GEORGE FORSTER Ah !
quel drame poignant de conscience et de pensée que la vie de ce grand et
infortuné George Forster ! Depuis qu'avait éclaté la Révolution, son esprit
n'était que tourment et conflit. Il avait trente-six ans en 1789 et ses
étroites fonctions de bibliothécaire à l'Université de Mayence ne suffisaient
point à son activité inquiète et à son esprit vigoureux. Il avait du sang
anglo-saxon dans les veines. Il descendait d'une famille écossaise qui
s'établit en Allemagne au XVIIe siècle. Et c'est sous la direction d'un
capitaine anglais, l'illustre Cook, qu'il fit, de 1772 à 1775, à peine âgé de
vingt-deux ou vingt-trois ans, un voyage autour du inonde. C'était le second
voyage de Cook. Forster en a laissé un récit admirable, d'une netteté d'idées
et d'images, d'une force et d'une rapidité de style que l'Allemagne n'avait
pas encore connues. Et déjà son haut esprit se révèle généreux et exact. Il a
la passion de la science, l'orgueil de l'esprit humain. Il
recueille, dessine, catalogue animaux et plantes, et quanti il rencontre au
Cap ou en Océanie d'intrépides botanistes, des disciples du grand Lioné qui
vont à travers le monde pour saisir et faire entrer dans les classifications
du maître toute la diversité presque infinie de la vie végétale, il s'émeut
d'un enthousiasme grave et presque religieux ; quoi de plus noble que la
pensée conquérante ? Mais partout, en même temps que cette curiosité
passionnée du vrai, il a le souci de l'humanité. Il s'afflige et proteste,
toutes les fois qu'il constate les mauvais traitements infligés aux esclaves.
Au Cap notamment, où la Compagnie hollandaise a réduit en esclavage des
centaines de Hottentots, il constate avec douleur en quel mépris des hommes
peuvent tenir d'autres hommes. Ces Hollandais, pieux lecteurs et
commentateurs de la Bible, et qui croient que sans religion l'homme n'est
qu'une brute, laissent systématiquement leurs esclaves en dehors de toute
religion et de tout culte. Ce n'est point par tolérance, mais par extrême
dédain. Les esclaves ne sont vraiment à leurs yeux que des bêtes. De ce
long voyage, Forster a retenu une grande pitié pour les esclaves, pour les
noirs, une grande colère contre les sophismes des esclavagistes. Il a de
même, pour les sauvages, pour les populations primitives, une sympathie
tendre et douloureuse. Il gémit de tout le mal que leur font les Européens : « C'est
un grand malheur, que toutes nos découvertes aient coûté la vie à tant
d'hommes innocents. Mais, si dures que soient ces violences pour les petites
populations incultes qui ont été visitées par les Européens, ce n'est qu'un
détail auprès du dommage irréparable qui leur a été causé par la ruine tic
tous leurs principes moraux. Si du moins ce mal avait été quelque peu mêlé de
bien, si on leur avait appris des choses vraiment utiles, ou si on avait
extirpé parmi eux quelque coutume immorale et funeste, nous pourrions nous
consoler à la pensée qu'ils ont regagné d'un côté ce qu'ils perdaient de
l'autre. « Mais
je crains bien que notre connaissance n'ait fait que du mal aux habitants de
la mer du Sud ; et je crois que les populations qui se sont le mieux tirées
d'affaire sont celles qui par crainte ou méfiance n'ont pas permis à nos
matelots d'entrer en relations avec elle. » Hélas !
Quelle tristesse que l'expansion des races supérieures et cultivées ait été
déshonorée par tarit d'inutiles violences et de bassesses ! Mais, si Forster
est sévère pour les Européens, il n'a sur les sauvages aucune illusion
sentimentale. Il note avec dégoût la crapuleuse et bestiale saleté des
habitants de la Nouvelle-Zélande. Dans toutes les îles du Pacifique, les
filles trafiquent de leur corps non peint par une sorte d'impudeur naïve et
d'innocence première. Elles témoignent au contraire quelque répugnance à se
donner. Mais elles ne résistent pas longtemps à la cupidité, au désir d'avoir
une étoffe voyante ou quelque objet convoité. Et au besoin le père, qui
n'entend pas perdre une belle occasion de profit, oblige à céder celles qui
résistent. «
Est-ce nos hommes, qui prétendent appartenir à un peuple civilisé et qui sont
cependant à ce point bestiaux, ou est-ce ces barbares qui prostituent si
honteusement leurs femmes, qui méritent le plus de dégoût ? C'est une
question à laquelle je ne puis répondre. » Presque
partout, les sauvages n'ont qu'une loi : lorsqu'ils se haïssent, poursuivre
leurs ennemis jusqu'à l'entière extermination. Et l'instinct du meurtre
s'éveille aisément en eux. Près du rivage, en Nouvelle-Zélande, Forster et
ses compagnons rencontrent une famille de sauvages, qui paraît avenante et
douce. Ils font don au chef d'une hache. Ils supposaient que, vivant seul
avec les siens dans une forêt épaisse, il se servirait de sa hache pour
abattre des arbres et travailler le bois. A peine l'eut-il en mains qu'il se
mil à courir en criant qu'il allait tuer. Il avait sans doute quelque ennemi
à l'autre bord de la forêt. Non, il ne faut pas s'imaginer, comme
Jean-Jacques, que l'innocence et la bonté sont dans l'état de nature.
L'humanité est encore atroce et vile, cruelle, lubrique, avide. Mais, du
moins, par la pensée, elle commence à pressentir un ordre supérieur, et la
science apparaît bien belle, quand elle est brusquement confrontée à cette
grossière ignorance primitive qui n'exclut pas les instincts mauvais. Que de
noble orgueil et de mélancolie dans ce rapide tableau d'une halle européenne
en pleine sauvagerie ! « Au
bord d'un ruisseau bruyant auquel nous avions ménagé une issue commode sur la
mer, était l'installation de nos tonneliers qui faisaient ou réparaient toute
une série de tonneaux pour emporter de l'eau. Ici fumait une grande chaudière
où, avec des plantes indigènes et jusqu'ici inobservées, nous brassions une
saine et rafraîchissante boisson pour nos hommes. A côté, ceux-ci faisaient
cuire d'excellents poissons pour leurs camarades qui réparaient, nettoyaient,
calfataient le navire, remettaient les agrès en état. Ainsi des travaux
divers animaient la scène, l'emplissaient de bruits variés ! tandis que la
montagne voisine retentissait des coups de marteau rythmés des charpentiers.
Même les beaux-arts fleurissaient dans la nouvelle colonie. Un débutant (c'est Forster
lui-même)
dessinait, pour son noviciat, les plantes et les animaux de la forêt que nul
encore n'avait visitée ; les romantiques perspectives du pays sauvage étaient
fixées aussi par un de nos amis et la nature s'étonnait d'être reproduite
dans la richesse de ses couleurs et la délicatesse de ses nuances. Même les
sciences les plus hautes avaient honoré de leur présence ces lieux déserts. Au
milieu des travaux mécaniques se dressait l'observatoire muni des meilleurs
instruments ; et l'astronome, avec un zèle vigilant, suivait la marche des
astres ; les merveilles du monde animal dans les forêts et les mers
occupaient les sages, curieux de connaître l'univers. «
Partout, en un mot, où nous jetions les yeux, on voyait fleurir les arts, et
les sciences siégeaient en un pays que jusqu'ici une longue nuit d'ignorance
et de barbarie avait couvert ! Cette belle image de l'humanité élevée et de
la nature fut de courte durée. Elle disparut comme un météore presque aussi
vite qu'elle avait apparu. Nous rapportâmes nos instruments et nos outils
dans le vaisseau et nous ne laissâmes d'autre trace de notre séjour qu'une
petite éclaircie dans la forêt. A la vérité nous avions semé là quelques-unes
des meilleures plantes de jardin d'Europe, mais la végétation spontanée
étouffera bientôt toutes les plantes utiles et dans peu d'années le lieu de
notre séjour ne sera plus reconnaissable, il sera retourné à l'état originel
et chaotique du pays. Ainsi passe la gloire du monde. Mais qu'importent, pour
l'avenir destructeur, les moments ou les siècles de culture ? Il efface
ceux-ci comme ceux-là. » Ainsi
la forte pensée de Forster, à la fois vaillante et triste, dominait le temps.
Il revint en Allemagne sans parti pris théorique, sans esprit de système,
plein d'une pitié clairvoyante pour la pauvre humanité surchargée de maux. Il
avait lutté et souffert. Dans les longs mois de navigation vers le pôle Sud,
il avait connu l'extrémité élu péril et de la souffrance, les sinistres
tempêtes sous un ciel tout noir, les fureurs d'une mer sombre soulevant des
blocs de glace. Il avait connu aussi la douceur toute virgilienne et
élyséenne des horizons de Taïtï : Devenere locos lœtos. Et après avoir
fait le tour du monde, il se dit, en terminant, avec Pétrarque, que le monde
était bien petit : « J'ai
vu l'un et l'autre pôle, les étoiles errantes et leur voyage oblique. Et j'ai
vu combien notre vision était courte ! » Oui,
mais pour cet esprit ardent, actif et clair, qui venait de mesurer le monde
et qui le trouvait étroit, que la médiocrité somnolente de la vie allemande
allait paraître opprimante ! Il avait entrevu la grande action, et il était
pris maintenant dans une morne immobilité. Professeur à Vilna, à Mayence, il
souffrait de sa pauvreté, mais surtout de l'impuissance d'agir. Sa gloire
même lui était un fardeau. Les Allemands regardaient curieusement l'homme
intrépide qui avait traversé tant d'horizons inconnus. Mais lui se disait
tout bas : « Que m'importe cette curiosité enfantine et vaine ? Ils ne
sauront pas faire usage de la force qui est en moi. » Il avait épousé la
fille du grand savant de Gœttingue, Heyne, le commentateur illustre de
Virgile ; et il soutenait sa famille à force de labeur. Il traduisait pour
les revues allemandes ou il commentait les œuvres anglaises. Et il souffrait
de perdre ainsi à un travail subalterne l'énergie de ses facultés. L'Angleterre
avait une vie politique et industrielle intense, les joies de la liberté et
l'orgueil de la richesse. La France avait, au moins en son centre, les joies
d'une vie sociale éblouissante où la puissance de la pensée s'animait de la
puissance de l'opinion. En Allemagne il y avait en quelques esprits d'élite
une admirable vie intellectuelle ; mais c'étaient des flammes sur des sommets
; de grandes ténèbres dormantes couvraient la vallée et, dans le cercle des
petites villes s'agitaient des intérêts misérables. Forster avait le respect
des hauts penseurs de l'Allemagne. Surtout il avait compris toute la grandeur
de Kant, et il en voulait à l'Angleterre de ne pas l'avoir d'emblée admiré,
traduit, adopté. Mais il n'était pas fait pour la pure contemplation. Il lui
semblait que ces hautes flammes de la pensée auraient dû animer tout le
peuple à la liberté, à la grande action politique, et il constatait partout
inertie, routine, sotte admiration de l'ignorance servile pour le privilège
infatué. En sa vie personnelle, étroite et gênée, retentissaient toutes les
misères de la vie allemande. Il n'aimait ni le luxe de délicatesse ni le luxe
de vanité. Mais il aurait voulu pouvoir tout à son aise acheter des' livres,
et s'échapper en un rapide voyage, pour reprendre contact avec le monde. Il
s'y décidait parfois, mais en créant à son ménage des mois de gêne et de
souci. Le cœur
de sa jeune femme, qui l'admirait cependant, se détourna de lui, de sa
tristesse, de son imprévoyance. Et Forster aurait succombé au poids écrasant
de la vie s'il n'avait eu dans l'esprit un merveilleux ressort, une force de
curiosité et de pensée qui toujours soulevait tous les fardeaux de pauvreté
et d'ennui. Il se nourrissait de tout ce que l'esprit humain produit de noble
et de fort. Il possédait les littératures anciennes, « cet incomparable
trésor d'idées et d'images », et il connaissait presque toutes les langues et
toute la littérature de l'Europe. Il suivait avec passion le mouvement de
toutes les sciences, de l'orientalisme, qui découvrait Sakountala, à la
physique et à la chimie. Mais quoi ! faudra-t-il toujours lire, toujours
méditer, toujours porter en soi l'immobile trésor des richesses humaines ?
L'heure ne viendra-t-elle point d'appliquer à la réalité, au progrès
substantiel de l'humanité toute cette force d'esprit et toutes ces
connaissances ? Les
Anglais aussi pensaient, savaient. Ils avaient Newton et ils lisaient Homère.
