HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE III. — L'IMPÉRIALISME RÉVOLUTIONNAIRE FRANÇAIS

 

 

 

LES NÉCESSITÉS DE LA CONQUÊTE

A vrai dire, la Révolution française ne pouvait tarder davantage à prendre parti. La conquête, même au nom de la liberté, n'échappe pas à la fatalité de sa logique. Déjà il était devenu impossible à la France, quand elle avait occupé un pays et quand des citoyens de ce pays s'étaient compromis à servir la Révolution, de ne pas assurer ceux-ci contre toute violence. C'est sur la réclamation des citoyens du Limbourg et de Darmstadt, craignant d'être abandonnés sans défense après le départ de nos troupes aux représailles de la contre-Révolution, que fut rendu le fameux décret du 16 novembre, que j'ai déjà cité, et où la France promettait protection à tous ceux qui lutteraient pour la liberté. Mais cela ne suffisait point. Car comment s'exercerait cette protection ? La Révolution allait-elle donc être obligée de monter la garde à la porte de chacun des citoyens étrangers qui s'étaient prononcés pour elle ? Laisserait-elle aux pouvoirs d'ancien régime le droit de fonctionner encore, de s'imposer par la force de l'habitude, du préjugé ou de la crainte, et de menacer ainsi partout la minorité révolutionnaire ?

Il n'y avait vraiment qu'un moyen pratique de protéger celle-ci : c'était de révolutionner le pays, d'y organiser la liberté et d'appeler tous les citoyens à exercer leur souveraineté, mais à l'exercer selon les principes nouveaux et dans le sens de la Révolution.

La nécessité financière aussi était pressante. C'étaient les biens de l'ancien régime, les biens de l'Eglise de France et des nobles émigrés de France, qui avaient nourri la Révolution en France. Sur ce fonds national, il était impossible d'entretenir une Révolution universelle, et, à porter seule les frais de la vaste guerre pour la liberté, la France aurait éteint en son foyer même cette liberté universelle. C'était donc la richesse de l'ancien régime européen qui devait nourrir, sous le contrôle de la France et par ses mains, la Révolution européenne. Mais comment disposer partout, en Belgique, en Allemagne, comme en France, des biens du clergé et des biens des nobles, si partout le régime politique et social de la France révolutionnaire n'était appliqué ? Et voilà par quel enchaînement de nécessités la liberté, armée en guerre, prenait la forme et les mœurs de la conquête. Voilà comment la libération des peuples leur était imposée par un décret du vainqueur, et comment enfin la Révolution levait tribut sur les nations même qu'elle affranchissait.

Le temps n'est plus où la France de la Révolution s'imaginait qu'à peine le signal de la liberté serait dressé par elle sur le monde, les peuples accourraient tous à cette lumière. Voici que ses armées étaient en Belgique, en Allemagne, et c'était surtout par un silence étonné et un peu inquiet, coupé seulement de quelques acclamations et de quelques rumeurs hostiles, que les hommes accueillaient la Révolution. Ni l'exemple de la France, exemple mêlé d'ailleurs de lumière, et d'ombre, de liberté généreuse et de violence sanglante, ni la protection de sa force, promise à quiconque s'émanciperait, ne suffisaient à créer soudain les énergies de liberté et les mœurs de Révolution. Il fallait donc que la Révolution elle-même tentât d'achever l'œuvre incomplète des siècles et de brusquer en Europe l'histoire trop lente.

 

LA DOCTRINE DE CAMBON

C'est ce que Cambon expliqua sans réticences en la fameuse séance du 15 décembre. Cambon : le choix même d'un financier pour faire le rapport ne révélait que trop les embarras d'argent qui condamnaient la Révolution à une politique aventureuse. Je veux citer ce discours presque en entier avant de le commenter ; car jamais ne furent posés de plus formidables problèmes. '

« Quel est, dit-il, l'objet de la guerre que vous avez entreprise ? C'est sans doute l'anéantissement de tous les privilèges. Guerre aux châteaux, paix aux chaumières, voilà les principes que vous avez posés en la déclarant : tout ce qui est privilégié, tout ce qui est tyran doit donc être traité en ennemi dans les pays où nous entrons. (Applaudissements.) Telle est la conséquence naturelle de ces principes.

« Quelle a été au contraire jusqu'ici notre conduite ? Les généraux, en entrant en pays ennemi, y ont trouvé les tyrans et leurs satellites ; le courage des Français libres fait fuir les uns et les autres ; ils sont entrés dans les villes en triomphateurs et en frères ; ils ont dit aux peuples : Vous êtes libres, mais ils se sont bornés à des paroles. Nos généraux, embarrassés sur la conduite qu'ils avaient à tenir, nous ont demandé des règles et des principes pour les diriger. Montesquiou nous adressa le premier un mémoire à ce sujet... Le général Custine, à peine entré en Allemagne, vous a demandé s'il devait supprimer les droits féodaux, les dîmes, les privilèges, en un mot tout ce qui lient à la servitude, et s'il devait établir des contributions sur les nobles, les prêtres et les riches, en indemnité des secours qu'ils avaient accordés aux émigrés. Vous n'avez rien répondu à toutes ses demandes. En attendant, il a pensé ne devoir pas laisser péricliter les intérêts de la République. Il a exigé des contributions des nobles et des riches...

