HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE IV. — LES ALLEMANDS DE LA RIVE GAUCHE DU RHIN

 

 

 

GEORGE FORSTER

Ah ! quel drame poignant de conscience et de pensée que la vie de ce grand et infortuné George Forster ! Depuis qu'avait éclaté la Révolution, son esprit n'était que tourment et conflit. Il avait trente-six ans en 1789 et ses étroites fonctions de bibliothécaire à l'Université de Mayence ne suffisaient point à son activité inquiète et à son esprit vigoureux. Il avait du sang anglo-saxon dans les veines. Il descendait d'une famille écossaise qui s'établit en Allemagne au XVIIe siècle. Et c'est sous la direction d'un capitaine anglais, l'illustre Cook, qu'il fit, de 1772 à 1775, à peine âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, un voyage autour du inonde. C'était le second voyage de Cook. Forster en a laissé un récit admirable, d'une netteté d'idées et d'images, d'une force et d'une rapidité de style que l'Allemagne n'avait pas encore connues. Et déjà son haut esprit se révèle généreux et exact. Il a la passion de la science, l'orgueil de l'esprit humain.

Il recueille, dessine, catalogue animaux et plantes, et quanti il rencontre au Cap ou en Océanie d'intrépides botanistes, des disciples du grand Lioné qui vont à travers le monde pour saisir et faire entrer dans les classifications du maître toute la diversité presque infinie de la vie végétale, il s'émeut d'un enthousiasme grave et presque religieux ; quoi de plus noble que la pensée conquérante ? Mais partout, en même temps que cette curiosité passionnée du vrai, il a le souci de l'humanité. Il s'afflige et proteste, toutes les fois qu'il constate les mauvais traitements infligés aux esclaves. Au Cap notamment, où la Compagnie hollandaise a réduit en esclavage des centaines de Hottentots, il constate avec douleur en quel mépris des hommes peuvent tenir d'autres hommes. Ces Hollandais, pieux lecteurs et commentateurs de la Bible, et qui croient que sans religion l'homme n'est qu'une brute, laissent systématiquement leurs esclaves en dehors de toute religion et de tout culte. Ce n'est point par tolérance, mais par extrême dédain. Les esclaves ne sont vraiment à leurs yeux que des bêtes.

De ce long voyage, Forster a retenu une grande pitié pour les esclaves, pour les noirs, une grande colère contre les sophismes des esclavagistes. Il a de même, pour les sauvages, pour les populations primitives, une sympathie tendre et douloureuse. Il gémit de tout le mal que leur font les Européens :

« C'est un grand malheur, que toutes nos découvertes aient coûté la vie à tant d'hommes innocents. Mais, si dures que soient ces violences pour les petites populations incultes qui ont été visitées par les Européens, ce n'est qu'un détail auprès du dommage irréparable qui leur a été causé par la ruine tic tous leurs principes moraux. Si du moins ce mal avait été quelque peu mêlé de bien, si on leur avait appris des choses vraiment utiles, ou si on avait extirpé parmi eux quelque coutume immorale et funeste, nous pourrions nous consoler à la pensée qu'ils ont regagné d'un côté ce qu'ils perdaient de l'autre.

« Mais je crains bien que notre connaissance n'ait fait que du mal aux habitants de la mer du Sud ; et je crois que les populations qui se sont le mieux tirées d'affaire sont celles qui par crainte ou méfiance n'ont pas permis à nos matelots d'entrer en relations avec elle. »

Hélas ! Quelle tristesse que l'expansion des races supérieures et cultivées ait été déshonorée par tarit d'inutiles violences et de bassesses ! Mais, si Forster est sévère pour les Européens, il n'a sur les sauvages aucune illusion sentimentale. Il note avec dégoût la crapuleuse et bestiale saleté des habitants de la Nouvelle-Zélande. Dans toutes les îles du Pacifique, les filles trafiquent de leur corps non peint par une sorte d'impudeur naïve et d'innocence première. Elles témoignent au contraire quelque répugnance à se donner. Mais elles ne résistent pas longtemps à la cupidité, au désir d'avoir une étoffe voyante ou quelque objet convoité. Et au besoin le père, qui n'entend pas perdre une belle occasion de profit, oblige à céder celles qui résistent.

« Est-ce nos hommes, qui prétendent appartenir à un peuple civilisé et qui sont cependant à ce point bestiaux, ou est-ce ces barbares qui prostituent si honteusement leurs femmes, qui méritent le plus de dégoût ? C'est une question à laquelle je ne puis répondre. »

Presque partout, les sauvages n'ont qu'une loi : lorsqu'ils se haïssent, poursuivre leurs ennemis jusqu'à l'entière extermination. Et l'instinct du meurtre s'éveille aisément en eux. Près du rivage, en Nouvelle-Zélande, Forster et ses compagnons rencontrent une famille de sauvages, qui paraît avenante et douce. Ils font don au chef d'une hache. Ils supposaient que, vivant seul avec les siens dans une forêt épaisse, il se servirait de sa hache pour abattre des arbres et travailler le bois. A peine l'eut-il en mains qu'il se mil à courir en criant qu'il allait tuer. Il avait sans doute quelque ennemi à l'autre bord de la forêt. Non, il ne faut pas s'imaginer, comme Jean-Jacques, que l'innocence et la bonté sont dans l'état de nature. L'humanité est encore atroce et vile, cruelle, lubrique, avide. Mais, du moins, par la pensée, elle commence à pressentir un ordre supérieur, et la science apparaît bien belle, quand elle est brusquement confrontée à cette grossière ignorance primitive qui n'exclut pas les instincts mauvais. Que de noble orgueil et de mélancolie dans ce rapide tableau d'une halle européenne en pleine sauvagerie !

« Au bord d'un ruisseau bruyant auquel nous avions ménagé une issue commode sur la mer, était l'installation de nos tonneliers qui faisaient ou réparaient toute une série de tonneaux pour emporter de l'eau. Ici fumait une grande chaudière où, avec des plantes indigènes et jusqu'ici inobservées, nous brassions une saine et rafraîchissante boisson pour nos hommes. A côté, ceux-ci faisaient cuire d'excellents poissons pour leurs camarades qui réparaient, nettoyaient, calfataient le navire, remettaient les agrès en état. Ainsi des travaux divers animaient la scène, l'emplissaient de bruits variés ! tandis que la montagne voisine retentissait des coups de marteau rythmés des charpentiers. Même les beaux-arts fleurissaient dans la nouvelle colonie. Un débutant (c'est Forster lui-même) dessinait, pour son noviciat, les plantes et les animaux de la forêt que nul encore n'avait visitée ; les romantiques perspectives du pays sauvage étaient fixées aussi par un de nos amis et la nature s'étonnait d'être reproduite dans la richesse de ses couleurs et la délicatesse de ses nuances. Même les sciences les plus hautes avaient honoré de leur présence ces lieux déserts. Au milieu des travaux mécaniques se dressait l'observatoire muni des meilleurs instruments ; et l'astronome, avec un zèle vigilant, suivait la marche des astres ; les merveilles du monde animal dans les forêts et les mers occupaient les sages, curieux de connaître l'univers.

« Partout, en un mot, où nous jetions les yeux, on voyait fleurir les arts, et les sciences siégeaient en un pays que jusqu'ici une longue nuit d'ignorance et de barbarie avait couvert ! Cette belle image de l'humanité élevée et de la nature fut de courte durée. Elle disparut comme un météore presque aussi vite qu'elle avait apparu. Nous rapportâmes nos instruments et nos outils dans le vaisseau et nous ne laissâmes d'autre trace de notre séjour qu'une petite éclaircie dans la forêt. A la vérité nous avions semé là quelques-unes des meilleures plantes de jardin d'Europe, mais la végétation spontanée étouffera bientôt toutes les plantes utiles et dans peu d'années le lieu de notre séjour ne sera plus reconnaissable, il sera retourné à l'état originel et chaotique du pays. Ainsi passe la gloire du monde. Mais qu'importent, pour l'avenir destructeur, les moments ou les siècles de culture ? Il efface ceux-ci comme ceux-là. »

Ainsi la forte pensée de Forster, à la fois vaillante et triste, dominait le temps. Il revint en Allemagne sans parti pris théorique, sans esprit de système, plein d'une pitié clairvoyante pour la pauvre humanité surchargée de maux. Il avait lutté et souffert. Dans les longs mois de navigation vers le pôle Sud, il avait connu l'extrémité élu péril et de la souffrance, les sinistres tempêtes sous un ciel tout noir, les fureurs d'une mer sombre soulevant des blocs de glace. Il avait connu aussi la douceur toute virgilienne et élyséenne des horizons de Taïtï : Devenere locos lœtos. Et après avoir fait le tour du monde, il se dit, en terminant, avec Pétrarque, que le monde était bien petit :

« J'ai vu l'un et l'autre pôle, les étoiles errantes et leur voyage oblique. Et j'ai vu combien notre vision était courte ! »

Oui, mais pour cet esprit ardent, actif et clair, qui venait de mesurer le monde et qui le trouvait étroit, que la médiocrité somnolente de la vie allemande allait paraître opprimante ! Il avait entrevu la grande action, et il était pris maintenant dans une morne immobilité. Professeur à Vilna, à Mayence, il souffrait de sa pauvreté, mais surtout de l'impuissance d'agir. Sa gloire même lui était un fardeau. Les Allemands regardaient curieusement l'homme intrépide qui avait traversé tant d'horizons inconnus. Mais lui se disait tout bas : « Que m'importe cette curiosité enfantine et vaine ? Ils ne sauront pas faire usage de la force qui est en moi. » Il avait épousé la fille du grand savant de Gœttingue, Heyne, le commentateur illustre de Virgile ; et il soutenait sa famille à force de labeur. Il traduisait pour les revues allemandes ou il commentait les œuvres anglaises. Et il souffrait de perdre ainsi à un travail subalterne l'énergie de ses facultés.

L'Angleterre avait une vie politique et industrielle intense, les joies de la liberté et l'orgueil de la richesse. La France avait, au moins en son centre, les joies d'une vie sociale éblouissante où la puissance de la pensée s'animait de la puissance de l'opinion. En Allemagne il y avait en quelques esprits d'élite une admirable vie intellectuelle ; mais c'étaient des flammes sur des sommets ; de grandes ténèbres dormantes couvraient la vallée et, dans le cercle des petites villes s'agitaient des intérêts misérables. Forster avait le respect des hauts penseurs de l'Allemagne. Surtout il avait compris toute la grandeur de Kant, et il en voulait à l'Angleterre de ne pas l'avoir d'emblée admiré, traduit, adopté. Mais il n'était pas fait pour la pure contemplation. Il lui semblait que ces hautes flammes de la pensée auraient dû animer tout le peuple à la liberté, à la grande action politique, et il constatait partout inertie, routine, sotte admiration de l'ignorance servile pour le privilège infatué. En sa vie personnelle, étroite et gênée, retentissaient toutes les misères de la vie allemande. Il n'aimait ni le luxe de délicatesse ni le luxe de vanité. Mais il aurait voulu pouvoir tout à son aise acheter des' livres, et s'échapper en un rapide voyage, pour reprendre contact avec le monde. Il s'y décidait parfois, mais en créant à son ménage des mois de gêne et de souci.

Le cœur de sa jeune femme, qui l'admirait cependant, se détourna de lui, de sa tristesse, de son imprévoyance. Et Forster aurait succombé au poids écrasant de la vie s'il n'avait eu dans l'esprit un merveilleux ressort, une force de curiosité et de pensée qui toujours soulevait tous les fardeaux de pauvreté et d'ennui. Il se nourrissait de tout ce que l'esprit humain produit de noble et de fort. Il possédait les littératures anciennes, « cet incomparable trésor d'idées et d'images », et il connaissait presque toutes les langues et toute la littérature de l'Europe. Il suivait avec passion le mouvement de toutes les sciences, de l'orientalisme, qui découvrait Sakountala, à la physique et à la chimie. Mais quoi ! faudra-t-il toujours lire, toujours méditer, toujours porter en soi l'immobile trésor des richesses humaines ? L'heure ne viendra-t-elle point d'appliquer à la réalité, au progrès substantiel de l'humanité toute cette force d'esprit et toutes ces connaissances ?

Les Anglais aussi pensaient, savaient. Ils avaient Newton et ils lisaient Homère. Mais ils combattaient au Parlement, ils gouvernaient des colonies, et chez eux la vie de l'esprit et la vie de l'action se fondaient en une seule flamme. N'est-ce pas d'un beau vers de Virgile que Pitt saluait à la Chambre des Communes la prochaine libération des esclaves noirs ? Quelle fatigue pour l'esprit agissant de Forster d'accumuler en silence des richesses de pensée dont il n'aurait pas l'emploi, des forces stériles et inquiètes !