Mais ils combattaient au Parlement, ils gouvernaient des colonies, et chez
eux la vie de l'esprit et la vie de l'action se fondaient en une seule
flamme. N'est-ce pas d'un beau vers de Virgile que Pitt saluait à la Chambre
des Communes la prochaine libération des esclaves noirs ? Quelle fatigue pour
l'esprit agissant de Forster d'accumuler en silence des richesses de pensée
dont il n'aurait pas l'emploi, des forces stériles et inquiètes ! Quand
éclata la Révolution française, il y eut en lui un grand trouble. Il
pressentit un de ces vastes ébranlements qui mettent en jeu toutes les
énergies obscures et souffrantes. Et malgré sa réserve, malgré l'indifférence
qu'il affectait parfois au dehors et les conseils de sagesse qu'il se donnait
tout bas à lui-même, sa sympathie secrète alla d'emblée au mouvement
révolutionnaire qui affirmait la liberté et qui déchaînait des forces
d'action jusque-là liées. Ce n'est pas qu'il se livre d'abord tout entier et
sans réserve. Il y avait quelque méfiance des événements et des hommes en
cette nature tourmentée et refoulée. Et puis, en observateur exact et
méthodique, il attendait, pour juger, le développement des phénomènes.
Visiblement, il se contraint dans la partie première de la Révolution et il
surveille son instinct qui se déclare pour elle. Il
commence par s'étonner qu'un aussi grand drame ne suscite que des acteurs
aussi médiocres. Il répète le mot banal propagé alors par la
contre-Révolution sur Catilina-Mirabeau. Il dit que ce n'est pas le génie ou
la sagesse des hommes qui a assuré les premiers succès de la Révolution,
qu'elle a été servie par l'imbécillité des deux ordres privilégiés, par la
loi d'airain de la destinée qui condamne un régime corrompu et défaillant.
Mais déjà, par une sorte de ruse inconsciente, ce qu'il retire de grandeur
aux hommes, il le donne aux événements ; ce qu'il prend aux révolutionnaires,
il le donne à la Révolution. Pourtant, comment s'engager à fond ? Ce serait
se découvrir tout seul et se perdre. Il a
bien compris, d'une vue pénétrante et nette, que l'Allemagne ne suivra pas.
Il constate, il répète, comme pour se rappeler lui-même à la prudence,
qu'elle n'est pas prêle pour une Révolution analogue à celle de la France.
Même dans ces régions du Rhin, sur lesquelles le souffle de la France passait
ardent encore, il n'y a que des pensées mesquines et des mouvements ineptes.
A Mayence, c'est la grande querelle des ouvriers de métier et des étudiants
qui, un soir, dans une auberge, avaient enlevé des filles réservées aux
artisans. L'électeur de Mayence, les prêtres, qui gouvernaient avec lui,
laissaient se produire ces désordres misérables, pour épuiser en de viles
agitations toute l'ardeur combative du peuple mayençais et aussi pour avoir
un prétexte commode à répression vigoureuse et à avertissements sanglants. Que
faire contre cette connivence de la sottise populaire et de la rouerie
sacerdotale ? Attendre, se ménager, ne pas livrer sn vie et celle des siens
au hasard des flots sombres et lourds. Pourtant, il commence à tâter un peu
l'opinion de son entourage et il laisse échapper en quelques paroles brèves
des pensées hardies, où perce sa connaissance des grands intérêts européens. « Que
vous semble, écrit-il à Heinse, le 30 juillet 1789, de la Révolution
française ? Que l'Angleterre la laisse tranquillement se produire, c'est
beaucoup de loyauté ou bien peu de politique. La République de vingt-quatre
millions d'hommes donnera bien plus à faire à l'Angleterre que le despote
avec un pareil nombre de sujets. Mais il est beau de voir ce que la
philosophie a mûri dans les têtes et ce qu'elle a réalisé dans l'Etat sans
qu'il y ait un exemple qu'un changement aussi complet ait coûté aussi peu de
sang et de ruines. Ainsi c'est bien là la voie la plus sûre : instruire les
hommes sur leur véritable intérêt et sur leurs droits ; tout le reste vient
ensuite comme de lui-même. » Que les
amis et la famille de Forster se rassurent donc. Ses pensées les plus hardies
ne vont pas pour l'Allemagne au-delà d'une œuvre lente et prudente
d'éducation. Le 28 août, il semble trouver téméraires et excessives les
premières démarches de la Révolution. « La
Révolution française est commencée, mais non finie. Pourvu qu'on n'aille pas
trop vile ! Il est bien certain que la suppression complète de la noblesse
devait causer un grand trouble, plus d'un noble n'ayant absolument d'autres
revenus que ceux qui proviennent des droits seigneuriaux. Mais il est
impossible d'espérer la perfection ; c'est bien assez si quelque chose de bon
en son genre et de grand se produit enfin. » Quelle
sympathie discrète encore et mesurée ! Et où saisirions-nous mieux les
hésitations, les lenteurs de la conscience allemande qu'en ce vif esprit qui
en est tout appesanti ? Mais les thèses de réaction et de compression qui
commencent à se multiplier en Allemagne, par un instinct obscur de défense
contre la contagion révolutionnaire, indignent Forster. « J'ai
vu avec douleur, écrit-il le 7 septembre, que Meyners, dans le compte rendu
d'un voyage de Ludwig à Surinam, loue l'auteur, plus qu'il ne le blâme,
d'approuver le commerce des esclaves. Ce misérable n'a pas honte de dire que
la Bible prescrit le commerce des esclaves et il ajoute : « Un homme peut
être le frère d'un autre « homme en Christ et être corporellement son
esclave. » Et ce sont des distinctions, c'est cette casuistique de prêtre que
Meyners laisse passer. La Gazette de Gœttingue est le véhicule qui répand
dans le public l'approbation de ces principes monstrueux. Il y a longtemps
que je n'ai été aussi indigné. » Allons
! l'impatience de la bataille le gagne. Il sent qu'il ne sera pas le maître
de ses colères, et c'est pour respirer à l'aise et dissimuler son inquiétude
d'esprit, autant que pour assister de plus près à l'éruption du volcan, qu'il
s'échappe vers la Belgique, l'Angleterre, la France. Il veut voir, interroger
le grandiose phénomène qui commence à émouvoir l'Europe. Et ce qu'il aime
tout de suite, ce qu'il salue dans la Révolution, c'est l'expansion des
forces. Cet
homme se mourait d'étouffement et de resserrement. Ah ! que les cercles
innombrables et étroits où un despotisme mesquin tient captive la force de
production comme la force de pensée éclatent enfin ! Que toutes les poitrines
se dilatent et que toutes les facultés donnent leur mesure ! «
Partout et toujours, écrit-il d'Aix-la-Chapelle dès les premiers jours de son
voyage, le développement économique a été inséparable de la liberté civile et
a duré autant qu'elle. En Portugal, l'activité économique ne pouvait être
qu'un phénomène accessoire de l'esprit de conquête et elle devait, étant
contrainte et artificielle, disparaître bientôt dans les ténèbres du
despotisme catholique et de la discorde politique. Dans l'oligarchie
allemande, elle a lutté merveilleusement contre les obstacles terribles du
barbare système féodal et elle se heurte seulement à la multiplicité de
frontières et d'Etats que nous a léguée le moyen âge et qui grève toute
opération marchande. Malgré la déplorable disposition géographique, il y a un
fait qui témoigne de l'influence de la liberté sur le commerce de notre
patrie : c'est la prospérité de Hambourg et de Francfort et la chute de
Nuremberg, d'Aix-la-Chapelle et de Cologne. » Est-ce
que la bourgeoisie allemande ne le comprendra pas ? Est-ce qu'elle ne fera
pas alliance avec les penseurs courageux pour briser toutes ces entraves et
pour imposer au monde, qui adore encore sottement l'oisiveté titrée et le
despotisme stérilisant, le respect de la bourgeoisie productive ? Les
manouvriers aussi trouveraient leur compte à celle activité nouvelle. On
dirait que Forster s'essaie, sous l'apparence scientifique et calme de
déclarations d'ordre économique, à rédiger le manifeste révolutionnaire de
l'Allemagne du travail contre l'Allemagne des princes et des prêtres. « De
ce point de vue, le grand marchand, dont les spéculations embrassent toute la
sphère terrestre et relient les continents, n'est pas seulement, dans son
activité d'esprit et dans son influence sur la marche générale de l'humanité,
un des plus heureux parmi les hommes ; mais il est aussi, par la masse des
expériences pratiques que chaque échange accroît en lui, par l'ordre et la
généralité des concepts que l'on peut raisonnablement supposer en un esprit
qui domine un si vaste champ de la réalité, un des plus éclairés. Bien mieux
que beaucoup d'autres il atteint ce qui est la fin la plus haute de notre
nature : agir, penser et, par de clairs concepts, concentrer en soi le monde
objectif. Il est digne d'envie, le sort d'un homme qui, par son esprit
d'entreprise, ouvre à des milliers d'autres hommes la source du bien-être et
du bonheur domestique, d'autant plus digne d'envie qu'il leur procure ce
bienfait sans diminution aucune de leur liberté et qu'il est le ressort
invisible d'actions que chacun attribue à son propre vouloir. L'Etat est
heureux lorsqu'il compte en soi des citoyens de cette sorte, dont les grandes
entreprises non seulement peuvent se concilier avec la plus haute éducation
des forces morales des citoyens plus humbles, mais encore acquièrent par
celle-ci plus de stabilité. Là où l'extrême pauvreté accable le manouvrier,
là où avec tout l'effort dont il est capable, il ne peut jamais arriver à la
satisfaction des besoins de la vie les plus impérieux, là où l'ignorance est
son lot au milieu d'un pays où la science éclaire les hautes classes de son
plus clair rayon ; là aussi ce manouvrier ne peut réaliser en soi la plus
haute destination de l'homme, étant réduit à n'être lui-même qu'un outil qui
façonne les moyens d'échange entre les nations. Il en est tout autrement là
où l'habileté et l'activité, sûres de leur salaire, procurent à celui qui en
est doué un certain degré de bien-être, qui lui rend possible d'obtenir au
moins des connaissances théoriques au moyen d'une instruction convenable et
d'une bonne éducation. Combien petit et misérable apparaît le despote qui
tremble devant les lumières de ses sujets, quand on le compare à l'homme
privé, au fabricant d'un Etat libre, qui fonde son propre bien-être sur le
bien-être de ses concitoyens et sur leur instruction plus parfaite ! » Quelle
intéressante déduction ! C'est comme la glorification kantienne de
l'industrie. Kant proclame que le devoir suprême de l'homme envers l'homme,
c'est de le traiter comme une fin, non comme' un moyen. Et la dignité de
l'individu humain, c'est de s'apparaître à lui-même comme une fin, comme un
but. L'homme ne doit pas être l'outil d'un autre homme. Même quand il
collabore avec un autre homme, même quand il travaille sous sa discipline, il
faut qu'il ne soit pas un instrument. Il doit, même dans ce travail
subordonné, rester sa fin à lui-même, accomplir et perfectionner sa propre
nature, réaliser sa destinée la plus haute. Or, l'industrie, la grande et
libre industrie, qu'aucun privilège corporatif ne resserre, qu'aucune
exploitation féodale ou princière n'épuise et ne ravale, est, dans l'ordre
pratique, « le règne des fins », le triomphe de toutes les libertés. Le chef
d'industrie déploie une puissance de pensée et d'initiative incomparable. Et
d'autre part, les ouvriers appelés au travail, non par la contrainte, mais
par l'attrait d'un suffisant salaire, restent en tout sens des hommes libres.