« Dumouriez, en entrant dans la Belgique, a annoncé de grands principes de philosophie, mais il s'est borné à faire des adresses aux peuples. Il a jusqu'ici tout respecté, nobles, privilèges, corvées, féodalité, etc. ; tout est encore sur pied ; tous les préjugés gouvernent encore ces pays ; le peuple n'y est rien, c'est-à-dire que nous lui avons promis de le rendre heureux, de le délivrer de ses oppresseurs, mais que nous nous sommes bornés à des paroles. Le peuple, asservi à l'aristocratie sacerdotale et nobiliaire, n'a pas eu la force, seul, de rompre ses fers ; et nous n'avons rien fait pour l'aider à s'en dégager.

« Le général a cru, d'après les instructions du Conseil exécutif, devoir rendre hommage à la souveraineté et à l'indépendance du peuple ; il n'a pas voulu avoir recours à des contributions extraordinaires ; il a tout respecté, et lorsque nos convois passent à quelques barrières ou péages, ils y payent les droits ordinaires. Ce général a pensé ne devoir pas même forcer les habitants à fournir des magasins et des approvisionnements à nos armées. Ces principes philosophiques sont les nôtres. Mais nous ne pouvons pas, nous ne devons pas respecter les usurpateurs ; tous ceux qui jouissent d'immunités et de privilèges sont nos ennemis. Il faut les détruire, autrement notre propre liberté serait en péril. Ce n'est pas aux rois seuls que nous avons à faire la guerre ; car s'ils étaient isolés, nous n'aurions que dix ou douze têtes à faire tomber ; nous avons à combattre tous leurs complices, les castes privilégiées qui, sous le nom des rois, ruinent et oppriment le peuple depuis plusieurs siècles.

« Vos comités se sont dit : tout ce qui, dans les pays où les Français porteront les armes, existe en vertu de la tyrannie et du despotisme, ne doit être considéré que comme une vraie usurpation, car les rois n'avaient pas le droit d'établir des privilèges en faveur du petit nombre et au détriment de la classe la plus industrieuse. La France elle-même, lorsqu'elle s'est levée le 17 juin 1789, a proclamé ces principes : Rien n'était légal, a-t-elle dit, sous le despotisme. Je détruis tout ce qui existe, par un seul acte de ma volonté. Aussi, le 17 juin, lorsque les représentants du peuple se furent constitués en Assemblée nationale, ils s'empressèrent de supprimer tous les impôts existants ; dans la nuit du 4 août, ils s'empressèrent de détruire la noblesse, la féodalité et tout ce qui tenait à la féodalité, qu'un reste de préjugé avait fait respecter. Voilà, n'en doutons pas, quelle est la conduite que doit tenir le peuple qui veut être libre et faire une révolution : s'il n'a pas les moyens de la faire par lui-même, il faut que son libérateur le supplée et agisse pour son intérêt, en exerçant momentanément le pouvoir révolutionnaire.

« Les peuples chez lesquels les armées de la République ont porté la liberté n'ayant pas l'expérience nécessaire pour établir leurs droits, il faut que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire et que nous détruisions l'ancien régime qui les tient asservis. (Applaudissements.) Nous n'irons point chercher de comité particulier, nous ne devons pas nous couvrir du manteau des hommes, nous n'avons pas besoin de ces petites ruses. Nous devons, au contraire, environner nos actions de tout l'éclat de la raison et de la toute-puissance nationale. Il serait inutile de déguiser notre marche et nos principes. Déjà les tyrans les connaissent et vous venez d'entendre ce qu'écrit à cet égard le stathouder. Lorsque nous entrons dans un pays, c'est à nous à sonner le tocsin. (Applaudissements.) Si nous ne le sonnons pas, si nous ne proclamons pas solennellement la déchéance des tyrans et des privilégiés, le peuple, accoutumé à courber la tête sous les chaînes du despotisme, ne serait pas assez fort pour briser ses fers ; il n'oserait pas se lever et nous ne lui donnerions que des espérances, si nous lui refusions une assistance effective.

« Ainsi donc, si nous sommes pouvoir révolutionnaire, tout ce qui existe de contraire aux droits du peuple doit être abattu dès que nous entrons dans le pays. (Applaudissements.) En conséquence, il faut que nous proclamions nos principes, que nous détruisions toutes les tyrannies et que rien de ce qui existait ne résiste au pouvoir que nous exerçons.

« Vos comités ont donc pensé qu'après avoir expulsé les tyrans et leurs satellites, les généraux doivent, en entrant dans chaque commune, y publier une proclamation pour faire voir aux peuples que nous leur apportons le bonheur ; Ils doivent supprimer sur-le-champ et les dîmes et les droits féodaux, et toute espèce de servitude. (Applaudissements.) Vos comités ont encore pensé que vous n'auriez rien fait si vous vous borniez à ces seules suppressions. L'aristocratie gouverne partout ; il faut donc détruire toutes les autorités existantes. Aucune institution du régime ancien ne doit exister lorsque le pouvoir révolutionnaire se montre... Il faut que le système populaire s'établisse, que toutes les autorités soient renouvelées, ou vous n'aurez que des ennemis à la tête des affaires. Vous ne pouvez donner la liberté à un pays, vous ne pouvez y rester en sûreté, si les anciens magistrats conservent leurs pouvoirs ; il faut absolument que les sans-culottes participent à l'administration. (Vifs applaudissements dans l'Assemblée et dans les tribunes.) Déjà, citoyens, les aristocrates des pays qu'occupent nos armées, abattus au moment de notre entrée, voyant que nous ne détruisons rien, ont conçu de nouvelles espérances ; ils ne dissimulent plus leur joie féroce ; ils croient à une Saint-Barthélemy, et il ne serait pas difficile de prouver qu'il existe déjà dans la province de Belgique quatre ou cinq partis qui veulent dominer le peuple ; déjà les aristocrates versent leur or pour conserver leur ancienne puissance. On n'y voit que les nobles, le clergé, les états, et le peuple n'y est rien, il reste abandonné à lui-même et vous voulez qu'il soit libre ! Non, il ne le sera jamais, si nous ne prononçons pas plus fortement nos principes.