Quand éclata la Révolution française, il y eut en lui un grand trouble. Il pressentit un de ces vastes ébranlements qui mettent en jeu toutes les énergies obscures et souffrantes. Et malgré sa réserve, malgré l'indifférence qu'il affectait parfois au dehors et les conseils de sagesse qu'il se donnait tout bas à lui-même, sa sympathie secrète alla d'emblée au mouvement révolutionnaire qui affirmait la liberté et qui déchaînait des forces d'action jusque-là liées. Ce n'est pas qu'il se livre d'abord tout entier et sans réserve. Il y avait quelque méfiance des événements et des hommes en cette nature tourmentée et refoulée. Et puis, en observateur exact et méthodique, il attendait, pour juger, le développement des phénomènes. Visiblement, il se contraint dans la partie première de la Révolution et il surveille son instinct qui se déclare pour elle.

Il commence par s'étonner qu'un aussi grand drame ne suscite que des acteurs aussi médiocres. Il répète le mot banal propagé alors par la contre-Révolution sur Catilina-Mirabeau. Il dit que ce n'est pas le génie ou la sagesse des hommes qui a assuré les premiers succès de la Révolution, qu'elle a été servie par l'imbécillité des deux ordres privilégiés, par la loi d'airain de la destinée qui condamne un régime corrompu et défaillant. Mais déjà, par une sorte de ruse inconsciente, ce qu'il retire de grandeur aux hommes, il le donne aux événements ; ce qu'il prend aux révolutionnaires, il le donne à la Révolution. Pourtant, comment s'engager à fond ? Ce serait se découvrir tout seul et se perdre.

Il a bien compris, d'une vue pénétrante et nette, que l'Allemagne ne suivra pas. Il constate, il répète, comme pour se rappeler lui-même à la prudence, qu'elle n'est pas prêle pour une Révolution analogue à celle de la France. Même dans ces régions du Rhin, sur lesquelles le souffle de la France passait ardent encore, il n'y a que des pensées mesquines et des mouvements ineptes. A Mayence, c'est la grande querelle des ouvriers de métier et des étudiants qui, un soir, dans une auberge, avaient enlevé des filles réservées aux artisans. L'électeur de Mayence, les prêtres, qui gouvernaient avec lui, laissaient se produire ces désordres misérables, pour épuiser en de viles agitations toute l'ardeur combative du peuple mayençais et aussi pour avoir un prétexte commode à répression vigoureuse et à avertissements sanglants.

Que faire contre cette connivence de la sottise populaire et de la rouerie sacerdotale ? Attendre, se ménager, ne pas livrer sn vie et celle des siens au hasard des flots sombres et lourds. Pourtant, il commence à tâter un peu l'opinion de son entourage et il laisse échapper en quelques paroles brèves des pensées hardies, où perce sa connaissance des grands intérêts européens.

« Que vous semble, écrit-il à Heinse, le 30 juillet 1789, de la Révolution française ? Que l'Angleterre la laisse tranquillement se produire, c'est beaucoup de loyauté ou bien peu de politique. La République de vingt-quatre millions d'hommes donnera bien plus à faire à l'Angleterre que le despote avec un pareil nombre de sujets. Mais il est beau de voir ce que la philosophie a mûri dans les têtes et ce qu'elle a réalisé dans l'Etat sans qu'il y ait un exemple qu'un changement aussi complet ait coûté aussi peu de sang et de ruines. Ainsi c'est bien là la voie la plus sûre : instruire les hommes sur leur véritable intérêt et sur leurs droits ; tout le reste vient ensuite comme de lui-même. »

Que les amis et la famille de Forster se rassurent donc. Ses pensées les plus hardies ne vont pas pour l'Allemagne au-delà d'une œuvre lente et prudente d'éducation. Le 28 août, il semble trouver téméraires et excessives les premières démarches de la Révolution.

« La Révolution française est commencée, mais non finie. Pourvu qu'on n'aille pas trop vile ! Il est bien certain que la suppression complète de la noblesse devait causer un grand trouble, plus d'un noble n'ayant absolument d'autres revenus que ceux qui proviennent des droits seigneuriaux. Mais il est impossible d'espérer la perfection ; c'est bien assez si quelque chose de bon en son genre et de grand se produit enfin. »

Quelle sympathie discrète encore et mesurée ! Et où saisirions-nous mieux les hésitations, les lenteurs de la conscience allemande qu'en ce vif esprit qui en est tout appesanti ? Mais les thèses de réaction et de compression qui commencent à se multiplier en Allemagne, par un instinct obscur de défense contre la contagion révolutionnaire, indignent Forster.

« J'ai vu avec douleur, écrit-il le 7 septembre, que Meyners, dans le compte rendu d'un voyage de Ludwig à Surinam, loue l'auteur, plus qu'il ne le blâme, d'approuver le commerce des esclaves. Ce misérable n'a pas honte de dire que la Bible prescrit le commerce des esclaves et il ajoute : « Un homme peut être le frère d'un autre « homme en Christ et être corporellement son esclave. » Et ce sont des distinctions, c'est cette casuistique de prêtre que Meyners laisse passer. La Gazette de Gœttingue est le véhicule qui répand dans le public l'approbation de ces principes monstrueux. Il y a longtemps que je n'ai été aussi indigné. »

Allons ! l'impatience de la bataille le gagne. Il sent qu'il ne sera pas le maître de ses colères, et c'est pour respirer à l'aise et dissimuler son inquiétude d'esprit, autant que pour assister de plus près à l'éruption du volcan, qu'il s'échappe vers la Belgique, l'Angleterre, la France. Il veut voir, interroger le grandiose phénomène qui commence à émouvoir l'Europe. Et ce qu'il aime tout de suite, ce qu'il salue dans la Révolution, c'est l'expansion des forces.

Cet homme se mourait d'étouffement et de resserrement. Ah ! que les cercles innombrables et étroits où un despotisme mesquin tient captive la force de production comme la force de pensée éclatent enfin ! Que toutes les poitrines se dilatent et que toutes les facultés donnent leur mesure !

« Partout et toujours, écrit-il d'Aix-la-Chapelle dès les premiers jours de son voyage, le développement économique a été inséparable de la liberté civile et a duré autant qu'elle. En Portugal, l'activité économique ne pouvait être qu'un phénomène accessoire de l'esprit de conquête et elle devait, étant contrainte et artificielle, disparaître bientôt dans les ténèbres du despotisme catholique et de la discorde politique. Dans l'oligarchie allemande, elle a lutté merveilleusement contre les obstacles terribles du barbare système féodal et elle se heurte seulement à la multiplicité de frontières et d'Etats que nous a léguée le moyen âge et qui grève toute opération marchande. Malgré la déplorable disposition géographique, il y a un fait qui témoigne de l'influence de la liberté sur le commerce de notre patrie : c'est la prospérité de Hambourg et de Francfort et la chute de Nuremberg, d'Aix-la-Chapelle et de Cologne. »

Est-ce que la bourgeoisie allemande ne le comprendra pas ? Est-ce qu'elle ne fera pas alliance avec les penseurs courageux pour briser toutes ces entraves et pour imposer au monde, qui adore encore sottement l'oisiveté titrée et le despotisme stérilisant, le respect de la bourgeoisie productive ? Les manouvriers aussi trouveraient leur compte à celle activité nouvelle. On dirait que Forster s'essaie, sous l'apparence scientifique et calme de déclarations d'ordre économique, à rédiger le manifeste révolutionnaire de l'Allemagne du travail contre l'Allemagne des princes et des prêtres.

« De ce point de vue, le grand marchand, dont les spéculations embrassent toute la sphère terrestre et relient les continents, n'est pas seulement, dans son activité d'esprit et dans son influence sur la marche générale de l'humanité, un des plus heureux parmi les hommes ; mais il est aussi, par la masse des expériences pratiques que chaque échange accroît en lui, par l'ordre et la généralité des concepts que l'on peut raisonnablement supposer en un esprit qui domine un si vaste champ de la réalité, un des plus éclairés. Bien mieux que beaucoup d'autres il atteint ce qui est la fin la plus haute de notre nature : agir, penser et, par de clairs concepts, concentrer en soi le monde objectif. Il est digne d'envie, le sort d'un homme qui, par son esprit d'entreprise, ouvre à des milliers d'autres hommes la source du bien-être et du bonheur domestique, d'autant plus digne d'envie qu'il leur procure ce bienfait sans diminution aucune de leur liberté et qu'il est le ressort invisible d'actions que chacun attribue à son propre vouloir. L'Etat est heureux lorsqu'il compte en soi des citoyens de cette sorte, dont les grandes entreprises non seulement peuvent se concilier avec la plus haute éducation des forces morales des citoyens plus humbles, mais encore acquièrent par celle-ci plus de stabilité. Là où l'extrême pauvreté accable le manouvrier, là où avec tout l'effort dont il est capable, il ne peut jamais arriver à la satisfaction des besoins de la vie les plus impérieux, là où l'ignorance est son lot au milieu d'un pays où la science éclaire les hautes classes de son plus clair rayon ; là aussi ce manouvrier ne peut réaliser en soi la plus haute destination de l'homme, étant réduit à n'être lui-même qu'un outil qui façonne les moyens d'échange entre les nations. Il en est tout autrement là où l'habileté et l'activité, sûres de leur salaire, procurent à celui qui en est doué un certain degré de bien-être, qui lui rend possible d'obtenir au moins des connaissances théoriques au moyen d'une instruction convenable et d'une bonne éducation. Combien petit et misérable apparaît le despote qui tremble devant les lumières de ses sujets, quand on le compare à l'homme privé, au fabricant d'un Etat libre, qui fonde son propre bien-être sur le bien-être de ses concitoyens et sur leur instruction plus parfaite ! »

Quelle intéressante déduction ! C'est comme la glorification kantienne de l'industrie. Kant proclame que le devoir suprême de l'homme envers l'homme, c'est de le traiter comme une fin, non comme' un moyen. Et la dignité de l'individu humain, c'est de s'apparaître à lui-même comme une fin, comme un but. L'homme ne doit pas être l'outil d'un autre homme. Même quand il collabore avec un autre homme, même quand il travaille sous sa discipline, il faut qu'il ne soit pas un instrument. Il doit, même dans ce travail subordonné, rester sa fin à lui-même, accomplir et perfectionner sa propre nature, réaliser sa destinée la plus haute. Or, l'industrie, la grande et libre industrie, qu'aucun privilège corporatif ne resserre, qu'aucune exploitation féodale ou princière n'épuise et ne ravale, est, dans l'ordre pratique, « le règne des fins », le triomphe de toutes les libertés. Le chef d'industrie déploie une puissance de pensée et d'initiative incomparable. Et d'autre part, les ouvriers appelés au travail, non par la contrainte, mais par l'attrait d'un suffisant salaire, restent en tout sens des hommes libres. C'est leur volonté qui adopte et accepte le travail ; le salaire assez élevé qu'ils perçoivent leur donne des intérêts substantiels à administrer et, en même temps, ils peuvent consacrer à s'instruire, à instruire leurs enfants, à créer et en eux-mêmes et dans leur famille l'activité autonome de l'esprit, une part à ? leurs ressources. Encore une fois, c'est la philosophie de Kant traduite en concepts économiques.

Je ne puis m'empêcher, en lisant et commentant cette curieuse page, de songer au chapitre où Barnave donne l'interprétation industrielle de tout le mouvement politique moderne et de la Révolution. Pour Barnave comme pour Forster, l'industrie est la réalisation de la liberté. Mais comme la pensée de Forster est plus profonde et plus généreuse ! Barnave ne songe qu'à la glorieuse et brillante victoire de la bourgeoisie. C'est à toute l'humanité que pense Forster, sous l'inspiration de Kant. C'est en tout homme, et dans le plus humble manouvrier comme dans le chef d'entreprise le plus puissant, que doit être réalisée la pleine dignité humaine.

Aucune parcelle de la race humaine ne peut être convertie en outil. Comme il serait aisé au socialisme de se saisir de cette forte pensée et de démontrer que seul il lui donne vie ! Mais, c'est de l'épanouissement de l'activité bourgeoise, c'est du libre jeu de la démocratie industrielle que Forster attendait l'avènement de tous les hommes au « règne des fins », au règne de l'humanité.