C'est leur volonté qui adopte et accepte le travail ; le salaire assez élevé
qu'ils perçoivent leur donne des intérêts substantiels à administrer et, en
même temps, ils peuvent consacrer à s'instruire, à instruire leurs enfants, à
créer et en eux-mêmes et dans leur famille l'activité autonome de l'esprit,
une part à ? leurs ressources. Encore une fois, c'est la philosophie de Kant
traduite en concepts économiques. Je ne
puis m'empêcher, en lisant et commentant cette curieuse page, de songer au
chapitre où Barnave donne l'interprétation industrielle de tout le mouvement
politique moderne et de la Révolution. Pour Barnave comme pour Forster,
l'industrie est la réalisation de la liberté. Mais comme la pensée de Forster
est plus profonde et plus généreuse ! Barnave ne songe qu'à la glorieuse et
brillante victoire de la bourgeoisie. C'est à toute l'humanité que pense
Forster, sous l'inspiration de Kant. C'est en tout homme, et dans le plus
humble manouvrier comme dans le chef d'entreprise le plus puissant, que doit
être réalisée la pleine dignité humaine. Aucune
parcelle de la race humaine ne peut être convertie en outil. Comme il serait
aisé au socialisme de se saisir de cette forte pensée et de démontrer que
seul il lui donne vie ! Mais, c'est de l'épanouissement de l'activité
bourgeoise, c'est du libre jeu de la démocratie industrielle que Forster
attendait l'avènement de tous les hommes au « règne des fins », au règne de
l'humanité. Je
reconnais en cette page de Forster la triple influence de l'Allemagne, de
l'Angleterre et de la France. De l'Allemagne, Forster a reçu la haute
inspiration et les admirables formules de Kant, qui depuis dix ans a
révolutionné tout le système de la pensée allemande. L'Angleterre lui a
suggéré le type de la grande activité industrielle et l'idée d'une classe
ouvrière active et aisée. Forster lui-même note ailleurs que les ouvriers
anglais gagnent deux on trois fois plus qu'en Allemagne. Et c'est la commotion
française qui a donné à Forster cette passion de mouvement universel et
d'universelle rénovation. C'est l'exemple de la France, réalisant soudain
l'idée, qui donne à toutes les idées un coefficient de réalité inattendu. Forster
se dit : Qui sait ? Et il ne parle plus tout à fait en simple théoricien, en
observateur impassible de phénomènes sociaux. Malgré lui, il se représente la
nation allemande secouant la torpeur et les vieilles oppressions. Ce qu'il
écrit là, c'est ce qu'il dirait à la tribune d'une grande assemblée allemande
si l'Allemagne, concentrant ses forces dispersées et brisant la multiplicité
de ses groupes, se donnait, dans l'ordre économique comme dans l'ordre
politique, une Constitution nouvelle, unitaire et libre. C'est
la Révolution française qui ouvre ainsi aux esprits des 'possibilités
imprévues. C'est elle qui est la sublime tentatrice. Forster, au plus profond
de sa pensée et dans la partie réservée de sa conscience, se surprend sans
doute à rédiger comme un fragment anticipé du manifeste économique et
politique de la Révolution allemande. Et
partout, la pensée qui le domine, qui l'obsède presque, c'est qu'il faut
délivrer d'innombrables énergies captives. Le lourd régime présent lui paraît
mauvais, beaucoup moins parce qu'il répartit d'une façon arbitraire et inique
les joies de la vie, que parce qu'il opprime et étouffe par milliers, par
millions, des germes de pensée et d'action, des forces. C'est comme une
croûte pesante et dure qui empêche les semences de lever. Que la charrue
fouille et que la herse brise, non afin de niveler, mais afin de libérer. C'est
dans une lettre datée de Liège que Forster -trace, en termes admirables, son
programme de démocratie individualiste et active. Veut-on réaliser l'entière
unité humaine ? C'est en un sens un noble idéal : une seule âme dans toute la
race humaine, une seule pulsation. Oui, mais cette unité suppose la monarchie
universelle réglant et accordant tous les ressorts. Que devient ce rêve le
jour où les hommes cessent de croire à l'infaillibilité de la monarchie
unique qui s'offre à eux ? Il ne reste plus qu'à chercher l'unité dans le jeu
puissant et dans le vivant équilibre de toutes les libertés. Funeste serait
cet équilibre s'il devait tourner en immobilité, si une morale monotone, une
philosophie routinière et un pauvre idéal de la vie réduisaient à une
simplicité misérable et abstraite la richesse des esprits et des volontés. Ce
serait comme un mécanisme universel s'exprimant par des individus
innombrables ; ce serait à nouveau la servitude des hommes qui se seraient
liés par un accord trop étroit et qui, en faisant la chaîne, se seraient
enchaînés. Mais ce
péril n'est pas à craindre. Non, non, il n'est pas possible que les forces de
vie, une fois libérées, arrivent à se neutraliser les unes les autres. Et
Forster, dans sa complaisance pour l'universelle et incessante expansion de
toutes les énergies, va jusqu'à reconnaître la légitimité de l'arbitraire
momentané de la force. Elle stimulera, elle réveillera, -clic obligera toutes
les énergies qu'elle menace à une vigueur nouvelle. Que cette force seulement
ne soit pas figée et perpétuée en constitution oppressive, en dogmes
stupéfiants ; quelle soit le vif et rapide éclair de la liberté humaine. « Une
constitution de toute l'humanité qui nous délivrerait du joug des passions,
et par là de l'arbitraire du plus fort, et imposerait à tous comme règle
suprême la même loi de raison, manquerait probablement le but de
l'universelle perfection autant que la monarchie universelle. Que nous
servirait-il que nous ayons la liberté de développer nos facultés
intellectuelles si soudain le désir de les développer nous faisait défaut ? « Mais
il n'est pas à craindre que cet instinct nous soit jamais arraché, au moins
dans le seul inonde que nous puissions concevoir, tant que la race humaine se
rajeunira et passera des formes de la vie purement végétative à la vie
animale pour s'élever de là à une vie mêlée d'impulsion physique et de
sentiments moraux. La lettre, les formules, les conclusions toutes faites ne
pourront jamais vaincre dans la jeune génération l'instinct puissant et
obscur de chercher par sa propre action la propriété des choses et d'arriver
par l'expérience directe à la sagesse de la vie. Dans ses veines coulera, à
son insu même, le torrent de feu de la puissance et du désir. » Ainsi
qu'on ne craigne pas de voir se reformer, pour ainsi dire, à la surface des
sociétés humaines la couche de glace brisée une première fois. La force des
courants chauds de la passion maintiendra l'éternelle fluidité de la vie. Et quel
plaidoyer dissimulé, niais profond, pour la Révolution française ! Ce qu'on
lui oppose le plus dès les premiers mois, ce sont ses violences, ses excès.
Mais qui ne voit que ces abus de la force sont la rançon même de tout grand
mouvement ? Voudrait-on que déjà, par une sagesse trop aisément réglée et un
peu débile, le monde nouveau fît pressentir une maturité monotone et une
rapide sénilité ? « Beau
est le spectacle des forces qui luttent, beau et sublime même en leur action
destructrice. Dans l'éruption du Vésuve, dans la tempête nous admirons
l'indépendance divine de la nature. Nous ne pouvons empêcher que les
matériaux de tempête s'accumulent dans l'atmosphère, jusqu'à ce que les
replis des nuées, saturés de foudre, menacent la terre de destruction. Nous
ne pouvons empêcher que les flammes de la montagne développent leurs vapeurs
électriques, qui ouvrent un chemin à la lave en fusion. Et il en est ainsi
des tempêtes du monde moral, avec cette seule différence que la raison et la
passion sont des forces plus élastiques encore que la foudre et
l'électricité. » Ce
Vésuve, Forster ne dit pas où il est. Cette tempête grandissante, il ne dit
pas où elle gronde. Mais la bouche du cratère est à Paris ; c'est de la
France sur le monde que souffle le vent d'orage. Et à
quoi sert alors de se demander si les peuples ont le droit pour eux, ou si ce
sont les rois ? Question indéfiniment controversable. Les sujets pourront
toujours abuser du droit élémentaire de résistance à l'oppression pour se
révolter sans raison décisive. Les rois pourront toujours abuser de leur
droit traditionnel pour réprimer, sous le nom d'émeutes, les plus justes et
les plus nécessaires soulèvements. La limite théorique du droit des peuples
et du droit des rois ne sera fixée pour personne, ni pour la foule ignorante
des manouvriers, des ouvriers de la mine, ni pour la foule au moins aussi
ignorante des privilégiés, princes, nobles et prêtres. Ce
n'est pas l'éternelle controverse juridique et théorique qui résoudra le
problème ; c'est la poussée profonde des forces contraires. Regardez donc les
foyers qui se développent et qui s'allument. Peut-être est-ce un orage et
vous ne l'arrêterez point ; peut-être n'est-ce qu'un jeu de l'horizon,
l'éblouissant caprice des nuits d'été. Regardez, attendez : et Forster,
interrogeant en effet l'horizon de l'Europe, voit sur Paris et sur la France
de vastes et ardentes lueurs de liberté, à l'horizon de l'Allemagne de pâles
et fuyantes clartés. Est-ce une lueur jaillissante de la conscience allemande
? Est-ce seulement le reflet de l'orage lointain de France ? Forster réserve
sa pensée et continue son chemin. Il visite l'Angleterre et il s'étonne de
n'y avoir pas trouvé une confiance amie et une grande ouverture de cœur. Qui
sait si, à ce moment, (1790), l'Angleterre même ne commençait pas à
s'interroger ? Ce que Forster a pris pour de la contrainte ou pour
l'habituelle et déconcertante réserve du caractère anglais n'était peut-être,
chez beaucoup de ses interlocuteurs, qu'un commencement de doute et
d'embarras. En
traversant rapidement la France, Forster constate la puissance du mouvement
révolutionnaire. C'est dans le mois de juillet 1790, dans le mois de la
grande Fédération, qu'il a vu le pays presque tout entier, vibrant et
confiant, de Boulogne-sur-Mer à la frontière allemande. Décidément ce n'est
pas un feu d'artifice ; c'est une large lumière qui emplit l'horizon. A peine
rentré à Mayence, le 13 juillet 1790, Forster écrit à Heinse : « Mon
rapide passage à travers la France a du moins suffi à me persuader qu'il
n'est plus possible à penser à une contre-Révolution. Tout est calme, tout
promet aux nouvelles institutions les suites meilleures. La vue de
l'enthousiasme à Paris et surtout au Champ-de-Mars, où l'on faisait les
préparatifs pour la grande fête nationale, élève le cœur, parce qu'il est
commun à toutes les classes du peuple, parce qu'il est tout entier dirigé
vers le bien commun sans souci de l'intérêt particulier. « Nous
avons à souffrir de bien des choses, m'ont dit beaucoup « de citoyens, et
nous sommes en ce moment même aux prises avec « beaucoup de difficultés. Même
notre fortune subit de sérieuses « diminutions ; mais nous savons que nos
enfants nous remercieront, car tout cela tournera à leur bien. » Et avec
cette faculté d'illusion qui n'exclut pas une haute jouissance morale, ils
concluent à un meilleur avenir. » Avec
Jean de Millier, Forster se livre davantage. Il lui écrit le 12 juillet (en français) : « ... Témoin du
redoublement d'enthousiasme dans cette nation intéressante, qui est
aujourd'hui animée d'un feu, d'un zèle, d'un rayon de lumière enfin, qui ne
paraît pas d'abord résulter de ses propres forces mais qui semble au
contraire un de ces grands coups du sort inscrutable qui régit l'univers... » Et, le
18, dans une nouvelle lettre à Jean de Minier, c'est le même acte de foi,
tranquille maintenant et profond, en la Révolution : « Il
m'a fait un plaisir infini de vous voir d'accord avec moi sur la solidité de
la Révolution en France. Oui, monsieur, cela durera ! D'après tout ce que
j'ai vu, j'en suis persuadé comme de mon existence. Il n'est pas possible que
jamais il se fasse une contre-Révolution ; car, effectivement, non seulement
la nation est d'accord, mais elle est parfaitement éclairée et instruite sur
ses intérêts. Les aristocrates attendent l'Assemblée nationale au moment où
elle déterminera les impôts. « —
Le paysan, disent-ils, s'attend à un entier affranchissement ; lorsqu'il
s'agira de payer comme auparavant, il deviendra «furieux ; c'est alors que
nous aurons beau jeu. » « Je
n'en crois rien ; le paysan a été suffisamment préparé dans toutes les
contrées de la France à l'imposition d'une redevance égale et modérée ; la
ridicule idée d'un Etat subsistant sans une contribution mutuelle n'est point
entrée dans son esprit ; j'en suis sûr, d'après ce que j'ai entendu dire à
ceux qui avaient eu affaire aux gens du plat pays. » Mais
l'esprit si actif et si clair de Forster ne pouvait s'arrêter là. Puisque la
victoire de la Révolution en France semblait assurée sans retour possible,
quel en serait l'effet sur l'Allemagne ? Et la réponse qu'il fait à la
question est très nette. D'une part, l'Allemagne n'est pas prête pour un
mouvement comme celui de la France. Mais d'autre part, ce n'est pas
impunément que les princes et privilégiés allemands prolongeraient et
aggraveraient le régime d'arbitraire. Ils ne pourront pas longtemps résister
à une immense force profonde qui ressemble, par sa spontanéité vaste en ses
irrésistibles progrès, à un phénomène divin. « Je
veux bien croire aussi, continue Forster, que cela se propagera ; mais, en
Allemagne, nous ne sommes guère encore préparés ; notre petit peuple gémit
encore dans les fers de l'ignorance plus durs et plus avilissants que ceux du
despotisme ; il y a peu de districts de l'Allemagne où le peuple soit assez
éclairé pour qu'il puisse faire un bon usage de la liberté. Il importe
d'autant plus aux princes de ne pas l'irriter, car il ne se comporterait
sûrement pas avec cette modération divine qu'on ne saurait trop admirer dans
les Français de nos jours. C'est pour cette raison sans doute que tous les
efforts de la hiérarchie pour conserver son ancien empire me paraissent si
imprudents dans ce moment. C'est comme si les ecclésiastiques étaient frappés
d'aveuglement. Ne voient-ils donc pas que la voie île l'accommodement est la
seule qui leur reste ? Veulent-ils donc accélérer à toute force la
catastrophe ? Aiment-ils mieux tout perdre à la fois, que de céder pour le
moment à la lumière qui jaillit autour d'eux et qui éclaire leur sanctuaire
ténébreux ? Quos Deus vult perdere prius dementat. — Dieu aveugle
d'abord ceux qu'il veut perdre. Il y a certainement de la Providence, de la
Destinée, du Dieu, dans tout cela ; et cette grande volonté si infiniment
indépendante de tous les efforts humains s'accomplira en dépit d'eux. Nous
le verrons encore de nos propres yeux, et ce n'est pas là le spectacle le
moins intéressant auquel nous soyons appelés. En général il vaudra la peine
de vivre dans ce moment, pour être témoin d'Un développement inattendu,
singulier et consolant des forces que la nature a concentrées dans l'âme de
l'homme. » Il est
visible que, dès ce moment, Forster s'attend à des événements décisifs en
Allemagne même et que, presque sans se l'avouer à lui-même, il s'y prépare.
