LES SALAIRES Le
prolétariat anglais n'est pas soulevé non plus par une révolte d'extrême
misère. Sans doute il y avait, surtout chez les prolétaires ruraux,
d'effroyables souffrances. Mais, dans l'ensemble, les ouvriers anglais
avaient bénéficié de l'essor de l'industrie anglaise. Marx a
écrit : « Pendant la période manufacturière proprement dite, le mode de
production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation
légale du salaire aussi impraticable que superflue. » Et
ainsi les lois restrictives du salaire, celles qui lui imposaient un maximum,
tombaient peu à peu ou demeuraient inefficaces. Mais ce que Marx, dans le
sombre tableau qu'il trace de cette période de l'histoire du prolétariat
anglais, n'ajoute pas, c'est que, en fait, la hausse des salaires, au cours
du XVIIIe siècle, avait été grande. J'ai déjà cité le texte de Forster
constatant que le salaire des ouvriers anglais en 1790 est deux ou trois fois
supérieur à celui de l'ouvrier allemand. Mais il suffit d'ouvrir Adam Smith
pour y saisir ce progrès des salaires. Adam Smith a une sorte d'ingénuité
scientifique : il observe les phénomènes sociaux sans aucun parti pris de
classe. Nous avons vu tout à l'heure avec quelle impartialité il notait le
dommage causé aux ouvriers par les lois sur les coalitions. Il trouve injuste
que les ouvriers ne puissent se coaliser tandis que la coalition des patrons
est permanente. Il est si peu enclin à l'optimisme au sujet de la condition
des ouvriers, que c'est dans son œuvre que Lassalle a cru trouver la première
formule de la loi d'airain. Et Smith note, sans précaution aucune, que c'est
par un prélèvement sur le travail qu'est constitué, le profit des
capitalistes ! Il commence son fameux chapitre : Des salaires du travail,
par ces mots : « Ce
qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c'est le
produit du travail. Dans cet état primitif qui précède l'appropriation des
terres et l'accumulation des capitaux, le produit entier du travail
appartient à l'ouvrier. H n'a ni propriétaire ni maître avec qui il doive
partager. Si cet état eût continué, le salaire du travail aurait augmenté
avec tout cet accroissement de la puissance productive du travail. Toutes les
choses seraient devenues par degré de moins en moins chères. Elles auraient
été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été
pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans
cet état de choses, des marchandises produites par des quantités égales de
travail se seraient naturellement échangées l'une contre l'autre... « Mais
cet état primitif, dans lequel l'ouvrier jouissait de tout le produit de son
propre travail, ne put pas durer au-delà de l'époque où furent introduites
l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux. Il y avait donc
longtemps qu'il n'existait plus, quand la puissance productrice du travail
parvint à un degré considérable, et il serait sans objet de rechercher plus
avant quel eût été l'effet d'un pareil état de choses sur la récompense ou le
salaire du travail. « Aussitôt
que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa
part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y
recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre te produit du
travail appliqué à la terre. « Il
arrive rarement que l'homme qui laboure la terre possède, par devers lui de
quoi vivre jusqu'à ce qu'il recueille la moisson. En général, sa subsistance
lui est avancée sur le capital d'un maître, le fermier qui l'occupe, et qui
n'aurait pas d'intérêt à le faire s'il ne devait pas prélever une part sur le
produit de son travail. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit
du travail appliqué à la terre. « Le
produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur
du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des
ouvriers ont besoin d'un maître qui leur avance la matière du travail ainsi
que leurs salaires et leur subsistance, jusqu'à ce que leur ouvrage soit tout
à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la
valeur que le travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et
c'est cette part qui constitue son profit. » De même
qu'il ne voile pas l'origine du profit capitaliste, Smith ne voile pas
l'antagonisme du capitaliste et du salarié. « C'est
par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont
l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des
salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les maîtres donner
le moins qu'ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour
élever les salaires, les seconds pour les abaisser. » Et dans
cette lutte, la permanente et tacite coalition patronale a naturellement
l'avantage. A ces
causes sociales de dépression des salaires s'ajoutent des causes économiques.
La loi de l'offre et de la demande avilit le prix du travail quanti le
travail est offert en trop grande abondance et, comme les hauts salaires, en
encourageant le mariage et la reproduction de la force de travail, tendent à
accroître l'offre du travail, ils tendent par là même à se convertir en
moindres salaires. C'est ce que dit Smith dans le passage que Lassalle oppose
aux économistes et où il a cru trouver la première affirmation de la loi
d'airain. « Si
la demande de travail va continuellement en croissant, la récompense du
travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des
ouvriers un encouragement tel qu'ils soient à même de répondre à cette
demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante.
Supposez dans un temps cette récompense moindre que ce qui est nécessaire
pour produire cet effet, le manque de bras la fera bientôt monter, et, si
vous la supposez dans un autre temps plus forte
qu'il ne faut pour ce même effet, la multiplication excessive d'ouvriers la
rabaissera bientôt à ce taux nécessaire. » Mais,
en vérité, Lassalle se contente à très bon compte. Il s'écrie, en citant ce
passage/ que son adversaire, Wirth, a eu « l'audace inouïe d'en appeler
contre lui à Adam Smith ». Mais c'est Wirth qui a raison, et Lassalle, en
isolant ces phrases, a complètement dénaturé la pensée d'Adam Smith. Car la
loi de la population n'est pas, pour Smith, la seule qui agisse sur les
salaires. Oui, dans un pays où l'industrie serait stagnante, où le capital ne
s'accroîtrait pas, où la demande des bras resterait la même, cette loi de la
population fonctionnerait avec la rigueur d'une loi d'airain. « Si,
dans un tel pays, les salaires venaient jamais à
monter au-delà du taux suffisant pour faire subsister les ouvriers et les
mettre en état d'élever leur famille, la concurrence des ouvriers et
l'intérêt des maîtres réduiraient bientôt ces salaires aux taux les plus bas
épie puisse permettre la simple humanité. » Mais,
dans les pays où l'industrie est en croissance, où elle a toujours besoin de
plus de main-d'œuvre, les ouvriers peuvent hausser graduellement leurs
salaires au-dessus du niveau vital. De plus, il apparaît à ces pays qu'ils
ont intérêt pour leur production même, à avoir une classe ouvrière bien
nourrie et bien payée, et la force de l'opinion, dans la nation où
l'industrie est prospère, s'ajoute à la force d'élan de l'industrie elle-même
pour élever la condition des salariés. Or c'est, selon Smith, le cas de
l'Angleterre du XVIIIe siècle. « La
demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec
l'accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n'est pas
possible qu'elle augmente sans cela. L'accroissement des revenus et des
capitaux est l'accroissement de la richesse nationale, donc la demande de
ceux qui vivent de salaires augmente naturellement avec l'accroissance de la
richesse nationale et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela. Ce
n'est pas l'étendue actuelle de la richesse nationale, mais c'est son progrès
continuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail... Dans la
Grande-Bretagne, le salaire du travail semble, dans le temps actuel, être
évidemment au-dessus de ce qui est précisément nécessaire pour mettre
l'ouvrier en état d'élever une famille... « En
Angleterre, l'agriculture, les manufactures et le commerce ont commencé à
faire des progrès beaucoup plus tôt qu'en Ecosse. La demande de travail, et
par conséquent son prix, ont dû nécessairement augmenter avec ces progrès. « Ils
se sont aussi considérablement élevés depuis ce temps. » Et ce
n'est pas seulement le taux nominal des salaires qui s'est accru ; c'est le
bien-être réel des ouvriers. « La récompense réelle du travail, la
quantité réelle des choses propres aux besoins et commodités de la vie qu'il
peut procurer à l'ouvrier, a augmenté, dans le cours de ce siècle, dans une
proportion bien plus forte encore que son prix en argent. Non seulement le
grain a un peu baissé de prix, mais encore beaucoup d'autres denrées qui
fournissent au pauvre, économe et laborieux, des aliments sains et agréables,
sont descendues à un prix infiniment plus bas... « Les
manufactures de toiles et de draps communs se sont perfectionnées au point de
fournir aux ouvriers des habillements meilleurs et à moindre prix, et de plus
une quantité d'ustensiles de ménage agréables et commodes... Les plaintes que
nous entendons chaque jour sur les progrès du luxe qui gagne les ouvriers les
plus pauvres, lesquels ne se contentent plus aujourd'hui de la nourriture,
des vêtements et du logement qui leur suffisaient dans l'ancien temps, ces
plaintes nous prouvent que ce n'est pas seulement le prix pécuniaire du
travail, mais que c'est aussi sa récompense réelle qui a augmenté. » Notez
qu'Adam Smith ne plaide pas. Il ne soutient aucune thèse, puisque ce
développement de prospérité générale a eu lieu sous un régime de
réglementation et de monopole qu'il condamne. Il ne force pas les couleurs,
car il met le lecteur en garde contre les exagérations optimistes. « Depuis
ce temps, le revenu pécuniaire et la dépense de ces familles (ouvrières) ont considérablement augmenté
dans la plus grande partie du royaume, dans quelques endroits plus, dans
d'autres moins, mais presque nulle part autant qu'on l'a avancé
dernièrement au public, dans certaines évaluations exagérées de l'état actuel
des salaires. » Ainsi les affirmations d'Adam Smith sont solides et de
bonne foi. J'observe
que, dans le débat sur le minimum de salaires institué en 1795 et 1796, à un
moment où la guerre, le déficit des récoltes avaient causé une grande
détresse dans une partie du peuple anglais, c'est seulement les travailleurs
de l'agriculture que Whitbread songe à protéger. — Whitbread's Bill to
regulate the wages of labourers in Husbandry : Bill de Whitbread pour
régler les salaires des travailleurs agricoles —. Je sais bien que Whitbread
semble parler un moment d'une diminution générale des salaires depuis un
siècle. « S'il était, dit-il, nécessaire de se référer à une autorité, je
citerais les écrits du docteur Price, où il montre que, dans le cours de deux
siècles, le prix du travail n'a pas grandi plus de trois ou quatre fois,
tandis que le prix des subsistances a crû dans la proportion de six ou sept,
et celui des vêtements pas moins de quatorze ou quinze dans la même période
». Mais d'abord les affirmations du docteur Price, un vigoureux esprit gâté
par l'esprit de système, sont souvent tendancieuses et paradoxales. Je ne
m'arrête point à la réfutation qu'en a faite Pitt. « L'autorité du docteur
Price, dit-il le 12 février 1796, a été invoquée pour montrer le grand
accroissement de prix de quelques articles de subsistances, comparé au faible
accroissement des salaires du travail. Mais les statistiques du docteur Price
sont erronées, car il compare les gains des travailleurs dans la période
qu'il prend pour terme de comparaison avec le prix des provisions et les
gains des travailleurs d'aujourd'hui avec le prix qu'ont aujourd'hui les
mêmes articles, sans prendre garde au changement des circonstances et à la
différence des provisions. Le blé, qui était alors à peu près la même
subsistance des travailleurs, est maintenant remplacé par des produits à
meilleur marché et il n'est pas juste de conclure épie les salaires de
travail sont loin de faire équilibre aux prix des subsistances, parce qu'ils
ne peuvent plus se procurer la même quantité d'un article dont les
travailleurs n'ont plus le même besoin. » Est-ce
aux pommes de terre que Pitt fait allusion quand il parle des « substituts à
meilleur marché, cheaper substitutions », qui dans la consommation du
peuple remplacent en partie le pain ? Ce serait sous couleur d'apologie un
terrible aveu de misère. Mais, encore une fois, je ne veux pas entrer dans
ces calculs où la dispute est infinie. Il y a une contradiction entre les
paroles de Pitt, reconnaissant que le blé a renchéri, et celles de Smith
écrivant vingt ans plus tôt qu'il est meilleur marché au XVIIIe siècle qu'au
siècle précédent. Sans doute Pitt n'était attentif qu'à la hausse immédiate.
Mais ce qui à mes yeux domine tout et confirme les indications générales
d'Adam Smith, c'est que Whitbread et ses amis parlent exclusivement des
salariés agricoles. Là, la misère était grande. La politique d'envahissement
terrien de l'aristocratie se poursuivait implacablement. Les domaines
communaux étaient enclos et accaparés par les grands propriétaires. Le nombre
tics cottages, des petites maisons paysannes indépendantes diminuait de
moitié, comme Price l'établit dans son livre sur la Population en Angleterre.
Et tous ces paysans, tombés au rang de prolétaires, immobilisés par la loi du
certificat, touchaient à l'extrême détresse. « Je veux, s'écriait Whitbread,
délivrer les pauvres travailleurs d'un état de dépendance servile ; je veux
rendre l'agriculteur, qui emploie ses jours à un travail incessant, capable
de nourrir, de vêtir et de loger sa famille avec quelque degré de confort ;
je veux exempter la jeunesse de ce pays de la nécessité d'entrer dans l'armée
et la marine ou d'aller en bandes dans les grandes villes pour y trouver
leur subsistance — from flecking to great towns for subsistence —
; je veux mettre celui qui laboure, sème et bat le blé en état de goûter aux
fruits de son industrie, en lui donnant droit à une part du produit de son
travail. » Il n'y a pas de contradiction, entre ces paroles de Whitbread et
celles de Burdon disant le même jour à la Chambre des Communes : « Par les
prix moyens du travail pendant quelques années, la Chambre doit voir que les
salaires des travailleurs ont considérablement augmenté ; » car c'est
seulement aux salaires agricoles épie s'applique la démonstration de Whitbread.
