HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VI. — L'IDÉE RÉVOLUTIONNAIRE EN SUISSE

 

SECONDE PARTIE.

 

 

LES SALAIRES

Le prolétariat anglais n'est pas soulevé non plus par une révolte d'extrême misère. Sans doute il y avait, surtout chez les prolétaires ruraux, d'effroyables souffrances. Mais, dans l'ensemble, les ouvriers anglais avaient bénéficié de l'essor de l'industrie anglaise.

Marx a écrit : « Pendant la période manufacturière proprement dite, le mode de production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation légale du salaire aussi impraticable que superflue. »

Et ainsi les lois restrictives du salaire, celles qui lui imposaient un maximum, tombaient peu à peu ou demeuraient inefficaces. Mais ce que Marx, dans le sombre tableau qu'il trace de cette période de l'histoire du prolétariat anglais, n'ajoute pas, c'est que, en fait, la hausse des salaires, au cours du XVIIIe siècle, avait été grande. J'ai déjà cité le texte de Forster constatant que le salaire des ouvriers anglais en 1790 est deux ou trois fois supérieur à celui de l'ouvrier allemand. Mais il suffit d'ouvrir Adam Smith pour y saisir ce progrès des salaires. Adam Smith a une sorte d'ingénuité scientifique : il observe les phénomènes sociaux sans aucun parti pris de classe. Nous avons vu tout à l'heure avec quelle impartialité il notait le dommage causé aux ouvriers par les lois sur les coalitions. Il trouve injuste que les ouvriers ne puissent se coaliser tandis que la coalition des patrons est permanente. Il est si peu enclin à l'optimisme au sujet de la condition des ouvriers, que c'est dans son œuvre que Lassalle a cru trouver la première formule de la loi d'airain. Et Smith note, sans précaution aucune, que c'est par un prélèvement sur le travail qu'est constitué, le profit des capitalistes ! Il commence son fameux chapitre : Des salaires du travail, par ces mots :

« Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c'est le produit du travail. Dans cet état primitif qui précède l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l'ouvrier. H n'a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. Si cet état eût continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail. Toutes les choses seraient devenues par degré de moins en moins chères. Elles auraient été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans cet état de choses, des marchandises produites par des quantités égales de travail se seraient naturellement échangées l'une contre l'autre...

« Mais cet état primitif, dans lequel l'ouvrier jouissait de tout le produit de son propre travail, ne put pas durer au-delà de l'époque où furent introduites l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux. Il y avait donc longtemps qu'il n'existait plus, quand la puissance productrice du travail parvint à un degré considérable, et il serait sans objet de rechercher plus avant quel eût été l'effet d'un pareil état de choses sur la récompense ou le salaire du travail.

« Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre te produit du travail appliqué à la terre.

« Il arrive rarement que l'homme qui laboure la terre possède, par devers lui de quoi vivre jusqu'à ce qu'il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d'un maître, le fermier qui l'occupe, et qui n'aurait pas d'intérêt à le faire s'il ne devait pas prélever une part sur le produit de son travail. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.

« Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d'un maître qui leur avance la matière du travail ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu'à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que le travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c'est cette part qui constitue son profit. »

De même qu'il ne voile pas l'origine du profit capitaliste, Smith ne voile pas l'antagonisme du capitaliste et du salarié.

« C'est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les maîtres donner le moins qu'ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. »

Et dans cette lutte, la permanente et tacite coalition patronale a naturellement l'avantage.

A ces causes sociales de dépression des salaires s'ajoutent des causes économiques. La loi de l'offre et de la demande avilit le prix du travail quanti le travail est offert en trop grande abondance et, comme les hauts salaires, en encourageant le mariage et la reproduction de la force de travail, tendent à accroître l'offre du travail, ils tendent par là même à se convertir en moindres salaires. C'est ce que dit Smith dans le passage que Lassalle oppose aux économistes et où il a cru trouver la première affirmation de la loi d'airain.

« Si la demande de travail va continuellement en croissant, la récompense du travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des ouvriers un encouragement tel qu'ils soient à même de répondre à cette demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante. Supposez dans un temps cette récompense moindre que ce qui est nécessaire pour produire cet effet, le manque de bras la fera bientôt monter, et, si vous la supposez dans un autre temps plus forte qu'il ne faut pour ce même effet, la multiplication excessive d'ouvriers la rabaissera bientôt à ce taux nécessaire. »

Mais, en vérité, Lassalle se contente à très bon compte. Il s'écrie, en citant ce passage/ que son adversaire, Wirth, a eu « l'audace inouïe d'en appeler contre lui à Adam Smith ». Mais c'est Wirth qui a raison, et Lassalle, en isolant ces phrases, a complètement dénaturé la pensée d'Adam Smith. Car la loi de la population n'est pas, pour Smith, la seule qui agisse sur les salaires. Oui, dans un pays où l'industrie serait stagnante, où le capital ne s'accroîtrait pas, où la demande des bras resterait la même, cette loi de la population fonctionnerait avec la rigueur d'une loi d'airain.

« Si, dans un tel pays, les salaires venaient jamais à monter au-delà du taux suffisant pour faire subsister les ouvriers et les mettre en état d'élever leur famille, la concurrence des ouvriers et l'intérêt des maîtres réduiraient bientôt ces salaires aux taux les plus bas épie puisse permettre la simple humanité. »

Mais, dans les pays où l'industrie est en croissance, où elle a toujours besoin de plus de main-d'œuvre, les ouvriers peuvent hausser graduellement leurs salaires au-dessus du niveau vital. De plus, il apparaît à ces pays qu'ils ont intérêt pour leur production même, à avoir une classe ouvrière bien nourrie et bien payée, et la force de l'opinion, dans la nation où l'industrie est prospère, s'ajoute à la force d'élan de l'industrie elle-même pour élever la condition des salariés. Or c'est, selon Smith, le cas de l'Angleterre du XVIIIe siècle.

« La demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec l'accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela. L'accroissement des revenus et des capitaux est l'accroissement de la richesse nationale, donc la demande de ceux qui vivent de salaires augmente naturellement avec l'accroissance de la richesse nationale et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela. Ce n'est pas l'étendue actuelle de la richesse nationale, mais c'est son progrès continuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail... Dans la Grande-Bretagne, le salaire du travail semble, dans le temps actuel, être évidemment au-dessus de ce qui est précisément nécessaire pour mettre l'ouvrier en état d'élever une famille...

« En Angleterre, l'agriculture, les manufactures et le commerce ont commencé à faire des progrès beaucoup plus tôt qu'en Ecosse. La demande de travail, et par conséquent son prix, ont dû nécessairement augmenter avec ces progrès.

« Ils se sont aussi considérablement élevés depuis ce temps. »

Et ce n'est pas seulement le taux nominal des salaires qui s'est accru ; c'est le bien-être réel des ouvriers. « La récompense réelle du travail, la quantité réelle des choses propres aux besoins et commodités de la vie qu'il peut procurer à l'ouvrier, a augmenté, dans le cours de ce siècle, dans une proportion bien plus forte encore que son prix en argent. Non seulement le grain a un peu baissé de prix, mais encore beaucoup d'autres denrées qui fournissent au pauvre, économe et laborieux, des aliments sains et agréables, sont descendues à un prix infiniment plus bas...

« Les manufactures de toiles et de draps communs se sont perfectionnées au point de fournir aux ouvriers des habillements meilleurs et à moindre prix, et de plus une quantité d'ustensiles de ménage agréables et commodes... Les plaintes que nous entendons chaque jour sur les progrès du luxe qui gagne les ouvriers les plus pauvres, lesquels ne se contentent plus aujourd'hui de la nourriture, des vêtements et du logement qui leur suffisaient dans l'ancien temps, ces plaintes nous prouvent que ce n'est pas seulement le prix pécuniaire du travail, mais que c'est aussi sa récompense réelle qui a augmenté. »

Notez qu'Adam Smith ne plaide pas. Il ne soutient aucune thèse, puisque ce développement de prospérité générale a eu lieu sous un régime de réglementation et de monopole qu'il condamne. Il ne force pas les couleurs, car il met le lecteur en garde contre les exagérations optimistes. « Depuis ce temps, le revenu pécuniaire et la dépense de ces familles (ouvrières) ont considérablement augmenté dans la plus grande partie du royaume, dans quelques endroits plus, dans d'autres moins, mais presque nulle part autant qu'on l'a avancé dernièrement au public, dans certaines évaluations exagérées de l'état actuel des salaires. » Ainsi les affirmations d'Adam Smith sont solides et de bonne foi.

J'observe que, dans le débat sur le minimum de salaires institué en 1795 et 1796, à un moment où la guerre, le déficit des récoltes avaient causé une grande détresse dans une partie du peuple anglais, c'est seulement les travailleurs de l'agriculture que Whitbread songe à protéger. — Whitbread's Bill to regulate the wages of labourers in Husbandry : Bill de Whitbread pour régler les salaires des travailleurs agricoles —. Je sais bien que Whitbread semble parler un moment d'une diminution générale des salaires depuis un siècle. « S'il était, dit-il, nécessaire de se référer à une autorité, je citerais les écrits du docteur Price, où il montre que, dans le cours de deux siècles, le prix du travail n'a pas grandi plus de trois ou quatre fois, tandis que le prix des subsistances a crû dans la proportion de six ou sept, et celui des vêtements pas moins de quatorze ou quinze dans la même période ». Mais d'abord les affirmations du docteur Price, un vigoureux esprit gâté par l'esprit de système, sont souvent tendancieuses et paradoxales. Je ne m'arrête point à la réfutation qu'en a faite Pitt. « L'autorité du docteur Price, dit-il le 12 février 1796, a été invoquée pour montrer le grand accroissement de prix de quelques articles de subsistances, comparé au faible accroissement des salaires du travail. Mais les statistiques du docteur Price sont erronées, car il compare les gains des travailleurs dans la période qu'il prend pour terme de comparaison avec le prix des provisions et les gains des travailleurs d'aujourd'hui avec le prix qu'ont aujourd'hui les mêmes articles, sans prendre garde au changement des circonstances et à la différence des provisions. Le blé, qui était alors à peu près la même subsistance des travailleurs, est maintenant remplacé par des produits à meilleur marché et il n'est pas juste de conclure épie les salaires de travail sont loin de faire équilibre aux prix des subsistances, parce qu'ils ne peuvent plus se procurer la même quantité d'un article dont les travailleurs n'ont plus le même besoin. »

Est-ce aux pommes de terre que Pitt fait allusion quand il parle des « substituts à meilleur marché, cheaper substitutions », qui dans la consommation du peuple remplacent en partie le pain ? Ce serait sous couleur d'apologie un terrible aveu de misère. Mais, encore une fois, je ne veux pas entrer dans ces calculs où la dispute est infinie. Il y a une contradiction entre les paroles de Pitt, reconnaissant que le blé a renchéri, et celles de Smith écrivant vingt ans plus tôt qu'il est meilleur marché au XVIIIe siècle qu'au siècle précédent. Sans doute Pitt n'était attentif qu'à la hausse immédiate. Mais ce qui à mes yeux domine tout et confirme les indications générales d'Adam Smith, c'est que Whitbread et ses amis parlent exclusivement des salariés agricoles. Là, la misère était grande. La politique d'envahissement terrien de l'aristocratie se poursuivait implacablement. Les domaines communaux étaient enclos et accaparés par les grands propriétaires. Le nombre tics cottages, des petites maisons paysannes indépendantes diminuait de moitié, comme Price l'établit dans son livre sur la Population en Angleterre. Et tous ces paysans, tombés au rang de prolétaires, immobilisés par la loi du certificat, touchaient à l'extrême détresse. « Je veux, s'écriait Whitbread, délivrer les pauvres travailleurs d'un état de dépendance servile ; je veux rendre l'agriculteur, qui emploie ses jours à un travail incessant, capable de nourrir, de vêtir et de loger sa famille avec quelque degré de confort ; je veux exempter la jeunesse de ce pays de la nécessité d'entrer dans l'armée et la marine ou d'aller en bandes dans les grandes villes pour y trouver leur subsistancefrom flecking to great towns for subsistence — ; je veux mettre celui qui laboure, sème et bat le blé en état de goûter aux fruits de son industrie, en lui donnant droit à une part du produit de son travail. » Il n'y a pas de contradiction, entre ces paroles de Whitbread et celles de Burdon disant le même jour à la Chambre des Communes : « Par les prix moyens du travail pendant quelques années, la Chambre doit voir que les salaires des travailleurs ont considérablement augmenté ; » car c'est seulement aux salaires agricoles épie s'applique la démonstration de Whitbread. C'est ce que précise encore un autre partisan du bill, Leclemere : « Il n'y a pas de travailleur agricole qui puisse en ce moment s'entretenir confortablement, lui et sa famille — No agricultural labourer could at present support himself and his family with confort —, car un pain d'orge est à l'énorme prix de douze deniers, tandis que tout le salaire d'un jour de travail ne s'élève pas à plus d'un shilling... Je conclus que le minimum du travail agricole doit être fixé. »

Visiblement, c'est là l'effet extrême de la grande transformation économique qui achevait la ruine de la petite propriété paysanne au profit des grandes fermes à pâturages et qui dépeuplait les campagnes au profit de l'industrie manufacturière grandissante. Whitbread le note expressément lorsqu'il se propose d'arrêter l'émigration par bandes des travailleurs agricoles vers les grandes villes ; et Price se trompait à coup sûr lorsqu'il soutenait que la crise agraire avait pour effet de diminuer la population totale, celle des villes et de Londres même, comme celle des campagnes. Il y avait essor de la population industrielle et de l'industrie et, dans cette croissance des forces productives, croissance générale des salaires industriels.

