choc donné par la Révolution française que procède le vaste ébranlement qui, par des progrès successifs, échelonnés tout le long du xix* siècle, aboutira enfin à la souveraineté de fait du peuple anglais. Le ton pressant, impatient, et presque menaçant à la fin, d'un homme aussi mesuré que Mackintosh, marque bien que, dans les derniers mois de l'année 1791, une partie de l'opinion anglaise était tendue avec passion vers un grand changement.

 

THOMAS PAINE.

Le succès extraordinaire du livre plus radical de Thomas Paine est encore un indice de la fièvre croissante des esprits. Thomas Paine, né en Angleterre, à Norfolk, avait émigré en Amérique en 1774. Et là, par des revues, par des journaux il avait lutté pour l'indépendance des Etats-Unis. Son livre tout républicain, le Sens commun, avait eu beaucoup de retentissement en Amérique et en Europe. Il revint en Europe dix ans avant que la Révolution française éclatât ; il se lia, à Paris, avec plusieurs des hommes qu'agitaient déjà les idées nouvelles. De Londres, il ne cessa de suivre avec passion le mouvement de la France, et c'est Paine qui fut chargé par La Fayette de remettre à Washington une clef de la Bastille.

D'emblée, c'est une pensée toute démocratique et républicaine qu'il tertte de propager en Angleterre. Il s'y était lié d'abord avec Burke, qui était alors pour tous le whig éloquent et hardi, le véhément défenseur de l'indépendance américaine. Paine, préparé par les événements d'Amérique aux solutions grandes et simples, essaie de persuader à Burke qu'on ne réformera jamais le Parlement par le Parlement même, et le privilège par les privilégiés. Il lui suggère dès 1788 l'idée d'une Convention nationale qui fera table rase. Qui sait si Paine n'a pas contribué à rejeter Burke dans le torysme en lui révélant brusquement les conséquences extrêmes du principe démocratique ? Il répondit avec quelque malaise aux suggestions de Paine. Mais, quelle ne fut pas l'indignation de celui-ci quanti Burke, en une explosion soudaine, se mit à maudire et anathématiser la Révolution française, à interpréter dans le sens le plus conservateur du plus intransigeant torysme la Révolution anglaise de 1688 ?

Paine avait alors cinquante-deux ans, mais sa fougue révolutionnaire et républicaine s'exaltait dans le combat. Il écrivit, en réponse à Burke, un livre net et brutal, qui parut en deux parties et frappa, pour ainsi dire, en deux coups, en mars 1791 et en février 1792. Les Droits de l'Homme, c'était le titre auguste, commun au préambule de la Constitution américaine et au préambule de la Constitution française. C'était le lien qui rattachait la liberté de l'Amérique et la liberté de la France. A l'invective ornée et rhétoricienne de Burke, Paine oppose l'invective sèche et parfois grossière. Il déshabille de toute majesté la monarchie et l'aristocratie. Vraiment, oui, comme gémissait Burke, le temps de la « chevalerie », du cérémonieux respect était passé.

« La monarchie et l'aristocratie sont des farces, et elles vont entrer au tombeau où entrent toutes les erreurs : M. Burke s'habille de deuil. »

Le droit d'aînesse, le droit de substitution, qui faisaient la force de l'aristocratie anglaise, sont des droits monstrueux et barbares.

« Pour la famille de l'aristocratie, il n'y a en réalité qu'un enfant : les autres ne sont créés que pour être dévorés et le cannibalisme paternel prépare lui-même le repas. »

Paine ne s'attarde pas à gémir sur le lustre des anciens noms, éteint par les révolutionnaires de France. Ils ont bien fait d'abolir tous les titres de noblesse.

« Tous ces titres de duc et de comte n'étaient que le vêtement puéril de la vanité. Maintenant, les hommes arrivent vraiment à l'âge d'homme et ils prennent la toge virile. La Révolution n'a pas égalisé, elle a élevé. »

Le noble est plus haut, ayant cessé d'être noble pour devenir citoyen. Burke a de l'audace de prétendre limiter la souveraineté du peuple par de prétendus contrats antérieurs. En fait, pas plus que les représentants de l'Angleterre n'ont eu le droit d'imposer au peuple des subsides pour la suite des temps, ils n'ont eu le droit de lui imposer une forme de gouvernement. La souveraineté de la Nation reste toujours entière et, si elle veut, non seulement limiter plus étroitement la prérogative royale, mais abolir la royauté elle-même, elle le peut.

Paine ne cache pas que le maintien de la royauté lui paraît inconciliable avec la démocratie. Celle-ci portera tôt ou tard ses conséquences naturelles et aboutira à la République. En France, si la Révolution n'a pas encore supprimé la royauté, c'est par une sorte de déférence pour la bonté personnelle du roi, pour ses qualités d'homme. C'est aussi par un reste de préjugé qui ira s'atténuant tous les jours. Et Paine nous avertit, par une longue et importante note, que beaucoup des révolutionnaires de France avec lesquels il s'est entretenu conviennent avec lui que la royauté n'est qu'une institution contradictoire et provisoire, et qu'aussitôt que l'esprit du peuple le leur permettra, ils laisseront la Constitution aller à son terme naturel, à la forme républicaine.

Si l'on songe que le livre de Paine est écrit en 1791, cela jette un jour curieux sur l'état profond de quelques esprits en France.

C'est en vain que Burke essaie de faire peur à l'Angleterre des désordres sanglants, des violences anarchiques de la Révolution de France.

Il n'y a eu violence que par l'effet des provocations et des trahisons de la Cour. Ces violences, c'est la populace qui les a commises. Oui, mais au lieu de s'indigner ou de s'effarer, il faut se poser une question : Pourquoi y a-t-il une populace ? Pourquoi y a-t-il une partie du peuple dégradée et brutale ? Paine dit, comme Babeuf, que c'est parce qu'on lui a enseigné la cruauté par l'exemple même des plus abominables supplices. C'est aussi parce qu'on l'a tenue dans tin effroyable degré de misère et d'ignorance pour mieux assurer la richesse, la force et l'éclat d'une minorité.

« C'est parce que quelques hommes sont indignement exaltés, que d'autres sont indignement dégradés. Une nombreuse partie de l'humanité est honteusement reléguée sur le fond du tableau humain pour faire ressortir avec plus d'éclat au premier plan le jeu de marionnettes de l'Etat et de l'aristocratie. Au début d'une Révolution, ces hommes effacés sont plutôt des suivants d'armée que des sectateurs de la liberté ; ils ont besoin qu'on leur apprenne à s'en servir. »

 

LES IDÉES SOCIALES DE THOMAS PAINE.

Au début ; mais le mouvement même de la Révolution élève et ennoblit cette populace : il en fait un peuple. Paine a un regard profond pour ces multitudes obscures et brutales ; il veut les appeler à la lumière, à la liberté, au pouvoir, au bien-être. Et son radicalisme politique et républicain est fortement coloré d'une sorte de socialisme d'Etat. On n'y a pas assez pris garde, et M. Daniel Conway, lui-même, dans son livre si substantiel pourtant sur Thomas Paine, n'a pas noté le côté social de son œuvre. L'oubli est d'autant plus étrange que Thomas Paine a été reconnu comme le vrai et grand précurseur par tout le parti de la réforme politique et sociale qui, s'essayant d'abord avec William Cobbett, prendra ensuite la forme du chartisme. Que disent de Cobbett les Sidney Webb ?

« Dans les temps difficiles qui suivirent la paix de 1815, les écrits de Cobbett avaient conquis une influence et une autorité extraordinaire sur la génération des travailleurs. Ses attaques tranchantes contre la classe gouvernante et ses appels incessants aux salariés pour affirmer leurs droits à l'administration complète des affaires, étaient inspirés par la tyrannie politique de la réaction antijacobine, par la hausse des prix, etc. Pour Cobbett et ses partisans, la première chose à faire était de voter un grand bill de réforme électorale, derrière lequel, à leur idée, venait en second lieu une vague conception de réforme sociale. »

Or, c'est ce Cobbett, chef d'un radicalisme politique mêlé de réformisme social, qui se réclame de Paine et des luttes soutenues par celui-ci pour la démocratie et pour les pauvres. C'est ce Cobbett qui, en 1819, va en Amérique exhumer le cercueil de Paine et qui le conduit en Angleterre. Le livre de Paine sur les Droits de l'Homme est vraiment le premier évangile de ce radicalisme politique à tendance sociale qui jouera un si grand rôle dans l'Angleterre du xix' siècle. La deuxième partie du livre de Paine, celle qui parut en février 1792, contient plus que de « vagues conceptions sociales » : elle contient tout un plan d'organisation dans l'intérêt des pauvres. Non seulement, Paine s'indigne contre les lois d'enrôlement forcé qui permettent de « traîner des hommes dans les rues comme des captifs ». Non seulement, il s'élève contre les lois du domicile et du certificat faisant de chaque paroisse une citadelle d'égoïsme qui repousse l'ouvrier venu d'une autre paroisse. Non seulement, il s'indigne contre la barbarie des règlements qui renvoyaient à la paroisse d'origine, « sur un misérable chariot », la veuve de l'ouvrier pauvre mort dans une autre paroisse. C'est toute la législation sur les pauvres qu'il veut abolir. Elle lui apparaît comme un appareil d'inquisition et de torture appliqué à la classe ouvrière, et, suivant sa forte expression, « un instrument de question civile ».