C'est sans doute aussi dès lors qu'il commence à s'ouvrir plus librement avec
les professeurs, les médecins qui comme lui aiment la Révolution et la
France, avec Hoffmann, Dorsch, Wedekind. Il a beau se surveiller. Il a beau
écrire à Heyne, inquiet de ses tendances, qu'il ne peut souhaiter de plus
grand bonheur épie le travail régulier et paisible dans le cercle de la vie
de famille. Il se défend mal du vertige de la grande action ; et le gouffre
l'attire. Voici d'ailleurs qu'à Mayence l'esprit de contre-Révolution se
développe. Voici que les prêtres qui gouvernent l'électofat, s'effraient de
la liberté d'esprit de l'Université, et, renonçant au système de tolérance
qu'ils avaient pratiqué par mode et par dédain, persécutent le professeur
Dorsch, coupable d'avoir enseigné la philosophie de Kant. Voici que l'Allemagne
s'emplit d'une rumeur d'intrigue et qu'à la Cour de Prusse, un parti remuant
pousse à la guerre, à n'importe quelle guerre, à Liège, en France, pour
arracher le roi au gouvernement de ses maîtresses. Voici que l'Electeur de
Mayence, changeant de passion avec l'âge, ne demande plus aux vers voluptueux
de l'Ardighetto, de Heinse, de ranimer un peu sa force lassée et, passant de
la galanterie à la politique, cherche à être le chef et l'inspirateur de la
contre-Révolution allemande. Les émigrés arrivent, bavards, voraces,
insolents, se jetant sur les vivres et le Champagne, cajolant l'évoque et
l'appelant « papa ». Le prix des vivres haussait sous cette fringale de
gentilshommes affamés et Forster était soulevé de dégoût et de colère. Et ce
sont ces hommes qui prétendaient faire en Allemagne la loi et l'opinion ! Ce
sont eux qui prétendaient dicter aux esprits libres ce qu'il fallait penser
de la Révolution et de ses chefs ! Et le pamphlet déclamatoire de l'Anglais
Burke contre la Révolution, reproduit, commenté, par toute la domesticité de
plume des Cours allemandes, donnait aux calomnies plates et à la sottise des
émigrés je ne sais quel air d'éloquence et de profondeur ! Forster
n'y tenait plus et dans les comptes rendus qu'il publiait de la littérature
anglaise, il luttait contre Burke, il en dénonçait les sophismes au grand
émoi de Heyne qui le voyait se risquer de plus en plus. N'importe ! que les
destinées s'accomplissent ! Les
nobles d'Allemagne se laissent griser ou effrayer par les paroles des nobles
émigrés de France : « Et vous aussi, vous devrez fuir, et vous aussi vous
serez dépouillés, volés, brutalisés, si vous n'écrasez le nid de vipères
jacobines qui vont partout en Europe se glisser au cœur des peuples et
l'empoisonner. » Guerre
donc ! Et que la Révolution périsse ! Ah ! les insensés ! « Ils
auraient pu, dit Forster, à force de prudence et de concessions, ajourner la
Révolution de cent ans encore ; ils vont maintenant, par leurs provocations,
l'avancer d'un demi-siècle. » Et
quelle fatuité ! Ils s'imaginent que la Révolution ne saura pas se défendre !
Non ; elle n'a pas d'armée régulière. Mais elle est forte de la confiance du
peuple qui se lèvera tout entier pour la défendre. On affecte de regarder la
Révolution comme un spectacle, comme une suite de manifestations théâtrales
destinées à éblouir la Nation. Mais la comédie est assez bien jouée puisque
les paysans sont débarrassés dès maintenant de la moitié des charges qu'ils
portaient. La Révolution a montré sa force, lorsqu'à la fuite du roi
l'Assemblée a pris si tranquillement le pouvoir. Trop débonnaire Assemblée !
Elle a en tort de laisser la royauté debout. C'est cette faiblesse qui accule
maintenant le monde à la guerre. Cette guerre, la France saura la soutenir.
Elle a l'enthousiasme, la force immense d'un peuple ardent et uni, la force
de la richesse. On peut lui prendre ses colonies, Saint-Domingue et le reste
: « L'industrie
française trouvera toujours son marché, même si la France n'a aucune
possession extérieure. Le manufacturier français est plus économe et plus
laborieux, tout au moins aussi laborieux que l'Anglais ; il peut donc livrer
des marchandises à meilleur marché. » Ainsi,
Forster entre de plus en plus dans les intérêts de la France et jusque dans
le calcul de ses forces. Il admire le discours de Brissot contre la Maison
d'Autriche. Il le trouve substantiel et décisif. U est gagné, lui aussi, par
l'énervement belliqueux de la Gironde. Il accuse, il dénonce les prêtres, les
princes, les nobles d'Allemagne qui rendent la guerre inévitable. Mais, au
fond, il est si exaspéré par la nuée bourdonnante des émigrés, par les
vantardises et les fanfaronnades de tout le monde dirigeant d'Allemagne, il a
aussi une telle impatience d'échapper à la lourde incertitude de l'heure
présente qu'il souhaite que la foudre éclate, écrasant les vaniteux,
nettoyant l'espace. Et il est de cœur avec les révolutionnaires français qui
ont de la vigueur et de l'audace. C'est contre les Jacobins que déclament les
rois, les ministres, les privilégiés, les journalistes et libellistes de*
Cour. C'est pour les Jacobins que Forster prend parti... « ...
J'avoue volontiers, écrit-il le 5 juin 1792 à Heyne dont il cesse de ménager
les inquiétudes, que je suis plutôt pour les Jacobins que contre eux. Sans
eux, la contre-Révolution aurait éclaté dans Paris et l'ancien régime aurait
été entièrement rétabli. Ce ne sont pas eux, c'est la reine qui met tout le
jeu aux mains de la Prusse et de l'Autriche. Si l'on ne veut pas perdre tout
ce qui a été conquis, il faut que les Jacobins agissent comme ils font. La
collusion entre le cabinet secret (des Tuileries), les émigrés et les Cours
étrangères ne peut être frappée d'impuissance que par des moyens audacieux et
qui couvrent à tous combien est intolérable et faussé l'état présent des
choses de France. Tous les liens sont dissous et doivent l'être, si on ne
veut pas porter de nouveau les vieilles chaînes. La Cour ne songe qu'à sa
splendeur et à son despotisme d'autrefois. Tout peut crouler pourvu qu'elle
se dresse sur les ruines. Les puissances étrangères peuvent à leur gré
dépecer la France, pourvu que le morceau réservé à la Cour soit décidément
sous le Joug. Mais ce plan même reste en suspens. Les émigrés le savent bien
et n'ont point d'embarras à dire qu'ils sont trompés par la Prusse et
l'Autriche. Entre les trois grandes puissances toutes les conventions sont
remaniées. L'impératrice (de Russie) partage la Pologne, au lieu d'envoyer
ses troupes en France ; la Prusse aura sûrement sa part. L'Autriche et la
Prusse cherchent à prendre la Flandre française, l'Alsace et la Lorraine.
Elles n'iront pas dans leur marche beaucoup plus loin. Que l'on polisse
devant soi les républicains comme un troupeau de moutons ; il faudra bien
cependant qu'ils se ramassent quelque part et qu'ils livrent le combat du
désespoir, dont on laissera sans doute porter surtout le poids aux émigrés.
Ceux-ci ne seront admis à agir que lorsque les puissances seront en
possession des provinces françaises convoitées. « Le
pire de tout cela, c'est le mépris affiché pour tout ce qui ressemble à de la
probité et à des principes. L'impératrice est autocrate en Suède, démocrate
en Pologne, monarchiste en France, Quelle contradiction ou plutôt quelle
impudeur publique ! La Prusse a fait dire aux cercles rhénans qu'elle
paierait les dépenses de ses troupes avec des bons, avec des bordereaux
qu'elle mit déjà en circulation lors de la guerre de Sept ans et qui furent
si mal remboursés. Les cercles sont impuissants et il faut qu'ils supportent
tout ce qui plaît aux forts ; et ils sont liés par la protection insensée
qu'ils ont accordée aux émigrés français, sans lesquels la Prusse et
l'Autriche n'auraient jamais trouvé un prétexte pour attaquer la France. « C'est
bientôt dit que les Jacobins vont trop loin, mais qui peut nier que si, un
seul moment, ils quittent la partie, la contre-Révolution est faite ?
Celle-ci est souhaitée par tous ceux qui parlent contre les Jacobins. En un
moment où un poids aussi lourd es ! jeté dans la balance, ils ont besoin de
la tenir de toutes leurs forces pour la faire pencher vers eux. Et c'est de
cet état violent à quiconque n'est pas ami ou ennemi, qu'on attend de froides
et calmes décisions de raison ! Quelle étourderie, alors qu'il n'y a plus que
l'action qui compte, alors que depuis quatre ans c'est en vain qu'a été
invoquée la puissance de la raison et que contre la Révolution les armes les
plus déloyales ont été employées ! Non, c'est demander plus que de la
résignation chrétienne, plus que la deuxième joue après le premier soufflet.
Qui donc songe à nier, qui donc ne déplore pas les maux qui naissent de la
guerre civile ? Qui conteste qu'il y a des milliers d'hommes toujours prêts,
sous prétexte de liberté, à commettre des horreurs ? Mais enfin, la guerre
civile est là, et cette guerre, la Cour, la noblesse, les prêtres et les
Cours étrangères l'ont toute sur la conscience. » Voilà
l'esprit de Forster engagé à fond. Quel regard pénétrant et dur ! Quel
discernement des mobiles égoïstes ! Quel mépris pour la politique de proie de
cette Europe qui ne songe même pas à sauvegarder l'ordre social qu'elle
prétend défendre et qui n'a d'autre souci que de se partager la dépouille de
la France ! L'homme qui parle ainsi et qui ne craint pas' sous les
déclamations hypocrites contre les Jacobins de dénoncer la haine de la
Révolution, cet homme ne se donnera pas à demi quand viendra l'heure décisive.
Ah ! quel grand homme d'Etat, réfléchi, véhément, résolu et clair, eût été
Forster pour l'Allemagne révolutionnaire ! Mais celle-ci se déroba et le sol
manqua sous les pieds du grand homme qui osait trop tôt. Voici
donc la crise de la guerre. Mayence reçoit la visite du jeune Empereur
François-Joseph récemment couronné à Francfort ; les rues de la ville
fourmillent de soldats, de prêtres, de gentilshommes éclatants, d'émigrés
hâbleurs. Une flottille toute pavoisée mire dans le grand fleuve ses
pavillons multicolores. L'évêque est rayonnant ; le ciel est splendide. Les
émigrés mangent et boivent. Le soir, les maisons s'illuminent et les clochers
réfléchissent leur clarté de fête aux eaux profondes du Rhin. O sérénité de
la nuit ! O tendresse des étoiles pâlies par l'ardent reflet de la cité ! O
douceur de vivre et d'oublier ! Les hommes, avant d'entrer dans le péril et
le hasard, s'éblouissent eux-mêmes. Et le pauvre penseur mêlé à la foule se laisse
aller un moment, lui aussi, à cette sorte de joie instinctive. C'est
l'enchantement de l'heure qui passe, une arche fragile de clarté sur un abîme
obscur. Pitié pour les hommes éblouis qui descendent à l'abîme ! Mais,
maintenant des semaines sont passées, pleines d'attente, d'angoisse, de
hâbleries, de mensonges. Et trois mois après la fête splendide de Mayence,
les soldats de Custine, les soldats de la Révolution y entrent en vainqueurs.