Donc, en 1789, pas plus que le prolétariat anglais n'avait un assez haut degré de conscience de classe et d'unité pour formuler des revendications économiques d'ensemble, il n'était tombé à un si profond degré de misère et de souffrance qu'il ne lui restât d'autre ressource que la révolte immédiate. Au contraire, il sentait son intérêt lié à l'industrie anglaise et il verra avec ombrage tout ce qui pourrait menacer la suprématie industrielle et marchande de l'Angleterre.

 

GENTRY ET MANUFACTURIERS

Aussi bien, la scission des deux grandes classes de possédants anglais, de la classe foncière à la classe industrielle, qui permettra au prolétariat anglais du xix° siècle d'agir sur la législation du pays, ne s'est pas encore produite. Cette scission est en germe dans les théories d'Adam Smith ; car, le jour où la classe industrielle, rompant avec le système de réglementation et de monopole, réclamera l'entière liberté commerciale pour reconquérir le marché du monde et faire de l'Angleterre l'entrepôt universel, elle se heurtera à la résistance de la grande propriété foncière.

Mais, en 1789, l'accord politique conclu depuis la Révolution de 1688 entre la nouvelle aristocratie foncière et la grande bourgeoisie d'affaires subsiste encore. Les grands commerçants, les grands industriels soutiennent le régime du monopole colonial et de la protection douanière comme les grands propriétaires fonciers.

En même temps que l'accord politique, l'équilibre social se maintient entre les deux grandes classes de possédants : la grande propriété foncière s'accroît par la ruine de la peasantry, comme la grande propriété industrielle s'accroît par le développement du système des manufactures et par l'élargissement constant des débouchés. Pourtant, il est visible déjà, à bien des symptômes, que l'axe de la richesse et de la puissance économique se déplace peu à peu au profit de l'industrie, et la classe industrielle commence à trouver qu'elle n'a pas dans la Constitution anglaise une part d'influence politique proportionnée à sa puissance sociale. Elle commence notamment à réclamer une réforme de la loi électorale. Mais c'est un mouvement lent et une prétention mesurée.

 

LE SECOND PITT.

Et il se trouve que le ministre dirigeant d'Angleterre, un conservateur de génie, a le sens de cette transformation nécessaire. Il donne à la bourgeoisie capitaliste confiance en elle-même et en l'avenir. II lui promet, au moment voulu, des satisfactions précises sans la jeter dans l'inconnu de la démocratie. Et il s'applique à défendre les grands intérêts de la classe capitaliste anglaise tout en assurant à la nation anglaise le bien de la paix et de solides finances.

En 1783, simple député, il défend contre Fox et les libéraux la Compagnie de l'Inde : il ne veut pas que l'Etat profite de sa détresse pour la soumettre à un contrôle et à une direction qui ressemblaient à une expropriation.

« Je reconnais, dit-il avec une vigueur qui groupait autour de lui tous les hommes d'affaires de la Cité, que je suis assez faible pour respecter les droits inscrits dans des chartes et qu'en proposant un nouveau système de gouvernement et de contrôle, je ne dédaigne pas de consulter ceux qui, ayant le plus grand intérêt dans la matière qu'il faut réformer, sont le plus capables de donner d'utiles avis. Je reconnais l'énorme transgression qu'il y a à agir avec leur consentement plutôt que par violence. Je reconnais que, dans le bill que je vous propose, je me suis réglé moi-même sur les idées des propriétaires d'actions de l'Inde Orientale, sur le sens et la Sagesse de ces hommes qui connaissent le mieux ce sujet et qui y ont un intérêt essentiel. » (Parliamentary speeches, 14 janvier 1784).

La grande bourgeoisie avait vraiment trouvé son homme d'Etat. Le bill qui atteignait la Compagnie des Indes fut voté par la Chambre des Communes, mais le roi George III y était hostile. Il redemande leurs portefeuilles aux ministres et appelle au pouvoir le jeune Pitt. Celui-ci accepte, malgré l'opposition violente de la majorité de la Chambre des Communes. Et il soutient hardiment contre elle la prérogative royale.

« Je veux soutenir toute la Constitution selon sa vraie doctrine : je veux sauvegarder à la fois les droits des branches de la législature et ceux du souverain. Ces droits du souverain, la Constitution les a définis avec autant de soin que ceux de la Chambre des Communes, et c'est le devoir des ministres et des membres de cette Chambre de soutenir également les droits de l'un et de l'autre... La Constitution de ce pays est sa gloire, mais c'est dans un juste équilibre que réside son excellence. Également affranchie des désordres de la démocratie et de la tyrannie monarchique, sa beauté consiste dans le mélange de ces éléments. C'est un gouvernement mixte que la sagesse de nos aïeux a conçu et que c'est notre devoir à tous de soutenir. Us ont expérimenté les vicissitudes et les désordres d'une république. Ils ont senti le vasselage et le despotisme d'une monarchie pure. Ils ont abandonné l'un et l'autre, et, en fondant les deux, il ont extrait un système qui fait l'envie et l'admiration du inonde. C'est la forme de gouvernement qui constitue l'orgueil des Anglais et qu'ils n'abandonneront qu'avec la vie. » (1er mars 1784.)

Mais, à quoi auraient servi à Pitt ces théories et ces formules sur le gouvernement tempéré, s'il y avait eu dans le pays une grande puissance sociale cherchant dans une forme de gouvernement plus simple, plus décisive, une garantie ?

Au contraire, les grands intérêts capitalistes et industriels qui dominaient de plus en plus l'Angleterre et qui entraînaient dans leur orbite le prolétariat incertain encore et subordonné voulaient être garantis aussi bien contre l'omnipotence parlementaire que contre l'absolutisme royal ; et ils trouvaient leur force dans l'équilibre du pouvoir.

 

PITT ET LA RÉFORME ÉLECTORALE

Pitt, après quelques mois de lutte, fait appel au pays pour la dissolution des Communes et il obtient une majorité. Ce n'est point un conservateur borné, et il cherche à introduire une réforme limitée dans le système de représentation de l'Angleterre, tout en se gardant de tout entraînement vers le suffrage universel. Il dit, le 18 avril 1785 :

« En abordant cette question, je suis sûr de rencontrer bien des résistances, car il est des personnes qui sont opposées à toute espèce de réforme. Mais je me lève avec plus d'espoir que je n'en ai jamais eu et cet espoir me paraît solide et fondé en raison. Jamais les esprits des hommes n'ont été aussi éclairés qu'ils le sont en cette matière. Jamais le moment ne fut plus propice à la discussion. Un grand nombre des objections qui ont été faites jusqu'ici à la réforme ne portent pas contre la proposition que je vais vous soumettre et la question, en vérité, est toute neuve pour cette Chambre.

« Je sais la difficulté qu'il y a à proposer un plan de réforme. Le nombre des gentlemen qui y sont hostiles est légion. Ceux qui, avec un respect superstitieux, révèrent la Constitution au point- de ne pas oser toucher même à ses défauts, ceux-là ont toujours réprouvé toute tentative de purifier la représentation. Ils reconnaissent ce qu'il y a en elle d'inégalités et d'impuretés ; mais, dans leur enthousiasme pour le grand édifice, ils ne veillent pas tolérer qu'un réformateur, de ses mains profanes, vienne réparer les dommages qu'il a souffert du temps.

« D'autres qui, percevant les défauts nés des circonstances, seraient désireux de les amender, résistent cependant à cette tentative, pour la raison que, si une fois nous touchons à la Constitution en un seul point, le respect qui nous a jusqu'ici préservés des audacieux interprètes de l'esprit d'innovation tombera et que l'on ne peut prévoir à quelle extrémité on sera conduit sous prétexte de réformation. Il y en a d'autres, mais j'avoue que pour ceux-là je n'ai pas le même respect, qui considèrent que l'état présent de la représentation est pur et convenable à tous les desseins, conforme à tous les principes de la Constitution. La Chambre des Communes est un édifice ancien qu'ils sont habitués à regarder avec révérence et respect ; depuis le berceau ils sont accoutumés à voir en elle un modèle irréprochable : leurs ancêtres ont joui de la liberté et de la prospérité à l'abri de cet édifice, et toute tentative pour y faire le moindre changement paraît impie et sacrilège à ces fanatiques admirateurs de l'antiquité. Personne ne révère plus que moi cette institution antique ; mais tout le monde sait que les meilleures institutions, pareilles à des corps humains, portent en elles-mêmes des germes de décadence et de corruption, et voilà pourquoi je crois que j'ai raison de proposer des remèdes contre la corruption qui peut atteindre dans le cours des ans le corps de la Constitution, s'il n'y est pourvu par de sages et judicieuses lois.

« Aux hommes qui raisonnent de cette manière, je ne me risque point à soumettre des propositions, car je désespère de les convaincre ; mais j'ai l'esprit bien fondé que, dans ce que je soumets à la Chambre, je parviendrai à convaincre les gentlemen dont j'ai parlé d'abord que, quelles que soient leurs objections à des idées générales et indéfinies de réformes, leurs arguments ne portent pas contre les propositions précises et explicites que je leur fais. »

Ainsi, en 1785, ce jeune ministre de vingt-cinq ans, éclairé et grave, essayait de concilier la tradition whig, qu'il avait reçue de son père, le grand Chatham, et l'esprit tory de prudence et de conservation. C'est un nouveau parti tory, un parti de conservation avisé et ouvert à l'esprit de réforme, qu'il entendait fonder. Avant même que le grand souffle orageux de la Révolution française se fût élevé sur le monde, il sentait que pour défendre efficacement le vieil édifice de la Constitution anglaise contre l'esprit inquiet d'innovation, il fallait la remanier un peu, l'accommoder aux besoins nouveaux. Son souci était de maintenir l'union de la grande propriété foncière et de la grande propriété industrielle en faisant une juste place dans la représentation aux éléments nouveaux, aux cités accrues par le travail et l'échange, mais en maintenant encore l'ancienne primauté des grands intérêts territoriaux. Et il espérait, par des remaniements prudents, par des satisfactions mesurées et précises, apaiser et arrêter pour longtemps toute agitation de réforme. Ainsi, le faisceau des forces à la fois conservatrices et sagement libérales de l'Angleterre serait plus fortement noué que jamais ; et, sous la protection de ces forces stables et équilibrées, la nation anglaise si éprouvée par la guerre d'Amérique pourrait tirer tout le bénéfice de la paix reconquise, refaire ses finances, donner le plus grand essor à toutes les puissances économiques dont le livre de Smith avait, dix ans avant, pressenti et annoncé la merveilleuse croissance.

Certes, il ne s'engageait aucunement dans les voies de la démocratie, il ne prévoyait, au-delà de la réforme très limitée qu’il apportait, aucun développement.

« Je crois qu'un plan peut être formé, qui soit en harmonie avec les principes premiers de la représentation, qui réforme l'état présent inadéquat et assure pour l'avenir un état adéquat et parfait. Je sais, lorsque je parle ainsi, que l'idée d'une représentation complète et générale comprenant tous les individus et assurant à chacun d'eux sa part personnelle dans le pouvoir de légiférer est incompatible avec la population et l'état de l'Angleterre. La définition pratique de ce que doit être la branche, populaire de la législature peut être précisée ainsi : une Assemblée librement élue et unie à la masse du peuple par la plus étroite union et la plus parfaite sympathie. »

Ainsi, rien qui ressemble au suffrage universel et qui y conduise ; mais une adaptation plus exacte de l'étroite représentation anglaise aux intérêts essentiels de la nation et à la nouvelle distribution des forces sociales. Pour cela que faut-il ? Il n'est pas nécessaire de changer le nombre total des membres du Parlement, mais il faut modifier, selon une règle fixe, la répartition vicieuse des sièges entre les bourgs, centres de la puissance territoriale, et les comtés, centres de la grandissante puissance industrielle. Quand le nombre des maisons d'un bourg sera tombé au-dessous d'un certain chiffre, le pouvoir dont il dispose de nommer au Parlement sera transféré à celui des comtés où le nombre des maisons se sera élevé le plus.