Mais s'il veut détruire cette réglementation étroite et barbare, ce n'est pas pour laisser les pauvres, les salariés, livrés à tous les hasards d'une fausse liberté et à l'abandon. Paine parle avec admiration de l'œuvre d'Adam Smith et il adopte les principes du libéralisme économique : il est contre la corporation, contre le monopole et le privilège ; mais il corrige la doctrine de la concurrence par une rigoureuse intervention sociale au profit des faibles, au profit de tout le peuple travailleur et pauvre. Il veut créer un grand budget d'assistance et d'assurances sociales. Ce budget, c'est surtout par la limitation des héritages qu'il prétend le doter. Il faut se garder, dit-il, de limiter la fortune que chaque citoyen se procure par sa propre industrie : ce serait arrêter l'activité des hommes et le développement des richesses. Mais, lorsque la fortune est léguée, on peut instituer sur le revenu de cette fortune transmise un impôt progressif, calculé de telle sorte que, lorsque le revenu des biens transmis atteindra douze mille livres sterling, il soit totalement absorbé par l'impôt. Ainsi les testateurs auront intérêt à répartir leur héritage entre plusieurs branches ; et, en outre, des ressources importantes seront créées. Ces ressources, l'Etat s'en servira d'abord pour créer des ateliers publics où seront utilisés tous les ouvriers sans travail. Il s'en servira surtout pour assurer contre la misère les enfants et les vieillards.

Paine calcule que sur les sept millions d'habitants de l'Angleterre proprement dite il y a environ 640.000 enfants de moins de quatorze ans ; et il veut que l'Etat alloue aux familles, par tête d'enfant et par an, quatre livres sterling (cent francs), à la condition que les familles envoient les enfants à l'école et s'occupent de leur éducation. C'est une dépense d'environ 3 millions de livres sterling par année, ou 75 millions de francs. Mais, dans la plupart des métiers, les hommes, quand ils arrivent à cinquante ans, ont perdu une partie de leurs forces. Ils ne peuvent plus, dans tous les cas, assurer leur vie par le travail. L'Etat doit intervenir de nouveau. Ce ne sera pas de sa part une générosité, ce sera un devoir. Il est impossible que, dans les impôts qui ont été versés pendant toute sa vie par le travailleur, il n'y ait pas une part destinée à se reproduire et à se capitaliser à son profit pour l'heure de la fatigue et de l'impuissance.

Ainsi, de cette pension de retraite que l'Etat servira à tous les travailleurs à partir de cinquante ans, il faut, suivant l'expression même de Paine, « PARLER NON COMME D'UNE AUMÔNE MAIS COMME D'UN DROIT ». Cette pension, destinée à combler en quelque sorte la lacune de la force du travail, ira croissant de cinquante à soixante-dix ans, à mesure que la force de travail décroîtra. Et ce sera une dépense sensiblement égale à celle que l'Etat a déjà assumée pour les enfants. Que l'on songe bien que l'Angleterre n'avait alors que sept millions d'habitants, et que son budget était de 16 millions de livres, c'est-à-dire de 400 millions de flancs. C'est près de la moitié du budget que Paine affectait aux œuvres sociales, à l'organisation d'une vaste assurance qui, par les secours d'enfance et d'éducation, par les ateliers publics et par les pensions d'invalidité et de vieillesse, préserverait les travailleurs, d'un bout à -l'autre de la vie, de l'ignorance, du chômage et de la misère. Appliqué dans la proportion du budget d'aujourd’hui, le système de Paine impliquerait, pour la France, l'affectation de plus de douze cents millions par année aux œuvres de mutualité sociale. Ce n'était ni vague ni chimérique, puisqu'aujourd'hui, dans les Etats modernes, un des plus grands soucis de la démocratie est d'obtenir une législation d'assurance sociale et d'y faire contribuer le budget. Et il est tout à fait saisissant de voir que, dès 1791 et sous l'invocation des Droits de l'Homme, un plan de législation a été tracé auquel s'applique, un siècle après, l'effort des démocraties imprégnées de socialisme. Jamais la fécondité sociale de la Révolution n'est apparue avec plus d'éclat.

 

PAINE ET LE DÉSARMEMENT.

Il est vrai que, tant que les budgets de la guerre absorberont, dans les Etats modernes, une si grande part des ressources nationales, il semble insensé d'espérer que les grandes œuvres sociales puissent être largement subventionnées. Mais cela, Paine l'a déjà compris, et il le dit avec une force, avec une netteté admirables. La guerre est, pour lui, le grand ennemi ; et c'est une politique de désarmement simultané qu'il propose aux peuples libres. Peut-être assigne-t-il aux guerres des causes trop particulières et trop superficielles. Il est certainement injuste envers Pitt lorsqu'il lui attribue une sorte de frénésie permanente de desseins belliqueux. La guerre, selon lui, est une occasion, ou mieux un prétexte, pour les rois et leurs ministres, d'élever des taxes et de diminuer les libertés. « La guerre est la moisson des rois. » Paine ne tenait point assez compte ou des contrariétés profondes des intérêts économiques ou de l'inévitable orgueil collectif des nations et des démocraties mêmes. Mais c'est d'un vouloir ferme et précis qu'il s'attachait à détruire la guerre. Il lui semblait que si la France, l'Angleterre et la République des Etats-Unis formaient l'alliance des peuples libres, il serait possible à ces trois puissances de réduire d'emblée de moitié leur marine et de proposer aux autres nations une réduction équivalente. C'est avec les économies réalisées sur les dépenses militaires que seraient créés, pour une large part, les services sociaux institués par Paine au profit du travail, de l'enfance et de la vieillesse. Et il lui paraissait qu'il n'y aurait vraiment liberté que « lorsque les ateliers seraient pleins, lorsque les prisons seraient vides et qu'on ne rencontrerait plus un seul mendiant dans les rues ». Paix, désarmement, suffrage universel, éducation universelle, assurance universelle contre tous les risques de la vie, voilà le programme net et grand de Paine. Et comme ses livres, presque immédiatement traduits portaient en France sa pensée, le fleuve de la Révolution se grossissait sans cesse d'idées et de forces admirables. On dirait que tout flot humain a dû couler un moment dans ce grand lit.

Le livre de Paine prenait le public anglais à la fois par la hardiesse brutale de la forme et par l'ampleur des idées :

« Je défie, écrivait Paine orgueilleusement, que la vente des livres qui me réfutent atteignent le quart de la vente du mien. »

Si nous n'avions vu, à l'analyse de fond de l'état politique et social de l'Angleterre, par quelles ancres indéracinables le vieux vaisseau de la Constitution anglaise était encore retenu, nous serions tentés de croire qu'il va être soulevé par le flot, par le large courant de démocratie ardente.

 

LES POÈTES ANGLAIS ET LA RÉVOLUTION.

La Révolution française ne passionnait pas seulement l'esprit des réformateurs, elle enflammait l'âme des poètes et leurs rêves. C'était une grande leçon, c'était aussi un grand et émouvant spectacle que ce peuple s'éveillant soudain, et tout entier, à la liberté. La chute de la Bastille avait fait frissonner toute la terre, au plus profond des muettes servitudes, comme si les tombeaux mêmes avaient reçu une commotion de vie. La grande joie fraternelle de la Fédération avait ému au loin et enivré les cœurs. Quelle pitié, disent même les plus médiocres des opuscules où Burke est réfuté, quelle pitié que cet homme d'imagination en soit encore à célébrer la vieille chevalerie et les vieux tournois et qu'il n'ait pas vu ce qu'il y a de grandeur chevaleresque dans cette réunion enthousiaste des provinces et des villes abjurant les antiques rivalités, brisant les antiques privilèges !

Presque toute la génération des poètes anglais qui grandissait alors fut touchée par le vif rayon de beauté et de liberté de la Révolution française. Chose curieuse ! En France même, il n'y a pas eu un seul grand poète inspiré par la Révolution. André Chénier en a été surtout le satiriste, l'iambiste amer. Les événements étaient trop ardents, trop pressants pour que le rêve pût se jouer. La flamme de l'action, de la colère, de l'espérance violente dévorait la pensée. Comme les nuées qu'absorbe l'espace trop chaud et qui ne ressuscitent soudain que dans le tumulte de l'orage, les douces et juvéniles rêveries des âmes tendres étaient absorbées par la chaleur croissante des choses et des esprits.