C'est ce que précise encore un autre partisan du bill, Leclemere : « Il
n'y a pas de travailleur agricole qui puisse en ce moment s'entretenir
confortablement, lui et sa famille — No agricultural labourer could at present
support himself and his family with confort —, car un pain d'orge est à
l'énorme prix de douze deniers, tandis que tout le salaire d'un jour de
travail ne s'élève pas à plus d'un shilling... Je conclus que le minimum du
travail agricole doit être fixé. » Visiblement,
c'est là l'effet extrême de la grande transformation économique qui achevait
la ruine de la petite propriété paysanne au profit des grandes fermes à
pâturages et qui dépeuplait les campagnes au profit de l'industrie
manufacturière grandissante. Whitbread le note expressément lorsqu'il se
propose d'arrêter l'émigration par bandes des travailleurs agricoles vers les
grandes villes ; et Price se trompait à coup sûr lorsqu'il soutenait que la
crise agraire avait pour effet de diminuer la population totale, celle des
villes et de Londres même, comme celle des campagnes. Il y avait essor de la
population industrielle et de l'industrie et, dans cette croissance des
forces productives, croissance générale des salaires industriels. Donc,
en 1789, pas plus que le prolétariat anglais n'avait un assez haut degré de
conscience de classe et d'unité pour formuler des revendications économiques
d'ensemble, il n'était tombé à un si profond degré de misère et de souffrance
qu'il ne lui restât d'autre ressource que la révolte immédiate. Au contraire,
il sentait son intérêt lié à l'industrie anglaise et il verra avec ombrage
tout ce qui pourrait menacer la suprématie industrielle et marchande de
l'Angleterre. GENTRY ET MANUFACTURIERS Aussi
bien, la scission des deux grandes classes de possédants anglais, de la
classe foncière à la classe industrielle, qui permettra au prolétariat
anglais du xix° siècle d'agir sur la législation du pays, ne s'est pas encore
produite. Cette scission est en germe dans les théories d'Adam Smith ; car,
le jour où la classe industrielle, rompant avec le système de réglementation
et de monopole, réclamera l'entière liberté commerciale pour reconquérir le
marché du monde et faire de l'Angleterre l'entrepôt universel, elle se
heurtera à la résistance de la grande propriété foncière. Mais,
en 1789, l'accord politique conclu depuis la Révolution de 1688 entre la
nouvelle aristocratie foncière et la grande bourgeoisie d'affaires subsiste
encore. Les grands commerçants, les grands industriels soutiennent le régime
du monopole colonial et de la protection douanière comme les grands
propriétaires fonciers. En même
temps que l'accord politique, l'équilibre social se maintient entre les deux
grandes classes de possédants : la grande propriété foncière s'accroît par la
ruine de la peasantry, comme la grande propriété industrielle
s'accroît par le développement du système des manufactures et par
l'élargissement constant des débouchés. Pourtant, il est visible déjà, à bien
des symptômes, que l'axe de la richesse et de la puissance économique se
déplace peu à peu au profit de l'industrie, et la classe industrielle commence
à trouver qu'elle n'a pas dans la Constitution anglaise une part d'influence
politique proportionnée à sa puissance sociale. Elle commence notamment à
réclamer une réforme de la loi électorale. Mais c'est un mouvement lent et
une prétention mesurée. LE SECOND PITT. Et il
se trouve que le ministre dirigeant d'Angleterre, un conservateur de génie, a
le sens de cette transformation nécessaire. Il donne à la bourgeoisie
capitaliste confiance en elle-même et en l'avenir. II lui promet, au moment
voulu, des satisfactions précises sans la jeter dans l'inconnu de la
démocratie. Et il s'applique à défendre les grands intérêts de la classe
capitaliste anglaise tout en assurant à la nation anglaise le bien de la paix
et de solides finances. En
1783, simple député, il défend contre Fox et les libéraux la Compagnie de
l'Inde : il ne veut pas que l'Etat profite de sa détresse pour la soumettre à
un contrôle et à une direction qui ressemblaient à une expropriation. « Je
reconnais, dit-il avec une vigueur qui groupait autour de lui tous les hommes
d'affaires de la Cité, que je suis assez faible pour respecter les droits
inscrits dans des chartes et qu'en proposant un nouveau système de
gouvernement et de contrôle, je ne dédaigne pas de consulter ceux qui, ayant
le plus grand intérêt dans la matière qu'il faut réformer, sont le plus
capables de donner d'utiles avis. Je reconnais l'énorme transgression qu'il y
a à agir avec leur consentement plutôt que par violence. Je reconnais que,
dans le bill que je vous propose, je me suis réglé moi-même sur les idées des
propriétaires d'actions de l'Inde Orientale, sur le sens et la Sagesse de ces
hommes qui connaissent le mieux ce sujet et qui y ont un intérêt essentiel. »
(Parliamentary
speeches, 14 janvier 1784). La
grande bourgeoisie avait vraiment trouvé son homme d'Etat. Le bill qui
atteignait la Compagnie des Indes fut voté par la Chambre des Communes, mais
le roi George III y était hostile. Il redemande leurs portefeuilles aux
ministres et appelle au pouvoir le jeune Pitt. Celui-ci accepte, malgré
l'opposition violente de la majorité de la Chambre des Communes. Et il
soutient hardiment contre elle la prérogative royale. « Je
veux soutenir toute la Constitution selon sa vraie doctrine : je veux
sauvegarder à la fois les droits des branches de la législature et ceux du
souverain. Ces droits du souverain, la Constitution les a définis avec autant
de soin que ceux de la Chambre des Communes, et c'est le devoir des ministres
et des membres de cette Chambre de soutenir également les droits de l'un et
de l'autre... La Constitution de ce pays est sa gloire, mais c'est dans un
juste équilibre que réside son excellence. Également affranchie des désordres
de la démocratie et de la tyrannie monarchique, sa beauté consiste dans le
mélange de ces éléments. C'est un gouvernement mixte que la sagesse de nos
aïeux a conçu et que c'est notre devoir à tous de soutenir. Us ont
expérimenté les vicissitudes et les désordres d'une république. Ils ont senti
le vasselage et le despotisme d'une monarchie pure. Ils ont abandonné l'un et
l'autre, et, en fondant les deux, il ont extrait un
système qui fait l'envie et l'admiration du inonde. C'est la forme de
gouvernement qui constitue l'orgueil des Anglais et qu'ils n'abandonneront
qu'avec la vie. » (1er mars 1784.) Mais, à
quoi auraient servi à Pitt ces théories et ces formules sur le gouvernement
tempéré, s'il y avait eu dans le pays une grande puissance sociale cherchant
dans une forme de gouvernement plus simple, plus décisive, une garantie ? Au
contraire, les grands intérêts capitalistes et industriels qui dominaient de
plus en plus l'Angleterre et qui entraînaient dans leur orbite le prolétariat
incertain encore et subordonné voulaient être garantis aussi bien contre
l'omnipotence parlementaire que contre l'absolutisme royal ; et ils
trouvaient leur force dans l'équilibre du pouvoir. PITT ET LA RÉFORME ÉLECTORALE Pitt,
après quelques mois de lutte, fait appel au pays pour la dissolution des
Communes et il obtient une majorité. Ce n'est point un conservateur borné, et
il cherche à introduire une réforme limitée dans le système de représentation
de l'Angleterre, tout en se gardant de tout entraînement vers le suffrage
universel. Il dit, le 18 avril 1785 : « En
abordant cette question, je suis sûr de rencontrer bien des résistances, car
il est des personnes qui sont opposées à toute espèce de réforme. Mais je me
lève avec plus d'espoir que je n'en ai jamais eu et cet espoir me paraît
solide et fondé en raison. Jamais les esprits des hommes n'ont été aussi
éclairés qu'ils le sont en cette matière. Jamais le moment ne fut plus
propice à la discussion. Un grand nombre des objections qui ont été faites
jusqu'ici à la réforme ne portent pas contre la proposition que je vais vous
soumettre et la question, en vérité, est toute neuve pour cette Chambre. « Je
sais la difficulté qu'il y a à proposer un plan de réforme. Le nombre des gentlemen
qui y sont hostiles est légion. Ceux qui, avec un respect superstitieux,
révèrent la Constitution au point- de ne pas oser toucher même à ses défauts,
ceux-là ont toujours réprouvé toute tentative de purifier la représentation.
Ils reconnaissent ce qu'il y a en elle d'inégalités et d'impuretés ; mais,
dans leur enthousiasme pour le grand édifice, ils ne veillent pas tolérer
qu'un réformateur, de ses mains profanes, vienne réparer les dommages qu'il a
souffert du temps. « D'autres
qui, percevant les défauts nés des circonstances, seraient désireux de les
amender, résistent cependant à cette tentative, pour la raison que, si une
fois nous touchons à la Constitution en un seul point, le respect qui nous a
jusqu'ici préservés des audacieux interprètes de l'esprit d'innovation
tombera et que l'on ne peut prévoir à quelle extrémité on sera conduit sous
prétexte de réformation. Il y en a d'autres, mais j'avoue que pour ceux-là je
n'ai pas le même respect, qui considèrent que l'état présent de la
représentation est pur et convenable à tous les desseins, conforme à tous les
principes de la Constitution. La Chambre des Communes est un édifice ancien
qu'ils sont habitués à regarder avec révérence et respect ; depuis le berceau
ils sont accoutumés à voir en elle un modèle irréprochable : leurs ancêtres
ont joui de la liberté et de la prospérité à l'abri de cet édifice, et toute
tentative pour y faire le moindre changement paraît impie et sacrilège à ces
fanatiques admirateurs de l'antiquité. Personne ne révère plus que moi cette
institution antique ; mais tout le monde sait que les meilleures
institutions, pareilles à des corps humains, portent en elles-mêmes des
germes de décadence et de corruption, et voilà pourquoi je crois que j'ai
raison de proposer des remèdes contre la corruption qui peut atteindre dans
le cours des ans le corps de la Constitution, s'il n'y est pourvu par de
sages et judicieuses lois. « Aux
hommes qui raisonnent de cette manière, je ne me risque point à soumettre des
propositions, car je désespère de les convaincre ; mais j'ai l'esprit bien
fondé que, dans ce que je soumets à la Chambre, je parviendrai à convaincre
les gentlemen dont j'ai parlé d'abord que, quelles que soient leurs
objections à des idées générales et indéfinies de réformes, leurs arguments
ne portent pas contre les propositions précises et explicites que je leur
fais. » Ainsi,
en 1785, ce jeune ministre de vingt-cinq ans, éclairé et grave, essayait de
concilier la tradition whig, qu'il avait reçue de son père, le grand Chatham,
et l'esprit tory de prudence et de conservation. C'est un nouveau parti tory,
un parti de conservation avisé et ouvert à l'esprit de réforme, qu'il
entendait fonder. Avant même que le grand souffle orageux de la Révolution
française se fût élevé sur le monde, il sentait que pour défendre
efficacement le vieil édifice de la Constitution anglaise contre l'esprit
inquiet d'innovation, il fallait la remanier un peu, l'accommoder aux besoins
nouveaux. Son souci était de maintenir l'union de la grande propriété
foncière et de la grande propriété industrielle en faisant une juste place
dans la représentation aux éléments nouveaux, aux cités accrues par le
travail et l'échange, mais en maintenant encore l'ancienne primauté des
grands intérêts territoriaux. Et il espérait, par des remaniements prudents,
par des satisfactions mesurées et précises, apaiser et arrêter pour longtemps
toute agitation de réforme. Ainsi, le faisceau des forces à la fois
conservatrices et sagement libérales de l'Angleterre serait plus fortement
noué que jamais ; et, sous la protection de ces forces stables et
équilibrées, la nation anglaise si éprouvée par la guerre d'Amérique pourrait
tirer tout le bénéfice de la paix reconquise, refaire ses finances, donner le
plus grand essor à toutes les puissances économiques dont le livre de Smith
avait, dix ans avant, pressenti et annoncé la merveilleuse croissance. Certes,
il ne s'engageait aucunement dans les voies de la démocratie, il ne
prévoyait, au-delà de la réforme très limitée qu’il apportait, aucun
développement. « Je
crois qu'un plan peut être formé, qui soit en harmonie avec les principes
premiers de la représentation, qui réforme l'état présent inadéquat et assure
pour l'avenir un état adéquat et parfait. Je sais, lorsque je parle ainsi,
que l'idée d'une représentation complète et générale comprenant tous les
individus et assurant à chacun d'eux sa part personnelle dans le pouvoir de
légiférer est incompatible avec la population et l'état de l'Angleterre.
