LES RÉFORMES Est-ce
à dire que la faillite de la Révolution française en Allemagne est
complète ? Non, certes. D'abord, ce n'était pas en vain que depuis trois
ans se déployait le spectacle prodigieux de la France révolutionnaire. Si
obtus, si endormis que fussent encore les paysans d'Allemagne, ils
apprenaient l'abolition des corvées et des dîmes, et ils s'étonnaient. Les
hommes d'Etat les plus avisés comprenaient bien en Allemagne que, pour
prévenir un soulèvement analogue à celui de la France, il faudrait réaliser
quelques réformes, alléger le fardeau du peuple. Quelques souverains de
petits Etals, notamment le fantasque et despote margrave de Hesse, curent
bien la pensée qu'il suffirait de mesures répressives pour écraser même les
germes de la Révolution. Et en quelques points, la liberté de la presse dont
s'enorgueillissait depuis un tiers de siècle l'Allemagne de l’Aufklaerung,
parut menacée. H fui interdit de parler politique dans les cabarets et les
auberges. « Dans les hôtelleries, il n'y a plus maintenant, disait une
Revue satirique, qu'une différence entre les hommes et les bêtes : c'est que
les hommes paient. » Le secret de la correspondance fut parfois violé. Mais
l'Allemagne tenait à la liberté de la pensée et la réaction s'arrêta. Ainsi,
peu à peu, même par les journaux et les revues qui combattaient la
Révolution, les idées de celle-ci se répandaient. Et les gouvernements
sentaient approcher l'heure des concessions nécessaires. Dans le Nouveau
Muséum allemand, Schlosser, le serviteur et conseiller du margrave Frédéric
de Bade, invitait les souverains à la prudence, à la prévoyance : «
Espérons, écrivait-il, qu'en Allemagne on sera plus sage qu'en France. Il
est impossible d'empêcher le peuple de constater, par l'exemple même des
Français, que les choses pourraient aller autrement qu'elles ne vont et
il faut que le penchant à l'obéissance reste assez fort pour neutraliser les
impulsions contraires. Or, pour fortifier l'habitude de l'obéissance, il
faut que les princes fassent à temps les réformes indispensables : juste
diminution des impôts, limitation des ravages du gibier, adoucissement des
corvées, assistance pour les pauvres, facilités plus grandes données au
travail, ferme, surveillance des employés de l'Etat, justice, plus rapide,
voilà maintenant la seule éloquence qui puisse détourner les sujets de la
révolte, » Ainsi,
malgré tout, les idées cheminaient, et d'innombrables semences tombaient dans
les sillons ouverts. Même, à
l'épreuve de l'action, la haute pensée allemande devenait plus virile... Bien
des esprits sans doute se repliaient, se retiraient, Mais d'autres prenaient
leur parti de l'inévitable brutalité des grands mouvements humains. Us
maintenaient et élevaient toujours plus haut, contre les fureurs et les
menaces croissantes de la réaction, l'idéal du droit et de la liberté, et ils
faisaient ainsi, dans l'ordre de la pensée, l'apprentissage du combat. L'EVOLUTION DE PESTALOZZI Pestalozzi,
averti par l'expérience, renonçait à procurer le bien du peuple par la
sagesse et la bonté des dirigeants. Non, les princes, les seigneurs, les
baillis n'étaient presque tous que des égoïstes et des aveugles. Le peuple ne
pouvait être sauvé par" les chefs qui l'avaient exploité jusque-là. Il
fallait donc qu'il se sauvât lui-même. Et qu'était la Révolution française,
sinon cet effort de salut du peuple par lui-même ? Aussi, donnant congé au
Junker Arner et au pasteur de Bonnal, Pestalozzi, par une révolution héroïque
de sa pensée, se donnait tout entier au mouvement révolutionnaire. Dans un
livre sur la Révolution, auquel il mit le titre significatif. Oui ou Non, il
affirme qu'il faut prendre parti, et il prend parti. Il sera jusqu'au bout,
même au travers de leurs violences et de leurs fautes, avec les
révolutionnaires. « Tombe
la tête des rois, si le sang royal ainsi versé appelle sur les droits de
l'homme l'attention des peuples ! » Ceux-là aiment médiocrement lés hommes
souffrants, ignorants, accablés, qui ne leur pardonnent ni les égarements ni
même les crimes dans leur marche difficile et troublée vers la lumière et le
droit. Ainsi des sources profondes de pitié, d'humanité, qui longtemps en
silence alimentèrent l'âme de Pestalozzi, jaillit enfin l'énergie
révolutionnaire. Il se rencontrait à Zurich, au commencement de 1793, avec
Fichte, et ces deux esprits ardents mêlèrent leur flamme. FICHTE Fichte,
disciple de Kant, mais plus audacieux que son maître à se jeter aux luttes de
la vie, s'était passionné pour la Révolution française. La philosophie de
Kant mettait toute la dignité de l'homme dans la liberté de la pensée, dans
l'autonomie du vouloir. Mais, se demande Fichte, que deviendra cette liberté
de la pensée et du vouloir, si la Révolution succombe ? Ce n'est plus avec le
libéralisme avisé d'un Frédéric II ou d'un duc de Weimar, c'est avec la
fureur de la contre-Révolution triomphante qu'aura à compter l'esprit humain.
Les puissants feront violence à la pensée même pour en arracher toutes les
secrètes racines révolutionnaires. Donc il faut lutter. Il ne suffit plus de
défendre la pensée libre, comme le fait Kant, en la pratiquant avec une fermeté
mesurée et inflexible. Il faut prendre l'offensive, dénoncer les sophismes et
déjouer les complots de ses ennemis. Ainsi en Fichte l'animation de la crise
révolutionnaire passionne la profonde philosophie kantienne de la liberté et
la tourne en une force de combat. En cet homme intrépide et pauvre, qui
traversait à pied toute l'Allemagne pour chercher les leçons qui le faisaient
vivre, il y avait une sorte de fierté plébéienne à la Jean-Jacques, mais avec
plus de tenue morale, de constance et de mesure. FICHTE ET LA LIBERTÉ DE PENSÉE C'est
de Zurich, en 1793, que Fichte, âgé de 31 ans, lance à l'Allemagne son
premier manifeste politique : « La liberté de pensée redemandée aux princes
de l'Europe qui l'opprimèrent jusqu'ici. » Le livre est daté « d'Héliopolis
», ou « la Cité du Soleil », dans la dernière année des vieilles ténèbres (1793). Il n'est point signé, mais
Fichte annonce qu'il ne tardera pas à se nommer. Donc,
ce qu'il réclame, c'est le droit illimité de l'esprit. Il évitera toute
parole offensante pour des princes dont plusieurs, en Allemagne, ont su
respecter la liberté de la pensée. Il évitera aussi toute vaine bravade. Mais
il affirmera, en son intégrité, le droit humain, qui commence d'ailleurs à
s'annoncer et qui s'ébauche. Il n'est plus possible d'arrêter le mouvement
d'émancipation. « L'humanité
a fait, en notre siècle, surtout en Allemagne, beaucoup de chemin. Il est
vrai que le dessin gothique de l'édifice est encore visible presque partout
et que les nouveaux bâtiments élevés à côté sont bien loin encore d'être
reliés en un tout. Mais enfin, ils sont là : ils commencent à être habités et
les vieux châteaux de rapine tombent. Si on ne nous détruit pas, ils seront
de plus en plus désertés par les hommes, abandonnés aux chouettes et aux
chauves-souris. Les nouveaux bâtiments s'agrandiront et s'uniront en un tout
plus régulier. Voilà quels étaient nos desseins, et ce sont ces espérances
qu'on voudrait nous dérober en supprimant la liberté de penser ? Ce sont ces
espérances que nous nous laisserions dérober ? Si on arrête la marche de l'esprit
humain, il n'y a que deux cas possibles. Le premier et le plus
invraisemblable est celui-ci : nous restons en effet en place là où nous
étions ; nous renonçons à toute prétention à diminuer notre misère et à
élever notre bonheur ; nous nous laissons marquer les limites que nous ne
franchirons pas. — Ou bien, dans une seconde hypothèse, bien plus
vraisemblable, la face du mouvement de la nature, ainsi refoulée, éclate
violemment et elle détruit tout ce qui est en travers de sa voie ; l'humanité
se venge cruellement de ses oppresseurs et des Révolutions deviennent
nécessaires. On n'a pas fait encore la juste application d'un terrible
exemple de cet ordre que nous offrirent les jours présents. Je crains qu'il
ne soit plus temps ou qu'il soit à peine temps de pratiquer des passages dans
les digues que follement, malgré la leçon des événements redoutables, on a
opposées au flot qui grandit. » Ce
n'est pas, comme on voit, une spéculation philosophique à longue échéance.
C'est une menace directe de Révolution. Et que les dirigeants ne se laissent
pas induire à une résistance insensée par les sophismes des complaisants qui
leur disent que le contrat de société implique, de la part des contractants,
l'abandon de bien des droits, que notamment la pleine liberté de penser est
incompatible avec le contrat social. Non, nul n'a pu stipuler, pour les
hommes, la renonciation au droit de penser, c'est-à-dire à l'humanité
elle-même. C'est
l'essence même de la raison de ne pas connaître de limites : « La recherche
infinie est un droit inaliénable de l'homme. Un contrat par lequel il
accepterait une limite ne signifierait que ceci : je veux être un animal. Je
ne veux aller que jusqu'à un certain point dans la vérité. Je ne veux donc
être que jusqu'à un certain point un être raisonnable ; au-delà, je serai un
animal dépourvu de raison. » Et si
le droit de penser est inaliénable, le droit de penser en commun l'est aussi,
car la recherche commune est pour l'homme la condition de la vérité. Malheur
aux puissants, s'ils se résignent à violenter jusqu'en son fond la nature
humaine ! Malheur à eux, s'ils n'attendent que ruines et catastrophes de ce
qui sera le salut ! « Et
maintenant, permettez-moi, ô princes, de me tourner de nouveau vers vous.
Vous nous annoncez une inexprimable misère par l'effet de la liberté de
penser. C'est seulement pour notre bien épie vous nous la ravissez, que vous
l'enlevez de nos mains comme aux enfants un jouet dangereux. Vous nous faites
peindre en couleurs de feu, par des journalistes qui sont à vos ordres, les
désordres que suscitent les esprits échauffés, divisés par le conflit des
opinions. Vous nous montrez, à ce propos, un peuple naturellement doux, tombé
à une fureur de cannibales, qui a soif de sang et non plus de larmes, qui va
assister à des supplices plus avidement qu'il n'allait naguère au spectacle ;
vous nous montrez comment il promène en triomphe et parmi des chants de joie
les membres déchirés de citoyens dégouttants encore et fumants, comment ses
enfants jouent avec des têtes en guise de toupie. Oui, voilà ce que vous
dites. Voilà par quels tableaux vous prétendez nous effrayer. Et nous, nous
ne voulons pas vous rappeler des fêtes bien plus sanglantes encore que le
fanatisme et le despotisme, ces deux alliés naturels, donnèrent au même
peuple. Nous ne voulons pas vous rappeler que ces horreurs sont le fruit, non
de la liberté de penser, mais du long esclavage où fut tenu l'esprit. Nous ne
voulons pas vous dire que nulle part la paix n'est plus profonde que dans le
tombeau. Nous voulons vous accorder tout ce que vous dites ; nous voulons
nous jeter repentants dans vos bras et vous prier avec des larmes de nous
cacher dans votre sein paternel et de nous préserver de toute misère. Oui,
nous nous abandonnerons à vous aussitôt seulement que vous aurez répondu à
une question respectueuse. « Ô
vous qui, comme nous l'apprenons de
votre bouche, êtes les bienfaisants esprits protecteurs qui veillez sur le
bonheur des nations, vous qui n'avez d'autre objet de votre tendre
sollicitude que cette universelle félicité, pourquoi maintenant, sous votre
haute direction, les inondations ravagent-elles encore nos champs, et les
ouragans nos maisons ? Pourquoi des flammes jaillissentelles encore du sein
de la terre, dévorant nous et nos demeures ? Pourquoi le glaive et la peste
enlèvent-ils encore nos enfants par milliers ? Commandez donc à l'ouragan
qu'il se taise. Et commandez aussi à la tempête de nos pensées soulevées.