Au contraire, aux jeunes âmes anglaises, qui étaient assez près de la Révolution de France pour en ressentir les émotions magnifiques, mais qui n'étaient pas directement engagées dans la violence du drame, elle était comme un grand spectacle humain par où s'élargissaient encore les rêveries commencées par les grands spectacles de la nature.

 

COWPER.

Déjà, en un tendre et merveilleux pressentiment, le délicat poète Cowper avait vibré de toutes les émotions d'humanité et de liberté qui allaient remuer le monde. C'est lui qui, dès 1783, cinq ans avant que Wilberforce ouvrît à la Chambre des Communes le grand débat, avait flétri l'esclavage en vers pénétrants — dont j'emprunte la traduction à l'admirable livre de M. Angellier sur Robert Burns :

« Je ne voudrais pas avoir un esclave pour bêcher ma terre, pour me porter, pour m'éventer quand je dors, et trembler quand je m'éveille, pour toute la richesse que les muscles achetés et vendus ont jamais gagnée ! Non, toute chère que m'est la liberté, et bien que mon cœur, en une juste estimation, la mette au-dessus de tout prix, j'aimerais beaucoup mieux être moi-même l'esclave et porter les chaînes, que de les attacher sur lui. »

C'est lui encore qui, six ans avant la prise de la Bastille, en appelait, en prophétisait la chute.

« Une honte pour l'humanité et un opprobre plus grand pour la France que toutes ses pertes ou défaites, anciennes ou de date récente, sur terre ou sur mer, est sa maison d'esclavage, pire que celle pour laquelle jadis Dieu châtia Pharaon — la Bastille ! Horribles tours, demeure de cœurs brisés, donjons et vous, cages de désespoir, que les rois ont remplis, de siècle en siècle, d'une musique qui plaît à leurs oreilles royales, de soupirs et de gémissements d'hommes malheureux, il n'y a pas un cœur anglais qui ne bondisse de joie d'apprendre que vous êtes enfin tombés ; de savoir que même nos ennemis, si souvent occupés à nous forger des chaînes, sont eux-mêmes libres, car celui qui aime la liberté ne restreint pas son zèle pour son triomphe en deçà de limites étroites ; il soutient sa cause partout où on la plaide. C'est la cause de l'Homme ! »

Comment les âmes n'auraient-elles point été préparées par ces beaux et larges accents à accueillir fraternellement les premières émotions de la liberté française ? Voici que s'avancent de sublimes adolescents au front plein de rêves : Wordsworth, en 1789, avait dix-neuf ans ; Coleridge, dix-sept ; Southey quinze. Ils n'écrivent pas encore, ils vivaient silencieusement enivrés de la beauté de la nature et des chefs-d'œuvre de l'esprit. Et la Révolution française se mêla, si je puis dire, toute claire et toute jeune, à leur jeunesse et à leur clarté. Il leur sembla qu'elle faisait entrer dans l'humanité la flottante et salubre liberté des choses, le mouvement illimité des vagues, la large vie des souffles, le profond murmure des feuilles, la pureté de la lumière. Quand, plus tard, ils se retournent vers leur première jeunesse, ils n'y discernent pas les joies qui leur viennent de la nature et les joies qui leur viennent de l'homme : c'est une même espérance matinale, c'est une même aube splendide et fraîche qui se lève sur les lacs et sur les cités, c'est un tendre paysage infini, où la douceur des villages éveillés à la liberté se fond dans la douceur des horizons éveillés à la joie, c'est parfois aussi la même rumeur puissante des forêts et des foules, et, sous le grand vent qui se lève, le même frisson de l'innombrable feuillage et de l'innombrable peuple.

 

COLERIDGE.

« Ô nuages, s'écrie Coleridge dans son Ode à la France, vous qui flottez ou vous endormez bien haut au-dessus de moi, vous dont la marche en des chemins non frayés n'est dirigée par aucun mortel, et vous, vagues de l'Océan, qui, partout où vous roulez, ne reconnaissez d'autres lois que les lois éternelles, vous aussi, forêts qui écoutez, inclinées sur vos pentes douces, les chants nocturnes des oiseaux, sauf quand vous-mêmes, du mouvement impérieux de vos rameaux, vous faites la musique solennelle du vent ; oui, vous tous, flots retentissants, et vous, hautes cimes des bois, et toi, soleil levant, et toi aussi, étoile à la vive étincelle bleue, et toute chose qui est et veut être libre, témoignez pour moi de quel cœur profond j'ai toujours adoré l'esprit de la divine liberté !

« Quand la France en courroux souleva ses membres géants, et, avec un serment qui émut l'air, la terre et la mer, frappa de son pied puissant et jura qu'elle voulait être libre, soyez témoins combien j'ai espéré et craint ! Avec quelle joie je chantai ma haute acclamation, sans peur, parmi une troupe d'esclaves ! Et quand, pour accabler la nation libérée, comme des démons réunis par le bâton d'un sorcier, les monarques marchèrent en un jour maudit, et que l'Angleterre se joignît à leur troupe cruelle, bien que ses rivages et l'océan qui l'entoure me fussent chers, bien que-maintes amitiés et que maintes jeunes amours aient gonflé en moi l'émotion patriotique et jeté une lumière magique sur nos collines et sur nos bois, cependant ma voix, sans trembler, chanta, prédit la défaite à tout ce qui bravait la lance des hommes libres. Oui, j'ai prédit un déshonneur trop longtemps différé et une retraite inutile. Car jamais, ô Liberté ! je n'ai, dans un intérêt étroit, obscurci ta lumière ni affaibli ta flamme sacrée ; mais j'ai uni mes chants aux chants d'allégresse de la France délivrée, et j'ai penché la tête, et j'ai pleuré sur le nom de l'Angleterre. »

Ainsi, cet amour de liberté, quoiqu'il semblât pris aux forces flottantes des choses et aux sources incertaines, n'était ni vague ni défaillant ; il ne tombait pas soudain, comme parfois tombe le vent aux heures lourdes du jour. Ces jeunes hommes qui, aux premiers jours de la Révolution, ont accumulé en silence les émotions, les espérances et les rêves, ne craindront pas, même quand l'Angleterre se joindra contre la France à l'Europe monarchique coalisée, de heurter le sentiment national et de souhaiter tout haut, eux Anglais, la défaite de l'Angleterre, la victoire de la liberté. Il y a là la fière vigueur d'une race partiellement libre et qui veut l'être tout à fait.

 

WORDSWORTH.

En Wordsworth aussi, c'est d'abord la même allégresse juvénile, la même joie matinale, puis la même et dure épreuve, le même dur combat.

Lorsque, âgé de vingt-cinq ans, Wordsworth visita la France, c'était à la veille de la grande fête de la Fédération, en juillet 1790. Et partout, sur les champs et les prairies, comme sur les cités ardentes, il y avait un rayonnement de joie fraternelle. Quand les hommes de ce temps parlent de la nature avec une solennité attendrie il nous semble parfois que leur langage est déclamatoire. Mais c'était l'effusion d'une sensibilité toute jeune qui associait le monde même à l'allégresse de la liberté naissante. En l'âme de Wordsworth se réfléchissent ces clartés sereines, comme en un lac profond et pur se réfléchit l'espace pur et profond.

« Le hasard nous fit aborder à Calais juste la veille du grand jour de la Fédération, et là, dans une ville moyenne, dans un faible groupement, nous vîmes quel était le resplendissement du visage humain quand la joie d'un homme est la joie de dix millions d'hommes. De là nous nous dirigeâmes vers le sud, coupant tout droit à travers les hameaux et les bourgs, tout éclatants encore des reliques de la fête, fleurs qui se fanaient aux arcs de triomphe, aux fenêtres enguirlandées. Trois jours durant, par les routes publiques, par les chemins de traverse qui abrégeaient notre fatigant voyage, par les villages écartés, nous allâmes, et nous trouvâmes partout la bienveillance et la joie répandues comme un parfum quanti le printemps n'a pas laissé un coin du pays sans le toucher, tandis que les ormeaux, allongés en files de plusieurs lieues, avec leur ombre légère, sur les routes majestueuses de ce grand royaume, bruissaient au-dessus de nos têtes, mêlés dès lors à nos souvenirs, à notre vie, comme si encore et toujours nous marchions lentement sous leur feuillage. Quelle douceur et quelle plénitude de joie, en ces premières heures de la force-juvénile, de nourrir en soi une tendre mélancolie de poète et de caresser des idées de tristesse, aux modulations variées du vent qui inclinait les cimes flottantes ! C'était un charme plus grand encore de voir en plein air, sous l'étoile du soir, les danses de la liberté ; elles se prolongent jusqu'au plus épais de la nuit, ces danses agiles, sans souci des spectateurs aux cheveux gris qui épuisaient leur poitrine à gronder. »

C'est vraiment la jeunesse d'une nation, la jeunesse d'un monde et, de la terre de France foulée aux pieds des danseurs montait un parfum enivrant, comme des prairies le soir. Ecoutez encore ce chant juvénile : Wordsworth descend la Saône et le Rhône, admirant avec son compagnon le fleuve sinueux ou rapide, la succession des profondes et majestueuses vallées.