La définition pratique de ce que doit être la branche, populaire de la
législature peut être précisée ainsi : une Assemblée librement élue et unie à
la masse du peuple par la plus étroite union et la plus parfaite sympathie. » Ainsi,
rien qui ressemble au suffrage universel et qui y conduise ; mais une
adaptation plus exacte de l'étroite représentation anglaise aux intérêts
essentiels de la nation et à la nouvelle distribution des forces sociales.
Pour cela que faut-il ? Il n'est pas nécessaire de changer le nombre
total des membres du Parlement, mais il faut modifier, selon une règle fixe,
la répartition vicieuse des sièges entre les bourgs, centres de la puissance
territoriale, et les comtés, centres de la grandissante puissance
industrielle. Quand le nombre des maisons d'un bourg sera tombé au-dessous
d'un certain chiffre, le pouvoir dont il dispose de nommer au Parlement sera
transféré à celui des comtés où le nombre des maisons se sera élevé le plus. « C'est
l'opinion ferme et claire de tous ceux qui étudient ces questions qu'il doit
y avoir un changement dans la proportion actuelle de la force représentative
entre les bourgs et les comtés, et que, dans ce changement, une plus grande
proportion de membres doit être donnée aux places populeuses qu'aux places
qui n'ont ni propriété, ni population. C'est donc mon intention de proposer à
la Chambre que les membres d'un certain nombre de bourgs de ce dernier genre
soient distribués parmi les comtés. » Et on
ne procédera pas par violence ou autorité : des avantages particuliers, des
dégrèvements, des subventions prises sur un fonds spécial seront assurés aux
bourgs qui renonceront librement à ce stérile privilège. Malgré
toutes ces précautions, malgré son insistance, Pitt ne parvint pas à
convaincre sa majorité tory, et elle refusa d'entrer dans l'examen de ces
projets. La résistance du conservatisme terrien à tout déplacement, même
léger, de l'influence politique était encore invincible. Mais le premier
ministre, par ces propositions de réforme, conquérait une grande autorité
morale. D'une part, la bourgeoisie industrielle et capitaliste comprenait que
Pitt avait le sens des intérêts nouveaux, et qu'il saurait leur faire, dans
le gouvernement du pays, une large part, sans ébranler la Constitution, sans
blesser à fond l'aristocratie terrienne avec laquelle les capitalistes
anglais ne voulaient pas rompre. D'autre part, quand Pitt résistera au
mouvement de la Révolution, quand il s'opposera, après 1789, à toute réforme
du système électoral, il pourra dire qu'il n'est pas animé d'un esprit de
conservatisme aveugle, mais que, s'il s'oppose à tout changement, c'est parce
que les novateurs se réclament de l'esprit révolutionnaire et veillent
aboutir à l'extrême démocratie. Et il ralliera à sa politique d'attente
immobile presque toute la bourgeoisie industrielle aussi bien que le torysme
foncier. Comment
comprendre, sans cette analyse politique et sociale de la vie anglaise, les
rapports de l'Angleterre et de la Révolution ? LE TRAITÉ DE COMMERCE AVEC LA France. C'est
encore par la conclusion du traité de commerce avec la France que Pitt
affirme sa foi dans la puissance de production et d'expansion de
l'Angleterre, dans la force et le génie de sa bourgeoisie. H affirme en même
temps que son principal objet est d'étendre dans le pays les relations
commerciales de la nation anglaise. « Je
crois pouvoir dire tout d'abord (12 février 1787), comme un fait généralement
admis, que la France a l'avantage par les dons du sol et du climat et par
l'abondance de ses produits naturels ; qu'au contraire la Grande-Bretagne est
incontestablement supérieure par les manufactures et les productions de l'industrie.
Incontestablement, au point de vue des produits naturels, la France a
grandement l'avantage dans le traité. Ses vins, ses eaux-de-vie, ses huiles
et ses vinaigres, particulièrement les deux premiers articles, sont des
matières d'une si importante valeur, que toute idée de réciprocité dans
l'échange des produits naturels en est anéantie, car nous n'avons rien à
opposer en ce genre, rien que ce qui est relatif à la bière. Mais, en
revanche, n'est-ce point un fait démontrable et clair que la Grande-Bretagne,
de son côté, possède quelques manufactures qui ne sont qu'à elle et que, dans
les autres branches de production industrielle, clic a un tel avantage sur
ses voisins qu'elle défie toute compétition ? Voilà la situation relative des
deux peuples, voilà le fondement précis sur lequel il m'a paru qu'une
correspondance équitable et une connexion pouvaient être établies entre eux.
Chacun d'eux a sa production propre et distincte. Chacun d'eux a ce dont
l'autre manque. Us ne se heurtent pas dans les grandes lignes directrices de
leur richesse respective. Us sont comme deux grands commerçants dans des
branches différentes, qui peuvent trafiquer avec un mutuel bénéfice. Supposé
qu'une plus large quantité des produits naturels de la France doive être
apportée dans ce pays, quelqu'un peut-il dire que nous, nous n'enverrons pas
plus de cotonnades par la voie directe maintenant établie, que nous ne
faisions par les circuits et détours auparavant pratiqués ? Ou que nous
n'enverrons pas plus de nos laines que lorsque l'importation en était
restreinte à certains ports et grevée de droits d'entrée très lourds ? Et
l'ensemble de nos manufactures ne va-t-il pas bénéficier largement de la
faculté d'envoyer les produits sans autre charge qu'un droit de 11 ou 10 p.
100, et même, pour quelques articles, de seulement 5 p. 100 ? Demandez-vous
si la France a des manufactures, des branches d'industrie à elle, ou bien
dans lesquelles elle excelle assez pour que vous puissiez prendre alarme du
traité. Il est à peine besoin d'insister là-dessus... Le verre ne peut être
importé en grande quantité. Dans certaines spécialités de dentelle et de
passementerie, oui, les Français peuvent avoir l'avantage, mais c'est une
supériorité qu'ils garderaient indépendamment du traité ; et les clameurs au
sujet des articles de modes sont vagues et sans portée, lorsque, outre de
tous les bénéfices que le traité nous procure, nous comptons la richesse de
la contrée avec laquelle nous allons commercer. Avec sa population de
vingt-huit millions d'âmes et une puissance de consommation proportionnée,
avec sa proximité de nous et l'avantage de rapports aisés et réguliers, qui
hésiterait à s'applaudir dû nouveau système et à en attendre avec ardeur et impatience
la rapide ratification ? La possession d'un marché aussi étendu et aussi sûr
développera notre commerce, tandis que les droits de douane, arrachés aux
mains des contrebandiers et ramenés dans leurs canaux naturels, accroîtront
notre revenu, — les deux sources de l'opulence anglaise et de la puissance
anglaise. « ...
Quelques gentlemen prétendent qu'il ne peut être formé de traité avantageux
entre ce pays-ci et la France, parce que jusqu'ici encore il n'y a eu aucun
traité de cette sorte et, qu'au contraire, les relations commerciales ont
toujours été dommageables à l'Angleterre. Le raisonnement est complètement
trompeur, quoiqu'il soit spécieux. Car, en premier lieu, nous n'avons pas,
durant une très longue série d'années, expérimenté une liaison commerciale
avec la France, et nous ne pouvons, par suite, faire une évaluation
rationnelle de ses mérites ; et, en second lieu, quoiqu'il puisse être vrai
qu'un système de relations commerciales fondé sur le traité d'Utrecht nous
ait été dommageable, il ne s'ensuit pas du tout qu'il en est aujourd'hui de
même : car, en ce temps, les manufactures, où maintenant nous excellons,
existaient à peine, et la primauté industrielle était du côté de la
France au lieu d'être de ce côté-ci... Il serait ridicule d'imaginer que la
France consentirait à nous accorder des avantages sans réciprocité. Le traité
est un bien pour elle. Mais je n'hésite pas à dire, même au vu et au su de la
France, que si avantageux qu'il soit pour elle, le traité l'est encore plus
pour nous. La preuve de cette assertion est brève et décisive. La France gagne
pour ses vins et autres produits un grand et opulent marché. Nous de même,
mais à un bien plus haut degré. Elle se procure un marché de huit millions
d'hommes, nous un marché de vingt-quatre millions. La France gagne ce marché
pour ses produits naturels, qui n'emploient à leur préparation qu'un petit
nombre de bras, qui ne donnent qu'un faible encouragement à la navigation et
qui ne rapportent que peu au budget. Nous gagnons ce grand marché pour nos
manufactures, qui emploient des centaines de mille hommes, qui, en faisant
venir les matières premières de tous les coins du monde, accroissent notre
puissance maritime et qui, dans toutes leurs combinaisons et à tous les
degrés de leurs progrès, contribuent largement aux ressources de l'Etat. » Ainsi
William Pitt a la nette conscience du caractère industriel tic l'Angleterre
nouvelle. Depuis soixante-dix ans, depuis le traité d'Utrecht, il y a eu une
révolution économique dans le pays. Il était essentiellement agricole, il est
devenu essentiellement industriel. A coup sûr, Pitt ne songe pas un instant à
léser les intérêts ou à rabattre les prétentions de la grande propriété
foncière, il ne songe pas, par exemple, à abolir les droits sur les blés et à
procurer ainsi à l'industrie une main-d'œuvre moins onéreuse. Mais il a le
sens épie c'est par son industrie surtout, par ses manufactures, que
l'Angleterre prendra dans le monde un magnifique essor. De même que, dans la
réforme parlementaire, il voulait ménager un peu plus de place à la
bourgeoisie industrielle sans refouler brutalement les privilèges des
possédants terriens, de même il ne touche à aucune des bases de la richesse
agricole ; mais c'est surtout dans l'intérêt de l'expansion industrielle
qu'il négocie avec les autres peuples. Pitt a assumé, dans l'histoire, la
tâche de faire évoluer sans secousse la vieille Angleterre de l'ancien régime
agricole au nouveau régime industriel et capitaliste. Il est à la fois
conservateur et moderne. PITT ET LA PAIX Et,
pour celle politique de transformation et d'expansion, il a besoin de la
paix, surtout de la paix avec la France, mais d'une paix avertie et forte,
toujours prête, s'il le faut, à la vigoureuse défensive ou à l'offensive
opportune. « A
regarder le traité au point de vue politique, je n'hésite pas à protester
contre la doctrine, trop souvent avancée, que la France est et doit être
l'inaltérable ennemie de l'Angleterre. Mon esprit se révolte contre une thèse
aussi monstrueuse et aussi impossible. Supposer qu'une nation peut être
inaltérablement l'ennemie d'une autre, c'est faiblesse et puérilité. Cela ne
repose ni sur l'expérience des nations ni sur l'histoire de l'homme. C'est
une calomnie contre la constitution des sociétés politiques, cela suppose
l'existence d'une malice diabolique dans la structure originelle de l'homme.
Mais ces propos absurdes sont propagés. Et on va plus loin. On dit que, par
ce traité, l'Angleterre s'est jetée aveuglément dans les bras de son plus
constant et invariable ennemi. Les hommes raisonnent comme si ce traité
devait non seulement éteindre toute jalousie dans nos cœurs, mais annihiler
tous nos moyens de défense ; comme si par le traité nous faisions abandon de
notre armée et de notre marine ; comme si notre commerce allait être réduit,
notre navigation suspendue, nos colonies hors de défense et comme si tout le
fonctionnement de l'Etat allait tomber en langueur. Où est le fondement de
toutes ces craintes ? Le traité suppose-t-il que la période de paix ne sera
pas toute entière employée à nous mettre en état de nous mesurer avec la
France en cas de guerre ? Et n'est-il pas vrai, au contraire, qu'en ouvrant
de nouvelles sources de richesse, en accroissant les ressources de la nation,
cet intervalle de paix doit accroître aussi nos moyens de combattre l'ennemi
plus efficacement si le jour des hostilités doit venir ? Mais le traité fait
plus. En créant entre les deux nations des habitudes de rapports mutuels et
de mutuels bénéfices, il rend moins vraisemblable que nous ayons à faire
appel à nos forces, d'ailleurs accrues. Il aura cette heureuse tendance de
faire entrer les deux nations dans une plus étroite communion de vues, de
goûts et de mœurs ; en procurant le bien commun de l'une et de l'autre, il
créera entre elles un état d'harmonie favorable à la continuation de la
paix... J'ai entendu parler du caractère invariable de la nation française et
du cabinet français, de son ambition sans relâche, de sa constante hostilité
et de ses constants desseins contre l'Angleterre, et je sais ce qu'on peut
dire de son intervention récente dans nos démêlés avec nos colonies et de
l'attaque naguère dirigée contre nous. La France, à ce moment de notre
détresse, est intervenue pour nous écraser, c'est une vérité sur laquelle je
ne veux pas jeter le moindre voile. J'ai prouvé que les stipulations du
traité ne pouvaient ni compromettre notre sécurité ni consacrer notre
amoindrissement ; mais qu'au contraire, tout en fortifiant nos bras, il
éloigne les chances de guerre. Je sais qu'il ne faut pas toujours ajouter foi
aux assurances de paix. Mais, quoique je sache bien que la France a été
l'agresseur dans la plupart de nos précédentes guerres, cependant j'ai
confiance dans ses assurances et dans sa loyauté en la présente négociation.
