LA PENSÉE POLITIQUE DE WIELAND A côté
de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de l'Encyclopédie et de toute la
littérature pré-révolutionnaire de France, quelle pauvreté ou quelle
incertitude chez les écrivains politiques et sociaux de l'Allemagne ! C'est
Wieland peut-être qui est le plus hardi et le plus précis. On croirait
parfois que, sous le voile des fictions orientales où il se complaît, il va
risquer une idée forte et nette, mais vite il s'arrête et se perd dans des
pauvretés. Mais quoi ! dans son Miroir d'or de 1772, ne s'est-il pas essayé à
une déclaration de principes ? Et ne serait-ce point d'aventure, avant la
Déclaration française des Droits de l'Homme, et avant même la Déclaration
américaine, un projet allemand de Déclaration des Droits de l'Homme ? Voici
les principes que le sage éducateur inculque au jeune prince : « 1°
Les hommes sont frères et ont reçu de la nature des besoins égaux, des droits
égaux et des devoirs égaux ; « 2°
Les droits essentiels de l'humanité ne peuvent être perdus ni par l'effet du
hasard, ni par l'effet de la force, ni par contrat, ni par renonciation, ni
par prescription ; ils ne peuvent être perdus qu'avec la nature humaine et il
n'y a aucune cause nécessaire ou accidentelle qui puisse, en quelque
circonstance que ce soit, délier un homme de ses devoirs essentiels ; « 3°
Tout homme doit à un autre ce qu'en des circonstances semblables il
attendrait de lui ; « 4°
Aucun homme n'a le droit de faire d'un autre homme son esclave ; « 5°
Le pouvoir et la force ne donnent aucun droit d'opprimer les faibles, mais
imposent au contraire à ceux qui en peuvent disposer l'obligation de les
secourir ; « 6°
Chaque homme, pour avoir droit à la bienveillance, à la pitié et à l'aide
d'un autre homme, n'a besoin que de ce titre : qu'il est un homme ; « 7°
L'homme, qui voudrait obtenir des autres qu'ils le nourrissent et qu'ils
l'habillent chèrement, — qu'ils le fournissent d'une demeure magnifique et de
toutes les commodités matérielles, —- qu'ils travaillent incessamment pour
lui épargner toute peine, — qu'ils se contentent du strict nécessaire, pour
qu'il puisse contenter jusqu'à l'excès ses plus voluptueux désirs, — bref,
qu'ils ne vivent que pour lui et que, pour lui assurer tous ces avantages,
ils soient prêts à tout moment à s'exposer pour lui à toutes sortes de
fatigues et de misère, à la faim et à la soif, au froid et au chaud, à la
mutilation de leurs membres et aux formes les plus effroyables de la mort, —
l'homme, l'individu qui élèverait une telle prétention sur vingt millions
d'hommes, sans se croire tenu à leur rendre en échange des services très
grands et équivalents, serait un fou, et ne pourrait signifier ses exigences
qu'à des hommes aussi fous que lui, si seulement ils l'écoutaient. » Déclaration
des Droits, ai-je dit ? Mais bien plutôt vague proclamation de principes où,
à quelques rayons éteints de l'Evangile, se mêlent quelques lueurs amorties
de Rousseau : car il n'y a vraiment déclaration des droits que quand il y a
un système de garanties, toute une organisation destinée en effet à assurer
le droit. De même, à quoi peut servir, dans l'utopique description du pays de
Scheschinn, ces fortes paroles sur la misère ? « Dans
la plupart des autres Etats, l'indigence, la nourriture malsaine, le manque
de soins universel, dont pâtissent les corps et les âmes, concourent à faire
des enfants des journaliers et de la classe inférieure des artisans, des
créatures qui ne se distinguent du plus stupide bétail que par quelque vague
et imparfaite ressemblance avec la forme humaine. » Oui,
mais Wieland propose-t-il une réforme sérieuse de la Constitution et des lois ?
Demande-t-il par exemple, comme à la même date le faisait en France Boncerf,
le rachat des droits féodaux et des servitudes féodales ? Non : il esquisse
un plan assez chimérique d'éducation publique où les enfants, rassemblés sous
la discipline du prince, travailleraient de bonne heure, apprendraient un
métier et seraient dirigés de là ou vers la demeure des grands et des riches,
chez qui ils entreraient en service, ou vers les fabriques : une sorte
d'ouvroir national avec placement assuré. Quel projet puéril, quand il
s'agissait de créer tout le mouvement d'une société nouvelle et de briser
d'innombrables chaînes ! JUSTUS MŒSER ET LE SERVAGE Justus
Mœser est bien plus dans le vif de la réalité quand il étudie les moyens
pratiques de transformer le régime du servage. Les lettres qu'il a écrites
sur cet objet restent comme un document très curieux sur le lent et presque
insensible mouvement social qui s'accomplissait alors en Allemagne. Mais ici
aussi quelle timidité ! Quelle marche incertaine et oblique ! Aucune idée du
droit. Pas un moment Mœser ne songe où ne se risque à dire que le servage,
qui livrait vraiment toute une famille à la- discrétion d'un maître, qui
interdisait à de malheureux paysans de posséder et qui, à leur mort,
confisquait leur épargne au profit du seigneur, supprimait toute dignité
humaine. Au contraire, Mœser conçoit la société humaine comme une association
d'intérêts entre les propriétaires du sol. C'est une société par actions, où
l'action est territoriale, et chacun doit exercer une part de souveraineté et
de droit proportionnée à son apport. Ceux qui n'ont pas une action sont hors
du droit social. L'égalité chrétienne ne peut pas plus leur conférer une part
de droit dans la grande société territoriale qu'elle ne leur confère, par
exemple, une part de droit dans une compagnie de navigation organisée par
actions. Si donc
Mœser suggère à ses lecteurs l'idée de transformer le lien du servage en un
contrat de métayage, ce n'est pas que l'humanité soit outragée par la mise en
esclavage de familles paysannes. C'est parce qu'avec la complication
croissante des rapports sociaux, il est de l'intérêt même des propriétaires
d'affranchir les serfs. Ils en sont, en effet, pleinement responsables et
l'obligation d'intervenir dans toutes leurs affaires, dans leurs procès,
difficultés et démêlés, est très lourde. De plus, pour perfectionner la
culture, il faut faire des avances à la terre. Si les serfs qui cultivent le
domaine n'empruntent pas, ils ne feront pas toujours les avances suffisantes.
S'ils empruntent, bien des conflits surgissent entre le droit du prêteur, qui
veut prendre gage sur le pécule éventuel du serf, et le droit du seigneur et
maître auquel ce pécule, à la mort du serf, doit faire retour. Il est donc
peut-être utile d'émanciper les paysans du servage et Mœser indique dans le
détail les précautions infinies, les clauses minutieuses et rapaces par
lesquelles le propriétaire s'assurera, du serf devenu métayer, des redevances
au moins équivalentes à celles du servage. Parfois,
on sent que l'émotion humaine de Mœser va au-delà de ses conclusions
explicites. Il n'ose pas toujours formuler toute sa pensée, mais il tente
d'émouvoir un peu la conscience des propriétaires westphaliens par le tableau
des souffrances des serfs, de leur lamentable condition. Elle va s'aggravant
par l'indétermination croissante de leurs charges. Il fut un temps où leurs
obligations étaient inscrites sur une table de pierre, placée à l'église
derrière l'autel. Maintenant c'est la coutume, indéfiniment extensible, qui
règle ces obligations. Et les paysans tremblent toujours que la moindre
concession ou la moindre imprudence de leur part ne soit saisie comme un
précédent par la coutume seigneuriale, toujours aux aguets. Comme un jour le
fils du seigneur demandait un baiser à une jeune paysanne charmante, svelte et
gaie et comme la jeune fille y semblait condescendre : « Ne fais pas cela,
s'écria soudain la mère : on en ferait une redevance », et la communauté des
familles de serfs du domaine, convoquée en délibération spéciale, décida que
la jeune fille n'accorderait le baiser que si la table de pierre était
rétablie et faisait seule foi pour les obligations des serfs. C'était
d'ailleurs une croyance des paysans que quiconque étendait, par une
concession nouvelle, les droits du seigneur, appelait sur sa demeure la
hantise des revenants et l'importunité des fantômes. « Superstition heureuse,
dit Mœser, et qui a plus fait que bien des lois pour protéger un peu les
paysans contre leur propre faiblesse. » Mais,
comme ils se débattaient péniblement ! Ils avaient à lutter parfois contre
leurs proches mêmes, complices de l'oppression seigneuriale. Tout régime
social, même le plus despotique et le plus barbare, crée des intérêts
spéciaux, et, dans la classe même qu'il foule le plus, il trouve des
auxiliaires et des instruments. Ainsi le vieux serf dont sa belle-fille
contrarie l'émancipation de peur que, devenu libre, il ne laisse son. pécule
aux enfants d'un second mariage. Ainsi le terrible et navrant complot de deux
fiancés contre la liberté du père et de la mère de la jeune fille. Quels
tristes abîmes ! « Boïko
était le serf d'un très bon maître et pourtant il avait fait, depuis
longtemps, le vœu de posséder en libre propriété le domaine qu'il cultivait,
par peur que le successeur de son maître ne fût moins généreux ou que
celui-ci, par la dureté dès temps, ne fût contraint de le vendre à un tyran.
La liberté lui était souvent apparue avec tous ses charmes et, plus d'une
fois il avait mesuré des yeux le chêne dont il rêvait de devenir pleinement
propriétaire. « —
Alice, Alice, disait-il souvent à sa femme, si nous sommes libres, nos
enfants le seront aussi et ce que nous acquerrons de notre âpre sueur sera à
eux. « Enfin
vint le moment heureux où sori maître se vit forcé de vendre quelques-uns de
ses domaines éloignés et celui notamment où était Boïko, et, comme il avait
toujours tenu celui-ci pour un brave homme, il lui offrit sa liberté et sa
terre pour un prix raisonnable : « —
C'est avec peine que je vous vendrais à un autre. Vous m'avez toujours
honnêtement servi, et cela me fait mal au cœur de penser que vous tomberez
peut-être sous la loi d'un homme qui, lorsqu'il aura perdu au jeu, se refera
sur votre pauvreté.' On m'offre pour vous deux mille thalers et vous aurez la
préférence si d'ici huit jours vous m'apportez cette somme. « C'est
moitié triste et moitié joyeux que Boïko entendit cette proposition
inattendue. « —
C'est avec peine, reprit-il, que je quitterai le service de mon gracieux
seigneur qui a été jusqu'ici mon maître et mon appui et qui a été patient
avec moi, toutes les fois que des événements fâcheux me mettaient hors d'état
de lui payer mon fermage. Mais, si je dois le quitter, je le prie de
m'accorder en effet la préférence ; je vais voir si, dans le délai fixé, je
ne suis pas, si dur que cela soit pour moi, recueillir l'argent nécessaire,
pour que nous vivions et mourions en liberté, moi et mes descendants, à
jamais. « Quand
il eut dit cela, il s'en alla en grand courage à sa maison. Il y avait cinq
cents thalers d'argent, il comptait en faire deux cents, en vendant du bois
qu'il avait en trop, et il espérait trouver le reste en hypothéquant une
partie des terres. A peine eut-il fait part à sa femme et à ses enfants de
leur bonheur commun et de son plan, que tous les voisins furent passés en
revue et on fit le compte de ce que chaque maison de paysan avait d'argent et
pouvait en prêter. L'un avait, d'après les suppositions de Boïko, cent
thalers, un autre cinquante, et toutes les fois que l'on constatait un
manque, la femme disait que dans l'espace de quatorze jours, elle tâcherait
d'avoir prêté une pièce de toile de Louvain et que cela permettrait de
boucher un bon trou. Tous étaient d'accord qu'ils finiraient bien par
attraper l'argent, et des larmes de joie venaient aux yeux de Boïko... Tard
dans la nuit, ces braves gens quittèrent le foyer bien chaud et allèrent
reposer, emportant jusque dans leur sommeil l'émotion de leur grand dessein.
Mais, pendant que tous dormaient profondément, Haseke, leur fille aînée, qui
avait tout entendu près dû foyer, alla trouver son fiancé pour lui faire part
de son infortune : « —
Les cinq cents thalers, que devait me donner mon père et grâce auxquels nous
avons été promis l'un à l'autre, vont être employés maintenant à l'achat de
la liberté. « Ce
furent ses premières paroles quand elle le trouva à la place accoutumée. « —
Et lorsque le bois aura été coupé, lorsque les terres auront été mises en
gage, certainement tu ne viendras plus avec moi et je pourrai courir le monde
pour mendier mon pain. O Henri, Henri, il faut que nous empêchions cet achat
de la liberté, ou bien toi et moi serons malheureux, insupportablement
malheureux : qu'entreprendre en effet avec les mains vides ? « —
En effet, dit Henri très gravement, et il ne peut plus être question de notre
mariage si tu n'as plus d'argent, Mon maître ne t'acceptera pas et je dois
épouser de l'argent si je veux garder mon domaine. Mais cet achat de la
liberté, est-ce donc une affaire faite ? et l'argent nécessaire a-t-il été
payé ? « —
Non, répondit-elle avec empressement. Mon père a pris huit jours pour faire
l'argent et demain il doit aller dans la communauté trouver les gens qui ont
de l'argent et qui le lui prêteront. Il est donc encore possible de tout
empêcher, soit en trouvant quelqu'un qui offre pour nous et notre domaine une
somme plus forte au seigneur, soit en dissuadant lès gens de prêter à notre
père. Va-t'en les trouver demain et donne-leur de l'inquiétude. Moi je verrai
pendant ce temps, le maître des prairies de notre village ; il a de l'argent
autant que du foin et je puis le décider à offrir au' seigneur cent thalers
de plus que mon père. Car les choses sont ainsi qu'aujourd'hui un paysan peut
acheter un autre paysan et le maître des prairies, qui a sa chemise cousue
d'or, est un brave homme. « Ils
se quittèrent au plus vite, et la rumeur publique dit qu'ils ne passèrent pas
une bonne nuit, tant leur amour réciproque animait leur pensée à chercher les
moyens de salut. Henri alla, dès que perça le jour, trouver les gens chez
lesquels il soupçonnait quelque argent, et il leur révéla en confiance que
Boïko viendrait les voir et leur apprendre qu'il s'était racheté pour deux
mille thalers ; mais il avait offert le double, que son domaine ne vaudrait
jamais. Et il fit si bien que Boïko, qui s'était levé plus tard, au lieu
d'argent ne trouva que des excuses. Et la jeune fille, de son côté, sut si
bien faire avec le maître des prairies que celui-ci persuada aisément au
seigneur, qui n'avait rien vu venir de ses terres, que deux mille et cent
thalers vaudraient mieux que deux mille. « Haseke
vit souvent plus tard son père faire les besognes du nouveau maître. Mais la
joie de se voir heureuse lui fit supporter aisément cet ennui, Elle n'aimait
pas son Henri à la grande manière et selon la forme de nos sentiments ; mais
elle l'aimait assez pour envoyer père et mère au bourreau. » Oui,
mais Mœser ne s'indigne pas contre un régime qui outrageait aussi violemment
la nature. Et, quand la Révolution française éclate, quand elle abolit toute
servitude personnelle et proclame les Droits de l'Homme, Mœser ne la glorifie
point pour cette œuvre d'émancipation humaine. Il lui cherche querelle, au
contraire, et il prétend que les Droits de l'Homme sont une chimère et une
violation du droit. Il n'y a pas, selon lui, un contrat social universel
donnant à tous les membres de la société un droit égal à en déterminer la
forme et les conditions. Il y a un contrat social premier, formé entre eux
par les occupants et possédants du sol et tous ceux qui surviennent ne
peuvent conclure avec ces premiers contractants qu'un contrat secondaire. Ils
ne sont admis à la cité que sous la condition de respecter le droit et la
primauté de la cité elle-même, fondée sur la propriété territoriale. Hors de
là, il n'y a que le communisme et les Droits de l'Homme ne peuvent être que
l'universel partage de la propriété. La
Constitution ne peut être réformée que par la volonté des premiers
contractants. Ils sont seuls les actionnaires de l'entreprise sociale. Tant
qu'une terre est vacante, le droit de l'homme a un sens : c'est le droit égal
pour tout homme de l'occuper et de défendre ensuite contre tous ce qu'il en a
saisi. Mais, quand le sol est approprié, il n'y a de droit que celui des
propriétaires du sol. Voilà
la théorie que, même sous la lumière de la Révolution française, formulait un
des esprits libres de l'Allemagne. C'est bien l'indice d'un pays où la
bourgeoisie industrielle n'a qu'une très faible conscience d'elle-même, de sa
force et de son droit. Mœser
triomphait, il est vrai, ou semblait triompher dans la controverse, lorsqu'il
constatait que la Révolution française elle-même, par la distinction des
citoyens actifs et des citoyens passifs, subordonnait le droit de l'humanité
proclamé par elle au droit de la propriété. Mais, d'abord, de quel droit
confondre un moment de la Révolution avec la Révolution elle-même ? Et
surtout comment faire argument contre les Droits de l'Homme de
l'inconséquence de ceux qui, en les proclamant, ne les réalisaient point tout
à fait ? Mais, même sous cette forme limitée et trop exclusive, c'était déjà
un immense progrès d'humanité d'abolir la féodalité comme le servage,
d'ouvrir à tout homme l'activité infinie, et d'admettre au partage de la
souveraineté politique, avec les propriétaires fonciers, toute la bourgeoisie
et toute la classe des artisans un peu aisés. II
fallait que l'Allemagne fût livrée à une prodigieuse langueur politique et
sociale pour que Mœser osât, aux premières mesures libératrices prises par la
Révolution française, opposer une conception surannée du droit exclusif et
absolu de la propriété territoriale, sous toutes ses formes féodales aussi
bien que modernes. LA PENSEE SOCIALE DE BASEDOW ET DE CAMPE Ce
n'est pas non plus un mouvement politique et social qu'impriment à
l'Allemagne ses pédagogues et éducateurs. Il en est de médiocres, comme
Basedow et Campe. Il en est de grands comme Pestalozzi ; mais, quoique la
Législative ait accordé à Campe et à Pestalozzi un brevet de citoyens
français (Basedow
était mort),
quoique Campe se soit passionné pour la Révolution, quoique Pestalozzi l'ait
approuvée jusqu'au bout, leur œuvre n'était pas directement révolutionnaire.
Campe manque tout à fait de vues sociales. Son entreprise pédagogique était
de simplifier et d'alléger le plus possible l'enseignement, de faire un peu
plus appel à l'initiative des élèves et de rendre la discipline plus
libérale, mais surtout d'abréger la durée des études pour que les jeunes gens
pussent entrer plus tôt dans la vie. Il multipliait les exercices physiques,
dépouillait l'enseignement des langues anciennes de toute recherche
d'érudition et de toute curiosité grammaticale et fondait la morale sur une
sorte de religion neutre où les diverses confessions chrétiennes se fondaient
en un déisme évangélique. Evidemment, l'enseignement ainsi allégé était plus
« moderne ». Il risquait aussi d'être superficiel. Campe et Basedow durent
défendre leur méthode contre des attaques répétées : « Que
veulent, disaient-ils, les philantropinistes ? — c'est le nom qu'ils
donnaient à ce système d'éducation —. Pourquoi allègent-ils la connaissance
des langues et des sciences ? Pour éviter le dégoût des études, et par-là
l'habituelle méthode scolaire qui perd l'esprit et le cœur ; pour diminuer
les difficultés si grandes de l'éducation morale ; et enfin, pour que
l'enfant, l'adolescent, le jeune homme aient du temps pour vivre, du temps
pour se préparer à la vie, et pour jouir joyeusement et utilement de la vie
elle-même. Avec le système qui a été appliqué jusqu'ici, les jeunes gens des
classes cultivées n'ont presque pas pu vivre, parce que jusqu'à vingt ou
vingt-quatre ans toute leur force a été consumée dans des préparations, et
encore dans des préparations qui d'ailleurs, le plus souvent, ne préparaient
pas une vie heureuse. Bien rarement, comme l'expérience le montre, l'âme d'un
jeune homme, dont la raison et le cœur ont porté jusque-là les lourdes
chaînes de la contrainte scolaire — inévitable dans les méthodes actuelles —,
cherche à s'élever ensuite à une pure pensée d'homme et à des sentiments
d'homme. Si nous pouvions être fidèles à tout notre plan, la jeunesse qui
grandirait en nos mains ne mûrirait pas trop vite ; mais, par l'application
de méthodes perfectionnées, elle gagnerait pour elle-même la moitié du temps
employé jusqu'ici à l'étude des langues et des sciences et elle pourrait se
préparer réellement à la vie humaine et civile. Il faudrait même consacrer à
peu près autant d'heures par jour à des travaux mécaniques et économiques
qu'aux études proprement dites, et ces dernières, jusqu'à ce que les enfants
aient atteint un certain âge, ne devraient être qu'en forme de passe-temps
pendant le travail des mains. « ...
Notre but de faire, de chacun de nos disciples plus qu'un Européen, plus
qu'un Souabe, un Autrichien ou un Saxon, mais un homme, ne peut être traité
de chimère que si on fait vraiment la preuve qu'il ne peut être atteint. Et
qui se risquera à le démontrer ? L'accusateur n'a pas même ébauché la
preuve... Il change cette accusation en une autre lorsqu'il dit que Basedow
élève ses disciples pour être seulement des hommes et non des citoyens du
monde présent. « ..