Faites pleuvoir sur nos champs quand ils souffrent de la sécheresse, et
envoyez-nous le réconfortant soleil quand nous vous en implorons, et
donnez-nous aussi la vérité qui rend heureux : vous vous taisez ? Vous ne le
pouvez pas ? » Ainsi
Fichte signifie aux princes, aux rois, avec une puissante ironie, qu'ils
prétendent en vain se substituer à Dieu même. Non, ils ne gouvernent pas les
forces de la nature : ils ne gouvernent pas davantage les forces de la pensée
; et, de même que le monde naturel retrouve l'équilibre de ses éléments, le
inonde social, travaillé par la force divine de la liberté, saura lui aussi
faire naître la paix des orages et des épreuves la joie. Tout l'effort de
terreur déployé par les dirigeants, tous les articles de journaux, toutes les
gravures étalant les massacres de Septembre, n'induiront pas l'intrépide et
indomptable esprit de l'homme à se prosterner sous la main des faux dieux
d'orgueil et d'impuissance. La Révolution française si calomniée est juste. Il se
peut qu'elle soit mêlée d'erreurs et de crimes. Mais ces restes de fureur
servile avertissent les hommes non pas de répudier le droit humain enfin
proclamé, mais de le réaliser par des voies meilleures. FICHTE DÉFENSEUR DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE C'est
pour avertir l'Allemagne, pour la faire profiter de l'expérience de la France
et ouvrir les voies au progrès pacifique, que Fichte, en 1793, publie un
livre admirable : Rectification des jugements du public sur la Révolution
française. « La
Révolution française me paraît importante pour toute l'humanité. Je ne parle
pas des suites politiques qu'elle a eues pour tous les pays, aussi bien que
pour les Etats voisins, et qu'elle n'aurait pas eues sans une intervention
injustifiée et sans la plus frivole confiance de ces Etats en eux-mêmes. Tout
cela est beaucoup, mais c'est bien peu en regard d'un autre objet bien plus
important. « Aussi
longtemps que les hommes ne sont pas plus sages et plus justes, tous leurs
efforts pour devenir heureux sont vains. Echappés de la geôle des despotes,
avec les débris de leurs chaînes brisées ils se tuent les uns les autres. Il
serait trop triste que leur propre souffrance, ou bien, s'ils se laissent
avertir à temps, la souffrance des autres ne les conduise pas à plus de
sagesse et de justice. Ainsi tous les événements du monde ne m'apparaissent
que comme d'instructives peintures que développe la grande éducatrice de
l'humanité. La Révolution française est un riche tableau sur ce thème : les
Droits de l'Homme et la dignité humaine. « Le
but de cette tragique peinture n'est pas que quelques privilégiés seulement
apprennent et s'éduquent. La doctrine des devoirs, du droit et de la destinée
de l'homme n'est pas un joujou d'école : le temps doit venir où nos
gardiennes d'enfants apprendront les devoirs et les droits de l'humanité aux
êtres jeunes qui balbutient à peine, où les premiers mots prononcés seront
ceux-là ; où cette seule parole : « Ceci est injuste », sera la verge du
châtiment... » Mais,
pour que cette profonde et universelle éducation de justice soit possible, il
ne faut pas attendre que le soulèvement des passions ait rendu l'esprit
incapable de se gouverner lui-même. « Est-ce parmi le sang et les
cadavres que nous ferons des conférences sur la justice à des esclaves
ensauvagés ? » Non, non, tant que l'Allemagne est calme encore, tant que le
flot qui monte n'a pas débordé, hâtons-nous de faire entrer dans la
conscience la notion du droit. Il ne s'agit pas d'appliquer aux constitutions
actuelles de l'Allemagne la mesure rigide et brutale du droit absolu. Il ne
s'agit pas de provoquer un soulèvement violent. « Non
: ce que nous devons, c'est tout d'abord acquérir la connaissance et l'amour
de la justice et les répandre autour de nous, aussi loin que s'étend notre
cercle d'action. C'est par un effort intérieur, c'est par un mouvement de bas
en haut que les hommes se rendent dignes de la liberté. Mais c'est d'en haut
que viendra la libération elle-même. » Ainsi
Fichte n'attend le salut et l'universelle délivrance ni d'un artifice
d'autorité, ni d'un mouvement de violence. Il compte sur l'éducation
intérieure des consciences. C'est
par la collaboration des consciences éduquées et des princes habitués à
respecter de plus en plus une liberté toujours plus fière d'elle-même que la
nécessaire et calme transformation s'accomplira. Mais s'il répugne aux
mouvements de démocratie tumultueuse, s'il reste fidèle, même au plus aigu de
la crise européenne, à la méthode d'évolution et de transaction qui est l'âme
même de la pensée allemande, il va droit au problème ; et, sans ménagement,
sans réticence, il dénonce l'injustice de tous les privilèges du monde féodal
et clérical. C'est l'absolutisme monarchique qu'il condamne. « Là où la
liberté de la pensée est entière, la monarchie absolue ne peut exister. »
Mais surtout c'est la propriété nobiliaire, féodale et ecclésiastique qu'il
dissout par une analyse d'une force et d'une précision extrêmes. Visiblement,
toutes les grandes mesures d'expropriation de la Révolution française sont
présentes à sa pensée. Il commence par répudier toute loi agraire. « Tout
homme a originairement un droit d'appropriation sur toute la terre. Mais on
ne pourrait déduire de là que tout homme a droit à une part égale du sol et
que la terre doit être divisée entre eux par portions égales, comme le
prétendent quelques écrivains français, que si l'on confond le droit d'appropriation
avec le droit de propriété. Mais, lorsque l'homme, s'étant approprié une
partie de la nature, en a fait, au moyen de ses travaux, sa propriété, il est
clair que celui qui travaille davantage peut posséder davantage et que celui
qui ne travaille pas ne possède rien légitimement. » FICHTE ET LE SERVAGE Mais si
la propriété individuelle fondée par le travail et mesurée par lui est juste
et nécessaire, tous les contrats par lesquels des hommes ont aliéné au profit
d'autres hommes une partie d'eux-mêmes sont précaires et révocables. Les
hommes ont été contraints d'aliéner soit une partie de leur droit sur
eux-mêmes, soit une partie de leur droit sur les choses. Quand l'homme
s'engage à donner à un autre homme ou tout son travail, ou une partie de son
travail, il aliène la propriété de sa force de travail, la propriété de
lui-même. Quand il s'engage à remettre à un autre homme une partie des fruits
nés sur son propre fonds, il aliène, au moins partiellement, son droit de
propriété sur les choses. Fichte reproduit ainsi, comme on voit, la
distinction, si souvent invoquée dans la France révolutionnaire, de la
servitude personnelle et de la servitude réelle. Et, adoptant la solution de
la Constituante, il veut libérer les hommes de toute servitude personnelle,
sans indemnité, et de toute servitude réelle, avec indemnité. En vain
les privilégiés allègueront-ils que c'est par contrat que d'autres hommes
leur ont assuré l'emploi exclusif de leur force de travail. Le contrat de
travail (Arbeitsvertrag) ne peut pas être un contrat de
servitude ; et l'homme qui a aliéné à jamais l'emploi de sa force de travail
est un esclave. En
fait, même dans l'esclavage, cette aliénation n'est pas absolue, car le
maître est obligé de nourrir l'esclave. Le droit à la vie est le plus
indéniable des droits et l'esclave lui-même n'a pu y renoncer. Ainsi, jusque
dans l'esclavage, le droit humain n'a pas subi une interruption complète, une
prescription mortelle, et l'homme peut toujours se revendiquer lui-même,
toujours reprendre le libre usage de sa force de travail. Toute la question
est de savoir si l'esclave qui s'affranchit, le serf qui se libère doivent au
maître une indemnité. Non, répond Fichte ; pour l'abolition de la servitude
personnelle, esclavage ou servage, aucune indemnité n'est due. « Car le
bénéficiaire ne peut se plaindre que d'une chose : c'est que, ayant espéré la
continuation du contrat, il a négligé d'en conclure d'autres qui lui auraient
été avantageux. Mais la réponse est bien simple ; nous aussi, de notre côté,
liés par notre contrat envers lui, nous avons négligé des contrats qui nous
eussent été profitables ; et, en fait, nous n'en avons conclu aucun.
Maintenant, nous le prévenons. Il pourra disposer de son temps à sa volonté ;
nous disposerons de même du nôtre ; nous ne l'avons pas surpris ; nous sommes
sur le même pied que lui. Mais ses plaintes se précisent. En ce qui touche
les contrats de travail exclusifs, et le droit total ou partiel que nous lui
avions reconnu sur nos propres forces, il se plaint qu'il ne recevra plus son
travail tout fait, dès que le contrat aura été résilié par nous. Dès lors, il
est obligé de faire plus de travail que n'en peut faire un seul homme, ou
qu'en tout cas il n'en peut et n'en veut faire lui-même. « Mais
traduisons exactement ce grief ; il revient à ceci. C'est qu'il a trop de
besoins pour qu'ils puissent être satisfaits par le travail d'un seul homme ;
et il demande à employer pour leur satisfaction la force d'autres hommes, qui
devront retrancher de leurs propres besoins tout ce qu'ils dépensent de force
à contenter les siens. Qu'une pareille plainte puisse et doive être écartée,
il n'y a même pas là sujet à discussion. Mais il introduit une raison plus solide
pour justifier la grosse masse de ses besoins. S'il n'a pas immédiatement
plus de forces qu'un autre homme, il possède le produit de plusieurs forces
qui lui a peut-être été transmis comme un patrimoine par une longue suite
d'aïeux ; il a plus de propriété et, pour l'utilisation de cette propriété,
il a besoin de la force de plusieurs hommes. Cette propriété est à lui et
doit rester à lui ; il a besoin, pour la mettre en valeur, de plusieurs
forces étrangères ; c'est à lui de voir à quelles conditions il pourra
disposer de ces forces. Il se produit un libre débat d'échange qui porte sur
certaines parties de sa propriété et sur les forces de ceux qui sont nécessaires
à la mise en œuvre de cette propriété ; et, dans ce débat, chacun cherche à
gagner le plus qu'il peut. Il se servira de celui qui lui fait les conditions
les plus douces. S'il abuse de la supériorité qu'il a sur l'opprimé dans les
jours de misère, il est exposé aussi à l'inconvénient de voir celui-ci rompre
le marché aussitôt que la misère la plus pressante est passée. S'il lui fait
des conditions équitables et favorables, il aura cet avantage que les
contrats dureront. Mais alors, si chacun évalue son travail au plus haut
prix, le propriétaire, loueur d'ouvrages, ne peut plus utiliser sa propriété
aussi bien qu'auparavant et la propriété diminuera considérablement. — Cela
peut bien arriver ; mais qu'est-ce que cela nous fait ? De ses domaines qui
s'étalent au soleil nous ne lui avons pas pris l'épaisseur d'un cheveu ; nous
n'avons pas pris un denier de son pur argent. Nous ne le pouvions pas. Mais
nous pouvions rompre un contrat avec lui, qui nous paraissait désavantageux
et cela nous l'avons fait. Si son bien patrimonial est diminué par là, c'est
donc qu'auparavant il a été accru par l'application de nos forces et nos
forces ne sont pas son patrimoine. Et pourquoi est-il nécessaire qu'à celui
qui a cent charrues de terre, chacune de ces charrues rapporte autant que son
unique charrue à celui qui n'en a qu'une ? » C'est
d'une dialectique pressante et hardie. Toute l'argumentation de Fichte peut
se résumer ainsi : Si l'esclavage et le servage sont un abandon complet et
inconditionnel de l'homme à un autre homme, s'ils n'impliquent à aucun degré
des engagements réciproques et un contrat, ils sont un acte de la force pure,
ils sont en dehors même de la sphère du-droit et ils sont essentiellement
nuls, car l'homme n'a pas le droit de se supprimer lui-même en se donnant
absolument et à jamais, Si au contraire ils sont, en leur essence, des
contrats, ils peuvent, comme tout contrat portant sur la force de travail de
l'homme, prendre fin par la volonté de l'une des parties. Et, en soi, la
résiliation de ce contrat, laissant un libre jeu ultérieur à toutes les
volontés en présence, n'entraîne aucune indemnité. Profonde et audacieuse
application de la théorie du contrat implicite aux relations économiques et
sociales des hommes, aux rapports de propriété. Par la vertu d'un contrat
latent, il n'y a pas prescription contre la liberté et la dignité de l'homme.
L'esclave et le serf, en reprenant leur liberté, ne rentrent pas violemment
dans un droit abandonné par eux ; ils exercent, sous une forme mieux
appropriée à la dignité et à l'action de la personne humaine, le droit que
sous les formes accablantes de l'esclavage et du servage ils n'avaient pas,
malgré tout, cessé de maintenir. Ah !
qu'on ne s'étonne point, qu'on ne se scandalise point des efforts qu'est
obligée de faire la pensée humaine à la fin du XVIIIe siècle, pour justifier
l'abolition de l'esclavage et du servage ! La veille encore, Justus Mœser en
affirmait la légitimité ; et la Révolution française faisait scandale en bien
des esprits allemands précisément parce qu'elle avait rompu les chaînes de la
servitude personnelle et réelle. Cela était dénoncé comme une atteinte à la
propriété, et Fichte s'ingénie à démontrer qu'il n'y avait pas là une
révolution, mais une forme nouvelle de l'éternel contrat du travail qui
toujours en son fonds avait impliqué le droit de la personne humaine à
disposer de soi. Mais si
les maîtres et possédants d'aujourd'hui ne peuvent pas se plaindre de
l'exercice de ce droit, ils se plaignent du moins des conséquences de
l'exercice du droit. Us se déclarent doublement lésés dans leurs jouissances
et dans leur propriété. Mais tant pis pour eux vraiment s'ils sont atteints
dans leurs jouissances ! Dire qu'ils ne peuvent satisfaire leurs besoins que
par le concours de la force de travail de plusieurs hommes, c'est dire que
ces hommes sont simplement destinés à servir d'instrument au possédant, au
bénéficiaire. Or, il n'y a pas de contrat qui puisse reposer valablement sur
cette clause. Lorsque donc des hommes se libèrent des liens de l'esclavage ou
du servage comme d'un contrat de travail trop onéreux pour eux, aucune
indemnité ne peut être réclamée d'eux sous prétexte qu'ils attentent aux
jouissances du maître, car les jouissances d'un homme n'ont aucun droit sur
les forces de travail des autres hommes. FICHTE ET LA PROPRIÉTÉ En
est-il de même de la propriété, et Fichte dira-t-il que la propriété non plus
n'a aucun droit sur la force de travail des hommes ? Il semble que la logique
le conduisait à cette conclusion extrême : car toute propriété se résout en
un système de jouissances, elle procure finalement au propriétaire la
satisfaction de besoins variés, besoins élémentaires de la vie, besoins de
luxe, besoins de liberté ou de domination. Si donc les "jouissances d'un
homme ne peuvent prétendre à aucun droit sur les forces de travail des autres
hommes, la propriété qui est comme une somme de possibilités de jouissance ne
peut non plus prétendre à aucun droit sur ces forces de travail. Oui, mais
ceci est la négation absolue de la propriété. Car, si elle n'absorbe pas,
pour se renouveler et se continuer, pour assurer au possédant la reproduction
indéfinie des fruits sur la perpétuité du fonds, une partie de la force de
travail humain qui y est appliquée, si toute cette force de travail retourne
par une rémunération pleinement adéquate à celui qui la dépense sur le
domaine, la propriété n'est plus. Elle passe rapidement aux mains de ceux qui
en la travaillant la créent. Et il n'y a plus enfin d'autre propriété que
celle du travail. La
pensée de Fichte était à coup sûr engagée dès lors dans les voies hardies, et
on sait qu'il aboutira quelques années plus tard à un système socialiste.