« C'est l'opinion ferme et claire de tous ceux qui étudient ces questions qu'il doit y avoir un changement dans la proportion actuelle de la force représentative entre les bourgs et les comtés, et que, dans ce changement, une plus grande proportion de membres doit être donnée aux places populeuses qu'aux places qui n'ont ni propriété, ni population. C'est donc mon intention de proposer à la Chambre que les membres d'un certain nombre de bourgs de ce dernier genre soient distribués parmi les comtés. »

Et on ne procédera pas par violence ou autorité : des avantages particuliers, des dégrèvements, des subventions prises sur un fonds spécial seront assurés aux bourgs qui renonceront librement à ce stérile privilège.

Malgré toutes ces précautions, malgré son insistance, Pitt ne parvint pas à convaincre sa majorité tory, et elle refusa d'entrer dans l'examen de ces projets. La résistance du conservatisme terrien à tout déplacement, même léger, de l'influence politique était encore invincible. Mais le premier ministre, par ces propositions de réforme, conquérait une grande autorité morale. D'une part, la bourgeoisie industrielle et capitaliste comprenait que Pitt avait le sens des intérêts nouveaux, et qu'il saurait leur faire, dans le gouvernement du pays, une large part, sans ébranler la Constitution, sans blesser à fond l'aristocratie terrienne avec laquelle les capitalistes anglais ne voulaient pas rompre. D'autre part, quand Pitt résistera au mouvement de la Révolution, quand il s'opposera, après 1789, à toute réforme du système électoral, il pourra dire qu'il n'est pas animé d'un esprit de conservatisme aveugle, mais que, s'il s'oppose à tout changement, c'est parce que les novateurs se réclament de l'esprit révolutionnaire et veillent aboutir à l'extrême démocratie. Et il ralliera à sa politique d'attente immobile presque toute la bourgeoisie industrielle aussi bien que le torysme foncier.

Comment comprendre, sans cette analyse politique et sociale de la vie anglaise, les rapports de l'Angleterre et de la Révolution ?

 

LE TRAITÉ DE COMMERCE AVEC LA France.

C'est encore par la conclusion du traité de commerce avec la France que Pitt affirme sa foi dans la puissance de production et d'expansion de l'Angleterre, dans la force et le génie de sa bourgeoisie. H affirme en même temps que son principal objet est d'étendre dans le pays les relations commerciales de la nation anglaise.

« Je crois pouvoir dire tout d'abord (12 février 1787), comme un fait généralement admis, que la France a l'avantage par les dons du sol et du climat et par l'abondance de ses produits naturels ; qu'au contraire la Grande-Bretagne est incontestablement supérieure par les manufactures et les productions de l'industrie. Incontestablement, au point de vue des produits naturels, la France a grandement l'avantage dans le traité. Ses vins, ses eaux-de-vie, ses huiles et ses vinaigres, particulièrement les deux premiers articles, sont des matières d'une si importante valeur, que toute idée de réciprocité dans l'échange des produits naturels en est anéantie, car nous n'avons rien à opposer en ce genre, rien que ce qui est relatif à la bière. Mais, en revanche, n'est-ce point un fait démontrable et clair que la Grande-Bretagne, de son côté, possède quelques manufactures qui ne sont qu'à elle et que, dans les autres branches de production industrielle, clic a un tel avantage sur ses voisins qu'elle défie toute compétition ? Voilà la situation relative des deux peuples, voilà le fondement précis sur lequel il m'a paru qu'une correspondance équitable et une connexion pouvaient être établies entre eux. Chacun d'eux a sa production propre et distincte. Chacun d'eux a ce dont l'autre manque. Us ne se heurtent pas dans les grandes lignes directrices de leur richesse respective. Us sont comme deux grands commerçants dans des branches différentes, qui peuvent trafiquer avec un mutuel bénéfice. Supposé qu'une plus large quantité des produits naturels de la France doive être apportée dans ce pays, quelqu'un peut-il dire que nous, nous n'enverrons pas plus de cotonnades par la voie directe maintenant établie, que nous ne faisions par les circuits et détours auparavant pratiqués ? Ou que nous n'enverrons pas plus de nos laines que lorsque l'importation en était restreinte à certains ports et grevée de droits d'entrée très lourds ? Et l'ensemble de nos manufactures ne va-t-il pas bénéficier largement de la faculté d'envoyer les produits sans autre charge qu'un droit de 11 ou 10 p. 100, et même, pour quelques articles, de seulement 5 p. 100 ? Demandez-vous si la France a des manufactures, des branches d'industrie à elle, ou bien dans lesquelles elle excelle assez pour que vous puissiez prendre alarme du traité. Il est à peine besoin d'insister là-dessus... Le verre ne peut être importé en grande quantité. Dans certaines spécialités de dentelle et de passementerie, oui, les Français peuvent avoir l'avantage, mais c'est une supériorité qu'ils garderaient indépendamment du traité ; et les clameurs au sujet des articles de modes sont vagues et sans portée, lorsque, outre de tous les bénéfices que le traité nous procure, nous comptons la richesse de la contrée avec laquelle nous allons commercer. Avec sa population de vingt-huit millions d'âmes et une puissance de consommation proportionnée, avec sa proximité de nous et l'avantage de rapports aisés et réguliers, qui hésiterait à s'applaudir dû nouveau système et à en attendre avec ardeur et impatience la rapide ratification ? La possession d'un marché aussi étendu et aussi sûr développera notre commerce, tandis que les droits de douane, arrachés aux mains des contrebandiers et ramenés dans leurs canaux naturels, accroîtront notre revenu, — les deux sources de l'opulence anglaise et de la puissance anglaise.

« ... Quelques gentlemen prétendent qu'il ne peut être formé de traité avantageux entre ce pays-ci et la France, parce que jusqu'ici encore il n'y a eu aucun traité de cette sorte et, qu'au contraire, les relations commerciales ont toujours été dommageables à l'Angleterre. Le raisonnement est complètement trompeur, quoiqu'il soit spécieux. Car, en premier lieu, nous n'avons pas, durant une très longue série d'années, expérimenté une liaison commerciale avec la France, et nous ne pouvons, par suite, faire une évaluation rationnelle de ses mérites ; et, en second lieu, quoiqu'il puisse être vrai qu'un système de relations commerciales fondé sur le traité d'Utrecht nous ait été dommageable, il ne s'ensuit pas du tout qu'il en est aujourd'hui de même : car, en ce temps, les manufactures, où maintenant nous excellons, existaient à peine, et la primauté industrielle était du côté de la France au lieu d'être de ce côté-ci... Il serait ridicule d'imaginer que la France consentirait à nous accorder des avantages sans réciprocité. Le traité est un bien pour elle. Mais je n'hésite pas à dire, même au vu et au su de la France, que si avantageux qu'il soit pour elle, le traité l'est encore plus pour nous. La preuve de cette assertion est brève et décisive. La France gagne pour ses vins et autres produits un grand et opulent marché. Nous de même, mais à un bien plus haut degré. Elle se procure un marché de huit millions d'hommes, nous un marché de vingt-quatre millions. La France gagne ce marché pour ses produits naturels, qui n'emploient à leur préparation qu'un petit nombre de bras, qui ne donnent qu'un faible encouragement à la navigation et qui ne rapportent que peu au budget. Nous gagnons ce grand marché pour nos manufactures, qui emploient des centaines de mille hommes, qui, en faisant venir les matières premières de tous les coins du monde, accroissent notre puissance maritime et qui, dans toutes leurs combinaisons et à tous les degrés de leurs progrès, contribuent largement aux ressources de l'Etat. »

Ainsi William Pitt a la nette conscience du caractère industriel tic l'Angleterre nouvelle. Depuis soixante-dix ans, depuis le traité d'Utrecht, il y a eu une révolution économique dans le pays. Il était essentiellement agricole, il est devenu essentiellement industriel. A coup sûr, Pitt ne songe pas un instant à léser les intérêts ou à rabattre les prétentions de la grande propriété foncière, il ne songe pas, par exemple, à abolir les droits sur les blés et à procurer ainsi à l'industrie une main-d'œuvre moins onéreuse. Mais il a le sens épie c'est par son industrie surtout, par ses manufactures, que l'Angleterre prendra dans le monde un magnifique essor. De même que, dans la réforme parlementaire, il voulait ménager un peu plus de place à la bourgeoisie industrielle sans refouler brutalement les privilèges des possédants terriens, de même il ne touche à aucune des bases de la richesse agricole ; mais c'est surtout dans l'intérêt de l'expansion industrielle qu'il négocie avec les autres peuples. Pitt a assumé, dans l'histoire, la tâche de faire évoluer sans secousse la vieille Angleterre de l'ancien régime agricole au nouveau régime industriel et capitaliste. Il est à la fois conservateur et moderne.

 

PITT ET LA PAIX

Et, pour celle politique de transformation et d'expansion, il a besoin de la paix, surtout de la paix avec la France, mais d'une paix avertie et forte, toujours prête, s'il le faut, à la vigoureuse défensive ou à l'offensive opportune.

« A regarder le traité au point de vue politique, je n'hésite pas à protester contre la doctrine, trop souvent avancée, que la France est et doit être l'inaltérable ennemie de l'Angleterre. Mon esprit se révolte contre une thèse aussi monstrueuse et aussi impossible. Supposer qu'une nation peut être inaltérablement l'ennemie d'une autre, c'est faiblesse et puérilité. Cela ne repose ni sur l'expérience des nations ni sur l'histoire de l'homme. C'est une calomnie contre la constitution des sociétés politiques, cela suppose l'existence d'une malice diabolique dans la structure originelle de l'homme. Mais ces propos absurdes sont propagés. Et on va plus loin. On dit que, par ce traité, l'Angleterre s'est jetée aveuglément dans les bras de son plus constant et invariable ennemi. Les hommes raisonnent comme si ce traité devait non seulement éteindre toute jalousie dans nos cœurs, mais annihiler tous nos moyens de défense ; comme si par le traité nous faisions abandon de notre armée et de notre marine ; comme si notre commerce allait être réduit, notre navigation suspendue, nos colonies hors de défense et comme si tout le fonctionnement de l'Etat allait tomber en langueur. Où est le fondement de toutes ces craintes ? Le traité suppose-t-il que la période de paix ne sera pas toute entière employée à nous mettre en état de nous mesurer avec la France en cas de guerre ? Et n'est-il pas vrai, au contraire, qu'en ouvrant de nouvelles sources de richesse, en accroissant les ressources de la nation, cet intervalle de paix doit accroître aussi nos moyens de combattre l'ennemi plus efficacement si le jour des hostilités doit venir ? Mais le traité fait plus. En créant entre les deux nations des habitudes de rapports mutuels et de mutuels bénéfices, il rend moins vraisemblable que nous ayons à faire appel à nos forces, d'ailleurs accrues. Il aura cette heureuse tendance de faire entrer les deux nations dans une plus étroite communion de vues, de goûts et de mœurs ; en procurant le bien commun de l'une et de l'autre, il créera entre elles un état d'harmonie favorable à la continuation de la paix... J'ai entendu parler du caractère invariable de la nation française et du cabinet français, de son ambition sans relâche, de sa constante hostilité et de ses constants desseins contre l'Angleterre, et je sais ce qu'on peut dire de son intervention récente dans nos démêlés avec nos colonies et de l'attaque naguère dirigée contre nous. La France, à ce moment de notre détresse, est intervenue pour nous écraser, c'est une vérité sur laquelle je ne veux pas jeter le moindre voile. J'ai prouvé que les stipulations du traité ne pouvaient ni compromettre notre sécurité ni consacrer notre amoindrissement ; mais qu'au contraire, tout en fortifiant nos bras, il éloigne les chances de guerre. Je sais qu'il ne faut pas toujours ajouter foi aux assurances de paix. Mais, quoique je sache bien que la France a été l'agresseur dans la plupart de nos précédentes guerres, cependant j'ai confiance dans ses assurances et dans sa loyauté en la présente négociation. Quels sont les projets qu'un jour peut suggérer l'ambition ? Cela échappe à la pénétration humaine. Mais, en ce moment, la Cour de France est gouvernée par des maximes trop prudentes et trop politiques pour ne pas subordonner à sa propre sûreté et à son propre bonheur des plans ministériels de chimérique agrandissement. Notre nation a été opprimée pendant la dernière guerre par la plus formidable coalition destructive, et pourtant la France n'a eu que peu à se louer à la fin du conflit, et sans doute, elle n'est pas très encouragée à entrer de nouveau de parti pris en lutte avec nous. En dépit de nos malheurs, notre résistance dut être admirée et, dans nos défaites nous donnâmes des preuves de notre grandeur et d'inépuisables ressources... Ne puis-je pas me plaire à cette idée que la France, voyant le ferme et durable caractère de notre force et l'inefficacité des entreprises hostiles, préférera le bénéfice de relations cordiales avec nous ? »

Pitt ne prévoyait pas le prodigieux ébranlement que la Révolution allait donner au monde. Mais il est visible qu'il ne cherchera pas dans les premiers événements révolutionnaires des prétextes à rupture et une occasion de guerre. Il ne hait pas la France d'une haine fanatique et c'est dans l'intérêt de l'Angleterre, de ses finances, de son commerce, de ses manufactures qu'il veut la paix. Mais, avec quelle fermeté indomptable et quelle fierté inflexible il sera, une fois la crise déchaînée, le gardien de la sécurité nationale, des institutions nationales et de l'orgueil national !