Mais ce ne sont pas seulement des hommes, ce sont des citoyens de notre monde
que nous voulons faire. S'il est vrai que nous nous appliquons à rendre la
future vie de nos enfants aussi innocente, aussi utile au bien commun et
aussi heureuse que possible, il est vrai aussi que nous cherchons à leur
donner les idées les plus justes de la réalité présente, parce que l'un
serait impossible sans l'autre ; et, s'ils reçoivent de nous des idées
justes, ils comprennent que les sociétés civiles sont faites pour le grand
bien de l'espèce humaine, et que ces sociétés à leur tour supposent un ordre et
des règlements auxquels tout citoyen doit se soumettre au prix de quelque
sacrifice. » Les
grands esprits de l'Allemagne furent divisés sur la méthode éducative
nouvelle de Campe et de Basedow, Klopstock parut l'approuver. Herder traita
Basedow « d'Erostrate aveugle », qui ruinait, pour faire du bruit autour de
son nom, toute la force des études allemandes. George Forster, un esprit bien
moderne pourtant et passionné pour la Révolution française, écrit violemment,
en 1790, à propos de Campe, qu'il « est extraordinaire qu'avec de
pareils éducateurs il reste encore des hommes en Allemagne ». Ces
dissentiments s'expliquent. D'un côté, il y avait à coup sûr dans la méthode
de Basedow et de Campe, dans leur appel à l'initiative, dans leur souci de la
vie pratique, active et heureuse, un reflet de l'esprit d'émancipation et
d'action du XVIIIe siècle. Mais d'autre part, la grande Allemagne sentait
d'instinct qu'elle n'était pas prête encore pour la vie expéditive et
pratique et que sa vraie force était maintenant dans la puissance de sa
pensée qui allait partout au fond des problèmes. Comment saisir l'univers par
l'esprit si on réduisait la science à un bagage pratique et la théologie à
une sorte de tapisserie aux teintes neutres qui pouvait être accrochée aux
murailles de tous les temples ? C'est le germe des Realschulen de
l'Allemagne moderne, des écoles à tendance positive et à objet pratique, que
créaient Basedow et Campe. Mais l'Allemagne moderne, industrielle,
commerciale, qui a besoin d'innombrables contremaîtres, ingénieurs,
comptables, voyageurs de commerce au corps robuste, à l'esprit muni mais
dispos, ou n'existait pas ou s'annonçait à peine. Et le faible du système de
Campe et de Basedow, c'est qu'eux-mêmes n'ont pas conscience d'une Allemagne
nouvelle. Us ne se donnent pas, il ne se considèrent même pas comme les
éducateurs d'une bourgeoisie plus moderne, préoccupée de problèmes
économiques et de liberté politique ; et leurs écoles semblent ouvrir en
effet sur un monde vague et terne. Il leur manque d'avoir pensé qu'un ordre
nouveau était en formation pour lequel il fallait des méthodes nouvelles
d'éducation, qu'une classe bourgeoise nouvelle allait se pousser, qu'il
fallait armer à la légère pour qu'elle pût aller rapidement dans les chemins
nouveaux. Leur pédagogie n'aurait eu de sens que par une philosophie
politique et sociale profondément révolutionnaire. Et cette philosophie, ils
ne l'avaient point. Aussi, leur entreprise ne fut-elle qu'une branche grêle
et dépouillée, où ne circulaient plus les nobles sèves de la pensée, où
n'affluaient pas encore les fortes sèves de l'action., L'ŒUVRE DE PESTALOZZI L'œuvre
de Pestalozzi est bien plus profonde. C'est une sorte de christianisme social
qui descend jusqu'aux raisons mêmes de la vie. Il a vraiment l'amour
passionné du peuple, une ardente et agissante pitié pour la misère, pour
l'ignorance et pour le vice, qui en est souvent le triste fils. Il voudrait
accomplir au profit des souffrants une révolution morale si hardie qu'elle
semble parfois toute voisine de la révolution sociale. Mais sa pensée a, si
j'ose dire, deux infirmités essentielles. D'abord, il se défie en quelque
mesure de la science. Ce n'est pas qu'il en redoute les effets critiques pour
tel ou tel dogme particulier. Pestalozzi n'est pas rigoureusement chrétien. Mais,
il lui paraît que la science disperse l'homme, qu'elle égare son esprit dans
la multiplicité des objets et dans le chaos du monde, et qu'elle risque par-là
de lui enlever son vrai bonheur, qui est dans le recueillement, dans
l'exercice tranquille et sûr d'une activité bien ordonnée et bien limitée. La
vraie destination de l'homme, selon Pestalozzi, c'est de vivre et de se
mouvoir dans un cercle assez étroit, mais où tout soit à sa place et
proportionné à la force d'action de chacun. Pas de vue large et trouble sur
l'univers et une religion toute d'intimité morale, avec un Dieu en quelque
sorte intérieur et domestique, connu comme le Père Suprême, comme la source
des affections calmes et pures. Il faut que l'homme sache, mais qu'il sache
juste assez pour reconnaître et exercer sa vraie nature, pour se garder des
superstitions comme des entraînements de l'esprit, des fantômes de la
crédulité comme des curiosités troublantes et vaines. Dans
ses Heures du soir d'un solitaire, écrites en 1780, je retrouve, mais
avec un accent bien plus sincère et profond, le déisme moral et simple, tout
d'émotion et de confiance, du Vicaire savoyard de Jean-Jacques : « Dieu,
père de ta maison, source de ta joie... Dieu, ton père : en cette foi tu
trouves le repos et la force et la sagesse... Foi en Dieu, affirmation du
sentiment de l'homme dans le plus haut rapport de sa nature, confiant esprit
filial de l'homme dans l'esprit paternel de Dieu. Foi en Dieu, source du
repos de la vie ; repos de la vie, source de l'ordre intérieur ; ordre
intérieur, source de l'application précise de nos forces ; ordre dans
l'application de nos forces, source de leur croissance et formation à la
sagesse ; sagesse source de toute joie... L'étonnement du sage dans les
profondeurs de la création et ses recherches dans les abîmes du Créateur ne
forment point l'humanité à la foi en Dieu. Le chercheur peut se perdre dans
les abîmes de la création, et il peut rouler au hasard dans ces eaux, bien
loin de la source de l'insondable mer. » En
conséquence de ces principes, l'instruction qu'il veut donner aux enfants du
peuple et au peuple même n'est pas une instruction de curiosité ou de vanité,
mais une éducation ferme et sobre des forces de l'esprit et du caractère. Il
dit souvent qu'il ne voudrait voir dans la cabane du paysan que la Bible, que
les autres livres ou l'égarent, ou, en le détournant, de sa tâche
quotidienne, le détournent du bonheur, qui est la vérité suprême de l'homme.
Pour qu'il se garde de l'erreur, il n'est point nécessaire qu'il apprenne
beaucoup. Mais il faut qu'il sache toujours faire un usage droit et calme de
ses sens et de sa pensée. Est-il
besoin, par exemple, de toute une métaphysique du inonde ou d'une théologie
savante pour guérir les paysans de leurs superstitions sans nombre, de leur
sotte et déplorable croyance aux revenants et au diable ? Il suffit qu'ils ne
soient pas empêchés par la peur de faire usage de leurs yeux et de leur
raison. Toujours, s'ils savent regarder et réfléchir, ils verront que les
prétendues apparitions sont ou une illusion des ténèbres ou une supercherie,
et c'est l'équilibre de leur être moral, non la spéculation aventureuse sur
l'essence même des choses, qui les préservera des humiliantes erreurs, des
tristes chutes de l'esprit. Et, c'est à assurer cet équilibre, c'est à
habituer les hommes à exercer dans le cercle étroit de leur vie toutes les
facultés de leur nature, que doit tendre l'éducation. Ainsi,
ce n'est pas par ouï-dire, ce n'est pas par la fausse vertu des mots, que les
hommes apprendront et sauront, mais par l'expérience directe de la vie et par
raffermissement de leurs facultés. Et j'entends bien qu'en un sens, cette
méthode est libératrice : elle affranchit l'esprit du préjugé, de la routine,
des opinions transmises et des idées vagues ; le clair regard.se mesure et se
limite lui-même, pour ne pas se laisser tromper aux apparences lointaines ;
et. dans l'horizon rapproché où il se meut, il a la certitude, la précision
et la joie. Mais, comme il est dangereux d'écarter ainsi même les suggestions
troubles et les imprudences de la science ! C'est renoncer à la joie
enivrante de posséder l'univers ou de chercher à le posséder. Au moment même
où Peslalozzi ramenait l'homme à lui-même et l'enfermait dans l'horizon
modeste et pur de sa vie, Gœthe portait dans son esprit les terribles et
sublimes impatiences de Faust. Il veut tout connaître pour tout manier. « Quel
spectacle, mais hélas ! ce n'est qu'un spectacle : comment te puis-jc saisir,
ô nature infinie ? » Voilà
le vrai cri humain, le grand cri révolutionnaire qui émeut l'univers même. La
méthode de pensée et de vie de Pestalozzi, quoiqu'elle tende à l'éveil de
l'esprit, risque trop vraiment d'être conservatrice : si droite que soit la
pensée d'un homme, si précis que soit l'usage qu'il fait de son esprit et de
ses sens, comment pourra-t-il juger même les relations immédiates où son
existence est engagée s'il ne sait pas un peu l'histoire du monde et de
l'humanité ? Les
formes de vie, les institutions sociales du village sont déterminées par des
forces qui dépassent le village infiniment. Comment discerner en quoi ces
institutions sont factices ou naturelles, nécessaires ou contingentes,
éternelles ou provisoires, si l'on ignore le vaste mouvement de la réalité
qui les a produites et qui demain peut-être les abolira ? Même contre les
superstitions les plus grossières, contre les revenants ou les illusions
diaboliques, l'homme n'est pas sûr de se défendre toujours et, en tout cas,
s'il n'a, en effet, d'autre préservatif que la précision immédiate de ses
sens, qui peuvent être surpris, où la rectitude de son jugement, qui peut
être faussée. C'est une vue habituelle et large de l'univers et de ses lois
qui seule garantira contre toute surprise les sens et la pensée. Rousseau,
même quand il conseillait le retour à la simplicité et à la nature, fondait
son système sur une conception générale de l'histoire ; et, lorsqu'il
rédigeait, dans le Contrat social, la charte de la démocratie et de la
souveraineté populaire, il dépassait le cercle des rapports immédiats, où
l'existence quotidienne des hommes semble enfermée, et il examinait
l'ensemble des rapports qui constituent les sociétés vastes. A
circonscrire ainsi l'effort éducatif et le mouvement de la pensée, Pestalozzi
abondait dans le sens de ce morcellement infini qui paralysait en Allemagne
toute action et tout esprit révolutionnaire. Mais, même dans ce cercle étroit
qu'il trace autour de chacun, ce n'est pas de l'action propre des souffrants,
des opprimés, des exploités qu'il attend leur relèvement et leur salut. Non,
de même que dans la sphère plus large de l'Etat, c'est le roi ou l'empereur,
Frédéric II ou Joseph II, qui prennent de haut l'initiative des réformes, de
même, dans la petite communauté de village où Pestalozzi semble enclore
l'effort de perfectionnement moral et social, c'est par l'initiative
généreuse du bon seigneur et du bon patron que tout s'accomplit. Et par-là
encore la pointe révolutionnaire de l'œuvre du grand éducateur est émoussée.
Mais quelle conscience aiguë des misères et des injustices, et quelle passion
du bien ! Quel souci de relèvement de tous ! Quelle haine de la misère et du
désordre et de l'oppression ! Selon
sa méthode essentielle, c'est dans le détail le plus familier de la réalité
morale et sociale que descend Pestalozzi, et le champ qu'il offre à nos
regards est singulièrement étroit, puisque c'est en effet un simple village,
mais il est tout fourmillant de vie. Ah ! comme les pauvres paysans sont
accablés ! et à quel arbitraire démoralisant ils sont soumis ! Voici que dans
le village de Bonnal, par la coupable négligence des seigneurs du lieu, un
'bailli scélérat opprime et dégrade. En même temps que bailli, il est
cabaretier et il attire les paysans à son cabaret. Ils y laissent le peu
d'argent que ne leur avaient pas pris des charges ou des malheurs de tout
ordre. Et il les pousse à boire à crédit, à s'endetter. Quand il les tient
par la dette et l'usure, ils sont perdus. Leur pauvre petit bien est au
bailli. Celui-ci, au besoin, quand il veut dépouiller un paysan qui résiste,
racole dans le village corrompu ou terrorisé de faux témoins, et la justice
distraite du seigneur, du Junker, dépouille de son champ, de sa vache ou de
sa prairie le malheureux voué à la ruine. Pestalozzi
va-t-il s'élever contre cette puissance arbitraire des seigneurs et des
baillis ? Va-t-il demander une organisation démocratique de la justice et une
administration populaire de la commune ? II n'y songe même pas un instant. Le
bon prêtre, le bon pasteur de Bonnal gémit, impuissant, de tant de maux. II
n'a pas prise encore sur les hommes et sur les choses. II est même presque
suspect aux paysans superstitieux et routiniers. Quand
il leur dit qu'il ne croit pas aux apparitions du diable, ils ont peur qu'il
attire sur le village la vengeance diabolique. Quand, auprès du lit des
mourants, il ne se répand pas en vaines formules de prière mécanique, quand
il attend d'avoir bien démêlé le secret profond, la préoccupation suprême de
celui qui va mourir pour lui parler dans le sens même de son âme, ils le
prennent d'abord ou pour un incapable, ou pour un indifférent, ou pour un
impie. Mais lui compte toujours sur la force secrète du bien qui saura
trouver ses voies. Et
voici que le nouvel héritier du domaine seigneurial et de la toute-puissance
seigneuriale a l'esprit élevé et l'âme bonne. La femme d'un pauvre métayer,
que le bailli a ruiné au cabaret, va trouver le seigneur pour demander aide.
Il s'émeut. Un des paysans que le bailli a dépouillés fait peur à celui-ci,
un soir, sur la montagne, au moment où le misérable déplaçait une borne de
propriété pour s'emparer d'une partie du domaine communal. Le bailli, troublé
par l'apparition brusque de l'homme, croit que le diable le pourchasse.
Effaré, affolé, il avoue au pasteur une partie de ses crimes. Ainsi le
seigneur apprend que son grand-père, sur de faux témoignages produits par le
bailli, a dépouillé une pauvre famille de la prairie qui l'aidait à vivre. Il
est épouvanté du mal que peut faire l'étourderie des puissants. Et, de ce
jour, il se voue au service de la communauté. Il en sera l'éducateur, le
bienfaiteur. Et tout d'abord — c'est le roman pédagogique et social, Léonard
et Gertrude, écrit en 1780 et en 1785, que je résume —, le seigneur
convoque l'assemblée de village. Il restitue au paysan dépouillé la prairie usurpée
; il casse le méchant bailli et en nomme un autre. Il fait conter aux paysans
réunis la prétendue aventure du diable et du bailli par le paysan même que le
bailli effaré a pris pour le diable. Et il se propose de procéder au partage
et à la mise en valeur du bien communal II y a un vaste terrain de pâturage,
qui ne profite guère qu'aux paysans riches, à proportion de l'importance du
troupeau qu'ils y mènent paître. Il serait bien plus utile aux pauvres que
cette terre fût répartie entre les familles. On voit
que des deux solutions entre lesquelles hésitent, en 1789, les cahiers des
paysans français : ou reconstituer les communaux, ou, au contraire, les
diviser, c'est à cette dernière que se range Pestalozzi. Mais
les riches paysans de Léonard et Gertrude résistent. Ils vont dans leur
égoïsme jusqu'à diriger une sorte de complot contre le Junker. Us
ressuscitent des histoires de diable ; ils prétendent que le paysan qui a
effrayé le bailli avait des accointances diaboliques et que diabolique aussi
sera le partage des communaux. Le seigneur pourtant, enveloppé de toutes ces
haines égoïstes et rétrogrades, poursuit son œuvre. « Il
allait presque tous les soirs sur le pâturage communal qu'il voulait
partager. II ne se donna aucun repos qu'il n'en connût à fond toutes les
parties. Il allait à travers les mares et les ravins. Il trouva enfin au pied
de la montagne, dans une des parties de pâturage les plus désolées, trois
fortes sources, où croissaient des plantes épaisses et vigoureuses. Il
détermina lui-même le niveau de ces sources et il étudia le moyen d'en
distribuer partout la richesse... Ainsi fait un père qui, dans son jardin,
choisit pour ses enfants des plates-bandes où ils pourront cultiver arbres et
fleurs... Et il se réjouit pour son fils, qui est encore au berceau, et pour
tous ceux qui naîtront de lui et il sent que ses enfants sont les enfants de
Dieu et que le jardin n'est pas à lui, mais qu'il est le père afin qu'il
donne à ses fils ce qu'il a et les instruise à en user. Ainsi sentait Amer.
Une larme coula sur son visage lorsque, dans la fraîcheur de l'air du soir,
sous un grand chêne, près d'une chute d'eau mugissante, il sentit les devoirs
et les joies du père sur le trône et les devoirs et les joies du père dans la
plus humble cabane. Lentement, il chevaucha face au soleil qui se couchait ;
son œil voyait le ciel et son cœur était avec le père des hommes. Thérèse (sa femme) le reçut dans un bosquet devant
la porte et la soirée s'écoula en conversation sur l'état de prince et de
noble. Le dernier mot d'Amer à Thérèse fut celui-ci : « La
loi de Dieu sur les princes et les nobles, c'est que leur domaine n'est pas à
eux, c'est qu'ils ne sont princes et nobles que pour donner au peuple, pour
assurer et perfectionner en ses mains ce qu'ils peuvent donner, et pour
l'instruire à user de ce qu'ils lui donnent, à le transmettre aux enfants de
leurs -enfants. » Ainsi,
c'est par une large paternité sociale des puissants, reflet de la paternité
divine, que Pestalozzi prétend relever la condition des hommes et adoucir la
souffrance du pauvre. Mais quoi ? ne serait-il pas plus conforme à la dignité
des hommes que le salut leur vînt d'eux-mêmes ? Et encore, si les nobles et
les princes ne comprennent pas ce devoir de paternité, s'ils dépouillent au
contraire et oppriment ces « enfants », que le ciel a remis en leurs mains,
où sera la garantie de ceux-ci et leur recours ? Mais, pas un instant
Pestalozzi ne se pose le problème, et c'est la marque la plus sûre de
l'absence ou de la langueur de l'esprit révolutionnaire en Allemagne que le
grand éducateur ait pu ainsi toucher à toutes les questions sociales et
morales sans que jamais l'idée même de la Révolution démocratique ait
effleuré sa pensée. Il exalte peu à peu le bon seigneur au-dessus des hommes
comme un dieu à la fois bienfaisant et terrible. « Lorsqu'après
de longs jours ardents la terre a soif et que toutes les plantes appellent
l'eau, si soudain une nuée d'orage s'étend au ciel de Dieu, le pauvre paysan
tremble devant le nuage qui monte au ciel et il oublie la soif des champs et
la langueur des plantes sur la terre brûlante et il ne songe qu'aux coups de
là foudre, aux ravages de la grêle, à l'éclair incendiaire et aux eaux
débordantes ; mais celui qui habite dans le ciel n'oublie pas la soif de la
campagne et la langueur des plantes dans la terre brûlante et son nuage
désaltère les champs des pauvres gens, qui, à la lueur des éclairs de minuit,
sous le ciel plein de tonnerre, regardent en tremblant vers la montagne d'où
l'orage roule vers eux. Alors, au matin, le pauvre voit l'espérance de sa
récolte doublée et il croise ses mains devant le Seigneur de la terre, dont
le nuage le faisait trembler. C'est l'image des pauvres gens qui
redoutaient leur seigneur et l'image d'Arner qui se hâtait vers Bonnal pour
leur consolation et pour leur aide. » Or,
dans l'assemblée de village convoquée, selon la coutume germanique, sur la
place, sous les tilleuls, le bon seigneur a à vaincre l'égoïste résistance
des paysans riches. Mais il avait prise sur eux. Il avait fait constater que
dans les déclarations faites par eux au bailli sur la quantité de leurs foins
et le nombre de leurs bestiaux, ils avaient fraudé. Us avaient diminué la
quantité de leur foin et exagéré le nombre de leurs bestiaux afin de se
ménager éventuellement, en cas de partage, une plus large part du pâturage
commun. Arner les brisa. Il destitua d'emblée les vingt préposés du village
qui étaient investis par le seigneur. C'étaient tous de riches paysans, ceux
que Pestalozzi appelle avec une sorte de violence démagogique « les ventrus »
et, après avoir humilié les ventrus, le seigneur suscite les maigres. C'est
parmi les plus pauvres, c'est parmi ceux qui la veille mendiaient leur pain
qu'il choisit les préposés de village. Selon
la coutume, au moment où les nouveaux chefs de la communauté étaient choisis,
tous les paysans devaient être découverts. Seuls les chefs gardaient leur
chapeau sur la tête. Mais, voici que les chefs nouveaux investis par Arner,
habitués à promener leur tête nue et misérable sous la pluie et sous le
soleil, n'avaient point de chapeau. Qu'à cela ne tienne ! Ce sont les riches
qui le fourniront et le seigneur ordonne que le large et confortable chapeau
des paysans ventrus couvre la tête des paysans misérables. Tout à l'heure,
quand les « ventrus » retourneront au logis, ils seront si humiliés qu'ils
n'oseront même pas raconter à leurs femmes l'affront qu'ils ont subi et ils
jetteront au feu, au risque d'empuantir le village, le chapeau cossu qui, un
moment, se sera souillé au contact de la misère sordide. Le
seigneur ne procède pas seulement au partage, il s'inquiète de la pauvre
nourriture des paysans, qui mangent surtout des pommes de terre et il
distribue des plants d'arbres fruitiers pris dans ses pépinières et des
chèvres de son troupeau pour que chaque famille ait des fruits et du lait.
Sur les conseils du pasteur, il organise une grande fête le jour où ces
arbres commencent à porter leurs premiers fruits. Mais
l'avènement du régime industriel pose au seigneur de nouveaux problèmes. La
filature du coton s'installe dans le pays. Ce n'est pas encore un riche
capitaliste ou un grand manufacturier qui dirige l'entreprise : le maître de
fabrique est lui-même un travailleur robuste, qui vit de la vie large et
simple des paysans aisés. Et c'est à domicile qu'hommes, femmes et enfants
filent pour lui. Or ce maître filateur est, comme le seigneur, un ami des
hommes. Lui et sa femme s'inquiètent et s'affligent du désordre que la
nouvelle vie industrielle jette d'abord dans les familles. Et ils voudraient
que, par une retenue hebdomadaire sur le salaire et par l'épargne
obligatoire, la propriété d'une petite maison fût assurée à tous les
ouvriers. Us voudraient aussi qu'aux enfants des familles ouvrières une
instruction suffisante fût donnée : « Voyez,
dit au Junker le maître fileur, voici cinquante ans que tout est changé
chez nous et que le vieux système scolaire ne convient plus aux gens de ce
pays et ne s'adapte plus à leur condition. Autrefois tout était plus simple
et personne ne devait chercher son pain ailleurs que dans le travail. Avec ce
genre de vie, les hommes n'avaient presque pas besoin d'être instruits par
l'école. Le paysan a dans son étable, dans son bois, dans son aire, dans son
champ, son école à lui et, partout où il va, il trouve tant à apprendre que
l'école lui est pour ainsi dire inutile. Mais, avec les enfants des fileurs
de coton et avec toutes les personnes qui gagnent leur vie par un travail
sédentaire et uniforme, il en est tout autrement. Ils sont, à ce que
j'observe, tout à fait dans la même situation que les gens du commun qui
habitent les villes, qui gagnent aussi leur pain par le travail de leurs
mains et, s'ils ne sont pas bien éduqués, élevés, pour ainsi dire, à une
nature supérieure, s'ils ne sont pas façonnés à épargner toujours une part de
chacun des kreutzers qui leur passent par les mains, les pauvres fileurs,
avec tout leur salaire et avec toute l'aide qu'ils en pourraient tirer, ne
font à jamais qu'user leur corps et se préparer une vieillesse misérable. Et,
comme on ne peut pas espérer, Junker, que les parents ainsi dévoyés sauront
enseigner à leurs enfants une vie plus ordonnée et plus prévoyante, il ne
reste plus à tous ces ménages qu'une éternelle misère, tant que continue le
travail de la filature du coton ; ou bien il faut que l'école supplée à ce
que les parents n'enseignent pas aux enfants et qui est pourtant
indispensable à ceux-ci. » C'est
donc, au témoignage de Pestalozzi, vers le milieu du XVIIIe siècle que
l'industrie a commencé à pénétrer dans la vie des villages allemands,
jusque-là presque exclusivement agricoles et ce n'est pas seulement à la
misère des paysans opprimés ou exploités, c'est à la misère et à
l'imprévoyance d'un prolétariat industriel naissant que le bon seigneur et le
bon pasteur doivent remédier. La nécessité de l'école apparaît surtout à
mesure que la vie industrielle se développe. Au paysan la nature elle-même et
la forte tradition d'un travail varié sont un enseignement. Au contraire,
l'uniformité, la monotonie écrasante du travail industriel ne laissent pas au
pauvre ouvrier la force de s'élever un moment au-dessus de la minute
présente. C'est l'école qui doit lui ouvrir un peu l'horizon. A vrai dire,
quelque candide et chimérique que soit l'attente philanthropique de
Pestalozzi, supposant chez les puissants de la terre une telle sollicitude
pour les ouvriers misérables, il est impossible de n'être pas touché de ce
zèle de relèvement et d'ennoblissement pour tous les hommes. Il y a là un
fond de richesse morale qu'il serait injuste de dédaigner. Et, comme on
déplore que, dès la naissance de la vie industrielle et du régime des
manufactures, cette pensée humaine n'ait pas en effet protégé les ouvriers et
leurs enfants ! Ce
n'est pas que l'enfance des villages, avant d'être saisie par le monotone
labeur industriel, vécût d'une vie idyllique et dans une sorte de paradis de
nature. Elle était, dans la cabane des pauvres paysans d'alors, trop étiolée
et épuisée de misère, mal nourrie, à peine vêtue, débile et fainéante, sans
ressort ni santé. L'accession de ces petits êtres au travail industriel
aurait pu être un bienfait pour eux comme une richesse pour l'industrie si,
dès l'origine, un emploi intelligent et humain avait été fait de leur force.