Mais, en 1793, ou il n'a pas encore vu nettement, ou il n'avoue pas ces
conséquences extrêmes. Il tourne l'obstacle : il ne l'attaque pas de front.
Oui, la propriété est légitime. Oui, celui qui a reçu un patrimoine des aïeux
doit le conserver. Mais le passage de l'esclavage et du servage à une autre
forme de contrat de travail, au salariat, ne supprime point la propriété et
n'en rend pas impossible le maintien, le fonctionnement, l'accroissement. Ce
sera l'affaire du possédant d'appeler à lui et de retenir par un assez haut
salaire la force de travail qui s'appliquera à son domaine. Et, si les
travailleurs élèvent leurs exigences de salaire au point de diminuer les
revenus de la propriété et par conséquent sa valeur, ici encore il n'y a pas
lieu à indemnité, car le surcroît de valeur perdu maintenant par la propriété
résultait de l'insuffisance du prix payé, sous le régime du servage, à la
force de travail. C'est donc cette force de travail qui créait cette
survaleur ; comment donc serait-elle tenue à la créer maintenant une seconde
fois par le paiement d'une indemnité ? A la
bonne heure : mais à mesure que Fichte développe ces fortes déductions, nous
sommes obsédés, nous socialistes modernes, par la question décisive : Oui,
mais si la force de travail élève à ce point ses exigences de salaire que les
revenus de la propriété soient non seulement diminués, mais réduits à rien,
n'est-ce pas la suppression même de la propriété ? Il
semble dès lors que Fichte, dans sa négation dialectique de l'indemnité,
aurait dû aller jusqu'à l'extrême hypothèse : le possédant ne doit-il pas
être indemnisé du risque tout nouveau qu'il court d'être pleinement
exproprié, en fait, de sa propriété par le jeu d'une forme nouvelle du
contrat de travail ? Fichte n'a pas posé nettement cette question aiguë. Mais
à vrai dire, logiquement il doit répondre non, et nous n'avons qu'à
reprendre, en le poussant jusqu'au bout, son raisonnement de tout à l'heure. Si,
en se faisant payer plus cher, la force de travail supprime tout revenu, et
par conséquent toute valeur, et tout être même de la propriété, c'est donc
que l'insuffisance du prix donné jusque-là à la force de travail avait créé
tout le revenu, toute la valeur, tout l'être de la propriété. Et, comme il
avait pris son parti, dans le passage à une économie sociale nouvelle, à un
contrat de travail nouveau, de la diminution de la propriété au profit de la
force de travail plus absorbante, il est tenu logiquement de prendre son
parti de la suppression complète de la propriété au profit de la force de travail
décidément souveraine. Au fond, il n'y a qu'un droit illimité, celui de la
force de travail, et le droit de la propriété peut reculer indéfiniment,
jusqu'à zéro, devant la puissance grandissante de ce droit. FICHTE ET LE PROLÉTARIAT De même
que la sympathie humaine de Fichte va aux « opprimés », avant-hier esclaves
ou serfs, aujourd'hui salariés, sa sympathie dialectique, si je puis dire, va
à la force de travail, seule valeur qui puisse grandir indéfiniment dans le
conflit des forces sans mettre en péril la personnalité' humaine. El, au
fond, il laisse bien entendre qu'il espère le triomphe définitif de la force
de travail résorbant peu à peu, par de hauts salaires, toute ou presque toute
la substance de la propriété. C'est là pour lui le sens, l'idéale et extrême
conclusion de l'avènement d'un nouveau et libre contrat de travail substitué
au servage. Comme les robespierristes, mais plus fortement qu'eux, Fichte
prévoit que le progrès du travail libre dans les démocraties libres aboutira
à une diffusion quasi universelle de la propriété. Et que de rapprochements,
dans les pages qui suivent, entre les vues de Fichte et quelques-unes des
vues les plus hardies de la Révolution ! « On
se plaint dans presque tous les Etats monarchiques de l'inégale répartition
des richesses, des possessions immenses de quelques-uns, en petit nombre, à
côté de ces grands troupeaux d'hommes qui n'ont rien, et ce phénomène vous
étonne avec les Constitutions d'aujourd'hui, et vous ne pouvez pas trouver la
solution de ce difficile problème d'opérer une distribution plus égale des
biens sans attaquer le droit de propriété ? Si les signes de la valeur des
choses se multiplient, ils se multiplient par la tendance dominante de la
plupart des Etats à s'enrichir an moyen du commerce et des fabriques aux
frais de tous les autres Etats, par le vertigineux trafic de notre temps, qui
se précipite vers une catastrophe, et menace d'une ruine complète de leur
fabrique tous ceux qui y participent même de loin, par le crédit illimité qui
a plus que décuplé la monnaie frappée en Europe. — Si, dis-je, les signes de
la valeur des choses se multiplient ainsi d'une façon disproportionnée, ils
perdent toujours plus de leur valeur par rapport aux choses mêmes. Le
possesseur des produits, le propriétaire foncier, enchérit continuellement
les objets dont nous avons besoin, et ses domaines mêmes prennent par cela
même une valeur toujours croissante par rapport au pur métal. Mais ses
dépenses s'accroissent-elles en proportion ? A coup sûr le marchand, qui lui
livre des objets de luxe, sait se garder de tout dommage. Moins habile est
l'artisan, qui, lui, fabrique les produits indispensables, et qui est pris
entre le propriétaire, et le marchand. Mais le pauvre paysan ? Encore
aujourd'hui il est une pièce de la propriété foncière, ou bien il fait des
corvées gratuitement, ou pour un salaire démesurément réduit. Encore
aujourd'hui ses fils et ses filles, comme une valetaille humiliée, servent le
seigneur du domaine pour une dérisoire pièce d'argent qui, même il y a des
siècles, ne répondait pas à la valeur des services rendus. Il n'a rien et il
n'aura jamais rien, que de lamentables moyens d'existence au jour le jour. Si
le propriétaire foncier savait limiter son luxe, il serait depuis longtemps,
— à moins que le système commercial subisse un changement complet et
d'ailleurs inévitable — et, en tout cas, il deviendrait sûrement le possesseur exclusif de
tontes les richesses de la nation, et hors de lui aucun homme ne posséderait rien. Voulez-vous empêcher cela ? Alors faites ce que
sans cela même vous êtes tenus de faire : rendez absolument libre le commerce
du patrimoine naturel de l'homme, de ses forces. Vous verrez bientôt ce
remarquable spectacle : le produit de la propriété foncière et de toute
propriété en rapport inverse avec la grandeur de ces propriétés ; la terre,
sans des lois agraires violentes, qui toujours sont injustes, se divisera en
un nombre toujours croissant de mains, et notre problème sera résolu. Que
celui qui a des yeux pour voir voie ; je continue mon chemin. » FICHTE ET SAINT-JUST Il
m'est impossible, en transcrivant ces paroles de Fichte, de ne pas me
rappeler les discours prononcés à la tribune de la Convention sur la crise
des prix et particulièrement le grand discours de Saint-Just sur la situation
économique. Fichte. qui était passionné pour la Révolution, suivait à coup
sûr de très près les débats de nos Assemblées. Comme Kant qui allait, sur la
route de Kœnigsberg, à la rencontre du courrier de France, Fichte lisait sans
aucun doute les journaux où étaient résumées les harangues et opinions des
grands révolutionnaires. Et il me semble que la force contenue et hautaine
des premiers discours de Saint-Just devait réjouir le vigoureux esprit, l'âme
intrépide et fière de Fichte. L'analogie
des idées est saisissante. Comme Saint-Just, c'est à la surabondance du signe
monétaire, réel ou fictif, que Fichte attribue la crise générale, la hausse
des denrées, la souffrance aiguë du peuple. Ce n'est pas seulement en France,
et sous l'action immédiate des assignats, que se produisait le phénomène. La
crise des prix semble s'être communiquée à toute l'Europe. D'abord, les
appels de blé faits par la France en 1789 et 1790 sur tous les marchés
européens avaient haussé le prix du pain. De plus, il y avait dans toute
l'Europe comme une contagion de fièvre, une tension inaccoutumée de tous les
ressorts. Dans
toute la région rhénane, l'affluence soudaine des émigrés avait renchéri la
vie. A mainte reprise, Forster constate dans sa correspondance que les
denrées sont hors de prix. Les préparatifs de guerre et la guerre même,
pendant toute l'année 1792, aggravaient partout la hausse, et la spéculation
européenne sur les assignats français y aidait aussi. Or, tandis qu'en France
les ouvriers et les paysans, émancipés par la Révolution des liens de
servitude féodale ou corporative, avaient pu agir pour obtenir une élévation
correspondante des salaires, en Allemagne, les ouvriers, encore serfs des
corporations, les paysans, engagés dans le vieux système féodal, pâtissaient
de la hausse des denrées et n'y pouvaient proportionner le prix du travail.
Et, lorsque Fichte insiste pour l'émancipation du travail, il se propose un
double objet : d'abord rétablir l'équilibre immédiat entre le prix des
denrées et le prix élu travail, ensuite préparer, par ia hausse indéfinie du
prix du travail, la résorption des grandes propriétés. Il est donc en plein
dans le courant de pensée des révolutionnaires français qui, à ce moment
même, en 1793, se préoccupaient d'ajuster le prix du travail au prix de la
vie et d'aider à la diffusion de la propriété. Mais il
me semble qu'à certains égards l'analyse économique de Fichte est plus
profonde. Les révolutionnaires invoquaient contre le système féodal le droit
naturel de l'homme à la liberté, et Fichte l'invoque aussi. Us affirmaient,
pour limiter la spéculation capitaliste et justifier la réglementation du
commerce des grains ou même la taxation générale des denrées, que la première
propriété, la plus essentielle, est la propriété de la vie, et pour Fichte
aussi, le droit à la vie est fondamental et inaliénable. Mais, en outre,
Fichte dégage plus nettement que ne le font les révolutionnaires français,
l'idée que toutes les institutions économiques et sociales sont, au fond, «
un contrat de travail », implicite ou, explicite, dans lequel « la force » de
travail de l'homme est engagée. Et c'est cette force de travail qui lui
apparaît à travers la diversité des systèmes sociaux et dans leurs
métamorphoses comme l'élément permanent et décisif, créateur de toute valeur. FICHTE ET LA THÉORIE DU TRAVAIL La
Révolution française, en arrachant sous le plein jour de la philosophie du
XVIIIe siècle les institutions féodales, mettait à nu les racines de la vie
économique, et Fichte constatait que la racine la plus profonde était la
force de travail de l'homme. Dès lors, comment n'aurait-il pas été tenté un
jour de faire du travail lui-même la mesure de tout droit et de toute valeur
? On sait que, quelques années après, dans son livre célèbre sur l'Etat
commercial fermé, il a chargé la communauté de régler la production et
d'organiser les échanges, et il constituait la valeur par le travail. Chaque
objet valait la quantité de travail qui, directement ou indirectement, avait
été nécessaire pour le produire. Mais on peut dire que, déjà, en 1793, dans
l'élan de sa pensée révolutionnaire, Fichte avait démêlé ce qui sera bientôt
le principe même de sa pensée socialiste, je veux dire le rôle essentiel de
la force de travail. Et de même que, par Dolivier, Babeuf et L'Ange, le
socialisme français, en ses formes diverses, se rattache à l'extrême
démocratie révolutionnaire et à la Révolution, de même le socialisme allemand
se rattache par Fichte à la Révolution française. C'est dans un livre destiné
à défendre la Révolution que Fichte proclame le droit souverain de la force
de travail. C'est l'ébranlement révolutionnaire qui a fait éclater, sous les
institutions périssables, cette force de travail éternelle. Lorsque Fichte
déclare qu'en se retirant d'une forme de propriété où elle était engagée
d'abord, la force de travail ne doit aucune indemnité, parce que c'est elle
qui avait créé d'abord les valeurs que maintenant elle détruit, il proclame
que la force de travail est le droit souverain qui n'est comptable qu'avec
lui-même. Mais n'est-ce pas la Révolution qui avait aboli sans indemnité
toute servitude personnelle ? Je ne sais si Fichte avait entrevu, dès 1793,
les linéaments du système d'organisation socialiste qu'il tracera plus tard
dans l'Etat commercial fermé. On dirait parfois, au tour énigmatique de ses
paroles, qu'il réserve une partie de sa pensée. Il annonce une transformation
nécessaire de tout le système des échanges. Entendait-il seulement par là la
liberté entière des échanges et du travail substituée au régime corporatif et
féodal ? Pourquoi ne le dit-il pas plus expressément ? Il me paraît probable
qu'il était dès lors préoccupé de trouver une règle juridique de ces échanges
et qu'il commençait à entrevoir dans la valeur constituée par le travail la
mesure du droit économique. Les efforts tâtonnants de la Révolution française
pour déterminer les prix ne lui échappaient pas. Et sans doute il songeait à
trouver une base de détermination. « Que
celui qui a des yeux pour voir, voie », dit-il un peu mystérieusement, et il
nous avertit par là que les conséquences de ses principes vont au-delà de ce
qu'il a marqué lui-même explicitement. Ce n'est donc pas seulement la
résorption de toutes les grandes propriétés par le travail qu'il prévoit. Une
fois toutes ces forces de travail en présence, quelle sera la règle de leurs
rapports ? Ne sera-ce pas le travail lui-même ? Ainsi
Fichte commençait sans doute à pressentir le système selon lequel l'échange
des produits scia réglé par la communauté, sur la base des valeurs intégrées
en chaque objet par le travail. Mais
sans doute aussi ces pensées étaient encore très flottantes et très obscures
en son esprit à cette date. Je suis porté à croire que la politique du
maximum, appliquée en France en 1793 et 1794, précisa en ce sens les idées de
Fichte. Cet immense effort de réglementation et d'organisation des prix
restait arbitraire, puisque c'est sur les prix de 1790, majorés d'un tiers,
qu'étaient construits les prix nouveaux. C'était une base toute empirique et
Fichte, c'est le maximum appuyé à une idée, et déterminé selon une règle de
raison. Ainsi
l'extraordinaire crise des prix qui, en France, suscitait les systèmes de
Dolivier et de L'Ange, suscitait en Allemagne les pensées de Fichte. Quoi
d'étonnant qu'un prodigieux désordre économique ait induit les esprits
profonds à réfléchir sur les principes mêmes de l'économie sociale ? Tout au
fond de l'abîme ouvert par les convulsions de la terre, c'est la force de
travail qui, comme une source chaude et impétueuse, bouillonnait et
jaillissait. Mais de
quel dédain Fichte accueille les privilégiés qui, brusquement privés de
l'exploitation du travail des autres, ne pourront plus vivre ! Et, avec
quelle ironie terrible, toute pénétrée de gravité juridique, il leur offre
une indemnité ! « Si donc le privilégié ne peut plus alléguer, pour s'annexer
la force de travail des autres, le droit de la propriété héréditaire, il doit
travailler, qu'il le veuille ou non. Nous ne sommes pas ténus de le nourrir. « Maïs
il ne peut pas travailler, dit-il. Dans la confiance que nous
continuerions à le nourrir par notre travail, il a négligé d'exercer et de
former ses propres forces, il n'a rien appris qui lui permette de se nourrir,
et maintenant il est trop tard, maintenant ses forces sont trop affaiblies et
rouillées par une longue paresse pour qu'il soit encore en son pouvoir
d'apprendre quelque chose d'utile. — Et de cela vraiment nous sommes
responsables par le contrat peu sage que nous avions consenti. Si nous ne lui
avions pas laissé croire dès sa jeunesse que nous le nourririons sans aucun
effort de sa part, il aurait dû apprendre quelque chose. Nous sommes donc
tenus, et cela en vertu du droit, à l'indemniser, c'est-à-dire à le nourrir,
jusqu'à ce qu'il ait appris à se nourrir lui-même. » Oui,
terrible déduction juridique. La seule chose que nous devions au privilégié,
c'est une indemnité pour les habitudes de paresse et d'incapacité que notre
complaisance a créées en lui. « Mais comment devons-nous le nourrir ?