 

LA PROSPÉRITÉ FINANCIÈRE

Après des années d'efforts, de combinaisons habiles et tenaces, Pitt a réussi, en 1792, à rétablir l'équilibre des finances anglaises compromis par la guerre d'Amérique, et il peut annoncer à l'Angleterre l'ère des dégrèvements. Il lui annonce aussi le magnifique essor de sa puissance capitaliste. A l'heure même où la France se débat dans des convulsions fécondes, mais terribles et déchirantes, le discours financier de Pitt, du 17 février 1792, est comme le chant de triomphe de la politique anglaise, de sa liberté traditionnelle et limitée. C'est comme un orgueilleux défi à la démocratie : Qu'aurais-tu fait de plus pour la grandeur et la richesse de la nation ? Fox disait avec ironie : « C'est le jubilé financier. » C'était mieux que cela. C'était le jubilé politique de l'Angleterre.

Ecoutez ces fortes paroles, itères et mesurées tout ensemble. Après avoir constaté que les recettes de l'année 1791 se sont élevées à 10.750.000 livres, c'est-à-dire à 500.000 livres de plus que la moyenne des quatre années précédentes, et que les ressources du budget sont en progrès constant, après avoir insisté sur la possibilité et la nécessité de poursuivre rabaissement de la dette, de rembourser une partie du 3 p. 100 et de convertir le 4 et le 5 p. 100, après avoir indiqué tout un plan nouveau destiné à résorber rapidement les nouveaux emprunts qui pourraient se produire, après avoir proposé la réduction de quelques-unes des taxes qui pesaient le plus sur les classes pauvres, notamment la taxe sur les maisons de moins de sept fenêtres, Pitt cherche les causes profondes de la prospérité, croissante du pays et il note, en disciple enthousiaste d'Adam Smith, la puissante poussée industrielle et capitaliste :

« Si, après l'examen des différentes branches de revenus, nous passons à une enquête plus directe sur les ressources de notre prospérité, nous devons les trouver dans une croissance correspondante de nos manufactures et de notre commerce. Les comptes que l'on fait sur les documents de la douane ne peuvent être considérés comme absolument exacts, mais ils permettent d'instituer des comparaisons à différentes périodes.

« Dans l'année 1782, la dernière année de la guerre, les importations, selon l'évaluation de la douane, se montaient à 9.174.000 l. (la livre est de 25 francs) ; elles ont graduellement monté chaque année, et elles sont en 1790 de 19.120.000 livres.

« Les exportations des manufactures anglaises forment un critérium toujours plus important et plus décisif de la prospérité commerciale. La valeur en était fixée, en 1782, à 9.919.000 l. ; dans l'année suivante elle était de 10.409.000 l. ; dans l'année 1790, elle s'est élevée à 14.921.000 l., et dans la dernière année (dont le compte a été établi pour les manufactures anglaises), elle était de 16.420.000 l. Si nous comprenons dans le compte les articles étrangers réexportés, l'exportation était en 1782 de 12.239.000 l. ; après la paix, elle s'est élevée, en 1783, à 14.741.000 l. ; et dans l'année 1790, elle était de 20.120.000 l. Ces documents, tels qu'ils sont (et ils sont nécessairement imparfaits), servent seulement à donner une vue du commercé étranger de ce pays. Il est plus que probable que notre commerce intérieur, qui contribue toujours plus à notre richesse, a grandi dans une proportion au moins égale. Je n'ai pas les moyens d'établir avec soin une vue comparée de nos manufactures durant la même période ; mais leur rapide progrès a été le sujet de l'observation générale et les connaissances locales des gentlemen des différentes parties du pays, devant lesquels je parle, rendent tout détail sur ce point inutile.

« Ayant ainsi constaté l'accroissement de notre revenu et montré qu'il est accompagné d'une croissance correspondante de nos manufactures, quelles sont donc les circonstances auxquelles doivent être attribués de tels effets ?

« La réponse qui se présente la première et spontanément à l'esprit de tout homme de ce pays, c'est que toute celte prospérité provient de l'industrie et de l'énergie naturelles de la nation, mais qu'est-ce qui a rendu cette industrie et cette énergie capables d'agir avec une si particulière vigueur et de dépasser de si loin les exemples des périodes précédentes ? Les perfectionnements techniques, qui ont été apportés à chaque branche de la production, et le degré où le travail a été réduit par l'invention et l'application du machinisme ont eu incontestablement une grande part dans ces heureux effets. Nous avons vu, en outre, pendant cette période plus qu'auparavant, l'effet d'une circonstance qui a tendu principalement à élever ce pays à sa primauté commerciale. Je veux parler de ce degré particulier de crédit qui, par une double opération, donne à nos marchands des facilités additionnelles pour étendre leurs opérations au dedans et les rend capables d'obtenir une supériorité proportionnelle sur les marchés étrangers. Cet avantage a été surtout visible durant la deuxième partie de la période, à laquelle je fais allusion, et il grandit sans cesse en proportion même de la prospérité qu'il contribue à créer.

« En outre, l'esprit d'exploration et d'entreprise de nos marchands s'est manifesté par l'extension de notre navigation et de nos pêcheries et par l'acquisition de nouveaux débouchés dans différentes parties du monde, et incontestablement ces efforts n'ont pas été peu aidés par les nouvelles relations avec la France, en suite du traité de commerce, relations qui, quoique contrariées et diminuées par les désordres qui sévissent en ce moment dans ce royaume, ont été un grand stimulant de plus pour l'industrie et l'activité de notre pays.

Mais, il y a une autre cause, bien plus satisfaisante encore que toutes les autres, parce qu'elle est d'une nature permanente et toujours plus extensive : C'EST LA CONSTANTE ACCUMULATION DU CAPITAL, c'est sa continuelle tendance à croître, tendance dont l'opération est. plus ou moins visible, selon qu'elle est ou n'est pas neutralisée par quelque calamité publique ou par une politique maladroite et fâcheuse, mais qui doit toujours se manifester et grandir dans un pays parvenu à un certain degré de prospérité commerciale. Quelque simple, quelque évident que soit le principe de cette croissance et, quoiqu'il ait dû certainement être observé à un degré plus ou moins haut, surtout dans les plus récentes périodes, je doute qu'il ait jamais été expliqué aussi pleinement, aussi suffisamment que dans les écrits d'un auteur de notre temps, qui malheureusement n'est plus (je pense à l'auteur d'un célèbre traité sur la richesse des nations) et qui, par sa connaissance étendue du détail et par la profondeur de ses recherches philosophiques, fournit, je crois, la meilleure solution à tous les problèmes de l'histoire du commerce et de l'économie politique. Cette accumulation du capital provient de l'application continuelle d'une partie au moins du profit réalisé chaque année par le capital à l'accroissement du capital lui-même, dont la somme accrue est employée de nouveau de semblable façon et réalise du profit dans les années suivantes. La grande masse de la propriété et de la nation s'accroît ainsi d'une manière constante à intérêts composés, et ses progrès, dans une assez longue période, sont tels qu'à première vue ils sont presque incroyables. Si grands qu'aient été jusqu'ici les effets de cette cause, ils seront plus grands encore dans l'avenir, car ses pouvoirs s'augmentent en proportion même qu'ils s'exercent. Elle agit avec une vélocité constamment accélérée, avec une force constamment accrue.

Mobilitate viget, viresque acquirit eundo.

(Elle prend de la vigueur par son mouvement même et acquiert des forces en marchant.)

« Cette force peut, comme nous l'avons éprouvé nous-mêmes, être arrêtée ou retardée par des circonstances particulières, elle peut pour un temps être interrompue ou même surmontée ; mais, là où il y a un fond de labeur productif et d'activé industrie, elle ne peut pas être complètement éteinte. Dans la saison même des plus terribles calamités et de la plus terrible détresse, son action contrarie et diminue les effets funestes de la crise et, au premier retour de prospérité, cette action se déploie de nouveau. Si nous regardons une période, comme la période présente, de tranquillité prolongée, il est difficile d'imaginer une limite aux opérations de cette force du capital. Non, aucune limite ne peut lui être assignée tant qu'il existe dans le pays un objet de savoir ou d'industrie qui n'a pas atteint la plus haute perfection possible, tant qu'il y a un pouce de terre dans le pays qui peut recevoir une meilleure culture, ou tant qu'il reste un nouveau marché qui peut être exploré ou quelque marché existant qui peut être étendu. Par les relations commerciales, cette force du capital accumulé participe en quelque mesure à la croissance de toutes les autres nations dans toute la diversité possible de leurs conditions. Les besoins grossiers des pays qui émergent de la barbarie et les besoins artificiels, grandissants, du luxe et de la délicatesse, tout lui ouvrira également de nouvelles sources de richesses, de nouveaux champs d'action, en tout état de société et dans les parties les plus éloignées du globe. C'est le principe qui, je le crois, conformément au résultat constant de l'histoire et à la leçon uniforme de l'expérience, maintient dans l'ensemble, en dépit des incertitudes de la fortune et des désastres des empires, un courant continu de progrès successifs dans l'ordre général du monde.

« Voilà les circonstances qui me paraissent avoir contribué le plus immédiatement à notre présente prospérité. Mais elles sont liées à d'autres plus importantes encore.

« Elles sont manifestement et nécessairement liées à la durée de la paix, dont la continuation, avec un caractère de sécurité et de permanence, doit être le principal objet de la politique extérieure de notre pays. Elles sont liées plus encore à sa tranquillité intérieure et aux effets naturels d'un gouvernement libre, mais bien réglé. Qu'est-ce qui a produit, dans les cent dernières années, un progrès si rapide, et qui n'a point d'analogue dans les autres périodes de notre histoire ? Qu'est-ce, sinon que pendant ce temps, sous le doux et juste gouvernement des princes illustres de la famille qui occupe maintenant le trône, un calme général a régné dans tout le pays à un degré inconnu jusque-là ? Nous avons joui, dans une plus grande pureté et perfection, u i bénéfice des principes originels de notre Constitution, affirmés et établis par les événements mémorables de la fin du siècle dernier. Voilà la grande et dominante cause qui a donné une portée étendue aux autres circonstances favorables dont j'ai parlé.

« C'est l'union de la liberté avec la loi qui, en opposant une barrière aussi bien aux empiétements du pouvoir qu'à la violence des commotions populaires, donne à la propriété une juste sécurité, met en action le génie et le travail, procure l'extension et la solidité du crédit, la circulation et l'accroissement du capital, c'est elle qui forme et élève le caractère national et met en mouvement tous les ressorts de la communauté dans toute la diversité de ses éléments.

« La laborieuse industrie de ces grandes classes, si nombreuses et si utiles — qui doivent être aujourd'hui, à un degré particulier, l'objet de la sollicitude de la Chambre —, les paysans propriétaires et la bourgeoisie rurale (la peasantry et la yeomanry) ; l'habileté et l'ingéniosité des ouvriers, les expériences et les perfectionnements des riches propriétaires du sol, les hardies spéculations et les aventures heureuses des marchands opulents et des manufacturiers entreprenants, tout cela provient de la même source. C'est donc sur ce point vital que nous devons surtout veiller : si nous préservons ce premier et essentiel objet, tout le reste est en notre pouvoir. Rappelons-nous que l'amour de la Constitution, quoiqu'il soit une sorte d'instinct national dans le cœur des Anglais, est fortifié par la raison et la réflexion et confirmé chaque jour par l'expérience, que c'est une Constitution que nous ne devons pas admirer seulement par une révérence traditionnelle, que nous ne devons pas louer seulement par préjugé ou par habitude, niais que nous devons chérir et estimer parce que nous savons qu'elle assure pratiquement la liberté et le bien-être des individus et de la Nation et qu'elle pourvoit, mieux que n'importe quelle autre forme de gouvernement qui ait pu exister, aux fins réelles et utiles qui forment le seul fondement vrai et le seul objet rationnel de toute société politique. »

Voilà ce que disait William Pitt à la Chambre des Communes, aux acclamations de sa majorité, à l'heure même où, dans la Législative, réunie à Paris depuis quelques mois, bouillonnaient les passions encore troubles et les idées encore incertaines. Oui, c'est un jubilé magnifique. Oui, c'est l'hymne triomphal du capitalisme anglais et de la liberté anglaise, du capitalisme illimité et de la liberté limitée. Pitt a merveilleusement caractérisé le mouvement moderne : accroissement de la production, perfectionnement de la technique, développement du machinisme et du crédit, accumulation constante du capital, élargissement des débouchés, conquête extensive et intensive du marché universel.