Je reconnais en cette page de Forster la triple influence de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France. De l'Allemagne, Forster a reçu la haute inspiration et les admirables formules de Kant, qui depuis dix ans a révolutionné tout le système de la pensée allemande. L'Angleterre lui a suggéré le type de la grande activité industrielle et l'idée d'une classe ouvrière active et aisée. Forster lui-même note ailleurs que les ouvriers anglais gagnent deux on trois fois plus qu'en Allemagne. Et c'est la commotion française qui a donné à Forster cette passion de mouvement universel et d'universelle rénovation. C'est l'exemple de la France, réalisant soudain l'idée, qui donne à toutes les idées un coefficient de réalité inattendu.

Forster se dit : Qui sait ? Et il ne parle plus tout à fait en simple théoricien, en observateur impassible de phénomènes sociaux. Malgré lui, il se représente la nation allemande secouant la torpeur et les vieilles oppressions. Ce qu'il écrit là, c'est ce qu'il dirait à la tribune d'une grande assemblée allemande si l'Allemagne, concentrant ses forces dispersées et brisant la multiplicité de ses groupes, se donnait, dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique, une Constitution nouvelle, unitaire et libre.

C'est la Révolution française qui ouvre ainsi aux esprits des 'possibilités imprévues. C'est elle qui est la sublime tentatrice. Forster, au plus profond de sa pensée et dans la partie réservée de sa conscience, se surprend sans doute à rédiger comme un fragment anticipé du manifeste économique et politique de la Révolution allemande.

Et partout, la pensée qui le domine, qui l'obsède presque, c'est qu'il faut délivrer d'innombrables énergies captives. Le lourd régime présent lui paraît mauvais, beaucoup moins parce qu'il répartit d'une façon arbitraire et inique les joies de la vie, que parce qu'il opprime et étouffe par milliers, par millions, des germes de pensée et d'action, des forces. C'est comme une croûte pesante et dure qui empêche les semences de lever. Que la charrue fouille et que la herse brise, non afin de niveler, mais afin de libérer.

C'est dans une lettre datée de Liège que Forster -trace, en termes admirables, son programme de démocratie individualiste et active. Veut-on réaliser l'entière unité humaine ? C'est en un sens un noble idéal : une seule âme dans toute la race humaine, une seule pulsation. Oui, mais cette unité suppose la monarchie universelle réglant et accordant tous les ressorts. Que devient ce rêve le jour où les hommes cessent de croire à l'infaillibilité de la monarchie unique qui s'offre à eux ? Il ne reste plus qu'à chercher l'unité dans le jeu puissant et dans le vivant équilibre de toutes les libertés. Funeste serait cet équilibre s'il devait tourner en immobilité, si une morale monotone, une philosophie routinière et un pauvre idéal de la vie réduisaient à une simplicité misérable et abstraite la richesse des esprits et des volontés. Ce serait comme un mécanisme universel s'exprimant par des individus innombrables ; ce serait à nouveau la servitude des hommes qui se seraient liés par un accord trop étroit et qui, en faisant la chaîne, se seraient enchaînés.

Mais ce péril n'est pas à craindre. Non, non, il n'est pas possible que les forces de vie, une fois libérées, arrivent à se neutraliser les unes les autres. Et Forster, dans sa complaisance pour l'universelle et incessante expansion de toutes les énergies, va jusqu'à reconnaître la légitimité de l'arbitraire momentané de la force. Elle stimulera, elle réveillera, -clic obligera toutes les énergies qu'elle menace à une vigueur nouvelle. Que cette force seulement ne soit pas figée et perpétuée en constitution oppressive, en dogmes stupéfiants ; quelle soit le vif et rapide éclair de la liberté humaine.

« Une constitution de toute l'humanité qui nous délivrerait du joug des passions, et par là de l'arbitraire du plus fort, et imposerait à tous comme règle suprême la même loi de raison, manquerait probablement le but de l'universelle perfection autant que la monarchie universelle. Que nous servirait-il que nous ayons la liberté de développer nos facultés intellectuelles si soudain le désir de les développer nous faisait défaut ?

« Mais il n'est pas à craindre que cet instinct nous soit jamais arraché, au moins dans le seul inonde que nous puissions concevoir, tant que la race humaine se rajeunira et passera des formes de la vie purement végétative à la vie animale pour s'élever de là à une vie mêlée d'impulsion physique et de sentiments moraux. La lettre, les formules, les conclusions toutes faites ne pourront jamais vaincre dans la jeune génération l'instinct puissant et obscur de chercher par sa propre action la propriété des choses et d'arriver par l'expérience directe à la sagesse de la vie. Dans ses veines coulera, à son insu même, le torrent de feu de la puissance et du désir. »

Ainsi qu'on ne craigne pas de voir se reformer, pour ainsi dire, à la surface des sociétés humaines la couche de glace brisée une première fois. La force des courants chauds de la passion maintiendra l'éternelle fluidité de la vie.

Et quel plaidoyer dissimulé, niais profond, pour la Révolution française ! Ce qu'on lui oppose le plus dès les premiers mois, ce sont ses violences, ses excès. Mais qui ne voit que ces abus de la force sont la rançon même de tout grand mouvement ? Voudrait-on que déjà, par une sagesse trop aisément réglée et un peu débile, le monde nouveau fît pressentir une maturité monotone et une rapide sénilité ?

« Beau est le spectacle des forces qui luttent, beau et sublime même en leur action destructrice. Dans l'éruption du Vésuve, dans la tempête nous admirons l'indépendance divine de la nature. Nous ne pouvons empêcher que les matériaux de tempête s'accumulent dans l'atmosphère, jusqu'à ce que les replis des nuées, saturés de foudre, menacent la terre de destruction. Nous ne pouvons empêcher que les flammes de la montagne développent leurs vapeurs électriques, qui ouvrent un chemin à la lave en fusion. Et il en est ainsi des tempêtes du monde moral, avec cette seule différence que la raison et la passion sont des forces plus élastiques encore que la foudre et l'électricité. »

Ce Vésuve, Forster ne dit pas où il est. Cette tempête grandissante, il ne dit pas où elle gronde. Mais la bouche du cratère est à Paris ; c'est de la France sur le monde que souffle le vent d'orage.

Et à quoi sert alors de se demander si les peuples ont le droit pour eux, ou si ce sont les rois ? Question indéfiniment controversable. Les sujets pourront toujours abuser du droit élémentaire de résistance à l'oppression pour se révolter sans raison décisive. Les rois pourront toujours abuser de leur droit traditionnel pour réprimer, sous le nom d'émeutes, les plus justes et les plus nécessaires soulèvements. La limite théorique du droit des peuples et du droit des rois ne sera fixée pour personne, ni pour la foule ignorante des manouvriers, des ouvriers de la mine, ni pour la foule au moins aussi ignorante des privilégiés, princes, nobles et prêtres.

Ce n'est pas l'éternelle controverse juridique et théorique qui résoudra le problème ; c'est la poussée profonde des forces contraires. Regardez donc les foyers qui se développent et qui s'allument. Peut-être est-ce un orage et vous ne l'arrêterez point ; peut-être n'est-ce qu'un jeu de l'horizon, l'éblouissant caprice des nuits d'été. Regardez, attendez : et Forster, interrogeant en effet l'horizon de l'Europe, voit sur Paris et sur la France de vastes et ardentes lueurs de liberté, à l'horizon de l'Allemagne de pâles et fuyantes clartés. Est-ce une lueur jaillissante de la conscience allemande ? Est-ce seulement le reflet de l'orage lointain de France ? Forster réserve sa pensée et continue son chemin. Il visite l'Angleterre et il s'étonne de n'y avoir pas trouvé une confiance amie et une grande ouverture de cœur. Qui sait si, à ce moment, (1790), l'Angleterre même ne commençait pas à s'interroger ? Ce que Forster a pris pour de la contrainte ou pour l'habituelle et déconcertante réserve du caractère anglais n'était peut-être, chez beaucoup de ses interlocuteurs, qu'un commencement de doute et d'embarras.

En traversant rapidement la France, Forster constate la puissance du mouvement révolutionnaire. C'est dans le mois de juillet 1790, dans le mois de la grande Fédération, qu'il a vu le pays presque tout entier, vibrant et confiant, de Boulogne-sur-Mer à la frontière allemande. Décidément ce n'est pas un feu d'artifice ; c'est une large lumière qui emplit l'horizon. A peine rentré à Mayence, le 13 juillet 1790, Forster écrit à Heinse :

« Mon rapide passage à travers la France a du moins suffi à me persuader qu'il n'est plus possible à penser à une contre-Révolution. Tout est calme, tout promet aux nouvelles institutions les suites meilleures. La vue de l'enthousiasme à Paris et surtout au Champ-de-Mars, où l'on faisait les préparatifs pour la grande fête nationale, élève le cœur, parce qu'il est commun à toutes les classes du peuple, parce qu'il est tout entier dirigé vers le bien commun sans souci de l'intérêt particulier.

« Nous avons à souffrir de bien des choses, m'ont dit beaucoup « de citoyens, et nous sommes en ce moment même aux prises avec « beaucoup de difficultés. Même notre fortune subit de sérieuses « diminutions ; mais nous savons que nos enfants nous remercieront, car tout cela tournera à leur bien. » Et avec cette faculté d'illusion qui n'exclut pas une haute jouissance morale, ils concluent à un meilleur avenir. »

Avec Jean de Millier, Forster se livre davantage. Il lui écrit le 12 juillet (en français) : « ... Témoin du redoublement d'enthousiasme dans cette nation intéressante, qui est aujourd'hui animée d'un feu, d'un zèle, d'un rayon de lumière enfin, qui ne paraît pas d'abord résulter de ses propres forces mais qui semble au contraire un de ces grands coups du sort inscrutable qui régit l'univers... »

Et, le 18, dans une nouvelle lettre à Jean de Minier, c'est le même acte de foi, tranquille maintenant et profond, en la Révolution :

« Il m'a fait un plaisir infini de vous voir d'accord avec moi sur la solidité de la Révolution en France. Oui, monsieur, cela durera ! D'après tout ce que j'ai vu, j'en suis persuadé comme de mon existence. Il n'est pas possible que jamais il se fasse une contre-Révolution ; car, effectivement, non seulement la nation est d'accord, mais elle est parfaitement éclairée et instruite sur ses intérêts. Les aristocrates attendent l'Assemblée nationale au moment où elle déterminera les impôts.

« — Le paysan, disent-ils, s'attend à un entier affranchissement ; lorsqu'il s'agira de payer comme auparavant, il deviendra «furieux ; c'est alors que nous aurons beau jeu. »

« Je n'en crois rien ; le paysan a été suffisamment préparé dans toutes les contrées de la France à l'imposition d'une redevance égale et modérée ; la ridicule idée d'un Etat subsistant sans une contribution mutuelle n'est point entrée dans son esprit ; j'en suis sûr, d'après ce que j'ai entendu dire à ceux qui avaient eu affaire aux gens du plat pays. »

Mais l'esprit si actif et si clair de Forster ne pouvait s'arrêter là. Puisque la victoire de la Révolution en France semblait assurée sans retour possible, quel en serait l'effet sur l'Allemagne ? Et la réponse qu'il fait à la question est très nette. D'une part, l'Allemagne n'est pas prête pour un mouvement comme celui de la France. Mais d'autre part, ce n'est pas impunément que les princes et privilégiés allemands prolongeraient et aggraveraient le régime d'arbitraire. Ils ne pourront pas longtemps résister à une immense force profonde qui ressemble, par sa spontanéité vaste en ses irrésistibles progrès, à un phénomène divin.