Oh ! de quel regard Forster scrutait la foule des Mayençais rangés au passage
des soldats de la liberté ! Comme il aurait voulu surprendre, en ce peuple si
amorti depuis des siècles et si somnolent, un tressaillement de joie, une
espérance, la vive révélation d'une Allemagne nouvelle ! Les amis de la
liberté, tous ceux qui, dans la salle de lecture, s'étaient animés aux
paroles plus ardentes ou plus amères de Forster, de Hoffmann et de Wedekind,
avaient arboré la cocarde tricolore. Mais le peuple, dans l'ensemble, restait
morne ou tout au moins réservé. Était-il déconcerté par l'imprévu des
événements ? Gardai-t-il au fond du cœur quelque haine et quelque méfiance
pour ces Français qu'on lui avait dit pillards et cruels ? Était-il
troublé par le vertige de lâcheté et de fuite qui, à l'approche de l'ennemi,
avait emporté l'Electeur, les nobles, les émigrés aux dents longues, tous
ceux qui étaient les chefs désignés de la ville et qui l'avaient compromise
et désertée ? Ou encore était-il surpris de la tenue plus que simple,
délabrée et pauvre, des soldats de la France ? Ils étaient en haillons et
souvent les pieds nus ; et ils portaient leur viande et leur pain embrochés à
leur baïonnette. A un peuple d'antichambre et de cathédrale, habitué à des
dorures d'église et de domesticité, cela paraissait étrange. Et il ne savait
traduire que par le silence la confusion extrême de ses impressions. O
généreux penseurs d'Allemagne, fervents disciples de Kant qui vous hâtez vers
la liberté, quel terrible fardeau de servitude somnolente et délimite vous
aurez à soulever ! LE CLUB DE MAYENCE Forster
pourtant ne désespérait pas d'animer le peuple de Mayence et du pays rhénan à
la liberté. Une « société d'amis du peuple » se forma sur le modèle des
Jacobins, et, avec l'assentiment de Custine, s'installa dans la splendide
salle de concert du palais épiscopal. « Aucun
symbole n'aurait pu être mieux calculé que celui-là pour agir rapidement et
follement sur le peuple, pour flatter son amour-propre et pour changer en
mépris sa vénération ancienne pour les idoles d'hier. » Du haut
de cette « tribune de sans-culottes », les révolutionnaires mayençais
instruisirent tous les jours le procès de l'Electeur et de l'ancien régime.
Les griefs ne manquaient pas : quels étourdis et quels lâches que les hommes
qui avaient ainsi provoqué la France, qui avaient appelé sur Mayence
l'invasion et qui, à l'approche de l'étranger, sans même essayer un geste de
défense, avaient fui ignominieusement ! Avec quelle verve Forster les montre
entassant dans les coffres tous leurs objets précieux, leurs bijoux, leur or,
leurs étoles splendides, tout leur luxe laïque et sacerdotal ! L'Electeur
avait fui dans un carrosse, dont il avait d'abord effacé les armoiries, et il
se cachait maintenant on ne sait en quel coin obscur de l'Allemagne ! Pour
emporter tous ces trésors, toute une flottille avait été mobilisée sur le
Rhin. Ah ! quelle activité maintenant, quel mouvement sur ce grand fleuve
dont le gouvernement des prêtres avait fait une voie déserte et inutile
qu'aucun commerce n'animait ! C'est la lâcheté des puissants, c'est leur
fuite éperdue qui seule, ô ironie ! donnait quelque animation au fleuve
jusque-là nonchalant ! Et quelle ignorance, quelle frivolité chez tous ces
hommes ! Quand
les Français s'étaient approchés de la ville, le gouverneur militaire avait
cru que c'était une armée amie, l'armée de Condé. Pourquoi ? Parce que les
Français s'avançaient avec une tranquillité et une assurance telles que
jamais on eût pu supposer qu'ils allaient à un assaut. O comique méprise de
la peur, qui n'a même plus la force de comprendre le courage et de le
supposer en autrui ! Ainsi, tous les jours, Forster et ses amis, flétrissant
le gouvernement tombé, essayaient de susciter dans l'âme du peuple l'amour
des libertés nouvelles par le mépris des servitudes anciennes. «
C'était comme le jugement des morts pratiqué par la vieille Egypte. » Devant
le peuple de Mayence, la tyrannie morte comparaissait. Un moment, les
révolutionnaires mayençais purent croire qu'ils avaient animé et passionné le
peuple. Quand sur une grande place de Mayence ils plantèrent l'arbre de la
liberté, orné de rubans tricolores et couronné du bonnet rouge, une foule
immense les acclama. Pourtant Forster n'est pas sans inquiétude. Il ne voit
pas autour de lui des forces d'organisation : quelques professeurs, quelques
médecins, quelques juristes, un très petit nombre de bourgeois. «
L'instrument, dont le destin se sert pour l'accomplissement de ses décrets,
n'est bien souvent en effet qu'un instrument sans valeur propre. Si on ôte
aux Jacobins de Mayence la splendeur dont les enveloppe la salle de réunion,
magnifiquement éclairée, et les mérites solides de quelques hommes instruits
et droits, qui forment le noyau de la société, il reste une foule très
hétérogène, qui a tous les défauts de ces sortes de formations hâtives et qui
ne satisfait en aucune manière un goût un peu délicat. Beaucoup de juristes
instruits, dont le régent avait récompensé l'impartialité par la persécution
et la disgrâce, plusieurs marchands importants et d'honorables citoyens d'une
probité universellement connue, quelques professeurs de l'Université dotée,
mais souvent malmenée par l'Electeur, et enfin quelques prêtres vertueux et à
l'esprit clair, sont la force de la Société des Amis du peuple, et ils
honoreraient toute société. Mais un essaim d'étudiants bruyants et grossiers,
d'autres jeunes gens imberbes et quelques hommes d'une moralité suspecte
avaient été admis, soit pour grossir le nombre des adhérents, soit pour
respecter le principe de l'égalité. » Des
maladresses étaient commises. Le professeur Bœhmer eut l'idée singulière de
proposer une sorte de référendum sur deux registres. L'un rouge et à tranche
tricolore devait recevoir la signature des amis de la liberté. L'autre, tout
noir et garni de chaînes, devait recevoir celle des ennemis de la Révolution.
C'était faire grossièrement violence à la liberté même que l'on prétendait
honorer. Pourtant, malgré l'opposition de Forster, ce despotique enfantillage
fut adopté par la Société. Et telle était la couardise des anciens
dirigeants, qu'il ne se trouva pas un seul des anciens privilégiés et de
leurs amis qui osât protester sur le registre noir. Mais surtout, quelle
politique allait proposer aux citoyens de Mayence la Société des Amis du
peuple ? Quelle solution ? La grande politique, à la fois nationale et
révolutionnaire, eût consisté à dire à Custine : « Nous
sommes des républicains comme vous. Nous allons créer la République des pays
du Rhin et nous allons joindre nos armes aux vôtres pour révolutionner toute
l'Allemagne. Quand nous y aurons réussi, nous nous incorporerons à la
République allemande comme nous étions incorporés à l'Empire allemand. Et la
nouvelle République allemande sera l'alliée, la sœur cadette de la République
française. » Oui,
mais cette grande politique était doublement impossible. D'abord l'esprit des
Mayençais eux-mêmes ne s'y prêtait guère. Ils subissaient en vérité les
événements plus qu'ils n'y participaient et il aurait fallu au contraire,
pour qu'ils prissent l'initiative d'une sorte de croisade révolutionnaire en
Allemagne, qu'il y eût une grande force d'enthousiasme. De leur passivité résignée,
complaisante ou défiante, on ne pouvait attendre aucun élan. Et d'autre part,
il n'était guère permis d'espérer que l'Allemagne se prêtât à un mouvement
révolutionnaire. Ah ! que Forster dut souffrir d'être obligé de se l'avouer
de nouveau à cette heure décisive ! Il écrit à propos des manifestations
révolutionnaires de Mayence : « La
situation de l'Allemagne, le caractère de ses habitants, le degré et la
particularité de sa culture, le mélange des constitutions et des
législations, en un mot sa situation physique, morale et politique lui ont
imposé un développement lent et graduel, une lente maturation. Elle doit
devenir sage par les fautes et les souffrances de ses voisins, et peut-être
recevoir de haut une liberté que d'autres conquièrent d'en bas par la force
et d'un coup. » Ainsi
Forster n'a pas foi dans l'Allemagne et il est si convaincu de
l'impossibilité, de la folie de tout mouvement révolutionnaire d'ensemble que
même le zèle de quelques Mayençais l'inquiète, parce qu'il semble déborder
sur l'Allemagne. Ce n'est que dans les pays du Rhin, et sous l'influence
immédiate de la France voisine, que la liberté peut être établie tout de
suite et le gouvernement populaire organisé. Qu'est-ce à dire ? C'est qu'il
ne faut pas lier le sort des pays du Rhin à la destinée de l'Allemagne. On ne
pourra violenter l'Allemagne que pour lui faire accepter d'emblée les
principes auxquels se rallient les pays du Rhin dans la servitude ou dans une
demi-liberté, en attendant que toute l'Allemagne ait accompli sa lente
évolution. LA RÉUNION À LA FRANCE Mais
les pays du Rhin, ainsi séparés de l'Allemagne trop routinière et trop
pesante, pourront-ils se défendre seuls et sauver leur liberté ? Il n'y a
pour eux qu'un moyen de salut. C'est d'entrer dans la grande France
républicaine et libératrice ; c'est de s'unir à elle. C'est, d'emblée, la
politique de Forster. Dès les premiers jours, c'est l'annexion à la France de
toute la rive gauche du Rhin qu'il préconise. Dès le 27 octobre, six jours à
peine après l'entrée de Custine à Mayence, il écrit au libraire Voss, à
Berlin : « La
République française ne semble pas devoir abandonner Mayence. Une société de
la liberté s'est fondée sous les auspices du général et la population laissée
à elle-même paraît disposée toute entière à se jeter, comme la Savoie, dans
les bras de la République. Seulement, les gens ont les yeux fixés sur ceux au
jugement desquels ils ont confiance et qui ne sont pas encore déclares. Je me
suis jusqu'ici tenu sur la réserve, mais cette neutralité est fâcheuse : la
crise oblige à prendre parti. L'exemple de la France a montré ce que serait
partout le sort des émigrés et l'esprit révolutionnaire, éveillé par la
destruction totale des armées alliées, agit s ; puissamment, comme on devait
le supposer, que tout est à craindre pour la Constitution allemande, si on
ne détache pas pacifiquement et si on ne cède pas de bonne grâce les parties
de l'Allemagne qui sont devenues décidément démocratiques. Heureusement pour
l'Allemagne, le Rhin est là. Il doit former la limite, qui sépare de
l'Allemagne le territoire de la République, Ce serait folie si on songeait encore
aux vieux rêves d'intangibilité et d'indivisibilité de l'Empire. Tout est
perdu, si on veut tout ressaisir. L'exemple du pouvoir royal en France
suffit à le prouver. La contagion s'étendra sans cesse, si on n'achète pas,
coûte que coûte, une paix qui permette aux puissances de se rendre maîtresses
de leurs sujets. A peine même peut-on espérer cela maintenant, après la faute
si grave de l'expédition en France. Les soldats, les bourgeois et les paysans
sont mécontents, et l'honneur perdu des premiers ne se peut consoler que par
cette parole : qu'il est impossible de lutter contre la liberté. C'est ce
qu'a montré l'Amérique et aussi la France. Qu'on ne m'objecte pas la Hollande
et le Brabant : ces pays combattaient, non pour la liberté, mais pour
l'aristocratie. En Italie tout tremble devant les progrès de la République
française. Je le tiens de la bouche de voyageurs dignes de toute confiance.
La Catalogne attend Je premier signal. La Hesse et la Souabe vont de leur
désir impatient au-devant des libérateurs. Coblentz est français dans trois
jours. Courtrai en Flandre est réoccupé par La Bourdonnay, et Dumouriez
soumettra sans doute avant le nouvel an toute la Belgique autrichienne. La
toute puissance de la Russie en Pologne est fâcheuse pour le roi de Prusse et
l'empereur d'Allemagne, et elle exige tout leur effort de résistance. Thugut
demande la paix avec la France par le seul sacrifice des évêchés de Trêves et
de Mayence.» Mais
quoi, est-on tenté de se demander : quel jeu joue donc Forster ? Et, s'il est
vrai que la Constitution allemande est à ce point ébranlée et menacée par
l'esprit révolutionnaire, s'il est vrai que la Hesse, la Souabe, bientôt sans
doute les autres Etats appellent la République française et la Révolution,
pourquoi, lui, l'homme de liberté, renonce-t-il d'emblée à révolutionner
l'Allemagne ? Et comment va-t-il jusqu'à dire que la paix est nécessaire pour
arrêter l'ébranlement de la Révolution, pour permettre aux pouvoirs
constitués de maintenir l'ordre ancien ? Forster serait-il assez égoïste et
assez vil pour acheter, par l'abandon et le sacrifice de toutes les
espérances révolutionnaires de l'Allemagne, le plaisir d'aller, comme citoyen
français de Mayence, jouer à Paris, à la Convention peut-être, un rôle
équivoque et bruyant ? Non, vraiment. Mais la confusion et la débilité des
choses allemandes l'obligent à un jeu tristement compliqué. Il sait bien,
malgré l'entraînement des premiers succès de la France, malgré les velléités
de la Hesse et de la Souabe, il sait bien, par l'expérience de Mayence même,
qu'il n'y a pas en Allemagne une grande force révolutionnaire. Que Forster
n'ait pas espéré un moment en la Révolution allemande, c'est, je crois, un
des symptômes les plus douloureux et les plus décisifs de l'impuissance
fondamentale du peuple allemand en ces jours pleins de trouble et de
promesse. Forster espérait seulement que si, par l'annexion ou par l'adhésion
de la rive gauche du Rhin à la France républicaine, la paix était rétablie,
l'exemple de cette grande France victorieuse et libre aurait peu à peu sur
l'Allemagne. Mais, pour faire accepter ce plan au patriotisme allemand et aux
conservateurs eux-mêmes, Forster disait que la prolongation de la guerre ne
pouvait aboutir qu'à une subversion générale en Allemagne. Il se donnait
ainsi parfois l'apparence de vouloir limiter la Révolution. De Mayence, il
écrit le 21 novembre à son correspondant berlinois, le libraire Voss : « J'ai
depuis hier participé à l'administration publique du pays d'ici de Spire à
Bingen, sur l'ordre exprès du général Custine. C'est au plus grand bien du
pays qui m'est confié et de ses habitants que je vais m'employer. Je
sauvegarde la propriété et le bien-être, et celui qui prendra ensuite
possession du pays, quel qu'il soit, le trouvera en bon état. Si on
entreprend une seconde campagne, toute l'Allemagne sera dans une fermentation
anarchique et je ne réponds plus aux princes de leur trône. En donnant ce
conseil, j'agis en bon Prussien, dans le meilleur sens du mot, en homme qui
désire le maintien de la Constitution actuelle, parce qu'il n'est pas
convaincu encore de la maturité révolutionnaire de l'Allemagne et qu'une
révolution avant maturité pourrait avoir des suites cruelles. Mais, au nom de
Dieu, que l'on soit capable enfin de comprendre la marche de notre temps !