Devons-nous continuer à manquer du nécessaire pour qu'il puisse nager dans le
superflu, ou bien suffit-il de lui donner l'indispensable ? » Ecoutez
quel accent de colère révolutionnaire vibre dans la réponse de Fichte et
comme il a été irrité par tout l'étalage de fausse pitié où se complaisaient,
à l'égard de la famille royale et des princes de France, les
contre-révolutionnaires allemands : « On a vu parmi nous bien des
sentiments mélancoliques et on a entendu bien des plaintes au sujet de la
misère supposée de beaucoup d'hommes qui étaient tombés soudain de la plus
grande splendeur dans une condition bien plus médiocre. « Ces
plaintes venaient d'hommes qui, dans leurs jours les plus heureux, n'ont
jamais eu le bien-être dont jouissent, dans leurs jours les plus mauvais,
ceux sur lesquels ils s'apitoient, et qui tiendraient pour un bonheur extrême
le faible reste du bonheur de ceux-ci. L'effroyable gaspillage de la table
d'un roi a été un peu restreint, et des gens, qui n'ont jamais eu et n'auront
jamais une table comparable à cette table royale un peu diminuée, regrettent
ce roi. Une reine a manqué quelque temps de quelques bijoux, et ceux qui
auraient été bien heureux s'ils avaient pu partager ce manque, déploreraient
la misère de la reine. En vérité ce n'est pas la bonté d'âme qui fait défaut
à notre temps. Mais toutes ces plaintes impliquent un système, et ce système
est celui-ci : Il y a une classe de mortels qui a je ne sais quel droit à
contenter toutes les fantaisies que lui peut suggérer l'imagination la plus déréglée.
Il y a une seconde classe qui n'a pas droit tout à fait à autant de besoins
que la première, jusqu'à ce qu'enfin on soit descendu à une classe qui doit
être privée du plus strict nécessaire pour assurer à ceux d'en haut le plus
large superflu. » Donc la
servitude personnelle sera abolie sans autre indemnité qu'une pension modeste
aux privilégiés d'hier que leur privilège même aura rendu incapables de
gagner leur vie. Ce sera une indemnité, non pas du dommage qui leur est causé
par la suppression du privilège, mais au contraire, du dommage qui leur fut
causé par le privilège. Et ici encore, sous l'âpre ironie juridique, il y a
ce souci des ménagements et des transitions qui ne quitte jamais la pensée
allemande, même chez les révolutionnaires véhéments comme Fichte. Pour ce
que les Constituants appelaient la servitude réelle, pour ce que Fichte
appelle les droits sur les choses, en un mot pour toutes les redevances
féodales, cens, corvées, etc., qui n'entraînent pas ou îi'î suppriment pas
directement la liberté individuelle, c'est au système du rachat qu'adhère.
Fichte. L'esprit révolutionnaire des paysans de France est parvenu jusqu'à
lui, mais atténué, comme on le verra, et amorti. FICHTE ET LE RÉGIME SEIGNEURIAL Il
attaque à fond le privilège nobiliaire. La noblesse avait un sens dans le
inonde antique, où de larges espaces s'ouvraient aux héroïques initiatives.
La gloire de la famille excitait les descendants à déployer à leur tour les
grandes et audacieuses vertus. Mais les sociétés modernes sont un mécanisme
bien réglé où toutes les activités sont également prises. Aussi bien, Fichte
trouve inutile et injuste d'abolir, par la loi, les noms de noblesse,
d'arracher à des familles illustres leur désignation traditionnelle et, en ce
point, il se sépare de l'Assemblée constituante. Il veut même laisser
subsister les titres de noblesse qui ont fini par s'incorporer au nom de
certaines familles. Mais il demande que nul ne soit tenu, par la loi, de
désigner sous ces titres telle ou telle personne et de la saluer d'un :
Monsieur le comte ou Monsieur le baron. Il demande en outre — et cela est en
réalité l'abolition des titres de noblesse — que chaque citoyen puisse s'en
affubler à son gré. Mais ce
sont les privilèges de propriété, plus encore que les privilèges de vanité,
qu'il veut détruire. D'abord, les nobles se sont réservé une certaine
catégorie de biens, les biens des chevaliers (Rittergüter), que des nobles seuls peuvent
acquérir. Ici l'or bourgeois perd sa valeur, il n'a plus puissance d'achat.
Les nobles prétendent que la propriété foncière est la base nécessaire de
leur privilège de noblesse. Soit ; mais alors pourquoi les fils n'auraient-ils
pas la force morale de refuser les offres qui pourraient leur être faites, et
de maintenir en fait l'inaliénabilité du domaine ? Pourquoi font-ils appel à
l'intervention de la loi, qui met hors du commerce une partie de la terre
allemande ? Déjà, pour faciliter l'échange des biens des chevaliers entre
nobles, la noblesse a créé des caisses de prêt, qu'elle alimente seule — ou
avec le concours de l'Etat —, et où elle puise seule. C'est, dit Fichte, une
combinaison assez égoïste, et ce crédit de caste est bien étroit. Mais enfin,
il n'y a rien là qui offense la justice. Pourquoi les nobles vont-ils au-delà,
et excluent-ils la bourgeoisie et le paysan du droit d'acquérir certaine
catégorie de biens ? Il faut que le principe des biens des chevaliers tombe. « Mais
il y a d'autres privilèges, dont la noblesse est jalouse et qu'elle
n'abandonnera pas volontiers aux mains du citoyen. Examinons-les donc pour
voir si le propriétaire foncier, qu'il soit noble ou non, est vraiment fondé
à les revendiquer. Nous trouvons d'abord des droits sur les biens des
paysans, corvées déterminées ou indéterminées, droits de pacage et pâturage,
et antres analogues. Nous ne voulons pas rechercher l'origine réelle de ces
droits ; supposé que nous en découvririons l'injustice, nous n'aurons rien
avancé par-là, parce que sans doute il serait impossible de trouver les vrais
descendants tics premiers oppresseurs et des premiers opprimés, et de
désigner à ceux-ci l'homme auprès duquel ils auraient à se pourvoir. — Mais
l'origine du droit est aisée à montrer. Voici comment on justifie
théoriquement et juridiquement les redevances. Les champs ne sont qu'en
partie ou ils ne sont pas du tout la propriété du paysan, et celui-ci est
obligé de payer l'intérêt ou bien du capital du maître' foncier engagé sur sa
terre — c'est ce qu'on appelle en langage féodal : eiserner stamm, la
branche de fer —, ou bien même de la totalité du domaine ; et cet intérêt,
cette rente, il ne la paie pas en argent, en monnaie, mais en services, en
avantages procurés par lui au maître foncier sur le domaine qu'il ne possède
que sous condition ou à titre de prêt. Même si ces privilèges ne s'étaient
pas constitués ainsi à l'origine, tout s'équilibre par l'échange des biens de
chevaliers et des biens de paysans. Il est naturel que le paysan paye
d'autant moins pour l'achat de son domaine que les charges qui pèsent sur ce
domaine et les intérêts comptés en argent représentant un capital plus
considérable, et que le possesseur d'un bien de chevalier paie d'autant plus
pour l'achat de ce domaine que les services des paysans qui s'y rattachent,
évalués en capital, sont plus importants. Dès lors, celui-ci a en réalité
payé la valeur des redevances, et c'est à bon droit qu'il exige le payement
des intérêts. Contre la légitimité de cette revendication en soi il n'y a
rien à dire, et c'était au reste, par une grossière attaque au droit de
propriété, qu'il y a quelques années, les paysans d'un certain Etat voulaient
se soustraire violemment, et sans la moindre indemnité, à ces services. Cette
attaque au droit de propriété provenait de l'ignorance des paysans, et aussi
de l'ignorance d'une partie de la noblesse, qui n'était pas renseignée sur le
fondement de droit de ses propres prétentions. Et on aurait paré au danger
beaucoup mieux par une adresse fortement motivée que par de ridicules
dragonnades et de déshonorantes condamnations au régime de forteresse. — Les
paysans armés de faux et de fourches n'auraient pas tardé à renoncer à toute
attaque ; mais le lieutenant N... vengea l'honneur des armes de l'Etat de
S..., raconte un pompeux historien de cette glorieuse expédition. — Mais
contre la façon de percevoir ces intérêts il y a beaucoup à objecter. Je ne
veux pas parler du dommage que cause à tous le droit de pacage. Après toutes
les démonstrations qui en ont été faites et qui sont demeurées stériles, il
paraît inutile de se dépenser encore en arguments. Je ne veux pas parler non plus
de la dépense de temps et de forces et de la dégradation morale qui résulte
pour tout l'Etat du système des corvées. Les mêmes mains qui travaillent à la
corvée sur le champ du seigneur, le plus languissamment possible, parce
qu'elles travaillent à regret, travailleraient autant que possible sur un
champ à elles. Le tiers des corvéables, loués à un salaire raisonnable,
produiraient plus que ces travailleurs forcés tous ensemble. L'Etat aurait
gagné les deux tiers des travailleurs ; les campagnes seraient mieux
travaillées et utilisées ; le sentiment de la servitude, qui corrompt
profondément le paysan, les plaintes réciproques qui s'élèvent entre lui et
le seigneur et le mécontentement où il est de son propre état,
disparaîtraient. Il serait bientôt un homme meilleur et le seigneur aussi. Je
veux aller au fond même de la question, et je demande : D'où vient le droit
de vos « branches de fer », de vos cens perpétuels, de vos redevances
éternelles ? Je vois bien que tout cela procure les plus grands avantages à
ceux qui possèdent, et particulièrement à la noblesse, qui a imaginé ces
formes de redevances. Mais je ne demande pas où est votre intérêt, je demande
où est votre droit. — Votre capital ne doit pas vous être dérobé, cela se
comprend de soi-même. Nous ne pouvons pas non plus vous obliger à en recevoir
de nous la compensation en argent. Vous êtes copropriétaires de notre bien,
et nous ne pouvons vous obliger à nous vendre votre part, si vous ne voulez
pas vous en défaire. Soit ! Mais qui nous dit pourquoi ce seul bien est
nécessairement indivisible et ne doit former qu'un seul bien ? Si votre
copropriété et la façon particulière dont vous l'exercez ne nous plaisent
plus, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de vous rendre votre part ? Si je
possède deux charrues de terre et si je n'ai payé que la moitié de leur
valeur, parce que la seconde moitié doit rester votre « capital de fer »,
la moitié de deux charrues n'est-ce point une charrue ? J'en ai payé une, et
la seconde est à vous : je garde la mienne, reprenez la vôtre. Qui pourrait
élever un grief contre cette opération ? — Vous est-il au plus haut point
incommode de la reprendre ? Soit, s'il peut m'être commode à moi de la
garder, faisons un nouveau contrat sur le mode de règlement des intérêts, qui
soit avantageux non seulement pour vous, mais pour moi. Si nous sommes unis,
les choses peuvent aller ainsi. — Voilà les principes de droit, d'où
procèdent des moyens multiples d'abolir le système oppressif des corvées et
des redevances sans injustice et sans attaque à la propriété, si seulement
l'Etat prend la question au sérieux, si ses objections ne sont pas des
échappatoires, et s'il ne préfère pas l'intérêt du petit nombre des
privilégiés au droit et à l'intérêt de tous. « Pour
appliquer ce principe au paysan qui n'a sur son bien aucun droit de
propriété, mais qui l'a simplement reçu à usage de son seigneur, il est
parfaitement clair qu'il a le droit de rendre ce bien si les services et
redevances qui le grèvent lui paraissent injustes ou oppressifs. Si le
seigneur veut néanmoins qu'il le garde, ils ne peuvent traiter l'un avec
l'autre jusqu'à ce qu'ils soient d'accord. « Mais
non, dit le droit traditionnel, le paysan, qui n'a aucune propriété sur le
sol, appartient lui-même au sol ; lui-même est une propriété du seigneur ; il
ne peut pas s'éloigner du bien comme il veut, le droit du seigneur foncier
s'étend à sa personne. Mais ceci est une contradiction violente avec le droit
de l'humanité en soi ; c'est l'esclavage dans la pleine acception du mot.