Quels sont les projets qu'un jour peut suggérer l'ambition ? Cela échappe à
la pénétration humaine. Mais, en ce moment, la Cour de France est gouvernée
par des maximes trop prudentes et trop politiques pour ne pas subordonner à
sa propre sûreté et à son propre bonheur des plans ministériels de chimérique
agrandissement. Notre nation a été opprimée pendant la dernière guerre par la
plus formidable coalition destructive, et pourtant la France n'a eu que peu à
se louer à la fin du conflit, et sans doute, elle n'est pas très encouragée à
entrer de nouveau de parti pris en lutte avec nous. En dépit de nos malheurs,
notre résistance dut être admirée et, dans nos défaites nous donnâmes des
preuves de notre grandeur et d'inépuisables ressources... Ne puis-je pas me
plaire à cette idée que la France, voyant le ferme et durable caractère de
notre force et l'inefficacité des entreprises hostiles, préférera le bénéfice
de relations cordiales avec nous ? » Pitt ne
prévoyait pas le prodigieux ébranlement que la Révolution allait donner au
monde. Mais il est visible qu'il ne cherchera pas dans les premiers
événements révolutionnaires des prétextes à rupture et une occasion de
guerre. Il ne hait pas la France d'une haine fanatique et c'est dans
l'intérêt de l'Angleterre, de ses finances, de son commerce, de ses
manufactures qu'il veut la paix. Mais, avec quelle fermeté indomptable et
quelle fierté inflexible il sera, une fois la crise déchaînée, le gardien de
la sécurité nationale, des institutions nationales et de l'orgueil national ! LA PROSPÉRITÉ FINANCIÈRE Après
des années d'efforts, de combinaisons habiles et tenaces, Pitt a réussi, en
1792, à rétablir l'équilibre des finances anglaises compromis par la guerre
d'Amérique, et il peut annoncer à l'Angleterre l'ère des dégrèvements. Il lui
annonce aussi le magnifique essor de sa puissance capitaliste. A l'heure même
où la France se débat dans des convulsions fécondes, mais terribles et
déchirantes, le discours financier de Pitt, du 17 février 1792, est comme le
chant de triomphe de la politique anglaise, de sa liberté traditionnelle et
limitée. C'est comme un orgueilleux défi à la démocratie : Qu'aurais-tu fait
de plus pour la grandeur et la richesse de la nation ? Fox disait avec ironie
: « C'est le jubilé financier. » C'était mieux que cela. C'était le
jubilé politique de l'Angleterre. Ecoutez
ces fortes paroles, itères et mesurées tout ensemble. Après avoir constaté
que les recettes de l'année 1791 se sont élevées à 10.750.000 livres,
c'est-à-dire à 500.000 livres de plus que la moyenne des quatre années
précédentes, et que les ressources du budget sont en progrès constant, après
avoir insisté sur la possibilité et la nécessité de poursuivre rabaissement
de la dette, de rembourser une partie du 3 p. 100 et de convertir le 4 et le
5 p. 100, après avoir indiqué tout un plan nouveau destiné à résorber
rapidement les nouveaux emprunts qui pourraient se produire, après avoir
proposé la réduction de quelques-unes des taxes qui pesaient le plus sur les
classes pauvres, notamment la taxe sur les maisons de moins de sept fenêtres,
Pitt cherche les causes profondes de la prospérité, croissante du pays et il
note, en disciple enthousiaste d'Adam Smith, la puissante poussée
industrielle et capitaliste : « Si,
après l'examen des différentes branches de revenus, nous passons à une
enquête plus directe sur les ressources de notre prospérité, nous devons les
trouver dans une croissance correspondante de nos manufactures et de notre
commerce. Les comptes que l'on fait sur les documents de la douane ne peuvent
être considérés comme absolument exacts, mais ils permettent d'instituer des
comparaisons à différentes périodes. « Dans
l'année 1782, la dernière année de la guerre, les importations, selon
l'évaluation de la douane, se montaient à 9.174.000 l. (la livre est
de 25 francs) ;
elles ont graduellement monté chaque année, et elles sont en 1790 de
19.120.000 livres. « Les
exportations des manufactures anglaises forment un critérium toujours plus
important et plus décisif de la prospérité commerciale. La valeur en était
fixée, en 1782, à 9.919.000 l. ; dans l'année suivante elle était de
10.409.000 l. ; dans l'année 1790, elle s'est élevée à 14.921.000 l., et dans
la dernière année (dont le compte a été établi pour les manufactures
anglaises), elle était de 16.420.000 l. Si nous comprenons dans le compte les
articles étrangers réexportés, l'exportation était en 1782 de 12.239.000 l. ;
après la paix, elle s'est élevée, en 1783, à 14.741.000 l. ; et dans l'année
1790, elle était de 20.120.000 l. Ces documents, tels qu'ils sont (et ils sont
nécessairement imparfaits),
servent seulement à donner une vue du commercé étranger de ce pays. Il est
plus que probable que notre commerce intérieur, qui contribue toujours plus à
notre richesse, a grandi dans une proportion au moins égale. Je n'ai pas les
moyens d'établir avec soin une vue comparée de nos manufactures durant la
même période ; mais leur rapide progrès a été le sujet de l'observation
générale et les connaissances locales des gentlemen des différentes parties
du pays, devant lesquels je parle, rendent tout détail sur ce point inutile. « Ayant
ainsi constaté l'accroissement de notre revenu et montré qu'il est accompagné
d'une croissance correspondante de nos manufactures, quelles sont donc les
circonstances auxquelles doivent être attribués de tels effets ? « La
réponse qui se présente la première et spontanément à l'esprit de tout homme
de ce pays, c'est que toute celte prospérité provient de l'industrie et de
l'énergie naturelles de la nation, mais qu'est-ce qui a rendu cette industrie
et cette énergie capables d'agir avec une si particulière vigueur et de
dépasser de si loin les exemples des périodes précédentes ? Les
perfectionnements techniques, qui ont été apportés à chaque branche de la
production, et le degré où le travail a été réduit par l'invention et
l'application du machinisme ont eu incontestablement une grande part dans ces
heureux effets. Nous avons vu, en outre, pendant cette période plus
qu'auparavant, l'effet d'une circonstance qui a tendu principalement à élever
ce pays à sa primauté commerciale. Je veux parler de ce degré particulier de
crédit qui, par une double opération, donne à nos marchands des facilités
additionnelles pour étendre leurs opérations au dedans et les rend capables
d'obtenir une supériorité proportionnelle sur les marchés étrangers. Cet
avantage a été surtout visible durant la deuxième partie de la période, à
laquelle je fais allusion, et il grandit sans cesse en proportion même de la
prospérité qu'il contribue à créer. « En
outre, l'esprit d'exploration et d'entreprise de nos marchands s'est
manifesté par l'extension de notre navigation et de nos pêcheries et par
l'acquisition de nouveaux débouchés dans différentes parties du monde, et
incontestablement ces efforts n'ont pas été peu aidés par les nouvelles
relations avec la France, en suite du traité de commerce, relations qui,
quoique contrariées et diminuées par les désordres qui sévissent en ce moment
dans ce royaume, ont été un grand stimulant de plus pour l'industrie et
l'activité de notre pays. Mais,
il y a une autre cause, bien plus satisfaisante encore que toutes les autres,
parce qu'elle est d'une nature permanente et toujours plus extensive : C'EST LA
CONSTANTE ACCUMULATION DU CAPITAL, c'est sa continuelle tendance à croître, tendance
dont l'opération est. plus ou moins visible, selon
qu'elle est ou n'est pas neutralisée par quelque calamité publique ou par une
politique maladroite et fâcheuse, mais qui doit toujours se manifester et
grandir dans un pays parvenu à un certain degré de prospérité commerciale.
Quelque simple, quelque évident que soit le principe de cette croissance et,
quoiqu'il ait dû certainement être observé à un degré plus ou moins haut,
surtout dans les plus récentes périodes, je doute qu'il ait jamais été
expliqué aussi pleinement, aussi suffisamment que dans les écrits d'un auteur
de notre temps, qui malheureusement n'est plus (je pense à l'auteur d'un
célèbre traité sur la richesse des nations) et qui, par sa connaissance
étendue du détail et par la profondeur de ses recherches philosophiques,
fournit, je crois, la meilleure solution à tous les problèmes de l'histoire
du commerce et de l'économie politique. Cette accumulation du capital
provient de l'application continuelle d'une partie au moins du profit réalisé
chaque année par le capital à l'accroissement du capital lui-même, dont la
somme accrue est employée de nouveau de semblable façon et réalise du profit
dans les années suivantes. La grande masse de la propriété et de la nation
s'accroît ainsi d'une manière constante à intérêts composés, et ses progrès,
dans une assez longue période, sont tels qu'à première vue ils sont presque
incroyables. Si grands qu'aient été jusqu'ici les effets de cette cause, ils
seront plus grands encore dans l'avenir, car ses pouvoirs s'augmentent en
proportion même qu'ils s'exercent. Elle agit avec une vélocité constamment
accélérée, avec une force constamment accrue. Mobilitate viget, viresque
acquirit eundo. (Elle prend
de la vigueur par son mouvement même et acquiert des forces en marchant.) « Cette
force peut, comme nous l'avons éprouvé nous-mêmes, être arrêtée ou retardée
par des circonstances particulières, elle peut pour un temps être interrompue
ou même surmontée ; mais, là où il y a un fond de labeur productif et
d'activé industrie, elle ne peut pas être complètement éteinte. Dans la
saison même des plus terribles calamités et de la plus terrible détresse, son
action contrarie et diminue les effets funestes de la crise et, au premier
retour de prospérité, cette action se déploie de nouveau. Si nous regardons
une période, comme la période présente, de tranquillité prolongée, il est
difficile d'imaginer une limite aux opérations de cette force du capital.
Non, aucune limite ne peut lui être assignée tant qu'il existe dans le pays
un objet de savoir ou d'industrie qui n'a pas atteint la plus haute
perfection possible, tant qu'il y a un pouce de terre dans le pays qui peut
recevoir une meilleure culture, ou tant qu'il reste un nouveau marché qui
peut être exploré ou quelque marché existant qui peut être étendu. Par les
relations commerciales, cette force du capital accumulé participe en quelque
mesure à la croissance de toutes les autres nations dans toute la diversité
possible de leurs conditions. Les besoins grossiers des pays qui émergent de
la barbarie et les besoins artificiels, grandissants, du luxe et de la
délicatesse, tout lui ouvrira également de nouvelles sources de richesses, de
nouveaux champs d'action, en tout état de société et dans les parties les
plus éloignées du globe. C'est le principe qui, je le crois, conformément au
résultat constant de l'histoire et à la leçon uniforme de l'expérience,
maintient dans l'ensemble, en dépit des incertitudes de la fortune et des
désastres des empires, un courant continu de progrès successifs dans l'ordre
général du monde. « Voilà
les circonstances qui me paraissent avoir contribué le plus immédiatement à
notre présente prospérité. Mais elles sont liées à d'autres plus importantes
encore. « Elles
sont manifestement et nécessairement liées à la durée de la paix, dont la
continuation, avec un caractère de sécurité et de permanence, doit être le
principal objet de la politique extérieure de notre pays. Elles sont liées
plus encore à sa tranquillité intérieure et aux effets naturels d'un
gouvernement libre, mais bien réglé. Qu'est-ce qui a produit, dans les cent
dernières années, un progrès si rapide, et qui n'a point d'analogue dans les
autres périodes de notre histoire ? Qu'est-ce, sinon que pendant ce temps,
sous le doux et juste gouvernement des princes illustres de la famille qui
occupe maintenant le trône, un calme général a régné dans tout le pays à un
degré inconnu jusque-là ? Nous avons joui, dans une plus grande pureté et
perfection, u i bénéfice des principes originels de notre Constitution,
affirmés et établis par les événements mémorables de la fin du siècle
dernier. Voilà la grande et dominante cause qui a donné une portée étendue
aux autres circonstances favorables dont j'ai parlé. « C'est
l'union de la liberté avec la loi qui, en opposant une barrière aussi bien
aux empiétements du pouvoir qu'à la violence des commotions populaires, donne
à la propriété une juste sécurité, met en action le génie et le travail,
procure l'extension et la solidité du crédit, la circulation et
l'accroissement du capital, c'est elle qui forme et élève le caractère
national et met en mouvement tous les ressorts de la communauté dans toute la
diversité de ses éléments. « La
laborieuse industrie de ces grandes classes, si nombreuses et si utiles — qui
doivent être aujourd'hui, à un degré particulier, l'objet de la sollicitude
de la Chambre —, les paysans propriétaires et la bourgeoisie rurale (la peasantry
et la yeomanry)
; l'habileté et l'ingéniosité des ouvriers, les expériences et les
perfectionnements des riches propriétaires du sol, les hardies spéculations
et les aventures heureuses des marchands opulents et des manufacturiers
entreprenants, tout cela provient de la même source. C'est donc sur ce point
vital que nous devons surtout veiller : si nous préservons ce premier et
essentiel objet, tout le reste est en notre pouvoir. Rappelons-nous que
l'amour de la Constitution, quoiqu'il soit une sorte d'instinct national dans
le cœur des Anglais, est fortifié par la raison et la réflexion et confirmé
chaque jour par l'expérience, que c'est une Constitution que nous ne devons
pas admirer seulement par une révérence traditionnelle, que nous ne devons
pas louer seulement par préjugé ou par habitude, niais que nous devons chérir
et estimer parce que nous savons qu'elle assure pratiquement la liberté et le
bien-être des individus et de la Nation et qu'elle pourvoit, mieux que
n'importe quelle autre forme de gouvernement qui ait pu exister, aux fins
réelles et utiles qui forment le seul fondement vrai et le seul objet
rationnel de toute société politique. » Voilà
ce que disait William Pitt à la Chambre des Communes, aux acclamations de sa
majorité, à l'heure même où, dans la Législative, réunie à Paris depuis
quelques mois, bouillonnaient les passions encore troubles et les idées
encore incertaines. Oui, c'est un jubilé magnifique. Oui, c'est l'hymne
triomphal du capitalisme anglais et de la liberté anglaise, du capitalisme
illimité et de la liberté limitée. Pitt a merveilleusement caractérisé le
mouvement moderne : accroissement de la production, perfectionnement de
la technique, développement du machinisme et du crédit, accumulation
constante du capital, élargissement des débouchés, conquête extensive et
intensive du marché universel. Le
capital, avec sa loi interne de progression continue et irrésistible, prend à
ses yeux un caractère presque religieux. Il est la force éternelle et
providentielle qui, à travers les désordres, les crises, les défaillances des
hommes et des empires, maintient l'ordre progressif de l'univers et sauve du
néant l'effort des générations associées par leur épargne immortelle à tout
l'avenir humain. Or, ce capitalisme éternel et universel, il semble que, pour
Pitt, il a trouvé dans le capitalisme anglais son incarnation souveraine et
sa figure définitive. C'est par l'énergie équilibrée et vaste du peuple
anglais que le capital va se répandre sur le monde et, à tous les degrés de
la civilisation, dans les contrées barbares comme dans les pays raffinés,
manifester sa vertu. Chose curieuse ! l'accent de l'homme d'Etat, du
politique pratique, est plus hardi, plus vibrant, plus ample que la parole
même du théoricien ; Pitt semble voir plus loin encore que Smith et c'est
d'une lueur plus ardente qu'il éclaire des horizons plus vastes. Et il
intéresse l'orgueil de toutes les classes de la Nation, du paysan et de l'ouvrier
comme du riche spéculateur de la Cité, à ce magnifique mouvement, à ces
promesses plus magnifiques encore. Mais, toute cette joie, tout cet orgueil
de la richesse croissante, c'est à sa constitution tempérée, c'est à son
gouvernement mixte où les classes les plus actives de la Nation font
équilibre à la prérogative royale sans l'anéantir, que l'Angleterre le doit ;
ira-t-elle, pour le dangereux plaisir d'imiter un autre peuple qui cherche
douloureusement son chemin, changer sa Constitution éprouvée, se jeter dans
le hasard et le désordre de la démocratie illimitée ? Pitt
faisait servir au maintien de la Constitution la grandeur industrielle de
l'Angleterre ; il essayait de tourner contre toute velléité de révolution à
la française les intérêts les plus positifs et les plus ardents de la Nation.