« Je veux bien croire aussi, continue Forster, que cela se propagera ; mais, en Allemagne, nous ne sommes guère encore préparés ; notre petit peuple gémit encore dans les fers de l'ignorance plus durs et plus avilissants que ceux du despotisme ; il y a peu de districts de l'Allemagne où le peuple soit assez éclairé pour qu'il puisse faire un bon usage de la liberté. Il importe d'autant plus aux princes de ne pas l'irriter, car il ne se comporterait sûrement pas avec cette modération divine qu'on ne saurait trop admirer dans les Français de nos jours. C'est pour cette raison sans doute que tous les efforts de la hiérarchie pour conserver son ancien empire me paraissent si imprudents dans ce moment. C'est comme si les ecclésiastiques étaient frappés d'aveuglement. Ne voient-ils donc pas que la voie île l'accommodement est la seule qui leur reste ? Veulent-ils donc accélérer à toute force la catastrophe ? Aiment-ils mieux tout perdre à la fois, que de céder pour le moment à la lumière qui jaillit autour d'eux et qui éclaire leur sanctuaire ténébreux ? Quos Deus vult perdere prius dementat. — Dieu aveugle d'abord ceux qu'il veut perdre. Il y a certainement de la Providence, de la Destinée, du Dieu, dans tout cela ; et cette grande volonté si infiniment indépendante de tous les efforts humains s'accomplira en dépit d'eux. Nous le verrons encore de nos propres yeux, et ce n'est pas là le spectacle le moins intéressant auquel nous soyons appelés. En général il vaudra la peine de vivre dans ce moment, pour être témoin d'Un développement inattendu, singulier et consolant des forces que la nature a concentrées dans l'âme de l'homme. »

Il est visible que, dès ce moment, Forster s'attend à des événements décisifs en Allemagne même et que, presque sans se l'avouer à lui-même, il s'y prépare. C'est sans doute aussi dès lors qu'il commence à s'ouvrir plus librement avec les professeurs, les médecins qui comme lui aiment la Révolution et la France, avec Hoffmann, Dorsch, Wedekind. Il a beau se surveiller. Il a beau écrire à Heyne, inquiet de ses tendances, qu'il ne peut souhaiter de plus grand bonheur épie le travail régulier et paisible dans le cercle de la vie de famille. Il se défend mal du vertige de la grande action ; et le gouffre l'attire. Voici d'ailleurs qu'à Mayence l'esprit de contre-Révolution se développe. Voici que les prêtres qui gouvernent l'électofat, s'effraient de la liberté d'esprit de l'Université, et, renonçant au système de tolérance qu'ils avaient pratiqué par mode et par dédain, persécutent le professeur Dorsch, coupable d'avoir enseigné la philosophie de Kant. Voici que l'Allemagne s'emplit d'une rumeur d'intrigue et qu'à la Cour de Prusse, un parti remuant pousse à la guerre, à n'importe quelle guerre, à Liège, en France, pour arracher le roi au gouvernement de ses maîtresses. Voici que l'Electeur de Mayence, changeant de passion avec l'âge, ne demande plus aux vers voluptueux de l'Ardighetto, de Heinse, de ranimer un peu sa force lassée et, passant de la galanterie à la politique, cherche à être le chef et l'inspirateur de la contre-Révolution allemande. Les émigrés arrivent, bavards, voraces, insolents, se jetant sur les vivres et le Champagne, cajolant l'évoque et l'appelant « papa ». Le prix des vivres haussait sous cette fringale de gentilshommes affamés et Forster était soulevé de dégoût et de colère. Et ce sont ces hommes qui prétendaient faire en Allemagne la loi et l'opinion ! Ce sont eux qui prétendaient dicter aux esprits libres ce qu'il fallait penser de la Révolution et de ses chefs ! Et le pamphlet déclamatoire de l'Anglais Burke contre la Révolution, reproduit, commenté, par toute la domesticité de plume des Cours allemandes, donnait aux calomnies plates et à la sottise des émigrés je ne sais quel air d'éloquence et de profondeur !

Forster n'y tenait plus et dans les comptes rendus qu'il publiait de la littérature anglaise, il luttait contre Burke, il en dénonçait les sophismes au grand émoi de Heyne qui le voyait se risquer de plus en plus. N'importe ! que les destinées s'accomplissent !

Les nobles d'Allemagne se laissent griser ou effrayer par les paroles des nobles émigrés de France : « Et vous aussi, vous devrez fuir, et vous aussi vous serez dépouillés, volés, brutalisés, si vous n'écrasez le nid de vipères jacobines qui vont partout en Europe se glisser au cœur des peuples et l'empoisonner. »

Guerre donc ! Et que la Révolution périsse ! Ah ! les insensés !

« Ils auraient pu, dit Forster, à force de prudence et de concessions, ajourner la Révolution de cent ans encore ; ils vont maintenant, par leurs provocations, l'avancer d'un demi-siècle. »

Et quelle fatuité ! Ils s'imaginent que la Révolution ne saura pas se défendre ! Non ; elle n'a pas d'armée régulière. Mais elle est forte de la confiance du peuple qui se lèvera tout entier pour la défendre. On affecte de regarder la Révolution comme un spectacle, comme une suite de manifestations théâtrales destinées à éblouir la Nation. Mais la comédie est assez bien jouée puisque les paysans sont débarrassés dès maintenant de la moitié des charges qu'ils portaient. La Révolution a montré sa force, lorsqu'à la fuite du roi l'Assemblée a pris si tranquillement le pouvoir. Trop débonnaire Assemblée ! Elle a en tort de laisser la royauté debout. C'est cette faiblesse qui accule maintenant le monde à la guerre. Cette guerre, la France saura la soutenir. Elle a l'enthousiasme, la force immense d'un peuple ardent et uni, la force de la richesse. On peut lui prendre ses colonies, Saint-Domingue et le reste :

« L'industrie française trouvera toujours son marché, même si la France n'a aucune possession extérieure. Le manufacturier français est plus économe et plus laborieux, tout au moins aussi laborieux que l'Anglais ; il peut donc livrer des marchandises à meilleur marché. »

Ainsi, Forster entre de plus en plus dans les intérêts de la France et jusque dans le calcul de ses forces. Il admire le discours de Brissot contre la Maison d'Autriche. Il le trouve substantiel et décisif. U est gagné, lui aussi, par l'énervement belliqueux de la Gironde. Il accuse, il dénonce les prêtres, les princes, les nobles d'Allemagne qui rendent la guerre inévitable. Mais, au fond, il est si exaspéré par la nuée bourdonnante des émigrés, par les vantardises et les fanfaronnades de tout le monde dirigeant d'Allemagne, il a aussi une telle impatience d'échapper à la lourde incertitude de l'heure présente qu'il souhaite que la foudre éclate, écrasant les vaniteux, nettoyant l'espace. Et il est de cœur avec les révolutionnaires français qui ont de la vigueur et de l'audace. C'est contre les Jacobins que déclament les rois, les ministres, les privilégiés, les journalistes et libellistes de* Cour. C'est pour les Jacobins que Forster prend parti...

« ... J'avoue volontiers, écrit-il le 5 juin 1792 à Heyne dont il cesse de ménager les inquiétudes, que je suis plutôt pour les Jacobins que contre eux. Sans eux, la contre-Révolution aurait éclaté dans Paris et l'ancien régime aurait été entièrement rétabli. Ce ne sont pas eux, c'est la reine qui met tout le jeu aux mains de la Prusse et de l'Autriche. Si l'on ne veut pas perdre tout ce qui a été conquis, il faut que les Jacobins agissent comme ils font. La collusion entre le cabinet secret (des Tuileries), les émigrés et les Cours étrangères ne peut être frappée d'impuissance que par des moyens audacieux et qui couvrent à tous combien est intolérable et faussé l'état présent des choses de France. Tous les liens sont dissous et doivent l'être, si on ne veut pas porter de nouveau les vieilles chaînes. La Cour ne songe qu'à sa splendeur et à son despotisme d'autrefois. Tout peut crouler pourvu qu'elle se dresse sur les ruines. Les puissances étrangères peuvent à leur gré dépecer la France, pourvu que le morceau réservé à la Cour soit décidément sous le Joug. Mais ce plan même reste en suspens. Les émigrés le savent bien et n'ont point d'embarras à dire qu'ils sont trompés par la Prusse et l'Autriche. Entre les trois grandes puissances toutes les conventions sont remaniées. L'impératrice (de Russie) partage la Pologne, au lieu d'envoyer ses troupes en France ; la Prusse aura sûrement sa part. L'Autriche et la Prusse cherchent à prendre la Flandre française, l'Alsace et la Lorraine. Elles n'iront pas dans leur marche beaucoup plus loin. Que l'on polisse devant soi les républicains comme un troupeau de moutons ; il faudra bien cependant qu'ils se ramassent quelque part et qu'ils livrent le combat du désespoir, dont on laissera sans doute porter surtout le poids aux émigrés. Ceux-ci ne seront admis à agir que lorsque les puissances seront en possession des provinces françaises convoitées.

« Le pire de tout cela, c'est le mépris affiché pour tout ce qui ressemble à de la probité et à des principes. L'impératrice est autocrate en Suède, démocrate en Pologne, monarchiste en France, Quelle contradiction ou plutôt quelle impudeur publique ! La Prusse a fait dire aux cercles rhénans qu'elle paierait les dépenses de ses troupes avec des bons, avec des bordereaux qu'elle mit déjà en circulation lors de la guerre de Sept ans et qui furent si mal remboursés. Les cercles sont impuissants et il faut qu'ils supportent tout ce qui plaît aux forts ; et ils sont liés par la protection insensée qu'ils ont accordée aux émigrés français, sans lesquels la Prusse et l'Autriche n'auraient jamais trouvé un prétexte pour attaquer la France.

« C'est bientôt dit que les Jacobins vont trop loin, mais qui peut nier que si, un seul moment, ils quittent la partie, la contre-Révolution est faite ? Celle-ci est souhaitée par tous ceux qui parlent contre les Jacobins. En un moment où un poids aussi lourd es ! jeté dans la balance, ils ont besoin de la tenir de toutes leurs forces pour la faire pencher vers eux. Et c'est de cet état violent à quiconque n'est pas ami ou ennemi, qu'on attend de froides et calmes décisions de raison ! Quelle étourderie, alors qu'il n'y a plus que l'action qui compte, alors que depuis quatre ans c'est en vain qu'a été invoquée la puissance de la raison et que contre la Révolution les armes les plus déloyales ont été employées ! Non, c'est demander plus que de la résignation chrétienne, plus que la deuxième joue après le premier soufflet. Qui donc songe à nier, qui donc ne déplore pas les maux qui naissent de la guerre civile ? Qui conteste qu'il y a des milliers d'hommes toujours prêts, sous prétexte de liberté, à commettre des horreurs ? Mais enfin, la guerre civile est là, et cette guerre, la Cour, la noblesse, les prêtres et les Cours étrangères l'ont toute sur la conscience. »

Voilà l'esprit de Forster engagé à fond. Quel regard pénétrant et dur ! Quel discernement des mobiles égoïstes ! Quel mépris pour la politique de proie de cette Europe qui ne songe même pas à sauvegarder l'ordre social qu'elle prétend défendre et qui n'a d'autre souci que de se partager la dépouille de la France ! L'homme qui parle ainsi et qui ne craint pas' sous les déclamations hypocrites contre les Jacobins de dénoncer la haine de la Révolution, cet homme ne se donnera pas à demi quand viendra l'heure décisive. Ah ! quel grand homme d'Etat, réfléchi, véhément, résolu et clair, eût été Forster pour l'Allemagne révolutionnaire ! Mais celle-ci se déroba et le sol manqua sous les pieds du grand homme qui osait trop tôt.

Voici donc la crise de la guerre. Mayence reçoit la visite du jeune Empereur François-Joseph récemment couronné à Francfort ; les rues de la ville fourmillent de soldats, de prêtres, de gentilshommes éclatants, d'émigrés hâbleurs. Une flottille toute pavoisée mire dans le grand fleuve ses pavillons multicolores. L'évêque est rayonnant ; le ciel est splendide. Les émigrés mangent et boivent. Le soir, les maisons s'illuminent et les clochers réfléchissent leur clarté de fête aux eaux profondes du Rhin. O sérénité de la nuit ! O tendresse des étoiles pâlies par l'ardent reflet de la cité ! O douceur de vivre et d'oublier ! Les hommes, avant d'entrer dans le péril et le hasard, s'éblouissent eux-mêmes. Et le pauvre penseur mêlé à la foule se laisse aller un moment, lui aussi, à cette sorte de joie instinctive. C'est l'enchantement de l'heure qui passe, une arche fragile de clarté sur un abîme obscur. Pitié pour les hommes éblouis qui descendent à l'abîme !

Mais, maintenant des semaines sont passées, pleines d'attente, d'angoisse, de hâbleries, de mensonges. Et trois mois après la fête splendide de Mayence, les soldats de Custine, les soldats de la Révolution y entrent en vainqueurs. Oh ! de quel regard Forster scrutait la foule des Mayençais rangés au passage des soldats de la liberté ! Comme il aurait voulu surprendre, en ce peuple si amorti depuis des siècles et si somnolent, un tressaillement de joie, une espérance, la vive révélation d'une Allemagne nouvelle ! Les amis de la liberté, tous ceux qui, dans la salle de lecture, s'étaient animés aux paroles plus ardentes ou plus amères de Forster, de Hoffmann et de Wedekind, avaient arboré la cocarde tricolore. Mais le peuple, dans l'ensemble, restait morne ou tout au moins réservé. Était-il déconcerté par l'imprévu des événements ? Gardai-t-il au fond du cœur quelque haine et quelque méfiance pour ces Français qu'on lui avait dit pillards et cruels ?