Dans la maison de la bonne Gertrude, où ils apprennent à filer et où ils sont
soignés maternellement, c'est pour eux comme une renaissance physique. « La
chambre de Gertrude était si pleine, lorsque le seigneur, le pasteur et le
nouveau maître d'école y entrèrent, qu'ils eurent de la peine à y pénétrer à
cause des rouets qui l'occupaient toute. Vous ne sauriez croire comme cette
chambre réjouissait le cœur. Ce qu'ils avaient vu chez le maître fileur
n'était rien à côté. C'est naturel. L'ordre et le bien-être chez un homme
riche ne procurent point une joie sans trouble ; car on songe que des
centaines d'autres hommes faute d'argent n'en peuvent faire autant. Mais la
bénédiction et le bien-être dans une pauvre cabane, qui démontre que, pour
tous les hommes au monde, avec de i'ordre et de l'éducation, le bonheur
serait possible, voilà ce qui réjouit le cœur. Et maintenant les visiteurs
avaient devant leurs yeux une pleine chambre d'enfants pauvres enveloppés de
cette bénédiction joyeuse. Il sembla un moment au Junker qu'il voyait, comme
en un rêve, l'image du premier né de son peuple transfiguré par l'éducation ;
et le maître d'école promenait son regard d'aigle d'enfant à enfant, de
travail à travail, de main à main. Et plus il regardait, plus il se disait :
elle a fait ce que nous cherchons : l'école que nous voulons créer est dans
cette chambre. Il y eut un moment de silence de mort. Les visiteurs
regardaient et se taisaient. Le cœur de Gertrude battait d'émotion, dans ce
silence, aux marques de respect que lui donna le maître d'école. Les enfants,
eux, filaient joyeusement et riaient en se regardant dans les yeux ; car ils
voyaient bien que c'était pour les examiner, eux et leur travail, qu'on était
venu. Le premier mot que dit le maître d'école fut celui-ci : « Tous ces
enfants sont-ils à toi, femme ? — Non, ils ne sont pas tous à moi, dit
Gertrude, et elle lui montra de rouet en rouet ceux qui étaient à Rudi et
ceux qui étaient à elle. — Songez, maître, dit le pasteur, que ces enfants de
Rudi, il y a quatre semaines encore, ne savaient pas même filer un fil. —
Est-ce possible ? — Il en « est ainsi, répondit Gertrude : dans deux semaines
un enfant doit apprendre à filer. J'en ai connu qui apprenaient en deux
jours. — Ce n'est pas ce qui m'étonne le plus ici, dit le Junker, mais tout
autre chose. Ces enfants exténués il y a quelques semaines, avant que cette
femme les prît avec elle, ont si bien changé de mine que Dieu lui-même ne les
reconnaîtrait pas. C'était la mort vivante et la misère, qui parlaient par
leurs visages, et toutes ces tristesses ont été si bien emportées qu'il n'en
reste plus trace. « Le
maître répondit en français : Mais que fait-elle donc à ces enfants ? — Dieu
le sait, dit le Junker. — Et le pasteur ajouta : Quand on passe toute la
journée auprès d'elle, on n'entend rien, on ne voit rien qui semble
particulier. On croit toujours que ce qu'elle a fait, toute autre femme le
pourrait faire et sûrement, à la femme la plus commune du village il ne vient
point la pensée qu'elle ne pourrait pas ce que peut celle-ci. — Vous ne
pourriez rien dire qui la grandisse davantage à mes yeux, dit le maître
d'école et il ajouta : Le suprême de l'art c'est qu'il n'apparaisse point. Et
le sublime le plus élevé est si simple que les enfants eux-mêmes pensent
qu'ils en seraient capables. » « Comme
les visiteurs parlaient français, les enfants commencèrent à se regarder les
uns les autres en riant. Gertrude fit un signe et en un instant le silence se
rétablit. Et comme le maître voyait des livres sur tous les rouets il demanda
à Gertrude à quoi ils servaient. — « Mais, dit-elle, c'est dans ces livres
qu'ils étudient. — Mais, pas quand ils filent ? demanda le maître. — Si
vraiment. — J'aurais plaisir à le voir, dit le maître. — Et le Junker : Oui,
tu dois nous montrer. Alors, Gertrude. — Enfants, prenez vos livres en main
et apprenez, dit-elle. — Haut comme tout à l'heure ? demandèrent les enfants.
— Oui, comme tout à l'heure, mais comme il faut, dit Gertrude. » « Alors
les enfants prirent leurs livres et chacun ouvrit le sien devant lui à la
page marquée et apprit la leçon qui lui avait été donnée pour ce jour-là. Et
les rouets continuaient à tourner, même quand les enfants tenaient leurs yeux
attachés sur les livres. Le maître rie pouvait se lasser de regarder et il la
pria de leur montrer tout son enseignement. Elle voulut s'excuser d'abord et
dit que ce n'était rien que ces messieurs ne connussent bien mieux qu'elle.
Mais le Junker insista. Alors elle fit signe aux enfants de fermer leurs
livres ; et elle se mit à apprendre par cœur avec eux ce fragment de la
chanson : « Que le Soleil est beau, qu'il rayonne magnifiquement et avec
quelle douceur ! Et comme son doux éclat ranime et réjouit l'œil, la pensée,
l'âme tout entière ! » « Et
le troisième couplet qu'ils apprirent disait ceci : « Et main« tenant, il est
couché. Ainsi se couche sur un signe que fait le « maître du soleil, la
puissance et la splendeur de l'homme et son v éclat n'est plus que poussière
et que nuit. » Hélas !
Mais où donc est la garantie que les choses iront ainsi, et que les enfants,
dans l'apprentissage de la vie ouvrière, seront enveloppés de maternelle
douceur ? Il se peut que parfois, dans cette première période de
l'industrie moderne naissante, et quand l'atelier n'était encore que la
famille un peu agrandie, de bonnes âmes comme Gertrude aient adouci à
l'enfance pauvre les rudes sentiers du travail. Et il était possible, à coup
sûr, sans diminuer en rien la puissance productive de l'enfance, sans contrarier
la croissance et l'accumulation du capital nécessaire à la grande production,
de ménager ou même de fortifier la santé et la joie de ces jeunes êtres.
Mais, encore une fois, où était la garantie ? Où était le pouvoir, contrôlé
du peuple et pouvant veiller sur le peuple ? Bientôt c'est le capital
lui-même qui sera pour les enfants ensevelis dans le travail industriel, le
vrai « maître du soleil ». Et il le leur cachera ; il les laissera
s'exténuer et s'étioler dans le long travail démesuré et sombre et bientôt
tout l'éclat de l'enfance ne sera plus en effet que poussière et nuit. Mais,
en cette période incertaine et diffuse de la vie allemande, où dans le régime
féodal intact commence à pointer à peine la force industrielle, c'est le
seigneur souverain qui est investi par Pestalozzi du soin de veiller sur les
ouvriers comme sur les paysans ; sa pensée de régénération ne va pas au-delà.
Mais quoi ! si le seigneur est mauvais, s'il est égoïste et brutal ? Si au
lieu de répartir entre les paysans des arbres de ses pépinières et de
procéder entre eux à un équitable partage du bien communal, il empiète au
contraire à son profit et le confisque comme firent tant de nobles en Europe
au XVIIIe siècle, où sera le recours ? Et si le hobereau, au lieu d'éduquer
les pauvres enfants des filatures naissantes, redoute, comme tant de petits
despotes, que ce commencement de lumière n'éveille en effet la fierté des
humbles, qui allumera pour le peuple le rayon éteint par l'égoïsme de
l'aristocratie ? Même cette sorte de démagogie féodale du seigneur abaissant
les paysans aisés, « les ventrus », et exaltant les plus misérables, les
vagabonds, les mendiants, est suspecte. Ce n'étaient pas les dénués, les
misérables, qui pouvaient s'essayer à la liberté. Ce n'étaient pas eux qui
pouvaient entreprendre la lutte contre l'absolutisme impérial, royal ou
princier et contre l'oppression et l'exploitation des nobles. Us pouvaient au
contraire devenir aisément une clientèle de misère animée par le seigneur
contre les paysans aisés cherchant à s'organiser et à s'affranchir. C'est ce
qu'essayèrent parfois les seigneurs de France, lorsque, à la veille de 1789,
pour s'assurer une sorte de popularité dans leur paroisse, ils défendaient le
droit de glanage des pauvres contre l'âpreté propriétaire des cultivateurs
aisés. Quand le Junker a ridiculisé et humilié ces paysans, égoïstes sans
doute, mais seuls capables d'un peu de résistance et d'action, quand il leur
a un moment retiré leur chapeau pour en coiffer les mendiants et les gueux,
il paraît avoir été assez avant dans la voie d'égalité sociale. Il a brisé en
réalité tout ressort possible de revendication et de révolution. Et, quand le
Junker, sa journée accomplie, tourne sa face glorieuse vers le glorieux
soleil, il est bien en effet le maître et le seul maître. Il y a si peu
d'esprit révolutionnaire latent en Allemagne, en ces années qui précèdent
immédiatement la Révolution française, que le noble Pestalozzi, de cœur
généreux et d'esprit large, peut descendre jusqu'au fond de la vie sociale et
interroger toutes les misères, sans chercher un moment une organisation
politique de justice qui protège en effet les faibles. LA PENSÉE DE LESSING Mais,
le plus souvent, c'est au-dessus du monde social, ou tout au moins au-dessus
du monde présent, que se meut la grande pensée allemande. On dirait qu'elle
renonce elle-même à chercher les points d'application par où elle pourrait
rejoindre la réalité. Quoi de plus hardi et de plus beau que la pensée de
Lessing ? Mais elle est si bien assurée de l'infini du temps qu'elle n'a
aucune impatience de s'accomplir dans le siècle qui passe. Comme en témoigne
son écrit célèbre de 1780 : l'Education de l'humanité, il conçoit la série
des religions par lesquelles a évolué l'esprit humain, comme une lente
éducation collective de l'humanité. Ce que l'éducation est à l'individu, la
religion l'est à l'espèce. Et, de même que l'éducation est proportionnée à la
capacité de l'individu, de même dans la suite des temps chaque religion,
moyen d'éducation générale, est accommodée à la faculté de l'espèce. C'est
une application systématique à tout le mouvement de l'esprit du procédé
d'interprétation appliquée par Spinoza, dans son traité théologico-politique,
à la Bible et au judaïsme. C'est un procédé hardi, qui ne nie directement
aucune religion, mais qui ne reconnaît à toutes les religions, y compris la
chrétienne, qu'une valeur toute provisoire et historique, une vertu éducative
et symbolique. A mesure que grandit l'humanité, les moyens d'éducation qui
lui conviennent grandissent aussi et une religion supérieure au christianisme
apparaîtra pour une humanité supérieure à l'humanité chrétienne. Le
christianisme l'emporte sur le judaïsme en ce qu'il a révélé aux hommes
l'immortalité personnelle que le judaïsme charnel et borné n'avait pas
pressentie. Mais le christianisme est resté inférieur en ce que l'idée de la
vie immortelle y est conçue comme un moyen de récompense ou de châtiment,
comme une sanction de la vertu ou du vice. Une religion plus haute viendra
quand les hommes seront capables de pratiquer la vertu pour elle-même et non
par la crainte d'un châtiment ou par l'espoir d'une récompense ultra-terrestre
; et alors aussi une immortalité plus pure et toute désintéressée luira aux
esprits. C'est seulement pour se renouveler et se compléter, c'est pour
reprendre contact avec la réalité et accroître leur connaissance de l'univers
qu'en des métempsycoses mystérieuses, et dont Lessing n'a pas nettement formulé
la loi, les âmes prendront de nouveau forme vivante. Sous
une enveloppe mystique et qui déconcerte les habitudes un peu étroites de
l'esprit français, c'est une affirmation d'une audace révolutionnaire. C'est
la prise de possession éternelle de l'univers par l'esprit libre. Jetée
violemment dans le monde, cette doctrine, en révolutionnant tout le système
des idées, pourrait révolutionner aussi tout le système politique et social ;
car si l'individu humain, trouvant en soi sa récompense et son châtiment, et
capable de renaissances indéfinies dont il est seul la règle et le but, est
ainsi, au fond, pleinement affranchi de Dieu, pleinement et à jamais, comment
pourrait-il supporter, dans la phase de l'univers où il est engagé, la
tyrannie des puissances moindres ? Là où M. Mehring, avec son interprétation
pauvrement économique et étroitement matérialiste de la pensée humaine, ne
voit qu'un reflet de ce qu'il ap2>elle « la misère allemande », je vois,
au contraire, une audace de pensée admirable, et qui va à la liberté absolue.
Mais, est-ce que ces retours et ces réveils de l'esprit ne laissent pas entre
eux de trop longs intervalles d'ombre ? « Est-ce
qu'il n'y aura pas aussi trop de temps perdu pour moi ? Perdu ? Et qu'ai-je
donc à m'en inquiéter ? L'éternité tout entière n'est-elle pas à moi ? » Ce
pourrait être, à ce moment, la devise de toute la grande pensée allemande
pour ses plus magnifiques audaces : elle dit volontiers : « Qu'ai-je à
me passionner pour de précaires et immédiates réalisations ? L'éternité
n'est-elle pas à moi ? » Et, comme ce qui ressemble le plus, dans l'ordre du
temps, à l'éternité, c'est cette lente et insensible évolution qui ne permet
pas de marquer jamais l'avènement précis d'une force et le terme exact d'un
mouvement, c'est sous cette forme d'un mouvement presque immobile que Lessing
conçoit les plus audacieux progrès : « Suis ta marche insensible, ô
Providence éternelle ! Mais ne me laisse point douter de toi à cause de cet
insensible progrès ! Ne me laisse point douter de toi, même si un moment ta
marche paraît rétrograde ! Il n'est pas vrai que la ligne la plus courte
soit toujours la ligne droite ! » C'est
dans des courbes, des replis et des enveloppements sans fin que l'esprit
allemand se meut vers son but sublime, qui est l'assimilation de l'univers
par la pensée souveraine. Mais comme cette géométrie" des courbes est
peu favorable à l'élan direct des Révolutions ! Et comme il sera malaisé
d'établir des coïncidences entre le mouvement rectiligne et l'esprit
révolutionnaire allemand ! De
même, dans ses dialogues sur la franc-maçonnerie en 1778, Lessing formule une
idée admirable : celle de la future unité humaine par l'universelle tolérance
et l'universelle paix. Il y a, dans la vie de l'humanité, des paradoxes
douloureux. Les religions sont faites pour lier, en effet, les hommes,
c'est-à-dire pour les unir. Or, en s'opposant les unes aux autres, en se
proscrivant les unes les autres, en s'arrogeant chacune le monopole de la
vérité, elles deviennent un principe de division et de haine. Mais cela
prendra fin quand les hommes seront convaincus que toutes les religions, que
toutes les croyances sont également bonnes si seulement elles excitent au
bien, à la concorde, à la bonté. De même l'humanité est une masse énorme et
qui ne peut être organisée en un seul corps de nation. Il faut donc qu'elle
se constitue en Etats distincts ; et la fonction de ces Etats est d'unir les
hommes. Mais, voici que ces Etals s'opposent les uns aux autres, se défient
les uns des autres, et deviennent eux aussi un principe de désunion et de
guerre. Quand l'Allemand, l'Anglais, le Français se rencontrent, ce ne sont
pas seulement des hommes, ayant et reconnaissant en eux-mêmes la pure
humanité, qui se rencontrent en effet. Non, avant même d'avoir discuté et
éprouvé leurs intérêts, ils se défient les uns des autres. Il y a en eux une
particularité de nation qui fausse l'universalité humaine. Et la fonction des
hauts et grands esprits de toute nation est de rétablir sans cesse
l'universalité humaine sans cesse menacée. Oui, c'est une vue admirable, le
sublime internationalisme de la conscience et de l'esprit. Mais le commerce
idéal des esprits ne peut suffire à arrêter ou même à amortir le choc
effroyable des passions et des haines de peuple et de race. Comment, par
quelle organisation pratique, Lessing espère-t-il assurer cette efficace et
apaisante communication des esprits aux esprits ? C'est, semble-t-il, à la
franc-maçonnerie qu'il s'adresse ; et il s'y était affilié en effet, dès
1771, à la Loge des Trois-Roses d'or de Hambourg. C'est même, chose curieuse,
au duc Ferdinand de Brunswick, alors grand-maître des loges allemandes, qu'il
dédie ses dialogues, au même duc de Brunswick qui, plus tard, signera à
regret le mémorable manifeste contre la France révolutionnaire. Qui sait si
le souvenir de la grande pensée humaine de Lessing ne pesait pas sur lui dans
sa marche lente et triste à travers la Champagne désolée ? Mais,
la franc-maçonnerie n'était, pour Lessing, qu'un symbole. Il n'espéra pas
longtemps, si jamais il l'avait espéré, qu'elle devînt, en effet, sous sa
forme présente, l'organe de l'universelle humanité, la force agissante de
l'universelle paix. Et il ne tarda pas à être rebuté par la puérilité et la
stérilité « des recherches de magies, des jeux de microcosme et des
spéculations sur l'embrasement universel », auxquels se livraient les Loges
envahies d'illuminisme et d'occultisme. Il avait cherché simplement un nom
concret pour désigner cette société internationale des hauts et libres
esprits qui devait s'élever sans cesse au-dessus des préjugés de nationalité
et les réprimer. C'est en ce sens qu'il fait appel à « une Loge invisible »
et à une « franc-maçonnerie éternelle » ; mais qui ne voit qu'ainsi, si sa
pensée s'élargit magnifiquement, elle perd tout moyen précis de réalisation
et d'application ? Et c'est encore à l'insensible progrès des siècles, au
destin lentement manifesté de l'humanité idéale que Lessing confie son
sublime espoir. Même,
il semble se défendre de toute pensée d'action directe, de toute reforme
vraiment nationale et prochaine. « ERNST. — Donc, d'après tes paroles,
je me figure les francs-maçons comme des gens qui veulent s'efforcer contre
les maux inévitables de l'Etat. « FALK. -- Du moins cette idée ne peut
faire aux francs-maçons aucun tort. Garde-la donc ; mais comprends-la bien :
et n'y mêle pas des éléments étrangers. Les maux inévitables de l'Etat, mais
non point de tel ou tel Etat. Non point les maux qui, étant donnée la
Constitution particulière d'un Etat, découlent nécessairement de cette
Constitution. Le franc-maçon n'a rien à voir avec cela, au moins comme
franc-maçon. « Le
soin d'adoucir et de guérir ces maux, il le laisse au citoyen qui s'y emploie
selon ses vues et son courage, à ses risques et périls. C'est à des maux
d'une autre sorte et d'un ordre plus élevé que son activité s'applique. « ERNST. — J'ai très bien compris. Non
pas aux maux qui excitent le mécontentement du citoyen, mais aux maux qui
pèsent sur le citoyen, même le plus heureux. « FALK. — Très bien. Et c'est contre
ces maux, disais-tu, que les francs-maçons s'efforcent ? Oui. — Le mot dit un
peu trop. S'efforcer contre ces maux ! Sans doute pour les supprimer tout à
fait ? Cela ne peut pas être. Car on anéantirait avec eux l'Etat lui-même. Us
ne peuvent d'ailleurs devenir évidents d'un coup à ceux qui n'en ont encore
aucun sentiment. C'est à peine si l'on peut préparer de loin et éveiller peu
à peu ce sentiment dans chacun, en favoriser la germination et le propager
ensuite, le cultiver ; c'est à peine si ce lent et pénible travail peut
porter ce nom un peu rude ; s'efforcer contre ! Comprends-tu, maintenant,
pourquoi je disais que même si l'activité des francs-maçons était incessante,
des siècles passeraient sans qu'on puisse dire : Ils ont fait ceci ? » Ainsi,
la pensée allemande, à cette période, se plaît à développer à l'infini des
horizons silencieux. Ce n'est pas, comme le disent si souvent les esprits
vulgaires, la « nuée allemande », ou le « brouillard allemand ». L'idée au
contraire est d'une netteté admirable ; mais le germe vigoureux et précis
évolue lentement dans la durée illimitée. Le présent se discerne à peine dans
l'insensible et puissant progrès du temps et des choses. Sous l'arbre à la
croissance lente qui abrite leur second dialogue Ernst et Falk regardent un
moment une fourmilière en mouvement. « —
Quelle activité et pourtant quel ordre ! Tout porte, traîne, pousse, et nulle
n'est un obstacle à une autre. Vois plutôt, elles s'aident les unes les
autres. « —
Les fourmis vivent en société comme les abeilles. « —
Et en une société bien plus admirable, car elles n'ont personne parmi elles
pour les tenir ensemble et les gouverner. « —
Il faut donc que l'ordre subsiste sans gouvernement. « —
Quand chacun sait se gouverner soi-même, pourquoi pas ? « —
El s'il en était un jour ainsi parmi les hommes ? « —
C'est bien difficile. « —
A coup sûr ! « —
Et c'est bien dommage. » Ainsi
ils écoutent les conseils profonds de la nature et ils entrevoient des
possibilités infinies, mais dans l'évolution infinie. Toute impatience, toute
brusquerie d'action est coupable et funeste. « N'aie
point de souci. Le franc-maçon attend paisiblement le lever du soleil et il
laisse brûler les flambeaux aussi longtemps qu'ils veulent et peuvent brûler.
Mais éteindre les flambeaux et, quand ils sont éteints, s'apercevoir qu'il
faut rallumer les bouts de chandelle, ou même dresser d'autres flambeaux, ce
n'est pas l'affaire du franc-maçon ! « —
Je le pense aussi. Ce qui coûte du sang ne vaut pas une goutte de sang. » Comme
on pressent le drame de pensée qui va, à la rencontre de la Révolution
française, émouvoir l'esprit allemand ainsi préparé par ses grands hommes !
Celte Révolution qui éclate à l'horizon, est-ce bien le soleil qui se lève ?
Ou est-ce une flamme d'impatience et de colère, une lueur d'incendie qui crée
une illusion d'aurore ? Il y
aura tout ensemble, chez plusieurs, enthousiasme, trouble, incertitude.