Et toutes les grandes forces sociales se groupaient autour de lui. LES CONTRASTES ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE Ainsi,
à mesure qu'on analyse plus à fond l'état politique et social de l'Angleterre
aux environs de 1789, plus apparaissent entre la France et l'Angleterre des
différences presque irréductibles, plus s'élargit aux yeux de l'observateur
l'abîme que la Révolution française aurait à franchir pour toucher le sol anglais. La
France avait à abattre les restes encore accablants du régime féodal ; il n'y
avait presque plus trace en Angleterre du régime féodal. En
France, l'Eglise possédait, au détriment des paysans, une grande partie du
sol. L'Eglise d'Angleterre était magnifiquement dotée, mais la plupart des
domaines ecclésiastiques avaient été, depuis la Révolution de 1688,
sécularisés. En
France, la bourgeoisie, pour conquérir des garanties, devait lutter à fond
contre presque toute la noblesse dont le privilège s'appuyait à l'arbitraire
royal. En Angleterre, la noblesse et la bourgeoisie s'étaient alliées de
bonne heure et dès le temps de la Grande Charte, pour contrôler les rois ;
et, en 1688, une aristocratie nouvelle avait surgi, qui s'était enrichie des
dépouilles du clergé et qui formait, avec la grande bourgeoisie industrielle,
la classe dirigeante. En
France, toute représentation nationale était suspendue depuis deux siècles ;
et c'est seulement par voie révolutionnaire que la Nation pouvait conquérir
son droit. En Angleterre, il y avait depuis eles siècles une représentation
légale du pays ; et l'histoire de la Chambre des Communes était éclatante et
glorieuse. Si étroite que fût encore cette représentation, elle pouvait
s'élargir sans secousse. En
France, le déficit avait acculé la royauté à convoquer les Etats généraux et
à mettre la Révolution en mouvement. En Angleterre, le ministère Pitt avait,
par des mesures vigoureuses, rétabli l'équilibre financier et préparé même, à
l'heure où éclatait la Révolution française, l'ère des plus-values et des
dégrèvements ; En
France, l'inégalité du système fiscal, qui ne pesait que sur une catégorie de
citoyens, avait provoqué les colères. En Angleterre, tous les citoyens
étaient dès longtemps égaux devant l'impôt. Enfin,
en France, le prolétariat, quoiqu'il ne fût pas encore prêt à une action de
classe, grandissait soudain par la lutte acharnée de la bourgeoisie et des
classes contre-révolutionnaires. En Angleterre, l'accord de l'aristocratie
terrienne et de la bourgeoisie industrielle ne permettait pas au prolétariat
anglais de grandir et d'agir presque avant son heure. Et les prolétaires
anglais se sentaient liés à tout le système politique et social de
l'Angleterre par le bénéfice qui leur revenait de la rapide croissance
industrielle du pays, par la communauté des intérêts économiques. Ainsi,
l'Angleterre devait opposer au mouvement de la Révolution une force énorme de
stabilité. Et pourtant, la Révolution apportait au monde un principe d'une
puissance incomparable et qui devait émouvoir l'Angleterre elle-même. Ce
principe, c'est la démocratie. Il y a trois points par où cette force
nouvelle de la démocratie pouvait toucher l'Angleterre et la toucha en effet. LES FORCES DE MOUVEMENT D'abord,
la prérogative royale était mal définie. Elle tendait sans cesse à empiéter
sur le droit et le pouvoir des Communes. Trop souvent les ministères
n'étaient que des coteries de cour par où s'exprimait le caprice royal plus
que la volonté nationale. Et, comme souvent la nation anglaise avait pâti des
fautes de rois mal contrôlés, servis par des ministres courtisans, comme elle
était restée très humiliée de la perte des colonies d'Amérique qu'elle
attribuait à Georges III et au ministère de lord North et,,
comme les impôts assez lourds, par lesquels Pitt avait rétabli l'équilibre du
budget, prolongeaient le mécontentement, une partie songeait à limiter plus
strictement l'action de la Couronne. Mais si, selon les principes de la
Révolution française et la Déclaration des Droits de l'Homme, la Nation seule
était souveraine, si le roi n'avait qu'une puissance déléguée et par
conséquent conditionnelle, la question était résolue. Ainsi la démocratie
apparaissait comme un moyen décisif de limiter et de refouler la prérogative
royale. En
second lieu, la Révolution française donnait une soudaine ampleur à la
question de la réforme électorale. Tandis qu'avant 1789, en-Angleterre, tout
l'effort des esprits les plus hardis se portait à demander une légère
extension du droit de suffrage et une rectification du système électoral,
voici que soudain la France appelait au vote, à la souveraineté politique,
plus de trois millions de citoyens ; voici qu'elle proclamait des principes
d'où l'on sentait bien que le suffrage universel allait sortir. Le peuple
anglais, qui, au temps de Cromwell et du niveleur Lilburne, avait entrevu les
principes de la démocratie et qui les pratiquait dans plusieurs de ses
Eglises dissidentes, où les fidèles constituaient le gouvernement, fut ému du
magnifique exemple d'égalité que donnait la France. Enfin,
comment les prolétaires eux-mêmes, si misérables parfois, 'A accablés par les
lois de l'enrôlement et par la presse des marins, si écrasés aussi par les
classes riches, n'auraient-ils pas eu un sursaut à la vue de ces prolétaires
de France, de ces paysans du Dauphiné ou de la Bourgogne, de ces ouvriers de
Paris, qui se jetaient dans le mouvement, abattaient l'orgueil des nobles et
des prélats somptueux, renversaient les châteaux et la Bastille, et
exigeaient des pouvoirs publies le pain blanc à bon marché ? LE PAMPHLET DE BURKE CONTRE LA RÉVOLUTION. Ainsi,
par trois sources, des forces révolutionnaires jaillissaient, à cette date,
du sol anglais ébranlé par la grande commotion de la France. Quelle fut
d'abord, et dès les premiers jours, l'étendue et la profondeur du mouvement ?
Il est malaisé de le dire. Priestley, dans ses Observations sur les
lettres de Burke et de Colonne, prétend que c'est Burke lui-même qui, par
la violence de ses polémiques contre la Révolution française, a appelé sur
elle l'attention du peuple anglais. « Avant son livre (c'est-à-dire avant la
fin de 1790), il y avait quatre-vingt-dix-neuf Anglais sur cent qui vivaient
dans l'ignorance complète des événements de France. » Cela est sans doute
excessif ; mais l'ébranlement ne dut être ni rapide ni vaste. Burke s'émut
lorsqu'on octobre 1790, Richard Price, qui était à la fois un savant
économiste et financier et un ardent prédicateur unitarien, fit du haut de la
chaire l'éloge enthousiaste de la Révolution française et lorsque, à la suite
de ce sermon, une adresse fut envoyée à la Constituante au nom de la Revolulionary
Society. L'ardent orateur irlandais avait gardé, malgré son âge, une
grande impétuosité d'imagination. Il pressentit que tout l'ordre politique et
social de l'Angleterre serait un jour ébranlé par la communication du
mouvement révolutionnaire. Il était whig. Il avait combattu avec Fox contre
Pitt et la Couronne. Il avait soutenu la cause de l'émancipation des colonies
américaines. Mais s'il voulait jouer, sur la scène de l'oligarchie anglaise,
des rôles éclatants et généreux, il n'entendait pas que l'ordre de la
représentation fût troublé et que le peuple montât sur le théâtre. C'était de
plus un homme vénal qui avait reçu des subsides des colonies américaines et
qui recevait maintenant, en secret, une pension du roi. Je me
demande si la découverte et la publication 'du fameux Livre rouge français, où
étaient inscrites toutes les pensions des courtisans, ne fut pas un grief
décisif de Burke contre la Révolution. Il la combattit avec une sorte de
haine. Elle le menaçait dans ses habitudes d'esprit, de parade et de gloire.
Elle le menaçait aussi dans la sécurité de sa vie pompeuse et tarée.
Transportée en Angleterre, elle pouvait briser le cadre éclatant où se
mouvait son personnage, et tarir la source des revenus secrets. C'est dans un
volumineux pamphlet : Réflexions sur la Révolution de France, qu'à la
fin de 1790 il exhala sa colère. Je laisse de côté ce qui n'est que brillante
invective ou déclamation sentimentale et les romantiques couplets sur
Marie-Antoinette : « Je l'ai vue jadis brillante comme l'étoile du matin ».