« Et nous, couple solitaire d'étrangers, nous fûmes, jusqu'à la chute du jour, entourés d'une troupe joyeuse de ces hommes maintenant émancipés, armée riante de voyageurs, délégués qui revenaient des grandes fiançailles célébrées tout récemment dans leur cité capitale, à la face du ciel. Comme des abeilles, ils se formaient en essaim ; comme des abeilles, ils étaient éclatants et joyeux ; évaporés parfois dans le dérèglement de la joie, on eût dit que de leurs glaives fleuris ils combattaient l'impertinente brise. Nous atterrîmes en cette compagnie magnifique et nous prîmes avec eux notre repas du soir, hôtes bienvenus/comme furent les anges du vieil Abraham. Le souper fini, nous nous levâmes, à un signal donné, avec de hautes coupes fleuries, tout pleins de pensées heureuses. Nous formâmes une chaîne et, la main dans la main, nous dansâmes autour de la table ; tous les cœurs étaient ouverts, tous les propos étaient éclatants d'amitié et de gaîté : nous portions un nom honoré en France, le nom d'Anglais, et ils nous saluaient avec une bonne grâce hospitalière comme leurs précurseurs dans une course glorieuse. »

Mais quoi ! de tristes orages ne vont-ils point flétrir celte joie si pure ? Déjà l'âme forte, mais tendre aussi et rêveuse de Wordsworth, s'afflige de la lutte engagée contre les moines. Il ne sait pas que la Révolution est perdue si elle ne déracine point celte puissance hostile, et il souffre de voir que la Grande Chartreuse, où il se plaisait à imaginer des méditatifs en prière, n'est plus qu'une solitude. Il y a dans la Révolution un tumulte grandissant qui l'inquiète : les Jacobins, l'Assemblée nationale, clamorous halls, enceintes pleines de clameurs. Il écoute avec sympathie, sans condescendre toutefois à sa chimère de contre-révolution, le jeune et charmant Beaupuy, qui va émigrer demain et en qui l'aimable gaîté de l'ancien régime se tempère de la gravité mélancolique d'épreuves inattendues.

Quand Wordsworth va visiter les ruines de la Bastille, il s'étonne et il se reproche presque d'y éprouver une émotion moins profonde et moins douce qu'à voir le même jour une belle et calme peinture du Guide. Mais, malgré tout, c'est l'enthousiasme fort de la liberté qui prévaut et, quinze ans après, il s'éblouit encore lui-même à revoir en esprit ces matins glorieux. C'est comme un jaillissement de source et d'aurore où l'âme, lassée, éternellement se rafraîchit.

« L'Europe en ce moment frémissait de joie ; la France était debout sur la cime d'heures dorées, et la nature humaine semblait naître à nouveau... O plaisant exercice d'espérance et de joie ! C'était un bonheur de vivre dans cette aurore et, être jeune alors, c'était le ciel même. Ce n'étaient pas seulement des lieux favorisés, mais la terre entière qui portait la beauté de la promesse, la beauté qui met la rose entr'éclose au-dessus de la rose pleine éclose. Quel tempérament, à cette vue, ne s'éveilla pas à un bonheur inattendu ? Les inertes furent excités, les natures vives, transportées. »

Et de quel accent viril il célébrait la chute de la Bastille annoncée par Cowper !

« Tout à coup, la terrible Bastille, avec toutes les chambres de ses tours horribles, tomba à terre, renversée par la violence de l'indignation, et avec des cris qui étouffèrent le fracas qu'elle fit en tombant ! De ses débris s'éleva ou sembla s'élever un palais d'or, le siège assigné de la loi équitable, d'une autorité douce et paternelle. Ce choc puissant, je le ressentis ; cette transformation, je la perçus. Oui, ce fut une vision aussi merveilleuse que lorsqu'en sortant d'un brouillard aveuglant, j'ai vu le ciel et la terre et en ai été ébloui. Cependant des harpes prophétiques résonnaient de toutes parts : « La guerre cessera, n'avez-vous pas entendu que la conquête est abjurée ? Portez des guirlandes, portez, portez des fleurs « choisies, pour orner l'arbre de la Liberté. » Mon âme bondissait, ma voix mélancolique se mêlait au chœur. Soyez joyeuses, toutes les nations ; dans toutes les terres, vous qui êtes capables de joie, soyez joyeux. Désormais, tout ce qui nous manque à nous-mêmes, nous le trouverons chez les autres, et tous, enrichis d'une richesse mutuelle et partagée, trouveront d'un seul cœur leur parenté commune. »

Ainsi se déroulait la merveilleuse ampleur humaine de la Révolution ; ainsi l'idée de l'universelle paix et de la liberté universelle créait une sorte d'universelle patrie. Bien fortes étaient les prises de la Révolution sur Wordsworth pour que sa foi en la liberté et en l'humanité n'ait été troublée ni par les sanglantes journées de septembre ni par les premiers symptômes de la guerre systématique au christianisme. H entrevoyait au-delà des violences passagères et des crimes d'un jour un avènement d'humanité tendre, et c'est avec une sorte de piété qu'il saluait la victoire finale de la France et de la Révolution. Le onzième chant de ses Préludes, où il nous dit quelle était sa pensée à la fin de 1792, est d'une incomparable hauteur.

« Un jour beau et silencieux enveloppait la terre, il finissait avec un calme inaccoutumé, un de ces jours si beaux qu'ils semblent donnés tout ensemble pour apaiser l'âme et pour approfondir le regret. Je m'arrêtai au bord de la Loire au flot glissant, et je jetai à ses riches domaines, vignobles et terres de labour, grandes prairies et forêts aux couleurs variées, un long regard d'adieu. C'était fini des paysages tranquilles, j'étais lié maintenant à la farouche métropole. Le roi était tombé de son trône et l'armée d'invasion — présomptueuse nuée caressée d'un vent de désastre — avait crevé inoffensive sur les plaines de la liberté. Ces hommes, — arrogants comme les chasseurs orientaux que le Grand Mogol menait en troupe avec lui et qui formaient autour de la proie espérée un cercle grand comme une province, et se resserrant peu à peu — ces envahisseurs intrépides ont vu soudain ce peuple dont ils anticipaient la curée se retourner en peuple vengeur et devant sa colère ils ont fui d'épouvante. Le désappointement et la terreur, voilà ce qui resta à ceux dont l'imagination sauvage s'allumait d'une sauvage attente et, à la plus juste cause, victoire et confiance.

« L'Etat, comme pour mettre le sceau final à sa sécurité et pour montrer au monde ce qu'il était, une âme haute et intrépide, ou pour satisfaire un ressentiment aigu, ou surtout pour railler d'une ironique et terrible gratitude la coalition déconfite qui avait animé le peuple à abattre le roi et excité à des formes nouvelles d'action les énergies un peu sommeillantes, l'Etat n'épargna point le trône vide et, avec une hâte magnifique, se constitua sous le nom auguste de République. De lamentables crimes, c'est vrai, avaient précédé celte heure, d'horribles œuvres de mort, où le glaive aveugle avait fait office de juge ! Mais ces jours mauvais étaient passés, la terre en était libérée pour toujours, on l'espérait du moins — monstres éphémères et qu'on n'aurait vus qu'une fois : choses qui devaient paraître seulement et mourir.

« C'est animé de cette espérance que je retournai à Paris, et je parcourus, avec une ardeur que je n'avais point éprouvée jusque-là, la spacieuse cité. Je passais devant la prison où gisait le roi infortuné, formant avec sa femme et ses enfants une triste association de servitude. Je passais devant le palais qui avait subi récemment le grondant assaut du canon d'une foule furieuse. Je me promenais dans le square du Carrousel (une place vide maintenant), où s'était naguère abattue la mort, et je contemplais çà et là des traces de sang, comme fait un homme qui a en main un volume où sont racontées des choses qu'il sait mémorables, mais qui est fermé pour lui, étant écrit dans une langue qu'il ne connaît point ; il interroge avec peine les feuilles muettes et s'effraie à demi de leur silence. Mais, la nuit, je sentais plus profondément dans quel monde j'étais, quelle terre je foulais, et quel air je respirais. Ma chambre était haute et solitaire, tout près du toit d'une grande maison, et c'est un gîte qui m'aurait plu beaucoup dans un temps plus calme ; alors même il n'était pas tout à fait sans charme. Je veillais, avec un flambeau toujours allumé, lisant par intervalles ; la peur du passé m'opprimait presque autant que la peur de l'avenir. Je songeais à ces massacres de septembre, séparés de moi par quelques semaines seulement ! Je les voyais, je les touchais, et mon sommeil était comme ensorcelé de fictions tragiques et d'histoires vraies, de réminiscences et d'avertissements. Le cheval s'habitue au manège, et, dans sa course même la plus sauvage, il foule les traces d'hier. A l'orage qui s'est dissipé, l'air prépare aussitôt un successeur farouche ; le flot se retire, mais c'est pour quitter bientôt à nouveau son abri dans le grand abîme ; toutes choses ont une seconde naissance, et le tremblement de terre ne se satisfait point en une fois. Ainsi mon esprit travaillait sur lui-même jusqu'à ce qu'il me semblât entendre une voix qui criait à toute la cité : « Ne dors plus ».