Quelle joie si la nature, révélant enfin en jets de flamme le long chemin
obscur accompli sous l'horizon, faisait se lever vraiment un soleil de
liberté et de justice ! Mais, quelle déception si ce n'était là qu'une
trompeuse clarté ! Et même, si elle était vraie, si c'est vraiment le jour
qui se lève, quelle mélancolie, peut-être, pour les esprits mieux préparés
aux joies profondes et douces de l'attente infinie qu'aux joies nettes et
brusques de l'action ! Ce n'est pas toujours sans regret qu'ils souffleront
sur ces flambeaux d'attente, pâlis par la lumière brutale du matin. LA PENSÉE DE KANT C'est
pourtant d'une vue admirablement nette et pénétrante que liant saisit tout le
mouvement humain, et son enthousiasme est grave, patient et fort. Il a
concilié le plus haut idéalisme moral avec ce qu'on peut appeler le réalisme
ou le naturalisme historique le plus précis. Est-il possible de construire
une science du mouvement humain, une histoire de l'humanité ? Oui, car c'est
la loi de l'esprit humain de ramener à un système et à un plan même le
désordre et le chaos des faits innombrables et confus ; et, si la nature se
prête, dans ses manifestations inorganiques ou animales, à ce besoin de
l'esprit, pourquoi ne s'y prêterait-elle point dans les manifestations
sociales de l'activité humaine ? Aussi bien, quelle que soit la source
profonde de l'action humaine et quelque opinion métaphysique que l'on ait sur
la liberté de l'homme, les actes par lesquels la volonté humaine s'affirme
sont, dans leur multiplicité, soumis à des lois. La statistique des mariages,
des naissances et de tous les actes où intervient la volonté, atteste par la
régularité et la suite relative des résultats la présence secrète des lois
dans l'apparent chaos humain. Théoriquement,
il n'y a donc aucune impossibilité à construire le système de la vie humaine
et à démêler les lois générales et essentielles des sociétés en mouvement,
comme Kepler et Newton démêlèrent les lois des mouvements sidéraux.
Pratiquement, il y a une difficulté extrême ; car l'humanité est, en quelque
sorte, dans un état intermédiaire. « Les hommes n'agissent pas par pur
instinct comme les animaux et pourtant ils n'agissent pas, dans leur
ensemble, selon un plan prédéterminé comme des citoyens du inonde n'obéissant
qu'à la raison. » Il n'y a donc dans la vie humaine, dans la vie sociale, ni
la fixité brute de l'instinct, ni la fixité supérieure de la raison. La vie
collective de l'humanité est, pour appliquer à la pensée de Kant quelques
paroles de Pascal, un « milieu » incertain et trouble, où les actions et
réactions mécaniques des forces aveugles et des passions instinctives sont
mêlées de lueurs d'idées et comme ordonnées parfois par les lignes confuses
d'un plan à demi conçu. Quand
Marx dira plus tard que l'humanité n'est encore que dans sa « préhistoire »
parce qu'elle est dominée par les rapports de production au lieu de les
dominer et parce qu'elle n'a pas pris encore la direction consciente des
forces sociales inconscientes, il fera une application particulière de la
grande idée de Kant. Mais, dans cette incertitude, ce flottement et ce
mélange, deux choses sont certaines. La première, c'est que la nature,
interprétée par l'esprit de l'homme, ne peut avoir d'autre fin que de
procurer, dans le développement de la vie sociale, la victoire de la raison.
Or, la raison, en qui et par qui chaque liberté se soumet à une règle
universelle, fonde par-là même l'accord des libellés. Et, comme la société
civile parfaite est celle où les libertés ont atteint le plus haut degré
possible d'action aisée et concordante, c'est l'institution d'une société
civile idéale qui est le but suprême de la nature déployant à travers la
durée l'humanité inquiète. Par-là, par celle haute fin de liberté, de raison
et de volontaire accord proposée au mouvement social, Kant est noblement
idéaliste. Mais, quel sens concret et presque brutal de la réalité ! Car
c'est du fond de l'animalité que l'homme s'élève vers cette fin idéale ; il
est d'abord et essentiellement un animal ; et les forces qui agissent en lui
sont des forces animales, instinctives, aveugles, et qui ne se règlent qu'à
la longue, par l'effet même des chocs innombrables où elles épuisent peu à
peu leur antagonisme. L'homme, dans les limites de sa vie individuelle, ne
peut pas réaliser toute sa nature, et bien des germes qui sont en lui
périssent. Dans la lutte perpétuelle à laquelle il est condamné, il ne sait
pas toujours faire tourner à son profit la dure leçon des choses. Ou il
s'irrite, ou il s'abat. Mais,
c'est dans la longue vie de l'espèce que la nature tend à réaliser
l'humanité, à développer et à mûrir tous les germes qui sont en elle, toutes
ses puissances obscures et incultes. C'est par une rude méthode que la nature
cultive l'humanité et l'oblige à manifester toutes ses ressources. En vain un
secret désir de paix, de modération, d'innocence, pressentiment de l'état
futur de l'humanité, semble envahir parfois le cœur des hommes. L'impitoyable
nature ne leur laisse point de repos. Par les nécessaires aiguillons de la
cupidité, de l'ambition, de l'orgueil, de l'inquiétude, elle les excite et
les enflamme et les oblige à des efforts toujours nouveaux, à des rencontres
toujours plus véhémentes avec les hommes et les choses et, ainsi, elle prépare
une vivante et pleine harmonie qui ne sera pas le paresseux équilibre de
forces inertes, mais l'accord final d'énergies actives et passionnées. Ces
énergies auront éliminé peu à peu, par la continuité des chocs et la lente
usure de la guerre, leurs éléments antagonistes et se déploieront à la fois
dans la puissance et dans l'ordre. Ce
n'est pas, comme on voit, l'idyllique et naïve attente du royaume de la paix.
Ce n'est pas la foi candide dans l'avènement de la douceur et dans la
réalisation volontaire de l'universelle bonté. C'est un optimisme
profondément réaliste, puisque c'est, pour ainsi dire, l'inévitable effet
mécanique du choc des forces qui réalisera dans la nature les exigences de la
raison. Celle-ci aura prise enfin sur le mécanisme des instincts et des
passions, mais par ce mécanisme même. Les grandes périodes de l'histoire
laissent au commencement d'accord quelques garanties et quelques fragments
d'humanité, et, comme les générations peuvent se transmettre ces réalisations
partielles d'humanité, de liberté et de paix, c'est nécessairement vers
l'harmonie que va la brutale évolution du monde social. La
vraie philosophie de l'histoire consiste à suivre la formation de ce
patrimoine humain, à dresser, de période en période, l'inventaire de
l'humanité. En résolvant peu à peu les innombrables antagonismes qui sont le
fond même de la vie sociale, la nature travaille à résoudre l'antagonisme
essentiel qui est en chaque individu humain et qui est tout ensemble sa force
et son tourment. Cet antagonisme fondamental, Kant le résume d'un mot : c'est
que l'individu humain a une sociabilité insociable. S'il est seul, il est
bientôt ou ennuyé, ou effrayé de sa solitude. Il a hâte de retrouver d'autres
hommes et de s'associer à eux, soit pour se défendre plus aisément contre les
périls dont il est enveloppé, soit pour accroître sa force par l'action
combinée des autres forces, soit pour remplir, par les émotions diverses de
la vie commune, le vide étrange de la vie. Mais à
peine, poussé par cet instinct irrésistible de sociabilité, a-t-il rejoint
d'autres hommes et s'est-il en effet associé à eux, qu'il éprouve le besoin
contraire de reconquérir sa solitude. II veut défendre jalousement sa liberté
individuelle et son caprice même. Il s'efforce de soumettre les hautes
volontés à la sienne et, par ce despotisme, qui ne laisse subsister qu'une
seule volonté, il réalise ce paradoxe de transformer, suivant la forte parole
de Spinoza, la société même en solitude. Ces deux forces contraires et
inséparables de sociabilité et d'insociabilité se heurteront âprement dans
tout le monde social comme en chacun des individus, tant que la nature n'aura
pas réalisé une société où toutes les libertés pourront se manifester et
s'exercer harmonieusement. Or, au XVIIIe
siècle, et en ces années 1784 et 1785 où Kant écrit quelques-uns de ses plus
vigoureux opuscules sociaux, cet état d'équilibre des libertés est bien loin
d'être réalisé. D'abord, à l'intérieur même de chaque Etat, il y a une telle
contrariété des passions et des intérêts qu'un pouvoir contraignant est
encore nécessaire pour maintenir la vie sociale. Mais, et c'est par-là que le
grand esprit d'émancipation du XVIIIe siècle se marque avec précision dans
l'œuvre de Kant, dès maintenant l'absolue liberté de la pensée doit être
assurée à tous les hommes. Cette liberté ne les dispense pas de respecter les
mécanismes politiques et sociaux, les mécanismes de hiérarchie et de
contrainte qui créent encore le dur lien social. Même la critique libre de l'esprit
doit s'appliquer avec plus de réserve et de prudence aux constitutions
politiques qu'aux croyances religieuses, car les croyances religieuses sont
toutes de l'ordre intérieur ; elles se confondent si bien avec la vie de la
conscience et de la pensée que si la pensée n'était pas pleinement libre dans
les questions religieuses, elle serait menacée de servitude en son centre
même. Peu à
peu la liberté de la critique et de l'esprit réagira sur les institutions
politiques elles-mêmes et sur la volonté des souverains. Ainsi Kant combine
un sens profondément conservateur avec les espérances révolutionnaires
d'universel affranchissement politique et social par l'action interne de la
pensée libre. Dans son remarquable opuscule de 1784 : Réponse à la question :
Qu'est-ce que l'Anfklaerung ? — c'est-à-dire en quoi consistent les
lumières ? — il affirme le droit de la pensée libre. C'est même la faculté de
penser et de vouloir par soi-même qui est à ses yeux la caractéristique de
l'homme. Toute pensée en tutelle est une pensée d'enfant. « L'état
d'enfance, c'est l'impuissance de se servir de sa raison sans la direction
d'un autre. C'est une enfance dont on est responsable, lorsque celle
dépendance de la pensée lient non à un manque de la pensée elle-même, mais à
un défaut de résolution et de courage. Sapere aude. Ose penser ! Aie
le courage de te servir de ta propre raison ! « La
lâcheté, la poltronnerie, voilà ce qui empêche la plupart des hommes, après
que la nature même les a affranchis, de sortir de l'état d'enfance et qui
rend si facile à d'autres de les y maintenir. Il est si commode d'être
enfant. Si j'ai un livre qui a de la raison pour moi, un directeur spirituel
qui a de la conscience pour moi, je n'ai nul besoin de prendre peine.
D'autres assument la charge et l'affaire de ma propre vie. » Et
pourtant, quelque douce que soit à la paresse et à la lâcheté humaines cette
enfance prolongée, il suffit que la pensée soit libre pour que peu à peu elle
éveille tous les esprits aux joies viriles de la liberté. Ce n'est pas pour
une élite intellectuelle que Kant demande et espère la pleine liberté de la
pensée, c'est pour l'humanité tout entière, qui sera affranchie peu à peu par
le vigoureux exemple des esprits libres. « Il
est possible que le public même s'éclaire ; oui, c'est possible, et même, si
on lui laisse la liberté, c'est à peu près inévitable. Car il se trouve
toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes et précisément parmi ceux qui
sont officiellement les chefs die la grande foule, qui, ayant secoué
eux-mêmes le joug de l'enfance intellectuelle, propageront autour d'eux le
sens de la valeur de la pensée libre et de îa vocation de l'homme à penser
librement. Il se peut, il est vrai, que quelques-uns des chefs qui ont jadis
appesanti parmi les hommes le joug de l'enfance intellectuelle, soient
contraints de le maintenir pour le public même qu'ils auront façonné à la
servitude, et qui prêtera plus complaisamment l'oreille à ceux de ses guides
qui auront été personnellement incapables de s'affranchir. Tant il est
dangereux de propager des préjugés, parce qu'ils se vengent plus tard sur
ceux-là mêmes qui en ont été, ou eux-mêmes ou en la personne de leurs
prédécesseurs, la cause première. — N'est-ce pas une allusion aux
difficultés, aux préjugés, aux fanatismes contre lesquels se brisait l'effort
philosophique de Joseph II ? — Il suit de là que le public ne peut arriver
que lentement à la lumière. Une révolution peut amener la chute d'un
despotisme personnel, elle peut mettre un terme à la tyrannie de l'avidité ou
de l'ambition. Mais jamais elle ne peut produire une véritable réforme de la
manière de penser, elle livre seulement la foule des hommes à la conduite de
nouveaux préjugés. » C'est
bien là tout l'accent de la prisée de Kant, à la fois mâle et réservée,
vigoureuse et prudente. Il ne ruse pas avec le droit de la pensée libre. Il
faut qu'elle ait toujours le courage de s'affirmer. Et cette pensée libre, en
se propageant, refoulera les préjugés et réformera les institutions. Mais ce
sera une évolution intérieure et lente. Les révolutions extérieures, celles
qui changent seulement la forme du pouvoir, ne sont que des accidents
superficiels et sans valeur. C'est du dedans au dehors que les vraies
révolutions doivent s'accomplir. C'est dans la pensée renouvelée et libérée
qu'est la vraie source intérieure et profonde des changements sociaux. C'est
bien là la méthode de révolution ou plutôt de réforme de cette Allemagne du
XVIIIe siècle, qui portait en elle toutes les fiertés et toutes les audaces
de la pensée, mais qui n'était pas précipitée à l'action immédiate et
extérieure par de grandes forces politiques et sociales. Mais, plus Kant
limite d'abord à la pensée l'effort d'affranchissement, plus il veut que cet
effort soit énergique. « Pour
l'extension des lumières, il n'est besoin que de liberté, et de cette liberté
innocente entre toutes, la liberté de faire, en toute question, usage public
de sa raison. Mais maintenant, j'entends dire de tous les côtés : Ne
raisonnez pas. L'officier dit : Ne raisonnez pas, mais manœuvrez. Le
conseiller de finances dit : Ne raisonnez pas, mais payez. L'ecclésiastique :
Ne raisonnez pas, mais croyez. Il n'y a qu'un maître au monde — c'est à
Frédéric II que Kant fait allusion — qui dise : Raisonnez autant que vous
voudrez, et sur tous les sujets que vous voudrez, mais obéissez. Il y a
donc partout ici limitation de la liberté. Mais quelle est la limitation qui
fait obstacle aux lumières ? et quelle est celle qui ne les contrarie point ?
Je réponds : l'usage public de la raison doit toujours être libre, et seul il
peut répandre les lumières parmi les hommes, mais l'usage individuel et privé
de la raison peut être limité sans que les lumières en souffrent. J'entends
par usage public de la raison, la communication que l'homme, comme savant,
fait de ses pensées au monde des lecteurs. J'entends par usage privé celui
qu'il en fait dans une fonction civile qui lui est confiée, dans un emploi
qu'il exerce. En ce moment, il y a dans beaucoup d'affaires qui concernent
l'intérêt public, un mécanisme qui est nécessaire, et à l'égard duquel
certains membres de la communauté doivent avoir une attitude purement passive
; ils doivent se laisser diriger par l'impulsion gouvernementale ou s'abstenir
de tout ce qui pourrait contrarier cette action. Là, à la vérité, il n'est
plus permis de raisonner, et il faut obéir. Mais, quelle que soit la valeur
de ce mécanisme pour l'homme qui fait partie d'une communauté, et même pour
le citoyen du monde, il peut cependant, en sa qualité de savant s'adressant
au public par des écrits, raisonner sur ce mécanisme même, sans que les
affaires, où il joue pour sa part un rôle passif, puissent en souffrir. Ainsi
il serait funeste qu'un officier qui reçoit un ordre d'un de ses chefs
s'avisât, au service même, de raisonner sur la convenance et l'utilité de cet
ordre : il doit obéir. Mais il peut, comme savant, faire des remarques sur les
faits constatés dans le service des armées et la conduite de la guerre, et
les soumettre au jugement du public. Le citoyen ne peut pas se refuser à
payer les impôts, et si, au moment où il doit les payer, il s'élevait
âprement contre ces charges, ce serait un scandale punissable, car il y
aurait là un signal d'universelle résistance aux lois. Mais le même ne viole
en rien son devoir de citoyen, lorsque, comme savant, il exprime publiquement
sa pensée contre l'inconvenance ou l'injustice de ces impositions. De même,
l'ecclésiastique est tenu d'instruire ses catéchumènes et sa paroisse selon
le symbole de l'Eglise qu'il sert. Mais, comme savant, il a pleine liberté,
il a même le devoir de communiquer au public, après de sérieuses méditations,
toute sa pensée sur ce qu'ont de défectueux le symbole religieux et
l'organisation de l'Eglise, et de proposer des réformes. Il n'y a rien là qui
puisse charger la conscience. Car, ce qu'il enseigne en vertu de sa fonction,
comme préposé ecclésiastique, il le donne comme un enseignement sur lequel il
n'a aucune puissance, c'est seulement au nom d'un autre qu'il parle. Il dira
: Notre Eglise pense ceci et cela, et voilà les motifs et les preuves qui la
déterminent. Il fait produire par-là, pour sa communauté, tout leur effet
utile à des propositions qui n'ont pas son entier assentiment. » Curieux
dualisme et où s'exprime toute la pensée, toute la vie sociale de l'Allemagne
à ce moment ! Kant se préoccupe tout à la fois d'assurer la liberté absolue
de la science et de ménager le mécanisme gouvernemental et administratif
prussien. Quelle différence avec l'Anglais qui, s'il était convaincu de
l'injustice d'un impôt, le refuserait individuellement, ou avec le Français
qui prépare une révolution politique pour détruire les abus ! Il suffit à
Kant que la liberté de l'esprit, sous sa forme scientifique, soit intacte.
C'est d'elle qu'il attend, sans impatience, les nécessaires transformations. En
fail, si docile ou môme si prudente que soit l'action, cette liberté absolue
de la science est un germe révolutionnaire, car, il vient un moment où la
contradiction entre le fait et la pensée devient intolérable, même à ceux qui
savent le mieux dissocier, selon la méthode allemande, la conduite pratique
et la vie idéale de l'esprit. Si le fait ne cède pas, il faut qu'il violente
la pensée, ou il faut que la pensée le maîtrise. Si Kant n'éprouve aucun
malaise en celle dualité, ce n'est pas seulement parce que l'Allemagne ne se
sentait alors capable que de l'audace de la pensée et qu'à lier la pensée et
l'action elle aurait appesanti la pensée, mais non pas soulevé l'action.
C'est aussi parce «pic la politique de Frédéric II, accordant toute liberté
aux opinions, au moins en matière religieuse, et instituant partout une
exacte discipline, donnait un fondement historique et réel aux savantes
distinctions kantiennes. Et, ici encore, l'influence immense de Frédéric II
prévient en Allemagne tout mouvement d'action révolutionnaire. Il a fait à la
liberté sa part en laissant tout essor à la pensée. Kant le dit expressément
: « Maintenant
le champ est ouvert qui peut être librement travaillé, et les obstacles à
l'universelle propagation de la lumière pourront décroître chaque jour. C'est
en ce sens que notre âge est l'âge des lumières ou l'âge de Frédéric. « Un
prince qui ne juge point indigne de lui de dire qu'il tient pour son devoir
de ne rien prescrire aux hommes dans les choses religieuses, mais de leur
laisser au contraire toute liberté, et qui éloigne ainsi de lui-même le mot
orgueilleux de tolérance, ce prince est lui-même éclairé et mérite la
reconnaissance du monde et de la postérité pour avoir arraché les hommes, au
moins en ce qui dépendait du gouvernement, à l'état d'enfance et de sujétion
intellectuelle. Sous lui, un ecclésiastique peut remplir le devoir de sa
charge et formuler des idées qui s'éloignent du symbole reçu. Cette liberté
de l'esprit s'étend même là où elle doit lutter contre le gouvernement
lui-même, méconnaissant son propre intérêt. Car la preuve est faite par un
exemple précis que la liberté ne peut jamais être un péril pour la paix
publique et pour l'union de la communauté sociale. J'ai parlé surtout des
lumières et de la liberté dans les questions religieuses, parce que, en ce
qui concerne les sciences et les arts, nos maîtres n'ont aucun intérêt à se
faire les guides de leurs sujets. Mais la pensée d'un chef d'Etat, qui
favorise la liberté de l'esprit dans l'ordre religieux, va plus loin, et elle
conclut ceci : c'est que, même au point de vue de la législation édictée par
lui, il n'y a aucun péril à permettre à ses sujets l'usage public de la
raison. » Ainsi
Kant, par la logique de la liberté, étend la critique de la science aux
institutions politiques. Mais, ce n'est que des gouvernements eux-mêmes qu'il
attend la réforme de ces institutions. Il dit, dans ses Idées sur
l'histoire universelle, à propos de la liberté économique et politique : « La
liberté civile ne peut pas être atteinte sans qu'on en ressente un sérieux
dommage dans toutes les branches de l'activité, notamment dans le commerce,
et sans qu'il y ail décroissance des forces de l'Etat. Ainsi la liberté
progresse nécessairement. Lorsqu'on empêche le citoyen de chercher sa liberté
par les moyens les plus efficaces, sous la seule condition de s'accorder avec
la liberté d'autrui, on contrarie par-là la vitalité de l'industrie
intéressée et, par suite, la force de l'ensemble. Dès lors les lumières
apparaissent comme un grand bien : ces lumières et, avec elles, la
sympathie qui vient du cœur de tout homme éclairé pour le bien qu'il a
pleinement compris, montent nécessairement jusqu'aux trônes et influent même
sur les principes du gouvernement. » C'est
donc des esprits au souverain que le progrès se propage et il se réfléchit
ensuite du souverain, du gouvernement, sur les institutions transformées. On
ne peut pas dire que Kant attend la réforme graduelle du monde des puissances
politiques constituées, puisque c'est de la pensée que l'initiative émane.
Mais elles sont l'organe nécessaire de ces réformes. Et même la liberté de la
pensée, principe de tout renouvellement et de tout progrès, suppose une
grande force gouvernementale. Si un pouvoir est faible, s'il est contesté ou
s'il a peur de l'être, il se méfie de la pensée. Au
contraire si, comme celui de Frédéric, il a confiance en sa propre force,
s'il est assez vigoureusement constitué pour ne pas redouter les atteintes de
la pensée libre et si son mécanisme administratif fonctionne avec une sûreté
absolue, il peut laisser toute indépendance à la pensée. Ainsi, en un sens,
la pensée est d'autant plus libre que le pouvoir est plus fort. Kant, avec ce
pénétrant réalisme dont j'ai déjà parlé, et sous l'influence visible de la
politique frédéricienne, explique ce qu'il appelle lui-même un « paradoxe »
historique. « Celui-là
seul qui, éclairé lui-même, n'a pas peur d'une ombre et a en même temps en
main comme garantie de l'ordre public une grande armée bien disciplinée,
celui-là peut dire ce que n'ose dire un Etat libre : raisonnez tant que vous
voulez, et sur quoi vous voulez, mais obéissez. Et ici se révèle la marche
surprenante et imprévue des choses humaines, où d'ailleurs, quand on la
considère en grand, tout est paradoxe. Un plus haut degré de liberté civile
semble avantageux à la liberté de l'esprit du peuple et lui impose pourtant
des limites infranchissables ; un moindre degré de celle-là crée à
celle-ci au contraire un espace où elle peut déployer toute sa force.