Je n'en retiens que les idées essentielles. Le
grand souci de Burke, c'est de couper toute communication historique entre
l'Angleterre et la France de la Révolution. C'est à faux qu'on cherche dans
l'histoire anglaise des précédents à la Révolution française. Oui, en
Angleterre, le « long Parlement » a confisqué les biens des doyens et des
chapitres comme la France vient d'exproprier les abbés et les moines. Mais le
Parlement anglais faisait acte de défense, il ne mettait pas en cause tout le
système de la propriété. Oui, l'Angleterre a eu sa Révolution où il a pu
sembler que le peuple lui-même faisait choix du souverain. A la Restauration,
après Cromwell et, plus tard, en 1688, ce sont bien les représentants de la
Nation qui ont pourvu à la vacance du trône. Mais, lorsqu'ils réparaient
ainsi une partie de l'édifice tombé en ruines, ils ne prétendaient pas faire
prévaloir le principe électif. « Incontestablement,
il y a eu à la Révolution (en 1688), en la personne du roi Guillaume, une
petite et temporaire déviation de l'ordre strict d'une succession régulière
héréditaire, mais il est contre tous les vrais principes de jurisprudence de
tirer un principe d'une loi faite dans un cas spécial et concernant un
individu : Privilegium non transit in exemplum. S'il
y eut jamais un temps favorable pour établir le principe qu'un roi
choisi par le peuple est lé seul roi légal, c'est sans aucun doute le temps
de la Révolution. Et que cela n'ait pas été fait à ce moment, c'est la preuve
que la Nation était d'avis qu'il ne fallait le faire en aucun temps. Il n'y a
personne qui ignore assez complètement notre histoire pour ne pas savoir que
la majorité du Parlement était si peu disposée à rien qui ressemblât à ce
principe, que d'abord elle était déterminée à placer la couronne disponible
non pas sur la tête du prince d'Orange, mais sur celle de sa femme Marie,
fille du roi Jacques, la dernière née de ce roi, et que l'on reconnaissait
comme indubitablement sienne. Ce serait répéter une histoire triviale que de
vous rappeler toutes les circonstances qui démontrent que leur acceptation du
roi Guillaume n'était pas proprement un choix, mais que, pour tous ceux qui ne
désiraient point, en effet, rappeler le roi Jacques, ou plonger leur pays
dans le sang et jeter de nouveau leur religion, leurs lois, leurs libertés,
dans les périls d'où elles s'évadaient à peine, c'était un acte de nécessité,
dans le sens moral le plus strict où le mot de nécessité peut être pris. Dans
l'acte même dans lequel, pour un temps et dans un cas singulier, le Parlement
se départit de l'ordre strict de l'hérédité, en faveur d'un prince qui, sans
être le plus proche, était cependant un des plus proches dans la ligne de
succession, il est curieux d'observer comment lord Somers, qui présenta le
bill appelé la Déclaration des Droits, s'est conduit en cette délicate
occasion. Il est curieux d'observer avec quelle adresse la temporaire
solution de continuité fut mise hors de vue... Nos ancêtres savaient bien
qu'une élection serait entièrement destructive de « l'unité, de la paix et de
la tranquillité de ce pays ». Pour pourvoir aux objets immédiats et exclure
pour toujours la doctrine « de la Vieille Juiverie » (c'est la rue où se
réunissait la Société de la Révolution) sur ce prétendu droit des hommes à
choisir leurs gouvernants, ils insérèrent une clause qui était une
renonciation solennelle au principe électif. : « Les lords spirituels et
temporels, et les Communes, au nom du peuple, se soumettent très humblement
et très loyalement, eux, leurs héritiers et leur postérité à jamais. »
Bien loin qu'il soit vrai que nous avons acquis par la Révolution un droit de
choisir nos rois, ce droit, si nous l'avions possédé avant, la Nation
anglaise l'aurait à ce moment solennellement renoncé et abdiqué pour la
génération présente et pour toute la suite des
générations. » Soit,
et Burke démontre à merveille qu'il n'y a qu'un rapport très lointain entre
la Révolution de circonstance faite par l'Angleterre en 1688 et la Révolution
de principe faite par la France en 1789. Il est certain que l'Angleterre, en
1688, n'a pas prétendu fonder la démocratie, qu'elle n'a pas proclamé ou
organisé la souveraineté populaire et qu'elle n'a dérogé à la tradition et à
l'ordre de succession que juste autant qu'il était nécessaire pour
sauvegarder les intérêts vitaux compromis par les Stuarts. Mais ce n'est pas
la question. Personne ne prétend légitimer la Révolution française et la
démocratie par le seul précédent anglais de 1688. Ce que les Anglais amis de
la Révolution avaient le droit de dire, c'est qu'en Angleterre même ni la
tradition royale n'avait été ininterrompue, ni le droit royal n'avait été
intangible. Il se
peut que le choix fait par les délégués de la Nation n'ait été qu'en
apparence un choix, et qu'il ait été en fait une nécessité, comme M. Guizot,
reprenant la thèse de Burke et l'appliquant à la Révolution de 1830, le dira
plus tard de Louis-Philippe. Mais cette nécessité, c'est la Nation elle-même
qui en était l'interprète, et par là, quoi qu'on fasse, il y a un acte
explicite et formel de la volonté nationale à l'origine du droit royal de la
dynastie anglaise. Cela ne veut pas dire que la Nation anglaise va révoquer
le pouvoir de ses rois. Mais cela signifie qu'elle peut, sans porter atteinte
à un droit qu'elle a constitué elle-même, mieux assurer l'exercice direct de
la puissance nationale. Ainsi, le précédent juridique de 1688, agrandi par
l'esprit de démocratie, mais appliqué selon la prudente méthode anglaise,
peut conduire à une grande transformation politique dans le sens du droit
populaire, de la liberté et de l'égalité. Priestley
note que le whig Burke interprète la Révolution anglaise de 1088 comme le
faisaient les torys, restés au fond jacobites, mais
qui, pour excuser peu à peu leur ralliement à la royauté nouvelle,
affectaient de ne voir en elle que la suite légitime et nécessaire de la
monarchie tombée. Ce qui fait que l'œuvre de Burke est d'un rhéteur et non
d'un homme d'Etat, c'est qu'il raisonne comme s'il s'agissait de transporter
en Angleterre, au nom des précédents anglais, la démocratie toute pure et la
Révolution intégrale. Tel n'était le sentiment ni de la plupart des Anglais
favorables à la Révolution, ni de ceux des Français qui connaissaient le
mieux les deux peuples. Condorcet, dans un de ses rapports diplomatiques, dit
avec une grande force que les Anglais ne prendront à la Révolution que ce qui
s'accorde à leur génie et peut hâter chez eux, sans rupture et sans violence,
l'œuvre de réforme. Dès lors, il était tout naturel que, pour justifier
l'introduction d'un esprit populaire plus-large dans la Constitution
anglaise, on fît valoir ce que le droit royal lui-même contenait, à son
origine récente, de volonté nationale. Et quand il dit qu'à ce compte, et si
l'élection seule fait la légitimité, tous les actes antérieurs des rois sont
frappes de nullité, ce n'est là qu'un jeu d'esprit. C'est
inutilement aussi, et avec la plus vaine éloquence, que Burke célèbre la
beauté de la tradition, de la continuité historique qui donne à la vie
collective des peuples l'intimité profonde de la vie familiale. « Vous
observerez que, de la Grande Charte à la Déclaration des Droits, ça été la
politique uniforme de notre Constitution de réclamer et d'affirmer nos
libertés comme un legs, comme un héritage de nos pères et qui doit être
transmis à notre postérité, comme une condition spécialement acquise au
peuple de ce royaume, sans aucune référence à un droit plus général et
antérieur. Par là notre Constitution garde de l'unité dans la diversité si
grande de ses parties. Nous avons une couronne héréditaire, une pairie
héréditaire, et une Chambre des Communes et un peuple qui héritent des
privilèges, des -franchises et des libertés d'une longue ligne d'ancêtres. « Cette
politique m'apparaît être le résultat d'une profonde réflexion, ou plutôt
l'heureux effet d'une instinctive sagesse, supérieure à la réflexion. Un
esprit d'innovation est généralement le résultat d'un tempérament égoïste et
de vues bornées. Un peuple ne regarde guère devant lui et vers la postérité,
quand il ne sait pas regarder derrière lui, vers les ancêtres. Le peuple
anglais sait bien que l'idée d'un héritage fournit un sûr principe de
conservation et un sûr principe de transmission, sans exclure le moins du
monde un principe de perfectionnement. Elle permet des acquisitions
nouvelles, mais elle assure ce qui est acquis. Quels que soient les avantages
obtenus par un ensemble d'hommes se réglant sur ces maximes, ils sont presque
regardés comme une sorte d'établissement domestique fixé en une sorte de
mainmorte éternelle. Par une politique constitutionnelle qui agit sur le
modèle de la nature, nous recevons, nous possédons, nous transmettons noire
gouvernement et nos privilèges comme nous entrons en jouissance de nos
propriétés et de nos vies et comme nous les transmettons. Les institutions de
la politique, les biens de la fortune, les dons de la Providence passent à
nous et de nous à ceux qui nous suivent, d'un même mouvement "et selon
le même ordre. Notre système politique est placé dans une juste
correspondance et symétrie avec l'ordre du monde et avec le mode d'existence
assigné à un corps permanent composé d'éléments transitoires, puisqu'on lui,
par la disposition d'une merveilleuse sagesse qui façonne en même temps la
grande et mystérieuse incorporation de la race humaine, le tout, à un moment
donné, n'est ni vieux, ni d'âge moyen, ni jeune, mais dans un état
immuablement fixe ; il se meut à travers la diversité constante d'une
décadence, d'une chute, d'une rénovation et d'une progression perpétuelle.
Ainsi, gardant la méthode de la nature dans la conduite de l'Etat, là où nous
améliorons nous ne sommes jamais entièrement nouveaux, et là où nous
maintenons, nous ne sommes jamais entièrement surannés. En nous rattachant de
cette manière et selon ces principes à nos ancêtres, nous sommes guidés, non
par une superstition d'antiquaire, mais par un esprit d'analyse
philosophique. En choisissant cette forme de l'héritage, nous avons donné à
notre système politique quelque ressemblance avec les relations fondées sur
la communauté du sang. Nous avons lié la constitution de notre pays de nos
liens domestiques les plus chers ; nous avons accueilli et comme adopté nos
lois fondamentales jusque dans l'intimité de nos affections de famille. Nous
maintenons inséparablement unis et nous aimons de toute la chaleur de nos
affections combinées et réfléchissant mutuellement leurs feux, notre système
politique, nos foyers, nos sépulcres et nos autels. « C'est
notre plan de conformer à la nature nos institutions artificielles et de
faire appel à ses sûrs et puissants instincts pour fortifier les faibles et
faillibles inventions de la raison, et cette méthode, qui nous permet de
considérer nos libertés dans la lumière de l'hérédité, nous procure d'autres
et non moindres avantages. Agissant toujours comme en présence d'ancêtres
canonisés, l'esprit de liberté, qui en lui-même conduit au dérèglement et à
l'excès, se tempère d'une gravité respectueuse. Cette idée d'une origine
libérale nous impose un sentiment d'habituelle et native dignité, qui
prévient cette insolence de parvenu qui s'attache presque inévitablement et
pour leur disgrâce à ceux qui sont les premiers acquéreurs d'une distinction
publique. Par ces moyens, notre liberté devient une liberté noble. Elle prend
un aspect imposant et majestueux. Elle a une généalogie et des ancêtres
illustres. « Elle
a ses audiences et ses armoiries. Elle a sa galerie de portraits, ses
inscriptions monumentales, ses archives, ses témoignages et ses titres. Nous
procurons le respect à nos institutions civiles par les mêmes principes dont
se sert la nature pour nous faire révérer les individus, à raison de leur âge
et de ceux dont ils descendent. Tous vos sophistes ne peuvent rien produire
qui soit, mieux adapté à la sauvegarde d'une liberté rationnelle et virile,
que la marche que nous avons suivie, nous qui avons fait de notre nature plus
que de nos spéculations, de nos cœurs plus que de nos esprits, les grands
conservateurs de nos droits et privilèges. » A
merveille, et voilà bien la première formule de ce naturalisme politique et
social que Taine et ses disciples opposent au prétendu idéalisme abstrait, à
la prétendue métaphysique de la Révolution française. C'est le rhéteur Burke
qui est le grand inventeur de cette profonde philosophie. Ce n'est plus la
pensée de l'homme qui façonne arbitrairement un type de société : les peuples
se développent d'une croissance continue et lente comme l'organisme : et la
nature dont parle Burke, ce n'est pas la lointaine, idéale et chimérique
nature de l'homme primitif et abstrait si cher aux philosophes français du
dix-huitième siècle. C'est l'ensemble des instincts sociaux et familiaux tels
qu'ils s'affirment dans les sociétés modernes et chrétiennes. Oui, mais que
signifient ces effusions de rhétorique sentimentale ? Que signifie cette lave
débordante d'orgueil anglais que Taine a recueillie, refroidie et figée en
quelques formules pesantes ? Il est
bon pour un peuple de pouvoir considérer la liberté politique comme un
héritage ; il est bon, suivant une expression familière, qu'il l'ait dans le
sang. Burke compromet un peu cette idée, lorsque, obsédé par l'esprit
aristocratique des institutions et des mœurs anglaises, il en vient à se
figurer la liberté comme une noble dame qui a ses portraits de famille et ses
parchemins. On se rappelle vraiment trop, à le lire, que cet orgueil de la
liberté, qu'il confond enfin avec l'orgueil de la noblesse, n'était permis
qu'à une minorité infime de privilégiés. La noble dame a des audiences, mais
où le peuple n'est pas introduit, et il faut avoir des blasons comme elle
polir cire admis à faire sa cour. Noble liberté, dites-vous, mais guindée,
rare et hautaine, qui fait presque regretter l'orgueil plus expansif de ceux
que vous appelez les parvenus. D'ailleurs, il ne s'agit point de formuler la