Chaque homme peut avoir des droits sur les choses, mais aucun ne peut avoir
un droit immuable sur la personne d'un autre homme ; chaque homme a la
propriété inaliénable de sa propre personne. « Aussi
longtemps que le serf veut rester, il peut rester ; aussitôt qu'il veut
partir, le seigneur doit le laisser partir, et cela en vertu de son droit. Il
ne peut pas dire ici : « J'ai payé en achetant mon bien le droit sur la
personne de mon serf. » Personne ne pouvait lui vendre un pareil droit, car
personne ne l'avait. S'il a payé quelque chose pour cela, il s'est trompé, et
il peut s'en prendre au vendeur. Aucun Etat ne peut se vanter d'être civilisé
quand ce droit inhumain existe encore, quanti un homme a le droit de dire à
un autre : « Tu es à moi. » El
Fichte ajoute en une note indignée : « Deux
Etats voisins avaient fait un contrat sur la remise réciproque des soldats
déserteurs. Dans les provinces frontières des deux Etats le servage, le droit
de propriété sur la personne du paysan, était établi. Depuis longtemps un
malheureux, pour échapper à l'inhumanité de son seigneur, s'était enfui au-delà
des frontières, et il était libre, après les avoir atteintes. Mais les
seigneurs fonciers s'empressèrent des deux parts d'étendre le contrat à la
livraison des paysans fugitifs, et, entre autres, un serf mourut, qui avait
fui pour avoir détourné deux ceps de vigne. Il fut livré et succomba aux
coups de bâton. Et cela se passait dans les cinq années qui viennent de
finir, dans l'Etat que je considère comme le plus éclairé de l'Allemagne ! » Oui, il
y a dans Fichte un accent de Révolution. Ce n'est pas, comme Marx l'a dit,
avec un dédain un peu sommaire, de l'ensemble de la littérature
révolutionnaire allemande de cette époque, une traduction pédantesque de
l'effort de Révolution de la France en « exigences de la raison pratique » et
en formules kantiennes. Fichte se passionne pour les droits de l'homme et
pour la dignité humaine, et il est prêt, visiblement, à entrer dans l'âpre
combat poulies défendre. Il proteste avec force contre les dragonnades qui,
dans un Etat allemand, furent dirigées contre les débiles tentatives de
violence des paysans. Contre toute servitude personnelle, il prononce la
sentence définitive : l'abolition sans indemnité. Et il indique, pour le
rachat des servitudes réelles, un système qui sera appliqué plus tard en
Allemagne et en Russie. Mais il est vrai que, malgré sa ferveur de justice et
l'intrépidité de son âme, il ne perçoit pas toute la puissance des vibrations
révolutionnaires de la France. Il paraît ignorer, quand il parle du faible
soulèvement des paysans allemands, que presque partout, avant le 4 août, et
bien souvent depuis, les paysans français s'étaient soulevés et que cette
explosion de force n'avait pas été étrangère à l'abrogation des droits
féodaux. Et
surtout, chose curieuse, Fichte, qui est si informé pourtant des choses de
France, des décrets des Assemblées, des mouvements de l'opinion, et qui fait
particulièrement allusion aux projets de loi agraire, semble ignorer les
décrets de la Législative supprimant sans indemnité, après le Dix Août, des
catégories entières de droits féodaux réels, le cens, le champart, etc. Ces
décrets, d'une si grande importance politique et sociale, se perdirent-ils un
peu dans le terrible éblouissement de la Révolution du Dix Août ? Ou bien
Fichte, préoccupé d'éliminer tout le système féodal sans loucher au droit de
propriété, a-t-il fait volontairement le silence sur des lois d'expropriation
qui contrariaient son système et pouvaient, selon lui, compromettre, en
Allemagne, la Révolution ? Son argumentation, comme sa conclusion, est un peu
timide. Il est
bien vrai qu'il est impossible de retrouver les premiers oppresseurs et les
premiers opprimés et leurs descendants. Mais si, dans son ensemble, le
système féodal est une œuvre d'usurpation et de violence, s'il a son origine
dans la force brutale et déréglée, qu'importe à la classe spoliée qu'il soit
devenu difficile, par la longueur même de l'injustice qu'elle a subie, de
mesurer et de doser exactement les réparations et les sanctions individuelles
? C'est à
une libération d'ensemble qu'elle a droit et qu'elle prétend. Aussi les
révolutionnaires français ne craignaient pas de fouiller jusqu'à la racine
historique du droit féodal et de la mettre à nu. D'un geste la Révolution
l'arrachait. Les paysans français, fiers, conscients de leur droit et de leur
force, n'auraient jamais consenti à la solution imaginée par Fichte et qui
prévaudra plus tard en plus d'un pays. Quoi ! pour nous libérer des corvées,
des dîmes féodales, des droits censuels et casuels qui pèsent sur nous depuis
des siècles, il faudra que nous les consacrions au profit du seigneur et que
nous les consolidions en capital foncier ! Et, pour nous débarrasser de la
servitude qui infeste toute notre terre, il faudra que nous abandonnions au noble
une partie de cette terre en toute propriété ! Pour nettoyer notre jardin de
l'herbe féodale qui l'a tout envahi, il faudra que nous remettions au
seigneur quelques carrés de jardin, et nous ne pourrons purger notre petit
domaine de toute servitude qu'en le mutilant ! Cette amputation aurait été
intolérable aux paysans de France. La grande vague révolutionnaire qui
soulevait l'esprit de Fichte ne lui arrivait pourtant que ralentie et
alanguie. FICHTE ET LES BIENS DU CLERGÉ Mais,
s'il est moins hardi que là Révolution française en mouvement à propos des
biens et droits féodaux, il va jusqu'au bout de l'expropriation
révolutionnaire pour les biens d'Eglise, ou du moins il y paraît aller. Sa
déduction est forte, hardie, presque provocante. C'est une audacieuse
application de la critique kantienne à la théorie des contrats. De même
que, selon Kant, les catégories de la raison ne valent que par leur
application à l'expérience et dans le champ de l'expérience, de même, selon
Fichte, les contrats ne valent que lorsqu'ils se réalisent dans les limites
du monde sensible. Or, les contrats conclus avec l'Eglise touchent, par un
bout, à la terre dont on abandonne à l'Eglise une portion, et par l'autre
bout aux régions invisibles où l'Eglise promet d'invérifiables avantages. Les
contrats avec l'Eglise sont donc hors du monde manifesté, ils n'ont donc ni
sens ni réalité, ni force contraignante pour l'homme. « Aucun
contrat n'est exécuté jusqu'à ce qu'il ait été introduit dans le monde des
phénomènes, jusqu'à ce que les deux parties aient fourni ce qu'elles avaient
promis de fournir. Un échange de biens terrestres contre des biens célestes
ne passe pas, au moins en cette vie, dans le monde des réalités sensibles. Le
possesseur des biens terrestres a bien fourni sa part, mais le propriétaire
des biens célestes n'a pas fourni la sienne. C'est seulement par la foi que
le premier s'est approprié un bien en échange duquel il ne donne pas
seulement l'espérance que ses biens à lui passeront à l'Eglise, mais la
possession réelle de ces biens. Qui sait s'il a réellement la foi à l'Eglise
? Qui sait s'il la gardera toujours, s'il ne la perdra pas avant sa fin ? Qui
sait si l'Eglise a la volonté de tenir sa parole ? Et si, même au cas où elle
aurait maintenant cette volonté, elle ne changera point ? Qui sait s'il y a
là vraiment, ou non, un contrat réel entre deux parties ? Nul autre que
l'Omniscient. Une partie ou les deux peuvent à tout moment révoquer leur
volonté, dès lors la volonté réciproque n'est point entrée dans le monde du
phénomène. « Le
possesseur des biens terrestres en fait la livraison, et il a reçu en retour le
droit d'espérer que l'Eglise livrera aussi : il pense que sa propriété est
devenue propriété de l'Eglise. Maintenant il perd la foi ou en la bonne
volonté de l'Eglise ou en sa capacité de le rendre heureux, il n'a donc aucun
dédommagement à espérer. Sa volonté est changée et son bien suit sa volonté.
Celui-ci était toujours resté sa propriété, maintenant il se l'approprie de
nouveau réellement. Si l'on a en quelque contrat le droit de repentir, c'est
manifestement dans un contrat avec l'Eglise. Pas d'indemnité ! Nous n'avons
pas joui des biens célestes de l'Eglise, l'Eglise peut les reprendre ; elle
peut nous frapper de ses peines, de son anathème, de sa damnation. Elle en
est pleinement libre, — et si nous ne croyons plus à l'Eglise, cela ne fera
pas grande impression sur nous... « Mon
père a légué tous ses biens à l'Eglise pour le salut de son âme. Il meurt, et
j'entre, conformément au droit civil, en possession de ses biens, à condition
il est vrai de remplir toutes les obligations dont il les a grevés par
contrat. Il a conclu sur ces biens' un contrat avec l'Eglise, mais qui n'a
jamais été réalisé dans le monde du phénomène, et qui ne repose que sur la
foi. Si je ne crois pas à l'Eglise, un pareil contrat est nul pour moi ; pour
moi l'Eglise n'est rien, et si je revendique les biens de mon père, je
n'attente du moins au droit de personne. L'Etat ne peut m'en empêcher.
L'Etat, comme Etat, est aussi incroyant que moi ; comme Etat il sait aussi
peu de l'Eglise que moi-même ; l'Eglise est aussi loin d'être quelque chose
pour lui que pour moi. L'Etat ne peut pas protéger la possession d'une chose
qui pour lui n'est pas. Il m'a assuré la possession de mes biens paternels à
la condition que je ne m'approprie la propriété d'aucun autre citoyen décédé.
Je n'ai point fait cela ; il est donc tenu d'après le contrat de me protéger
dans la possession de mes biens. C'étaient les biens de mon père, ils sont
restés siens jusqu'à sa mort, car ce contrat qui, dans le monde des
phénomènes, est nul devant la juridiction du droit naturel comme devant celle
du droit social, n'a pu les aliéner. Il pouvait à la vérité y renoncer
volontairement, et j'aurais pu confirmer sa volonté par mon silence, alors
l'Etat n'aurait pas été pris à partie. Mais maintenant je ne confirme pas
cette volonté, et j'interpelle l'Etat. Je puis abandonner mon droit, mais
l'Etat ne le peut à ma place. — Mais mon père a cru ; pour lui, ce contrat était
un lien. — Il a paru croire ; s'il a réellement cru, je n'en sais rien ;
croit-il encore, s'il existe ? Je le sais encore moins. On peut dire ce qu'on
voudra. Même avec mon père, je n'ai point affaire à un membre du monde
invisible, mais à un membre du inonde visible, et particulièrement de l'Etat.
Il est mort, et dans l'Etat c'est moi qui occupe sa place. S'il vivait encore
et s'il se repentait de s'être dessaisi, aurait-il le droit de reprendre ses
biens ? Il l'aurait, donc je l'ai, car dans l'Etat je suis lui-même, je
représente la même personne physique... Si mon père ne veut pas cela, qu'il
revienne dans le monde visible, qu'il y reprenne possession de ses biens, et
qu'il s'en dépouille ensuite comme il lui plaira. Jusque-là j'agis en son
nom. — Mais puisqu'il est mort dans la foi, j'agis plus sûrement en me
conformant à sa foi ; je puis bien risquer mon âme, mais non celle d'un autre.