« Le cauchemar s'enfuyait avec le cri même auquel il avait donné naissance. Mais c'est en vain que les réflexions de l'esprit plus calme ne promettaient une douce paix et un doux oubli. La chambre, toute tranquille et silencieuse qu'elle fût, m'apparaissait peu propice au repos de la nuit, sans défense comme une forêt où errent des tigres.

« A la pointe du jour, je me hâtais vers la promenade du Palais d'Orléans (Palais Royal). A cette heure, les rues étaient tranquilles encore ; mais il n'en était pas ainsi le long des arcades. Là, dans un tumulte de cris discordants qui me saluait dès l'entrée, j'entendais les voix aiguës des colporteurs, braillant la « Dénonciation des crimes de Maximilien Robespierre » ; la main, prompte comme la voix, distribuait un discours imprimé, le même qui avait été prononcé récemment, lorsque Robespierre, n'ignorant pas dans quel but quelques paroles de blâme indirect avaient été jetées, se leva hardiment, et défia quiconque avait formé sur lui de méchants soupçons, d'apporter ouvertement son accusation ; après un intervalle de mort, et comme nul ne bougeait, Louvet, dans le silence de tous, quitta son siège, suivit seul l'avenue qui traversait la salle, et s'arrêtant au pied de la tribune, dit : « Moi, Robespierre, je t'accuse. » On connaît bien l'issue peu glorieuse de cette attaque. On sait comment celui qui avait lancé ce terrible trait de foudre, le seul homme audacieux dont la voix avait sonné l'assaut, fut abandonné sans compagnon et sans soutien dans l'accomplissement de son périlleux devoir et se retira en gémissant que le meilleur secours du ciel se dépensât en vain pour des hommes qui se manquaient à eux-mêmes.

« Mais de ces choses je parle, parce qu'elles furent dans ma pensée personnelle ou des orages, ou des éclaircies de soleil, pas pour autre chose. Laissez-moi dire maintenant comment le plus profond de mon âme était agité lorsque je vis que la liberté, la vie et la mort seraient bientôt, dans les coins les plus reculés du pays, à la merci de ceux qui dirigeaient la capitale, quel était l'objet de la lutte et par quels combattants la victoire serait remportée ; l'indécision du parti qui avait le but le meilleur, et la marche toute droite de ceux qui étaient forts, malgré leur impiété, dans l'attaque et dans la défense. Ah ! comme je priais alors pour qu'à travers toute la terre, chez tous les hommes, la raison, par un patient exercice, devînt digne de la liberté ! que tous les esprits, pleins de zèle, s'ouvrissent à la lumière sainte du vrai !

« Ainsi tomberait le poison des langues mauvaises ; ainsi des quatre coins du monde affluerait vers la France une force bienfaisante, qui lui permettrait d'accomplir ce que sans secours elle ne pouvait réaliser : une œuvre toute pure. Ne croyez pas que j'aie ajouté à cette prière un vœu de salut ; car, j'étais aussi exempt de doute et d'inquiétude sur la fin des choses que les anges le sont du péché.

« Mais je m'affligeais de tout le mal mêlé à l'inévitable progrès des événements ; je cherchais un moyen de le combattre et d'y remédier. Et moi, étranger insignifiant et obscur, mal doué d'ailleurs du pouvoir de l'éloquence même dans ma langue natale, tout à fait impropre au tumulte et à l'intrigue, j'aurais voulu cependant de tout cœur, à ce moment, assumer pour une aussi grande cause un service même dangereux. Je me disais combien de fois le destin de l'homme a dépendu de quelques personnes ; qu'il y avait, au-dessus du patrimoine local une seule nature humaine comme il y a un seul soleil dans le ciel ; qu'ainsi les objets même les plus grands pouvaient tomber sous le rayon des yeux les plus humbles ; que l'homme n'est faible que par sa défiance et son défaut d'espoir, alors que pourtant le témoignage divin lui signifie qu'espérer est encore la chose la plus sûre. »

Ainsi Wordsworth s'efforçait de dominer ce cauchemar de septembre qui hantait ses nuits, pour garder sa sérénité d'espérance. Il aurait voulu, au péril de sa vie, épurer la Révolution de toute violence. Mais, dans ses violences mêmes, elle restait pour lui une promesse d'humanité : noble cœur qui ne fléchissait pas sous ses propres tendresses. Rappelé en Angleterre, à la fin de 1792, il tente de nouer à la générosité de la Révolution française la générosité du libéralisme anglais et de la grande philanthropie de Wilberforce. Depuis deux ans, il n'avait pas revu l'Angleterre.

« Patriote du monde, comment allais-je me glisser de nouveau dans l'ombre des forêts qui avaient été jadis ma retraite harmonieuse et retrouver ma communion d'âme avec la nature ? Il me plaisait mieux d'aller dans la grande cité où je trouverais l'atmosphère toute ébranlée encore par la première attaque mémorable qu'une vigoureuse levée d'humanité avait dirigée contre les trafiquants de la vie des noirs ; effort qui, quoique vaincu, avait rappelé à la nation les vieux principes oubliés et répandu en elle une chaleur nouvelle de vertu. Pour moi, je reconnais que cette lutte spéciale n'avait pas le pouvoir d'enchaîner mes affections ; et son échec n'excitait pas en moi une grande douleur, car je portais avec moi la foi que si la France réussissait, des hommes de bien ne se dépenseraient plus inutilement pour l'humanité et que cette branche pourrie de l'ignominie humaine, objet, me semblait-il, de peines superflues, tomberait avec tout l'arbre dont elle faisait partie.

« Quelles furent les émotions de mon cœur lorsque l'Angleterre en armes alla, ô pitié et honte ! mettre en ligne sa force, née de la liberté, avec les puissances confédérées ! »

Voilà comment la Révolution française agrandissait le génie anglais, en élargissait, si je puis dire, la méthode. Si haute que soit la question de l'émancipation des nègres, il semble que Wordsworth qu'elle ne vaut presque pas qu'on se passionne pour elle, ou qu'on s'applique du moins à la résoudre à part, qu'elle n'est qu'un élément d'une question humaine beaucoup plus vaste, dont la France révolutionnaire tient en main la solution. Ce n'est plus le progrès partiel, la réforme limitée qui sollicite les grands esprits : c'est l'universalité du droit, supérieur à la spécialité des problèmes et à l'égoïsme des nations.

 

ROBERT BURNS.

L'accent de Robert Burns est plus âpre. Il n'était pas, quand éclata la Révolution, un adolescent comme Coleridge, un jeune homme comme Wordsworth. Il avait quarante ans et il avait beaucoup souffert. Fils d'un pauvre fermier écossais, il avait éprouvé l'orgueil et la dureté des nobles et des riches, des grands possédants, et, déjà, avant le mouvement révolutionnaire de la France, il avait écrit des vers de douleur et de révolte.

« Son Honneur possède tout dans le pays : ce que les pauvres gens des cottages peuvent se mettre dans le ventre, j'avoue que cela passe ma compréhension... Notre gentry se soucie aussi peu des bêcheurs, terrassiers et autre bétail, ils passent aussi fiers près des pauvres gens que moi auprès d'un blaireau pourri. J'ai vu le jour d'audience de notre maître et j'en ai été attristé ; les pauvres tenanciers maigrement pourvus d'argent, comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant ! Il frappe du pied et menace, maudit et jure qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien ; tandis qu'ils doivent se tenir debout avec un respect humble, et tout entendre, et craindre et trembler. Je vois bien comment vivent les gens qui ont la richesse, mais sûrement il faut que les pauvres gens soient misérables ! »

Et les aristocrates sont aussi frivoles que leurs intendants sont durs :

« Ah ! gars, tu ne sais rien de tout cela ; le bien de l'Angleterre ! ma foi, j'en doute. Dis plutôt qu'il marche comme le premier ministre le mène ; qu'il dit oui ou non comme on lui commande, paradant aux opéras et aux théâtres, hypothéquant, jouant, mascaradant ; ou peut-être, un jour de caprice, il part polir la Haye ou Calais, pour faire un tour et prendre l'air, apprendre le bon ton et voir le monde. Là, à Vienne ou à Versailles, il délabre la vieille succession de son père... Le bien de l'Angleterre ! Dis sa destruction par la dissipation, la discorde et les factions ! »

