LES NÉCESSITÉS DE LA CONQUÊTE A vrai
dire, la Révolution française ne pouvait tarder davantage à prendre parti. La
conquête, même au nom de la liberté, n'échappe pas à la fatalité de sa
logique. Déjà il était devenu impossible à la France, quand elle avait occupé
un pays et quand des citoyens de ce pays s'étaient compromis à servir la
Révolution, de ne pas assurer ceux-ci contre toute violence. C'est sur la
réclamation des citoyens du Limbourg et de Darmstadt, craignant d'être
abandonnés sans défense après le départ de nos troupes aux représailles de la
contre-Révolution, que fut rendu le fameux décret du 16 novembre, que j'ai
déjà cité, et où la France promettait protection à tous ceux qui lutteraient
pour la liberté. Mais cela ne suffisait point. Car comment s'exercerait cette
protection ? La Révolution allait-elle donc être obligée de monter la garde à
la porte de chacun des citoyens étrangers qui s'étaient prononcés pour elle ?
Laisserait-elle aux pouvoirs d'ancien régime le droit de fonctionner encore,
de s'imposer par la force de l'habitude, du préjugé ou de la crainte, et de
menacer ainsi partout la minorité révolutionnaire ? Il n'y
avait vraiment qu'un moyen pratique de protéger celle-ci : c'était de
révolutionner le pays, d'y organiser la liberté et d'appeler tous les
citoyens à exercer leur souveraineté, mais à l'exercer selon les principes
nouveaux et dans le sens de la Révolution. La
nécessité financière aussi était pressante. C'étaient les biens de l'ancien
régime, les biens de l'Eglise de France et des nobles émigrés de France, qui
avaient nourri la Révolution en France. Sur ce fonds national, il était
impossible d'entretenir une Révolution universelle, et, à porter seule les
frais de la vaste guerre pour la liberté, la France aurait éteint en son
foyer même cette liberté universelle. C'était donc la richesse de l'ancien
régime européen qui devait nourrir, sous le contrôle de la France et par ses
mains, la Révolution européenne. Mais comment disposer partout, en Belgique,
en Allemagne, comme en France, des biens du clergé et des biens des nobles,
si partout le régime politique et social de la France révolutionnaire n'était
appliqué ? Et voilà par quel enchaînement de nécessités la liberté, armée en
guerre, prenait la forme et les mœurs de la conquête. Voilà comment la
libération des peuples leur était imposée par un décret du vainqueur, et
comment enfin la Révolution levait tribut sur les nations même qu'elle
affranchissait. Le
temps n'est plus où la France de la Révolution s'imaginait qu'à peine le
signal de la liberté serait dressé par elle sur le monde, les peuples
accourraient tous à cette lumière. Voici que ses armées étaient en Belgique,
en Allemagne, et c'était surtout par un silence étonné et un peu inquiet,
coupé seulement de quelques acclamations et de quelques rumeurs hostiles, que
les hommes accueillaient la Révolution. Ni l'exemple de la France, exemple
mêlé d'ailleurs de lumière, et d'ombre, de liberté généreuse et de violence
sanglante, ni la protection de sa force, promise à quiconque s'émanciperait,
ne suffisaient à créer soudain les énergies de liberté et les mœurs de
Révolution. Il fallait donc que la Révolution elle-même tentât d'achever
l'œuvre incomplète des siècles et de brusquer en Europe l'histoire trop
lente. LA DOCTRINE DE CAMBON C'est
ce que Cambon expliqua sans réticences en la fameuse séance du 15 décembre.
Cambon : le choix même d'un financier pour faire le rapport ne révélait que
trop les embarras d'argent qui condamnaient la Révolution à une politique
aventureuse. Je veux citer ce discours presque en entier avant de le
commenter ; car jamais ne furent posés de plus formidables problèmes. ' « Quel
est, dit-il, l'objet de la guerre que vous avez entreprise ? C'est sans doute
l'anéantissement de tous les privilèges. Guerre aux châteaux, paix aux
chaumières, voilà les principes que vous avez posés en la déclarant : tout ce
qui est privilégié, tout ce qui est tyran doit donc être traité en ennemi
dans les pays où nous entrons. (Applaudissements.) Telle est la conséquence
naturelle de ces principes. «
Quelle a été au contraire jusqu'ici notre conduite ? Les généraux, en entrant
en pays ennemi, y ont trouvé les tyrans et leurs satellites ; le courage des
Français libres fait fuir les uns et les autres ; ils sont entrés dans les
villes en triomphateurs et en frères ; ils ont dit aux peuples : Vous êtes
libres, mais ils se sont bornés à des paroles. Nos généraux,
embarrassés sur la conduite qu'ils avaient à tenir, nous ont demandé des
règles et des principes pour les diriger. Montesquiou nous adressa le premier
un mémoire à ce sujet... Le général Custine, à peine entré en Allemagne, vous
a demandé s'il devait supprimer les droits féodaux, les dîmes, les
privilèges, en un mot tout ce qui lient à la servitude, et s'il devait
établir des contributions sur les nobles, les prêtres et les riches, en
indemnité des secours qu'ils avaient accordés aux émigrés. Vous n'avez rien
répondu à toutes ses demandes. En attendant, il a pensé ne devoir pas laisser
péricliter les intérêts de la République. Il a exigé des contributions des
nobles et des riches... «
Dumouriez, en entrant dans la Belgique, a annoncé de grands principes de