« Vous avez vu les représentants de ce peuple venir à votre barre ; timides et faibles, ils n'ont pas osé vous avouer leurs principes, ils étaient tremblants ; ils vous ont élit : « Nous abandonnerez-vous ? Vos armées nous quitteront-elles avant que notre liberté soit assurée ? Nous livrerez-vous à la merci de nos tyrans ? Nous ne sommes pas assez forts. Accordez-nous votre protection, vos forces. » Mais, citoyens, vous ne les abandonnerez pas ; vous étoufferez le germe de leurs divisions et des malheurs qui les menacent. (Applaudissements.) Votre conduite en Savoie doit vous servir d'exemple. Le peuple, encouragé par la présence de vos commissaires, s'est prononcé plus fortement ; il a commencé par tout détruire pour tout exercer ; alors son vœu n'a plus été douteux ; il s'est montré digne d'être libre et vous a donné un exemple que vous devez porter chez les autres peuples. Suivons donc cette marche dans les pays où nous serons obligés de faire naître des révolutions ; mais en détruisant les abus, ne négligeons rien pour protéger les personnes et les propriétés (Vifs applaudissements). »

Oui, ce sont de formidables problèmes. Et tout d'abord, quel démenti à l'optimisme premier de la Gironde ! Voici que les peuples dont elle avait espéré et annoncé le soulèvement spontané, font preuve, en face même de la Révolution victorieuse, d'une force de passivité, d'une résistance inerte extraordinaire. Même après la défaite et la fuite précipitée des Autrichiens, même sous la protection bienveillante de Dumouriez, le peuple belge ne fait pas le moindre effort vers la liberté ; il garde, comme une bête de somme dont l'échine ne se dresse plus, toutes ses anciennes institutions, le pli des vieilles servitudes. El c'est en vain que l'armée prussienne s'est brisée à Valmy, c'est en vain qu'elle a dû repasser le Rhin, c'est en vain que les forces françaises ont occupé une partie de l'Allemagne et que des appels ardents à la liberté ont été lancés aux peuples par nos généraux. L'Allemagne ne se soulève pas ; le mouvement révolutionnaire y est très localisé, languissant et précaire. Pas plus que le « despotisme éclairé » de Frédéric II et de Joseph II, la force révolutionnaire ne peut brusquer la lente évolution des nations attardées.

 

LA DICTATURE RÉVOLUTIONNAIRE DE LA FRANCE

Et pourtant, il faut qu'elle l'essaie sous peine de périr ; car si elle ne parvient pas à révolutionner les peuples, le poids écrasant du monde sera bientôt sur elle. Mais en a-t-elle le droit ? Cambon démontre sans doute que la guerre aux rois ne suffit pas ; que la Révolution doit briser encore tous les privilèges féodaux nobiliaires et ecclésiastiques qui sont l'appui des rois. Mais la vraie question n'est pas là. Ce qu'il faut savoir, c'est si cette Révolution doit être l'œuvre libre des peuples eux-mêmes ou si c'est la France qui a le droit de la faire en leur nom et à leur place. Cambon n'allègue ici d'autre raison que la nécessité.

En fait, les peuples sont incapables de se révolutionner eux-mêmes. Ils manquent ou d'expérience ou de vigueur ou de courage. C'est la France qui doit se substituer à eux. Dès ce jour, et par ce décret, toutes les nations sont mineures ; il. n'y a qu'un pays majeur et qui assume, pour tous les autres, la charge de la liberté. C'est la dictature révolutionnaire de la France qui est proclamée. Puisque la guerre avait éclaté, puisque, soit par les trahisons de la Cour, soit par les desseins sournois d'une partie de l'Europe, soit par l'impatience étourdie et les calculs téméraires de la Gironde, elle avait été rendue inévitable et, puisqu'il y avait entre la France révolutionnaire et le reste du continent une inégalité funeste de préparation politique et sociale, il n'y avait pas d'autre solution. La guerre engagée n'était pas la lutte d'une nation contre une autre nation, mais d'un système d'institutions contre un système d'institutions. Dès lors, les institutions de la liberté étaient condamnées à renverser, même par la force, les institutions de servitude.

Mais comme la tentative est dangereuse ! Comme elle va inoculer à la France des habitudes dictatoriales ! Et comme elle risque d'identifier chez les autres peuples les servitudes du passé et la liberté nationale ! Du jour où la liberté c'est la conquête, le patriotisme européen tend à se confondre avec la contre-Révolution. Les Conventionnels acceptèrent sans peur ces hasards redoutables. Et ils curent du moins la grandeur de ne pas voiler par des expédients hypocrites la dictature française qu'ils annonçaient au monde incapable de se libérer. Ils auraient pu constituer en chaque pays des comités de parade, qui auraient été les instruments pseudo-nationaux de la France. Ils ne voulurent pas de ces pro* cédés détournés. C'est au grand jour que la France devait assumer la responsabilité universelle de la liberté. Et ils proclament bien haut que c'est la France qui va gouverner.