Le capital, avec sa loi interne de progression continue et irrésistible, prend à ses yeux un caractère presque religieux. Il est la force éternelle et providentielle qui, à travers les désordres, les crises, les défaillances des hommes et des empires, maintient l'ordre progressif de l'univers et sauve du néant l'effort des générations associées par leur épargne immortelle à tout l'avenir humain. Or, ce capitalisme éternel et universel, il semble que, pour Pitt, il a trouvé dans le capitalisme anglais son incarnation souveraine et sa figure définitive. C'est par l'énergie équilibrée et vaste du peuple anglais que le capital va se répandre sur le monde et, à tous les degrés de la civilisation, dans les contrées barbares comme dans les pays raffinés, manifester sa vertu. Chose curieuse ! l'accent de l'homme d'Etat, du politique pratique, est plus hardi, plus vibrant, plus ample que la parole même du théoricien ; Pitt semble voir plus loin encore que Smith et c'est d'une lueur plus ardente qu'il éclaire des horizons plus vastes. Et il intéresse l'orgueil de toutes les classes de la Nation, du paysan et de l'ouvrier comme du riche spéculateur de la Cité, à ce magnifique mouvement, à ces promesses plus magnifiques encore. Mais, toute cette joie, tout cet orgueil de la richesse croissante, c'est à sa constitution tempérée, c'est à son gouvernement mixte où les classes les plus actives de la Nation font équilibre à la prérogative royale sans l'anéantir, que l'Angleterre le doit ; ira-t-elle, pour le dangereux plaisir d'imiter un autre peuple qui cherche douloureusement son chemin, changer sa Constitution éprouvée, se jeter dans le hasard et le désordre de la démocratie illimitée ?

Pitt faisait servir au maintien de la Constitution la grandeur industrielle de l'Angleterre ; il essayait de tourner contre toute velléité de révolution à la française les intérêts les plus positifs et les plus ardents de la Nation. Et toutes les grandes forces sociales se groupaient autour de lui.

 

LES CONTRASTES ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

Ainsi, à mesure qu'on analyse plus à fond l'état politique et social de l'Angleterre aux environs de 1789, plus apparaissent entre la France et l'Angleterre des différences presque irréductibles, plus s'élargit aux yeux de l'observateur l'abîme que la Révolution française aurait à franchir pour toucher le sol anglais.

La France avait à abattre les restes encore accablants du régime féodal ; il n'y avait presque plus trace en Angleterre du régime féodal.

En France, l'Eglise possédait, au détriment des paysans, une grande partie du sol. L'Eglise d'Angleterre était magnifiquement dotée, mais la plupart des domaines ecclésiastiques avaient été, depuis la Révolution de 1688, sécularisés.

En France, la bourgeoisie, pour conquérir des garanties, devait lutter à fond contre presque toute la noblesse dont le privilège s'appuyait à l'arbitraire royal. En Angleterre, la noblesse et la bourgeoisie s'étaient alliées de bonne heure et dès le temps de la Grande Charte, pour contrôler les rois ; et, en 1688, une aristocratie nouvelle avait surgi, qui s'était enrichie des dépouilles du clergé et qui formait, avec la grande bourgeoisie industrielle, la classe dirigeante.

En France, toute représentation nationale était suspendue depuis deux siècles ; et c'est seulement par voie révolutionnaire que la Nation pouvait conquérir son droit. En Angleterre, il y avait depuis eles siècles une représentation légale du pays ; et l'histoire de la Chambre des Communes était éclatante et glorieuse. Si étroite que fût encore cette représentation, elle pouvait s'élargir sans secousse.

En France, le déficit avait acculé la royauté à convoquer les Etats généraux et à mettre la Révolution en mouvement. En Angleterre, le ministère Pitt avait, par des mesures vigoureuses, rétabli l'équilibre financier et préparé même, à l'heure où éclatait la Révolution française, l'ère des plus-values et des dégrèvements ;

En France, l'inégalité du système fiscal, qui ne pesait que sur une catégorie de citoyens, avait provoqué les colères. En Angleterre, tous les citoyens étaient dès longtemps égaux devant l'impôt.

Enfin, en France, le prolétariat, quoiqu'il ne fût pas encore prêt à une action de classe, grandissait soudain par la lutte acharnée de la bourgeoisie et des classes contre-révolutionnaires. En Angleterre, l'accord de l'aristocratie terrienne et de la bourgeoisie industrielle ne permettait pas au prolétariat anglais de grandir et d'agir presque avant son heure. Et les prolétaires anglais se sentaient liés à tout le système politique et social de l'Angleterre par le bénéfice qui leur revenait de la rapide croissance industrielle du pays, par la communauté des intérêts économiques.

Ainsi, l'Angleterre devait opposer au mouvement de la Révolution une force énorme de stabilité. Et pourtant, la Révolution apportait au monde un principe d'une puissance incomparable et qui devait émouvoir l'Angleterre elle-même. Ce principe, c'est la démocratie. Il y a trois points par où cette force nouvelle de la démocratie pouvait toucher l'Angleterre et la toucha en effet.

 

LES FORCES DE MOUVEMENT

D'abord, la prérogative royale était mal définie. Elle tendait sans cesse à empiéter sur le droit et le pouvoir des Communes. Trop souvent les ministères n'étaient que des coteries de cour par où s'exprimait le caprice royal plus que la volonté nationale. Et, comme souvent la nation anglaise avait pâti des fautes de rois mal contrôlés, servis par des ministres courtisans, comme elle était restée très humiliée de la perte des colonies d'Amérique qu'elle attribuait à Georges III et au ministère de lord North et,, comme les impôts assez lourds, par lesquels Pitt avait rétabli l'équilibre du budget, prolongeaient le mécontentement, une partie songeait à limiter plus strictement l'action de la Couronne. Mais si, selon les principes de la Révolution française et la Déclaration des Droits de l'Homme, la Nation seule était souveraine, si le roi n'avait qu'une puissance déléguée et par conséquent conditionnelle, la question était résolue. Ainsi la démocratie apparaissait comme un moyen décisif de limiter et de refouler la prérogative royale.

En second lieu, la Révolution française donnait une soudaine ampleur à la question de la réforme électorale. Tandis qu'avant 1789, en-Angleterre, tout l'effort des esprits les plus hardis se portait à demander une légère extension du droit de suffrage et une rectification du système électoral, voici que soudain la France appelait au vote, à la souveraineté politique, plus de trois millions de citoyens ; voici qu'elle proclamait des principes d'où l'on sentait bien que le suffrage universel allait sortir. Le peuple anglais, qui, au temps de Cromwell et du niveleur Lilburne, avait entrevu les principes de la démocratie et qui les pratiquait dans plusieurs de ses Eglises dissidentes, où les fidèles constituaient le gouvernement, fut ému du magnifique exemple d'égalité que donnait la France.

Enfin, comment les prolétaires eux-mêmes, si misérables parfois, 'A accablés par les lois de l'enrôlement et par la presse des marins, si écrasés aussi par les classes riches, n'auraient-ils pas eu un sursaut à la vue de ces prolétaires de France, de ces paysans du Dauphiné ou de la Bourgogne, de ces ouvriers de Paris, qui se jetaient dans le mouvement, abattaient l'orgueil des nobles et des prélats somptueux, renversaient les châteaux et la Bastille, et exigeaient des pouvoirs publies le pain blanc à bon marché ?

 

LE PAMPHLET DE BURKE CONTRE LA RÉVOLUTION.

Ainsi, par trois sources, des forces révolutionnaires jaillissaient, à cette date, du sol anglais ébranlé par la grande commotion de la France. Quelle fut d'abord, et dès les premiers jours, l'étendue et la profondeur du mouvement ? Il est malaisé de le dire. Priestley, dans ses Observations sur les lettres de Burke et de Colonne, prétend que c'est Burke lui-même qui, par la violence de ses polémiques contre la Révolution française, a appelé sur elle l'attention du peuple anglais. « Avant son livre (c'est-à-dire avant la fin de 1790), il y avait quatre-vingt-dix-neuf Anglais sur cent qui vivaient dans l'ignorance complète des événements de France. » Cela est sans doute excessif ; mais l'ébranlement ne dut être ni rapide ni vaste. Burke s'émut lorsqu'on octobre 1790, Richard Price, qui était à la fois un savant économiste et financier et un ardent prédicateur unitarien, fit du haut de la chaire l'éloge enthousiaste de la Révolution française et lorsque, à la suite de ce sermon, une adresse fut envoyée à la Constituante au nom de la Revolulionary Society. L'ardent orateur irlandais avait gardé, malgré son âge, une grande impétuosité d'imagination. Il pressentit que tout l'ordre politique et social de l'Angleterre serait un jour ébranlé par la communication du mouvement révolutionnaire. Il était whig. Il avait combattu avec Fox contre Pitt et la Couronne. Il avait soutenu la cause de l'émancipation des colonies américaines. Mais s'il voulait jouer, sur la scène de l'oligarchie anglaise, des rôles éclatants et généreux, il n'entendait pas que l'ordre de la représentation fût troublé et que le peuple montât sur le théâtre. C'était de plus un homme vénal qui avait reçu des subsides des colonies américaines et qui recevait maintenant, en secret, une pension du roi.

Je me demande si la découverte et la publication 'du fameux Livre rouge français, où étaient inscrites toutes les pensions des courtisans, ne fut pas un grief décisif de Burke contre la Révolution. Il la combattit avec une sorte de haine. Elle le menaçait dans ses habitudes d'esprit, de parade et de gloire. Elle le menaçait aussi dans la sécurité de sa vie pompeuse et tarée. Transportée en Angleterre, elle pouvait briser le cadre éclatant où se mouvait son personnage, et tarir la source des revenus secrets. C'est dans un volumineux pamphlet : Réflexions sur la Révolution de France, qu'à la fin de 1790 il exhala sa colère. Je laisse de côté ce qui n'est que brillante invective ou déclamation sentimentale et les romantiques couplets sur Marie-Antoinette : « Je l'ai vue jadis brillante comme l'étoile du matin ». Je n'en retiens que les idées essentielles.

Le grand souci de Burke, c'est de couper toute communication historique entre l'Angleterre et la France de la Révolution. C'est à faux qu'on cherche dans l'histoire anglaise des précédents à la Révolution française. Oui, en Angleterre, le « long Parlement » a confisqué les biens des doyens et des chapitres comme la France vient d'exproprier les abbés et les moines. Mais le Parlement anglais faisait acte de défense, il ne mettait pas en cause tout le système de la propriété. Oui, l'Angleterre a eu sa Révolution où il a pu sembler que le peuple lui-même faisait choix du souverain. A la Restauration, après Cromwell et, plus tard, en 1688, ce sont bien les représentants de la Nation qui ont pourvu à la vacance du trône. Mais, lorsqu'ils réparaient ainsi une partie de l'édifice tombé en ruines, ils ne prétendaient pas faire prévaloir le principe électif.