Les destins de l'heure présente sont dès longtemps préparés et il est
impossible que les digues pourries qu'on oppose à l'inondation de la liberté
résistent. Nous vivons dans une époque décisive de l'histoire du monde.
Depuis l'apparition du christianisme, il ne s'est rien vu de pareil. A
l'enthousiasme, au zèle de ta liberté rien ne peut s'opposer que la
constitution stupide de l'Asie. » La
solution toute partielle imaginée par Forster lui paraissait réunir tous les
avantages. Personnellement, elle le libérait, lui et les siens, de toute
inquiétude et elle lui assurait un grand rôle. Devenu citoyen français et,
sans aucun doute, représentant de Mayence, il n'avait plus à craindre les
représailles de l'évêque et de son parti et il pouvait en outre servir
d'intermédiaire entre la France passionnée et l'Allemagne plus lente. D'autre
part, l'horreur d'une guerre civile entre les Allemands ennemis de la
Révolution et les Allemands révolutionnaires était épargnée à ceux-ci, et la
liberté pourrait progresser en Allemagne d'un mouvement tranquille et sûr. Mais la
combinaison de Forster se heurtait aux plus vives résistances. Elle était
qualifiée de trahison par un grand nombre d'Allemands. Forster aigri
répondait avec une violence extrême, dans Une lettre du 21 novembre à Voss : « En ce
qui touche ce point, je dois rester Prussien, j'ai beaucoup à répondre. Si je
comprends bien ce vœu, il est en contradiction avec les principes que j'ai
toujours exposés — prudemment, il est vrai, à cause du despotisme — et avec
mon amour de la liberté. Je suis né à une heure de Dantzig, dans la Pologne
prussienne, prussienne, j'ai quitté mon pays natal avant qu'il fût sous la
domination prussienne. Je ne suis pas, à cet égard, un sujet prussien. J'ai
vécu comme savant en Angleterre, fait un voyage autour du monde et cherché
ensuite à communiquer à Cassel, Wilna, Mayence, mes modestes connaissances.
Partout où j'étais, je m'efforçais d'être lui bon citoyen ; là où j'étais, je
travaillais pour gagner mon pain. Ubi bene, ibi patria doit rester la
devise des savants. C'est celle aussi de l'homme libre, qui doit vivre isolé
dans de petits pays qui n'ont pas de Constitution. « Si
c'est être un bon Prussien, lorsqu'on vit à Mayence sous la domination
française, que de souhaiter à tous les Prussiens, comme à tous les hommes, le
bien d'une prompte paix et la fin des maux de la guerre, je suis un bon
Prussien, comme je suis un bon Turc, un bon Chinois, un bon Marocain. Mais si
on entend par là que je dois à Mayence renier tous mes principes et, dans
cette fermentation, ou m'abstenir ou persuader aux Mayençais qu'ils doivent
rétablir l'ancien despotisme au lieu d'être libres avec les Français,
j'aimerais mieux être accroché à la prochaine lanterne. » Mais
quel désespoir dans ce persiflage ! Et quel anachronisme dans cette sorte
d'indifférence du lettré, du savant, à l'égard de la nationalité ! L'effet de
la Révolution française, précisément, était de créer des nations. Et la
liberté révolutionnaire ne pouvait vaincre l'Allemagne que si elle se
confondait avec l'énergie nationale. Forster se réfugie, de désespoir, dans
une conception bien étroite et fragmentaire. UN SOUVENIR DE VENEDEY Mais,
même dans les pays du Rhin, à quelles difficultés il se heurtait ! Sans doute
un souffle de liberté semblait se lever sur ces régions. Il se faisait comme
une fusion de l'âme allemande et de l'âme française. Au début de son livre,
d'ailleurs si lourdement chauvin, sur les Républicains allemands sous la
République française, le fils de l'un d'eux, Venedey, écrit ceci : Enlacez-vous,
millions d'hommes, C'est
le baiser universel. Par
delà les célestes dômes Bat
sans doute un cœur paternel. « Ces
vers de Schiller sont là noble bouture qui s'est greffée en mon âme, dans la
vie naissante de ma pensée. « Aux
souvenirs les plus lointains de mon enfance appartient un voyage, où je me
trouvai à côté de mon père du matin au soir dans une voiture attelée d'un
seul cheval ; elle était protégée par un capotage et des rideaux de cuir
contre la pluie (pli tombait parfois à torrents et, bien avant la nuit, elle
nous porta à travers la campagne sombre jusqu'à notre métairie de Reckerade. « Tout
le temps que mon père n'avait pas à répondre aux questions d'un curieux
enfant de cinq ans, il lisait dans un livre, l'Esprit des lois de
Montesquieu, et quand il fermait parfois le livre, il fredonnait et chantait
à côté de moi son chant préféré, dont les deux premiers vers : Enlacez-vous,
millions d'hommes, C'est
le baiser universel, me sont
restés dans la mémoire. Deux fois mon père chanta sur le même air des paroles
françaises que je ne comprenais pas ; j'appris seulement plus tard que
c'était la Marseillaise. La chanson de Schiller et celle de Rouget de Lisle
étaient en ce temps chantées sur le même mode, et on disait aussi que
Schiller avait transformé en Marseillaise son chant magnifique. L'Hymne à la
joie était devenu un hymne à la liberté : liberté, belle étincelle divine ! A
la maison aussi, aux heures solennelles, mon père chantait son chant. Le soir
du nouvel an, le jour anniversaire du père et de la mère, quelques amis et
cousins et aussi l'instituteur Heuter, dans l'école duquel j'apprenais l'A B
C, étaient priés à dîner. Là-haut, dans la « salle», dont on ne se servait
que dans les occasions solennelles, le repas s'écoulait joyeux et cordial. La
mère était fière de l'excellence du dîner, les plus splendides rôtis, les
plus magnifiques gâteaux, les fruits les plus délicats étaient servis. « Mais
lorsqu'une bolée de vin de choix ou, en hiver, de vin chaud, déliait les
langues, mon père se levait de table, marchait de long en large dans la
chambre, tandis que par couplets alternés on chantait avec enthousiasme la
Marseillaise et l'Hymne à la joie. » L'Esprit
des lois, la Marseillaise,
l'Hymne à la joie, Montesquieu, Schiller, Rouget de Lisle : ainsi les
rayons de la pensée française et de la pensée allemande se fondaient. Ainsi
le large et doux appel de Schiller à toutes les joies de l'univers
s'aiguisait en Marseillaise, en paroles de combat contre les tyrans
destructeurs de joie. Enlacez-vous,
millions d'hommes, C'est
le baiser universel. Par
delà les célestes dômes Bat
sans doute un cœur paternel. Que
veut cette horde d'esclaves, De
traîtres, de rois conjurés ? Pour
qui ces ignobles entraves, Ces
fers dès longtemps préparés ? Soudain
la douce voie lactée, toute fourmillante d'étoiles, devenait pour le regard
ardent comme un chemin de combat, une glorieuse montée vers les hauteurs
libres, soudain le grand cœur paternel qui battait dans le haut mystère du
monde avait des palpitations de colère contre les oppresseurs, qui
troublaient l'ordre heureux des êtres, et rompaient l'universel enlacement.
Quel temps que celui qui berçait ainsi les jeunes âmes au rythme ample de la
pensée allemande, au rythme fort de la pensée française, et qui harmonisait
enfin, dans un même mode musical, toutes les puissances de la pensée, de
l'action et du rêve ! FORSTER ET LA RÉUNION À LA FRANCE Mais
toutes les difficultés pratiques du problème subsistaient. Au fond, les
Mayençais avaient peur d'un retour triomphal et terrible de leurs anciens
maîtres, et ils n'osaient pas se livrer sans réserve à la Révolution. De
plus, si les esprits d'élite admiraient et aimaient la France, les
préventions de races, les défiances à l'égard des Français subsistaient dans
une grande partie du peuple. Forster se multipliait pour dissiper les
craintes, pour élever tous les esprits au-dessus des préjugés nationaux jusqu'à
la vraie patrie, jusqu'à la liberté, et il n'y a pas de plus bel effort
d'internationalisme que le discours prononcé par lui au club de Mayence, à la
Société des Amis du peuple, le 15 novembre 1792. Il y justifie avec une
véhémence extrême la politique d'incorporation à la France et à la
Révolution. C'est, pour la pensée internationaliste du socialisme, un
précédent démocratique et révolutionnaire d'une haute valeur. « Concitoyens,
je veux d'abord toucher en passant aux malentendus qui pourraient naître
entre nos frères français et nous d'une différence du caractère national,
mais que l'on cherche à grossir perfidement au point d'y trouver une preuve
de 'l'impossibilité d'une union politique entre les deux nations. A cet
égard, ces malentendus doivent préoccuper une Société dont le but est et doit
rester de réaliser précisément cette union. « C'a
été, jusqu'ici, une subtile politique des princes de séparer soigneusement
les peuples les uns des autres, de maintenir entre eux des différences de
mœurs, de caractère, de lois, de pensée et de sentiment, de nourrir la haine,
l'envie, l'esprit de moquerie et de mépris d'une nation envers une autre et d'assurer
par là leur propre domination. En vain la plus pure doctrine morale affirmait
que tous les hommes sont frères... le cœur pervers et endurci des gouvernants
ne reconnaissait pas de frère. La satisfaction de leurs passions basses ou
âpres, leur moi superbe passait avant tout. Dominer était leur premier et
dernier bonheur et, pour étendre leur domination, il n'y avait pas de
meilleur moyen que d'aveugler, de tromper et, par suite, d'exploiter ceux qui
se trouvaient sous leur joug. « Parmi
les inventions innombrables, par lesquelles ils savaient égarer leurs sujets,
il faut compter l'adresse avec laquelle ils ont propagé la croyance à des
différences héréditaires entre les hommes. Ces différences, ils les ont
artificiellement créées par la contrainte des lois, ils les ont fait prêcher
partout par des apôtres stipendiés. Quelques hommes, disait-on, sont nés pour
commander et gouverner, d'autres pour posséder des bénéfices et des emplois,
la grande masse est faite pour obéir. Le nègre, par la couleur de sa peau et
son nez écrasé, est prédestiné à être esclave du blanc. Et par d'autres
blasphèmes encore la sainte raison humaine était outragée. « Mais
ils ont disparu de notre sol purifié, consacré maintenant à la liberté et à
l'égalité, ces monuments de la méchanceté de quelques-uns, de la faiblesse et
de l'aveuglement du plus grand nombre. Ils ont été jetés à la mer de l'oubli.