Mais, lorsque la nature a ainsi entouré et protégé de cette dure enveloppe le
germe pour lequel elle a la plus tendre sollicitude, c'est-à-dire l'instinct
et la vocation de la pensée libre, ce germe précieux réagit sur la façon de
sentir du peuple, (qui devient de plus en plus capable d'agir librement), et
enfin sur les principes mêmes du gouvernement qui trouve avantageux de
traiter selon sa dignité l'homme qui maintenant n'est qu'une machine. » Ainsi
c'est la dure enveloppe de l'Etal prussien et du despotisme frédéricien qui
protège la liberté de la pensée allemande ; et c'est seulement à l'action
interne de cette liberté lentement accrue et mûrie que l'enveloppe cédera ;
briser celle-ci du dehors, ce serait s'exposer à mettre le germe tic liberté
à découvert avant qu'il puisse supporter cette épreuve. Par ce souci noble,
positif et profond de la libellé, combiné avec ce sens des nécessités gouvernementales,
nous pressentons ce que sera l'attitude du grand esprit de Kant envers la
Révolution française. Il l'accueille avec un enthousiasme profond parce
qu'elle proclame le règne de la raison, parce qu'elle est à ses yeux la force
de l'esprit perçant enfin la dure enveloppe protectrice de contrainte et
s'épanouissant librement. Kant en est d'autant plus réjoui qu'à l'origine au
moins, c'est avec le concours de la royauté qu'elle semble se produire ;
c'est le roi qui convoque les Etats généraux et il accepte ou paraît accepter
le rôle nouveau que la Constitution lui assigne. Et Kant conçoit l'espérance
que, par l'exemple de la Révolution française, les germes de raison et de
liberté mûriront plus vite en Allemagne. Puisque la raison esl, du moins un
moment, montée en France jusqu'au trône, pourquoi ne monterait-elle pas aux
trônes d'Allemagne ! Puisqu'on France la liberté s'est convertie, par une
nécessaire évolution du dedans au dehors, en liberté politique, pourquoi en
Allemagne la liberté intellectuelle ne se réaliserait-elle point aussi dans
l'ordre des faits ? Mais cette espérance n'est accompagnée chez Kant d'aucune
impatience d'action ; et, dès que la Révolution française est obligée de
violenter la royauté et de frapper le roi, il lui retire son approbation. Selon
lui, les institutions traditionnelles, si brutales qu'elles soient,
n'auraient pu se fonder et durer sans un certain consentement même des
opprimés ; l'oppression absolue qui suppose le refus absolu des hommes au
régime qu'ils subissent est une impossibilité historique et, dès lors, toute
institution étant à quelque degré un contrat, doit être résolue à l'amiable
et par la volonté commune des contractants. En second lieu, la nécessité où
est une Révolution de recourir à la violence est un signe pour Kant que la
préparation intérieure et profonde des esprits, est insuffisante. Or, c'est
cette préparation des esprits qui est pour Kant l’essentiel des Révolutions ;
et, si elles sont superficielles, elles ne valent pas ce qu'elles coûtent ;
elles ne valent pas le sang qu'elles versent et les ruines qu'elles font.
Voilà les points de vue de Kant sur la Révolution française et ils sont à
l'avance marqués dans son œuvre. Mais, s'il est prêt à désavouer les
violences, il n'est pas prêt à se laisser décourager par l'insuccès partiel
ou même total des entreprises de liberté ; car leur succès est assuré, pour
un temps que l'esprit ne détermine pas ; et l'optimisme réaliste de Kant,
s'il est rebelle aux impatiences et aux fièvres, est prémuni contre tout
désespoir ou même contre toute lassitude. C'est ainsi encore qu'il affirme,
sans illusion et sans hâte, la nécessité de l'universelle et éternelle paix entre
les nations. Ce qu'il y a de plus scandaleux et de plus douloureux dans le
spectacle du monde, c'est le régime de guerre perpétuelle et de perpétuelle
défiance qui met les peuples aux prises. Dans l'intérieur de chaque nation, l'état
de nature et de pure violence a fait place à un certain ordre social qui
assure en quelque façon et à quelque degré le respect réciproque des
libertés. Mais, dans les rapports de nation à nation, c'est l'état de nature
qui subsiste en son entier et Kant ne cesse de le déplorer. « La
nature humaine, écrit-il dans son opuscule Cela peut être bon en théorie,
n'est nulle part moins aimable que dans les rapports réciproques des peuples.
Aucun Etat n'est un seul moment assuré à l'égard des autres dans son
indépendance ou dans sa propriété. La volonté de s'asservir ou de se frustrer
réciproquement est constante ; et les préparatifs de défense, qui rendent
souvent la paix plus accablante et plus destructive du bien-être que la
guerre même, ne peuvent jamais être abandonnés. » Il dit
encore avec force dans ses Idées sur une histoire universelle : « Le
problème d'une constitution civile dépend du problème des rapports légaux des
Etats entre eux et ne peut pas être résolu à part de celui-ci. A quoi sert-il
de travailler à une constitution civile conforme à des lois parmi des
particuliers, c'est-à-dire à l'organisation d'une communauté sociale définie
? La même insociabilité, qui a eu pour effet final d'obliger les individus
d'une nation à régler en effet leurs rapports par des lois, fait de chacun de
ces États, dans ses rapports avec les autres Etats, un Etat de nature qui se
meut dans une liberté sans frein ; ainsi chaque Etat doit attendre des autres
Etats précisément les mêmes maux qui pressèrent et obligèrent les hommes, à
l'intérieur de chacun d'eux, à fonder un ordre civil régulier. » L'état
de guerre entre nations est si atroce qu'il justifie presque, selon Kant, les
paradoxes de Rousseau contre la civilisation : « Avant
que ce dernier pas soit fait et que les Etals soient liés entre eux, c'est-à-dire
quand la nature humaine n'est encore qu'à moitié de sa formation, elle a
subi les pires maux sous les prétextes trompeurs de puissance, de richesse et
de gloire ; et Rousseau n'avait pas tellement tort de préférer l'état
sauvage, si on ne tient pas compte de ce dernier degré où il faut que
notre espèce s'élève. Nous sommes cultivés au plus haut point par l'art et la
science. Nous sommes civilisés jusqu'à la surcharge, accablés de toutes
sortes de raffinements vains. Mais, pour pouvoir nous considérer comme des êtres
moraux, il nous manque beaucoup encore... Aussi longtemps que les Etats
dépenseront toutes leurs forces en entreprises stériles et violentes
d'agrandissement, et contrarieront ainsi sans trêve les efforts d'éducation
intérieure des citoyens, il n'y a rien à espérer ; car tout progrès humain
véritable suppose un grand effort de chaque communauté pour éduquer ses
citoyens. Tout bien qui n'est pas greffé sur un noble sentiment moral n'est
qu'apparence creuse et splendide misère. El l'humanité restera dans cet étal
tant qu'elle ne s'arrachera point à l'état chaotique des relations
internationales. » Mais,
comment sortir de cet état de nature et de guerre qui afflige les peuples ?
Il serait vain d'espérer qu'un habile équilibre politique des Etals
préviendra à jamais les conflits. Les diplomates s'épuiseraient en vain à
réaliser des combinaisons que le moindre déplacement des forces jetterait
bas. « Fonder
une paix universelle durable sur ce qu'on appelle la balance des pouvoirs en
Europe, semblable à cette maison de Swift si parfaitement construite par un
architecte d'après toutes les lois de l'équilibre qu'un oiseau en se posant
sur elle la faisait crouler, c'est une chimère, un fantôme de l'esprit. » Non, il
faut que tous les Etats, quelle que soit leur force relative et quelque
instable que soit l'équilibre naturel des puissances, soient conduits à
accepter une loi de justice supérieure à tous, des sentences conformes à des
lois. Mais, comment y seront-ils conduit- ; ? Oh ! ce sera un long et dur
effort. Ceux-là ont été des rêveurs qui ont cru que la paix universelle
serait aisément réalisée. Non ; elle résultera dans la suite des temps et,
après de multiples échecs, de la force de la raison imposant peu à peu aux
esprits l'idée d'une règle et aussi de l'action mécanique des chocs épuisant
les antagonismes. L'humanité
ne rejettera la guerre que lorsqu'elle en aura éprouvé longtemps encore les
détestables effets sans cesse aggravés. Mais, dira-t-on, les Etats ne se
soumettront jamais à ces règles contraignantes ; et le projet d'un Etat
universel des peuples, sous la loi duquel tous les Etats particuliers
accepteraient de se placer, peut sonner superbement dans les théories d'un
abbé de Saint-Pierre ou d'un Rousseau, il n'aura jamais aucune valeur
pratique ; et déjà il est pour les grands hommes d'Etat, et surtout pour les
chefs d'Etat, qui n'y voient qu'un jeu d'enfant ou de pédant, un objet de
moquerie. « Pour
ma part, dit Kant, j'ai plus de confiance dans la théorie qui résulte du
principe même du droit et qui est appelée à régler les rapports des Etats
comme des hommes. J'ai confiance qu'elle saura peu à peu imposer aux dieux de
la terre comme maxime d'action de régler les différends d'Etat à Etat de
façon à préparer ce lien universel de droit entre les nations, cet Etat
universel des peuples et à en rendre possible la réalisation... Je ne puis
tenir la nature humaine pour si enfoncée dans le mal que la raison morale
pratique ne puisse triompher enfin après bien des tentatives infructueuses. » Il
compte sur la « nature de choses » qui servira, par de dures expériences, les
exigences morales de la raison. Sous l'effroyable continuité des chocs, et
sous le poids des croissantes dépenses de guerre, l'humanité cherchera enfin
à sortir de « l'enfer des maux de la guerre. » « Quoique
nos maîtres du monde ne puissent consacrer à l'éducation publique les sommes
dévorées par la guerre, ils trouveront un jour de leur intérêt d'encourager
les pénibles efforts des peuples vers la paix. Et enfin la guerre deviendra
peu à peu non seulement si artificielle et d'une issue si incertaine, mais si
coûteuse, par le fardeau croissant des dettes d'Etat (une invention récente),
que les Etals iront au-devant des décisions arbitrales et se disposeront en
un seul et immense corps d'Etat dont l'histoire n'offre jusqu'ici aucun
modèle. » Ainsi,
pour le dur et nécessaire avènement de la paix internationale, comme pour le
progrès de la liberté et de la justice en chaque nation, la confiance de Kant
est fondée, non sur la complaisance de l'imagination au bien souhaité, mais
sur la certitude d'une double action à la fois mécanique et morale qui
déploiera ses effets dans les siècles. La pensée de Kant est ainsi comme un
port ouvert sur la Révolution française, mais dont aucune tempête, aucune
vague furieuse ou forte n'ébranlera les jelées. Même quand le conflit de la
Révolution et de l'Europe aura déchaîné la guerre, il restera immuable en sa
certitude de la paix. Il attendra, avec une sorte de fermeté stoïque et sobre
de l'esprit, que la nature, par l'extrême tension des ressorts belliqueux et
la lassitude des antagonismes exaspérés, ait ouvert la voie à la conscience
et à la raison. L'éducation de l'humanité se fera par la culture intérieure
et la réflexion, elle se fera aussi par la douleur. LA PENSEE DE HERDER Vaste
et hardie est la pensée de Herder, mais sans application précise immédiate,
sans force d'impulsion. De sa philosophie audacieuse et puissante ne se
dégage aucun programme d'action. D'abord, plus que tout autre, ce pasteur au
grand et libre esprit, mais qui prêchait à la Cour et qui enseignait le
christianisme, évitait, si l'on peut dire, la pensée directe et agressive. Ce
n'était point prudence ou pusillanimité. Kant le félicite justement de la
liberté d'esprit dont il donne courageusement l'exemple aux hommes de son
état. Sa conception générale du monde est pénétrée de naturalisme et de
panthéisme et elle annonce le transformisme. Dans
ses Idées pour servir à l'histoire de l'humanité il voit dans tous les
êtres des manifestations variées d'une même force organique et vitale. I1
note les analogies, qui, de règne à règne et d'espèce à espèce, révèlent la
continuité de la nature, et l'homme lui apparaît comme le résumé de toutes
les forces et de toutes les formes ultérieures. Kant qui, avec son
positivisme prudent, répugnait à ces spéculations, lui objecte que
l'innombrable multitude des êtres rend ces analogies inévitables. « Elles
n'auraient, dit-il, quelque valeur que si on en concluait la parenté des
êtres et des espèces, soit qu'elles naissent les unes des autres, soit
qu'elles soient toutes sorties d'un même sein maternel ; mais il ne serait
pas juste de prêter à l'auteur une idée aussi monstrueuse. » Herder
était en tout cas à la limite du transformisme si violemment répudié par
Kant. Et il assignait au développement humain des causes physiologiques très
précises. Il mettait l'Allemagne en garde contre l'illuminisme, contre les
rêveries de la mysticité, contre l'exaltation vaine du sentiment, et c'est,
selon sa propre expression, une histoire naturelle de l'humanité qu'il
voulait écrire. « Je ne
veux pas disait-il, m'occuper du surhomme, de l’übermensch ; mais
seulement de l'homme ; ce sont les lois de la nature humaine que je veux
suivre. » Et il
ajoutait : « La raison et la santé sont les deux bases du développement
humain ; toutes doctrines, toutes pratiques qui tendent à les diminuer sont
inhumaines. » Il
louait, « malgré ses lacunes et la médiocrité de beaucoup de ses
plaisanteries », l'Histoire universelle de Voltaire, son Essai sur les
mœurs et l'esprit des nations, parce qu'il y racontait la « pure
humanité » et dépassait par-là le point de vue de Bossuet et des autres
systématiques. C'était donc un esprit robuste, franc et sain. Malgré son
admiration pour Lessing, il est sévère pour l'hypothèse des' « renaissances »
que celui-ci a formulée à la fin de son Education de l'humanité. Et pourtant,
par une de ces complications qui déconcertent l'esprit français et qui
s'expliquent par le génie à la fois rationnel et novateur de la Réforme,
Herder commentait en pieuses paroles les textes de l'Evangile et les miracles
mêmes qui y sont contés. Evidemment Herder n'admettait point la matérialité
de ces miracles ; et jamais il ne s'y appuie. Toujours il donne au récit un
sens symbolique ; par exemple, quant' il commente la résurrection du fils de
la veuve de Naïm, il note seulement qu'une minute à peine avant le miracle la
veuve n'espérait pas ; et il dit : « C'est l'image de ce qui se produit en
nous chaque jour ; nous désespérons, nous sommes désolés et arides juste à
l'heure où Dieu va susciter la force dans notre cœur et dans notre esprit. »
Ainsi le miracle semble se fondre dans l'intimité de notre vie morale. Mais,
pas une minute, Herder ne déchire d'une main brutale le symbole un peu
enfantin dont la vérité est enveloppée. La
grandeur de l'esprit c'est de tout comprendre et de s'accommoder aux formes
successives que revêt la réalité. « La petitesse de l'esprit, dit-il,
est un attentat contre la majesté de la nature » et aussi contre la majesté
de la race humaine qui a affirmé sa puissance, ses espérances, ses douleurs
et ses joies par le rêve comme par la science, par la religion naïve comme
par la philosophie éclairée. Oui, mais ces esprits si accueillants, si
compréhensifs et si souples, n'étaient pas prêts à engager contre la vieille
Allemagne des préjugés et des tyrannies la lutte directe et claire, le combat
révolutionnaire. Pourtant, à sa manière aussi, Herder travaille à
l'affranchissement de son peuple. Il lui montre l'humanité toujours en
mouvement, toujours en progrès : il lui ouvre par-là même de nouveaux
horizons. Et surtout il s'applique à rendre à l'Allemagne la conscience
intellectuelle d'elle-même. Ah ! de quel accent, plus profond que celui de
Lessing et de Klopstock, il proteste contre la « gallicomanie »,
contre l'engouement des puissants de l'Allemagne pour les lettres et les
mœurs françaises ! Chez Lessing, chez Klopstock, c'est de la littérature.
Chez Herder, il y a un sentiment plus pieux, un douloureux respect pour cette
profonde nationalité allemande si morcelée, pour cette âme allemande si
méconnue et foulée. Comme il s'indigne de l'abaissement social de la langue
de la patrie, et du préjugé qui veut que le noble parle français à son égal
et allemand à son domestique ! Comme il souffre de la terrible dispersion de
forces qui, depuis la guerre de Trente Ans et le traité de Westphalie, a
presque aboli l'Allemagne ! Il parle avec émotion du grand Leibniz qui a
reconstitué, en quelque sorte par la puissance de son génie, l'unité
intellectuelle de l'Allemagne. Et c'était une Allemagne conciliante, large,
humaine, qu'il rêvait. Il lui assignait pour première tâche de réconcilier
les religions, non par la puérile uniformisation des pratiques et du culte,
mais par l'ampleur de la pensée et la richesse du sentiment. Lorsqu'à la
veille de la Révolution française il passe à Nuremberg, allant en Italie,
l'œuvre du maître Albert Durer lui rappelle l'antique puissance créatrice de
l'Allemagne : « Oh ! comme les princes ont méconnu l'esprit de la nation
allemande ! Comme ils l'ont opprimé, dissipé en orgies et gaspillé ! » Et,
par la force même de son pieux désir, il suscite à nouveau la conscience
allemande. Il espère que les princes eux-mêmes seront touchés de cette grande
pensée commune et qu'avec leur aide aussi, l'Allemagne s'affirmera. « Quoi
? Un mausolée pour l'Allemagne, un monument des morts ? Oui, il est vrai que
notre patrie est à plaindre de n'avoir aucune voix universelle, aucun lien de
réunion où tous puissent parler à tous. Tout en elle est divisé et il y a
tant de choses qui maintiennent cette division : religions, sectes,
dialectes, provinces, gouvernements, usages et droits. C'est seulement au
cimetière, paraît-il, qu'il y a place pour une pensée commune. « Mais
pourquoi seulement là ? Est-ce que partout, des classes les plus hautes aux
plus humbles, des forces visibles et invisibles ne travaillent pas à
faciliter, à préparer cette communauté de pensée, cette mutuelle
reconnaissance des esprits allemands ? Une partie de l'Allemagne avait
grandement distancé l'autre : celle-ci s'efforce maintenant de rejoindre la
première ; et nous serons bientôt en état de trouver une commune mesure. Tout
honnête homme doit s'y efforcer, et aussi les princes. La différence de
religion ne fait rien : car dans toutes les religions de l'Allemagne il y a
des hommes éclairés et bons. La différence des dialectes, des pays de bière
et des pays de vin, n'est pas non plus ce qui nous tient séparés les uns des
autres ; c'était le pitoyable particularisme des intérêts d'Etat : plus de
pensée et de culture d'un côté, plus de force matérielle et de richesse de
l'autre : voilà ce qui nous divise : et cela, j'imagine, la force souveraine
du temps peut en avoir raison. « Car,
dites-moi, qu'est-ce qui nous empêche, nous Allemands, de nous considérer
tous ensemble comme des collaborateurs à une œuvre commune d'humanité, de
nous respecter et de nous aider ? N'avons-nous pas tous un même langage ? Un
instinct commun ? une même raison ? un même cœur humain ? On n'a jamais pu
barrer la voie à la philosophie et à la critique ; elles travaillent toujours
; elles sont les mêmes dans toutes les têtes bien faites, et leurs règles
sont universelles. Gloire et reconnaissance à tous ceux qui cherchent à
réaliser la communauté des pays allemands par les écrits, par l'industrie,
par les institutions de tout ordre ; ils rendent possible l'action commune et
la mutuelle reconnaissance des forces les plus diverses ; ils lient les
provinces de l'Allemagne par des liens spirituels, les plus puissants de
tous. « Qu'il
nous manque une capitale, cela ne fait rien à l'affaire. Par là la formation
du goût peut être entravée. Mais aussi le goût peut aussi bien être corrompu
et enchaîné par la capitale qu'il en est d'abord favorisé. Les vues droites,
les pensées tranquilles et fortes,' les entreprises vigoureuses, le sentiment
profond des réalités familières qui nous procurent la paix, tout cela
n'appartient point aux capitales : c'est à l'air libre que toutes les forces
saines ont tout leur jeu. Plus il y a de messagers allègres de la science et
de la pensée, partout répandus dans le pays, plus est rapide la communication
des sentiments et des découvertes ; et, aucun prince, aucun roi ne cherchera
à gêner les communications, s'il ne perd pas de vue les avantages infinis de
l'industrie, de l'esprit, de la culture... « Ce
n'est pas seulement par la raison épie je voudrais que se réalisât l'unité
allemande, mais plus encore par le caractère, par l'esprit de résolution et d'entreprise. Nous
savons tous que dès longtemps les Allemands ont plus fait qu'ils n'ont fait parler
d'eux. En chaque province de l'Allemagne vivent des hommes qui, sans la vanité française et sans l'orgueil anglais,
patiemment et douloureusement, font de bonnes et nobles choses qui, mieux
connues, susciteraient le courage et l'enthousiasme. A ceux-là je ne souhaite
ni une Cour ni une capitale, mais un autel de la probité et de la fidélité,
où les cœurs et les esprits se pourraient rassembler. Cet autel ne peut
exister que dans l'esprit, c'est-à-dire dans les œuvres des écrivains : c'est
là qu'iraient s'enflammer les âmes et se fortifier les cœurs. Le nom
allemand, que maintenant bien des nations méprisent et dédaignent,
apparaîtrait alors comme le premier de l'Europe, sans tapage, sans
prétention, fort de sa propre force, ferme en sa propre grandeur. » Quelle
foi dans la puissance de l'esprit ! Quel culte fervent pour la pensée ! De
même que Kant attend surtout le progrès extérieur, politique et social, du
progrès intérieur de la liberté et de la volonté, de même c'est de l'esprit,
de son travail profond, que Herder attend l'unité de l'Allemagne : non pas
une unité d'agression, de conquête et de violence. Non, non, ce n'est pas
pour aiguiser le glaive que l'esprit se lève. « La
gloire d'une patrie ne peut être aujourd'hui la sauvage gloire de conquête
qui a bouleversé comme un mauvais démon l'histoire de Rome, des barbares et
de tant de Itères monarchies. Que serait une mère qui, comme une seconde et
pire Médée, immolerait quelques-uns de ses enfants pour réduire des enfants
étrangers en esclavage, et en faire le jouet de ceux des siens qu'elle
n'aurait pas sacrifiés ?... La gloire de la patrie ne peut être aujourd'hui
que de donner à tous ses fils la sécurité, l'activité, le libre et joyeux
essor, bref, cette éducation qui est le trésor et la dignité de l'homme. » Mais,
si ce n'est pas d'une Allemagne belliqueuse et vaine que rêve Herder, c'est
d'une Allemagne forte et grande. Et un magnifique orgueil national s'éveille
mêlé à l'orgueil de la pensée. Prenez garde, révolutionnaires de France ! En
apportant la liberté, en l'imposant du dehors, vous réformez peut-être, mais
vous humiliez. Prenez garde, soldats de Custine aventurés jusqu'à Francfort ! LA PENSEE DE SCHILLER Au-dessus
de ce travail profond de l'Allemagne, les poésies de Schiller s'élevaient
parfois comme des nuées ardentes, mais un peu vaines. Dans ses appels à la
liberté, il y a plus de rhétorique exaltée que de vertu révolutionnaire. Son
fameux drame des Brigands, écrit presque sur les bancs de l'école et joué en
1782, atteste, en même temps que la ferveur du rêve de la jeunesse d'alors,
l'impuissance de la bourgeoisie allemande. Karl
Moor a beau annoncer qu'il fondera « une république auprès de laquelle.