« Vos comités ont cru qu'en réclamant la destruction des autorités existantes, il fallait que, de suite, les peuples fussent convoqués en assemblées primaires et qu'ils nommassent des administrateurs et des juges provisoires pour faire exécuter les lois relatives à la propriété et à la sûreté des personnes. Ils ont cru, en même temps, que ces administrations provisoires pouvaient nous être utiles sous plusieurs autres rapports. En rentrant dans un pays, quel doit être notre premier soin ? C'est de conserver au peuple souverain les biens que nous appelons nationaux, et qui, dans toute l'Europe, ont été usurpés par des privilégiés. Il faut donc mettre sous la sauvegarde de la Nation les biens, meubles et immeubles, appartenant au fisc, aux princes, à leurs fauteurs et adhérents, à leurs satellites volontaires, aux communautés laïques et ecclésiastiques, à tous les complices de la tyrannie. (Applaudissements.) Et, pour qu'on ne se méprenne pas sur les intentions pures et franches de la République française, vos comités ne vous proposent pas de nommer des administrateurs particuliers pour l'administration et régie de ces biens, mais d'en confier le soin à ceux qui seront nommés par le peuple. Nous ne prenons rien, nous conservons tout pour les frais indispensables pour une révolution.

« Nous savons qu'en accordant cette confiance aux administrateurs provisoires, vous aurez le droit d'en exclure tous les ennemis de la République qui tenteraient de s'y introduire. Nous proposons donc que personne ne puisse être admis à voter pour l'organisation des administrations provisoires, si l'élu ne prête serment à la liberté et à l'égalité, et s'il ne renonce par écrit à tous les privilèges et prérogatives dont il pouvait avoir joui. (Vifs applaudissements.) Ces précautions prises, vos comités ont pensé qu'il ne fallait pas encore abandonner un peuple peu accoutumé à la liberté absolument à lui-même ; qu'il fallait l'aider de nos conseils, fraterniser avec lui ; en conséquence, il a pensé que, dès que les administrations provisoires seraient nommées, la Convention devait leur envoyer des commissaires tirés de son sein, pour entretenir avec elle des rapports de fraternité. Cette mesure ne serait pas suffisante ; les représentants du peuple sont inviolables, ils ne doivent jamais exécuter. Il faudra donc nommer des exécuteurs. Vos comités ont pensé que le conseil exécutif devait envoyer, de son côté, des commissaires nationaux qui se concerteront avec les administrateurs pour la défense du pays nouvellement affranchi, pour assurer les approvisionnements et les subsistances des armées, et enfin concerter sur les moyens qu'il y aura à prendre pour payer les dépenses que nous aurons faites ou que nous ferons sur leur territoire.

« Vous devez penser qu'au moyen de la suppression des contributions anciennes les peuples affranchis n'auront point de revenus ; ils auront recours à vous, et le comité des finances croit qu'il est nécessaire d'ouvrir le Trésor public à tous les peuples qui voudront être libres. Quels sont nos trésors ? Ce sont nos biens territoriaux que nous avons réalisés en assignats. Conséquemment, en entrant dans un pays, en supprimant ses contributions, en offrant au peuple une partie de nos trésors pour l'aider à reconquérir sa liberté, nous lui offrirons notre monnaie révolutionnaire. (Applaudissements.) Cette monnaie deviendra la sienne ; nous n'aurons pas besoin alors d'acheter à grands frais du numéraire pour trouver dans le pays même des habillements et des vivres ; un même intérêt réunira les deux peuples pour combattre la tyrannie ; dès lors, nous augmenterons notre propre puissance, puisque nous aurons un moyen d'écoulement pour diminuer la masse des assignats circulant en France et l'hypothèque que fourniront les biens mis sous la garde de la République augmentera le crédit de ces mêmes assignats.

« Il sera possible qu'on ait recours à des contributions extraordinaires, mais alors la République française ne les fera pas établir par ses propres généraux ; ce mode militaire ne serait propre qu'à jeter dans l'esprit des contribuables une défaveur non méritée sur nos principes. Nous ne sommes point agents du fisc ; nous ne voulons point vexer le peuple ; eh bien, vos commissaires, en se concertant avec les administrateurs provisoires, trouveront des moyens plus doux. Les administrateurs provisoires pourront établir sur les riches des contributions extraordinaires qu'un besoin imprévu pourrait exiger, et les commissaires nationaux, nommés par le pouvoir exécutif, veilleront à ce que les contributions ne soient pas supportées par la classe laborieuse et indigente. C'est par là que nous ferons aimer au peuple la liberté ; il ne paiera plus rien et il administrera tout.

« Mais vous n'avez encore rien fait si vous ne déclarez hautement la sévérité de vos principes contre quiconque voudrait une demi-liberté ! Vous voulez que les peuples chez qui vous portez vos armes soient libres. S'ils se réconcilient avec les castes privilégiées, vous ne devez pas souffrir cette transaction honteuse avec les tyrans. Il faut donc dire aux peuples qui voudraient conserver des castes privilégiées : Vous êtes nos ennemis ; alors on les traitera comme tels, puisqu'ils ne voudront ni liberté, ni égalité. Si, au contraire, ils paraissent disposés à un régime libre et populaire, vous devez non seulement leur donner assistance, mais les assurer d'une protection durable. Déclarez donc que vous ne traiterez jamais avec les anciens tyrans ; car les peuples pourraient craindre que vous ne les sacrifiassiez à l'intérêt de la paix. (Applaudissements.)