loi historique qu'a suivie jusque-là le développement anglais. Voici le vrai
problème : Que doit-on penser de la Révolution française ? Et quelle attitude
doivent prendre les Anglais à l'égard de ceux qui essaient d'en propager et
d'en acclimater les principes en Angleterre ? Or, à ce problème la pompeuse
déclaration naturaliste et familiale de Burke ne fournit même pas un
commencement de réponse. La question est de savoir si les Français, eux,
trouvaient dans leur héritage, dans le legs historique que leur faisaient les
siècles assez de libertés, assez de garanties pour qu'ils n'aient qu'à
recueillir cet héritage et à l'agrandir patiemment. Car, si depuis deux
siècles, c'est un absolutisme croissant qui pèse sur eux, si c'est un legs
accumulé de servitude et d'arbitraire que les générations se transmettent,
comment Burke peut-il juger la Révolution française sur un type d'évolution historique et de sage
accumulation qui ne convient pas à la France ? Oui, le
peuple français est obligé d'être, à ses risques et périls, le parvenu de la
liberté. Voilà plus de deux cents ans que les Etats généraux sont tombés en
sommeil, voilà plus de deux cents ans que la monarchie, entourée de
privilégiés, opprime de plus en plus la Nation. Ferez-vous au peuple
français, en vertu des lois d'hérédité et des lois d'héritage, une obligation
d'accepter sans résistance tout cet immense, déficit de liberté ? La loi
souveraine de la continuité n'est pas rompue pour cela. Le peuple français ne
peut, pas plus qu'un autre peuple, se séparer de son passé. Lui aussi, il
hérite de l'effort des ancêtres, il hérite de cette unité française qui donne
à toutes les idées une si merveilleuse puissance de vibration, il hérite de
cette philosophie lumineuse qui va aux principes mêmes des choses et à
l'origine des institutions. Voilà son héritage ; et la Révolution n'est pas
un accident elle n'est pas la création soudaine et la fantaisie d'une
génération d'idéologues. Elle est la sublime révélation et la sublime mise en
œuvre des richesses sociales et intellectuelles accumulées par l'effort des
bourgeois industrieux et des penseurs hardis. Burke se moque, ou il atteste
un incroyable manque de sens historique, lorsqu'il prétend que la France avait,
en 1789, des éléments de liberté traditionnel ie qu'elle pouvait mettre en
valeur à la mode anglaise. « Vous
auriez pu, si vous l'aviez voulu, profiter de notre exemple et donner à votre
liberté recouvrée une dignité correspondante. Vos privilèges, quoique
discontinues, n'étaient pas effacés de la mémoire. Votre Constitution ! il
est vrai, pendant que vous en étiez dessaisis, a souffert la dévastation et
le pillage ; mais vous possédiez en quelques endroits les murailles, ailleurs
les fondations. » Burke
oublie que Turgot avait essayé cette reconstruction et cette adaptation et
qu'il avait été chassé. Il oublie que les Parlements n'avaient pu exercer
leur antique droit de remontrance. Il oublie que les assemblées provinciales
étaient demeurées sans effet, que rassemblée des notables avait été une
conspiration du privilège contre le droit et que les Etats généraux avaient
été jetés dans les voies révolutionnaires par les perfidies et les violences
de la Cour. Ou bien fallait-il que, sous prétexte de retrouver les anciennes
fondations et d'utiliser les débris des vieilles murailles, le Tiers Etat
acceptât le vote par ordre qui livrait tout aux privilégiés ? C'est
la méthode de Burke qui est abstraite et chimérique, puisqu'elle prétend
appliquer de vive force à la France un procédé d'évolution qui ne convenait à
cette date qu'à l'Angleterre. Il est
très vrai que les Anglais avaient « des droits » successivement conquis. Et
cela, à certains égards, est plus sûr qu'une Déclaration générale et de
principe des droits de l'homme et du citoyen. Mais la France n'avait d'autre
moyen, pour conquérir les droits précis et substantiels, qu'une affirmation
souveraine du droit de la personne humaine. C'est cet idéalisme seul qui
était pratique. Si la
critique de Burke était vaine pour la France, elle était vaine aussi pour
l'Angleterre, car il ne s'agissait point, pour celle-ci, de renoncer
brusquement à sa méthode traditionnelle d'évolution lente et de prudente
adaptation. La vraie question était celle-ci : Ne convient-il pas
d'introduire dans la Constitution anglaise, sans la briser, plus d'éléments
de démocratie ? Et l'avènement du régime démocratique et de la souveraineté
nationale en France ne doit-il pas avoir pour conséquence de donner au système
anglais un mouvement plus rapide dans le sens populaire ? Après tout,
l'Angleterre aussi avait eu des crises ; et il n'était pas pleinement
contraire aux lois de sa vie d'accélérer son évolution. II dit des droits de
l'homme : « Ces
droits métaphysiques entrant dans la vie commune, comme des rayons de lumière
qui percent dans un milieu dense, sont, par les lois de nature, réfractés et
déviés de leur ligne droite. Dans la grande masse compliquée des passions
humaines et des intérêts humains, les droits primitifs des hommes subissent
une telle variété de réfractions et de réflexions, qu'il devient absurde de
parler d'eux comme s'ils continuaient dans la simplicité de leur direction
originelle. » Je
dirai de même qu'en pénétrant dans le milieu anglais, la lumière de
l'idéalisme fiançais et de la Révolution française devait être nécessairement
réfractée et déviée ; mais Burke, au lieu de calculer cet indice de
réfraction et de déterminer la ligne que devaient suivre en Angleterre les
idées nouvelles, écarte toute lumière de démocratie comme une offense ; il
essaie d'intercepter tout rayonnement révolutionnaire. Et par là, c'est lui
qui tombe dans la simplicité abstraite et la pauvreté de conception qu'il
reproche aux prétendus métaphysiciens de France. Qu'importe
dès lors, après cette fondamentale erreur de jugement, que Burke prodigue à
la Révolution et aux révolutionnaires les moqueries et les outrages ? II ne
fait que reprendre les pamphlets des contre-révolutionnaires. Il ne voit dans
le peuple de Paris qu'une foule délirante et brutale. Il raille l'Assemblée
composée d'avocats bavards ou de curés sans expérience politique, sans
horizon. Il affecte de croire, avec l'abbé Maury, que la sécularisation des
biens d'Eglise n'est qu'une occasion de spéculations juives et qu'un agiotage
effréné. Chose
curieuse ! Il prévoit, non sans finesse, la primauté prochaine de la richesse
mobilière. Il annonce que la noblesse de France, ayant perdu peu à peu sa
base territoriale, sera « semblable aux Juifs, devenus ses compagnons ou ses
maîtres ». Mais cette primauté de la richesse mobilière, il la redoute. Il ne
comprend pas, ou il ne paraît pas comprendre la différence essentielle, la
différence de droit, qui existait pour les révolutionnaires entre la
propriété corporative et immobile de l'Eglise et les formes nouvelles,
mobiles, souples, infiniment transmissibles de la propriété industrielle,
financière et bourgeoise. Et parfois il paraît ramener à un complot
d'agioteurs et de pillards l'immense mouvement capitaliste dont Barnave a si
bien démêlé les origines et le sens. Mais parfois aussi ses vues sont nettes
et profondes. « Cet
outrage à tous les droits de la propriété fut couvert à l'origine du plus
étonnant des prétextes : du respect de la foi publique. Les ennemis de la
propriété prétendirent d'abord qu'ils avaient un souci plus tendre, plus
délicat, plus scrupuleux, de tenir les engagements du roi envers les
créanciers publics. « Ces
professeurs des droits de l'homme sont si occupés à enseigner les autres
qu'ils n'ont pas le temps de s'instruire eux-mêmes. Autrement, ils sauraient
que c'est envers la propriété des citoyens non envers les demandes des
créanciers do l'Etat qu'est engagée d'abord la foi publique. La réclamation
des citoyens est antérieure et supérieure. Les fortunes des individus,
qu'elles soient possédées par acquisition ou par héritage ou en vertu d'une
participation quelconque aux biens d'une communauté, ne constituent en aucune
manière un élément de sécurité pour le créancier. Elles n'étaient pas entrées
en compte quand il fit son marché avec l'Etat. Le créancier sait bien que le
public, qu'il soit représenté par un roi ou par un Sénat, ne peut engager que
les ressources publiques ; et il ne peut y avoir de ressources publiques que
celles qui dérivent d'une juste et proportionnelle imposition sur l'ensemble
des citoyens. C'est là ce qui a été engagé envers le créancier et pas autre
chose. Personne ne peut faire de sa propre injustice le gage de sa fidélité. « Il
est impossible d'éviter une observation sur les contradictions causées par
l'extrême rigueur et l'extrême relâchement de cette nouvelle foi publique,
qui ne se règle pas sur la nature de l'obligation, mais sur la qualité des
personnes envers lesquelles il y a engagement. Aucun acte de l'ancien
gouvernement des rois de France n'a été tenu pour valide dans l'Assemblée
nationale, excepté ses engagements pécuniaires ; actes pourtant dont la
légalité est le plus contestable. Le reste des actes du gouvernement royal
était vu sous un jour si odieux que se prévaloir de l'un d'eux pour une
réclamation quelconque était regardé comme une sorte de crime. Une pension,
donnée en retour d'un service de l'Etat, est sûrement un litre de propriété
aussi solide qu'une obligation constatant une avance de fonds faite à
l'Etat... Le pouvoir d'engager les revenus présents et futurs est le plus
dangereux exercice d'un absolutisme sans frein ; et pourtant ce sont les
seuls actes de ce despotisme qui ont été tenus pour sacrés. D'où vient cette
préférence donnée par une assemblée démocratique à un corps de propriété qui
dérive de l'usage le plus critiquable et le plus fâcheux de l'autorité
monarchique ? La raison ne peut rien fournir pour concilier ces
contradictions ; mais elles n'en ont pas moins une cause, et c'est celte
cause que je ne crois pas difficile de démêler. « Par
la vaste dette de la France un grand intérêt d'argent (a great
monied interest)
a crû insensiblement et avec lui un grand pouvoir. Par les anciens usages qui
prévalaient dans ce royaume, la circulation générale de la propriété et en
particulier la convertibilité réciproque de la terre en argent et de l'argent
en terre a toujours été difficile. Des établissements de famille, plus
généreux et plus stricts qu'en Angleterre, le droit de retrait, la grande
masse de propriété foncière détenue par la Couronne et, selon une maxime de
la loi française, considérée comme inaliénable, les vastes possessions des
corporations ecclésiastiques, tout cela a fait que les intérêts fonciers et
les intérêts d'argent ont été séparés en France, moins susceptibles de mélange
que dans notre pays et les possesseurs de ces deux espèces distinctes de
propriétés moins bien disposés les uns envers les autres. « La
propriété d'argent fut longtemps regardée d'assez mauvais œil par le peuple.
Il voyait qu'elle était liée à sa détresse et qu'elle l'aggravait. Elle
n'était pas moins jalousée par les vieux intérêts terriens, en partie pour
les mêmes raisons qui la rendaient odieuse au peuple, mais surtout parce
qu'elle éclipsait, par la splendeur d'un luxe ostentatoire, les généalogies
sans dot et les titres nus de plusieurs de la noblesse. Même, quand la
noblesse qui représentait les intérêts fonciers les plus permanents,
s'unissait par mariage (ce qui arrivait parfois) avec l'autre catégorie, ta
richesse qui sauvait la famille de la ruine était supposée la contaminer et
la dégrader. « Ainsi
les animosités et tes haines des deux partis étaient accrues même par tes
moyens qui d'habitude apaisent la discorde et changent la querelle en amitié.
Dans le même temps, l'orgueil des hommes riches, non nobles on nouvellement
nobles, croissait avec sa cause. Ils ressentaient avec dépit une infériorité
dont ils ne connaissaient point les raisons. Il n'y avait pas de mesure à laquelle
ils ne fussent prêts à recourir pour prendre leur revanche de leurs superbes
rivaux et pour exalter leur propre richesse ait degré de considération et de
puissance qu'ils croyaient juste. Ils frappèrent la noblesse à travers la
royauté et l'Eglise, ils s'attaquèrent particulièrement du côté où ils
pensaient qu'elle était le plus vulnérable, c'est-à-dire les possessions de
l'Eglise, qui, sous le patronage de la Couronne, étaient généralement
dévolues à la noblesse. Les évêques et les grands abbés commendataires
étaient, sauf peu d'exceptions, pris dans cet ordre. « Dans
cette guerre réelle, quoique pas toujours aperçue, entre les vieux intérêts
fonciers de la noblesse et les nouveaux intérêts d'argent, la force la plus
grande, parce qu'elle était la plus maniable, était aux mains de ces
derniers. L'intérêt d'argent est par sa nature plus prêt aux aventures et ses
possesseurs sont plus disposés à de nouvelles entreprises de toutes sortes.
Etant d'acquisition récente, il s'accorde mieux, naturellement, à toute
nouveauté. C'est donc la sorte de richesse qui convient à tous ceux qui
désirent le changement. Or, à
ces hommes de finances, qui avaient intérêt à dépouiller l'Eglise pour
dépouiller indirectement et pour humilier la noblesse, se sont joints les
encyclopédistes, les « hommes de lettres politiques », ennemis du
christianisme. Et c'est la jonction de ces deux catégories d'hommes qui
explique la fureur avec laquelle toute la propriété terrienne des
corporations ecclésiastiques a été attaquée et le grand soin que les
révolutionnaires, contrairement à leurs principes, ont pris d'un intérêt qui
avait son origine dans l'autorité de la Couronne. Toute l'envie contre la
richesse et le pouvoir fut artificiellement dirigée contre certaines
catégories de riches. Sur quel autre principe que celui-là peut-on expliquer
un phénomène aussi extraordinaire, aussi peu naturel que celui des
possessions ecclésiastiques, qui avaient résisté à tant de chocs et de
violences civiles et qui étaient gardées à la fois par la justice et par le préjugé appliquées au payement de dettes récentes et
contractées par un gouvernement décrié et renversé ? « ...