Etre libres, être égaux, c'était la devise des hommes raisonnables et moraux,
c'est maintenant aussi la nôtre. Pour le plein usage de ses forces
corporelles et spirituelles, chacun a besoin d'un droit égal, d'une liberté
égale. Et seule la différence même de ces forces doit déterminer entre elles
des différences d'application. O toi, qui as le bonheur d'avoir reçu de la
nature de grands dons de l'esprit ou une grande robustesse corporelle,
n'es-tu pas content de pouvoir déployer toute la mesure de ta force ? Comment
peux-tu refuser à celui qui est plus faible que toi de tenter avec sa force
moindre ce qu'il peut faire sans nuire à autrui ? « C'est
là, mes concitoyens, le langage de la raison qui a été si longtemps méconnu
et étouffé. Mais, que nous puissions tenir tout haut ce langage dans ce pays
où il n'avait jamais retenti, tant que nos frères les meilleurs, nos frères
non privilégiés n'avaient pas chassé les privilégiés dégénérés et débiles,
rebut de la race humaine, • oui, que nous puissions parler ainsi, à qui le
devons-nous, sinon aux Français libres, égaux et braves ? « C'est
vrai, on a dès sa jeunesse inspiré à l'Allemand de l'éloignement pour son
voisin français ; c'est vrai, les mœurs, le langage, le tempérament des
Français diffèrent des nôtres. C'est vrai encore : lorsque les monstres les
plus cruels dominaient en France, notre Allemagne était toute fumante de
leurs crimes. Alors un Louvois, dont l'histoire garde le nom pour que les
peuples puissent le maudire, faisait mettre en flammes le Palatinat, et Louis
XIV, un misérable despote, prêtait son nom à cet ordre détesté. « Mais
ne vous laissez pas égarer, mes concitoyens, par les événements du passé ; la
liberté des Français n'est vieille que de quatre ans, et voyez, déjà ils sont
un peuple neuf, créé, pour ainsi dire, sur un modèle tout nouveau. Eux, les
vainqueurs de nos tyrans, ils tombent en frères dans nos bras, ils nous
protègent, ils nous donnent la preuve la plus touchante d'amour fraternel en
partageant avec nous la liberté si chèrement achetée par eux, — et c'est la
première année de la République ! Voilà ce que produit la liberté dans le
cœur de l'homme, c'est ainsi qu'elle sanctifie le temple habité par elle. «
Qu'étions-nous il y a trois semaines ? Comment a pu se produire aussi vite le
changement merveilleux qui a fait de nous, valets opprimés, maltraités et
muets d'un prêtre, des citoyens courageux, libres et à la parole haute, de
hardis amis de la liberté et de l'égalité, prêts à vivre libres ou à mourir ?
Mes concitoyens, mes frères, la force qui a pu nous transformer ainsi peut
bien fondre en un seul peuple les Mayençais et les Français ! « Nos
langues sont différentes, nos pensées doivent-elle l'être pour cela ? « La
LIBERTÉ et l'ÉGALITÉ cessent-elles d'être les joyaux
de l'humanité si nous les appelons FREIHEIT et GLEICHEIT
? Depuis quand la différence des langues a-t-elle rendu impossible d'obéir à
la même loi ? — Est-ce que la despotique souveraine de Russie ne règne pas
sur cent peuples de langue différente ? Est-ce que le Hongrois, le Bohémien,
l'Autrichien, le Brabançon, le Milanais ne parlent pas chacun leur langue, et
en sont-ils moins les sujets du même Empereur ? Jadis les habitants de la
moitié du monde ne s'appelaient-ils pas citoyens romains ? Et sera-t-il donc
plus difficile à des peuples libres de se rattacher ensemble à des vérités
éternelles, qui ont leur fondement dans la nature même de l'homme, qu'il ne
l'était à des esclaves d'obéir à un même maître ? « Autrefois,
quand la France était encore sous le fouet de ses despotes et de leurs rusés
courtisans, c'était là le modèle sur lequel se formaient tous les cabinets !
Alors les princes et les nobles ne trouvaient rien d'aussi glorieux que de
renier leur langue maternelle pour parler détestablement un français
détestable. Et maintenant voyez ! Les Français brisèrent leurs chaînes, ils
sont libres, et le goût délicat de nos aristocrates zézayants et balbutiants
change soudain : le langage de la liberté blesse leur langue ; volontiers ils
nous persuaderaient qu'ils sont Allemands, rien qu'Allemands de fond en
comble, qu'ils ont honte de la langue française, pour former enfin le vœu que
nous n'imitions pas les Français. « Arrière
ces hypocrites et débiles prétextes ! Ce qui est vrai reste vrai, à Mayence
comme à Paris, en quelque lieu et en quelque langue qu'il soit dit. C'est
d'abord en un point particulier que le bien doit éclater au jour, et de là il
se répand ensuite sur toute la terre. C'est un Mayençais qui a inventé
l'imprimerie, et pourquoi ne serait-ce point un Français qui inventerait la
liberté au dix-huitième siècle ? Concitoyens, prouvez bien haut que le cri
d'appel de cette liberté, même en langue allemande, sonne terrible pour des
esclaves, annoncez-leur qu'ils doivent apprendre le russe s'ils ne veulent
pas entendre et parler une langue d'homme libre. — Que dis-je ? Non, faites
tonner à leur oreille que bientôt les mille langues de la terre ne seront
plus parlées que par des hommes libres, et que LES ESCLAVES,
AYANT RENONCÉ À LA RAISON, N'AURONT PLUS DE REFUGE QUE DANS L'ABOIEMENT ! « Comment
? Les folies et les vices de nos voisins, quand ils étaient sous la direction
détestable de leurs tyrans, on les imposait à l'Allemand en un zèle
d'imitation ridicule et coupable ; on n'avait pas honte d'égarer le peuple
par les exemples les plus corrupteurs, et maintenant que nous pouvons tenir
de leurs mains la sagesse, la vertu, le bonheur, ou, pour tout dire en deux
mots, la liberté et l'égalité, on veut nous mettre en garde contre l'exemple
de Id France ! Qui ne perce pas à jour ces artifices pitoyables et
impuissants de l'aristocratie mourante ! » Et,
après avoir ainsi réfuté les sophismes des privilégiés, révélé le secret du
pseudo-patriotisme où ils abritaient soudain leur puissance menacée, George
Forster, avec un optimisme où il entre évidemment bien du parti pris, et qui
recevra sans délai le plus cruel démenti, essaie de rassurer Mayence : « Regardez
autour de vous : vous voyez que la puissante, la menaçante conjuration des
despotes contre la liberté a manqué son but. « Le
Brunswickois, avec ses 150.000 mercenaires, n'a pu arriver jusqu'à Châlons,
et, abstraction faite de la trahison de Longwy et de Verdun, il n'a pu
conquérir une seule place forte. Les étendards victorieux de la République
l'ont rejeté hors des frontières ; il a dû fuir devant la famine et la peste
et, pendant qu'il essaie de rallier et de mettre en sûreté les débris de ses
troupes découragées, l'armée de la liberté déborde au-delà des frontières :
toute la Savoie, Nice, Spire, Worms, Mayence et Francfort tombent presque
sans résistance aux mains des Français. Mous ouvre ses portes au vainqueur
Dumouriez. Trêves peut à peine attendre l'arrivée du brave Wimpfen et, dans
la région montagneuse de l'autre côté du Rhin, les Hessois et les Prussiens
fuient devant Custine, citoyen et général, et devant les soldats de la
liberté. Toutes les forces autrichiennes dans les Pays-Bas sont sur le point
de se dissoudre par la désertion ou de fuir dans le Luxembourg ; les débris
des troupes prussiennes doivent choisir entre la retraite de Westphalie ou la
famine à Coblentz. « Quelles
espérances peut donc offrir la continuation de la campagne aux ennemis de la
liberté ? Toute l'Allemagne est complètement épuisée de subsistances de
toutes sortes et des moyens tic vie qui sont indispensables à l'entretien de
grandes armées. Les caisses de l'Autriche sont vides et son crédit tombera
plus bas qu'il y a un an les assignats de France ; les assignats remontent et
le crédit de l'Autriche ne se relèvera jamais. La Prusse, un petit royaume
qui n'a été élevé au premier rang que par des opérations de finances et une
tension extrême de tous les ressorts, a sacrifié ses meilleures troupes, vidé
son trésor, le véritable secret de sa grandeur artificielle, et son roi ne
sait ni épargner, ni combattre, ni penser comme son oncle Frédéric ; il a
renvoyé les sages serviteurs de Frédéric, et Herzberg, qui pouvait le sauver,
est chassé par des visionnaires et par des maîtresses de Cour. L'impératrice
russe a surtout mis à profit la belle occasion de tromper ses deux rivaux, et
pendant qu'ils faisaient leur folle expédition en France, elle mettait toute
la Pologne en vasselage ; maintenant ils voient leur faute et ne savent guère
comment ils se garderont de cette femme colossale. — La Saxe, la Bavière, le
Hanovre observent une sage neutralité, qui est maintenant plus nécessaire que
jamais. La Suède, depuis sa guerre avec la Russie, est tombée dans
l'impuissance. Le gouvernement monarchique du Danemark cherche sagement à
durer en allégeant le fardeau du peuple et en assurant la liberté de la
presse ; l'Italie fait signe à ses libérateurs et l'Espagne est si gravement
endettée qu'elle ne peut rien tenter contre la France. Les Anglais libres
envoient aux Français libres leur approbation joyeuse. Voilà la situation de
l'Europe. « Il
n'y a que la folie furieuse qui puisse, en cet état de choses, conseiller la
continuation de la guerre contre la France. A la vérité, on nie dira
qu'aujourd'hui on ne peut attendre des cabinets que fureur et démence ! Et je
reconnais que jusqu'ici leur conduite est en cfi'ct une manifestation de
délire. Mais supposé que les Cours alliées tendent toutes les forces qui leur
restent pour porter de nouveau la guerre sur le Rhin ; supposé que ces armées
viennent soutenues de magasins immenses (et je ne sais comment on pourrait
les remplir) ; supposé qu'elles amènent la grosse artillerie qu'elles avaient
oubliée cette année, où pensez-vous, mes concitoyens, que les Français les
attendront ? Ce n'est certes pas sous les murs de Mayence, quand la Franconie
et la Souabe sont ouvertes jusqu'aux limites de la Bohême et de l'Autriche. « La
crainte ridicule d'un siège d'hiver, je ne veux même pas la discuter, elle
trahit trop visiblement les pitoyables efforts de nos aristocrates pour
alarmer nos concitoyens en exploitant leur ignorance des choses de la guerre.
Vous, mes frères, vous riez d'aussi impudentes menaces. Vous savez bien que
maintenant, au lien de lâches aristocrates qui fuient avec tout leur avoir à
la première ombre du danger, vous avez pour défenseurs des hommes libres qui
ont un cœur dans la poitrine. » Dès
lors, s'il n'y a pas péril pour les Mayençais à unir leur destin à celui de
la France, il faut que cette union soit complète. Il faut qu'en s'associant à
la France ils participent à toute la liberté, à toute la force de la
République. A quoi servirait-il de rester hors de la France et, pour ainsi
dire, en marge de la République française, puisque c'est seulement par son
aide et sous son bouclier que les Mayençais peuvent être des citoyens libres
? A quoi servirait aussi d'adopter une Constitution bâtarde qui, en laissant
subsister des vestiges de privilège et d'aristocratie, supprimerait l'entière
coopération de Mayence et de la France, et comment la France républicaine
pourrait-elle protéger à Mayence une liberté incomplète et trompeuse dont
elle a été obligée elle-même de dénoncer le mensonge ? « Voici,
mes concitoyens, le moment favorable où vous pouvez devenir et demeurer
libres, aussitôt que vous aurez pris la résolution ferme de vous rattacher à
la France et de faire avec elle cause commune. Ayez l'honneur d'être les
premiers en Allemagne à secouer vos chaînes, ne laissez pas vos voisins vous
devancer... Le Rhin, un grand fleuve navigable, est la limite naturelle d'un
grand Etat libre, qui ne désire aucune conquête, mais qui accueille les
nations qui se joignent volontairement à lui et qui est fondé à exiger une
indemnité de ses ennemis pour la guerre arbitraire qu'ils lui ont déclarée.
Le Rhin restera, comme il est juste, la limite de la France ; il n'y a pas de
regard un peu exercé aux choses de la politique qui ne voie cela, et on se
serait depuis longtemps décidé à ce sacrifice si un point d'honneur
n'obligeait pas d'abord les Français à arracher aux tyrans la Belgique et
Liège. « Ne
doutez pas que la République française n'attend que votre déclaration pour
vous accorder aide et fraternisation. Si le vœu de Mayence et des habitants
de la région environnante se prononce, s'ils veulent être libres et Français,
vous serez tout de suite incorporés à un Etat libre indestructible. « Peut-être
vous a-t-on dit qu'il serait difficile de détacher de l'Empire allemand les
pays de ce côté-ci du Rhin. Je demande si on n'a pas déjà détaché de
l'Allemagne et donné à la France l'Alsace et la Lorraine... (En ce qui touche
la Constitution) l'expérience démontre par des exemples innombrables que dans
les grands et décisifs moments les choses moyennes et médiocres, qui n'osent
être qu'à demi, qui ne sont ni le chaud ni le froid, ne réussissent qu'à
blesser tous les partis et à tout mettre en fermentation. N'êtes-vous point
assez avertis par l'exemple de la France elle-même et du parti prétendu
modéré de la Cour et des Feuillants ? Souvenez-vous des petits intrigants à
courte vue, qui jouaient toujours à couvert, forgeaient des plans secrets et
d'artificieuses intrigues, qui partout se glissaient et rampaient pour
ameuter obscurément les esprits, semant les calomnies, les menaces, les
écrits outrageants et cherchant à se créer des adhérents par la corruption.