Était-il troublé par le vertige de lâcheté et de fuite qui, à l'approche de l'ennemi, avait emporté l'Electeur, les nobles, les émigrés aux dents longues, tous ceux qui étaient les chefs désignés de la ville et qui l'avaient compromise et désertée ? Ou encore était-il surpris de la tenue plus que simple, délabrée et pauvre, des soldats de la France ? Ils étaient en haillons et souvent les pieds nus ; et ils portaient leur viande et leur pain embrochés à leur baïonnette. A un peuple d'antichambre et de cathédrale, habitué à des dorures d'église et de domesticité, cela paraissait étrange. Et il ne savait traduire que par le silence la confusion extrême de ses impressions. O généreux penseurs d'Allemagne, fervents disciples de Kant qui vous hâtez vers la liberté, quel terrible fardeau de servitude somnolente et délimite vous aurez à soulever !

 

LE CLUB DE MAYENCE

Forster pourtant ne désespérait pas d'animer le peuple de Mayence et du pays rhénan à la liberté. Une « société d'amis du peuple » se forma sur le modèle des Jacobins, et, avec l'assentiment de Custine, s'installa dans la splendide salle de concert du palais épiscopal.

« Aucun symbole n'aurait pu être mieux calculé que celui-là pour agir rapidement et follement sur le peuple, pour flatter son amour-propre et pour changer en mépris sa vénération ancienne pour les idoles d'hier. »

Du haut de cette « tribune de sans-culottes », les révolutionnaires mayençais instruisirent tous les jours le procès de l'Electeur et de l'ancien régime. Les griefs ne manquaient pas : quels étourdis et quels lâches que les hommes qui avaient ainsi provoqué la France, qui avaient appelé sur Mayence l'invasion et qui, à l'approche de l'étranger, sans même essayer un geste de défense, avaient fui ignominieusement ! Avec quelle verve Forster les montre entassant dans les coffres tous leurs objets précieux, leurs bijoux, leur or, leurs étoles splendides, tout leur luxe laïque et sacerdotal ! L'Electeur avait fui dans un carrosse, dont il avait d'abord effacé les armoiries, et il se cachait maintenant on ne sait en quel coin obscur de l'Allemagne ! Pour emporter tous ces trésors, toute une flottille avait été mobilisée sur le Rhin. Ah ! quelle activité maintenant, quel mouvement sur ce grand fleuve dont le gouvernement des prêtres avait fait une voie déserte et inutile qu'aucun commerce n'animait ! C'est la lâcheté des puissants, c'est leur fuite éperdue qui seule, ô ironie ! donnait quelque animation au fleuve jusque-là nonchalant ! Et quelle ignorance, quelle frivolité chez tous ces hommes !

Quand les Français s'étaient approchés de la ville, le gouverneur militaire avait cru que c'était une armée amie, l'armée de Condé. Pourquoi ? Parce que les Français s'avançaient avec une tranquillité et une assurance telles que jamais on eût pu supposer qu'ils allaient à un assaut. O comique méprise de la peur, qui n'a même plus la force de comprendre le courage et de le supposer en autrui ! Ainsi, tous les jours, Forster et ses amis, flétrissant le gouvernement tombé, essayaient de susciter dans l'âme du peuple l'amour des libertés nouvelles par le mépris des servitudes anciennes.

« C'était comme le jugement des morts pratiqué par la vieille Egypte. »

Devant le peuple de Mayence, la tyrannie morte comparaissait. Un moment, les révolutionnaires mayençais purent croire qu'ils avaient animé et passionné le peuple. Quand sur une grande place de Mayence ils plantèrent l'arbre de la liberté, orné de rubans tricolores et couronné du bonnet rouge, une foule immense les acclama. Pourtant Forster n'est pas sans inquiétude. Il ne voit pas autour de lui des forces d'organisation : quelques professeurs, quelques médecins, quelques juristes, un très petit nombre de bourgeois.

« L'instrument, dont le destin se sert pour l'accomplissement de ses décrets, n'est bien souvent en effet qu'un instrument sans valeur propre. Si on ôte aux Jacobins de Mayence la splendeur dont les enveloppe la salle de réunion, magnifiquement éclairée, et les mérites solides de quelques hommes instruits et droits, qui forment le noyau de la société, il reste une foule très hétérogène, qui a tous les défauts de ces sortes de formations hâtives et qui ne satisfait en aucune manière un goût un peu délicat. Beaucoup de juristes instruits, dont le régent avait récompensé l'impartialité par la persécution et la disgrâce, plusieurs marchands importants et d'honorables citoyens d'une probité universellement connue, quelques professeurs de l'Université dotée, mais souvent malmenée par l'Electeur, et enfin quelques prêtres vertueux et à l'esprit clair, sont la force de la Société des Amis du peuple, et ils honoreraient toute société. Mais un essaim d'étudiants bruyants et grossiers, d'autres jeunes gens imberbes et quelques hommes d'une moralité suspecte avaient été admis, soit pour grossir le nombre des adhérents, soit pour respecter le principe de l'égalité. »

Des maladresses étaient commises. Le professeur Bœhmer eut l'idée singulière de proposer une sorte de référendum sur deux registres. L'un rouge et à tranche tricolore devait recevoir la signature des amis de la liberté. L'autre, tout noir et garni de chaînes, devait recevoir celle des ennemis de la Révolution. C'était faire grossièrement violence à la liberté même que l'on prétendait honorer. Pourtant, malgré l'opposition de Forster, ce despotique enfantillage fut adopté par la Société. Et telle était la couardise des anciens dirigeants, qu'il ne se trouva pas un seul des anciens privilégiés et de leurs amis qui osât protester sur le registre noir. Mais surtout, quelle politique allait proposer aux citoyens de Mayence la Société des Amis du peuple ? Quelle solution ? La grande politique, à la fois nationale et révolutionnaire, eût consisté à dire à Custine :

« Nous sommes des républicains comme vous. Nous allons créer la République des pays du Rhin et nous allons joindre nos armes aux vôtres pour révolutionner toute l'Allemagne. Quand nous y aurons réussi, nous nous incorporerons à la République allemande comme nous étions incorporés à l'Empire allemand. Et la nouvelle République allemande sera l'alliée, la sœur cadette de la République française. »

Oui, mais cette grande politique était doublement impossible. D'abord l'esprit des Mayençais eux-mêmes ne s'y prêtait guère. Ils subissaient en vérité les événements plus qu'ils n'y participaient et il aurait fallu au contraire, pour qu'ils prissent l'initiative d'une sorte de croisade révolutionnaire en Allemagne, qu'il y eût une grande force d'enthousiasme. De leur passivité résignée, complaisante ou défiante, on ne pouvait attendre aucun élan. Et d'autre part, il n'était guère permis d'espérer que l'Allemagne se prêtât à un mouvement révolutionnaire. Ah ! que Forster dut souffrir d'être obligé de se l'avouer de nouveau à cette heure décisive ! Il écrit à propos des manifestations révolutionnaires de Mayence :

« La situation de l'Allemagne, le caractère de ses habitants, le degré et la particularité de sa culture, le mélange des constitutions et des législations, en un mot sa situation physique, morale et politique lui ont imposé un développement lent et graduel, une lente maturation. Elle doit devenir sage par les fautes et les souffrances de ses voisins, et peut-être recevoir de haut une liberté que d'autres conquièrent d'en bas par la force et d'un coup. »

Ainsi Forster n'a pas foi dans l'Allemagne et il est si convaincu de l'impossibilité, de la folie de tout mouvement révolutionnaire d'ensemble que même le zèle de quelques Mayençais l'inquiète, parce qu'il semble déborder sur l'Allemagne. Ce n'est que dans les pays du Rhin, et sous l'influence immédiate de la France voisine, que la liberté peut être établie tout de suite et le gouvernement populaire organisé. Qu'est-ce à dire ? C'est qu'il ne faut pas lier le sort des pays du Rhin à la destinée de l'Allemagne. On ne pourra violenter l'Allemagne que pour lui faire accepter d'emblée les principes auxquels se rallient les pays du Rhin dans la servitude ou dans une demi-liberté, en attendant que toute l'Allemagne ait accompli sa lente évolution.

 

LA RÉUNION À LA FRANCE

Mais les pays du Rhin, ainsi séparés de l'Allemagne trop routinière et trop pesante, pourront-ils se défendre seuls et sauver leur liberté ? Il n'y a pour eux qu'un moyen de salut. C'est d'entrer dans la grande France républicaine et libératrice ; c'est de s'unir à elle. C'est, d'emblée, la politique de Forster. Dès les premiers jours, c'est l'annexion à la France de toute la rive gauche du Rhin qu'il préconise. Dès le 27 octobre, six jours à peine après l'entrée de Custine à Mayence, il écrit au libraire Voss, à Berlin :

« La République française ne semble pas devoir abandonner Mayence. Une société de la liberté s'est fondée sous les auspices du général et la population laissée à elle-même paraît disposée toute entière à se jeter, comme la Savoie, dans les bras de la République. Seulement, les gens ont les yeux fixés sur ceux au jugement desquels ils ont confiance et qui ne sont pas encore déclares. Je me suis jusqu'ici tenu sur la réserve, mais cette neutralité est fâcheuse : la crise oblige à prendre parti. L'exemple de la France a montré ce que serait partout le sort des émigrés et l'esprit révolutionnaire, éveillé par la destruction totale des armées alliées, agit s ; puissamment, comme on devait le supposer, que tout est à craindre pour la Constitution allemande, si on ne détache pas pacifiquement et si on ne cède pas de bonne grâce les parties de l'Allemagne qui sont devenues décidément démocratiques. Heureusement pour l'Allemagne, le Rhin est là. Il doit former la limite, qui sépare de l'Allemagne le territoire de la République, Ce serait folie si on songeait encore aux vieux rêves d'intangibilité et d'indivisibilité de l'Empire. Tout est perdu, si on veut tout ressaisir. L'exemple du pouvoir royal en France suffit à le prouver. La contagion s'étendra sans cesse, si on n'achète pas, coûte que coûte, une paix qui permette aux puissances de se rendre maîtresses de leurs sujets. A peine même peut-on espérer cela maintenant, après la faute si grave de l'expédition en France. Les soldats, les bourgeois et les paysans sont mécontents, et l'honneur perdu des premiers ne se peut consoler que par cette parole : qu'il est impossible de lutter contre la liberté. C'est ce qu'a montré l'Amérique et aussi la France. Qu'on ne m'objecte pas la Hollande et le Brabant : ces pays combattaient, non pour la liberté, mais pour l'aristocratie. En Italie tout tremble devant les progrès de la République française. Je le tiens de la bouche de voyageurs dignes de toute confiance. La Catalogne attend Je premier signal. La Hesse et la Souabe vont de leur désir impatient au-devant des libérateurs. Coblentz est français dans trois jours. Courtrai en Flandre est réoccupé par La Bourdonnay, et Dumouriez soumettra sans doute avant le nouvel an toute la Belgique autrichienne. La toute puissance de la Russie en Pologne est fâcheuse pour le roi de Prusse et l'empereur d'Allemagne, et elle exige tout leur effort de résistance. Thugut demande la paix avec la France par le seul sacrifice des évêchés de Trêves et de Mayence.»