Qu'avait à voir le clergé avec toutes ces transactions ? Quel engagement
public avait-il au-delà de sa propre dette ? Pour la garantir, ses domaines
étaient engagés jusqu'au dernier acre. Rien ne livre mieux le secret du
véritable esprit de l'Assemblée, qui se parc, pour sa besogne de confiscation
publique, de sa nouvelle équité et de sa nouvelle moralité, que ses procédés
à l'égard de la dette du clergé. Le corps des confiscateurs, fidèle à ces
intérêts d'argent au profit desquels il viole tous les autres, a trouvé que
le clergé avait compétence pour contracter une dette légale. Mais si quelques
personnes devaient subir des pertes dans l'intérêt des créanciers publics, ce
devrait être ceux qui ont conclu tous ces arrangements. Pourquoi donc les
biens des contrôleurs généraux n'ont-ils pas été confisqués ? Pourquoi
n'est-ce point ceux de la longue succession de ministres, de financiers et de
banquiers qui se sont enrichis pendant que la nation était appauvrie par
leurs actes et par leurs conseils ? Pourquoi n'est-ce pas la fortune de M.
Laborde qui est confisquée plutôt que celle de l'archevêque de Paris, qui n'a
jamais été mêlé à la création des fonds publics ni à l'agiotage ? Ou, si vous
devez confisquer toutes les vieilles fortunes territoriales en faveur des
agioteurs, pourquoi la pénalité est-elle circonscrite à une catégorie ? Je ne
sais si les dépenses du duc de Choiseul ont laissé subsister quelque chose
des sommes infinies qu'il a reçues de la bonté de son maître, durant les
opérations de finance d'un règne qui contribua largement, par toute sorte de
prodigalité dans la paix et dans la guerre, à la dette présente de la France.
S'il en reste, pourquoi n'est-ce point confisqué ? Je me souviens avoir été à
Paris sous l'ancien gouvernement. J'y étais juste après que le duc
d'Aiguillon (c'était du moins la pensée générale) fut sauvé du billot par la
main protectrice du despotisme. Il était ministre et il est mêlé aux affaires
de cette époque prodigue. Pourquoi ne vois-je pas ses domaines remis aux municipalités
dont ils ressortissent ? La noble famille de Noailles a longtemps servi (d'un
bon service, je l'admets) la couronne de France et elle a eu quelque part à
ses bontés. Pourquoi n'est-il pas fait application de sa fortune à la dette
publique ? Est-ce que la fortune d'Un duc de la Rochefoucauld est plus sacrée
que celle du cardinal de la Rochefoucauld ? » Ainsi
va Burke, exhalant sa colère contre les nobles libéraux qui, au début de la
Révolution, firent cause commune avec le Tiers. Mais quel singulier mélange
d'idées pénétrantes et de puérilités réactionnaires ! Burke paraît croire que
c'est la convoitise de quelques financiers qui a désigné les biens d'Eglise
comme une proie et qui a mis hors du débat la dette publique. Il oublie que
cette dette publique disséminée déjà, au moins à Paris, dans une grande
partie de la bourgeoisie, ne pouvait être abolie sans que toute l'activité
économique de la nation fût paralysée et sans que toute vie publique devînt
impossible par l'anéantissement du crédit. Et il est bien plus polémiste que
philosophe lorsqu'il ne voit pas que les biens des nobles avaient la forme de
propriété individuelle et bourgeoise tandis que les biens d'Eglise, étant
corporatifs, pouvaient être saisis sans que la propriété fût en péril. Burke,
dans celte déclamation ingénieuse mais frivole, serait au niveau de l'abbé
Maury, si l'expérience de la vie anglaise ne lui donnait parfois un sens vif
de la réalité économique. Il a très bien vu que ce qui distinguait le plus la
France de l'Angleterre, c'est qu'en France les vieux intérêts terriens et les
nouveaux intérêts d'argent étaient en lutte, tandis qu'en Angleterre ils se
soutenaient mutuellement. Il n'en donne pas toutes les raisons, mais il a
marqué le fait même avec précision et avec force. Et, ce qu'il redoute, lui,
c'est que l'avènement révolutionnaire et la primauté insolente des nouveaux
intérêts en France ne rompe, par contre-coup, le lien de solidarité qui s'est
formé en Angleterre entre l'aristocratie foncière renouvelée et la
bourgeoisie industrielle et capitaliste. Qui sait si la classe industrielle
et financière, encouragée par le triomphe qu'elle vient de remporter en
France, ne prétendra pas, en Angleterre même, à plus d'éclat et de pouvoir ?
Dû coup, voilà brisé le faisceau des forces politiques et sociales anglaises
; voilà brisé le système des classes dirigeantes. Et Burke, pris de peur
devant cette croissance soudaine d'un élément de la combinaison, s'applique à
faire valoir surtout l'autre. C'est aux vieux intérêts terriens qu'il marque
le plus de sympathie. Et l'on voit qu'il préférerait infiniment la
banqueroute, qui sauverait la propriété foncière en frappant la mobilière, à
l'expropriation territoriale que la France révolutionnaire a accomplie dans
l'intérêt de la bourgeoisie. Burke se rejette vers celle des deux forces,
associées et presque fondues encore dans le système dirigeant anglais, qui
lui paraît le plus menacée par le mouvement politique et social dont le
signal aigu a été donné par la Révolution. Il touche là au fonds et au
tréfonds conservateur du système anglais. Tant que le faisceau de
l'aristocratie terrienne modernisée et de la nouvelle classe industrielle et
financière ne sera pas rompu ou relâché, la démocratie ne pourra pas
progresser. Et ce faisceau, Burke comme Pitt, mais avec une tendance plus
réactionnaire, s'applique à le maintenir. Pitt s'efforce de confirmer l'équilibre
de forces qu'il sent, malgré tout, mouvantes et instables, en donnant à la
classe croissante, à la bourgeoisie d'affaires, des satisfactions positives et
mesurées qui préviennent en elle tout mécontentement et toute pensée de
scission. Burke, lui, essaie d'arrêter les prétentions grandissantes de la
classe industrielle et financière en lui montrant, par l'exemple de la
France, que toute rupture d'équilibre à son profit met en péril non pas
seulement l'aristocratie foncière, mais tout l'ordre social, non pas
seulement une forme, la plus ancienne et la plus vénérable de la propriété,
mais toute la propriété. Et
c'est la propriété elle-même qui est menacée, selon Burke, par toute
extension du droit électoral. Sans doute il faut que le talent, les capacités
soient représentées ; mais il faut que la propriété reste comme le fond et le
lest de la représentation nationale. « Il n'y a pas de représentation de
l'Etat équitable et valable qui ne représente ses facultés d'intelligence
aussi bien que sa propriété. Mais, comme l'intelligence (ability) est un principe vigoureux et
actif et que la propriété est un principe indolent, inerte et timide,
celle-ci ne peut jamais être à l'abri des invasions de l'intelligence si elle
ne domine pas, et de beaucoup, dans la représentation, Elle doit être
représentée en ses grandes masses et en son accumulation, ou elle n'est pas
protégée équitablement. La caractéristique, l'essence même de la propriété,
formée des principes combinés de conservation et d'acquisition, est d'être
inégale. Par suite, les grandes niasses de propriété qui excitent l'envie et
tentent la rapacité doivent être mises hors de la possibilité même du danger.
Ainsi elles forment un naturel rempart autour des propriétés moindres en tous
leurs degrés. La même quantité de propriété, qui est par le cours naturel des
choses divisé entre plusieurs, n'a pas la même opération. Son pouvoir
défensif s'affaiblit en se diffusant. Dans cette diffusion la portion de
chacun est moindre que ce que, dans l'ardeur de son désir, il peut se flatter
d'obtenir en dissipant les accumulations de propriété des autres. A la
vérité, le pillage d'un polit nombre de grandes propriétés ne donnerait
qu'une toute petite part si on les distribuait entre plusieurs ! Mais la
foule n'est pas capable de faire ce calcul et ceux qui la conduisent à la
rapine ne se proposent jamais de répartir également la proie. « Le
pouvoir de perpétuer notre propriété dans notre famille est un dos éléments
qui concourent le mieux à la perpétuation de la société elle-même. Il met
notre faiblesse au service de notre vertu ; il greffe la bienveillance sur
l'avarice même. Les possesseurs d'une richesse de famille et de distinctions
héréditaires sont en quelque sorte des répondants naturels de cette
transmission. Chez nous, la Chambre des pairs est formée sur ces principes.
Elle est complètement composée de propriété héréditaire et de distinction
héréditaire. Elle forme le tiers de la législature et elle est, en dernier
ressort, le seul juge de toute la propriété dans toutes ses subdivisions. La
Chambre des Communes aussi, quoique non nécessairement, mais en fait, est
composée de même pour la plus grande partie. Que les grands propriétaires qui
y siègent soient ce qu'ils sont (et ils ont des chances d'être parmi les
meilleurs) ; ils sont, en tout cas, le lest dans le navire de la communauté. « ...
On dit que vingt-quatre millions d'hommes doivent prévaloir sur deux cent
mille. Oui, si la constitution d'un royaume est un problème d'arithmétique. » Ainsi
c'est autour de la propriété et de la grande propriété héréditaire, que Burke
rallie toutes les forces conservatrices. Mais
quoi ! l'expérience n'a-t-elle pas démontré depuis que l'Angleterre pouvait
faire une bien plus large part à la démocratie sans que la propriété, et même
la grande propriété aristocratique, fût sérieusement menacée ? Burke ne le
croyait point et, quand il dit que la propriété se défend d'autant mieux
qu'elle est plus compacte, qu'elle s'affaiblit en se divisant, il va juste à
rebours de ce qu'on peut appeler l'instinct révolutionnaire conservateur de
la France, qui croyait enraciner la propriété en la subdivisant. Le
pamphlet de Burke, si hardiment, si injurieusement conservateur, eut un
retentissement énorme. Il provoqua dans presque toute l'Europe
l'applaudissement et la huée. Il fut en Angleterre même un sujet d'admiration
et un objet de scandale et il révéla, aux Anglais, la force secrète et
silencieuse de la passion bienveillante ou hostile avec laquelle ils
suivaient les événements de France. LA RÉFUTATION DE BURKE George
Forster, qui faisait en 1791, dans la Revue allemande, le compte rendu de la
littérature anglaise, a noté le vif mouvement qui suivit. Les réflexions, les
réfutations abondèrent. « L'homme
d'Etat Burke, ou, si l'on ne veut pas jeter de la poudre aux yeux des
lecteurs avec le pédantisme prétentieux qui abuse des mots sonores, le vieux
faiseur de phrases échauffé Burke n'a soulevé une si violente opposition que
parce qu'il a lente d'accabler sous ses sophismes, ses inconséquences et ses
débiles agressions la Constitution française. Son plus puissant adversaire,
le juriste Mackintosh, remporta sur lui une victoire complète, qui est
d'autant plus brillante que ses Vindiciæ Gallicæ ont donné la preuve
indéniable que l'on peut écrire avec une éloquence virile sans se permettre
un seul mot inconvenant et s'en tenir à la vérité, à la discussion des
raisons pour et contre, et à la question posée, sans tout le vieux jeu de
miroir d'une dialectique jésuitique. Inattaquable, irréfutable, son œuvre est
debout, honorée de l'approbation unanime de l'Angleterre, et elle brave le
front d'airain de ceux qui osent tout affirmer parce qu'ils n'ont plus rien à
perdre en fait d'honneur et de considération. Ce n'est point ici le lieu
d'insister, et notre public ne s'intéresse point assez à l'analyse des autres
réfutations de l'œuvre de Burke ; il suffit de dire que Tatham, Towers,
Boutfield, Bather, Rotsdoung, Pigott, Miss Wolstonecraft, MM. Macaulay,
Graham, Hamilton, Capell Lofft, Wolsey, sir Brooke Boothby Dupont, et une
foule d'écrivains anonymes ont tourné contre lui leurs armes avec plus ou
moins de bonheur, mais toujours avec quelque succès. Pour sa justification,
il se sentit encore obligé, par le cri universel du public, à faire une
faible tentative et, dans son appel des nouveaux whigs aux anciens whigs, il
tenta par des distinctions superfines d'excuser le parti de l'opposition dont
il se réclamait d'avoir dévié ainsi des principes des whigs. » La réprobation fut-elle aussi générale que le dit Forster, passionné dès lors pour la Révolution et qui se soulageait, dans ses comptes rendus critiques, du silence qu'il se croyait encore tenu de garder en Allemagne sur le fond même des choses ? Il est probable que la véhémence rhétoricienne de Burke choqua un peu et que ce brusque torysme intransigeant fit quelque scandale. Aussi bien, en cette année 1791, la Révolution semblait avoir atteint une période de calme et un point d'équilibre. Sa force de propagande au dehors ne s'exerçait que discrètement et la violence de Burke, à l'unisson de laquelle seront bientôt les esprits (dès la fin de 1792), déconcertait un peu en ce moment. |