— Oh ! si je pense ainsi, je ne suis pas décidément incroyant à l'égard de
l'Eglise ; alors j'agis de façon inconséquente et folle si je risque même mon
âme seule. Ou l'Eglise a dans une autre vie une puissance efficace ou elle ne
l'a pas. Là-dessus, il faut arriver à une opinion ferme. Aussi longtemps que
je ne l'ai pas, il est plus sûr pour moi de ne pas toucher aux biens d'Eglise
; car l'Eglise maudit, et cela de son plein droil, tous les spoliateurs de
l'Eglise jusqu'au dernier jour. Le droit de revendication qu'a le premier
héritier, le second l'a aussi et le troisième et le quatrième, et cela dans
toute la suite des générations, car l'héritier n'hérite pas seulement des
choses, mais des droits sur les choses. « Mais
les principes ainsi posés ont des conséquences plus vastes encore, et nous
n'avons aucune raison de nous arrêter dans la voie des déductions possibles.
Même en admettant épie cette idée doive être limitée par des considérations
ultérieures, qu'elle n'ait pas son application dans la réalité de la vie et
qu'elle se réduise à un exercice de la réflexion, non seulement l'héritier
régulier, mais tout homme, sans exception, a le droit de s'approprier des
biens qui sont purement des biens d'Eglise. L'Eglise, comme telle, n'a ni
force ni droit dans le monde visible ; pour celui qui ne croit pas à elle,
elle n'est rien, et ce qui n'appartient à personne est la propriété du
premier qui s'en empare dans le monde visible. Je m'installe en un point de
la terre (je ne décide pas ici, à dessein, s'il y a en ce point trace d'un
travail antérieur ou non), et je commence à le travailler pour me
l'approprier. Tu viens, et tu me dis : « Retire-toi de là, cette place
appartient à l'Eglise. » — Je ne sais rien d'aucune Eglise ; je ne reconnais
aucune Eglise ; que ton Eglise me prouve son existence dans le monde visible,
je ne sais rien d'un monde invisible, et la puissance de ton Eglise dans
celui-ci n'a aucune prise sur moi, car je n'y crois pas. Tu aurais mieux fait
de me dire que cette place appartient à l'homme qui est dans la lune, car si
je ne connais pas cet homme, je connais du moins la lune ; je ne connais pas
ton Eglise et je ne connais pas non plus le monde invisible où il faut
qu'elle soit puissante. Laisse donc cet homme continuer sa vie dans la lune,
ou fais-le descendre sur la terre et me démontrer son droit antérieur de
propriété sur cette place ; je suis, moi, l'homme de la terre, et je veux à
mes risques et périls en assumer la propriété. « Mais
si l'Eglise, comme Eglise, se rattache à un ordre invisible, elle a
néanmoins, dans le monde visible, des représentants qui prétendent parler en
son nom, qui revendiquent en son nom, et qui ont reçu d'elle, comme
bénéficiaires, les biens dont elle dispose. Mais ces bénéficiaires, moi je ne
les connais pas. Je ne connais que le bien qu'ils occupent, et qui est le
mien. S'ils s'imaginent le tenir légitimement d'une Eglise à l'invisible
pouvoir, c'est leur affaire et non la mienne et je n'ai point à les
dédommager d'illusions dont je ne suis pas responsable, de songes que je n'ai
point suscités. Tout ce que je leur dois, en les considérant comme des
individus réels, dans le monde réel, c'est de les indemniser de la plus-value
qu'ils auront donnée à mon bien par leur travail. Cette indemnité ne va
nullement à l'Eglise dont ils se réclament. Libre à eux de la lui remettre,
s'il leur plaît. Ce n'est pas comme bénéficiaires ou représentants d'Eglise
que je les indemnise, c'est comme travailleurs et dans la mesure des valeurs
que leur travail a créées. » Ainsi
sont réglés par Fichte les droits de l'individu sur les biens d'Eglise. Mais
quels seront les rapports de l'Etat ? L'Etat ne peut avoir, selon Fichte,
d'autre droit que celui des individus. Si la totalité des individus qui
constituent l'Etat rompent avec l'Eglise, cessent de croire à elle et
revendiquent leurs biens, l'Etat sera fondé à agir comme ces individus
eux-mêmes et il reprendra, comme Etat, les biens que comme Etat il avait
donnés à l'Eglise, maintenant inexistante pour lui. Il reprendra, comme Etat,
les bénéfices qu'il a distribués au nom d'une Eglise qui n'est même plus une
ombre pour lui, mais un néant. Il reprendra de même, comme Etat, les biens
revendiqués sur l'Eglise au nom des individus et dont les individus lui
feront abandon, et ceux pour lesquels ne se présenteront pas des héritiers
qualifiés. Mais l'hypothèse d'une rupture unanime des individus composant
l'Etat avec l'Eglise et avec la foi est chimérique. Il n'y aura jamais qu'une
portion des citoyens qui se retirera de tout système de rapports avec
l'Eglise. Mais cette portion ira grandissante et c'est en son nom que l'Etat
exercera sur les biens d'Eglise une revendication grandissante. Comme
on voit, la solution proposée par Fichte pour le problème des biens d'Eglise
est à la fois plus hardie et plus timide que celle des légistes
révolutionnaires de la France. Elle est plus hardie en ce qu'elle fait de la
revendication des biens d'Eglise l'affirmation suprême de la conscience
libérée. Le contrat conclu entre l'Eglise et les donateurs n'est pas
précisément un contrat ; il n'a qu'une valeur subjective. Il ne garde quelque
prise sur le donateur ou ses héritiers que s'ils croient et continuent à
croire à l'action efficace de l'Eglise dans un ordre invisible. Donc, la
vraie rupture d'un contrat purement subjectif, c'est l'affirmation de la
liberté subjective. Selon
Fichte, l'homme qui dit à l'Eglise : « Rends-moi le bien que je t'ai donné ou
que mes ancêtres t'ont donné », lui signifie par là même : « Je ne crois plus
en toi », et c'est dans la profondeur de la conscience que ce contrat
illusoire se dénoue, comme il s'y était noué. La reprise de la propriété sur
l'Eglise est donc en même temps une reprise de la pensée libre, et, de même
que l'aliénation apparente du domaine aux mains de l'Eglise avait été le
signe et l'effet de la servitude de l'esprit abusé, la revendication du
domaine est le signe et l'effet de la liberté reconquise par l'esprit
éclairé. Et c'est en un drame intime et profond de la conscience et de la
pensée, c'est en une sorte de tragédie intérieure que se résout pour Fichte
la grande expropriation révolutionnaire des biens d'Eglise. Oui,
cela est plus profond en un sens et plus audacieux que la simple
sécularisation. Sur chaque parcelle de terre laïcisée luit la lumière d'une
pensée affranchie. Mais, quand on regarde aux nécessités de l'action, comme
cette hardiesse est timide au fond, et paralysante ! Si la France
révolutionnaire avait fondé le droit à l'expropriation de l'Eglise sur
l'émancipation individuelle des consciences répudiant la croyance, elle
aurait à peine détaché quelques parcelles du domaine ecclésiastique. Elle était
presque toute catholique et si, pour reprendre aux moines fainéants, aux
abbés de cour, aux évêques de boudoir, leurs prébendes, leurs abbayes, leurs
bénéfices, il avait fallu que les citoyens rompent avec l'antique foi et se
délient eux-mêmes de tous les liens d'habitude et de crainte qui les
rattachaient à un ordre « invisible », moines, évêques et abbés auraient
retenu pendant des siècles encore les somptueux palais, les grasses prairies
et les dîmes opulentes. Les révolutionnaires s'appliquèrent au contraire, à
dissocier leur vaste opération politique et sociale du problème de la
croyance. Non,
nous ne voulons pas toucher à la foi. Non, nous ne vous demandons pas à
l'égard de l'Eglise qui vous dépouille un aveu d'incrédulité. Même si vous
continuez à croire à l'Eglise comme Eglise, même si vous avez foi en son
origine surnaturelle et en sa vertu surnaturelle, vous avez le droit de
n'être pas pressurés et spoliés par ses représentants indignes. El ce n'est
pas comme un abandon, c'est au contraire comme une restitution et comme une
épuration de la foi, qu'ils présentaient la nationalisation des biens
d'Eglise. Ce n'est pas en contestant le droit de « l'invisible » et en niant
la réalité du contrat, que les légistes de la France ruinaient la propriété
ecclésiastique. Us affirmaient, ou bien avec Talleyrand que l'Etat, en
reprenant le domaine d'Eglise, était fidèle à la pensée des donateurs qui
n'avaient désigné l'Eglise qu'à défaut de la nation, ou bien avec Thouret que
l'Eglise, n'ayant jamais été un corps, n'avait jamais eu le droit de recevoir
et de posséder. Mais toutes ces raisons juridiques laissaient hors
d'atteinte, elles laissaient même hors du débat la croyance elle-même et la
validité du contrat appuyé sur la foi. C'est par là que la Révolution put
réussir. Et lorsque, trois ans après les discours de Talleyrand, de Thouret,
de Mirabeau, trois ans après les grandes mesures qui sécularisaient au profit
des bourgeois et paysans de France tout le domaine d'Eglise, on lit les
paroles audacieuses et presque provocatrices de Fichte, qui veut libérer à la
fois la conscience et la terre, et celle-ci par celle-là, on est d'abord
frappé de celte combinaison hardie d'esprit révolutionnaire et d'esprit
kantien ; on admire ce que l'exemple révolutionnaire de la France,
bouleversant tout le vieux système féodal et ecclésiastique, communique
d'audace agressive au kantisme, et tout ce que le kantisme donne de
profondeur, d'intime et héroïque liberté, à l'esprit révolutionnaire un peu
extérieur de la France. Mais on comprend aussi bien vite que si la France
révolutionnaire avait surchargé du problème de la croyance la question déjà
terriblement lourde de l'expropriation totale des biens d'Eglise, elle aurait
succombé. Les
légistes révolutionnaires, expéditifs et hardis, réduisant au minimum les
bagages de la Révolu I ;'.vu en marche, lui ouvrirent d'emblée des routes
toutes droites à travers la vieille forêt de préjugés et d'erreurs ; mais ils
ne frappèrent d'abord à coups de hache que juste ce qu'il fallait abattre
pour que la Révolution passât. Bien des murmures, des croyances et des rêves
d'autrefois continuaient à flotter dans la vieille forêt humaine. Qu'importe
! la trouée de la Révolution était faite. Et le -sol même où croissait
l'antique forêt était arraché à l'Eglise. Lentement se modifieront les sèves.