philosophie, mais il s'est borné à faire des adresses aux peuples. Il a
jusqu'ici tout respecté, nobles, privilèges, corvées, féodalité, etc. ; tout
est encore sur pied ; tous les préjugés gouvernent encore ces pays ; le
peuple n'y est rien, c'est-à-dire que nous lui avons promis de le rendre
heureux, de le délivrer de ses oppresseurs, mais que nous nous sommes bornés
à des paroles. Le peuple, asservi à l'aristocratie sacerdotale et nobiliaire,
n'a pas eu la force, seul, de rompre ses fers ; et nous n'avons rien fait
pour l'aider à s'en dégager. « Le
général a cru, d'après les instructions du Conseil exécutif, devoir rendre
hommage à la souveraineté et à l'indépendance du peuple ; il n'a pas voulu
avoir recours à des contributions extraordinaires ; il a tout respecté, et
lorsque nos convois passent à quelques barrières ou péages, ils y payent les
droits ordinaires. Ce général a pensé ne devoir pas même forcer les habitants
à fournir des magasins et des approvisionnements à nos armées. Ces principes
philosophiques sont les nôtres. Mais nous ne pouvons pas, nous ne devons pas
respecter les usurpateurs ; tous ceux qui jouissent d'immunités et de
privilèges sont nos ennemis. Il faut les détruire, autrement notre propre
liberté serait en péril. Ce n'est pas aux rois seuls que nous avons à faire
la guerre ; car s'ils étaient isolés, nous n'aurions que dix ou douze têtes à
faire tomber ; nous avons à combattre tous leurs complices, les castes
privilégiées qui, sous le nom des rois, ruinent et oppriment le peuple depuis
plusieurs siècles. « Vos
comités se sont dit : tout ce qui, dans les pays où les Français porteront
les armes, existe en vertu de la tyrannie et du despotisme, ne doit être
considéré que comme une vraie usurpation, car les rois n'avaient pas le droit
d'établir des privilèges en faveur du petit nombre et au détriment de la
classe la plus industrieuse. La France elle-même, lorsqu'elle s'est levée le
17 juin 1789, a proclamé ces principes : Rien n'était légal, a-t-elle dit,
sous le despotisme. Je détruis tout ce qui existe, par un seul acte de ma volonté.
Aussi, le 17 juin, lorsque les représentants du peuple se furent constitués
en Assemblée nationale, ils s'empressèrent de supprimer tous les impôts
existants ; dans la nuit du 4 août, ils s'empressèrent de détruire la
noblesse, la féodalité et tout ce qui tenait à la féodalité, qu'un reste de
préjugé avait fait respecter. Voilà, n'en doutons pas, quelle est la conduite
que doit tenir le peuple qui veut être libre et faire une révolution : s'il
n'a pas les moyens de la faire par lui-même, il faut que son libérateur le
supplée et agisse pour son intérêt, en exerçant momentanément le pouvoir
révolutionnaire. « Les
peuples chez lesquels les armées de la République ont porté la liberté
n'ayant pas l'expérience nécessaire pour établir leurs droits, il faut que
nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire et que nous détruisions l'ancien
régime qui les tient asservis. (Applaudissements.) Nous n'irons point chercher de
comité particulier, nous ne devons pas nous couvrir du manteau des hommes,
nous n'avons pas besoin de ces petites ruses. Nous devons, au contraire,
environner nos actions de tout l'éclat de la raison et de la toute-puissance
nationale. Il serait inutile de déguiser notre marche et nos principes. Déjà
les tyrans les connaissent et vous venez d'entendre ce qu'écrit à cet égard
le stathouder. Lorsque nous entrons dans un pays, c'est à nous à sonner le tocsin.
(Applaudissements.) Si nous ne le sonnons pas, si
nous ne proclamons pas solennellement la déchéance des tyrans et des
privilégiés, le peuple, accoutumé à courber la tête sous les chaînes du
despotisme, ne serait pas assez fort pour briser ses fers ; il n'oserait pas
se lever et nous ne lui donnerions que des espérances, si nous lui refusions
une assistance effective. « Ainsi
donc, si nous sommes pouvoir révolutionnaire, tout ce qui existe de contraire
aux droits du peuple doit être abattu dès que nous entrons dans le pays.
(Applaudissements.) En conséquence, il faut que nous proclamions nos
principes, que nous détruisions toutes les tyrannies et que rien de ce qui
existait ne résiste au pouvoir que nous exerçons. « Vos
comités ont donc pensé qu'après avoir expulsé les tyrans et leurs satellites,
les généraux doivent, en entrant dans chaque commune, y publier une
proclamation pour faire voir aux peuples que nous leur apportons le bonheur ;
Ils doivent supprimer sur-le-champ et les dîmes et les droits féodaux, et
toute espèce de servitude. (Applaudissements.) Vos comités ont encore pensé
que vous n'auriez rien fait si vous vous borniez à ces seules suppressions. L'aristocratie
gouverne partout ; il faut donc détruire toutes les autorités existantes.
Aucune institution du régime ancien ne doit exister lorsque le pouvoir
révolutionnaire se montre... Il faut que le système populaire s'établisse,
que toutes les autorités soient renouvelées, ou vous n'aurez que des ennemis
à la tête des affaires. Vous ne pouvez donner la liberté à un pays, vous ne
pouvez y rester en sûreté, si les anciens magistrats conservent leurs
pouvoirs ; il faut absolument que les sans-culottes participent à
l'administration. (Vifs applaudissements dans l'Assemblée et dans les
tribunes.)