« Incontestablement, il y a eu à la Révolution (en 1688), en la personne du roi Guillaume, une petite et temporaire déviation de l'ordre strict d'une succession régulière héréditaire, mais il est contre tous les vrais principes de jurisprudence de tirer un principe d'une loi faite dans un cas spécial et concernant un individu : Privilegium non transit in exemplum. S'il y eut jamais un temps favorable pour établir le principe qu'un roi choisi par le peuple est lé seul roi légal, c'est sans aucun doute le temps de la Révolution. Et que cela n'ait pas été fait à ce moment, c'est la preuve que la Nation était d'avis qu'il ne fallait le faire en aucun temps. Il n'y a personne qui ignore assez complètement notre histoire pour ne pas savoir que la majorité du Parlement était si peu disposée à rien qui ressemblât à ce principe, que d'abord elle était déterminée à placer la couronne disponible non pas sur la tête du prince d'Orange, mais sur celle de sa femme Marie, fille du roi Jacques, la dernière née de ce roi, et que l'on reconnaissait comme indubitablement sienne. Ce serait répéter une histoire triviale que de vous rappeler toutes les circonstances qui démontrent que leur acceptation du roi Guillaume n'était pas proprement un choix, mais que, pour tous ceux qui ne désiraient point, en effet, rappeler le roi Jacques, ou plonger leur pays dans le sang et jeter de nouveau leur religion, leurs lois, leurs libertés, dans les périls d'où elles s'évadaient à peine, c'était un acte de nécessité, dans le sens moral le plus strict où le mot de nécessité peut être pris. Dans l'acte même dans lequel, pour un temps et dans un cas singulier, le Parlement se départit de l'ordre strict de l'hérédité, en faveur d'un prince qui, sans être le plus proche, était cependant un des plus proches dans la ligne de succession, il est curieux d'observer comment lord Somers, qui présenta le bill appelé la Déclaration des Droits, s'est conduit en cette délicate occasion. Il est curieux d'observer avec quelle adresse la temporaire solution de continuité fut mise hors de vue... Nos ancêtres savaient bien qu'une élection serait entièrement destructive de « l'unité, de la paix et de la tranquillité de ce pays ». Pour pourvoir aux objets immédiats et exclure pour toujours la doctrine « de la Vieille Juiverie » (c'est la rue où se réunissait la Société de la Révolution) sur ce prétendu droit des hommes à choisir leurs gouvernants, ils insérèrent une clause qui était une renonciation solennelle au principe électif. : « Les lords spirituels et temporels, et les Communes, au nom du peuple, se soumettent très humblement et très loyalement, eux, leurs héritiers et leur postérité à jamais. » Bien loin qu'il soit vrai que nous avons acquis par la Révolution un droit de choisir nos rois, ce droit, si nous l'avions possédé avant, la Nation anglaise l'aurait à ce moment solennellement renoncé et abdiqué pour la génération présente et pour toute la suite des générations. »

Soit, et Burke démontre à merveille qu'il n'y a qu'un rapport très lointain entre la Révolution de circonstance faite par l'Angleterre en 1688 et la Révolution de principe faite par la France en 1789. Il est certain que l'Angleterre, en 1688, n'a pas prétendu fonder la démocratie, qu'elle n'a pas proclamé ou organisé la souveraineté populaire et qu'elle n'a dérogé à la tradition et à l'ordre de succession que juste autant qu'il était nécessaire pour sauvegarder les intérêts vitaux compromis par les Stuarts. Mais ce n'est pas la question. Personne ne prétend légitimer la Révolution française et la démocratie par le seul précédent anglais de 1688. Ce que les Anglais amis de la Révolution avaient le droit de dire, c'est qu'en Angleterre même ni la tradition royale n'avait été ininterrompue, ni le droit royal n'avait été intangible.

Il se peut que le choix fait par les délégués de la Nation n'ait été qu'en apparence un choix, et qu'il ait été en fait une nécessité, comme M. Guizot, reprenant la thèse de Burke et l'appliquant à la Révolution de 1830, le dira plus tard de Louis-Philippe. Mais cette nécessité, c'est la Nation elle-même qui en était l'interprète, et par là, quoi qu'on fasse, il y a un acte explicite et formel de la volonté nationale à l'origine du droit royal de la dynastie anglaise. Cela ne veut pas dire que la Nation anglaise va révoquer le pouvoir de ses rois. Mais cela signifie qu'elle peut, sans porter atteinte à un droit qu'elle a constitué elle-même, mieux assurer l'exercice direct de la puissance nationale. Ainsi, le précédent juridique de 1688, agrandi par l'esprit de démocratie, mais appliqué selon la prudente méthode anglaise, peut conduire à une grande transformation politique dans le sens du droit populaire, de la liberté et de l'égalité.

Priestley note que le whig Burke interprète la Révolution anglaise de 1088 comme le faisaient les torys, restés au fond jacobites, mais qui, pour excuser peu à peu leur ralliement à la royauté nouvelle, affectaient de ne voir en elle que la suite légitime et nécessaire de la monarchie tombée. Ce qui fait que l'œuvre de Burke est d'un rhéteur et non d'un homme d'Etat, c'est qu'il raisonne comme s'il s'agissait de transporter en Angleterre, au nom des précédents anglais, la démocratie toute pure et la Révolution intégrale. Tel n'était le sentiment ni de la plupart des Anglais favorables à la Révolution, ni de ceux des Français qui connaissaient le mieux les deux peuples. Condorcet, dans un de ses rapports diplomatiques, dit avec une grande force que les Anglais ne prendront à la Révolution que ce qui s'accorde à leur génie et peut hâter chez eux, sans rupture et sans violence, l'œuvre de réforme. Dès lors, il était tout naturel que, pour justifier l'introduction d'un esprit populaire plus-large dans la Constitution anglaise, on fît valoir ce que le droit royal lui-même contenait, à son origine récente, de volonté nationale. Et quand il dit qu'à ce compte, et si l'élection seule fait la légitimité, tous les actes antérieurs des rois sont frappes de nullité, ce n'est là qu'un jeu d'esprit.

C'est inutilement aussi, et avec la plus vaine éloquence, que Burke célèbre la beauté de la tradition, de la continuité historique qui donne à la vie collective des peuples l'intimité profonde de la vie familiale.

« Vous observerez que, de la Grande Charte à la Déclaration des Droits, ça été la politique uniforme de notre Constitution de réclamer et d'affirmer nos libertés comme un legs, comme un héritage de nos pères et qui doit être transmis à notre postérité, comme une condition spécialement acquise au peuple de ce royaume, sans aucune référence à un droit plus général et antérieur. Par là notre Constitution garde de l'unité dans la diversité si grande de ses parties. Nous avons une couronne héréditaire, une pairie héréditaire, et une Chambre des Communes et un peuple qui héritent des privilèges, des -franchises et des libertés d'une longue ligne d'ancêtres.

« Cette politique m'apparaît être le résultat d'une profonde réflexion, ou plutôt l'heureux effet d'une instinctive sagesse, supérieure à la réflexion. Un esprit d'innovation est généralement le résultat d'un tempérament égoïste et de vues bornées. Un peuple ne regarde guère devant lui et vers la postérité, quand il ne sait pas regarder derrière lui, vers les ancêtres. Le peuple anglais sait bien que l'idée d'un héritage fournit un sûr principe de conservation et un sûr principe de transmission, sans exclure le moins du monde un principe de perfectionnement. Elle permet des acquisitions nouvelles, mais elle assure ce qui est acquis. Quels que soient les avantages obtenus par un ensemble d'hommes se réglant sur ces maximes, ils sont presque regardés comme une sorte d'établissement domestique fixé en une sorte de mainmorte éternelle. Par une politique constitutionnelle qui agit sur le modèle de la nature, nous recevons, nous possédons, nous transmettons noire gouvernement et nos privilèges comme nous entrons en jouissance de nos propriétés et de nos vies et comme nous les transmettons. Les institutions de la politique, les biens de la fortune, les dons de la Providence passent à nous et de nous à ceux qui nous suivent, d'un même mouvement "et selon le même ordre. Notre système politique est placé dans une juste correspondance et symétrie avec l'ordre du monde et avec le mode d'existence assigné à un corps permanent composé d'éléments transitoires, puisqu'on lui, par la disposition d'une merveilleuse sagesse qui façonne en même temps la grande et mystérieuse incorporation de la race humaine, le tout, à un moment donné, n'est ni vieux, ni d'âge moyen, ni jeune, mais dans un état immuablement fixe ; il se meut à travers la diversité constante d'une décadence, d'une chute, d'une rénovation et d'une progression perpétuelle. Ainsi, gardant la méthode de la nature dans la conduite de l'Etat, là où nous améliorons nous ne sommes jamais entièrement nouveaux, et là où nous maintenons, nous ne sommes jamais entièrement surannés. En nous rattachant de cette manière et selon ces principes à nos ancêtres, nous sommes guidés, non par une superstition d'antiquaire, mais par un esprit d'analyse philosophique. En choisissant cette forme de l'héritage, nous avons donné à notre système politique quelque ressemblance avec les relations fondées sur la communauté du sang. Nous avons lié la constitution de notre pays de nos liens domestiques les plus chers ; nous avons accueilli et comme adopté nos lois fondamentales jusque dans l'intimité de nos affections de famille. Nous maintenons inséparablement unis et nous aimons de toute la chaleur de nos affections combinées et réfléchissant mutuellement leurs feux, notre système politique, nos foyers, nos sépulcres et nos autels.

« C'est notre plan de conformer à la nature nos institutions artificielles et de faire appel à ses sûrs et puissants instincts pour fortifier les faibles et faillibles inventions de la raison, et cette méthode, qui nous permet de considérer nos libertés dans la lumière de l'hérédité, nous procure d'autres et non moindres avantages. Agissant toujours comme en présence d'ancêtres canonisés, l'esprit de liberté, qui en lui-même conduit au dérèglement et à l'excès, se tempère d'une gravité respectueuse. Cette idée d'une origine libérale nous impose un sentiment d'habituelle et native dignité, qui prévient cette insolence de parvenu qui s'attache presque inévitablement et pour leur disgrâce à ceux qui sont les premiers acquéreurs d'une distinction publique. Par ces moyens, notre liberté devient une liberté noble. Elle prend un aspect imposant et majestueux. Elle a une généalogie et des ancêtres illustres.

« Elle a ses audiences et ses armoiries. Elle a sa galerie de portraits, ses inscriptions monumentales, ses archives, ses témoignages et ses titres. Nous procurons le respect à nos institutions civiles par les mêmes principes dont se sert la nature pour nous faire révérer les individus, à raison de leur âge et de ceux dont ils descendent. Tous vos sophistes ne peuvent rien produire qui soit, mieux adapté à la sauvegarde d'une liberté rationnelle et virile, que la marche que nous avons suivie, nous qui avons fait de notre nature plus que de nos spéculations, de nos cœurs plus que de nos esprits, les grands conservateurs de nos droits et privilèges. »

A merveille, et voilà bien la première formule de ce naturalisme politique et social que Taine et ses disciples opposent au prétendu idéalisme abstrait, à la prétendue métaphysique de la Révolution française. C'est le rhéteur Burke qui est le grand inventeur de cette profonde philosophie. Ce n'est plus la pensée de l'homme qui façonne arbitrairement un type de société : les peuples se développent d'une croissance continue et lente comme l'organisme : et la nature dont parle Burke, ce n'est pas la lointaine, idéale et chimérique nature de l'homme primitif et abstrait si cher aux philosophes français du dix-huitième siècle. C'est l'ensemble des instincts sociaux et familiaux tels qu'ils s'affirment dans les sociétés modernes et chrétiennes. Oui, mais que signifient ces effusions de rhétorique sentimentale ? Que signifie cette lave débordante d'orgueil anglais que Taine a recueillie, refroidie et figée en quelques formules pesantes ?

Il est bon pour un peuple de pouvoir considérer la liberté politique comme un héritage ; il est bon, suivant une expression familière, qu'il l'ait dans le sang. Burke compromet un peu cette idée, lorsque, obsédé par l'esprit aristocratique des institutions et des mœurs anglaises, il en vient à se figurer la liberté comme une noble dame qui a ses portraits de famille et ses parchemins. On se rappelle vraiment trop, à le lire, que cet orgueil de la liberté, qu'il confond enfin avec l'orgueil de la noblesse, n'était permis qu'à une minorité infime de privilégiés. La noble dame a des audiences, mais où le peuple n'est pas introduit, et il faut avoir des blasons comme elle polir cire admis à faire sa cour. Noble liberté, dites-vous, mais guindée, rare et hautaine, qui fait presque regretter l'orgueil plus expansif de ceux que vous appelez les parvenus. D'ailleurs, il ne s'agit point de formuler la loi historique qu'a suivie jusque-là le développement anglais. Voici le vrai problème : Que doit-on penser de la Révolution française ? Et quelle attitude doivent prendre les Anglais à l'égard de ceux qui essaient d'en propager et d'en acclimater les principes en Angleterre ? Or, à ce problème la pompeuse déclaration naturaliste et familiale de Burke ne fournit même pas un commencement de réponse. La question est de savoir si les Français, eux, trouvaient dans leur héritage, dans le legs historique que leur faisaient les siècles assez de libertés, assez de garanties pour qu'ils n'aient qu'à recueillir cet héritage et à l'agrandir patiemment. Car, si depuis deux siècles, c'est un absolutisme croissant qui pèse sur eux, si c'est un legs accumulé de servitude et d'arbitraire que les générations se transmettent, comment Burke peut-il juger la Révolution française sur un type d'évolution historique et de sage accumulation qui ne convient pas à la France ?