Fichte, au contraire, avant de nationaliser et de séculariser la terre,
demandait aux arbres et aux brins d'herbe de renoncer aux flottantes chansons
de jadis, aux bruissements accoutumés dans le vent du soir. C'était
immobiliser la Révolution au seuil de la forêt incertaine et obscure. Au
reste, la déduction toute individualiste et subjective de Fichte
n'aboutissait pas à une action d'ensemble, la seule décisive contre un ennemi
redoutable. Ce n'est pas tout le domaine d'Eglise qui aurait été sécularisé,
mais seulement la part de ce domaine correspondant aux revendications des
individus affranchis de la foi. La théorie de nos légistes, au contraire,
invalidait les contrats de donation ou autres qui avaient constitué la
propriété d'Eglise pour des raisons générales. Et c'est toute la propriété
d'Eglise, en bloc, qui était transférée par eux à la Nation. Ainsi
la Révolution de propriété, transposée sur le mode de la pensée allemande,
perdait un peu de sa vigueur et de son audace. FICHTE ET ROUSSEAU Ce
n'est pas que Fichte ne fût qu'un spéculatif impuissant ou un rêveur
incertain. Il a cherché au contraire les formes précises par où la Révolution
française pouvait entrer dans l'esprit et dans la vie de l'Allemagne. Bien
loin d'endormir celle-ci par une sentimentalité vaine, c'est l'action qu'il
lui propose. Quelque admiration qu'il ait pour Rousseau, dont il est tout
pénétré, il met l'Allemagne en garde contre sa sensibilité douloureuse et
impuissante, contre son pessimisme affaiblissant. Il convie tous les citoyens
à la lutte vigoureuse, à la fois libre et concertée, individuelle et
collective, contre « la nature », c'est-à-dire contre la souffrance, contre
l'injustice, contre l'inégalité. « Quiconque ne sent pas la douleur des
autres hommes, est un homme vulgaire. Celui qui souffre de la douleur des
autres, doit chercher à se libérer de cette souffrance en employant toutes
ses forces à améliorer l'ordre de choses dans sa sphère et tout autour de
lui. Et, en supposant même que son effort en ce sens resterait stérile, le
sentiment de son activité, la vue de sa propre force luttant contre
l'universelle corruption suffisent à lui faire oublier sa douleur. C'est en
cela que pécha Rousseau. Il avait de l'énergie, mais plutôt l'énergie de la
souffrance que l'énergie de l'action ; il sentait fortement la misère des
hommes, mais il sentait beaucoup moins les forces qui étaient en lui,
capables de dominer cette misère ; et ainsi, il jugea les autres comme il se
sentait lui-même : il exagéra la débilité de la race humaine devant la misère
universelle, comme il ressentait trop sa propre faiblesse devant sa propre
misère. Il calcula les souffrances ; il ne calcula pas les forces que
l'humanité portait en elle pour les vaincre. Paix à sa cendre et bénédiction
à sa mémoire. Il a agi. Il a versé le feu dans bien des âmes qui ensuite
allèrent plus loin. Mais il agit presque sans avoir lui-même conscience de sa
propre activité. Il agit sans appeler d'autres hommes à l'action, sans
calculer la puissance de cette action commune contre la totalité de la
souffrance et de la corruption... Ainsi Rousseau peint la raison au repos et
non au combat ; il débilite la sensibilité, au lieu de fortifier la raison. » Oui,
mais si l'Allemagne sortait du cercle de la passion impuissante, si elle
allait au-delà de Werther, au-delà de Rousseau, si elle empruntait à Rousseau
le feu de son âme mais pour en passionner un monde nouveau, si elle
proclamait sa foi dans l'action individuelle et dans l'action sociale, si
elle déclarait la guerre aux forces du mal, à l'inégalité, à l'ignorance, à
la misère, à la servitude, n'est-ce pas que l'incalculable force d'action qui
soulevait la terre de France s'était propagée, par un grand ébranlement, aux
pays voisins et à toute l'étendue des esprits ? Ainsi, même dans la placide
et somnolente Allemagne, d'âpres cimes surgissaient, sous la pression du feu
intérieur dont la France révolutionnaire était le foyer. UN COMMUNISTE ALLEMAND INCONNU Est-ce
que, en Allemagne comme en France, la question de la propriété elle-même, de
toute la propriété commençait à se poser ? La critique, appliquée à la
propriété féodale et ecclésiastique, s'étendait-elle à toutes les formes de
la propriété, aux formes bourgeoises et capitalistes comme aux autres ? Et
peut-on trouver dans le mouvement de la pensée allemande l'équivalent des
pensées encore incertaines du demi-communisme de Dolivier, du
demi-fouriérisme de L'Ange ? En lisant la correspondance de Forster, je fus
très frappé de ce qu'il écrivait de Paris à sa femme, le 19 juillet 1793 : « Un
bon livre allemand nie réservait hier une autre joie : Sur l'homme et sa
condition, 1792, petit in-octavo, Berlin, à la librairie de Franke. C'est
une des plus rares productions de notre temps, l'œuvre d'un homme jeune, qui
pense et sent avec justesse. Je voudrais savoir qui il est et commentai se
nomme. Comme il est impossible qu'il y ait accord complet des esprits, il y a
un point sur lequel ses vues s'éloignent des miennes : ce sont ses idées
politiques sur la communauté de la propriété. » Un livre communiste à
Berlin en 1792, en pleine tourmente de la Révolution, et Un livre qui
passionnait le grand et libre esprit de Forster ! Je
signalai le passage à Edouard Bernstein, qui a cherché et trouvé le livre à
la Bibliothèque royale de Berlin. H en a publié dans le 3e cahier de ses
Documents du Socialisme la partie communiste. L'objet essentiel du livre est
l'éducation, et nulle part l'auteur (inconnu) ne se rattache directement et explicitement
à la Révolution française. Mais est-il possible d'admettre que l'immense renouvellement
politique et social de la France n'ait pas agi sur un esprit aussi épris de
nouveauté ? Aussi bien, il se réfère aux œuvres de Wieland, qui, comme nous
l'avons vu, a souvent abondé dans le sens de la Révolution française. Comment
le jeune écrivain qui se proclame le disciple, presque le fils intellectuel
de Wieland, n'aurait-il lu que les œuvres politiques et sociales du maître
antérieures à la Révolution et aurait-il négligé ce qu'il écrivait sur la
Révolution elle-même, spectacle prodigieux ? Il me semble d'ailleurs, à la
façon dont il parle de Wieland et se réclame de lui, qu'il espère couvrir de
son autorité ses propres hardiesses et qu'en même temps il reconnaît l'avoir
dépassé. « Mes
guides, écrit-il, furent les œuvres de Wieland. Je trouvai là la nature plus
nettement caractérisée qu'elle-même ne s'offrait spontanément à moi. Mes
pensées se séparèrent chaque jour davantage des pensées communes ; je trouvai
dans notre condition et dans l'ensemble des institutions qui devaient nous
préparer au bonheur tant de choses contraires au but, que je ne pus réprimer
plus longtemps le désir de soumettre mes idées au public et de m'éprouver
ainsi moi-même. C'est en lisant le Miroir d'or et l'Histoire de
Danischmend que mes pensées prenaient force... Ainsi ce n'est point par
un vil larcin que je me suis approprié ce qu'il peut y avoir des autres dans
mon livre et c'est pour être assuré contre tout soupçon de ce genre que j'ai
publiquement reconnu ici combien je dois au père de la littérature allemande
pour mon éducation. Quelle attitude prendra Wieland à l'égard de cette mise
en œuvre de ses propres travaux : c'est ce que m'apprendra bientôt ou un
jugement public ou un silence plein de mansuétude... Mais pourra-t-il y avoir
déshonneur, pour lui à avoir ouvert mes yeux qui, à la vérité, restent mes
yeux ? » Ainsi
il a bien conscience de la hardiesse de son entreprise et il engage tout
ensemble et dégage Wieland. Il voudrait se couvrir de lui, et il craint en
même temps, s'il le compromet, d'en être brutalement désavoué. A voir tous
ces manèges de prudence et toute cette diplomatie, je suis tenté de croire
que c'est uniquement pour ne pas aggraver son cas et pour glisser ses idées
révolutionnaires sont trop de péril, que l'auteur se garde de toute allusion
à la Révolution française. Mais je crois bien qu'elle est le vrai foyer où
ses pensées prenaient force. Car il y a bien loin des pauvres phrases
apitoyées et vagues de Wieland, que j'ai citées, sur la misère' des
journaliers et sur la nécessité de créer des ouvroirs nationaux, à tout le
plan de communisme égalitaire développé par l'écrivain. Dans
cet exposé communiste, « les Droits de l'Homme » reviennent sans cesse comme
un refrain, et quoi qu'il y ait dans Wieland même, comme nous l'avons vu, une
Déclaration des Droits, il est bien malaisé de penser que cet appel aux
Droits de l'Homme, en 1792, n'est pas un écho de la Révolution. Parfois même,
malgré les calculs de prudence de railleur, l'accent révolutionnaire éclate.
Quand il parle de la longue patience, de l'incroyable résignation des peuples
à toutes les exploitations et à toutes les servitudes, il ajoute : « Sauf
quand le désespoir, de sa main puissante, rétablit l'homme dans ses droits ».
C'est bien, en ce passage, le grondement sourd de la Révolution voisine. A
vrai dire, son communisme reste encore très utopique, et tandis que chez Dolivier,
chez L'Ange, chez les premiers socialistes français, le lien réel des idées
communistes et des événements révolutionnaires apparaît, ici l'idée
communiste reste dans l'abstrait et on serait tenté de ne voir dans ce livre
qu'une thèse d'école, s'il ne participait, malgré tout, par je ne sais quel
frémissement et par le tour audacieux de certaines paroles, à l'ébranlement
du monde : « Beaucoup
d'hommes n'ont pas ce à quoi leurs besoins leur donnent droit et le
mécontentement universel n'est que trop fondé. « A
mesure que s'accumulent les richesses, grandissent aussi les besoins factices
des privilégiés ; de là gaspillages, convoitises, envie, violence. « Ah
! s'il était possible que la propriété privée (Privateigenthum) cessât d'être le seul moyen, si
corrupteur, d'étendre son moi, et si le citoyen, comme les enfants de la
maison du père, pouvaient se rassasier à la table commune d'un Etat aux
proportions modestes, quelle foule énorme de crimes, et plus encore de vices,
amis des ténèbres et fils du luxe, s'évanouiraient ! » Mais
quel chaos d'idées dans cette Allemagne morcelée et impuissante ! Le
communisme, l'étroite et familiale solidarité, n'apparaît possible à
l'écrivain que dans les Etats minuscules. Et voilà son communisme marqué d'un
trait rétrograde, négation de la grande Allemagne unifiée. Mais, «
cette suppression de la propriété privée est-elle conforme à la nature
humaine ? Comment l'industrie se maintiendra-t-elle à l'avenir, si la
propriété, l'œuvre de ses mains, lui est enlevée ? » Observez
qu'il ne s'agit pas ici seulement du communisme agraire, mais du communisme
universel, et particulièrement du communisme industriel. Oui, l'industrie,
toute l'industrie pourra vivre et se développer sans l'aiguillon de la
propriété individuelle : « La
question est importante et la méfiance à l'égard dé la race humaine est
justifiée par ses propres fautes. Tu connais l'homme par ses faiblesses, mais
tu ne connais point la cause de celles-ci. Crois-tu sérieusement que rien de
plus grand ne peut sortir de la nature humaine ? As-tu cherché si le même sol
avec une autre culture ne donnerait pas du blé au lieu de chardons ? La
nature de l'homme est telle, elle comporte des modifications si infiniment multiples,
qu'on peut la former à tous les degrés de perfection, — du diable à l'ange. —
Et nous nous trompons si nous voyons dans notre nature, façonnée par le temps
et les circonstances, la nature de l'homme. La propriété privée est à coup
sûr une forte excitation au travail et, lorsque le désir de la propriété est
vif, l'homme sacrifie volontiers sa peine et sa vie même. Mais la question
est de savoir si la propriété est en effet le seul moyen d'exciter l'activité
de l'homme. » N'est-ce
point déjà, malgré le caractère trop général de ces propositions, un
commencement d'application de la méthode évolutive et historique au problème
de la propriété ? La nature humaine est conçue comme infiniment plastique :
le rôle d'excitation de la propriété privée n'est point méconnue. Mais, avec
d'autres circonstances sociales, avec un autre milieu social, d'autres
principes d'action seraient efficaces. « S'il
n'y avait pas de propriété individuelle, penses-tu, nous reviendrions bientôt
à la nature brute. La propriété nous a donc éthiques et élevés. Mais comment
puis-je en être sûr ? Est-ce parce que la propriété privée a été constatée
partout où l'industrie domine et progresse ?... L'expérience, autant qu'elle
peut être démonstrative, semble conclure en ce sens : mais si l'essence
des choses est limitée par leurs formes passées, nos plus belles espérances
s'effeuilleraient en un jour. » C'est
bien le grand souffle d'optimisme du XVIIIe siècle, et comment le prodigieux
spectacle de la Révolution française, qui suscitait soudain tant de formes
nouvelles de vie, n'aurait-il point contribué à l'essor de l'espérance
humaine ? Aussi
bien, si la propriété privée semble jusqu'ici avoir accompagné et favorisé
tous les progrès, on la retrouve aussi aux degrés les plus bas de la
civilisation humaine. L'ichtyophage ne veut pas que l'on touche au poisson
qu'il a pris. Le chasseur sauvage s'isole pour être seul maître de £on
gibier, et cet isolement prolonge la sauvagerie. Pas plus qu'elle n'a
toujours haussé le niveau de la vie humaine, la propriété privée n'a pu
empêcher la chute des sociétés. C'est sur la propriété privée que reposait la
puissance des Phéniciens, des Grecs, des Romains : tous ces empires se sont
dissous. A côté des progrès substantiels et vrais, le zèle de la propriété
privée, la convoitise et l'orgueil qui en sont inséparables ont suscité des
progrès factices et funestes. « La
mode use au service de ses caprices et de ses frivolités d'innombrables
forces de travail. Des littérateurs de pacotille fabriquent des romans à la
grosse, pour remplir un peu la tête vide des femmes. Les vrais artistes, ceux
qui créent des formes sévères et pures de beauté, sont rebutés par les
princes, par les riches, maîtres de l'art même et du beau par la puissance de
l'or. Le travail et la vie même des peuples sont comme pétrifiés en palais
fastueux et médiocres, où éclatent la vanité et la sottise. C'est à peine si,
de loin en loin, une pure fleur de beauté et de noblesse peut éclore. Les
éducateurs de la nation, pauvres, dédaignés et blêmes ne lui communiquent que
tristesse et incertitude. Voilà au moins une part des effets de la propriété
privée. Elle parvient encore à tromper l'homme sur sa propre nature. Parce
que la propriété dirige et égare l'industrie, parce qu'elle lui impose des
œuvres inutiles ou insensées, on croit que c'est la propriété qui suscite
l'industrie. Non : elle la pervertit, elle ne la crée pas. Elle la précipite
en de faux chemins ; elle n'en est pas le ressort. « Le
principe de toute activité est le sentiment de la force. Si ce sentiment
est dès la jeunesse nourri et dirigé par le travail, alors l'emploi de cette
force devient une nécessité absolue et le mode d'emploi de cette force est
déterminé, en partie par la direction qui lui est systématiquement donnée, en
partie par le goût de la nation. C'est à l'éducation de décider du mode selon
lequel cette force de travail s'exercera. Et le jour où l'intérêt de l'Etat
ne se confondrait pas artificiellement avec l'intérêt de castes
d'exploitation et d'oppression, le jour où l'Etat aurait secoué le lourd
parasitisme des hommes de loi, des douaniers, des bourreaux, des moines, ce
jour-là l'irrésistible force de travail se dirigerait vers l'intérêt commun
de l'Etat et des individus, vers le bien-être large et sain de tous. » « Dans
les communautés des frères Moraves, qui n'ont point de propriété
individuelle, qui sont seulement les admirateurs temporaires du domaine
commun, le travail est très actif, et l'industrie très perfectionnée. Et si
ces hommes paraissent tristes et sombres, c'est à cause de la dureté de leur
loi religieuse, ce n'est point parce qu'ils sont déliés par le communisme des
soucis et des luttes de la vie. « Ce
n'est pas la forme politique, la forme extérieure des sociétés qu'il importe
de changer. Les régimes politiques les plus divers peuvent être bons, s'ils
préservent les citoyens de l'arbitraire. Mais ce sont les mœurs, les systèmes
d'éducation et les institutions sociales qu'il faut renouveler pour
substituer la paix et la joie de la propriété commune aux conflits et aux
douleurs que suscite la propriété privée. « Mais
qu'adviendra-t-il des métiers les plus bas et pourtant les plus nécessaires,
et auxquels on ne soumet que par cette extrême nécessité qui ne connaît plus
les bienséances ? — Mais, s'il y a des métiers répugnants, c'est en partie
parce qu'ils sont sales, et il y a bien peu de ces besognes qui ne pourraient
être ou supprimées ou réduites par un autre genre de vie. Cette répugnance
tient aussi à une fausse idée des bienséances et je conviens qu'il est
beaucoup de travaux dont la délicate Dame Décence ne peut soutenir un instant
la vue sans porter son éventail à son visage. Un MONSIEUR DE... s'accommoderait fort mal
d'avoir à faire une paire de souliers pour lui-même ou pour un autre. Mais je
doute que ce genre d'occupation lui répugnât plus qu'il ne répugnerait à un
brave citoyen, dans une société fondée sur la nature, de jouer le personnage
d'un MONSIEUR DE... Cette mobilité des convenances factices devrait nous
rassurer, quand bien même la multiplicité des goûts et des penchants humains,
qui peuvent être dirigés et stimulés dans le sens des besoins sociaux, ne
nous donnerait pas la garantie qu'aucun genre de travail ne manquera
précisément d'amateurs.