Déjà, citoyens, les aristocrates des pays qu'occupent nos armées, abattus au
moment de notre entrée, voyant que nous ne détruisons rien, ont conçu de
nouvelles espérances ; ils ne dissimulent plus leur joie féroce ; ils croient
à une Saint-Barthélemy, et il ne serait pas difficile de prouver qu'il existe
déjà dans la province de Belgique quatre ou cinq partis qui veulent dominer
le peuple ; déjà les aristocrates versent leur or pour conserver leur
ancienne puissance. On n'y voit que les nobles, le clergé, les états, et le
peuple n'y est rien, il reste abandonné à lui-même et vous voulez qu'il soit
libre ! Non, il ne le sera jamais, si nous ne prononçons pas plus fortement
nos principes. « Vous
avez vu les représentants de ce peuple venir à votre barre ; timides et
faibles, ils n'ont pas osé vous avouer leurs principes, ils étaient
tremblants ; ils vous ont élit : « Nous abandonnerez-vous ? Vos armées nous
quitteront-elles avant que notre liberté soit assurée ? Nous livrerez-vous à
la merci de nos tyrans ? Nous ne sommes pas assez forts. Accordez-nous votre
protection, vos forces. » Mais, citoyens, vous ne les abandonnerez pas ;
vous étoufferez le germe de leurs divisions et des malheurs qui les menacent.
(Applaudissements.) Votre conduite en Savoie doit
vous servir d'exemple. Le peuple, encouragé par la présence de vos
commissaires, s'est prononcé plus fortement ; il a commencé par tout détruire
pour tout exercer ; alors son vœu n'a plus été douteux ; il s'est montré
digne d'être libre et vous a donné un exemple que vous devez porter chez les
autres peuples. Suivons donc cette marche dans les pays où nous serons
obligés de faire naître des révolutions ; mais en détruisant les abus, ne
négligeons rien pour protéger les personnes et les propriétés (Vifs
applaudissements). » Oui, ce
sont de formidables problèmes. Et tout d'abord, quel démenti à l'optimisme
premier de la Gironde ! Voici que les peuples dont elle avait espéré et
annoncé le soulèvement spontané, font preuve, en face même de la Révolution
victorieuse, d'une force de passivité, d'une résistance inerte
extraordinaire. Même après la défaite et la fuite précipitée des Autrichiens,
même sous la protection bienveillante de Dumouriez, le peuple belge ne fait
pas le moindre effort vers la liberté ; il garde, comme une bête de somme
dont l'échine ne se dresse plus, toutes ses anciennes institutions, le pli
des vieilles servitudes. El c'est en vain que l'armée prussienne s'est brisée
à Valmy, c'est en vain qu'elle a dû repasser le Rhin, c'est en vain que les
forces françaises ont occupé une partie de l'Allemagne et que des appels
ardents à la liberté ont été lancés aux peuples par nos généraux. L'Allemagne
ne se soulève pas ; le mouvement révolutionnaire y est très localisé,
languissant et précaire. Pas plus que le « despotisme éclairé » de
Frédéric II et de Joseph II, la force révolutionnaire ne peut brusquer la
lente évolution des nations attardées. LA DICTATURE RÉVOLUTIONNAIRE DE LA FRANCE Et
pourtant, il faut qu'elle l'essaie sous peine de périr ; car si elle ne
parvient pas à révolutionner les peuples, le poids écrasant du monde sera
bientôt sur elle. Mais en a-t-elle le droit ? Cambon démontre sans doute que
la guerre aux rois ne suffit pas ; que la Révolution doit briser encore tous
les privilèges féodaux nobiliaires et ecclésiastiques qui sont l'appui des
rois. Mais la vraie question n'est pas là. Ce qu'il faut savoir, c'est si
cette Révolution doit être l'œuvre libre des peuples eux-mêmes ou si c'est la
France qui a le droit de la faire en leur nom et à leur place. Cambon
n'allègue ici d'autre raison que la nécessité. En
fait, les peuples sont incapables de se révolutionner eux-mêmes. Ils manquent
ou d'expérience ou de vigueur ou de courage. C'est la France qui doit se
substituer à eux. Dès ce jour, et par ce décret, toutes les nations sont
mineures ; il. n'y a qu'un pays majeur et qui assume, pour tous les autres,
la charge de la liberté. C'est la dictature révolutionnaire de la France qui
est proclamée. Puisque la guerre avait éclaté, puisque, soit par les
trahisons de la Cour, soit par les desseins sournois d'une partie de
l'Europe, soit par l'impatience étourdie et les calculs téméraires de la
Gironde, elle avait été rendue inévitable et, puisqu'il y avait entre la
France révolutionnaire et le reste du continent une inégalité funeste de
préparation politique et sociale, il n'y avait pas d'autre solution. La
guerre engagée n'était pas la lutte d'une nation contre une autre nation,
mais d'un système d'institutions contre un système d'institutions. Dès lors,
les institutions de la liberté étaient condamnées à renverser, même par la
force, les institutions de servitude. Mais
comme la tentative est dangereuse ! Comme elle va inoculer à la France des
habitudes dictatoriales ! Et comme elle risque d'identifier chez les autres
peuples les servitudes du passé et la liberté nationale ! Du jour où la
liberté c'est la conquête, le patriotisme européen tend à se confondre avec
la contre-Révolution. Les Conventionnels acceptèrent sans peur ces hasards
redoutables. Et ils curent du moins la grandeur de ne pas voiler par des
expédients hypocrites la dictature française qu'ils annonçaient au monde
incapable de se libérer. Ils auraient pu constituer en chaque pays des
comités de parade, qui auraient été les instruments pseudo-nationaux de la
France. Ils ne voulurent pas de ces pro* cédés détournés. C'est au grand jour
que la France devait assumer la responsabilité universelle de la liberté. Et