Oui, le peuple français est obligé d'être, à ses risques et périls, le parvenu de la liberté. Voilà plus de deux cents ans que les Etats généraux sont tombés en sommeil, voilà plus de deux cents ans que la monarchie, entourée de privilégiés, opprime de plus en plus la Nation. Ferez-vous au peuple français, en vertu des lois d'hérédité et des lois d'héritage, une obligation d'accepter sans résistance tout cet immense, déficit de liberté ? La loi souveraine de la continuité n'est pas rompue pour cela. Le peuple français ne peut, pas plus qu'un autre peuple, se séparer de son passé. Lui aussi, il hérite de l'effort des ancêtres, il hérite de cette unité française qui donne à toutes les idées une si merveilleuse puissance de vibration, il hérite de cette philosophie lumineuse qui va aux principes mêmes des choses et à l'origine des institutions. Voilà son héritage ; et la Révolution n'est pas un accident elle n'est pas la création soudaine et la fantaisie d'une génération d'idéologues. Elle est la sublime révélation et la sublime mise en œuvre des richesses sociales et intellectuelles accumulées par l'effort des bourgeois industrieux et des penseurs hardis. Burke se moque, ou il atteste un incroyable manque de sens historique, lorsqu'il prétend que la France avait, en 1789, des éléments de liberté traditionnel ie qu'elle pouvait mettre en valeur à la mode anglaise.

« Vous auriez pu, si vous l'aviez voulu, profiter de notre exemple et donner à votre liberté recouvrée une dignité correspondante. Vos privilèges, quoique discontinues, n'étaient pas effacés de la mémoire. Votre Constitution ! il est vrai, pendant que vous en étiez dessaisis, a souffert la dévastation et le pillage ; mais vous possédiez en quelques endroits les murailles, ailleurs les fondations. »

Burke oublie que Turgot avait essayé cette reconstruction et cette adaptation et qu'il avait été chassé. Il oublie que les Parlements n'avaient pu exercer leur antique droit de remontrance. Il oublie que les assemblées provinciales étaient demeurées sans effet, que rassemblée des notables avait été une conspiration du privilège contre le droit et que les Etats généraux avaient été jetés dans les voies révolutionnaires par les perfidies et les violences de la Cour. Ou bien fallait-il que, sous prétexte de retrouver les anciennes fondations et d'utiliser les débris des vieilles murailles, le Tiers Etat acceptât le vote par ordre qui livrait tout aux privilégiés ?

C'est la méthode de Burke qui est abstraite et chimérique, puisqu'elle prétend appliquer de vive force à la France un procédé d'évolution qui ne convenait à cette date qu'à l'Angleterre.

Il est très vrai que les Anglais avaient « des droits » successivement conquis. Et cela, à certains égards, est plus sûr qu'une Déclaration générale et de principe des droits de l'homme et du citoyen. Mais la France n'avait d'autre moyen, pour conquérir les droits précis et substantiels, qu'une affirmation souveraine du droit de la personne humaine. C'est cet idéalisme seul qui était pratique.

Si la critique de Burke était vaine pour la France, elle était vaine aussi pour l'Angleterre, car il ne s'agissait point, pour celle-ci, de renoncer brusquement à sa méthode traditionnelle d'évolution lente et de prudente adaptation. La vraie question était celle-ci : Ne convient-il pas d'introduire dans la Constitution anglaise, sans la briser, plus d'éléments de démocratie ? Et l'avènement du régime démocratique et de la souveraineté nationale en France ne doit-il pas avoir pour conséquence de donner au système anglais un mouvement plus rapide dans le sens populaire ? Après tout, l'Angleterre aussi avait eu des crises ; et il n'était pas pleinement contraire aux lois de sa vie d'accélérer son évolution. II dit des droits de l'homme :

« Ces droits métaphysiques entrant dans la vie commune, comme des rayons de lumière qui percent dans un milieu dense, sont, par les lois de nature, réfractés et déviés de leur ligne droite. Dans la grande masse compliquée des passions humaines et des intérêts humains, les droits primitifs des hommes subissent une telle variété de réfractions et de réflexions, qu'il devient absurde de parler d'eux comme s'ils continuaient dans la simplicité de leur direction originelle. »

Je dirai de même qu'en pénétrant dans le milieu anglais, la lumière de l'idéalisme fiançais et de la Révolution française devait être nécessairement réfractée et déviée ; mais Burke, au lieu de calculer cet indice de réfraction et de déterminer la ligne que devaient suivre en Angleterre les idées nouvelles, écarte toute lumière de démocratie comme une offense ; il essaie d'intercepter tout rayonnement révolutionnaire. Et par là, c'est lui qui tombe dans la simplicité abstraite et la pauvreté de conception qu'il reproche aux prétendus métaphysiciens de France.

Qu'importe dès lors, après cette fondamentale erreur de jugement, que Burke prodigue à la Révolution et aux révolutionnaires les moqueries et les outrages ? II ne fait que reprendre les pamphlets des contre-révolutionnaires. Il ne voit dans le peuple de Paris qu'une foule délirante et brutale. Il raille l'Assemblée composée d'avocats bavards ou de curés sans expérience politique, sans horizon. Il affecte de croire, avec l'abbé Maury, que la sécularisation des biens d'Eglise n'est qu'une occasion de spéculations juives et qu'un agiotage effréné.

Chose curieuse ! Il prévoit, non sans finesse, la primauté prochaine de la richesse mobilière. Il annonce que la noblesse de France, ayant perdu peu à peu sa base territoriale, sera « semblable aux Juifs, devenus ses compagnons ou ses maîtres ». Mais cette primauté de la richesse mobilière, il la redoute. Il ne comprend pas, ou il ne paraît pas comprendre la différence essentielle, la différence de droit, qui existait pour les révolutionnaires entre la propriété corporative et immobile de l'Eglise et les formes nouvelles, mobiles, souples, infiniment transmissibles de la propriété industrielle, financière et bourgeoise. Et parfois il paraît ramener à un complot d'agioteurs et de pillards l'immense mouvement capitaliste dont Barnave a si bien démêlé les origines et le sens. Mais parfois aussi ses vues sont nettes et profondes.

« Cet outrage à tous les droits de la propriété fut couvert à l'origine du plus étonnant des prétextes : du respect de la foi publique. Les ennemis de la propriété prétendirent d'abord qu'ils avaient un souci plus tendre, plus délicat, plus scrupuleux, de tenir les engagements du roi envers les créanciers publics.

« Ces professeurs des droits de l'homme sont si occupés à enseigner les autres qu'ils n'ont pas le temps de s'instruire eux-mêmes. Autrement, ils sauraient que c'est envers la propriété des citoyens non envers les demandes des créanciers do l'Etat qu'est engagée d'abord la foi publique. La réclamation des citoyens est antérieure et supérieure. Les fortunes des individus, qu'elles soient possédées par acquisition ou par héritage ou en vertu d'une participation quelconque aux biens d'une communauté, ne constituent en aucune manière un élément de sécurité pour le créancier. Elles n'étaient pas entrées en compte quand il fit son marché avec l'Etat. Le créancier sait bien que le public, qu'il soit représenté par un roi ou par un Sénat, ne peut engager que les ressources publiques ; et il ne peut y avoir de ressources publiques que celles qui dérivent d'une juste et proportionnelle imposition sur l'ensemble des citoyens. C'est là ce qui a été engagé envers le créancier et pas autre chose. Personne ne peut faire de sa propre injustice le gage de sa fidélité.

« Il est impossible d'éviter une observation sur les contradictions causées par l'extrême rigueur et l'extrême relâchement de cette nouvelle foi publique, qui ne se règle pas sur la nature de l'obligation, mais sur la qualité des personnes envers lesquelles il y a engagement. Aucun acte de l'ancien gouvernement des rois de France n'a été tenu pour valide dans l'Assemblée nationale, excepté ses engagements pécuniaires ; actes pourtant dont la légalité est le plus contestable. Le reste des actes du gouvernement royal était vu sous un jour si odieux que se prévaloir de l'un d'eux pour une réclamation quelconque était regardé comme une sorte de crime. Une pension, donnée en retour d'un service de l'Etat, est sûrement un litre de propriété aussi solide qu'une obligation constatant une avance de fonds faite à l'Etat... Le pouvoir d'engager les revenus présents et futurs est le plus dangereux exercice d'un absolutisme sans frein ; et pourtant ce sont les seuls actes de ce despotisme qui ont été tenus pour sacrés. D'où vient cette préférence donnée par une assemblée démocratique à un corps de propriété qui dérive de l'usage le plus critiquable et le plus fâcheux de l'autorité monarchique ? La raison ne peut rien fournir pour concilier ces contradictions ; mais elles n'en ont pas moins une cause, et c'est celte cause que je ne crois pas difficile de démêler.

« Par la vaste dette de la France un grand intérêt d'argent (a great monied interest) a crû insensiblement et avec lui un grand pouvoir. Par les anciens usages qui prévalaient dans ce royaume, la circulation générale de la propriété et en particulier la convertibilité réciproque de la terre en argent et de l'argent en terre a toujours été difficile. Des établissements de famille, plus généreux et plus stricts qu'en Angleterre, le droit de retrait, la grande masse de propriété foncière détenue par la Couronne et, selon une maxime de la loi française, considérée comme inaliénable, les vastes possessions des corporations ecclésiastiques, tout cela a fait que les intérêts fonciers et les intérêts d'argent ont été séparés en France, moins susceptibles de mélange que dans notre pays et les possesseurs de ces deux espèces distinctes de propriétés moins bien disposés les uns envers les autres.

« La propriété d'argent fut longtemps regardée d'assez mauvais œil par le peuple. Il voyait qu'elle était liée à sa détresse et qu'elle l'aggravait. Elle n'était pas moins jalousée par les vieux intérêts terriens, en partie pour les mêmes raisons qui la rendaient odieuse au peuple, mais surtout parce qu'elle éclipsait, par la splendeur d'un luxe ostentatoire, les généalogies sans dot et les titres nus de plusieurs de la noblesse. Même, quand la noblesse qui représentait les intérêts fonciers les plus permanents, s'unissait par mariage (ce qui arrivait parfois) avec l'autre catégorie, ta richesse qui sauvait la famille de la ruine était supposée la contaminer et la dégrader.

« Ainsi les animosités et tes haines des deux partis étaient accrues même par tes moyens qui d'habitude apaisent la discorde et changent la querelle en amitié. Dans le même temps, l'orgueil des hommes riches, non nobles on nouvellement nobles, croissait avec sa cause. Ils ressentaient avec dépit une infériorité dont ils ne connaissaient point les raisons. Il n'y avait pas de mesure à laquelle ils ne fussent prêts à recourir pour prendre leur revanche de leurs superbes rivaux et pour exalter leur propre richesse ait degré de considération et de puissance qu'ils croyaient juste. Ils frappèrent la noblesse à travers la royauté et l'Eglise, ils s'attaquèrent particulièrement du côté où ils pensaient qu'elle était le plus vulnérable, c'est-à-dire les possessions de l'Eglise, qui, sous le patronage de la Couronne, étaient généralement dévolues à la noblesse. Les évêques et les grands abbés commendataires étaient, sauf peu d'exceptions, pris dans cet ordre.

« Dans cette guerre réelle, quoique pas toujours aperçue, entre les vieux intérêts fonciers de la noblesse et les nouveaux intérêts d'argent, la force la plus grande, parce qu'elle était la plus maniable, était aux mains de ces derniers. L'intérêt d'argent est par sa nature plus prêt aux aventures et ses possesseurs sont plus disposés à de nouvelles entreprises de toutes sortes. Etant d'acquisition récente, il s'accorde mieux, naturellement, à toute nouveauté. C'est donc la sorte de richesse qui convient à tous ceux qui désirent le changement.

Or, à ces hommes de finances, qui avaient intérêt à dépouiller l'Eglise pour dépouiller indirectement et pour humilier la noblesse, se sont joints les encyclopédistes, les « hommes de lettres politiques », ennemis du christianisme. Et c'est la jonction de ces deux catégories d'hommes qui explique la fureur avec laquelle toute la propriété terrienne des corporations ecclésiastiques a été attaquée et le grand soin que les révolutionnaires, contrairement à leurs principes, ont pris d'un intérêt qui avait son origine dans l'autorité de la Couronne. Toute l'envie contre la richesse et le pouvoir fut artificiellement dirigée contre certaines catégories de riches. Sur quel autre principe que celui-là peut-on expliquer un phénomène aussi extraordinaire, aussi peu naturel que celui des possessions ecclésiastiques, qui avaient résisté à tant de chocs et de violences civiles et qui étaient gardées à la fois par la justice et par le préjugé appliquées au payement de dettes récentes et contractées par un gouvernement décrié et renversé ?