Parfois, il raille « une gentry stupide, à la tête de liège, sans grâce, la dévastation et la ruine de la contrée, des hommes faits à trois quarts par leurs tailleurs et leurs barbiers » ; ou encore « le comte féodal, hautain, avec sa chemise à jabot et sa canne brillante, qui ne se croit pas fait d'os vulgaires, mais marche d'un pas seigneurial, tandis qu'on ôte chapeaux et bonnets quand il passe ». Mais ce n'est pas seulement la raillerie, c'est l'invective amère ; c'est un mélange saisissant de mélancolie et de colère, c'est parfois presque une menace :

« Pourquoi, s'écrie-t-il au moment d'une élection, pourquoi plierions-nous devant les nobles ? Cela est-il contre la loi ? Car quoi ? un lord peut être un idiot, avec son ruban, sa croix et tout cela. Malgré tout cela, malgré tout cela, à la santé de Héron (de Fox), malgré tout ! Un lord peut être un chenapan avec son ruban, sa croix et tout cela. »

C'est au comte de Breadalbane qu'il adresse un avertissement sanglant :

« Longue vie et santé, mylord, soient vôtres, à l'abri des paysans des Hautes Terres ! Fasse le Seigneur qu'aucun mendiant désespéré, déguenillé, avec un dyrk (un poignard), une claymore (épée à deux mains) ou un fusil rouillé, ne prive la vieille Ecosse d'une vie qu'elle aime — comme lès agneaux aiment le coutelas ! »

Et de quel accent gémit le vieux paysan accablé :

« Le soleil, suspendu au-dessus de ces landes qui s'étendent profondes et larges, où des centaines d'hommes peinent pour soutenir l'orgueil d'un maître hautain, je l'ai vu ce bas soleil d'hiver, deux fois quarante ans, revenir ; et chaque fois m'a donné des preuves que l'homme fut créé pour gémir.

« ...Vois ce malheureux surmené de labeur, si abject, si bas et vil, qui demande à son frère, fait de terre comme lui, de lui permettre de peiner. Et vois ce Ver de terre allier, son compagnon, dédaigner la pauvre prière, insoucieux qu'une femme en pleurs et des enfants sans soutien gémissent.

« Si j'ai été marqué comme l'esclave de ce seigneur, marqué par la loi de la nature, pourquoi un souhait d'indépendance fut-il planté dans mon âme ? Sinon, pourquoi suis-je soumis à sa cruauté ou à son dédain ? Ou pourquoi l'homme a-t-il la volonté et le pouvoir de faire gémir son semblable ? »

Mais soudain, ces plaintes individuelles de Burns ou des pauvres paysans d'Ecosse qui l'entourent, voici que la Révolution française les élargit ; c'est la liberté de tous les hommes qu'il veut adoucir. Le fantôme de la liberté vient d'abord, à la clarté de la lune, errer sur les vastes bruyères désolées.

« Du nord froid et bleuâtre ruisselaient des lueurs avec un bruit sifflant, étrange ; à travers le firmament elles jaillissaient et passaient, comme les faveurs de la fortune, perdues aussitôt que gagnées. Par hasard, je tournais insouciamment mes yeux, et, dans un rayon de lune, je tremblai en voyant se lever un spectre austère et puissant, vêtu comme jadis l'étaient les ménestrels. Eussé-je été une statue de pierre, son aspect m'aurait fait frissonner ; et sur son bonnet était gravée clairement la devise sacrée : Liberté !

« Et de sa harpe coulaient des chants qui auraient réveillé les morts endormis : eh ! eh ! c'était une histoire de détresse comme jamais une oreille anglaise n'en connut de plus grande. Il chantait avec joie ses jours d'autrefois ; avec des pleurs, il gémissait sur les temps présents, mais ce qu'il disait, ce n'était pas un jeu, je ne le risquerai pas dans mes rimes. »

Burns se risque pourtant, et ce n'est plus sous la mystérieuse clarté de la lune, c'est en plein soleil qu'il dresse « l'arbre de la liberté ! »

« Avez-vous entendu parler de l'arbre de France ? Je ne sais pas quel en est le nom ; autour de lui, tous les patriotes dansent, l'Europe reconnaît sa renommée, il se dresse où jadis se dressait la Bastille, une prison bâtie pour les rois, homme, quand la lignée infernale de la superstition tenait la France en lisière, homme !

« Sur cet arbre pousse un tel fruit que chacun peut en dire les vertus, homme ; il élève l'homme au-dessus de la brute. Il fait qu'il se connaît lui-même, homme. Si jamais le paysan en goûte une bouchée, il devient plus grand qu'un lord, homme ; et avec le mendiant il partage un morceau de tout ce qu'il possède, homme !

« Ce fruit vaut toute la richesse d'Afrique, il fut envoyé pour nous consoler, homme, pour donner la douce rougeur de la santé, et nous rendre tous heureux, homme. Il éclaire le regard, il égaie le cœur, il rend les grands et les pauvres bons amis, homme, et celui qui joue le rôle de traître, il l'envoie à la perdition, homme !

« Ma bénédiction suit toujours le gars qui eut pitié des esclaves de la Gaule, homme, et, en dépit du diable, rapporta un rameau d'au-delà des vagues de l'Ouest, homme (c'est de La Fayette que parle Burns). La noble vertu l'arrosa avec soin, et maintenant elle voit avec orgueil, homme, combien il bourgeonne et fleurit ; ses branches s'étendent au loin, homme ! »

Cet arbre de la libellé, cet arbre au fruit savoureux et souverain, il faut le défendre contre la coalition des rois ; que la tête de Louis XVI tombe puisqu'il a voulu attenter à l'arbre sacré !

« Mais les gens vicieux haïssent de voir les ouvrages de la vertu prospérer, homme ; la vermine de la Cour maudit l'arbre et pleura de le voir fleurir, homme. Le roi Louis pensa le couper, quand il était comme un arbuste, homme ; pour cela le guetteur lui fracassa sa couronne, lui coupa la tète et tout, homme !

« Puis, un jour, une bande mauvaise Jit un serinent solennel, homme, qu'il ne grandirait pas, qu'il ne fleurirait pas, et ils y engagèrent leur foi, homme ! Les voilà partis avec une parade dérisoire, comme des chiens chassant le gibier, homme. Mais ils en eurent bientôt assez du métier et ne demandèrent qu'à être chez eux, homme !

« Car la Liberté, debout près de l'arbre, appela ses fils à haute voix, homme ; elle chanta un chant d'indépendance qui les enchanta tous, homme ! Par elle inspirée, la race nouvellement née tira bientôt l'acier vengeur, homme ! Les mercenaires s'enfuirent, elle chassa ses ennemis et rossa bientôt les despotes, homme !

« Que l'Angleterre se vante de son chêne robuste, de son peuplier, de son sapin, homme ! La vieille Angleterre jadis pouvait rire, et briller plus que ses voisins, homme. Mais cherchez et cherchez dans la forêt, et vous conviendrez bientôt, homme, qu'un pareil arbre ne se trouve pas entre Londres et la Tweed, homme ! »

Et Burns termine par des paroles âpres, mais tempérées d'une belle espérance.

« Sans cet arbre, hélas ! cette vie n'est qu'une vallée de chagrin, homme, une scène de douleur mêlée de labeur ; les vraies joies nous sont inconnues, homme, et tout le bonheur que nous aurons jamais est celui au-delà de la tombe, homme !

« Avec beaucoup de ces arbres, je crois, le monde vivrait en paix, homme, l'épée servirait à faire une charrue, le bruit de la guerre cesserait, homme ; comme des frères en une cause commune, nous serions souriants l'un pour l'autre, homme, et des droits égaux et des lois égales réjouiraient toutes les îles, homme !

« Malheur au vaurien qui ne voudrait pas manger cette nourriture délicate et saine, homme ! Je donnerais mes souliers de mes pieds pour goûter ce fruit, je le jure, homme. Prions donc que la vieille Angleterre puisse planter ferme cet arbre, homme, et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour qui nous donne la liberté, homme ! »

Ainsi, par Wordsworth, par Coleridge, par Burns, nous voyons qu'en bien des âmes nobles la Révolution faisait une impression profonde. Ce n'était pas seulement l'esprit tics hauts juristes comme Mackintosh qui était ému par la logique de 'ridée de démocratie. C'étaient les cœurs de poètes qui s'animaient pour la liberté, pour l'humanité pour l'universelle paix. N'y avait-il là que la sublime émotion de quelques intelligences d'élite ? ou bien traduisaient-elles un mouvement plus vaste ? Était-ce le jaillissement de sources solitaires ou bien ces vives eaux révélaient-elles une grande nappe profonde de Révolution ?