Sparte et Athènes n'auront été que des couvents ». Il a beau promettre
aux libres énergies impatientes une carrière infinie. Si l'œuvre de justice
prend la forme du brigandage, si ce sont des révoltés de grand chemin qui
entreprennent de protéger le pauvre paysan et l'honnête marchand contre les
extorsions des nobles et des hommes de loi, c'est que la possibilité d'un
ordre politique et social nouveau n'apparaît point. Les
Brigands sont un cri de désespoir plus qu'un appel à l'action : et Schiller
s'applique vite dans sa préface à en réduire encore la portée. Son marquis de
Posa qui, dans le don Carlos de 1787, prêche la tolérance et proclame la
souveraineté des peuples, ne compte pourtant, pour émanciper les hommes, que
sur « un fils de roi suscité par la Providence et enflammé d'un noble
enthousiasme ». Ainsi ce n'est pas aux énergies directes d'un peuple éclairé
et fier que Schiller confie l'avenir. Et il attend l'émancipation du monde
beaucoup moins d'un acte de volonté des classes asservies, que d'une sorte de
douce et universelle floraison de bonté. Ecoutez la belle chanson à laquelle
bientôt les Allemands révolutionnaires emprunteront son large et mystique
refrain, et dont ils feront un Hymne à la liberté : c'est un Hymne à la joie.
« Joie, belle étincelle divine, fille de l'Elysée, nous approchons de ton
sanctuaire, ô déesse, le cœur ardent. Tes enchantements lient de nouveau ce
que la mode a séparé : et tous les hommes deviennent frères, partout où
s'attarde la douceur de ton aile. Enlacez-vous,
millions d'hommes C'est
le baiser universel. Par-delà
les célestes dômes Bat
sans doute un cœur paternel. « Que
tous ceux à qui est échue cette grande fortune d'avoir vraiment un ami, que
tous ceux qui ont gagné le cœur de la femme aimée mêlent leurs cris
d'allégresse. Que tous les vivants de la terre fêtent la divine sympathie ;
c'est elle qui les conduit jusqu'aux étoiles où trône le dieu inconnu. Tous
les êtres boivent la joie aux mamelles de la nature, tous, les bons et les
mauvais... La joie est le puissant ressort dans la nature éternelle. C'est la
joie, la joie divine qui fait aller les roues dans la grande horloge du
inonde. C'est elle qui fait éclore les fleurs des germes et les étoiles du
firmament. C'est elle qui meut les sphères dans les profondeurs où le
télescope n'atteint pas... Que tous soient délivrés des chaînes de la
tyrannie et que les méchants mêmes aient de la joie. Que l'espérance visite
le lit des mourants et que le haut tribunal fasse grâce. Les morts aussi
doivent vivre. Frères, buvez et chantez en chœur : tous les péchés seront
remis et il n'y aura plus d'enfer. Que l'heure du départ soit sereine, et que
le sommeil soit doux dans le linceul. Frères, qu'une douce parole tombe de la
bouche du juge des morts. » C'est
vraiment une large et puissante palpitation : le cœur même de la nature est
ému et se soulève en un vague espoir infini. Par la douce sympathie
universelle et l'universel pardon tomberont toutes les chaînes : les chaînes
du despotisme, les chaînes du péché, les chaînes de la mort. Mais comme cette
vaste et vague libération des êtres et des mondes sollicite peu l'effort
immédiat et la vigueur précise de l'action révolutionnaire ! Ainsi,
quand éclatent à l'horizon de l'Allemagne les premières lueurs de la
Révolution française, l'esprit allemand est soulevé par une grande force de
pensée et par de hautes aspirations. Mais il n'y a pas de puissance organisée
et active prête à entrer brutalement en lutte contre le vieux monde.
Pourtant, l'oppression sociale est plus lourde encore qu'en France ; le
servage, qui a presque disparu de la société française, est encore appesanti
sur le paysan allemand et les efforts même de Frédéric II et de Joseph II
pour le réduire se sont à peu près brisés. Du fond de cet abîme, le paysan
n'entend pas ou à peine les premiers appels de la France révolutionnaire à la
liberté ; et tout d'abord l'esprit même des plus nobles penseurs allemands
salue en la Révolution un beau spectacle humain, mais non un modèle. Kant,
malgré son enthousiasme pour la Déclaration des Droits de l'Homme et la
liberté, ne se détourne pas un moment de son chemin ardu. C'est en 1791 qu'il
publie sa Critique du jugement, suite de sa grande œuvre critique. Et c'est
dans l'ordre de la pensée qu'il accomplit une révolution silencieuse. GŒTHE C'est
en 1790 que paraît la première partie du Faust de Gœthe. Et en l'âme de Faust
il n'y a pas trace de la grande émotion révolutionnaire et humaine. Quand le
vieux savant lassé va boire la coupe de mort, il est un moment retenu par le
chant pieux et pur des simples : « Christ est ressuscité ». Et les cloches
qui sonnent lui chantent la chanson du passé ; aucune ne chante le chant de
l'avenir, l'universelle libération révolutionnaire des hommes. Comme
le grand philosophe a pu poursuivre le travail profond de sa pensée sans que
l'ébranlement du sol ait bouleversé ses travaux, de même le grand poète a
préservé son rêve de tout reflet social. C'est le conflit de l'homme avec
toute la nature et toute la destinée qui éclate dans Faust ; et Gœthe aurait
craint de le rapetisser s'il y avait mêlé le conflit passager et étroit de
l'homme avec un système d'institutions. Mais il n'aurait pu tracer autour de
sa pensée ce cercle de sérénité et de mystère si la conscience allemande
avait été comme obsédée par les premiers éléments révolutionnaires de France.
Non, l'Allemagne des artisans, des petits bourgeois et des paysans était
somnolente encore et l'Allemagne des penseurs regardait, curieuse, souvent
sympathique, mais d'un esprit d'abord détaché et 'i demi passif. Ce n'est que
peu à peu et sous l'action répétée des événements que l'esprit public de
l'Allemagne s'émeut et s'ébranle. WIELAND Wieland
note, presque au jour le jour, les impressions que fait « sur le
spectateur allemand cette intéressante tragédie ». C'était un esprit mesuré
et prudent, une sorte de « juste milieu ». Sa sympathie pour la Révolution
est visible. Mais il redoute les commotions étendues qui en vont résulter.
Dans un dialogue d'août J789, un des interlocuteurs s'inquiète : « Est-il
vraisemblable, est-il imaginable que le roi se laissera enlever les droits et
prérogatives qu'il a reçus en héritage et qui ont toujours été reconnus, s'il
le peut empêcher ? Et si son parti (car il n'est sûrement pas encore
abandonné de toute la nation) n'est pas en ce moment assez fort pour résister
à un peuple soulevé par ses représentants, restera-t-il longtemps aussi
impuissant ? La noblesse n'est-elle pas le protecteur naturel du trône ? Les
autres princes assisteront-ils, comme à une pièce de théâtre, à une
Révolution qui est pour eux comme un terrible miroir ? Peuvent-ils demeurer
inactifs quand on leur démontre, non plus par de vaines spéculations
imprimées sur du papier, mais par le fait même, qu'il dépend à tout moment de
leurs peuples de leur refuser l'obéissance et d'opposer à leurs bras des millions
de bras armés ? qu'ils ne peuvent plus même compter sur leurs troupes soldées
et que ni le droit héréditaire, ni le couronnement, ni l'onction sainte ne
gardent quelque valeur quand il vient a l'esprit de la nation de se donner
une Constitution nouvelle ? Je le répète : les souverains les plus puissants
de l'Europe vont-ils assister en simples curieux, comme Néron à l'incendie de
Rome, à une Révolution qui leur présage leur propre destin ou à celui de
leurs successeurs ? Et si, comme il n'y en a que trop de raisons, on aboutit
à une guerre sociale universelle, quel sera le sort de la France ? » Ailleurs,
il se demande si la longue servitude où la France a vécu n'a pas laissé en
elle des impressions presque ineffaçables. « A mon avis, il en est de la
servitude comme de la santé. Un peuple qui pendant des siècles a été courbé
sous le joug d'un pouvoir arbitraire et qui a été d'un enthousiasme fervent
pour des rois responsables seulement devant Dieu, si on le déclare libre d'un
coup, c'est comme si on voulait déclarer sains des hommes maladifs, énervés
par les excès ou affaiblis par un travail excessif et une mauvaise
nourriture. La liberté dépend, comme la santé, de deux conditions nécessaires
et qui doivent être réalisées ensemble : d'une bonne Constitution et d'un bon
régime de vie. Or, on peut donner la première à un peuple ; mais il ne peut
être plié à l'autre que par l'action prolongée des lois. » Mais, malgré tout,
il affirme sa sympathie pour la Révolution. C'est avec des précautions
infinies et un balancement continuel que tantôt il la loue et tantôt il met le
peuple allemand en garde contre l'esprit de système de l'Assemblée
Constituante. J'incline à croire qu'en son esprit bienveillant et indécis,
Wieland reflétait exactement à cette date l'indécision générale de
l'Allemagne. « Qu'un peuple maltraité pendant des siècles, quand enfin la
mesure de sa patience est comble, se soulève du fond de sa misère et prenne
soudain conscience de l'infinie supériorité de sa force sur celle de ses
oppresseurs, c'est ce qui s'est souvent produit. Mais, qu'une grande nation,
qui se voit dans la nécessité de faire valoir contre ses tyrans le droit de
la force, use de sa force avec tant de sagesse, et, après avoir invoqué les
droits imprescriptibles de l'homme et du citoyen, se donne une Constitution
qui repose sur le solide fondement de ces droits, et qui dans toutes ses
parties forme un tout lié, d'accord avec soi-même et avec la fin de la
société civile : voilà ce que le monde n'avait pas encore vu et la gloire
d'avoir donné cet exemple semble bien réservée à la France. « Rien
d'étonnant par suite que, dès le premier moment d'une révolution si grande,
si inouïe et qui ne fut jamais tenue pour possible, non seulement l'attention
universelle de l'Europe ait été saisie par cet étonnant spectacle, mais aussi
que parmi tant de millions de spectateurs étrangers qui n'y avaient aucun
intérêt immédiat, il s'en soit trouvé bien peu qui, dans les premiers jours,
ne se soient sentis poussés par un mouvement instinctif et presque
involontaire à prendre une part sympathique à l'événement, à approuver les
nobles hommes que leur caractère, leur courage et la force éminente de leur
esprit mettaient à la tête de la grande nation éclairée, généreuse,
spirituelle et vaillante, qu'un despotisme intolérable avait exaspérée, et à
en attendre le succès avec une inquiétude inaccoutumée et un mouvement de
passion plus ou moins vif. « Sans
doute, cette sympathie était chez plus d'un spectateur la suite naturelle de
leur conviction intime que la cause du parti populaire en France était la
bonne, qu'elle était la cause de toute l'humanité et de là vint qu'ils ne se
laissèrent troubler par aucune des complications de la bataille, même par des
événements qui excitaient l'universelle désapprobation, et qu'ils restèrent
fidèles à leur désir de voir une grande nation, toute proche de l'entière
dissolution politique, renaître à la vie par la liberté et par une
Constitution conforme à des principes rationnels et vrais. » Il me
plaît, je l'avoue, de voir dans ce miroir trouble encore de l'Allemagne, la
grande image un peu pâlie et incertaine, glorieuse cependant, de la France
révolutionnaire. Wieland note que dans cette sympathie première de
l'Allemagne pour la Révolution il y a beaucoup de l'attrait naturel à l'homme
pour le drame ; mais les premiers désordres, les premières violences de la
rue déconcertent une partie de ces sympathies : « Je trouve donc naturel
que le point de vue d'où la Révolution française fut jugée d'abord par
presque toute l'Allemagne se soit modifié et que le nombre grossisse sans
cesse de ceux qui croient que l'Assemblée nationale va beaucoup trop loin
dans ses mesures, qu'elle procède injustement et tyranniquement et qu'elle
substitue un despotisme démocratique au despotisme aristocratique et
monarchique. » Ainsi
les, esprit flottaient. Les Allemands n'auraient pu bien juger la Révolution
que si eux-mêmes avaient cessé d'être spectateurs pour devenir acteurs. Us
auraient compris alors toutes les nécessités de la lutte et ils en auraient
ressenti toutes les passions. Mais, si tous regardaient, nul ne songeait à
agir. De bonne heure, un flot de calomnies contre la Révolution inonda
l'Allemagne. Les premiers émigrants représentaient la Constituante comme un
ramassis de coquins imbéciles conduits par quelques scélérats avisés. Et ils
exploitaient notamment la fâcheuse renommée que ses longs désordres avaient
infligée à Mirabeau. Wieland s'élève contre ces polémiques grossières et
basses. « Qui
se souvient, demande-t-il, quelques siècles après les grands mouvements
d'émancipation, du degré de vertu de ceux qui combattirent pour la liberté ?
» Et, à
tous ceux qui lui objectent qu'on ne peut écrire l'histoire de la Révolution « à
la lueur de la lanterne », il répond qu'on ne saurait l'écrire non plus aux
lueurs de fête dont s'illumineraient les maisons aristocrates de Paris si la
contre-Révolution triomphait. Wieland paraît craindre bientôt que par les
infatigables manœuvres de celle-ci, les premières conquêtes de la liberté ne
soient compromises et il atteste que, si les nobles combattants de la
Révolution et de la liberté doivent succomber, ce sera du moins
glorieusement, et après avoir tenté la plus sublime et la plus nécessaire
entreprise. Mais
l'audace de la Constituante, abolissant la noblesse et frappant le clergé,
lui révèle toute la force du mouvement révolutionnaire, et il reprend
confiance. Chose curieuse, et qui montre bien que l'Allemagne, dont la
bourgeoisie était moins puissante que celle de la France, ne démêlait pas
bien les causes économiques de la Révolution, Wieland s'étonne et se
scandalise que la Constituante ait garanti la dette d'Etat. « Est-ce
que la dette d'Etat, qui a été contractée sous les gouvernements antérieurs
et sous le gouvernement actuel jusqu'à la Révolution du 15 juin, est vraiment
une dette nationale, c'est-à-dire une dette pour laquelle toute la Nation
soit tenue ? Mais la réponse va de soi. La Nation, bien loin d'avoir le
moindre pressentiment de sa majesté d'aujourd'hui, n'avait, lorsque cette
dette fut formée, aucune part à la puissance législative et elle payait
simplement des impôts qu'elle n'avait pas consentis. De plus, la plus grande
partie de la dette provenait (comme les démocrates le disent bien haut), de
l'excès de luxe, de dépenses et de désordre de la Cour, et la Nation avait si
peu gagné par-là que, pendant que quelques centaines de familles
s'enrichissaient aux frais de la Nation, des millions de familles
descendaient dans la misère. Il est donc clair qu'une dette, qui n'a été ni
contractée par la Nation, ni consentie par elle, ni employée à son profit, ne
peut pas être une dette nationale. « Et
vous, tout-puissants législateurs, vous, auxquels, la Nation a confié la
défense de tous ses droits, vous, dont un peuple gravement malade et à toute
extrémité attend (ce sont vos propres paroles) la guérison et le salut, vous
ne craignez pas d'imposer à la Nation déjà épuisée cet énorme fardeau ?...
Parmi les vingt-cinq millions de citoyens et de citoyennes libres dont se
compose la France, n'y en a-t-il pas au moins vingt-quatre millions auxquels
il serait aussi juste de demander le paiement des dettes de l'Empereur de la
lune que celui des dettes de la Cour de France ? » Oui,
mais à briser et ruiner la bourgeoisie, créancière de l'Etat, et à supprimer
tout crédit public, la Révolution se perdait. Wieland en aurait eu le
sentiment si une classe bourgeoise vraiment révolutionnaire avait en ce
moment affirmé sa force en Allemagne et dirigé l'opinion. C'est
avec cette molle sympathie, toujours un peu incertaine, prêcheuse et
facilement effrayée, que Wieland suit le développement révolutionnaire. Et
chaque fois qu'il fait des réserves ou éprouve un doute, un nouvel acte de
vigueur, une nouvelle surprise de la Révolution vient, pour ainsi dire,
forcer sa confiance. Parmi tant de prodiges qui déconcertent l'esprit,
Wieland se fait peu à peu une sorte de hardiesse résignée qui ne marque plus
de limite au destin. Il accueille la République sans étonnement et sans
effroi. La guerre engagée entre la France d'une part, l'Autriche et la Prusse
de l'autre, n'a point paru d'abord l'émouvoir. Il dit bien (et non sans
une part de raison)
que si les souverains avaient eu le dessein arrêté de détruire la Révolution,
ils seraient intervenus dès le début Mais il ne s'attarde pas à cette pensée
et il se laisse porter par le flot grossissant des événements. Mais
quoi ? Voici les soldats de Custine. Voici la Révolution française en armes
qui pénètre en Allemagne, qui s'installe à Spire, à Mayence, à Francfort
même. Ce n'est ni un cri d'effroi ni un cri de haine que pousse Wieland. Et
il n'appelle pas non plus l'Allemagne à entrer dans le mouvement
révolutionnaire. Il se borne à avertir les puissants, en un langage prudent
et mesuré, que bien des idées sont peu à peu descendues au fond du peuple,
qui naguère encore étaient inconnues de lui, et qu'il serait sage de se
préparer à de grands changements. On dirait vraiment (pic toute l'Allemagne
est pénétrée de lumières, mais qu'elle n'en est point remuée. Il n'y a pas de
souffle puissant (pli ébranle la forêt et fasse gronder les chênes ; mais une
sorte de bruissement universel et léger encore avertit que l'atmosphère
commence à s'émouvoir. Qui sait si le vent se lèvera ? En janvier 1793,
Wieland prend pour épigraphe la fameuse formule de la Rome antique aux jours
du suprême péril : Videant consules ne quid detrimenti respublica. capiat
: — Que les consuls veillent à ce que la République n'encoure aucun dommage.
— Et il constate une lente révolution des idées qui prépare la i évolution
des pouvoirs. « La
culture et l'éducation de l'humanité qui, depuis trois siècles, a fait tant
de progrès dans les plus importantes régions de l'Europe, s'est élevée par
degré et a produit enfin insensiblement un changement presque complet des
idées et des sentiments : c'est une sorte de révolution intellectuelle et
morale dont il serait vain et impolitique de tenter d'arrêter par la force
les suites naturelles. Il faut au contraire diriger ce mouvement irrésistible
avec sagesse et justice, de façon que, sans ébranlement violent et pour le
plus grand bien de l'humanité tout entière et des Etats particuliers, le
juste moment et la droite manière d'une transformation nécessaire soient
saisis par nous... On ne saurait trop répéter, jusqu'à ce que cette vérité
ait été prise à cœur : que maintenant l'humanité en Europe est majeure. Elle
ne se laisse plus endormir avec des contes et des chansons de nourrice ; elle
ne respecte plus aucun préjugé, si autorisé soit-il par une longue tradition.
Aucune parole du maître ne vaut plus parce qu'elle est la parole du maître.
Les hommes, ceux des classes inférieures comme les autres, voient trop
clairement leur propre intérêt et ce qu'ils sont en droit d'exiger, pour se
laisser plus longtemps détourner ou apaiser par des formules qui avaient
auparavant une sorte de force magique et qui ont été reconnues enfin pour des
mots vides de sens. Ils ne peuvent plus croire tout ce que croyaient leurs grands-pères,
et ils ne veulent plus supporter tout ce que supportaient leurs pères. Les
abus, les souffrances, les oppressions, que l'on supportait jadis en
gémissant et murmurant, mais qu'on supportait parce qu'on croyait
machinalement que les choses ne pouvaient être autrement, on commence à les
trouver insupportables et on voit qu'un ordre nouveau est possible. On se
demande même pourquoi on devrait les supporter, on cherche s'il ne serait
point possible de se libérer et on pressent la possibilité de s'aider
soi-même si on était trompé dans la confiance qu'on met encore en ceux qui
devraient prendre l'initiative du mouvement. » Comme
le ton révolutionnaire s'élève ! Comme sous l'action toujours plus pressante
et plus ardente de la France révolutionnaire l'Allemagne, malgré sa langueur et
sa dispersion, commence à tressaillir ! Elle avertit les princes que s'ils ne
font pas eux-mêmes, dans le sens de la liberté et de la justice, les réformes
qu'on s'obstine encore à espérer d'eux, c'est le peuple lui-même qui prendra
sa propre cause en main. Oui, les spectateurs allemands sont tentés de
devenir acteurs et d'entrer dans le jeu de la Révolution. Les idées
fermentent et Wieland note que les formules révolutionnaires ont pénétré
enfin jusqu'aux couches les plus profondes, les plus ignorantes et les plus
misérables du peuple allemand. « Une
des suites les plus importantes des événements extraordinaires de ces quatre
dernières années est celle-ci : c'est qu'une foule d'idées fausses ou à demi
vraies, ou exagérées et dangereuses, qui bourdonnent dans bien des têtes,
mais aussi beaucoup de vérités de la plus haute importance, beaucoup de
doutes bien fondés à l'égard de ce qu'on tenait pour le moins discutable, une
foule de questions, de réponses et de propositions pratiques, sur la
législation, le gouvernement, les droits de l'homme et les devoirs des
gouvernements, ont un cours universel et ont pénétré jusqu'aux classes
inférieures du peuple. Tout cela a cessé d'être la propriété d'un petit
nombre d'initiés qui s'en entretenaient entre quatre yeux. L'instruction
réelle ou factice, vraie ou fausse a prospéré en ce court espace de temps
plus visiblement que dans les cinquante dernières années écoulées. » Et
Wieland note que la Révolution a su choisir des formules si simples et « si
massives » qu'elles entrent dans l'esprit du plus pauvre manœuvre, du plus
inculte salarié. « S'imaginer
que ce progrès des lumières n'aura pas de conséquences dans notre état
politique serait folie. Toute tentative pour mettre obstacle aux progrès de
l'esprit humain, à raison des abus qu'a pu commettre la liberté, serait une
impossibilité non seulement morale mais physique. » Et
Wieland, en un mouvement alterné qui est comme l'équilibre instable de son
esprit, tantôt insiste pour avertir les princes sur les ressemblances de
l'état social de l'Allemagne à celui de la France, et tantôt note les
différences des deux pays afin de réserver à l'Allemagne une plus douce
évolution. « Dans
les choses, dit-il, qui offrent des traits communs, le gros du peuple voit
d'abord les ressemblances et ne prend pas les différences en suffisante
considération. Comme en Allemagne aussi une grande partie de la Constitution
repose sur les principes du vieux système féodal et est, pour ainsi dire,
bâtie de ses débris, comme nous avons aussi une noblesse haute et basse dotée
de grands privilèges à l'exclusion de tout le reste de la nation, des évoques
et des abbés qui sont en même temps des princes et des souverains, comme nous
possédons une foule de riches bénéfices ecclésiastiques, sur lesquels la
noblesse des chevaliers s'est attribuée une sorte de droit de naissance,
comme les restes du vieux régime social et les diverses espèces d'esclavage
personnel et de servitude réelle qui enchaînent les sujets sur le domaine du
seigneur foncier pèsent çà et là lourdement sur les épaules des assujettis,
comme chez nous aussi, le manque de liberté personnelle et de libre
jouissance de la propriété et l'énorme inégalité entre une partie
relativement petite des citoyens et tous les autres sont très choquants, rien
n'était plus naturel que de présumer que des causes semblables produiraient
chez nous des effets semblables. Rien d'étonnant donc à ce que, à l'occasion
de la Révolution française, la nation allemande aussi se soit partagée en
partis qui, grâce à Dieu, n'ont pas troublé la tranquillité publique, mais
qui affirmaient leur existence par des manifestations de toute sorte. A peine
en France le parti populaire eut-il la haute main qu'il se forma aussi en
Allemagne un parti qui avait plus à espérer et un parti qui avait plus à
craindre. » Mais ce
parallélisme va-t-il se continuer et se compléter par un soulèvement
révolutionnaire de l'Allemagne ? Deux choses, selon Wieland, donnent encore
aux gouvernants le temps d'aviser et aux hommes sages le droit d'espérer que
le progrès nécessaire s'accomplira sans violence. C'est d'abord que l'esprit
allemand a réfléchi, comme un large miroir, tous les événements de la
Révolution et que la conscience allemande a reçu l'impression des crimes et
des hontes de la Révolution française comme de sa grandeur et de sa gloire. « La
tranquillité intérieure, dont nous avons joui jusqu'ici, sauf
d'insignifiantes exceptions, dans notre patrie allemande, témoigne du
caractère posé et-de la saine raison humaine de la nation qui a reçu une
juste impression non seulement des triomphes de la liberté et de l'égalité,
mais aussi de l'incommensurable misère de l'anarchie, de l'insécurité de la
fortune et de la vie, de la fureur des factions, de la Vendée et de la foule
de crimes et d'inhumanités auxquels la Révolution a donné lieu en France et
qui ont été la trop chère rançon de chacune de ses victoires. » Et, en
second lieu, il y a entre l'ancienne Constitution toute despotique de la
France et la Constitution de l'Allemagne, si imparfaite soit-elle, des
différences sensibles. « Si
l'Allemagne se trouvait exactement dans les mêmes circonstances que la France
il y a quatre ans, si nous n'avions pas une Constitution dont les heureux
effets surpassent de beaucoup les désavantages ; si nous n'étions pas
réellement en possession d'une grande partie de la liberté que nos voisins de
l'Est durent alors conquérir ; si nous ne jouissions pas le plus souvent de
gouvernements plus doux, plus respectueux des lois et plus attentifs au bien-être
des sujets ; si nous n'avions pas plus de secours contre l'oppression que
n'en avaient les Français de cette époque ; si nos impôts étaient aussi
exorbitants ; si nos finances étaient dans un état aussi désespéré et nos
aristocrates aussi intolérablement orgueilleux et privilégiés contre toutes
les lois à la façon de ceux de France, il n'y a pas de doute que les exemples
qui nous sont donnés par ce pays depuis quelques années auraient agi sur nous
autrement ; et, tandis qu'il n'y a eu que des dispositions au soulèvement,
les symptômes de la fièvre auraient éclaté et le peuple allemand serait
depuis longtemps de spectateur devenu acteur. » Et il
se peut en effet que le défaut de centralisation du pouvoir politique en
Allemagne ait donné à la liberté quelques garanties. Mais encore une fois,
que les dirigeants d'Allemagne ne s'endorment point, qu'ils ne résistent
point au progrès nécessaire. Voici que les Français, par leur humanité comme
par leur vaillance, sont en train de conquérir les cœurs allemands : « C'est
le courage poussé jusqu'à l'héroïsme et uni à la grandeur d'âme et à
l'humanité qui dompte le plus puissamment les cœurs et qui excite le mieux
l'admiration et l'amour. C'est une preuve de grande sagesse chez les
généraux de l'armée française d'avoir su amener leurs soldats à observer dans
les contrées voisines, où ils jouent maintenant aux maîtres, une si bonne
tenue, de conquérir par une conduite au-dessus de toute atteinte (du moins en
Allemagne), l'estime et la sympathie des peuples auxquels ils prêchent leur
nouvel évangile. On se demandait, étonné, si c'étaient bien là les
cannibales, les monstres, les bêtes apocalyptiques dont on avait depuis
quatre ans raconté tant de méfaits. Et l'on se trouvait forcé de croire
que tout ce qu'on avait lu et entendu des horreurs des fameuses journées
noires et de tant de démarches furieuses, par lesquelles le peuple souverain
avait exercé sa façon de justice, était sinon créé de toutes pièces par les
aristocrates et leurs partisans, au moins démesurément grossi. » Ainsi,
la pensée de l'Allemagne chancelait et ne savait au juste où se fixer. Cette
ligne moyenne tracée par Wieland, avec ses inflexions et adaptations
prudentes, représente sans doute assez bien l'état le plus général des
esprits. KLOPSTOCK L'enthousiasme
premier de Klopstock ne résista pas aux violences de la Révolution. Il avait
d'abord salué en elle la liberté et la paix. Il lui semblait que, par
l'organisation légale de la liberté, les conflits et les guerres allaient
disparaître : guerres à l'intérieur des peuples ; guerres de peuple à peuple.