ils proclament bien haut que c'est la France qui va gouverner. « Vos
comités ont cru qu'en réclamant la destruction des autorités existantes, il
fallait que, de suite, les peuples fussent convoqués en assemblées primaires
et qu'ils nommassent des administrateurs et des juges provisoires pour faire
exécuter les lois relatives à la propriété et à la sûreté des personnes. Ils
ont cru, en même temps, que ces administrations provisoires pouvaient nous
être utiles sous plusieurs autres rapports. En rentrant dans un pays, quel
doit être notre premier soin ? C'est de conserver au peuple souverain les
biens que nous appelons nationaux, et qui, dans toute l'Europe, ont été
usurpés par des privilégiés. Il faut donc mettre sous la sauvegarde de la
Nation les biens, meubles et immeubles, appartenant au fisc, aux princes, à
leurs fauteurs et adhérents, à leurs satellites volontaires, aux communautés
laïques et ecclésiastiques, à tous les complices de la tyrannie. (Applaudissements.) Et, pour qu'on ne se méprenne
pas sur les intentions pures et franches de la République française, vos comités
ne vous proposent pas de nommer des administrateurs particuliers pour
l'administration et régie de ces biens, mais d'en confier le soin à ceux qui
seront nommés par le peuple. Nous ne prenons rien, nous conservons tout pour
les frais indispensables pour une révolution. « Nous
savons qu'en accordant cette confiance aux administrateurs provisoires, vous
aurez le droit d'en exclure tous les ennemis de la République qui tenteraient
de s'y introduire. Nous proposons donc que personne ne puisse être admis à
voter pour l'organisation des administrations provisoires, si l'élu ne prête
serment à la liberté et à l'égalité, et s'il ne renonce par écrit à tous les
privilèges et prérogatives dont il pouvait avoir joui. (Vifs
applaudissements.)
Ces précautions prises, vos comités ont pensé qu'il ne fallait pas encore
abandonner un peuple peu accoutumé à la liberté absolument à lui-même ;
qu'il fallait l'aider de nos conseils, fraterniser avec lui ; en conséquence,
il a pensé que, dès que les administrations provisoires seraient nommées, la
Convention devait leur envoyer des commissaires tirés de son sein, pour
entretenir avec elle des rapports de fraternité. Cette mesure ne serait pas
suffisante ; les représentants du peuple sont inviolables, ils ne doivent
jamais exécuter. Il faudra donc nommer des exécuteurs. Vos comités ont pensé
que le conseil exécutif devait envoyer, de son côté, des commissaires
nationaux qui se concerteront avec les administrateurs pour la défense du
pays nouvellement affranchi, pour assurer les approvisionnements et les
subsistances des armées, et enfin concerter sur les moyens qu'il y aura à
prendre pour payer les dépenses que nous aurons faites ou que nous ferons sur
leur territoire. « Vous
devez penser qu'au moyen de la suppression des contributions anciennes les
peuples affranchis n'auront point de revenus ; ils auront recours à vous, et
le comité des finances croit qu'il est nécessaire d'ouvrir le Trésor public à
tous les peuples qui voudront être libres. Quels sont nos trésors ? Ce sont
nos biens territoriaux que nous avons réalisés en assignats. Conséquemment,
en entrant dans un pays, en supprimant ses contributions, en offrant au
peuple une partie de nos trésors pour l'aider à reconquérir sa liberté, nous
lui offrirons notre monnaie révolutionnaire. (Applaudissements.) Cette monnaie deviendra la
sienne ; nous n'aurons pas besoin alors d'acheter à grands frais du numéraire
pour trouver dans le pays même des habillements et des vivres ; un même
intérêt réunira les deux peuples pour combattre la tyrannie ; dès lors, nous augmenterons
notre propre puissance, puisque nous aurons un moyen d'écoulement pour
diminuer la masse des assignats circulant en France et l'hypothèque que
fourniront les biens mis sous la garde de la République augmentera le crédit
de ces mêmes assignats. « Il
sera possible qu'on ait recours à des contributions extraordinaires, mais
alors la République française ne les fera pas établir par ses propres
généraux ; ce mode militaire ne serait propre qu'à jeter dans l'esprit des
contribuables une défaveur non méritée sur nos principes. Nous ne sommes
point agents du fisc ; nous ne voulons point vexer le peuple ; eh bien, vos
commissaires, en se concertant avec les administrateurs provisoires,
trouveront des moyens plus doux. Les administrateurs provisoires pourront
établir sur les riches des contributions extraordinaires qu'un besoin imprévu
pourrait exiger, et les commissaires nationaux, nommés par le pouvoir
exécutif, veilleront à ce que les contributions ne soient pas supportées
par la classe laborieuse et indigente. C'est par là que nous ferons aimer au
peuple la liberté ; il ne paiera plus rien et il administrera tout. « Mais
vous n'avez encore rien fait si vous ne déclarez hautement la sévérité de vos
principes contre quiconque voudrait une demi-liberté ! Vous voulez que les
peuples chez qui vous portez vos armes soient libres. S'ils se réconcilient
avec les castes privilégiées, vous ne devez pas souffrir cette transaction
honteuse avec les tyrans. Il faut donc dire aux peuples qui voudraient
conserver des castes privilégiées : Vous êtes nos ennemis ; alors on les
traitera comme tels, puisqu'ils ne voudront ni liberté, ni égalité. Si, au
contraire, ils paraissent disposés à un régime libre et populaire, vous devez
non seulement leur donner assistance, mais les assurer d'une protection