 

L'AMPLEUR DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE

Les contemporains étaient très partagés sur la force et l'étendue du mouvement révolutionnaire anglais. Selon les uns, il était restreint et superficiel ; selon les autres, au contraire, il était capable de tout renouveler et de tout emporter. Le délégué suisse dont j'ai parlé, Dehuc, écrit de Londres à ses concitoyens : « Ne croyez point ceux qui vous disent qu'ici une Révolution se prépare. » Mais c'est l'indice que des rumeurs inquiétantes se répandaient en Europe.

Wieland, pour avertir les princes allemands de la nécessité des réformes, note, en janvier 1793, les commotions de la terre anglaise. La chute de Louis XVI est un exemple formidable, et seuls les hommes d'Etat les plus inexpérimentés peuvent se figurer que « cet exemple, couronné d'un tel succès a été donné en vain au monde. Ne voyons-nous pas quelle fermentation des esprits en est résultée précisément chez ces Anglais, qui naguère encore étaient si fiers de leur Constitution et, eu égard à celle des autres pays, avaient le droit de l'être ? Si le bois vert s'allume ainsi, que sera-ce du bois sec ? »

Déjà Thomas Paine, à la fin de son livre sur les Droits de l'Homme, avait annoncé toute une germination d'idées de liberté.

« L'homme, dit-il, qui, à la fin de l'hiver, a cueilli une branche dans la forêt et sur cette branche constate un bourgeon prêt à s'ouvrir, doit bien s'imaginer que sur toutes les branches d'autres bourgeons aussi sont prêts d'éclore. Ainsi les pensées nouvelles qui s'éveillent en l'un de nous sont le signe que des pensées analogues commencent à s’ouvrir en beaucoup d'esprits. »

Mais c'étaient là des conjectures bien incertaines, car la végétation des idées n'obéit pas à des lois de simultanéité, à des crises de saison comme la végétation naturelle, et dans la grande forêt humaine, remuée par les souffles nouveaux, l'éclosion de quelques bourgeons est parfois singulièrement hâtive, et devance de loin le travail des sèves et des esprits. Godwjn, dans le chapitre Ier du 4e livre de Enquiry concerning political justice, rédigé de 1791 à 1793, dit ceci :

« Rien n'est plus facile, pour un homme d'un tempérament un peu vif, que de s'exagérer à lui-même la force de son parti. Il n'a peut-être de relations qu'avec des hommes qui pensent comme lui, et un tout petit nombre d'individus lui paraît être le monde entier. Demandez à des hommes de tempéraments différents et d'habitudes de vie différentes combien il y a, à cette heure, de républicains en Ecosse et en Angleterre, et vous vous heurterez immédiatement aux réponses les plus contradictoires. »

Combien de républicains ? Il suffisait qu'on pût se poser cette question pour être sûr qu'il y avait dans l'esprit anglais une grande agitation et un grand trouble. Dans les commencements de 1792 se manifestaient partout des forces d'opposition. Les Sociétés politiques pullulèrent dans tout le royaume. Le cordonnier Thomas Hardy, Ecossais de naissance, établi à Londres, fondait, le 25 janvier, la Société des Correspondants de Londres, divisée en sections de quarante-cinq membres, et étendant ses rameaux dans tout le pays. Au dire de Hardy, elle comptait à la fin de l'année vingt mille membres, « nombre qui dépasse de beaucoup le corps entier d'électeurs dont dépend une majorité à la Chambre des Communes ».

Mais, à ces mouvements de réforme s'opposaient des forces de résistance et de conservation formidables. Quelque oligarchique que fût la Chambre des Communes, elle eût cédé, au moins en partie, aux forces de démocratie et de progrès si celles-ci avaient été dominantes.

Or, à mesure que les événements se développent, les hommes libéraux et éloquents, les Fox, les Sheridan. les Grey, qui défendaient au Parlement la Révolution française et le principe d'une sage réforme constitutionnelle, sont de moins en moins écoutés. Leur voix est couverte par des clameurs croissantes, et une grande part de leurs amis fait défection. Eux-mêmes, d'ailleurs, n'osaient pas proposer un régime de démocratie : et il semble qu'ils s'engagent à regret dans la lutte.

 

FOX.

Il est visible que Fox ne recherchait pas le débat, ou, du moins, qu'il ne voulait pas le pousser à fond. Il admirait la Révolution française. Il célébrait, à la Chambre des Communes même, l'héroïsme des combattants du 14 juillet. Il allait jusqu'à dire dans la séance du 15 avril 1791 :

« J'estime que le nouveau gouvernement de France est bon parce qu'il tend à rendre heureux ceux qui y sont soumis... Je sais que le changement de système qui s'est produit dans ce pays a provoqué les opinions les plus diverses : mais, pour moi, je tiens à dire que j'admire la nouvelle Constitution de France, considérée en son ensemble, comme le plus prodigieux et le plus glorieux édifice de liberté qui ait été élevé sur le fondement de l'intégrité humaine en aucun temps et en aucun paysAs the most stupendous and glorious édifice of liberty, which had been erected on the foundation of human integrity in any time or country. »

C'était un magnifique témoignage, mais ce n'était, en quelque sorte, qu'un incident de parole. Fox se gardait bien de faire application à l'Angleterre des principes de la Révolution française. Même dans la première discussion sur le bill de Québec, dans la séance du 6 avril 1791, il ne fit qu'une très légère allusion à la France. Et pourtant, le Canada ayant été possession française, il eût été assez naturel, quand on discutait sur la nouvelle Constitution canadienne, de parler de la nouvelle Constitution française. Fox se borna à dire qu'il était singulier de créer des ordres nobiliaires au Canada au moment où la noblesse était abolie en France ; et, au demeurant, c'est surtout aux républiques américaines qu'il emprunta la plupart de ses exemples et de ses arguments.

Que voulait-il donc ? Evidemment il n'avait pas renoncé encore, en 1791, à l'espoir de rentrer au ministère : il ne voulait ni offenser le roi, ni effrayer en Angleterre les amis de la Constitution en proposant comme règle la politique française. Il espérait seulement que l'exemple de la France agirait d'une façon en quelque sorte insensible sur les esprits, et que les éléments populaires de la Constitution anglaise, seraient peu à peu renforcés sans crise et presque sans combat. Mais Burke devinait cette tactique de pénétration et d'enveloppement : et c'est elle qu'il redoutait le plus. Il se hâta d'amener au Parlement même un éclat.

Au risque de se brouiller mortellement avec Fox, son disciple et son ami, il voulut l'acculer, l'obliger ou à désavouer la Révolution française ou à se compromettre avec elle. Fox, averti de ce dessein, alla trouver Burke le matin du 21 avril et lui dit :

« Je sais que Pitt a tenté de me desservir auprès du roi en me présentant comme un républicain. Prenez garde ! Vous allez faire le jeu de Pitt en jetant dans le Parlement la question de la Révolution française. »

Mais Burke avait pris son parti d'une rupture et, dans la séance du 6 mai, sans y être provoqué par aucune parole, il attaqua à fond la Révolution française. Fox répondit avec fermeté que la discussion de Burke était hors de propos et qu'il ne se prêterait pas à ce jeu : mais que, si Burke voulait instituer sur la Révolution française un débat précis, il serait aisé de démontrer qu'on pouvait admirer la Révolution sans être tenté de l'imiter.

« Que ceux qui disent qu'on désire imiter ce que l'on admire montrent d'abord que les circonstances sont les mêmes dans les deux pays. Il incombe à mon honorable ami de montrer que notre pays est dans la situation précise de la France au temps de \u Révolution française, avant d'avoir le droit d'user de cet argument. Quand il aura fait cela, je suis prêt à dire que la Révolution française doit être l'objet d'imitation pour notre pays... Si le Comité décide que mon honorable ami peut poursuivre sa discussion sur la Révolution, je quitterai la Chambre et si quelque ami veut bien m'envoyer un mot quand le bill de Québec reviendra en discussion, je rentrerai pour le discuter... Et, quand le moment convenable pour un débat de cette sorte sera venu, si faibles que soient mes moyens, comparés à ceux de mon honorable ami, je maintiendrai, contre la force supérieure de son éloquence, que les Droits de l'Homme, que mon honorable ami a ridiculisés, comme n'étant que la chimère d'un visionnaire, sont, en fait, la base et le fondement de toute Constitution rationnelle et même de la Constitution anglaise elle-même, comme le prouve le livre des statuts. »

Ainsi, Fox était comme partagé entre l'instinct de prudence, qui lui conseillait d'éviter ce débat terrible et l'entraînement généreux de sa pensée. Il avait blessé cruellement Burke en disant « qu'il avait été averti, par les plus hautes et les plus respectables autorités, que discuter à la hâte et sans information, de graves événements ne faisait honneur ni à la plume qui écrivait, ni à la langue qui parlait ».