« ... Qu'avait à voir le clergé avec toutes ces transactions ? Quel engagement public avait-il au-delà de sa propre dette ? Pour la garantir, ses domaines étaient engagés jusqu'au dernier acre. Rien ne livre mieux le secret du véritable esprit de l'Assemblée, qui se parc, pour sa besogne de confiscation publique, de sa nouvelle équité et de sa nouvelle moralité, que ses procédés à l'égard de la dette du clergé. Le corps des confiscateurs, fidèle à ces intérêts d'argent au profit desquels il viole tous les autres, a trouvé que le clergé avait compétence pour contracter une dette légale. Mais si quelques personnes devaient subir des pertes dans l'intérêt des créanciers publics, ce devrait être ceux qui ont conclu tous ces arrangements. Pourquoi donc les biens des contrôleurs généraux n'ont-ils pas été confisqués ? Pourquoi n'est-ce point ceux de la longue succession de ministres, de financiers et de banquiers qui se sont enrichis pendant que la nation était appauvrie par leurs actes et par leurs conseils ? Pourquoi n'est-ce pas la fortune de M. Laborde qui est confisquée plutôt que celle de l'archevêque de Paris, qui n'a jamais été mêlé à la création des fonds publics ni à l'agiotage ? Ou, si vous devez confisquer toutes les vieilles fortunes territoriales en faveur des agioteurs, pourquoi la pénalité est-elle circonscrite à une catégorie ? Je ne sais si les dépenses du duc de Choiseul ont laissé subsister quelque chose des sommes infinies qu'il a reçues de la bonté de son maître, durant les opérations de finance d'un règne qui contribua largement, par toute sorte de prodigalité dans la paix et dans la guerre, à la dette présente de la France. S'il en reste, pourquoi n'est-ce point confisqué ? Je me souviens avoir été à Paris sous l'ancien gouvernement. J'y étais juste après que le duc d'Aiguillon (c'était du moins la pensée générale) fut sauvé du billot par la main protectrice du despotisme. Il était ministre et il est mêlé aux affaires de cette époque prodigue. Pourquoi ne vois-je pas ses domaines remis aux municipalités dont ils ressortissent ? La noble famille de Noailles a longtemps servi (d'un bon service, je l'admets) la couronne de France et elle a eu quelque part à ses bontés. Pourquoi n'est-il pas fait application de sa fortune à la dette publique ? Est-ce que la fortune d'Un duc de la Rochefoucauld est plus sacrée que celle du cardinal de la Rochefoucauld ? »

Ainsi va Burke, exhalant sa colère contre les nobles libéraux qui, au début de la Révolution, firent cause commune avec le Tiers. Mais quel singulier mélange d'idées pénétrantes et de puérilités réactionnaires ! Burke paraît croire que c'est la convoitise de quelques financiers qui a désigné les biens d'Eglise comme une proie et qui a mis hors du débat la dette publique. Il oublie que cette dette publique disséminée déjà, au moins à Paris, dans une grande partie de la bourgeoisie, ne pouvait être abolie sans que toute l'activité économique de la nation fût paralysée et sans que toute vie publique devînt impossible par l'anéantissement du crédit. Et il est bien plus polémiste que philosophe lorsqu'il ne voit pas que les biens des nobles avaient la forme de propriété individuelle et bourgeoise tandis que les biens d'Eglise, étant corporatifs, pouvaient être saisis sans que la propriété fût en péril. Burke, dans celte déclamation ingénieuse mais frivole, serait au niveau de l'abbé Maury, si l'expérience de la vie anglaise ne lui donnait parfois un sens vif de la réalité économique. Il a très bien vu que ce qui distinguait le plus la France de l'Angleterre, c'est qu'en France les vieux intérêts terriens et les nouveaux intérêts d'argent étaient en lutte, tandis qu'en Angleterre ils se soutenaient mutuellement. Il n'en donne pas toutes les raisons, mais il a marqué le fait même avec précision et avec force. Et, ce qu'il redoute, lui, c'est que l'avènement révolutionnaire et la primauté insolente des nouveaux intérêts en France ne rompe, par contre-coup, le lien de solidarité qui s'est formé en Angleterre entre l'aristocratie foncière renouvelée et la bourgeoisie industrielle et capitaliste. Qui sait si la classe industrielle et financière, encouragée par le triomphe qu'elle vient de remporter en France, ne prétendra pas, en Angleterre même, à plus d'éclat et de pouvoir ? Dû coup, voilà brisé le faisceau des forces politiques et sociales anglaises ; voilà brisé le système des classes dirigeantes. Et Burke, pris de peur devant cette croissance soudaine d'un élément de la combinaison, s'applique à faire valoir surtout l'autre. C'est aux vieux intérêts terriens qu'il marque le plus de sympathie. Et l'on voit qu'il préférerait infiniment la banqueroute, qui sauverait la propriété foncière en frappant la mobilière, à l'expropriation territoriale que la France révolutionnaire a accomplie dans l'intérêt de la bourgeoisie. Burke se rejette vers celle des deux forces, associées et presque fondues encore dans le système dirigeant anglais, qui lui paraît le plus menacée par le mouvement politique et social dont le signal aigu a été donné par la Révolution. Il touche là au fonds et au tréfonds conservateur du système anglais. Tant que le faisceau de l'aristocratie terrienne modernisée et de la nouvelle classe industrielle et financière ne sera pas rompu ou relâché, la démocratie ne pourra pas progresser. Et ce faisceau, Burke comme Pitt, mais avec une tendance plus réactionnaire, s'applique à le maintenir. Pitt s'efforce de confirmer l'équilibre de forces qu'il sent, malgré tout, mouvantes et instables, en donnant à la classe croissante, à la bourgeoisie d'affaires, des satisfactions positives et mesurées qui préviennent en elle tout mécontentement et toute pensée de scission. Burke, lui, essaie d'arrêter les prétentions grandissantes de la classe industrielle et financière en lui montrant, par l'exemple de la France, que toute rupture d'équilibre à son profit met en péril non pas seulement l'aristocratie foncière, mais tout l'ordre social, non pas seulement une forme, la plus ancienne et la plus vénérable de la propriété, mais toute la propriété.

Et c'est la propriété elle-même qui est menacée, selon Burke, par toute extension du droit électoral. Sans doute il faut que le talent, les capacités soient représentées ; mais il faut que la propriété reste comme le fond et le lest de la représentation nationale. « Il n'y a pas de représentation de l'Etat équitable et valable qui ne représente ses facultés d'intelligence aussi bien que sa propriété. Mais, comme l'intelligence (ability) est un principe vigoureux et actif et que la propriété est un principe indolent, inerte et timide, celle-ci ne peut jamais être à l'abri des invasions de l'intelligence si elle ne domine pas, et de beaucoup, dans la représentation, Elle doit être représentée en ses grandes masses et en son accumulation, ou elle n'est pas protégée équitablement. La caractéristique, l'essence même de la propriété, formée des principes combinés de conservation et d'acquisition, est d'être inégale. Par suite, les grandes niasses de propriété qui excitent l'envie et tentent la rapacité doivent être mises hors de la possibilité même du danger. Ainsi elles forment un naturel rempart autour des propriétés moindres en tous leurs degrés. La même quantité de propriété, qui est par le cours naturel des choses divisé entre plusieurs, n'a pas la même opération. Son pouvoir défensif s'affaiblit en se diffusant. Dans cette diffusion la portion de chacun est moindre que ce que, dans l'ardeur de son désir, il peut se flatter d'obtenir en dissipant les accumulations de propriété des autres. A la vérité, le pillage d'un polit nombre de grandes propriétés ne donnerait qu'une toute petite part si on les distribuait entre plusieurs ! Mais la foule n'est pas capable de faire ce calcul et ceux qui la conduisent à la rapine ne se proposent jamais de répartir également la proie.

« Le pouvoir de perpétuer notre propriété dans notre famille est un dos éléments qui concourent le mieux à la perpétuation de la société elle-même. Il met notre faiblesse au service de notre vertu ; il greffe la bienveillance sur l'avarice même. Les possesseurs d'une richesse de famille et de distinctions héréditaires sont en quelque sorte des répondants naturels de cette transmission. Chez nous, la Chambre des pairs est formée sur ces principes. Elle est complètement composée de propriété héréditaire et de distinction héréditaire. Elle forme le tiers de la législature et elle est, en dernier ressort, le seul juge de toute la propriété dans toutes ses subdivisions. La Chambre des Communes aussi, quoique non nécessairement, mais en fait, est composée de même pour la plus grande partie. Que les grands propriétaires qui y siègent soient ce qu'ils sont (et ils ont des chances d'être parmi les meilleurs) ; ils sont, en tout cas, le lest dans le navire de la communauté.

« ... On dit que vingt-quatre millions d'hommes doivent prévaloir sur deux cent mille. Oui, si la constitution d'un royaume est un problème d'arithmétique. »

Ainsi c'est autour de la propriété et de la grande propriété héréditaire, que Burke rallie toutes les forces conservatrices.

Mais quoi ! l'expérience n'a-t-elle pas démontré depuis que l'Angleterre pouvait faire une bien plus large part à la démocratie sans que la propriété, et même la grande propriété aristocratique, fût sérieusement menacée ? Burke ne le croyait point et, quand il dit que la propriété se défend d'autant mieux qu'elle est plus compacte, qu'elle s'affaiblit en se divisant, il va juste à rebours de ce qu'on peut appeler l'instinct révolutionnaire conservateur de la France, qui croyait enraciner la propriété en la subdivisant.

Le pamphlet de Burke, si hardiment, si injurieusement conservateur, eut un retentissement énorme. Il provoqua dans presque toute l'Europe l'applaudissement et la huée. Il fut en Angleterre même un sujet d'admiration et un objet de scandale et il révéla, aux Anglais, la force secrète et silencieuse de la passion bienveillante ou hostile avec laquelle ils suivaient les événements de France.

 

LA RÉFUTATION DE BURKE

George Forster, qui faisait en 1791, dans la Revue allemande, le compte rendu de la littérature anglaise, a noté le vif mouvement qui suivit. Les réflexions, les réfutations abondèrent.

« L'homme d'Etat Burke, ou, si l'on ne veut pas jeter de la poudre aux yeux des lecteurs avec le pédantisme prétentieux qui abuse des mots sonores, le vieux faiseur de phrases échauffé Burke n'a soulevé une si violente opposition que parce qu'il a lente d'accabler sous ses sophismes, ses inconséquences et ses débiles agressions la Constitution française. Son plus puissant adversaire, le juriste Mackintosh, remporta sur lui une victoire complète, qui est d'autant plus brillante que ses Vindiciæ Gallicæ ont donné la preuve indéniable que l'on peut écrire avec une éloquence virile sans se permettre un seul mot inconvenant et s'en tenir à la vérité, à la discussion des raisons pour et contre, et à la question posée, sans tout le vieux jeu de miroir d'une dialectique jésuitique. Inattaquable, irréfutable, son œuvre est debout, honorée de l'approbation unanime de l'Angleterre, et elle brave le front d'airain de ceux qui osent tout affirmer parce qu'ils n'ont plus rien à perdre en fait d'honneur et de considération. Ce n'est point ici le lieu d'insister, et notre public ne s'intéresse point assez à l'analyse des autres réfutations de l'œuvre de Burke ; il suffit de dire que Tatham, Towers, Boutfield, Bather, Rotsdoung, Pigott, Miss Wolstonecraft, MM. Macaulay, Graham, Hamilton, Capell Lofft, Wolsey, sir Brooke Boothby Dupont, et une foule d'écrivains anonymes ont tourné contre lui leurs armes avec plus ou moins de bonheur, mais toujours avec quelque succès. Pour sa justification, il se sentit encore obligé, par le cri universel du public, à faire une faible tentative et, dans son appel des nouveaux whigs aux anciens whigs, il tenta par des distinctions superfines d'excuser le parti de l'opposition dont il se réclamait d'avoir dévié ainsi des principes des whigs. »

La réprobation fut-elle aussi générale que le dit Forster, passionné dès lors pour la Révolution et qui se soulageait, dans ses comptes rendus critiques, du silence qu'il se croyait encore tenu de garder en Allemagne sur le fond même des choses ? Il est probable que la véhémence rhétoricienne de Burke choqua un peu et que ce brusque torysme intransigeant fit quelque scandale. Aussi bien, en cette année 1791, la Révolution semblait avoir atteint une période de calme et un point d'équilibre. Sa force de propagande au dehors ne s'exerçait que discrètement et la violence de Burke, à l'unisson de laquelle seront bientôt les esprits (dès la fin de 1792), déconcertait un peu en ce moment.