Et, plus peut-être que tout autre Allemand, il avait appelé l'Allemagne à
entrer dans les voies de la France. « Connaissez-vous
vous-mêmes », criait-il en 1789 aux Allemands qui gardaient envers la
Révolution naissante une altitude énigmatique. « La
France s'est donné la liberté. C'est le plus haut fait du siècle et qui va
jusqu'à l'Olympe. Et toi, ô Allemagne, seras-tu assez misérablement bornée
pour le méconnaître ? Et ton regard ne saura-t-il percer le brouillard et la
nuit ? Parcours les annales du inonde et trouve si tu le peux quelque chose
qui approche de ce qui s'accomplit là-bas. Ô destin ! Les Français sont
maintenant nos frères ; et nous ? Ah ! j'interroge en vain : vous restez
muets, Allemands ! Que signifie votre silence ? Est-ce la tristesse de la
douleur impuissante et résignée ? Ou bien annonce-t-il une transformation
prochaine ? Ainsi le calme profond annonce parfois la tempête qui va se
déchaîner en tourbillon et faire éclater ses nuages de grêle. Et, après la
tempête, l'air respire à peine d'un souffle léger ; les ruisseaux chantent et
les gouttes de pluie tombent du feuillage ; dans la fraîcheur exquise montent
des vapeurs de parfums ; et la sérénité bleue sourit, dans la vaste étendue
du ciel. Tout est force, vie et joie ; le rossignol chante le chant des
fiançailles et plus aimante encore chante la fiancée. Les garçons dansent
autour de l'homme qu'aucun despote ne méprise plus ; et les filles entourent
la femme paisible qui donne au dernier né le lait de la liberté. » Hélas !.comme
bientôt Klopstock s'effraiera de l'orage ! Il ne saura pas attendre qu'après
le déchaînement des fureurs et des foudres « la sérénité bleue » de la
liberté et de la paix luise sur les hommes. Pendant trois ans encore, de 1789
à 1792, il chante la Révolution. En 1790, il dédie au duc de la Rochefoucauld
un poème dont le titre est significatif : Eux et pas nous. « Si
j'avais cent voix, elles ne suffiraient pas à célébrer la liberté de la
France. Que n'accomplissez-vous pas ! Le plus terrible des monstres, la
guerre, est enchaîné par vous. O ma patrie, nombreuses sont les douleurs, le
temps les adoucit et elles ne saignent plus. Mais il en est une que rien
n'apaise pour moi et qui saigne toujours. Ce n'est pas toi, ma patrie, qui as
gravi le sommet de la liberté et qui en as fait rayonner l'exemple, tout
autour de toi, aux autres peuples. Ce fut la France. Toi, tu n'as pas goûté à
la plus délicieuse des gloires ; lu n'as pas cueilli ce rameau
d'immortalité... Elle ressemblait pourtant, cette palme glorieuse, à celle
que tu cueillis lorsque lu épuras la religion, lorsque tu lui rendis la
sainteté que lui avaient ravie les despotes âpres à enchaîner les âmes ; les
despotes qui faisaient couler le sang à Ilots quand le sujet ne croyait pas
tout ce que la fantaisie délirante du maître lui ordonnait de croire. Si, par
toi, ô ma patrie, le joug des despotes tonsurés fut brisé, ce n'est pas toi
qui brises le joug des despotes couronnés. » Glorieuse
pour avoir commencé, par la Réforme, l'affranchissement de la conscience,
l'Allemagne n'a pas su prendre l'initiative de la Révolution et elle ne s'y
engage même pas à la suite de la France. Même en
avril 1792, même ail moment où la guerre est déclarée entre la France et la
Prusse et l'Autriche, Klopstock reste fidèle à sa foi en la Révolution. Il ne
demande point si les révolutionnaires de France n'ont pas contribué, par leur
naïveté ou leurs calculs, à déchaîner le conflit. Il ne se souvient que d'une
chose : c'est que la France a proclamé la liberté des hommes : c'est
qu'elle a déclaré qu'elle répudiait toute guerre de conquête ; et il
s'indigne de l'entreprise violente dirigée maintenant contre elle. Il
proteste contre les chefs de l'Allemagne qui méconnaissent le sentiment du
peuple allemand et il donne le beau nom de « Guerre de la liberté », (c'est le titre
de l'ode) à la
guerre que va soutenir la France de la Révolution. « La
sage humanité a créé le groupement des hommes en Etats ; elle a fait de la
vie le moyen de la vie. Les sauvages ne vivent pas, ils végètent comme des
plantes ou comme des bêtes, ils ne jouissent pas de leur âme. L'idée
d'association et de paix est allée bien haut en Europe ; elle touche presque
au but suprême ; et il n'y a plus maintenant, selon le secret des grands
artistes, qu'à répandre sur le ferme dessin le charme des couleurs. Mais,
aussitôt que les chefs des nations agissent à leur place, alors il n'y a plus
de loi et les gouvernants deviennent des sauvages ; ils sont une force brute
de la nature, comme des lions ou de la poudre explosive. Et maintenant
vous voulez le sang du peuple qui, le premier de tous les peuples, s'approche
du but suprême, qui, bannissant la furie laurée, la guerre de conquête, s'est
donné à lui-même la plus belle des lois ; vous voulez, le feu et le glaive en
mains, précipiter de la hauteur redoutable le peuple d'effort et de courage,
le peuple sauveur de lui-même, qui a gravi le sommet de la liberté ; et vous
voulez le contraindre de nouveau à être au service des sauvages. Vous voulez
prouver par le meurtre que le juge du monde, et, tremblez ! le vôtre aussi,
n'a pas donné de droits à l'homme. Puissiez-vous, avant que le glaive
s'ensanglante dans la blessure, comprendre les avertissements de la sagesse !
Puissiez-vous voir ! Déjà dans votre pays l'étincelle s'éveille et la cendre
rougeoie. N'interrogez pas les courtisans ni les privilégiés de naissance,
dont le sang coule pour vous dans les batailles. Interrogez ceux par qui luit
le soc de la charrue, le commun de l'armée dont le sang non plus n'est pas de
l'eau. Et apprenez, par leurs réponses loyales, ou par leur silence, ce
qu'ils voient dans la cendre. Mais vous les méprisez. Jouez donc le jeu
effroyable, et où nul ne se risqua encore, d'une guerre à l'aspect tout
nouveau. » Or, à
qui s'adressaient ces véhémentes et presque menaçantes paroles ? Au duc
Ferdinand de Brunswick. Klopstock lui fit parvenir directement celle ode, au
moment même où la campagne allait commencer, en sorte que le généralissime
pouvait trouver dans sa bibliothèque l'admirable dialogue que lui dédia
Lessing sur la paix universelle et, dans sa correspondance, la poésie
enflammée de Klopstock. Le
grand prosateur et le grand poète semblaient s'être entendus à vingt ans
d'intervalle pour faire peser sur Brunswick une sorte de malédiction. Comment
pouvait-il combattre de grand cœur, quand toute la pensée illustre de
l'Allemagne était contre lui ? Ainsi la force des idées nouvelles était sur
Brunswick comme un fardeau. Mais, quel état étrange et ambigu que celui de
l'Allemagne ! Par quelques-uns de ses grands écrivains, par Lessing disparu
mais toujours vivant dans les esprits, par Klopstock puissant et âpre, elle
maudit la guerre d'oppression entreprise contre la France : et elle n'a pas
la force de s'y opposer. Elle ne lente pas un' mouvement révolutionnaire qui
serait au profit de la France et de la Révolution la diversion suprême et le
salut. Et bientôt Klopstock lui-même commencera à s'émouvoir de la « tyrannie
jacobine ». Dès
1792, il se plaint qu'après avoir brisé toutes les corporations la Révolution
ait laissé se constituer la corporation des Jacobins, ce club qui est « comme
un serpent dont la gueule dévore Paris et dont les anneaux enserrent la
province ». Lorsque,
par un décret de la Législative, Klopstock est naturalisé français, il ne
refuse point cet honneur. Il remercie au contraire avec effusion par une
lettre à Roland. Mais il marque ses réserves. Il adjure le ministre de ne pas
laisser se reproduire les événements de septembre et d'arrêter la France dans
la voie de l'anarchie. Pour
bien montrer qu'il est hostile à la politique d'universelle propagande contre
les rois, il célèbre le roi de Danemark, son action émancipatrice et sage. Et
il termine sa lettre en disant qu'il est surtout heureux que son titre de
citoyen français fasse de lui « le concitoyen de Washington »,
naturalisé aussi. C'était rappeler la Révolution française à la politique
modérée et à demi conservatrice des chefs du mouvement national américain. Et
bientôt Klopstock se détachera tout à fait de la Révolution française.
Visiblement, ses sympathies, après être allées aux modérés comme le duc de La
Rochefoucauld, s'étaient portées et fixées sur les Girondins. Dès que ceux-ci
sont menacés, dès que l'influence de Robespierre s'affirme, Klopstock se
retire. H évoque, avec une phraséologie sépulcrale qui est un peu fatigante,
le fantôme sanglant de la loi percée d'innombrables coups de poignards : et
après avoir ainsi résumé la Révolution en ce triste spectre des jours noirs
de septembre, il se désavoue lui-même en 1793, dans un poème, qui est un acte
de contrition : « Mon erreur ». « Longtemps
je les avais suivis des yeux, non pas ceux qui parlaient, mais ceux qui
agissaient... Je croyais, ah ! quelle illusion ! que c'était la joyeuse
aurore des rêves d'or. C'était comme un enchantement, comme une joie de
l'amour pour mon esprit altéré de liberté... Liberté, mère du salut, il me
semblait que tu serais la créatrice, que de la main divine tu façonnerais les
hommes heureux élus par toi. N'aurais-tu plus la force créatrice ? Ou bien
sont-ils une matière rebelle à la main ? Leur cœur est-il de roc et leur œil
n'est-il plus que nuit ? Ton cœur, ô liberté, est la loi : mais leur regard
est celui du faucon et leur cœur est une lave ardente. Leur regard étincelle
et leur cœur jette du feu quand l'anarchie leur fait signe. C'est elle seule
qu'ils connaissent. Toi, ils ne te connaissent plus. Et pourtant c'est ton
nom, ô liberté, qui fait tout. Et quand le glaive frappe les meilleurs
citoyens, c'est en ton nom qu'il s'abat sur eux. » Ainsi
finissait vite en sombre désillusion l'espérance première de Klopstock. Mais,
n'est-ce point là la lassitude d'un poète vieilli, qui touchait à sa
soixante-dixième année et qui, malgré l'effort un peu solennel de sa pensée,
ne pouvait plus dominer les impressions immédiates et s'élever à la vision
sereine de l'avenir ? LES DÉFIANCES DE SCHILLER Schiller,
en pleine force virile (il avait trente ans en 1789), avait marqué bien plus
tôt sa défiance et sa réserve. Il avait arrêté soudain les élans du marquis
de Posa. Pas un moment il ne s'était livré à la Révolution. Défiance
d'idéaliste qui a peur que son rêve trop haut et trop beau ne soit déformé et
abaissé par les faits. Les hommes ne lui paraissaient préparés nulle part
encore à cette tâche, but suprême de l'humanité, de transformer, comme il le
dit, « l'Etat de contrainte en un Etat de raison ». Dès lors, pourquoi
s'attarder et s'attrister à regarder les efforts stériles et convulsifs d'une
génération présomptueuse qui veut réaliser la liberté au dehors avant de
l'avoir réalisée en elle-même ? Plus d'une fois, Schiller détourna ses yeux
de la Révolution comme d'un spectacle bizarre et manqué, qui ensanglanterait
la scène sans trouver un dénouement. Il laisse sans réponse les questions
pressantes de son ami Kerner, Souabe de naissance comme lui, qui lui demande
son sentiment sur la Révolution. Il essaie pourtant, en 1792, par la lecture
attentive du Moniteur, de se former un jugement exact. Les
approches de la guerre lui font dire que désormais tout citoyen, lotit
Allemand, doit prendre parti. Mais il ne parvient pas à surmonter
l'universelle répugnance que lui inspirent toutes les classes en lutte :
corruption et frivolité en haut, instinct grossier et brutal en bas. El il
ajourne à des siècles lointains ses espérances d'humanité : « Oui, écrit-il
en 1793, s'il était vrai que la raison est désormais la législatrice de la
politique, que l'homme, au lieu d'être traité comme un moyen est respecté et
traité comme une fin, que la loi est élevée sur le trône et que la vraie
liberté est le fondement de l'édifice de l'Etat, si cet événement
extraordinaire était accompli, je prendrais pour toujours congé des Muses et
je consacrerais toute mon activité au plus glorieux des Arts, au gouvernement
de la seule raison. Mais, c'est précisément le fait que j'ose mettre en
doute. Oui, je suis si éloigné de croire au commencement d'une régénération
en politique que les événements du temps reculent bien plutôt toutes mes
espérances de plusieurs siècles. « Avant
que ces événements aient éclaté, on pouvait se flatter de la douce illusion
que l'influence insensible et ininterrompue des têtes pensantes, que les
germes de vérité répandus depuis des siècles et le trésor d'instruction
accumulé avaient formé la sensibilité humaine à accueillir le meilleur, et
avaient préparé une époque où la philosophie pourrait assumer l'organisation
morale du monde et où la lumière prévaudrait sur les ténèbres. On était allé
si loin dans la culture théorique que les vénérables piliers de la
superstition commençaient à vaciller et que le trône des préjugés dix fois
séculaires était ébranlé. Rien ne paraissait plus manquer que le signal d'une
grande réforme, unissant les esprits dans un commun effort. Or, le signal a
été donné, et que s'est-il produit ? « La
tentative du peuple français de se rétablir dans les droits sacrés de l'homme
et de conquérir la liberté politique n'a fait que mettre au jour son
impuissance et son indignité ; et, par elle, non seulement ce malheureux
peuple, mais avec lui une partie considérable de l'Europe et son siècle
entier a été précipité à nouveau dans la barbarie et l'esclavage. Le moment
était le plus favorable, mais il trouva une génération corrompue, qui n'était
pas digne de lui, et qui ne sut ni se hausser à cette occasion admirable, ni
en profiter. L'usage que cette génération a fait du grand don de la fortune
prouve incontestablement que la race humaine n'est pas encore sortie de l'âge
de la violence enfantine, que le gouvernement libéral de la raison vient trop
tôt, quand on est à peine préparé à dominer en soi la force brutale de
l'animalité, et que celui-là n'est pas mûr pour la liberté civile qui est à
ce point dépourvu de la liberté humaine. « C'est
dans ses actes que se peint l'homme et quelle est l'image qui s'offre à nous
dans le miroir du temps présent ? Ici la plus révoltante sauvagerie ; là
l'extrémité opposée de l'inertie ; les deux plus tristes désordres où puisse
sombrer le caractère, humain réunis en une seule époque. Dans les classes
inférieures nous ne voyons que des instincts grossiers et anarchiques, qui se
déchaînent en brisant tous les liens de l'ordre social et se hâtent à leur
assouvissement bestial avec une fureur incoercible. Ce n'était pas
l'intérieure résistance morale, c'était seulement la force contraignante d'en
haut qui jusque-là en avait contenu l'explosion ; ce n'étaient pas des hommes
libres que l'Etat avait opprimés, c'étaient des animaux sauvages auxquels il
avait imposé des chaînes sanitaires. Si l'Etat avait réellement opprimé
l'humanité, comme on l'en accuse, c'est l'humanité que l'on verrait
apparaître après la destruction de l'Etat. Mais la fin de l'oppression
extérieure ne fait que rendre visible l'oppression intérieure, et le sauvage
despotisme des instincts fait éclore tous ces méfaits, qui provoquent à la
fois le dégoût et l'horreur. « D'un
autre côté, les classes civilisées offrent le spectacle plus répugnant encore
de l'atonie complète, de la faiblesse d'esprit et d'un abaissement du
caractère qui est d'autant plus révoltant que la culture même y a une plus
grande part... Les lumières, dont les hautes classes de notre temps se
vantent avec raison, ne sont qu'une culture théorique et elles n'ont guère
servi qu'à mettre en système la corruption et à la rendre inguérissable. Un
épicurisme raffiné et conséquent a commencé à éteindre toute énergie du
caractère et les chaînes toujours plus étroitement rivées des besoins, la
dépendance croissante de l'humanité à l'égard du physique, ont conduit peu à
peu à ceci : que le marasme de l'obéissance passive est la règle suprême de
la vie. De là l'étroitesse dans la pensée, la débilité dans l'action, la
pitoyable médiocrité dans les résultats, qui, à sa honte, caractérisent notre
temps. Ainsi nous voyons l'esprit du temps chanceler entre la barbarie et
l'inertie, la libre pensée vulgaire et la superstition, la grossièreté et l'efféminement,
et c'est seulement l'équilibre des vices qui maintient encore le tout. « Est-ce
là, je le demande, l'humanité, pour les droits de laquelle la philosophie se
dépense, que le noble citoyen du monde porte en sa pensée, et en laquelle un
nouveau Solon réaliserait ses plans de constitution ? J'en doute fort... Et
s'il m'est permis de dire ma pensée sur les nécessités politiques présentes
et sur les chances tle l'avenir, j'avoue tpie je considère toute tentative
pour améliorer selon les principes la constitution de l'Etat (et toute autre
amélioration n'est qu'un expédient et un jouet) comme prématurée, tant que le
caractère humain ne s'est pas relevé de sa chute profonde, et c'est un
travail qui exige au moins un siècle. On entendra parler à la vérité de la
destruction de maint abus, de mainte réforme heureuse, essayée dans le détail,
de mainte victoire de la raison sur le préjugé, mais ce que dix grands hommes
auront bâti, cinquante esprits faibles le jetteront à bas. Dans toutes les
parties du monde, on enlèvera leurs chaînes aux nègres et en Europe on mettra
des chaînes aux esprits... La République française disparaîtra aussi vite
qu'elle est née ; la constitution républicaine aboutira tôt on tard à un état
d'anarchie et le seul salut de la nation sera qu'un homme puissant surgisse
n'importe d'où qui dompte la tempête, rétablisse l'ordre, et tienne fermes en
main les rênes du gouvernement, dût-il devenir le maître absolu non seulement
de la France, mais encore d'une grande partie de l'Europe. » Hélas !
comme Schiller est sévère ! et, si l'on me passe ce mot familier, comme il en
prend à son aise ! H n'est pas dans la tourmente ; il ne comprend pas les
colères, il ne subit pas les entraînements d'un peuple que l'absolutisme le
plus aveugle a conduit jusqu'à l'extrémité de la ruine et du péril, qui a été
obligé de susciter en quelques mois une Constitution nouvelle, qui est passé
brusquement du sommeil politique à la vie la plus intense et la plus exaltée,
(pli était sage pourtant et mesuré, qui s'obstinait à garder sa confiance à
ceux mêmes qui le trahissaient, violant la Constitution jurée, appelant
l'étranger à le détruire, et qui n'a frappé, pour ainsi dire, que lorsqu'il a
été acculé par le cynisme de la trahison infinie et du mensonge éternel. Oui,
Schiller, en s'élevant, est injuste pour ceux qu'aveugle dans la triste
vallée la poussière sanglante de la bataille. Et
pourtant, il est salutaire pour nous de méditer ces fortes et sévères
pensées. Ce n'est point du pessimisme, ce n'est point du découragement.