Souvenez-vous que ceux-ci enfin ont essayé, le poignard à la main, de
déchirer le vêtement de leur mère, de leur patrie, de leur France. C'est là
le but et la fin du modérantisme qui toujours, avec des mots endormeurs, une
voix douce, un regard angélique, cherche à vous séduire pour vous enlacer et
vous étouffer. « Je
ne dis pas trop : vous perdrez tout si vous ne prenez pas tout, si vous ne
voulez pas de tout votre cœur être pleinement libres. La chose est claire.
Qui vous garantira votre fade et médiocre compromis, votre projet modéré et feuillantin,
votre prince élu, vos Etats de créanciers et de nobles, vos deux Chambres,
oui, qui vous garantira tout cela ? Ce ne sera pas le cher et saint Empire
allemand, qui ne peut même plus se sauver lui-même et qui est à bout. Ce ne
sera pas le Reichstag de Ratisbonne, réduit à l'inaction. Ce ne sera pas la
Prusse ou l'Autriche qui ne se soucient guère de vous. « Ce
ne seraient pas les princes auxquels vous voulez vous confier. Vous auriez là
vraiment une belle caution. Ceux qui toujours se servent de l'Empire allemand
comme d'un épouvantail ne songent pas qu'ils ont oublié de nous dire comment
l'Empire allemand négociera avec nous au sujet de la nouvelle Constitution
modérée. Avec lequel de nous entrera-t-il en conversation ? Reconnaîtra-t-il
préalablement notre droit de nous donner une Constitution nouvelle ? Nous
avons vu le contraire à Liège, et je vais plus loin : je dis que l'Empire
allemand ne peut pas, avec ses principes, s'entretenir avec nous sur cet
objet ; que la forteresse de la Constitution impériale, incapable de toute
amélioration, de tout changement, n'est plus qu'une pauvre chambre de
décharge, toute branlante et tarée, où on peut faire un trou rien qu'en la
touchant du bout du doigt. « Cette
vieille pièce de décharge et de débarras est hantée maintenant par un fantôme
décevant, qui se donne pour l'esprit de la liberté allemande ; mais c'est le
diable de la servitude féodale, comme on peut le reconnaître aux énormes
dossiers qu'il traîne avec lui et au bruit de chaînes qui accompagne chacun
de ses pas. Ce spectre horrible qui parle de titres, de féodalité, 1 de
parchemins, alors que des gens raisonnables parlent de vérité, de liberté, de
nation et de droit humain, ne peut être chassé que si on marche sur lui la
dague au poing. « Laissons
cette image, voici ce que je dis en paroles précises : La force des armes
peut contraindre l'Empire allemand à des concessions ; elle peut l'obliger à
reconnaître Mayence comme un Etat libre, qui a le droit de se constituer
lui-même. Mais pendant que la République française est engagée comme en une
lutte sanglante avec la Prusse et l'Autriche, croire que Mayence obtiendra
par des négociations que l'Empire allemand reconnaisse sa Constitution, c'est
une preuve de courte vue politique qui ne peut s'excuser que par l'extrême
inexpérience. » Et, si
l'Empire allemand ne peut pas garantir cette Constitution mayençaise, est-il
permis d'espérer que la France la garantira ? « Mais
voulez-vous m'expliquer comment la République française s'oubliera elle-même
au point de vous garantir à vous et à l'Empire allemand une Constitution qui
va juste à contre-sens des principes éternels sur lesquels elle-même repose,
la liberté et l'égalité ? Elle a promis son appui à une Constitution libre,
mais non pas à l'antique esclavage sous un nom nouveau. N'imaginez pas qu'une
nation libre puisse se contredire aussi violemment elle-même et agir aussi
follement. Ne vous éblouissez donc pas de vaines espérances. Comprenez bien,
vous tous, les habitants de la ville et de la campagne, que le projet
captieux et qui paraît innocent vous conduit à votre perte. Si la République
française ne s'intéresse pas à vous dans les stipulations de paix, si elle ne
vous garantit point une Constitution qui est contraire à ses principes et
qu'elle ne peut pas vous garantir, que vous reste-t-il qu'à vous remettre
aveuglément, en rebelles vaincus et impuissants, aux mains de vos maîtres
d'hier. Abandonnés par la France, abandonnés de tous, vous ne pourrez pas
faire vos conditions. Vous devrez — ô terrible destin pour qui connaît le
despotisme et les aristocrates ! — vous devrez vous rendre à merci. » C'est
un discours d'une admirable force politique, peut-être le seul discours
vraiment politique, tout pénétré de réalité et tout frémissant de passion,
qui ait été prononcé à celte date en Allemagne. Je devrais en traduire et en
citer les larges extraits pour donner la sensation exacte, aiguë des
problèmes presque désespérés qui tourmentaient alors la pensée et la
conscience de l'Allemagne. Le glaive de la Révolution oblige l'esprit
allemand aux décisions rapides. La dialectique de Forster est pressante et
ses conclusions sont nettes. Il ne laisse d'autre refuge aux Mayençais et aux
pays du Rhin que dans l'union entière avec la France, dans l'acceptation de
l'entière démocratie. Mais comment un lourd malaise n'aurait-il pas pesé-sur
l'Allemagne ? Ah ! certes, c'est avec une force de pensée presque héroïque
(pie Forster tente de dissiper les vieilles défiances, les haines et les
préjugés de race. Et rien n'est plus beau que cette partie du discours de
Forster où il s'empare, au nom de la liberté, de tous les idiomes, de tous
les langages de l'univers et où il ne laisse plus à l'esclave que le cri de
la bête. Mais
quoi ! depuis deux générations l'Allemagne rêve de reconstituer son unité
politique et nationale par la force de l'unité intellectuelle. La langue
allemande, dédaignée encore des puissants, mais enrichie par de grands poètes
et de grands écrivains de merveilleuses beautés, lui apparaît comme le vrai
trésor national, comme la promesse d'unité et de grandeur. Et voici que la
partie la plus progressive, la plus révolutionnaire de l'Allemagne est
invitée à se séparer de la patrie allemande, à s'associer à un peuple libre,
il est vrai, mais qui parle une autre langue et procède d'une autre
tradition. Quel trouble et quel malaise ! Voici encore que jusque dans l'acte
constitutif de sa liberté, le peuple des pays rhénans subit la double
servitude de la complète et de la guerre. Qu'est devenue la promesse première
faite aux peuples allemands qu'ils choisiront eux-mêmes, en toute
souveraineté, la Constitution qui leur conviendra le mieux ? Maintenant il
apparaît aux Mayençais qu'ils sont exposés à tous les hasards, à l'abandon de
la France et aux représailles furieuses de l'évêque et des nobles, s'ils n'adoptent
pas exactement la Constitution française que Custine leur offre à la pointe
de son épée. Il y avait une contradiction lamentable à être libéré par le
vainqueur et à croire que cette libération pourrait se produire selon un
autre mode que celui du vainqueur. Non, non, il y a trop de malaise en cette
liberté imposée et façonnée par la conquête, et l'Allemagne ne se sentira
libre que le jour où elle se donnera elle-même la liberté. L'ILLOGISME DE FORSTER Forster
lui-même est dans une situation terriblement fausse et qui tous les jours
s'aggrave. S'il n'espère pas que la France révolutionnaire, une fois accrue
de Mayence et portée jusqu'au Rhin ; aidera par son exemple à
l'affranchissement politique de toute l'Allemagne, s'il abandonne presque
toute la nation allemande à la servitude indéfinie, c'est une sorte de
désertion. Qui ne surprend, en tout ce qu'il dit de l'Allemagne, une sorte de
désespoir ? il déclare que l'horrible spectre diabolique du féodalisme
allemand ne pourra être chassé que la dague au poing, et il fait tomber la
dague du poing : il arrête aux bords du Rhin le mouvement conquérant de la
Révolution. Et il retranche de l'Allemagne ces révolutionnaires rhénans qui
seuls pouvaient i\n peu manier le glaive contre les vieilles tyrannies.
Contradiction et ténèbres ! De plus, au moment même où il appelle les
Mayençais à la liberté, à l'indépendance, lui-même a sur l'épaule la lourde
main conquérante de Custine. Il ne peut plus se séparer de lui. Il ne peut
plus, sous peine de se condamner à un isolement mortel, désavouer même les
fautes du général victorieux. Il les
seul pourtant. Il sait, et il écrit, dans ses notes, dans ses lettres, que
Custine commet à Francfort les pires imprudences, qu'en imposant à la
bourgeoisie une contribution que sans doute elle eût consenti de plein gré,
si on la lui avait demandée sous forme d'emprunt régulier dans l'intérêt de
la liberté allemande, il blesse les intérêts et les amours-propres. Et
pourtant il est devenu si fatalement solidaire du vainqueur qu'il adresse aux
habitants de Francfort un plaidoyer public pour les actes du général qu'il
blâmait le plus. Forster
buvait vraiment jusqu'à l'extrême amertume toute la servitude allemande. Il
avait souffert cruellement, avant la Révolution et durant même ses premières
années, du poids du despotisme qui accablait l'Allemagne. Et maintenant, la
main étrangère qui soulève ce poids du despotisme se révèle presque aussi pesante et elle marque de sa
lourde empreinte la liberté déformée. O impuissance et douleur ! L'AFFAIRE DE FRANCFORT Mais
soudain le destin s'aggrave encore. La résistance de l'Allemagne à la
Révolution commence à devenir plus active. La proclamation de Custine contre
le margrave de Hesse soulève contre Custine les Hessois blessés dans leur
amour-propre par toute attaque de leur chef. Et, à Francfort, la petite
garnison française est obligée de capituler. Le 1" décembre, pendant que
les Hessois lui donnent l'assaut, presque toute la population la presse. Et
le soulèvement universel d'une ville semble annoncer, pour une date un peu
lointaine encore, le soulèvement universel de l'Allemagne. Forster
sentait sur lui un terrible fardeau : l'hypothèse d'un siège prochain de
Mayence n'était plus absurde. Le peuple hochait la tête et les prêtres
criaient malheur dans la cité. Une lourde somnolence, qu'aiguillonnait,
seulement l'intérêt le plus immédiat, pesait sur les esprits. La
lâcheté et l'indifférence allemandes, écrit Forster le 6 décembre, soulèvent
la colère. Rien ne s'émeut encore et il vient toujours des gens pour nous
dire que tous se prononceraient pour la liberté si on faisait remise de tous
les impôts. Etre maltraité, trompé, opprimé, cela ne compte pas et il n'y a
rien là qui puisse décider les hommes à secouer le joug. Ce qu'il faut, c'est
l'assurance complète qu'on n'aura rien à faire, aucun devoir à remplir. » Le
désaveu le plus amer venait au pauvre combattant, celui des savants et des
lettrés d'Allemagne. « Je
reçois de Voss (1er janvier 1793) une lettre lamentable. Tout ce qu'il avait prévu arrive : les
savants de Berlin raisonnent sur moi ; on me méconnaît ; on me maltraite dans
toute l'Allemagne ; je passe pour le principal auteur des maux de Mayence ;
on imprime contre moi des libelles infamants. Oui, je le sais. Ceux qui me
jugent ainsi n'ont pas de cœur. La fainéantise savante corrompt tous ces
gens-là à fond. Ils ne peuvent pas comprendre un homme qui sait aussi agir à
son heure et maintenant ils me trouvent méprisable parce que j'agis selon les
principes qu'ils honoraient de leur approbation tant que je nie bornais à les
inscrire sur du papier. Mais qu'importe le qu'en dira-t-on ? » LA CONVENTION RHENANE Malgré
cet effort de Forster pour rester debout, la tristesse et le malaise
croissaient et, quand, le 17 et le 18 décembre, le peuple des pays rhénans
fui appelé à se prononcer au scrutin sur l'acceptation de la Constitution
française, le nombre des votants fut très faible. Les commissaires de la
Convention, Reubell, Haussmann et Merlin de Thionville, arrivés à Mayence le
1" janvier, ne réussirent guère à animer les courages. Et lorsque, le 24
février 1793, dans les églises de Mayence, de Worms, de Spire, etc., le
scrutin s'ouvrit pour la nomination de la Convention nationale des pays
rhénans, le nombre des abstentions fut énorme. Les corporations bourgeoises s'excusaient en disant qu'il ne serait plus possible aux marchands d'aller aux foires de Francfort s'ils se prononçaient pour la France. Pourtant la Convention rhénane, réunie le 17 mars dans la grande salle de l'ordre teutonique, se risqua, malgré l'absence de plus de la moitié des députés, ou intimidés ou empêchés, à proclamer la rupture avec l'Empire allemand et l'incorporation avec la France. Mais cette décision, qui n'aurait valu que par l'enthousiasme et la ferveur, était pesante et morne. Aucun ressort d'espérance révolutionnaire ne la soutenait et de sombres pressentiments accablaient les âmes. Bientôt Mayence sera investie. Et des bourgeois forcenés de haine, accourus de loin, s'empresseront autour de la pauvre ville ravagée et incendiée par les boulets, et suivront avec une joie féroce l'agonie de la cité qui accueillit la Révolution. |