Mais quoi, est-on tenté de se demander : quel jeu joue donc Forster ? Et, s'il est vrai que la Constitution allemande est à ce point ébranlée et menacée par l'esprit révolutionnaire, s'il est vrai que la Hesse, la Souabe, bientôt sans doute les autres Etats appellent la République française et la Révolution, pourquoi, lui, l'homme de liberté, renonce-t-il d'emblée à révolutionner l'Allemagne ? Et comment va-t-il jusqu'à dire que la paix est nécessaire pour arrêter l'ébranlement de la Révolution, pour permettre aux pouvoirs constitués de maintenir l'ordre ancien ? Forster serait-il assez égoïste et assez vil pour acheter, par l'abandon et le sacrifice de toutes les espérances révolutionnaires de l'Allemagne, le plaisir d'aller, comme citoyen français de Mayence, jouer à Paris, à la Convention peut-être, un rôle équivoque et bruyant ? Non, vraiment. Mais la confusion et la débilité des choses allemandes l'obligent à un jeu tristement compliqué. Il sait bien, malgré l'entraînement des premiers succès de la France, malgré les velléités de la Hesse et de la Souabe, il sait bien, par l'expérience de Mayence même, qu'il n'y a pas en Allemagne une grande force révolutionnaire. Que Forster n'ait pas espéré un moment en la Révolution allemande, c'est, je crois, un des symptômes les plus douloureux et les plus décisifs de l'impuissance fondamentale du peuple allemand en ces jours pleins de trouble et de promesse. Forster espérait seulement que si, par l'annexion ou par l'adhésion de la rive gauche du Rhin à la France républicaine, la paix était rétablie, l'exemple de cette grande France victorieuse et libre aurait peu à peu sur l'Allemagne. Mais, pour faire accepter ce plan au patriotisme allemand et aux conservateurs eux-mêmes, Forster disait que la prolongation de la guerre ne pouvait aboutir qu'à une subversion générale en Allemagne. Il se donnait ainsi parfois l'apparence de vouloir limiter la Révolution. De Mayence, il écrit le 21 novembre à son correspondant berlinois, le libraire Voss :

« J'ai depuis hier participé à l'administration publique du pays d'ici de Spire à Bingen, sur l'ordre exprès du général Custine. C'est au plus grand bien du pays qui m'est confié et de ses habitants que je vais m'employer. Je sauvegarde la propriété et le bien-être, et celui qui prendra ensuite possession du pays, quel qu'il soit, le trouvera en bon état. Si on entreprend une seconde campagne, toute l'Allemagne sera dans une fermentation anarchique et je ne réponds plus aux princes de leur trône. En donnant ce conseil, j'agis en bon Prussien, dans le meilleur sens du mot, en homme qui désire le maintien de la Constitution actuelle, parce qu'il n'est pas convaincu encore de la maturité révolutionnaire de l'Allemagne et qu'une révolution avant maturité pourrait avoir des suites cruelles. Mais, au nom de Dieu, que l'on soit capable enfin de comprendre la marche de notre temps ! Les destins de l'heure présente sont dès longtemps préparés et il est impossible que les digues pourries qu'on oppose à l'inondation de la liberté résistent. Nous vivons dans une époque décisive de l'histoire du monde. Depuis l'apparition du christianisme, il ne s'est rien vu de pareil. A l'enthousiasme, au zèle de ta liberté rien ne peut s'opposer que la constitution stupide de l'Asie. »

La solution toute partielle imaginée par Forster lui paraissait réunir tous les avantages. Personnellement, elle le libérait, lui et les siens, de toute inquiétude et elle lui assurait un grand rôle. Devenu citoyen français et, sans aucun doute, représentant de Mayence, il n'avait plus à craindre les représailles de l'évêque et de son parti et il pouvait en outre servir d'intermédiaire entre la France passionnée et l'Allemagne plus lente. D'autre part, l'horreur d'une guerre civile entre les Allemands ennemis de la Révolution et les Allemands révolutionnaires était épargnée à ceux-ci, et la liberté pourrait progresser en Allemagne d'un mouvement tranquille et sûr.

Mais la combinaison de Forster se heurtait aux plus vives résistances. Elle était qualifiée de trahison par un grand nombre d'Allemands. Forster aigri répondait avec une violence extrême, dans Une lettre du 21 novembre à Voss :

« En ce qui touche ce point, je dois rester Prussien, j'ai beaucoup à répondre. Si je comprends bien ce vœu, il est en contradiction avec les principes que j'ai toujours exposés — prudemment, il est vrai, à cause du despotisme — et avec mon amour de la liberté. Je suis né à une heure de Dantzig, dans la Pologne prussienne, prussienne, j'ai quitté mon pays natal avant qu'il fût sous la domination prussienne. Je ne suis pas, à cet égard, un sujet prussien. J'ai vécu comme savant en Angleterre, fait un voyage autour du monde et cherché ensuite à communiquer à Cassel, Wilna, Mayence, mes modestes connaissances. Partout où j'étais, je m'efforçais d'être lui bon citoyen ; là où j'étais, je travaillais pour gagner mon pain. Ubi bene, ibi patria doit rester la devise des savants. C'est celle aussi de l'homme libre, qui doit vivre isolé dans de petits pays qui n'ont pas de Constitution.

« Si c'est être un bon Prussien, lorsqu'on vit à Mayence sous la domination française, que de souhaiter à tous les Prussiens, comme à tous les hommes, le bien d'une prompte paix et la fin des maux de la guerre, je suis un bon Prussien, comme je suis un bon Turc, un bon Chinois, un bon Marocain. Mais si on entend par là que je dois à Mayence renier tous mes principes et, dans cette fermentation, ou m'abstenir ou persuader aux Mayençais qu'ils doivent rétablir l'ancien despotisme au lieu d'être libres avec les Français, j'aimerais mieux être accroché à la prochaine lanterne. »

Mais quel désespoir dans ce persiflage ! Et quel anachronisme dans cette sorte d'indifférence du lettré, du savant, à l'égard de la nationalité ! L'effet de la Révolution française, précisément, était de créer des nations. Et la liberté révolutionnaire ne pouvait vaincre l'Allemagne que si elle se confondait avec l'énergie nationale. Forster se réfugie, de désespoir, dans une conception bien étroite et fragmentaire.

 

UN SOUVENIR DE VENEDEY

Mais, même dans les pays du Rhin, à quelles difficultés il se heurtait ! Sans doute un souffle de liberté semblait se lever sur ces régions. Il se faisait comme une fusion de l'âme allemande et de l'âme française. Au début de son livre, d'ailleurs si lourdement chauvin, sur les Républicains allemands sous la République française, le fils de l'un d'eux, Venedey, écrit ceci :

Enlacez-vous, millions d'hommes,

C'est le baiser universel.

Par delà les célestes dômes

Bat sans doute un cœur paternel.

« Ces vers de Schiller sont là noble bouture qui s'est greffée en mon âme, dans la vie naissante de ma pensée.

« Aux souvenirs les plus lointains de mon enfance appartient un voyage, où je me trouvai à côté de mon père du matin au soir dans une voiture attelée d'un seul cheval ; elle était protégée par un capotage et des rideaux de cuir contre la pluie (pli tombait parfois à torrents et, bien avant la nuit, elle nous porta à travers la campagne sombre jusqu'à notre métairie de Reckerade.

« Tout le temps que mon père n'avait pas à répondre aux questions d'un curieux enfant de cinq ans, il lisait dans un livre, l'Esprit des lois de Montesquieu, et quand il fermait parfois le livre, il fredonnait et chantait à côté de moi son chant préféré, dont les deux premiers vers :

Enlacez-vous, millions d'hommes,

C'est le baiser universel,

me sont restés dans la mémoire. Deux fois mon père chanta sur le même air des paroles françaises que je ne comprenais pas ; j'appris seulement plus tard que c'était la Marseillaise. La chanson de Schiller et celle de Rouget de Lisle étaient en ce temps chantées sur le même mode, et on disait aussi que Schiller avait transformé en Marseillaise son chant magnifique. L'Hymne à la joie était devenu un hymne à la liberté : liberté, belle étincelle divine ! A la maison aussi, aux heures solennelles, mon père chantait son chant. Le soir du nouvel an, le jour anniversaire du père et de la mère, quelques amis et cousins et aussi l'instituteur Heuter, dans l'école duquel j'apprenais l'A B C, étaient priés à dîner. Là-haut, dans la « salle», dont on ne se servait que dans les occasions solennelles, le repas s'écoulait joyeux et cordial. La mère était fière de l'excellence du dîner, les plus splendides rôtis, les plus magnifiques gâteaux, les fruits les plus délicats étaient servis.

« Mais lorsqu'une bolée de vin de choix ou, en hiver, de vin chaud, déliait les langues, mon père se levait de table, marchait de long en large dans la chambre, tandis que par couplets alternés on chantait avec enthousiasme la Marseillaise et l'Hymne à la joie. »

L'Esprit des lois, la Marseillaise, l'Hymne à la joie, Montesquieu, Schiller, Rouget de Lisle : ainsi les rayons de la pensée française et de la pensée allemande se fondaient. Ainsi le large et doux appel de Schiller à toutes les joies de l'univers s'aiguisait en Marseillaise, en paroles de combat contre les tyrans destructeurs de joie.

Enlacez-vous, millions d'hommes,

C'est le baiser universel.

Par delà les célestes dômes

Bat sans doute un cœur paternel.

Que veut cette horde d'esclaves,

De traîtres, de rois conjurés ?

Pour qui ces ignobles entraves,

Ces fers dès longtemps préparés ?

Soudain la douce voie lactée, toute fourmillante d'étoiles, devenait pour le regard ardent comme un chemin de combat, une glorieuse montée vers les hauteurs libres, soudain le grand cœur paternel qui battait dans le haut mystère du monde avait des palpitations de colère contre les oppresseurs, qui troublaient l'ordre heureux des êtres, et rompaient l'universel enlacement. Quel temps que celui qui berçait ainsi les jeunes âmes au rythme ample de la pensée allemande, au rythme fort de la pensée française, et qui harmonisait enfin, dans un même mode musical, toutes les puissances de la pensée, de l'action et du rêve !

 

FORSTER ET LA RÉUNION À LA FRANCE

Mais toutes les difficultés pratiques du problème subsistaient. Au fond, les Mayençais avaient peur d'un retour triomphal et terrible de leurs anciens maîtres, et ils n'osaient pas se livrer sans réserve à la Révolution. De plus, si les esprits d'élite admiraient et aimaient la France, les préventions de races, les défiances à l'égard des Français subsistaient dans une grande partie du peuple. Forster se multipliait pour dissiper les craintes, pour élever tous les esprits au-dessus des préjugés nationaux jusqu'à la vraie patrie, jusqu'à la liberté, et il n'y a pas de plus bel effort d'internationalisme que le discours prononcé par lui au club de Mayence, à la Société des Amis du peuple, le 15 novembre 1792. Il y justifie avec une véhémence extrême la politique d'incorporation à la France et à la Révolution. C'est, pour la pensée internationaliste du socialisme, un précédent démocratique et révolutionnaire d'une haute valeur.

« Concitoyens, je veux d'abord toucher en passant aux malentendus qui pourraient naître entre nos frères français et nous d'une différence du caractère national, mais que l'on cherche à grossir perfidement au point d'y trouver une preuve de 'l'impossibilité d'une union politique entre les deux nations. A cet égard, ces malentendus doivent préoccuper une Société dont le but est et doit rester de réaliser précisément cette union.

« C'a été, jusqu'ici, une subtile politique des princes de séparer soigneusement les peuples les uns des autres, de maintenir entre eux des différences de mœurs, de caractère, de lois, de pensée et de sentiment, de nourrir la haine, l'envie, l'esprit de moquerie et de mépris d'une nation envers une autre et d'assurer par là leur propre domination. En vain la plus pure doctrine morale affirmait que tous les hommes sont frères... le cœur pervers et endurci des gouvernants ne reconnaissait pas de frère. La satisfaction de leurs passions basses ou âpres, leur moi superbe passait avant tout. Dominer était leur premier et dernier bonheur et, pour étendre leur domination, il n'y avait pas de meilleur moyen que d'aveugler, de tromper et, par suite, d'exploiter ceux qui se trouvaient sous leur joug.

« Parmi les inventions innombrables, par lesquelles ils savaient égarer leurs sujets, il faut compter l'adresse avec laquelle ils ont propagé la croyance à des différences héréditaires entre les hommes. Ces différences, ils les ont artificiellement créées par la contrainte des lois, ils les ont fait prêcher partout par des apôtres stipendiés. Quelques hommes, disait-on, sont nés pour commander et gouverner, d'autres pour posséder des bénéfices et des emplois, la grande masse est faite pour obéir. Le nègre, par la couleur de sa peau et son nez écrasé, est prédestiné à être esclave du blanc. Et par d'autres blasphèmes encore la sainte raison humaine était outragée.

« Mais ils ont disparu de notre sol purifié, consacré maintenant à la liberté et à l'égalité, ces monuments de la méchanceté de quelques-uns, de la faiblesse et de l'aveuglement du plus grand nombre. Ils ont été jetés à la mer de l'oubli. Etre libres, être égaux, c'était la devise des hommes raisonnables et moraux, c'est maintenant aussi la nôtre. Pour le plein usage de ses forces corporelles et spirituelles, chacun a besoin d'un droit égal, d'une liberté égale. Et seule la différence même de ces forces doit déterminer entre elles des différences d'application. O toi, qui as le bonheur d'avoir reçu de la nature de grands dons de l'esprit ou une grande robustesse corporelle, n'es-tu pas content de pouvoir déployer toute la mesure de ta force ? Comment peux-tu refuser à celui qui est plus faible que toi de tenter avec sa force moindre ce qu'il peut faire sans nuire à autrui ?

« C'est là, mes concitoyens, le langage de la raison qui a été si longtemps méconnu et étouffé. Mais, que nous puissions tenir tout haut ce langage dans ce pays où il n'avait jamais retenti, tant que nos frères les meilleurs, nos frères non privilégiés n'avaient pas chassé les privilégiés dégénérés et débiles, rebut de la race humaine, • oui, que nous puissions parler ainsi, à qui le devons-nous, sinon aux Français libres, égaux et braves ?