Schiller ne désespère pas de l'humanité ; il croit au contraire avec
certitude et il sait que par l'éducation elle se libérera ; et, s'il faut du
temps, s'il faut un siècle, des siècles même, le temps est-il mesuré à
l'effort humain ? Est-il mesuré à la pensée humaine qui d'avance prend
possession des résultats futurs et en nourrit son courage ? Cette
sérénité clairvoyante et sévère est admirable. Pas d'illusion sur le présent
; mais aucun fléchissement de l'espérance. Le grand poète était injuste pour
ses contemporains et pour la France révolutionnaire. Il ne voyait pas assez,
il ne disait pas assez combien l'effort, même anarchique et convulsif, du
présent contribuait à préparer la paix future, l'ordre de liberté, de
démocratie et de justice attendu par les hommes. Mais quelle pénétration et
quelle profondeur du regard ! Oui, comme il l'annonçait, il a fallu au moins
un siècle pour que le gouvernement certain, régulier et légal de la
démocratie fût assuré en France et dans une grande partie de l'Europe. Oui,
comme il l'annonçait, dès le début de l'année 1793, avec une précision qui
épouvante, la République française sera emportée en quelques années, on peut
dire, du point de vue de l'histoire, en quelques jours ; et la figure du
soldat brutal qui se servira de la Révolution pour s'emparer de la France et
d'une partie de l'Europe se dresse dans la prophétie de Schiller au seuil
déjà bouleversé des libertés nouvelles. Ah !
comme on se prend à détester, quand on en constate l'impression funeste en de
nobles et libres esprits comme Schiller, les inutiles sauvageries qui
ensanglantèrent quelques journées de la Révolution et les rivalités
misérables des amours-propres et des ambitions ! Comme on mesure le
niai*qu'elles ont fait à la Révolution en lui aliénant au dehors tant de
Itères consciences et en l'obligeant, par un cercle de fatalité, à redoubler
de violence épuisante pour conjurer précisément les périls extérieurs que les
premières violences ont ou excités ou aggravés ! Oui,
que Marat comparaisse avec l'odieux et niais numéro du 19 août où il montrait
aux massacreurs le chemin de l'Abbaye ; qu'il sorte de sa cave obscure, et
qu'il regarde le monde ; qu'il regarde l'Europe. Il verra combien, par la
politique de meurtre, que lâchement d'ailleurs il désavoua quelques semaines
après, il a fourni d'armes terribles à la contre-révolution, mais surtout de
quel fardeau il a accablé les esprits dont les sympathies premières allaient
à la liberté. Et que
Roland aussi sorte du bureau où il confectionne ses lourdes diatribes. Qu'il
regarde, lui aussi ; qu'il mesure le mal qui a été fait au loin par les
divisions insensées dont il fut l'artisan austère. Et
nous, socialistes du xx' siècle, qui nous passionnons et nous attristons à
l'effort héroïque et aveugle, sublime et incertain, puissant et contrarié que
fit il y a cent vingt ans la liberté, ayons ce haut souci d'incessante et
sage éducation, que le grand poêle allemand, affligé mais non abattu par la
faillite prévue des libertés françaises, recommandait à l'avenir comme le
devoir essentiel. Que de
cerveaux de « révolutionnaires » sont encore des caves obscures, et que de
cerveaux « d'hommes d'Etal » sont encore de pauvres antichambres d'intrigue
et d'ambition ! Faisons entrer la lumière dans le souterrain haineux de
Marat, dans le terne et pédantesque salon de Roland. Chercher
en toute question toute la vérité et la dire toute, étudier dans le détail
exact la réalité prochaine, et regarder aussi à l'horizon du monde : voilà le
mot de salut. Voilà la suprême sauvegarde contre des égarements nouveaux et
des déceptions nouvelles. C'est à
l'éducation esthétique que Schiller demande d'abord réconfort et joie ; sa
formule était : « Par la beauté à la liberté, par la culture esthétique à la
culture politique. » Mais quoi ! Faudra-t-il attendre pour délivrer
l'humanité de ses chaînes qu'elle ait appris, dans l'admiration réfléchie des
chefs-d'œuvre de l'art, le secret des créations équilibrées et des efforts
harmonieux ? Peut-être aurait-il eu plus d'impatience révolutionnaire si, au
lieu de professer à Iéna auprès d'une jeunesse disciplinée à la prussienne et
qui se prêtait volontiers à l'attente grave et aux lentes évolutions de
pensée, il était resté en contact avec son pays d'origine, avec l'ardente
Souabe. Là, la jeunesse des Universités et des écoles, aussi bien que les
corporations d'artisans s'exaltaient, dès 1789, aux premiers bruits de la
Révolution française, M. Adolf Wohlwiff a rapproché, en un bref et vivant
tableau, les traits de ce mouvement (Hambourg, 1875). LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE EN SOUABE Dans le
Wurtemberg, dans la Souabe, il y avait, en ce quart de siècle qui précéda la
Révolution, une grande animation de pensée, et aussi une vie politique assez
riche. Ce fut, avec les pays du Rhin, le plus chaud foyer révolutionnaire
d'Allemagne. Les villes y avaient gardé d'importantes franchises et les
Etats, où les diverses classes étaient représentées, avaient quelque
puissance et quelque activité. A vrai
dire, l'horizon des bourgeois et artisans était un peu étroit. Il s'était
formé des oligarchies bourgeoises qui avaient là, comme partout en Europe,
absorbé peu à peu le pouvoir municipal ; et la lutte était engagée entre les
corporations d'artisans et la bourgeoisie moyenne d'une part, qui voulaient
reconquérir leur influence, et l'oligarchie. C'est souvent sur des questions
minuscules et d'intérêt purement local que s'engageait la lutte. Mais,
dès que la Révolution française éclata, elle fournit à ces luttes municipales
des formules plus vastes. C'est au nom des Droits de l'Homme que les classes
moyennes demandaient une interprétation plus large des constitutions
municipales. Et la revendication des libertés coutumières du moyen âge,
usurpées ou resserrées peu à peu par des coteries de bourgeois riches,
s'autorisait parfois du Contrat social. C'était comme un grand souffle
passant soudain dans un décor d'archéologie. Mais les étudiants, surtout ceux
de l'Université de Tubingen, ceux de l'école carolienne, étaient tout
préparés à se passionner pour la liberté révolutionnaire. Il y avait d'abord,
entre leurs études, qui les mettaient en contact avec la libre vie de la
Grèce et de Rome, et la discipline étroitement militaire à laquelle ils
étaient soumis à l'école carolienne un contraste qui se traduisait parfois
par des soulèvements. Mais surtout, une ardente vie intérieure s'accumulait
en eux qui ne tarderait pas à se répandre en sympathies de Révolution. Elle
était faite d'éléments multiples et confus, mais dont la confusion même était
d'une extrême richesse. C'était un mélange des souvenirs des républiques
anciennes et des formules de la démocratie moderne. Quand Sparte, Athènes et
Rome les avaient exaltés, Rousseau les enflammait ; un vent large et chaud
passait sur l'agora ou sur le forum et semblait les élargir, y appeler les
multitudes. Le droit inaliénable de l'homme proclamé par Rousseau leur
paraissait le moyen nouveau de retrouver l'antique liberté ensevelie sous des
siècles d'oppression. C'était comme la pioche, forgée au feu des forges
modernes, qui sous l'accumulation des servitudes retrouve la statue mutilée,
mais belle encore et noble, de la liberté grecque ou de la liberté moderne.
Us adoraient en démocrates ce que Winckelmann exhumait et commentait en
artiste. Et, d'autre part, en ces jeunes esprits effervescents il s'était
fait comme une fusion de nationalisme allemand, de loyalisme impérial, de
cosmopolitisme humain et de liberté démocratique. Schubart,
Karl Friedrich von Mœser étaient des patriotes ardents. Us rêvaient de
reconstituer une Allemagne une, grande et puissante. Ce n'était point par une
entière fusion et centralisation à la manière française qu'ils entendaient la
réaliser, mais plutôt par un fédéralisme puissamment ordonné et pénétré du
sentiment national. « Dans la confédération suisse, disait Schubart, la
division en treize cantons est une division géographique ; elle n'atteint pas
le cœur même des confédérés... Oh ! que l'Allemagne serait heureuse, qu'elle
serait tranquille si un Berlinois apprenait à considérer comme sa patrie, à
aimer et à vénérer Vienne, Vienne le Hanovre, et la Hesse Mayence ! » Mais
c'est la grande autorité impériale fortifiée, affermie, qui leur paraît le lien
nécessaire de la fédération allemande. Elle sera le symbole vivant et la
garantie de l'unité. Le
jeune poète Thill glorifie l'Empire : « Ô Père, tu n'as rien montré de plus
grand sous le soleil que le trône impérial d'Allemagne. » Et Schubart, en
1784, pousse le cri de guerre du nationalisme et de l'impérialisme allemand.
« Les lions s'éveillent, ils entendent le cri de l'aigle (l'aigle impérial
d'Allemagne), son battement d'ailes et son appel de combat. Et ils arrachent
aux mains de l'étranger les pays qui nous furent dérobés, les grasses
prairies et les ceps chargés de raisins. Au-dessus d'eux s'élèvera un trône
impérial allemand et il projettera sur les provinces de ses voisins une ombre
terrible. » Ces enthousiastes fondaient en une seule et glorieuse image de
héros réformateur et guerrier les traits de Joseph II et ceux de Frédéric II,
« l'unique, l'incomparable ». Mais ils ne se livraient pas tout entiers à ces
élans belliqueux. Souvent aussi, sous l'action de la philosophie française,
c'est à l'humanité tout entière qu'ils voulaient se dévouer. Schiller,
en un des premiers numéros de sa Thalie du Rhin, avait dit : « J'écris comme
un citoyen du monde qui n'est au service d'aucun prince. J'ai commencé par
perdre ma patrie pour l'échanger contre le grand univers. » Et ce
cosmopolitisme animé de liberté se mêlait dans l'âme confuse et ardente des
jeunes Souabes aux rêves de nationalisme héroïque. Ils conciliaient ces
tendances diverses en se figurant que la grande Allemagne rétablie en sa
puissance servirait la cause de l'humanité et de la paix. A peine Schubart,
en 1787, échappe-t-il à la dure captivité de dix ans que lui avait infligée
le despotisme du duc de Wurtemberg, il salue l'espérance, grandissante d'une
Allemagne forte et pacificatrice. Il annonce les jours lumineux, où la libre
Germanie sera, comme elle commence à l'être, « le centre de toute la force
européenne et le haut aréopage qui apaise les différends de tous les peuples
». Dans la
jeunesse des Universités de Wurtemberg et de Souabe, toutes les espérances
mêlées et vastes se répandaient. La Révolution française n'obligea point tout
d'abord ces libres et riches esprits à faire un choix entre leurs tendances,
à opter entre la liberté et la patrie. Car la •Révolution, en ses débuts, fut
à la fois une affirmation de liberté humaine et de paix. Elle abolissait les
tyrannies et les privilèges et condamnait les guerres de conquête. C'est donc
de tout cœur que la jeunesse de l'Université de Tubingue et de l'école
carolienne se donnait d'abord à la Révolution et Schubart, dans sa Chronique
allemande, les y animait. Les étudiants formèrent un vrai club, où les
journaux français étaient lus avec enthousiasme, où des discours enflammés
glorifiaient la liberté. Le voisinage des émigrés qui avaient poussé jusqu'en
Souabe les exaspérait et il y avait des collisions et des duels. Même sous la
discipline militaire de l'école carolienne, les étudiants trouvèrent le moyen
de former un club secret. Les plus brillants d'entre eux, Christophe Pfaff,
Georges Kerner, haranguaient leurs camarades. Ils s'associèrent, le 14
juillet 1790, à la grande fête française de la Fédération ; et, de nuit,
trompant la surveillance de leurs chefs qui n'avaient point prévu un coup
aussi audacieux, ils se rendirent dans la salle ducale du trône. Ils
installèrent sous le baldaquin une statue en plâtre de la liberté, flanquée
des bustes de Brutus et de Démosthène, et ils annoncèrent, en paroles véhémentes,
la fin de toutes les tyrannies. Que la France révolutionnaire était grande
qui faisait ainsi battre les cœurs ! Les
étudiants se risquèrent même à des manifestations publiques. Aux fêtes
figurées données à Stuttgart en l'honneur des émigrés, des membres de la «
Ligue de la liberté » se glissèrent, et une première fois, ils
représentèrent, par une pantomime inattendue et contre laquelle on n'osa pas
sévir, l'abolition de la noblesse. Premier châtiment des émigrés qui, hors de
la patrie qu'ils avaient désertée, trouvaient la moquerie et l'affront. Us
peuvent s'enfoncer au loin, même dans la passive Allemagne, la Révolution est
encore là pour les bafouer. Une autre fois, au cours des fêtes, les jeunes
révolutionnaires brisèrent une urne que portait un de leurs camarades déguisé
en dieu Chronos. Et de l'urne s'échappèrent en abondance des bouts de papier
où étaient inscrites les devises de liberté et des attaques contre les
princes français. Mais si ces ruses et espiègleries audacieuses attestent
l'esprit de révolution qui fermentait dans la jeunesse, elles témoignent
aussi que la Révolution en Allemagne n'était pas un large mouvement public. SCHELLING ET HEGEL Quelle
joie de rencontrer parmi les étudiants de Tubingue, à cette époque et au
premier rang des fervents de la liberté, le jeune Schelling et le jeune Hegel
! Hegel semblait tout absorbé en ce moment par l'étude de la Grèce, dont il
dira plus tard en un discours admirable que, « si la Bible a peint le Paradis
de la nature, c'est la pensée grecque qui est le Paradis de l'esprit ». Il ne
sortait de ce paradis que pour se passionner aux événements de la Révolution
française, à ces affirmations souveraines du droit qui étaient l'affirmation
vivante de l'esprit. Schelling, qui éblouissait déjà l'Allemagne par l'éclat
prodigieusement précoce de son esprit et par la merveilleuse variété de son
savoir, était si ardemment épris de la Révolution, qu'il fut suspecté par les
chefs de l'Université d'être l'auteur d'une traduction allemande de la
Marseillaise qui circulait fâcheusement. Oui,
c'est une joie- de voir à cette heure, sous le rayon de la Révolution, ces
tout jeunes hommes, presque des adolescents, qui donnèrent à la philosophie
allemande toute son audace et toute son ampleur. Quanti furent proclamés les
Droits de l'Homme, Hegel avait vingt ans ; quand retentirent les premiers
accents de la Marseillaise, Schelling avait dix-sept ans. Et loin de moi de
faire à la Révolution française une trop large part dans les futures
hardiesses de leur pensée ! Je sais bien que c'est des sources profondes de
la pensée allemande que jaillirent leurs systèmes. Je sais bien que déjà,
malgré son apparente prudence et sa sobriété intellectuelle, Kant, en faisant
de la pensée la législatrice même de la nature, avait ouvert la carrière à
toutes les audaces. Mais enfin, qui peut douter que l'émotion première du
grand événement qui renouvelait le monde par la pensée n'ait soulevé ces
jeunes esprits ? Comment Schelling ne serait-il pas plus hardi à rechercher
l'unité de l'esprit et de la nature, quand, dans la Révolution, qui d'abord le
passionne, se réalise l'unité du droit et du fait, la pénétration de la
raison et des choses ? Hegel dira plus tard, avec admiration, que la
Révolution française a fait ce prodige de « mettre l'humanité sur la tête »,
c'est-à-dire de donner pour base à la vie réelle les principes mêmes de la
pensée. Et lui-même ne sera-t-il pas ainsi plus audacieux à mettre l'univers
« sur la tête », c'est-à-dire à faire procéder tout le mouvement de la
réalité du mouvement et de la dialectique de l'idée ? La flamme de vie de la
Révolution faisait s'évanouir en ces jeunes esprits ce que la philosophie,
même en Kant, gardait encore de scolastique. C'est bien le monde, c'est bien
l'univers qui appartenait à l'esprit ; et la réalité sociale, tout éclairée
intérieurement du feu de la Révolution, prenait pour ces jeunes dialecticiens
enthousiastes la transparence de l'idée. Ainsi se faisait, en ces creusets
ardents des laboratoires de pensée de Tubingue, la fusion de l'esprit
allemand et de l'esprit français, du profond idéalisme de l'Allemagne et de
l'actif idéalisme de la France. Quand
donc les deux peuples retrouveront-ils, au soiivenir.de ces heures sacrées,
la force de refaire leur union ? Lorsque
la France révolutionnaire étendit à l'Alsace les décrets du 4 août,
lorsqu'elle abolit les droits féodaux des princes allemands possessionnés en
Alsace, lorsqu'elle parut ainsi, allant au-delà de ce que prévoyait le traité
de Westphalie, incorporer décidément l'Alsace à la vie française, les
patriotes allemands les plus ombrageux et les plus fervents ne protestèrent
pas. Il leur eût paru insensé et coupable d'opposer leur patriotisme au progrès
pacifique de la Révolution et de la liberté. Schubart lui-même écrivait : « Devenir
ainsi Français est le plus grand bienfait que puisse imaginer un Allemand qui
croit être libre, quand derrière lui claque le fouet du despote. » Et il
considérait comme le plus grand honneur de sa vie d'être invité, le 14
juillet 1790, à la fête de la Fraternité par les révolutionnaires de
Strasbourg, qui étaient en communication constante avec la Souabe. Mais le
drame de conscience commença pour tous ces hommes en Allemagne, quand ils
durent prendre parti entre les diverses factions qui se disputaient la France
de la Révolution, et quand la propagande révolutionnaire armée aborda les
pays allemands. LES SYMPATHIES GIRONDINES EN ALLEMAGNE Presque
tous ces enthousiastes, amis de la liberté, étaient en quelque mesure
monarchistes. Un des
plus ardents parmi eux, George Kerner, qui était allé à Paris pour être au
centre même des événements, était, au Dix Août, parmi les défenseurs des
Tuileries et du roi. Peut-être un secret instinct les avertissait-il que plus
la Révolution française se développait et poussait loin ses conséquences,
plus l'écart s'aggravait entre elle et la médiocrité des forces
révolutionnaires allemandes. Ils auraient voulu retenir un peu et ralentir «
le char de la Révolution », pour être mieux en état de le suivre. Si
l'Allemagne, pour se conformer à la France, était obligée non seulement
d'abolir les privilèges féodaux et l'arbitraire princier et d'organiser la
représentation nationale, mais encore d'abolir toute royauté et de briser
l'Empire, n'allait-elle pas être accablée sous le poids démesuré de
l'entreprise ? Ne risquait-elle pas aussi de perdre toute chance d'unité en
brisant ce lien de l'autorité impériale qui créait seul encore une certaine
communauté de vie publique ? C'est
sans doute par l'effet du même instinct de prudence que la plupart des jeunes
universitaires de Tubingue et de l'école carolienne étaient de cœur avec la
Gironde contre la Montagne. Sans doute, ils y étaient prédisposés par leurs
relations avec Strasbourg, où le maire Dietrich, suspect dès la fin de 1791 à
la Montagne, avait créé un foyer de Révolution modérée semi-feuillant,
semi-girondin. Us y étaient aussi encouragés par leur jeune camarade Reinhard
qui, précepteur à Bordeaux, était un partisan passionné de la Gironde et
restait en communication avec Tubingue par une correspondance assidue. Et
encore, la culture plus fine, plus brillante et plus étendue (au moins
c'était la légende)
des principaux Girondins éveillait la sympathie des étudiants d'Allemagne,
passionnés pour les lumières. De
loin, et à travers les calomnies de ses adversaires ou le parti pris grossier
de quelques-uns de ses amis, la Montagne pouvait leur apparaître comme un
sans-culottisme grossier, comme la démagogie de l'ignorance. Et ils se
détournaient d'elle. C'est elle aussi qu'ils rendaient responsable de toutes
les violences qui, commentées et amplifiées en Allemagne, y servaient la
cause de la contre-Révolution. Us prenaient au sérieux et ils accueillaient
comme une preuve d'humanité courageuse les tardives et hypocrites
protestations de la Gironde intrigante et rouée contre les massacres de
septembre. Mais surtout l'indécision fondamentale de la Gironde, cette
perpétuelle contradiction des formules hardies et éclatantes et des compromis
prudents répondait à la complication hésitante de l'Allemagne, à son audace
spéculative et à sa timidité pratique. Les
Girondins se seraient accommodés, même à la veille du Dix Août, de la
royauté, à condition de gouverner sous son nom. Après avoir déchaîné les
premiers la guerre extérieure pour intimider la monarchie et la mettre à leur
merci, ils cherchaient à restreindre, à atténuer le conflit de la France
révolutionnaire et du monde ; la peur d'animer les puissances de l'Europe
contre la Révolution n'était pas étrangère, dans l'esprit de Brissot et de
ses amis, aux tergiversations, aux manœuvres subtiles et timides par
lesquelles, en novembre, décembre et janvier, ils cherchaient à éluder la
nécessité terrible de la mort du roi. En cherchant ainsi à gagner du temps
pour eux-mêmes, ils gagnaient du temps aussi pour les révolutionnaires du
dehors, qui n'avaient pas hâte de se prononcer. La politique girondine,
politique de concessions et de compromis, marquait, pour ainsi dire,
l'extrême limite où pouvait atteindre l'effort révolutionnaire général de
l'Allemagne. Et qui sait encore si leur lutte contre Paris, leur conception
souple de l'unité nationale, qui se serait accommodée, non certes d'un
démembrement et d'une dislocation de la patrie, mais d'une fédération
suffisamment centraliste, ne s'harmonisait pas avec la pensée politique de
cette Allemagne sans capitale, qui ne pouvait arriver à l'unité qu'en
resserrant son lien fédératif ? C'est
pour toutes ces raisons que les révolutionnaires de la Souabe, du Wurtemberg,
étaient avec la Gironde. Aussi, à mesure que le crédit des Girondins est
ruiné et que celui de Robespierre et de la Montagne s'élève, les
révolutionnaires allemands commencent à se replier sur eux-mêmes, à se
retirer à demi de la Révolution. La forme politique très nette, et même
brutale, que prend à la fin de 1792 l'intervention de la France
révolutionnaire au dehors, les trouble aussi et les déconcerte. Oui, ils
étaient prêts à suivre, dans la mesure où l'état politique et social de
l'Allemagne le permettait, l'exemple de la France. Oui, cette propagande de
l'exemple, qui laissait à la Révolution allemande naissante ou espérée son
autonomie, et à la nationalité allemande la liberté de conquérir la liberté,
servait en Allemagne le mouvement des idées nouvelles. Mais
quoi ! voici que la France s'avise de proclamer elle-même et d'organiser la
Révolution, au dehors comme au dedans ! Ainsi la liberté est imposée ! C'est
une étrangère qui s'installe despotiquement dans la vieille maison gothique
de l'Allemagne. C'est elle qui abat sans ménagement le vieil édifice et qui
trace le plan de reconstruction sur le type de la France nouvelle. Ô rêveurs
de Tubingue, qui amalgamiez les rêves de nationalisme allemand et de liberté
Universelle, quel trouble d'esprit est le vôtre ! Un demi-siècle après,
Herwegh dira brutalement : « Nous ne voulons pas de liberté étrangère.
Nous ne voulons pas de cette fiancée que les soldats de la France ont tenue
dans leurs bras avant de la conduire à nous. » C'est cette sorte d'orgueil national et de pudeur nationale que les révolutionnaires allemands commencent à éprouver à la fin de 1792. |