» C'est,
comme on le voit, l'éternelle et sotte objection qui est faite, encore
aujourd'hui, au socialisme. Mais
les joies intimes et profondes que donne la propriété personnelle ne
vont-elles point disparaître ou s'atténuer ? « C'est
moi qui me suis bâti cette maison : ici est attachée une parcelle de ma vie,
et c'est pour cela que ce bien m'est cher. J'ai planté cet arbre, je l'ai
planté pour moi : j'attends qu'il me donne des fruits à moi, et à nul autre,
et il m'en vient un rafraîchissement. Et lorsque je pense qu'il appartiendra
à mes enfants, et que, bien-longtemps après que je serai en terre ils
pourront se rassembler sous cet arbre et me bénir, oh ! cela me fait du bien
au cœur ! Et vois : prends-moi maintenant mon arbre et ma maison, mon bonheur
n'est plus. — Dieu nous garde que dans tout un Etat le bonheur, sèche comme
dans ton cœur. — C'est donc un vrai bonheur que le mien ? — C'est un vrai
bonheur ; mais dis-moi, pourquoi l'œil de ton voisin est-il si trouble ? —
Cela ne doit pas te surprendre. Son attelage s'est abattu et il s'est trop
pauvre pour en acquérir un autre et pourtant le fonctionnaire demande la
corvée. — Le pauvre homme ! Mais à qui donc était cet attelage qui s'est
abattu ? — A qui ?... Mais à lui-même et à nul autre. — Et cet homme n'a
point d'arbre planté par lui, et à l'ombre duquel il puisse se reposer et se
rafraîchir ? — Il en a ; mais quand le chagrin et le souci sont en nous, il
n'y a pas d'ombre qui soit douce. — Et ne souhaiterais-tu point que ton
voisin aussi fût joyeux ? — Comment ne pas le souhaiter ? Mais qui peut lui
venir en aide ? — Vois : là précisément est la question. Qui peut l'aider ?
qui l'aidera ? Il y a plus d'un habitant de ce village qui possède plus que
ce dont il a besoin ; mais ce plus est à lui, et lé moi insensible ne sait
rien de la souffrance d'autrui. — Lui feras-tu un grief d'avoir ce plus et de
ne pas le donner ? — Pas précisément. Celui qui est indifférent à la
souffrance d'autrui doit se garder de se trouver lui-même dans une situation
où on le paiera de la même monnaie. Maïs un mal qui, dans des conditions
données, est nécessaire, et, par suite, excusable, cesse-t-il par là d'être
un mal ? — Non certes. — Cesse-t-il d'être sensible à un cœur noble qui voudrait
voir la joie tout autour de lui ? — Non certes, — Et si cette souffrance de
tes frères disparaissait au moment où cet arbre cesserait d'être lien, ce
sacrifice te coûterait-il ? — Non, par Dieu, il ne me coûterait pas. — Je
savais bien que ton cœur n'était pas assez étroit pour se contenter de ton
seul bonheur. Oh ! c'est un bonheur pitoyable, un bonheur digne d'être
pleuré, que d'être seul heureux ! Quand la vanité se mire, la sagesse rit.
Mais, quanti l'égoïsme absorbe comme une éponge toute la vie de la création et
reste froid devant la souffrance et la mort des autres, alors le génie de
l'humanité pleure et se fait de la triste destinée humaine un voile de deuil. « Oh
! songe à ce que sera pour toi le bonheur le jour où aucun visage ne sera
plus l'expression de la douleur et du souci, où les pures impressions de la
sensibilité se feront jour, où l'invisible correspondance de ces sentiments
heureux sera comme un universel échange de sérénité ; car c'est à ce degré de
bonheur que l'homme peut atteindre. Alors tu pourras garder ton arbre et être
joyeux à son ombre. — Comment dois-je comprendre cela ? L'arbre n'est plus à
moi et quel droit ai-je encore sur lui ? — Mais n'y a-t-il donc que la
propriété qui puisse te donner droit sur une chose ? -— Comment pourrait-il
en être autrement ? — Suppose que toutes les familles de ton village se sont
réunies pour mettre en commun leur avoir et leurs biens et qu'on considère
tout cela comme la propriété de la société, sur laquelle il sera pourvu aux
besoins de chacun. Tous seraient rassasiés dans une maison commune, à une
table commune, où le faible observerait le fort, où l'ignorant s'instruirait
auprès du savant ; excellent moyen de mettre en circulation les idées utiles.
Le travail de chacun lui serait assigné par le plus âgé, seul chef. Le besoin
particulier d'un membre de l'Etat serait la chose de l'Etat lui-même. Quel
changement de point de vue ! Chaque existence individuelle n'est plus confiée
à sa propre faiblesse : toute société la cautionne. Le bonheur et le malheur
ont perdu leur force ; le destin ne joue plus avec les faibles un jeu trop
facile, l'humanité lui oppose une ferme résistance et l'homme' se dresse en
face de sa propre destinée. — Bien, mais tu me promettais tout à l'heure un
droit qui serait l'équivalent de la propriété sur des objets qui pourtant ne
sont plus les miens. — Ton arbre te reste, ton jardin aussi ; car la société
n'a pas pris pour l'appauvrir, mais pour que tu puisses avoir davantage et
que nul ne manque du nécessaire. Qu'est-ce qui t'empêche de planter des
arbres et de te réjouir de leur fécondité ? Qui empêchera tes enfants de te
bénir ? Qui viendra les chasser de cette demeure aussi longtemps qu'ils s'y
trouveront heureux ? Du bien la pensée que cet arbre est à toi, rien qu'à
toi, que son ombre est à toi, rien qu'à toi, éveille-t-elle en ton cœur un si
pitoyable bonheur que tu aies besoin, pour en jouir, de te représenter que
toute la race humaine en est exclue ? « ...
Le jour où nous serons devenus capables d'autres sentiments et d'autres
joies, nous ne trouverons plus que ce soit chose si consolante de laisser
notre fortune à nos enfants. Les exemples abondent tellement de riches jeunes
gens qui, à cause de leur richesse même, se croient dispensés de toute
application sage et utile de leurs forces, qu'un père devrait redouter pour
eux cette terrible épreuve. Un père peut-il rien, en effet, souhaiter de plus
raisonnable que de voir ses enfants heureux ? » Comme
on voit, c'est à peu près le communisme du Code de la Nature de Morelly. Ce
qui donne à l'œuvre allemande un caractère utopique, un peu déplaisant en
cette période de rénovation active et de réorganisation sociale, c'est que
l'auteur ne fait aucun effort pour rattacher le communisme à l'immense
mouvement révolutionnaire. Tandis qu'en France le communisme naissant
plongeait par toutes ses racines dans la réalité de la Révolution, tandis
qu'il se réclamait des Droits de l'Homme enfin promulgués, tandis qu'il
intervenait dans la crise des prix et dans l'organisation des subsistances,
"en Allemagne, c'est comme une nuée de rêve qui passe bien haut dans
l'espace froid, à peine colorée d'un pâle reflet lointain des événements. Et
pourtant, il n'est pas sans intérêt que, dans la fermentation des idées
allemandes sous l'action révolutionnaire, des germes de communisme aient
apparu. L'esprit pratique et passionné de Forster ne voyait pas dans ce livre
un simple thème d'école. Sans doute, il résistait au communisme. Mais dans la
vie d'épreuves et de combat à laquelle les vicissitudes de la Révolution
l'avaient condamné, il n'aurait eu que dégoût pour une œuvre abstraite et
vaine. Dans
l'atmosphère passionnée par la Révolution toutes les idées prenaient vie.
Chose curieuse ! à peine Forster, dans sa lettre du 19 juillet 1793, a-t-il
fait ses réserves sur le communisme, qu'il est amené à protester avec
violence contre les prétentions de la propriété à s'imposer comme un droit
indiscutable. La contre-Révolution était victorieuse en Allemagne et elle
proclamait que nul n'aurait le droit d'écrire s'il ne reconnaissait pas
d'abord la propriété comme un principe essentiel et intangible. Evidemment, à
l'abri du « droit de propriété », elle voulait sauver les formes anciennes,
féodales et ecclésiastiques, de la propriété. Forster s'indigne dans sa
lettre du 23 juillet : « Du
ton de la proclamation, je dois conclure que c'en est fait de toute justice,
de toute liberté vraie en Allemagne. Quoi ! si l'on veut avoir la
permission d'écrire, il faut reconnaître le sentiment de la propriété comme
le principe de l'ordre social ? Et pourtant, cet ordre pourrait très bien
subsister sans ce sentiment et même sans la chose (la propriété) qui, quelque
important que soit et puisse être son rôle, ne peut pas être déclarée
essentielle. » FORSTER ET GODWIN Forster
a fait du chemin en quelques jours. Est-ce l'effet du livre qu'il avait lu
peu auparavant et dont la tendance communiste, d'abord combattue par lui,
agissait peu à peu sur son esprit ? Est-ce surtout la colère contre la
réaction allemande, qui prétendait enchaîner la pensée ; et Forster a-t-il
pensé que les diverses formes de la propriété individuelle, malgré leur
antagonisme momentané et superficiel, étaient au fond solidaires et, qu'à
trop soutenir contre le communisme la propriété privée, on faisait le jeu de
la propriété féodale elle-même ? Ou bien encore est-ce l'effet du livre
communiste de l'Anglais Godwin s'ajoutant au livre communiste de l'écrivain
allemand qui a ouvert à l'esprit actif de Forster des voies nouvelles ? Par
une curieuse rencontre, il lit en effet, en ces mêmes jours de juillet 1793,
le livre admirable de Godwin : « J'ai
devant moi, écrit-il dans la même lettre du 23 juillet, un livre qui m'occupe
beaucoup, deux volumes in-quarto de William Godwin : Enquiry on
political justice (Recherches sur la justice politique). C'est une œuvre philosophique
très forte, où il étudie le moyen de fonder enfin sur la raison, la morale et
leurs bases inébranlables, toute la société humaine et toute l'organisation
gouvernementale. C'est une œuvre pleine d'un zèle hardi et saint pour la
vérité et riche de connaissances, qui agira certainement dans l'avenir, même
si elle ne pouvait avoir une action immédiate. J'en fais pour moi le plus
d'extraits que je peux, car le livre appartient à la Convention nationale, à
laquelle il a été envoyé. » Quelles
dramatiques rencontres des idées et des esprits ! et quels enchaînements de
la démocratie et du communisme !. Le plus hardi lutteur révolutionnaire de
l'Allemagne, le seul homme d'action qui se soit levé de la démocratie
allemande est à Paris, et là, au lendemain même du jour où il a lu, avec un
plaisir mêlé de résistance, l'œuvre d'un communiste allemand, il lit avec
joie l'œuvre du grand communiste anglais, sur l'exemplaire que celui-ci a
envoyé à la Convention nationale. La
Révolution française dépassait et débordait infiniment même ses propres
affirmations immédiates, même la forme présente où elle enfermait la réalité.
Elle avait beau répudier la loi agraire, maintenir la propriété individuelle
: comme elle était l'extrême démocratie, le communisme démocratique allait à
elle, se reconnaissait en elle. Elle était comme le centre ardent de toutes
les idées nouvelles et, en cette fournaise, il y avait une telle puissance de
chaleur et de flamme qu'elle-même pourrait dévorer bientôt les moules
provisoires qu'elle avait fondus. Aussi, en l'esprit de Forster, penché sur
la Révolution, le communisme un peu abstrait et utopique de l'écrivain
allemand s'échauffait soudain et rayonnait de toutes les forces de la vie. Il n'y avait donc pas une seule force de la pensée française qui n'eût son équivalent ou son analogue en Allemagne. Visiblement, toute la Révolution en tous ses éléments, en toutes ses tendances, agissait sur l'Allemagne et y pénétrait. Mais comme toutes ces forces y étaient amorties ! Comme le mouvement en Allemagne est lent et incertain, contrarié par toutes !es défiances de l'esprit national en formation ! Ce n'est que peu à peu, et sous une forme nationaliste, que l'Allemagne assimilera une partie de la Révolution française. Et nous pouvons être sûrs, dès la fin de 1792, que la Révolution française se heurtera, en Allemagne, à bien des obstacles. |