« C'est vrai, on a dès sa jeunesse inspiré à l'Allemand de l'éloignement pour son voisin français ; c'est vrai, les mœurs, le langage, le tempérament des Français diffèrent des nôtres. C'est vrai encore : lorsque les monstres les plus cruels dominaient en France, notre Allemagne était toute fumante de leurs crimes. Alors un Louvois, dont l'histoire garde le nom pour que les peuples puissent le maudire, faisait mettre en flammes le Palatinat, et Louis XIV, un misérable despote, prêtait son nom à cet ordre détesté.

« Mais ne vous laissez pas égarer, mes concitoyens, par les événements du passé ; la liberté des Français n'est vieille que de quatre ans, et voyez, déjà ils sont un peuple neuf, créé, pour ainsi dire, sur un modèle tout nouveau. Eux, les vainqueurs de nos tyrans, ils tombent en frères dans nos bras, ils nous protègent, ils nous donnent la preuve la plus touchante d'amour fraternel en partageant avec nous la liberté si chèrement achetée par eux, — et c'est la première année de la République ! Voilà ce que produit la liberté dans le cœur de l'homme, c'est ainsi qu'elle sanctifie le temple habité par elle.

« Qu'étions-nous il y a trois semaines ? Comment a pu se produire aussi vite le changement merveilleux qui a fait de nous, valets opprimés, maltraités et muets d'un prêtre, des citoyens courageux, libres et à la parole haute, de hardis amis de la liberté et de l'égalité, prêts à vivre libres ou à mourir ? Mes concitoyens, mes frères, la force qui a pu nous transformer ainsi peut bien fondre en un seul peuple les Mayençais et les Français !

« Nos langues sont différentes, nos pensées doivent-elle l'être pour cela ?

« La LIBERTÉ et l'ÉGALITÉ cessent-elles d'être les joyaux de l'humanité si nous les appelons FREIHEIT et GLEICHEIT ? Depuis quand la différence des langues a-t-elle rendu impossible d'obéir à la même loi ? — Est-ce que la despotique souveraine de Russie ne règne pas sur cent peuples de langue différente ? Est-ce que le Hongrois, le Bohémien, l'Autrichien, le Brabançon, le Milanais ne parlent pas chacun leur langue, et en sont-ils moins les sujets du même Empereur ? Jadis les habitants de la moitié du monde ne s'appelaient-ils pas citoyens romains ? Et sera-t-il donc plus difficile à des peuples libres de se rattacher ensemble à des vérités éternelles, qui ont leur fondement dans la nature même de l'homme, qu'il ne l'était à des esclaves d'obéir à un même maître ?

« Autrefois, quand la France était encore sous le fouet de ses despotes et de leurs rusés courtisans, c'était là le modèle sur lequel se formaient tous les cabinets ! Alors les princes et les nobles ne trouvaient rien d'aussi glorieux que de renier leur langue maternelle pour parler détestablement un français détestable. Et maintenant voyez ! Les Français brisèrent leurs chaînes, ils sont libres, et le goût délicat de nos aristocrates zézayants et balbutiants change soudain : le langage de la liberté blesse leur langue ; volontiers ils nous persuaderaient qu'ils sont Allemands, rien qu'Allemands de fond en comble, qu'ils ont honte de la langue française, pour former enfin le vœu que nous n'imitions pas les Français.

« Arrière ces hypocrites et débiles prétextes ! Ce qui est vrai reste vrai, à Mayence comme à Paris, en quelque lieu et en quelque langue qu'il soit dit. C'est d'abord en un point particulier que le bien doit éclater au jour, et de là il se répand ensuite sur toute la terre. C'est un Mayençais qui a inventé l'imprimerie, et pourquoi ne serait-ce point un Français qui inventerait la liberté au dix-huitième siècle ? Concitoyens, prouvez bien haut que le cri d'appel de cette liberté, même en langue allemande, sonne terrible pour des esclaves, annoncez-leur qu'ils doivent apprendre le russe s'ils ne veulent pas entendre et parler une langue d'homme libre. — Que dis-je ? Non, faites tonner à leur oreille que bientôt les mille langues de la terre ne seront plus parlées que par des hommes libres, et que LES ESCLAVES, AYANT RENONCÉ À LA RAISON, N'AURONT PLUS DE REFUGE QUE DANS L'ABOIEMENT !

« Comment ? Les folies et les vices de nos voisins, quand ils étaient sous la direction détestable de leurs tyrans, on les imposait à l'Allemand en un zèle d'imitation ridicule et coupable ; on n'avait pas honte d'égarer le peuple par les exemples les plus corrupteurs, et maintenant que nous pouvons tenir de leurs mains la sagesse, la vertu, le bonheur, ou, pour tout dire en deux mots, la liberté et l'égalité, on veut nous mettre en garde contre l'exemple de Id France ! Qui ne perce pas à jour ces artifices pitoyables et impuissants de l'aristocratie mourante ! »

Et, après avoir ainsi réfuté les sophismes des privilégiés, révélé le secret du pseudo-patriotisme où ils abritaient soudain leur puissance menacée, George Forster, avec un optimisme où il entre évidemment bien du parti pris, et qui recevra sans délai le plus cruel démenti, essaie de rassurer Mayence :

« Regardez autour de vous : vous voyez que la puissante, la menaçante conjuration des despotes contre la liberté a manqué son but.

« Le Brunswickois, avec ses 150.000 mercenaires, n'a pu arriver jusqu'à Châlons, et, abstraction faite de la trahison de Longwy et de Verdun, il n'a pu conquérir une seule place forte. Les étendards victorieux de la République l'ont rejeté hors des frontières ; il a dû fuir devant la famine et la peste et, pendant qu'il essaie de rallier et de mettre en sûreté les débris de ses troupes découragées, l'armée de la liberté déborde au-delà des frontières : toute la Savoie, Nice, Spire, Worms, Mayence et Francfort tombent presque sans résistance aux mains des Français. Mous ouvre ses portes au vainqueur Dumouriez. Trêves peut à peine attendre l'arrivée du brave Wimpfen et, dans la région montagneuse de l'autre côté du Rhin, les Hessois et les Prussiens fuient devant Custine, citoyen et général, et devant les soldats de la liberté. Toutes les forces autrichiennes dans les Pays-Bas sont sur le point de se dissoudre par la désertion ou de fuir dans le Luxembourg ; les débris des troupes prussiennes doivent choisir entre la retraite de Westphalie ou la famine à Coblentz.

« Quelles espérances peut donc offrir la continuation de la campagne aux ennemis de la liberté ? Toute l'Allemagne est complètement épuisée de subsistances de toutes sortes et des moyens tic vie qui sont indispensables à l'entretien de grandes armées. Les caisses de l'Autriche sont vides et son crédit tombera plus bas qu'il y a un an les assignats de France ; les assignats remontent et le crédit de l'Autriche ne se relèvera jamais. La Prusse, un petit royaume qui n'a été élevé au premier rang que par des opérations de finances et une tension extrême de tous les ressorts, a sacrifié ses meilleures troupes, vidé son trésor, le véritable secret de sa grandeur artificielle, et son roi ne sait ni épargner, ni combattre, ni penser comme son oncle Frédéric ; il a renvoyé les sages serviteurs de Frédéric, et Herzberg, qui pouvait le sauver, est chassé par des visionnaires et par des maîtresses de Cour. L'impératrice russe a surtout mis à profit la belle occasion de tromper ses deux rivaux, et pendant qu'ils faisaient leur folle expédition en France, elle mettait toute la Pologne en vasselage ; maintenant ils voient leur faute et ne savent guère comment ils se garderont de cette femme colossale. — La Saxe, la Bavière, le Hanovre observent une sage neutralité, qui est maintenant plus nécessaire que jamais. La Suède, depuis sa guerre avec la Russie, est tombée dans l'impuissance. Le gouvernement monarchique du Danemark cherche sagement à durer en allégeant le fardeau du peuple et en assurant la liberté de la presse ; l'Italie fait signe à ses libérateurs et l'Espagne est si gravement endettée qu'elle ne peut rien tenter contre la France. Les Anglais libres envoient aux Français libres leur approbation joyeuse. Voilà la situation de l'Europe.

« Il n'y a que la folie furieuse qui puisse, en cet état de choses, conseiller la continuation de la guerre contre la France. A la vérité, on nie dira qu'aujourd'hui on ne peut attendre des cabinets que fureur et démence ! Et je reconnais que jusqu'ici leur conduite est en cfi'ct une manifestation de délire. Mais supposé que les Cours alliées tendent toutes les forces qui leur restent pour porter de nouveau la guerre sur le Rhin ; supposé que ces armées viennent soutenues de magasins immenses (et je ne sais comment on pourrait les remplir) ; supposé qu'elles amènent la grosse artillerie qu'elles avaient oubliée cette année, où pensez-vous, mes concitoyens, que les Français les attendront ? Ce n'est certes pas sous les murs de Mayence, quand la Franconie et la Souabe sont ouvertes jusqu'aux limites de la Bohême et de l'Autriche.

« La crainte ridicule d'un siège d'hiver, je ne veux même pas la discuter, elle trahit trop visiblement les pitoyables efforts de nos aristocrates pour alarmer nos concitoyens en exploitant leur ignorance des choses de la guerre. Vous, mes frères, vous riez d'aussi impudentes menaces. Vous savez bien que maintenant, au lien de lâches aristocrates qui fuient avec tout leur avoir à la première ombre du danger, vous avez pour défenseurs des hommes libres qui ont un cœur dans la poitrine. »

Dès lors, s'il n'y a pas péril pour les Mayençais à unir leur destin à celui de la France, il faut que cette union soit complète. Il faut qu'en s'associant à la France ils participent à toute la liberté, à toute la force de la République. A quoi servirait-il de rester hors de la France et, pour ainsi dire, en marge de la République française, puisque c'est seulement par son aide et sous son bouclier que les Mayençais peuvent être des citoyens libres ? A quoi servirait aussi d'adopter une Constitution bâtarde qui, en laissant subsister des vestiges de privilège et d'aristocratie, supprimerait l'entière coopération de Mayence et de la France, et comment la France républicaine pourrait-elle protéger à Mayence une liberté incomplète et trompeuse dont elle a été obligée elle-même de dénoncer le mensonge ?

« Voici, mes concitoyens, le moment favorable où vous pouvez devenir et demeurer libres, aussitôt que vous aurez pris la résolution ferme de vous rattacher à la France et de faire avec elle cause commune. Ayez l'honneur d'être les premiers en Allemagne à secouer vos chaînes, ne laissez pas vos voisins vous devancer... Le Rhin, un grand fleuve navigable, est la limite naturelle d'un grand Etat libre, qui ne désire aucune conquête, mais qui accueille les nations qui se joignent volontairement à lui et qui est fondé à exiger une indemnité de ses ennemis pour la guerre arbitraire qu'ils lui ont déclarée. Le Rhin restera, comme il est juste, la limite de la France ; il n'y a pas de regard un peu exercé aux choses de la politique qui ne voie cela, et on se serait depuis longtemps décidé à ce sacrifice si un point d'honneur n'obligeait pas d'abord les Français à arracher aux tyrans la Belgique et Liège.

« Ne doutez pas que la République française n'attend que votre déclaration pour vous accorder aide et fraternisation. Si le vœu de Mayence et des habitants de la région environnante se prononce, s'ils veulent être libres et Français, vous serez tout de suite incorporés à un Etat libre indestructible.

« Peut-être vous a-t-on dit qu'il serait difficile de détacher de l'Empire allemand les pays de ce côté-ci du Rhin. Je demande si on n'a pas déjà détaché de l'Allemagne et donné à la France l'Alsace et la Lorraine... (En ce qui touche la Constitution) l'expérience démontre par des exemples innombrables que dans les grands et décisifs moments les choses moyennes et médiocres, qui n'osent être qu'à demi, qui ne sont ni le chaud ni le froid, ne réussissent qu'à blesser tous les partis et à tout mettre en fermentation. N'êtes-vous point assez avertis par l'exemple de la France elle-même et du parti prétendu modéré de la Cour et des Feuillants ? Souvenez-vous des petits intrigants à courte vue, qui jouaient toujours à couvert, forgeaient des plans secrets et d'artificieuses intrigues, qui partout se glissaient et rampaient pour ameuter obscurément les esprits, semant les calomnies, les menaces, les écrits outrageants et cherchant à se créer des adhérents par la corruption. Souvenez-vous que ceux-ci enfin ont essayé, le poignard à la main, de déchirer le vêtement de leur mère, de leur patrie, de leur France. C'est là le but et la fin du modérantisme qui toujours, avec des mots endormeurs, une voix douce, un regard angélique, cherche à vous séduire pour vous enlacer et vous étouffer.