Dictature révolutionnaire de la France, ai-je dit ? En tout cas, c'est ce qu'on peut appeler le protectorat révolutionnaire de la France sur les peuples.

 

LA TUTELLE DES PEUPLES LIBÉRÉS

A coup sûr, ils ne seront pas pleinement subordonnés. Ils auront même les formes de la liberté. Ils seront appelés à élire eux-mêmes leurs administrateurs provisoires et puis leurs représentants. Mais ces administrateurs seront soumis au contrôle souverain des commissaires de la Convention et à l'intervention souveraine des commissaires du Conseil exécutif. Seuls, seront admis à voter ceux qui se seront engagés par serment à lutter contre les privilèges.

Et les délégués de chaque peuple ne seront pas autorisés à voter une Constitution semi-libérale ; ils ne pourront pas chercher de transactions entre leur état politique et social et la démocratie républicaine dont la France leur donne à la fois l'exemple et la formule. C'est donc, en réalité, la Constitution même de la France qu'ils devront adopter telle quelle ; et c'est la République démocratique universelle que décrète la Convention.

De même que les peuples ne pourront disposer de la souveraineté politique que pour des fins déterminées par la Révolution elle-même, ils ne pourront disposer que sous le contrôle de la Révolution, des biens nationaux qu'elle leur restitue. Sans doute, ils ne deviendront pas directement la propriété de la France. Ils seront gérés par des administrateurs que les peuples auront choisis. Mais ils seront destinés d'abord à payer les frais de la guerre. Ainsi, tous les biens « nationaux » seront en quelque sorte sous un séquestre révolutionnaire, c'est-à-dire à la disposition de la France. Et, après avoir imposé aux peuples son gouvernement, après avoir hypothéqué au profit de la Révolution, de sa Révolution, leurs biens nationaux, elle leur impose sa monnaie. L'assignat sera offert, c'est-à-dire qu'il aura cours forcé en Europe, partout où la Révolution aura pénétré.

Grande et audacieuse tentative, chimérique aussi, car Cambon avait beau annoncer que le crédit des assignats allait être relevé par un écoulement plus étendu, la valeur de l'assignat ne résultait pas seulement du rapport entre la quantité du papier et la quantité des produits, elle dépendait aussi du degré de confiance des hommes au succès final de la Révolution. Or, à mesure qu'on s'éloignait du foyer même de la Révolution et qu'on allait chez des peuples où la Révolution ne pouvait être excitée et maintenue que par la force, cette confiance diminuait ; et c'est dans de vastes dépressions, c'est dans des creux profonds de routine, de défiance et de servitude que le crédit de l'assignat allait se perdre.

 

LA GIRONDE APPROUVE CAMBON

Chose curieuse ! ni la Gironde, ni Condorcet n'ont la franchise de reconnaître à quel point ce programme de Révolution imposée diffère du programme de Révolution spontanée qu'ils ont tracé d'abord. Condorcet surtout avait déclaré bien des fois, en des rapports solennels, que chaque peuple choisirait en toute liberté sa Constitution nouvelle et qu'aucune violence ne serait faite à ses préjugés. La guerre est à peine déclarée depuis six mois, et il est conduit à approuver le système de Cambon.

« Le discours de Cambon, écrit-il le 16 décembre dans la Chronique de Paris, étincelant de grandes vérités que la familiarité de son style rendait encore plus piquantes, l'énergique et noble simplicité de son débit ont obtenu des applaudissements universels. On croirait entendre le génie de la liberté et de l'égalité menaçant de leur destruction prochaine toutes les branches, tous les degrés de la tyrannie. »

Oui, mais Condorcet avait espéré d'abord (pie ces branches sécheraient et tomberaient d'elles-mêmes, et qu'il ne serait pas besoin de la hache de la France conquérante pour les retrancher. Brissot caractérise par une expression vaste le plan de Cambon :

« Au nom du Comité diplomatique, de la guerre et des finances, Cambon fait un rapport sur la conduite que doivent tenir nos généraux à l'égard des peuples, dont le territoire est occupé par les armées de la République, et il propose ensuite un projet de décret qu'on peut regarder (c'est Brissot qui souligne) comme l'organisation du pouvoir révolutionnaire universel. Les grands principes de liberté et de politique développés par le rapporteur ont fait d'autant plus d'impression qu'il les a exposés avec cette entraînante naïveté, cette simplicité énergique qui caractérisent l'orateur de la nature, lorsqu'il n'est pas corrompu et qu'il ne cherche pas à corrompre. »

L'animation de Cambon contre Robespierre et la Commune de Paris lui valait, à ce moment, les sympathies fleuries de la Gironde. Oui, c'est l'organisation du pouvoir révolutionnaire universel, et cela est grand. Mais c'est aussi, c'est surtout l'extension à l'univers du pouvoir révolutionnaire de la France ; et la Révolution obligée de suppléer par la force à l'insuffisante préparation des peuples risque de se heurter à des résistances stupides ou de blesser des susceptibilités nobles et de sublimes fiertés nationales. La Gironde, bien loin de pressentir ce danger, renchérit sur le plan de Cambon.