durable. Déclarez donc que vous ne traiterez jamais avec les anciens tyrans ;
car les peuples pourraient craindre que vous ne les sacrifiassiez à l'intérêt
de la paix. (Applaudissements.) Dictature
révolutionnaire de la France, ai-je dit ? En tout cas, c'est ce qu'on peut
appeler le protectorat révolutionnaire de la France sur les peuples. LA TUTELLE DES PEUPLES LIBÉRÉS A coup
sûr, ils ne seront pas pleinement subordonnés. Ils auront même les formes de
la liberté. Ils seront appelés à élire eux-mêmes leurs administrateurs
provisoires et puis leurs représentants. Mais ces administrateurs seront
soumis au contrôle souverain des commissaires de la Convention et à
l'intervention souveraine des commissaires du Conseil exécutif. Seuls, seront
admis à voter ceux qui se seront engagés par serment à lutter contre les
privilèges. Et les
délégués de chaque peuple ne seront pas autorisés à voter une Constitution
semi-libérale ; ils ne pourront pas chercher de transactions entre leur état
politique et social et la démocratie républicaine dont la France leur donne à
la fois l'exemple et la formule. C'est donc, en réalité, la Constitution même
de la France qu'ils devront adopter telle quelle ; et c'est la République
démocratique universelle que décrète la Convention. De même
que les peuples ne pourront disposer de la souveraineté politique que pour
des fins déterminées par la Révolution elle-même, ils ne pourront disposer
que sous le contrôle de la Révolution, des biens nationaux qu'elle leur
restitue. Sans doute, ils ne deviendront pas directement la propriété de la
France. Ils seront gérés par des administrateurs que les peuples auront
choisis. Mais ils seront destinés d'abord à payer les frais de la guerre.
Ainsi, tous les biens « nationaux » seront en quelque sorte sous un séquestre
révolutionnaire, c'est-à-dire à la disposition de la France. Et, après avoir
imposé aux peuples son gouvernement, après avoir hypothéqué au profit de la
Révolution, de sa Révolution, leurs biens nationaux, elle leur impose sa
monnaie. L'assignat sera offert, c'est-à-dire qu'il aura cours forcé en
Europe, partout où la Révolution aura pénétré. Grande
et audacieuse tentative, chimérique aussi, car Cambon avait beau annoncer que
le crédit des assignats allait être relevé par un écoulement plus étendu, la
valeur de l'assignat ne résultait pas seulement du rapport entre la quantité
du papier et la quantité des produits, elle dépendait aussi du degré de
confiance des hommes au succès final de la Révolution. Or, à mesure qu'on s'éloignait
du foyer même de la Révolution et qu'on allait chez des peuples où la
Révolution ne pouvait être excitée et maintenue que par la force, cette
confiance diminuait ; et c'est dans de vastes dépressions, c'est dans des
creux profonds de routine, de défiance et de servitude que le crédit de
l'assignat allait se perdre. LA GIRONDE APPROUVE CAMBON Chose
curieuse ! ni la Gironde, ni Condorcet n'ont la franchise de reconnaître à
quel point ce programme de Révolution imposée diffère du programme de
Révolution spontanée qu'ils ont tracé d'abord. Condorcet surtout avait
déclaré bien des fois, en des rapports solennels, que chaque peuple
choisirait en toute liberté sa Constitution nouvelle et qu'aucune violence ne
serait faite à ses préjugés. La guerre est à peine déclarée depuis six mois,
et il est conduit à approuver le système de Cambon. « Le
discours de Cambon, écrit-il le 16 décembre dans la Chronique de Paris,
étincelant de grandes vérités que la familiarité de son style rendait encore
plus piquantes, l'énergique et noble simplicité de son débit ont obtenu des
applaudissements universels. On croirait entendre le génie de la liberté
et de l'égalité menaçant de leur destruction prochaine toutes les branches,
tous les degrés de la tyrannie. » Oui,
mais Condorcet avait espéré d'abord (pie ces branches sécheraient et
tomberaient d'elles-mêmes, et qu'il ne serait pas besoin de la hache de la
France conquérante pour les retrancher. Brissot caractérise par une
expression vaste le plan de Cambon : « Au
nom du Comité diplomatique, de la guerre et des finances, Cambon fait un
rapport sur la conduite que doivent tenir nos généraux à l'égard des peuples,
dont le territoire est occupé par les armées de la République, et il propose
ensuite un projet de décret qu'on peut regarder (c'est Brissot qui souligne)
comme l'organisation du pouvoir révolutionnaire universel. Les grands
principes de liberté et de politique développés par le rapporteur ont fait
d'autant plus d'impression qu'il les a exposés avec cette entraînante
naïveté, cette simplicité énergique qui caractérisent l'orateur de la nature,
lorsqu'il n'est pas corrompu et qu'il ne cherche pas à corrompre. » L'animation
de Cambon contre Robespierre et la Commune de Paris lui valait, à ce moment,
les sympathies fleuries de la Gironde. Oui, c'est l'organisation du pouvoir
révolutionnaire universel, et cela est grand. Mais c'est aussi, c'est surtout
l'extension à l'univers du pouvoir révolutionnaire de la France ; et la
Révolution obligée de suppléer par la force à l'insuffisante préparation des
peuples risque de se heurter à des résistances stupides ou de blesser des
susceptibilités nobles et de sublimes fiertés nationales. La Gironde, bien
loin de pressentir ce danger, renchérit sur le plan de Cambon. Buzot,
préoccupé sans doute de démontrer aux Montagnards qu'il était plus « révolutionnaire »
qu'eux, s'écrie qu'il ne suffit pas d'exiger des nouveaux administrateurs le
serinent à la liberté et à l'égalité et la renonciation de leurs privilèges.