Quoi ! Burke ne connaissait donc pas l'histoire vraie de la Révolution française ! et c'était un ami qui l'offensait aussi gravement ! Soit que son esprit se fût aigri, soit qu'il cherchât prétexte à enfoncer de plus en plus le Parlement dans cette querelle, Burke se répandit de nouveau en invectives amères contre la France. Et se tournant vers Fox, il lui cria : « Fuyez, fuyez la Constitution française... — Est-ce donc une rupture d'amitié ? demanda Fox à demi-voix. — Oui, c'est une rupture d'amitié. »

Minute tragique, car ce déchirement du parti whig va laisser sans contre-poids les passions conservatrices de l'Angleterre. Les destinées de l'Europe se jouaient peut-être en ce moment. Qui sait si un parti whig, uni et fort, n'aurait pas réussi à modérer les mouvements de l'opinion anglaise et amené à mettre en garde la France révolutionnaire contre les imprudences de parole qui compromirent la cause de la paix ? Fox se leva, ému jusqu'aux larmes par cette brusque rupture d'une amitié déjà ancienne.

« Il y a eu entre nous, dit-il, bien des divergences d'opinions, qui ne nous ont point brouillés : mon honorable ami dira pourquoi nous ne pouvons, sans rupture d'amitié, différer sur la Révolution française comme sur d'autres sujets. »

C'est, qu'en vérité, il ne s'agissait point là d'un dissentiment secondaire ; c'était un abîme qui s'ouvrait.

« Je ne puis croire que la conduite de mon honorable ami procède du désir de m'offenser. Mais elle produit le même effet. Car mes contradicteurs affectent de considérer comme des principes républicains les principes que j'ai essayé d'introduire dans la nouvelle Constitution du Canada et ils en sont bien loin ; et, en discutant, à propos de ce bill, sur la Révolution, mon honorable ami a donné quelque crédit et quelque poids à ces accusations de mes contradicteurs. J'éprouve quelque déplaisir et une naturelle répugnance à être catéchisé sur mes principes politiques. C'est la première fois que j'entends dire à un philosophe que, pour rendre justice à l'excellence de la Constitution anglaise, il faut ne jamais parler d'elle sans outrager toute autre Constitution au monde. Pour ma part, j'ai toujours pensé que la Constitution anglaise était imparfaite et défectueuse en théorie, niais qu'en pratique elle était excellemment adaptée à notre pays. Je l'ai dit bien des fois publiquement : mais, parce que j'admire la Constitution anglaise, dois-je conclure qu'il n'y a aucune part de la Constitution des autres pays qui soit digne d'estime, ou que la Constitution anglaise n'est pas toujours susceptible de perfectionnement ? Je ne consentirai jamais à outrager toute autre Constitution, ni à exalter la nôtre de façon aussi extravagante que l'honorable gentleman semble penser qu'elle le mérite. Pour prouver qu'elle n'est pas parfaite, il suffit de rappeler les deux réformes proposées en ces dernières années : la réforme relative à la représentation au Parlement, soutenue par le chancelier de l'Echiquier (Pitt), en 1783, et la réforme de la liste civile soutenue par mon honorable ami...

« Je rappelle à mon honorable ami, si enthousiaste de notre Constitution, qu'en 1783, quand le discours de la Couronne s'affligea que les colonies anglaises, séparées de la métropole, fussent privées des bienfaits de la monarchie, il ridiculisa ce discours et il le compara au propos d'un homme qui, sortant d'un salon et ouvrant la porte, dirait : « A mon départ, laissez-moi vous recommander une monarchie ». Les Français ont fondé leur nouveau gouvernement sur le meilleur des principes de gouvernement, sur le bonheur du peuple. Les Français sont une grande Nation : qui ne se réjouirait qu'ils aient secoué la tyrannie du plus terrible despotisme et qu'ils soient devenus libres ? Sûrement, nous ne devons pas désirer que la liberté soit accaparée par nous. »

Pitt assistait, impassible, à la lutte des deux hommes. La décomposition commençante du parti whig lui livrait l'avenir. La voie moyenne où s'engageait Fox était impossible à tenir. Les démocrates ardents ne voulaient pas se borner à admirer la Révolution : ils voulaient l'imiter tout de suite, non pas sans doute brutalement, mais hardiment : ils voulaient appliquer à l'Angleterre le principe de la souveraineté nationale et de la démocratie et, contre leurs prétentions, contre le livre audacieux de Paine où elles étaient formulées, toutes les puissances conservatrices de l'Angleterre se soulevaient. La politique intermédiaire de Fox eût été peut-être praticable si la Constitution de 1791 avait duré, si la Révolution française était entrée dans une période d'équilibre légal et de développement paisible.

Mais le 20 juin et le 10 août éclataient comme des coups de foudre. La Révolution semblait avoir je ne sais quelle impatience électrique. Elle attirait et elle défiait le monde : Avec moi ou contre moi ! Ainsi, le moindre souffle de réforme qui passait sur l'Angleterre y portait les étincelles de l'incendie voisin. Fox s'épuisait en vain, dans la lutte la plus généreuse et la plus noble, à maintenir la liberté traditionnelle de l'Angleterre, à protéger Paine, dont il désavouait d'ailleurs les doctrines, contre la violence et l'arbitraire des juges, à protester contre le langage provocateur des Sociétés contre-révolutionnaires anglaises. Il était comme submergé par une vague croissante de réaction.

« Voici maintenant, s'écriait-il le 13 décembre 1792, la crise que je crois vraiment redoutable. Nous sommes venus à un moment où la question se pose, si nous allons donner au Roi, c'est-à-dire au pouvoir exécutif, tout pouvoir sur nos pensées ; si nous allons résigner l'exercice de nos facultés naturelles aux ministres de de l'heure présente, ou si nous maintiendrons qu'en Angleterre aucun homme n'est criminel que s'il commet des actes défendus par la loi. Voilà ce que j'appelle une crise plus dangereuse, plus redoutable, qu'aucune de celles que nous offre l'histoire de ce pays. Je n'ignore pas assez l'étal présent des esprits et les ferments artificieusement créés pour ne pas savoir que je soutiens ici une opinion bien près d'être impopulaire. Ce n'est pas la première fois que j'ai encouru le même hasard. Mais je veux résister au courant de l'opinion populaire. Je veux agir contre le cri du moment, dans la confiance que le bon sens et la réflexion du peuple sauront me soutenir.

« Je sais bien qu'il y a des Sociétés qui ont publié des opinions et mis en circulation des pamphlets contenant des doctrines qui tendent, si vous le voulez, à renverser nos institutions. Je dis qu'elles n'ont rien fail d'illégal en cela ; car ces pamphlets n'ont pas été supprimés par la loi. Montrez-moi la loi qui ordonne que ces livrés seront brûlés et je reconnaîtrai l'illégalité de leur procédé. Mais s'il n'y a pas de telle loi, vous violez la loi en agissant sans autorité légale. Vous prenez sur vous de faire ce que vous n'avez point qualité tic faire et vous avez couvert cela de vos votes. Quelle est la marche prescrite par la loi ? Si des doctrines sont publiées qui tendent à renverser la Constitution dans l'Eglise et dans l'Etat, vous devez informer sur ce fait dans une cour de justice. Qu'avez-vous fait ? Vous prenez sur vous, par votre seule autorité, de supprimer ces livres, d'ériger tout homme, non seulement en inquisiteur, mais en juge, en espion, en policier — d'animer le père contre le fils, le frère contre le frère, le voisin contre le voisin, et c'est par de tels moyens que vous croyez maintenir la paix et la tranquillité du pays ?

« Vous vous êtes appuyés, dans tous vos aces, sur les principes de l'esclavage. Vous négligez, dans votre conduite, le fondement de tout gouvernement légitime, les droits du peuple : et, en exhibant cet épouvantail, vous semez la panique pour sanctifier votre violation des lois, et cette violation des lois engendre les maux que vous redoutez. Un extrême conduit naturellement à l'autre. Ceux qui craignent le républicanisme se réfugient à l'abri de la couronne. Ceux qui désirent une réforme et qui sont calomniés sont jetés de désespoir dans le républicanisme. Et c'est là le mal que vous craignez.

« C'est aux extrêmes que le peuple est précipité par les agitations ; et il y a une diminution graduelle de ce parti moyen — gradual decrease of that middle order of men —) qui redoute autant le républicanisme que le despotisme. Ce parti moyen, qui avait conservé à ce pays tout ce qu'il y a de précieux dans la vie, tous les jours, je suis désolé de le dire, il décroît ; mais, permettez-moi d'ajouter que tant que ma faible voix pourra se faire entendre, ce parti ne sera pas complètement éteint ; il restera toujours un homme qui, entre les extrêmes, maintiendra le point central. Je suis outragé d'un côté : je puis être attaqué de l'autre ; je puis être flétri à la fois et comme un boutefeu et comme un tiède politicien ; mais, quoique j'aime la popularité et quoique rien ne me soit aussi précieux, hors de ma propre conscience, que la bonne opinion et la confiance de mes concitoyens, aucune tentation ne m'amènera à me joindre à l'association (contre-révolutionnaire) qui a pour objet un changement dans la base même de notre Constitution. »