Buzot, préoccupé sans doute de démontrer aux Montagnards qu'il était plus « révolutionnaire » qu'eux, s'écrie qu'il ne suffit pas d'exiger des nouveaux administrateurs le serinent à la liberté et à l'égalité et la renonciation de leurs privilèges. Les serments peuvent être éludés :

« Je demande que toutes les personnes qui auront rempli les places dans les administrations anciennes n'en puissent obtenir de nouvelles ; je voudrais même qu'on étendît cette exclusion à tous les individus ci-devant nobles ou membres de quelque corporation ci-devant privilégiée. » (Applaudissements sur un grand nombre de bancs et murmures sur quelques autres).

Réal protesta : « La proposition de Buzot, s'écria-t-il, tendrait à créer chez ces peuples deux partis et à y allumer la guerre civile. »

Le dantoniste Basire s'élève aussi contre la motion de Buzot, au nom de la souveraineté des peuples qui doivent être pleinement libres dans leur choix. La Gironde le hue. Barbaroux s'écrie : « Je demande que Basire soit entendu, car il sera curieux de voir comment il défendra la noblesse et le clergé. »

 

LES SCRUPULES DE LA MONTAGNE

Les Montagnards avaient des scrupules. Ils se demandaient si la France avait le droit de gêner et de ligoter, pour mieux les affranchir, la souveraineté des autres peuples. Ils s'inquiétaient aussi des suites que pourrait avoir cette intransigeance révolutionnaire. Moins grisés que les Girondins de propagande belliqueuse, ils craignaient d'irriter les nations. Par une contradiction étrange et qu'explique seul le plus déplorable esprit de parti, la Gironde qui, à ce moment même, semblait hésiter à frapper le roi par peur de généraliser la guerre, couvrait d'invectives les paroles de prudence prononcées par les Montagnards. Brissot dit lourdement dans son Patriote Français du 17 décembre : « L'amendement de Buzot, vivement applaudi, était décrété, lorsque Basire, Chabot, Charlier, soutenus d'une vingtaine de membres de la même faction, s'élèvent et poussent contre le décret rendu et en faveur de l'aristocratie belgique de sophistiques hurlements, entrecoupés des mots profanés par eux de peuple, de souveraineté, etc. Dans le temps même que cette scène scandaleuse révoltait tous les républicains... etc. »

Après tout, ce n'était qu'un détail. Ce qui était grave, c'est que la France de la Révolution, au lieu de laisser à leur libre essor les peuples simplement délivrés de la crainte de leurs oppresseurs, fût obligée de se substituer à eux et de faire pour eux, sans eux, au besoin contre eux, leur Révolution. Terrible dilemme : ou laisser subsister autour de soi la servitude toujours menaçante, ou faire de la liberté imposée une nouvelle forme de la tyrannie. La France expiait par là la magnifique et redoutable avance révolutionnaire qu'elle avait sur le monde. C'est une gloire, mais c'est un péril pour une nation de devancer les autres peuples. Il n'y a pas harmonie entre ses crises sociales et celles de l'univers : et il faut ou qu'elle soit submergée par le reflux des puissances rétrogrades ejui l'enveloppent, ou qu'en propageant par la force le progrès et la liberté, elle s'épuise en une lutte formidable et fausse par la violence la Révolution même qui doit affranchir et pacifier. Aussi, nos patriotes ont la vue bien courte et l'esprit bien pauvre quand ils se plaignent que l'Allemagne et l'Italie ne soient pas restées à l'état de morcellement et d'impuissance, qu'elles soient constituées en nations unifiées et fortes. Car c'est précisément par là qu'il est permis maintenant d'espérer en Europe un développement politique et social à peu près concordant des diverses nations. Dès lors l'évolution de Tune ne risque pas de se heurter à l'immobilité des autres, et les plus grandes transformations intérieures des peuples ne sont plus une menace pour l'équilibre da monde et pour la paix.

 

L'APPEL DE LA RÉVOLUTION À L'EUROPE

C'est la Révolution, ce sont ses luttes contre la servitude universelle, ce sont ses appels passionnés et violents à la liberté de tous, qui ont préparé cette homogénéité de l'Europe. Quand, du haut des Alpes, la liberté jetait son cri d'aigle à l'univers et appelait à la liberté et à la vie « les nations encore à naître », elle annonçait cette sorte d'unité, de concordance politique et sociale qui caractérise l'Europe nouvelle. Quelles qu'aient été les imprudences, volontaires ou forcées, de la Révolution française, c'est là un résultat d'une incomparable grandeur.

Elle a adressé à toute l'humanité une sommation hautaine d'avoir à hâter le pas pour la rejoindre. Elle a animé, secoué, violenté les nations attardées. Elle les a obligées à sortir de l'ornière des siècles. Elie a rendu pour elles impossibles à jamais les somnolences et les lenteurs de l'ancien régime. Elle a précipité pour toutes le rythme de la vie. Elle a posé brutalement, et sons l'éclair d'orage des jours présents, des problèmes qui se développaient en quelques consciences d'élite avec une sorte de lenteur sacrée. El sa proclamation de liberté aux peuples, si elle a l'éclat de cuivre des sonneries guerrières, en a aussi l'allégresse pressante et entraînante. Debout, peuples belgiques si lourdement endormis sous l'épais manteau catholique ! Debout, penseurs et étudiants d'Allemagne qui suivez du regard, au ciel profond de la Germanie, le vol lent des nuées pâles ! C'est une vive aurore qui éclate, une aube triomphante et rapide, une diane de Révolution !

« Le peuple français au peuple belge, ou au peuple allemand, ou au peuple...