Les serments peuvent être éludés : « Je
demande que toutes les personnes qui auront rempli les places dans les
administrations anciennes n'en puissent obtenir de nouvelles ; je voudrais
même qu'on étendît cette exclusion à tous les individus ci-devant nobles ou
membres de quelque corporation ci-devant privilégiée. » (Applaudissements
sur un grand nombre de bancs et murmures sur quelques autres). Réal
protesta : « La proposition de Buzot, s'écria-t-il, tendrait à créer chez ces
peuples deux partis et à y allumer la guerre civile. » Le
dantoniste Basire s'élève aussi contre la motion de Buzot, au nom de la
souveraineté des peuples qui doivent être pleinement libres dans leur choix.
La Gironde le hue. Barbaroux s'écrie : « Je demande que Basire soit entendu,
car il sera curieux de voir comment il défendra la noblesse et le clergé. » LES SCRUPULES DE LA MONTAGNE Les
Montagnards avaient des scrupules. Ils se demandaient si la France avait le
droit de gêner et de ligoter, pour mieux les affranchir, la souveraineté des
autres peuples. Ils s'inquiétaient aussi des suites que pourrait avoir cette
intransigeance révolutionnaire. Moins grisés que les Girondins de propagande
belliqueuse, ils craignaient d'irriter les nations. Par une contradiction
étrange et qu'explique seul le plus déplorable esprit de parti, la Gironde
qui, à ce moment même, semblait hésiter à frapper le roi par peur de
généraliser la guerre, couvrait d'invectives les paroles de prudence
prononcées par les Montagnards. Brissot dit lourdement dans son Patriote
Français du 17 décembre : « L'amendement de Buzot, vivement applaudi,
était décrété, lorsque Basire, Chabot, Charlier, soutenus d'une vingtaine
de membres de la même faction, s'élèvent et poussent contre le décret
rendu et en faveur de l'aristocratie belgique de sophistiques
hurlements, entrecoupés des mots profanés par eux de peuple, de souveraineté,
etc. Dans le temps même que cette scène scandaleuse révoltait tous les
républicains... etc. » Après
tout, ce n'était qu'un détail. Ce qui était grave, c'est que la France de la
Révolution, au lieu de laisser à leur libre essor les peuples simplement
délivrés de la crainte de leurs oppresseurs, fût obligée de se substituer à
eux et de faire pour eux, sans eux, au besoin contre eux, leur Révolution.
Terrible dilemme : ou laisser subsister autour de soi la servitude toujours
menaçante, ou faire de la liberté imposée une nouvelle forme de la tyrannie.
La France expiait par là la magnifique et redoutable avance révolutionnaire
qu'elle avait sur le monde. C'est une gloire, mais c'est un péril pour une
nation de devancer les autres peuples. Il n'y a pas harmonie entre ses crises
sociales et celles de l'univers : et il faut ou qu'elle soit submergée par le
reflux des puissances rétrogrades ejui l'enveloppent, ou qu'en propageant par
la force le progrès et la liberté, elle s'épuise en une lutte formidable et
fausse par la violence la Révolution même qui doit affranchir et pacifier.
Aussi, nos patriotes ont la vue bien courte et l'esprit bien pauvre quand ils
se plaignent que l'Allemagne et l'Italie ne soient pas restées à l'état de
morcellement et d'impuissance, qu'elles soient constituées en nations
unifiées et fortes. Car c'est précisément par là qu'il est permis maintenant
d'espérer en Europe un développement politique et social à peu près
concordant des diverses nations. Dès lors l'évolution de Tune ne risque pas
de se heurter à l'immobilité des autres, et les plus grandes transformations
intérieures des peuples ne sont plus une menace pour l'équilibre da monde et
pour la paix. L'APPEL DE LA RÉVOLUTION À L'EUROPE C'est
la Révolution, ce sont ses luttes contre la servitude universelle, ce sont
ses appels passionnés et violents à la liberté de tous, qui ont préparé cette
homogénéité de l'Europe. Quand, du haut des Alpes, la liberté jetait son cri
d'aigle à l'univers et appelait à la liberté et à la vie « les nations
encore à naître », elle annonçait cette sorte d'unité, de concordance
politique et sociale qui caractérise l'Europe nouvelle. Quelles qu'aient été
les imprudences, volontaires ou forcées, de la Révolution française, c'est là
un résultat d'une incomparable grandeur. Elle a
adressé à toute l'humanité une sommation hautaine d'avoir à hâter le pas pour
la rejoindre. Elle a animé, secoué, violenté les nations attardées. Elle les
a obligées à sortir de l'ornière des siècles. Elie a rendu pour elles
impossibles à jamais les somnolences et les lenteurs de l'ancien régime. Elle
a précipité pour toutes le rythme de la vie. Elle a posé brutalement, et sons
l'éclair d'orage des jours présents, des problèmes qui se développaient en
quelques consciences d'élite avec une sorte de lenteur sacrée. El sa
proclamation de liberté aux peuples, si elle a l'éclat de cuivre des
sonneries guerrières, en a aussi l'allégresse pressante et entraînante.