« Je ne dis pas trop : vous perdrez tout si vous ne prenez pas tout, si vous ne voulez pas de tout votre cœur être pleinement libres. La chose est claire. Qui vous garantira votre fade et médiocre compromis, votre projet modéré et feuillantin, votre prince élu, vos Etats de créanciers et de nobles, vos deux Chambres, oui, qui vous garantira tout cela ? Ce ne sera pas le cher et saint Empire allemand, qui ne peut même plus se sauver lui-même et qui est à bout. Ce ne sera pas le Reichstag de Ratisbonne, réduit à l'inaction. Ce ne sera pas la Prusse ou l'Autriche qui ne se soucient guère de vous.

« Ce ne seraient pas les princes auxquels vous voulez vous confier. Vous auriez là vraiment une belle caution. Ceux qui toujours se servent de l'Empire allemand comme d'un épouvantail ne songent pas qu'ils ont oublié de nous dire comment l'Empire allemand négociera avec nous au sujet de la nouvelle Constitution modérée. Avec lequel de nous entrera-t-il en conversation ? Reconnaîtra-t-il préalablement notre droit de nous donner une Constitution nouvelle ? Nous avons vu le contraire à Liège, et je vais plus loin : je dis que l'Empire allemand ne peut pas, avec ses principes, s'entretenir avec nous sur cet objet ; que la forteresse de la Constitution impériale, incapable de toute amélioration, de tout changement, n'est plus qu'une pauvre chambre de décharge, toute branlante et tarée, où on peut faire un trou rien qu'en la touchant du bout du doigt.

« Cette vieille pièce de décharge et de débarras est hantée maintenant par un fantôme décevant, qui se donne pour l'esprit de la liberté allemande ; mais c'est le diable de la servitude féodale, comme on peut le reconnaître aux énormes dossiers qu'il traîne avec lui et au bruit de chaînes qui accompagne chacun de ses pas. Ce spectre horrible qui parle de titres, de féodalité, 1 de parchemins, alors que des gens raisonnables parlent de vérité, de liberté, de nation et de droit humain, ne peut être chassé que si on marche sur lui la dague au poing.

« Laissons cette image, voici ce que je dis en paroles précises : La force des armes peut contraindre l'Empire allemand à des concessions ; elle peut l'obliger à reconnaître Mayence comme un Etat libre, qui a le droit de se constituer lui-même. Mais pendant que la République française est engagée comme en une lutte sanglante avec la Prusse et l'Autriche, croire que Mayence obtiendra par des négociations que l'Empire allemand reconnaisse sa Constitution, c'est une preuve de courte vue politique qui ne peut s'excuser que par l'extrême inexpérience. »

Et, si l'Empire allemand ne peut pas garantir cette Constitution mayençaise, est-il permis d'espérer que la France la garantira ?

« Mais voulez-vous m'expliquer comment la République française s'oubliera elle-même au point de vous garantir à vous et à l'Empire allemand une Constitution qui va juste à contre-sens des principes éternels sur lesquels elle-même repose, la liberté et l'égalité ? Elle a promis son appui à une Constitution libre, mais non pas à l'antique esclavage sous un nom nouveau. N'imaginez pas qu'une nation libre puisse se contredire aussi violemment elle-même et agir aussi follement. Ne vous éblouissez donc pas de vaines espérances. Comprenez bien, vous tous, les habitants de la ville et de la campagne, que le projet captieux et qui paraît innocent vous conduit à votre perte. Si la République française ne s'intéresse pas à vous dans les stipulations de paix, si elle ne vous garantit point une Constitution qui est contraire à ses principes et qu'elle ne peut pas vous garantir, que vous reste-t-il qu'à vous remettre aveuglément, en rebelles vaincus et impuissants, aux mains de vos maîtres d'hier. Abandonnés par la France, abandonnés de tous, vous ne pourrez pas faire vos conditions. Vous devrez — ô terrible destin pour qui connaît le despotisme et les aristocrates ! — vous devrez vous rendre à merci. »

C'est un discours d'une admirable force politique, peut-être le seul discours vraiment politique, tout pénétré de réalité et tout frémissant de passion, qui ait été prononcé à celte date en Allemagne. Je devrais en traduire et en citer les larges extraits pour donner la sensation exacte, aiguë des problèmes presque désespérés qui tourmentaient alors la pensée et la conscience de l'Allemagne. Le glaive de la Révolution oblige l'esprit allemand aux décisions rapides. La dialectique de Forster est pressante et ses conclusions sont nettes. Il ne laisse d'autre refuge aux Mayençais et aux pays du Rhin que dans l'union entière avec la France, dans l'acceptation de l'entière démocratie. Mais comment un lourd malaise n'aurait-il pas pesé-sur l'Allemagne ? Ah ! certes, c'est avec une force de pensée presque héroïque (pie Forster tente de dissiper les vieilles défiances, les haines et les préjugés de race. Et rien n'est plus beau que cette partie du discours de Forster où il s'empare, au nom de la liberté, de tous les idiomes, de tous les langages de l'univers et où il ne laisse plus à l'esclave que le cri de la bête.

Mais quoi ! depuis deux générations l'Allemagne rêve de reconstituer son unité politique et nationale par la force de l'unité intellectuelle. La langue allemande, dédaignée encore des puissants, mais enrichie par de grands poètes et de grands écrivains de merveilleuses beautés, lui apparaît comme le vrai trésor national, comme la promesse d'unité et de grandeur. Et voici que la partie la plus progressive, la plus révolutionnaire de l'Allemagne est invitée à se séparer de la patrie allemande, à s'associer à un peuple libre, il est vrai, mais qui parle une autre langue et procède d'une autre tradition. Quel trouble et quel malaise ! Voici encore que jusque dans l'acte constitutif de sa liberté, le peuple des pays rhénans subit la double servitude de la complète et de la guerre. Qu'est devenue la promesse première faite aux peuples allemands qu'ils choisiront eux-mêmes, en toute souveraineté, la Constitution qui leur conviendra le mieux ? Maintenant il apparaît aux Mayençais qu'ils sont exposés à tous les hasards, à l'abandon de la France et aux représailles furieuses de l'évêque et des nobles, s'ils n'adoptent pas exactement la Constitution française que Custine leur offre à la pointe de son épée. Il y avait une contradiction lamentable à être libéré par le vainqueur et à croire que cette libération pourrait se produire selon un autre mode que celui du vainqueur. Non, non, il y a trop de malaise en cette liberté imposée et façonnée par la conquête, et l'Allemagne ne se sentira libre que le jour où elle se donnera elle-même la liberté.

 

L'ILLOGISME DE FORSTER

Forster lui-même est dans une situation terriblement fausse et qui tous les jours s'aggrave. S'il n'espère pas que la France révolutionnaire, une fois accrue de Mayence et portée jusqu'au Rhin ; aidera par son exemple à l'affranchissement politique de toute l'Allemagne, s'il abandonne presque toute la nation allemande à la servitude indéfinie, c'est une sorte de désertion. Qui ne surprend, en tout ce qu'il dit de l'Allemagne, une sorte de désespoir ? il déclare que l'horrible spectre diabolique du féodalisme allemand ne pourra être chassé que la dague au poing, et il fait tomber la dague du poing : il arrête aux bords du Rhin le mouvement conquérant de la Révolution. Et il retranche de l'Allemagne ces révolutionnaires rhénans qui seuls pouvaient i\n peu manier le glaive contre les vieilles tyrannies. Contradiction et ténèbres ! De plus, au moment même où il appelle les Mayençais à la liberté, à l'indépendance, lui-même a sur l'épaule la lourde main conquérante de Custine. Il ne peut plus se séparer de lui. Il ne peut plus, sous peine de se condamner à un isolement mortel, désavouer même les fautes du général victorieux.

Il les seul pourtant. Il sait, et il écrit, dans ses notes, dans ses lettres, que Custine commet à Francfort les pires imprudences, qu'en imposant à la bourgeoisie une contribution que sans doute elle eût consenti de plein gré, si on la lui avait demandée sous forme d'emprunt régulier dans l'intérêt de la liberté allemande, il blesse les intérêts et les amours-propres. Et pourtant il est devenu si fatalement solidaire du vainqueur qu'il adresse aux habitants de Francfort un plaidoyer public pour les actes du général qu'il blâmait le plus.

Forster buvait vraiment jusqu'à l'extrême amertume toute la servitude allemande. Il avait souffert cruellement, avant la Révolution et durant même ses premières années, du poids du despotisme qui accablait l'Allemagne. Et maintenant, la main étrangère qui soulève ce poids du despotisme se révèle presque aussi pesante et elle marque de sa lourde empreinte la liberté déformée. O impuissance et douleur !

 

L'AFFAIRE DE FRANCFORT

Mais soudain le destin s'aggrave encore. La résistance de l'Allemagne à la Révolution commence à devenir plus active. La proclamation de Custine contre le margrave de Hesse soulève contre Custine les Hessois blessés dans leur amour-propre par toute attaque de leur chef. Et, à Francfort, la petite garnison française est obligée de capituler. Le 1" décembre, pendant que les Hessois lui donnent l'assaut, presque toute la population la presse. Et le soulèvement universel d'une ville semble annoncer, pour une date un peu lointaine encore, le soulèvement universel de l'Allemagne.

Forster sentait sur lui un terrible fardeau : l'hypothèse d'un siège prochain de Mayence n'était plus absurde. Le peuple hochait la tête et les prêtres criaient malheur dans la cité. Une lourde somnolence, qu'aiguillonnait, seulement l'intérêt le plus immédiat, pesait sur les esprits.

La lâcheté et l'indifférence allemandes, écrit Forster le 6 décembre, soulèvent la colère. Rien ne s'émeut encore et il vient toujours des gens pour nous dire que tous se prononceraient pour la liberté si on faisait remise de tous les impôts. Etre maltraité, trompé, opprimé, cela ne compte pas et il n'y a rien là qui puisse décider les hommes à secouer le joug. Ce qu'il faut, c'est l'assurance complète qu'on n'aura rien à faire, aucun devoir à remplir. »

Le désaveu le plus amer venait au pauvre combattant, celui des savants et des lettrés d'Allemagne.

« Je reçois de Voss (1er janvier 1793) une lettre lamentable. Tout ce qu'il avait prévu arrive : les savants de Berlin raisonnent sur moi ; on me méconnaît ; on me maltraite dans toute l'Allemagne ; je passe pour le principal auteur des maux de Mayence ; on imprime contre moi des libelles infamants. Oui, je le sais. Ceux qui me jugent ainsi n'ont pas de cœur. La fainéantise savante corrompt tous ces gens-là à fond. Ils ne peuvent pas comprendre un homme qui sait aussi agir à son heure et maintenant ils me trouvent méprisable parce que j'agis selon les principes qu'ils honoraient de leur approbation tant que je nie bornais à les inscrire sur du papier. Mais qu'importe le qu'en dira-t-on ? »

 

LA CONVENTION RHENANE

Malgré cet effort de Forster pour rester debout, la tristesse et le malaise croissaient et, quand, le 17 et le 18 décembre, le peuple des pays rhénans fui appelé à se prononcer au scrutin sur l'acceptation de la Constitution française, le nombre des votants fut très faible. Les commissaires de la Convention, Reubell, Haussmann et Merlin de Thionville, arrivés à Mayence le 1" janvier, ne réussirent guère à animer les courages. Et lorsque, le 24 février 1793, dans les églises de Mayence, de Worms, de Spire, etc., le scrutin s'ouvrit pour la nomination de la Convention nationale des pays rhénans, le nombre des abstentions fut énorme.

Les corporations bourgeoises s'excusaient en disant qu'il ne serait plus possible aux marchands d'aller aux foires de Francfort s'ils se prononçaient pour la France. Pourtant la Convention rhénane, réunie le 17 mars dans la grande salle de l'ordre teutonique, se risqua, malgré l'absence de plus de la moitié des députés, ou intimidés ou empêchés, à proclamer la rupture avec l'Empire allemand et l'incorporation avec la France. Mais cette décision, qui n'aurait valu que par l'enthousiasme et la ferveur, était pesante et morne. Aucun ressort d'espérance révolutionnaire ne la soutenait et de sombres pressentiments accablaient les âmes. Bientôt Mayence sera investie. Et des bourgeois forcenés de haine, accourus de loin, s'empresseront autour de la pauvre ville ravagée et incendiée par les boulets, et suivront avec une joie féroce l'agonie de la cité qui accueillit la Révolution.