« Frères et amis,

« Nous avons conquis la liberté, et nous la maintiendrons : nous offrons de vous faire part de ce bien inestimable, qui vous a toujours appartenu et que vos oppresseurs n'ont pu vous ravir sans crime. Nous avons chassé vos tyrans ; montrez-vous, hommes libres, et nous vous garantissons de leur vengeance, de leurs projets et de leur retour.

« Dès ce moment, la nation française proclame la souveraineté du peuple, la suppression de toutes les autorités civiles et militaires, qui vous ont gouvernés jusqu'à ce jour et de tous les impôts que vous supportez, sous quelque forme qu'ils existent, l'abolition de la dîme, de la féodalité, des droits seigneuriaux, tant féodaux que censuels, fixes ou casuels, des banalités, de la servitude réelle et personnelle, des privilèges de chasse et de pêche, des corvées, de la gabelle, des péages, des octrois, et généralement de toute espèce de contributions dont vous avez été chargés par des usurpateurs ; elle proclame aussi l'abolition parmi vous de toute corporation nobiliaire, sacerdotale et autres, de toutes les prérogatives et privilèges contraires à la liberté. Vous êtes, dès ce moment, frères et citoyens, tous égaux en droits, et tous appelés également à gouverner, à servir et à défendre votre patrie.

« Formez-vous sur-le-champ en assemblées primaires ou de communes ; hâtez-vous d'établir vos administrations et justices primaires, en vous conformant aux dispositions de l'article 3 du décret ci-dessus. Les agents de la République française se concerteront avec vous pour assurer votre bonheur et la fraternité qui doit exister désormais entre nous. »

L'article 3 est celui qui, à la demande de Buzot, décide :

« Tous les agents et officiers civils ou militaires de l'ancien gouvernement, ainsi que les individus ci-devant réputés nobles ou membres de quelque corporation ci-devant privilégiée, seront, pour celle fois seulement, inadmissibles à voter dans les assemblées primaires ou communales, et ne pourront être élus aux places d'administration ou du pouvoir judiciaire primaire. »[1]

La phrase de la proclamation sur les corporations nobiliaire et sacerdotale n'était pas dans le premier projet de rédaction lu le 15 décembre. Elle fut introduite le 17 dans le texte définitif. Ainsi, c'est toute l'œuvre révolutionnaire que la France veut faire passer soudain dans la substance des peuples.

 

LA RÉACTION DE LA PENSÉE ALLEMANDE

Que l'Allemagne s'éveille et prenne parti ! Il n'est plus permis à ceux que forma la forte et patiente pensée de Lessing, de répéter la parole du maître :

« L'auteur s'est placé sur une colline, d'où il croit découvrir au-delà du chemin fait de son temps, mais 'il n'appelle hors du sentier battu aucun voyageur pressé, dont l'unique désir est d'atteindre bientôt le terme de sa route et de se reposer. Il ne prétend pas que le point de vue qui le charme doive avoir le même attrait pour d'autres yeux. »

Non, non, le temps n'est plus de ces méditations et contemplations solitaires. Voici la Révolution impérieuse qui, elle, prétend imposer à tous son point de vue. Elle n'admet pas qu'à sa lumière les yeux se refusent. Et elle veut hâter le pas de tous les hommes, non pas sur le chemin banal où s'affairait jusqu'ici leur ambition, mais sur les voies d'avenir qu'elle a vues du haut de la colline. Et vous, ô sage et noble esprit de Kant, qui, sans illusion et sans faiblesse, attendez le règne futur de la paix de chocs multipliés où s'épuisera l'égoïsme nécessaire et mauvais des hommes, n'allez-vous point trouver que le choc qui se prépare est trop redoutable et qu'il excède la mesure des forces humaines ? Voici une grande épreuve à votre grande philosophie de l'histoire. Et vous aussi, généreux et confiant Pestalozzi, il faut prendre parti à fond. Ce n'est plus du « bon seigneur » ou du « bon patron » qu'il est permis d'attendre le salut. Votre bon Junker lui-même, votre bon Arner est rayé par la France révolutionnaire de la liste des éligibles. Ainsi se précise et s'anime, pour toutes les consciences allemandes, le conflit intérieur.

Le doux et modéré Wieland, en son souci d'équilibre et de juste milieu, trouve que le coup est rude et que l'exigence est déplaisante.

« A en croire l'assurance répétée des Français, la libération des peuples de la terre, l'extirpation des tyrans et, s'il est possible, l'organisation de toute la race humaine en une seule démocratie fraternelle, est le seul but des armes de la nouvelle République... En particulier, les vues humanitaires du citoyen Custine, dans sa campagne militaire en Allemagne, vont beaucoup moins à châtier les princes coupables d'avoir soutenu les émigrés (c'est maintenant un souci accessoire), qu'à instruire les habitants de toutes les contrées occupées ou traversées de l'inaliénable souveraineté du peuple et de l'illégitimité du pouvoir des rois. »

Et si ce plan, aux yeux de Wieland, n'est pas sans grandeur, comme il est dangereux aussi et décevant ! Comme il tient peu compte des éléments sains de la Constitution allemande et des périls que déchaînerait une brusque transformation !