Debout, peuples belgiques si lourdement endormis sous l'épais manteau
catholique ! Debout, penseurs et étudiants d'Allemagne qui suivez du regard,
au ciel profond de la Germanie, le vol lent des nuées pâles ! C'est une vive
aurore qui éclate, une aube triomphante et rapide, une diane de Révolution ! « Le
peuple français au peuple belge, ou au peuple allemand, ou au peuple... « Frères et amis, « Nous
avons conquis la liberté, et nous la maintiendrons : nous offrons de vous
faire part de ce bien inestimable, qui vous a toujours appartenu et que vos
oppresseurs n'ont pu vous ravir sans crime. Nous avons chassé vos tyrans ;
montrez-vous, hommes libres, et nous vous garantissons de leur vengeance, de
leurs projets et de leur retour. « Dès
ce moment, la nation française proclame la souveraineté du peuple, la
suppression de toutes les autorités civiles et militaires, qui vous ont
gouvernés jusqu'à ce jour et de tous les impôts que vous supportez, sous
quelque forme qu'ils existent, l'abolition de la dîme, de la féodalité, des
droits seigneuriaux, tant féodaux que censuels, fixes ou casuels, des
banalités, de la servitude réelle et personnelle, des privilèges de chasse et
de pêche, des corvées, de la gabelle, des péages, des octrois, et généralement
de toute espèce de contributions dont vous avez été chargés par des
usurpateurs ; elle proclame aussi l'abolition parmi vous de toute corporation
nobiliaire, sacerdotale et autres, de toutes les prérogatives et privilèges
contraires à la liberté. Vous êtes, dès ce moment, frères et citoyens, tous
égaux en droits, et tous appelés également à gouverner, à servir et à
défendre votre patrie. « Formez-vous
sur-le-champ en assemblées primaires ou de communes ; hâtez-vous d'établir
vos administrations et justices primaires, en vous conformant aux
dispositions de l'article 3 du décret ci-dessus. Les agents de la République
française se concerteront avec vous pour assurer votre bonheur et la
fraternité qui doit exister désormais entre nous. » L'article
3 est celui qui, à la demande de Buzot, décide : « Tous
les agents et officiers civils ou militaires de l'ancien gouvernement, ainsi
que les individus ci-devant réputés nobles ou membres de quelque corporation
ci-devant privilégiée, seront, pour celle fois seulement, inadmissibles à
voter dans les assemblées primaires ou communales, et ne pourront être élus
aux places d'administration ou du pouvoir judiciaire primaire. »[1] La
phrase de la proclamation sur les corporations nobiliaire et sacerdotale
n'était pas dans le premier projet de rédaction lu le 15 décembre. Elle fut
introduite le 17 dans le texte définitif. Ainsi, c'est toute l'œuvre
révolutionnaire que la France veut faire passer soudain dans la substance des
peuples. LA RÉACTION DE LA PENSÉE ALLEMANDE Que
l'Allemagne s'éveille et prenne parti ! Il n'est plus permis à ceux que forma
la forte et patiente pensée de Lessing, de répéter la parole du maître : « L'auteur
s'est placé sur une colline, d'où il croit découvrir au-delà du chemin fait
de son temps, mais 'il n'appelle hors du sentier battu aucun voyageur pressé,
dont l'unique désir est d'atteindre bientôt le terme de sa route et de se
reposer. Il ne prétend pas que le point de vue qui le charme doive avoir le
même attrait pour d'autres yeux. » Non,
non, le temps n'est plus de ces méditations et contemplations solitaires.
Voici la Révolution impérieuse qui, elle, prétend imposer à tous son point de
vue. Elle n'admet pas qu'à sa lumière les yeux se refusent. Et elle veut
hâter le pas de tous les hommes, non pas sur le chemin banal où s'affairait
jusqu'ici leur ambition, mais sur les voies d'avenir qu'elle a vues du haut
de la colline. Et vous, ô sage et noble esprit de Kant, qui, sans illusion et
sans faiblesse, attendez le règne futur de la paix de chocs multipliés où
s'épuisera l'égoïsme nécessaire et mauvais des hommes, n'allez-vous point
trouver que le choc qui se prépare est trop redoutable et qu'il excède la
mesure des forces humaines ? Voici une grande épreuve à votre grande
philosophie de l'histoire. Et vous aussi, généreux et confiant Pestalozzi, il
faut prendre parti à fond. Ce n'est plus du « bon seigneur » ou du « bon
patron » qu'il est permis d'attendre le salut. Votre bon Junker
lui-même, votre bon Arner est rayé par la France révolutionnaire de la liste
des éligibles. Ainsi se précise et s'anime, pour toutes les consciences
allemandes, le conflit intérieur. Le doux
et modéré Wieland, en son souci d'équilibre et de juste milieu, trouve que le
coup est rude et que l'exigence est déplaisante. « A
en croire l'assurance répétée des Français, la libération des peuples de la
terre, l'extirpation des tyrans et, s'il est possible, l'organisation de
toute la race humaine en une seule démocratie fraternelle, est le seul but
des armes de la nouvelle République... En particulier, les vues humanitaires
du citoyen Custine, dans sa campagne militaire en Allemagne, vont beaucoup
moins à châtier les princes coupables d'avoir soutenu les émigrés (c'est
maintenant un souci accessoire), qu'à instruire les habitants de toutes les
contrées occupées ou traversées de l'inaliénable souveraineté du peuple et de
l'illégitimité du pouvoir des rois. » Et si
ce plan, aux yeux de Wieland, n'est pas sans grandeur, comme il est dangereux
aussi et décevant ! Comme il tient peu compte des éléments sains de la
Constitution allemande et des périls que déchaînerait une brusque
transformation ! « Loin
de moi, écrit-il, d'avoir assez peu de confiance dans la partie éclairée du
peuple allemand et dans l'entendement naturellement sain des clauses mêmes du
peuple les moins cultivées, pour me figurer que ce plan captieux puisse
réussir en Allemagne aussi aisément que le croient le citoyen Rœderer et
d'autres du même genre : un plan qui procède si visiblement d'une ignorance
complète de notre Constitution... La Constitution impériale allemande, malgré
ses défauts indéniables, est dans l'ensemble infiniment plus favorable au
repos intérieur et au bien-être de la nation, et beaucoup' mieux adaptée à
son caractère et à son degré de culture que la démocratie française, beaucoup
plus favorable et beaucoup mieux adaptée que ne le serait celle-ci, si
quelque enchanteur Merlin prenait sur lui, avec sa baguette magique, de faire
de nous d'un coup une démocratie une et indivisible, comme le roi
d'Angleterre institue chevalier un brave Londonien de la Cité... Le meilleur
pour chaque peuple n'est pas la législation idéale et parfaite, mais celle
qu'il peut le mieux supporter. Quelles Furies nous pousseraient donc à cette
folie de vouloir améliorer notre régime présent, quelque besoin qu'il ait
d'être perfectionné en effet, par un moyen qui l'empirerait à coup sûr et qui
amoncellerait sur notre patrie des maux incalculables ? Pourquoi
achèterions-nous si cher, et avec un si énorme risque, ce que
vraisemblablement nous pouvons attendre sans trouble, sans désorganisation,
sans crimes et sans le sacrifice de la génération présente, du seul progrès
des lumières et de la moralité parmi nous ? Au moins est-il sûr qu'avant de
recourir à des moyens désespérés, il faut que nous ayons épuisé en vain tous
les autres, et ce n'est pas de beaucoup notre cas. « Les
apôtres de la religion nouvelle n'ont qu'une idée très pauvre et très fausse
de notre véritable situation, et ils se trompent eux-mêmes, par des
imaginations tout à fait exagérées de ce qu'ils appellent notre esclavage. Il
suffit cependant de la plus vulgaire connaissance de la Constitution de
l'Empire allemand et des cercles et des lois fondamentales de l'Empire, pour
savoir que l'Empire allemand se compose d'un grand nombre d'Etats
indépendants, qui n'ont au-dessus d'eux que la loi, et que depuis le chef élu
de l'Empire jusqu'au plus petit conseiller de ville, il n'est personne en
Allemagne qui puisse agir en effet contre la loi... » A la
bonne heure, et voilà un optimisme commode. Mais Wieland en prend bien à son
aise avec le problème. Il ne veut pas de moyens « dangereux » et violents :
c'est-à-dire qu'il ne veut pas que l'Allemagne s'associe à l'effort
révolutionnaire de la France pour chasser ses princes, exproprier ses prélats
ou ses nobles et s'organiser en République démocratique. Il attend les lents
effets du progrès intellectuel et moral. Mais quoi ! si la France
révolutionnaire pousse plus loin sa pointe, que fera-t-on contre elle ? et se
lèvera-t-on pour la combattre ? Wieland
se dérobe ; pas plus qu'il ne consent à la Révolution allemande, il ne prêche
la croisade allemande contre la Révolution française. Et cette molle et vague
pensée résume bien l'inconsistance fondamentale de l'Allemagne, même à cette
heure de crise aiguë. Au demeurant, il ne se dissimule pas la force de
propagande et de pénétration de la pensée révolutionnaire. « Il
ne faudrait pourtant pas se laisser aller à une sécurité trop grande, quant à
toutes les raisons de prudence, que nous avons d'ailleurs, se joint la
présence prolongée en Allemagne de cinquante à soixante mille prédicateurs
armés de la liberté et de l'égalité. C'est chose bien singulière que cette
nouvelle sorte de religion que nous prêchent les Custine, les Dumouriez, les
Anselme et les autres, à la tête de leurs armées. « Les
fondateurs et protagonistes de cette religion nouvelle ne reconnaissent
d'autre divinité que la liberté et l'égalité et, quoiqu'ils ne propagent pas
leur foi à la manière de Mahomet et d'Omar avec la flamme et le glaive, mais
qu'au contraire, comme les premiers annonciateurs du royaume de Dieu, ils
appellent avec de douces et amicales paroles au royaume de la liberté, ils
ont cependant en commun avec Mahomet de ne souffrir à côté d'eux aucune autre
foi. Quiconque n'est pas avec eux est contre eux. » Et
c'est en effet en ces termes pressants, absolus, que la Révolution posait le
problème. Wieland, avec une grande partie de l'Allemagne, ne voulait être ni
contre les révolutionnaires ni avec eux. Mais c'était au fond prendre parti
contre la Révolution ; car cet équilibre d'indécision et d'impuissance
permettait aux princes et souverains allemands d'organiser au service de la
contre-Révolution les forces passives d'un peuple sans volonté et sans
ressort. Mais si Wieland, à Weimar, s'attardait en ces formules, tous les jours plus vaines, de sagesse trompeuse et de juste milieu, si, en Souabe, les esprits, à la fois révolutionnaires et patriotes, tentaient encore d'échapper à la nécessité d'une résolution nette, et si notamment Staeudling, dans la Chronique où il avait pris la suite de Schubart, conciliait tant bien que mal sa sympathie pour la Révolution et son patriotisme allemand et enregistrait avec un enthousiasme égal les hauts faits des armées révolutionnaires et les exploits des armées autrichiennes et prussiennes, il y a des hommes, eux, qui depuis des mois étaient dans la fournaise, et qui avaient bien dû prendre parti. Ce sont ceux qui vivaient dans les pays des bords du Rhin, menacés d'abord puis occupés par la France révolutionnaire. |