« Loin de moi, écrit-il, d'avoir assez peu de confiance dans la partie éclairée du peuple allemand et dans l'entendement naturellement sain des clauses mêmes du peuple les moins cultivées, pour me figurer que ce plan captieux puisse réussir en Allemagne aussi aisément que le croient le citoyen Rœderer et d'autres du même genre : un plan qui procède si visiblement d'une ignorance complète de notre Constitution... La Constitution impériale allemande, malgré ses défauts indéniables, est dans l'ensemble infiniment plus favorable au repos intérieur et au bien-être de la nation, et beaucoup' mieux adaptée à son caractère et à son degré de culture que la démocratie française, beaucoup plus favorable et beaucoup mieux adaptée que ne le serait celle-ci, si quelque enchanteur Merlin prenait sur lui, avec sa baguette magique, de faire de nous d'un coup une démocratie une et indivisible, comme le roi d'Angleterre institue chevalier un brave Londonien de la Cité... Le meilleur pour chaque peuple n'est pas la législation idéale et parfaite, mais celle qu'il peut le mieux supporter. Quelles Furies nous pousseraient donc à cette folie de vouloir améliorer notre régime présent, quelque besoin qu'il ait d'être perfectionné en effet, par un moyen qui l'empirerait à coup sûr et qui amoncellerait sur notre patrie des maux incalculables ? Pourquoi achèterions-nous si cher, et avec un si énorme risque, ce que vraisemblablement nous pouvons attendre sans trouble, sans désorganisation, sans crimes et sans le sacrifice de la génération présente, du seul progrès des lumières et de la moralité parmi nous ? Au moins est-il sûr qu'avant de recourir à des moyens désespérés, il faut que nous ayons épuisé en vain tous les autres, et ce n'est pas de beaucoup notre cas.

« Les apôtres de la religion nouvelle n'ont qu'une idée très pauvre et très fausse de notre véritable situation, et ils se trompent eux-mêmes, par des imaginations tout à fait exagérées de ce qu'ils appellent notre esclavage. Il suffit cependant de la plus vulgaire connaissance de la Constitution de l'Empire allemand et des cercles et des lois fondamentales de l'Empire, pour savoir que l'Empire allemand se compose d'un grand nombre d'Etats indépendants, qui n'ont au-dessus d'eux que la loi, et que depuis le chef élu de l'Empire jusqu'au plus petit conseiller de ville, il n'est personne en Allemagne qui puisse agir en effet contre la loi... »

A la bonne heure, et voilà un optimisme commode. Mais Wieland en prend bien à son aise avec le problème. Il ne veut pas de moyens « dangereux » et violents : c'est-à-dire qu'il ne veut pas que l'Allemagne s'associe à l'effort révolutionnaire de la France pour chasser ses princes, exproprier ses prélats ou ses nobles et s'organiser en République démocratique. Il attend les lents effets du progrès intellectuel et moral. Mais quoi ! si la France révolutionnaire pousse plus loin sa pointe, que fera-t-on contre elle ? et se lèvera-t-on pour la combattre ?

Wieland se dérobe ; pas plus qu'il ne consent à la Révolution allemande, il ne prêche la croisade allemande contre la Révolution française. Et cette molle et vague pensée résume bien l'inconsistance fondamentale de l'Allemagne, même à cette heure de crise aiguë. Au demeurant, il ne se dissimule pas la force de propagande et de pénétration de la pensée révolutionnaire.

« Il ne faudrait pourtant pas se laisser aller à une sécurité trop grande, quant à toutes les raisons de prudence, que nous avons d'ailleurs, se joint la présence prolongée en Allemagne de cinquante à soixante mille prédicateurs armés de la liberté et de l'égalité. C'est chose bien singulière que cette nouvelle sorte de religion que nous prêchent les Custine, les Dumouriez, les Anselme et les autres, à la tête de leurs armées.

« Les fondateurs et protagonistes de cette religion nouvelle ne reconnaissent d'autre divinité que la liberté et l'égalité et, quoiqu'ils ne propagent pas leur foi à la manière de Mahomet et d'Omar avec la flamme et le glaive, mais qu'au contraire, comme les premiers annonciateurs du royaume de Dieu, ils appellent avec de douces et amicales paroles au royaume de la liberté, ils ont cependant en commun avec Mahomet de ne souffrir à côté d'eux aucune autre foi. Quiconque n'est pas avec eux est contre eux. »

Et c'est en effet en ces termes pressants, absolus, que la Révolution posait le problème. Wieland, avec une grande partie de l'Allemagne, ne voulait être ni contre les révolutionnaires ni avec eux. Mais c'était au fond prendre parti contre la Révolution ; car cet équilibre d'indécision et d'impuissance permettait aux princes et souverains allemands d'organiser au service de la contre-Révolution les forces passives d'un peuple sans volonté et sans ressort.

Mais si Wieland, à Weimar, s'attardait en ces formules, tous les jours plus vaines, de sagesse trompeuse et de juste milieu, si, en Souabe, les esprits, à la fois révolutionnaires et patriotes, tentaient encore d'échapper à la nécessité d'une résolution nette, et si notamment Staeudling, dans la Chronique où il avait pris la suite de Schubart, conciliait tant bien que mal sa sympathie pour la Révolution et son patriotisme allemand et enregistrait avec un enthousiasme égal les hauts faits des armées révolutionnaires et les exploits des armées autrichiennes et prussiennes, il y a des hommes, eux, qui depuis des mois étaient dans la fournaise, et qui avaient bien dû prendre parti. Ce sont ceux qui vivaient dans les pays des bords du Rhin, menacés d'abord puis occupés par la France révolutionnaire.

 

 

 



[1] Cet article inapplicable fut rapporté, sur la proposition de Couthon, le 22 décembre. — A. M.