L'AGITATION CLÉRICALE C'est
l'attitude de l'Eglise qui commandera celle du roi. Or, l'hostilité de
l'Eglise catholique ne tarde pas à éclater. Déjà chez beaucoup d'évêques et
de prêtres, l'exaspération était grande depuis les lois qui mettaient en
vente les biens d'Eglise. Il leur paraissait qu'en perdant son domaine
foncier, son prestige de propriété, l'Eglise perdait les prises temporelles
dont elle a besoin pour maintenir sa domination sur les esprits. Mais elle
n'osait pas engager directement la lutte sur cette question. Il lui était
trop malaisé de persuader au peuple des campagnes, si ignorant ou si
fanatique qu'il pût être, que la foi était intéressée à ce que des abbés
fainéants, des moines avides détiennent une large part du sol de la France. Mais, à
peine la Constituante eût-elle promulgué la Constitution civile, que prêtres
et évêques saisirent avidement ce prétexte de déclarer que la religion était
compromise. Et ils s'appliquèrent à agiter les consciences, soumises depuis
des siècles à l'empire du dogme. Or, il
est plus facile d'arracher à l'Eglise ses titres de propriété foncière que
d'arracher des âmes les terreurs et les espérances surnaturelles qu'elle y a
longuement enracinées. L'Eglise le savait et c'est là qu'elle porta son
effort, espérant ensuite, par ce détour, retrouver sa propriété. Peu de
jours même avant le vote de la loi, et sous prétexte de mettre les fidèles en
garde, l'évêque de Toulon avait, le 1er juillet 1790, engagé la bataille et
attaqué l'ensemble de la Révolution : « Qu'est-ce
donc, s'écriait-il, que cette régénération qui vous a été solennellement
promise ? Au lieu du bonheur dont vous deviez jouir, je ne vois partout que
désordre, confusion et anarchie. » L'évêque
de Vienne, Lefranc de Pompignan, un curé de la Flandre maritime se prononcent
violemment contre la loi, et l'Assemblée commence à s'émouvoir. Le 30
octobre, la bataille prit soudain de grandes proportions. Les évêques de
l'Assemblée déposèrent sur le bureau une Exposition des principes sur la
Constitution civile du Clergé. C'était une critique sévère de presque
tous les articles. Les évêques protestaient contre la prétention de la
puissance civile de toucher à l'organisation de l'Eglise sans consulter les
représentants de l'Eglise et sans s'inquiéter de leur acquiescement. Et ils
disaient : « Nous avons proposé la constitution d'un Concile national.
Nous avons réclamé, suivant les formes antiques de l'Eglise gallicane, le
recours au chef de l'Eglise universelle (au pape). » « Nous
avons désigné les objets sur lesquels pouvait s'exercer la compétence des
conseils provinciaux. Nous avons déclaré ne pouvoir participer en rien dans
l'ordre des objets spirituels à des délibérations émanées d'une puissance
purement civile (l'Assemblée nationale) qui ne peut pas s'étendre sur la
juridiction spirituelle de l'Eglise. » « Nous
avons réclamé, pour les objets purement spirituels, le recours aux formes
canoniques et, pour les objets mixtes, le concours de la puissance civile et
de la puissance ecclésiastique. Nous avons refusé le serment sur tout ce qui
concerne les objets spirituels dépendant de l'autorité de l'Eglise. Nous
avons enfin demandé que l'Assemblée nationale suspendît l'exécution des
décrets dans les départements, jusqu'à ce que l'Eglise eût manifesté son vœu
par la voix de son chef visible (le pape) ou que les formes canoniques eussent été
remplies. » Les
archevêques de Rouen, de Reims, d'Aix, d'Arles, d'Albi, de Toulouse, de
Bourges, les évêques de Poitiers, de Montauban, de Condom, de Beauvais, du
Mans, de Nîmes, de Rodez, de Limoges, de Montpellier, de Perpignan, d'Agen,
de Chartres, de Laon, de Saint-Flour, de Châlons-sur-Marne, d'Oléron, de
Dijon, de Saintes, de Coutances, de Luçon, de Clermont, d'Uzès, de Couserans,
tous membres de l'Assemblée, avaient signé ce document. C'était le signal de
la guerre générale[1]. En
Vendée, l'évêque de Luçon, M. de Mercy, s'était appliqué plus
particulièrement, dès les premiers jours, à fomenter l'agitation et le
fanatisme. L'Assemblée capitulaire de Luçon adressa en décembre 1790 à
l'Assemblée une pétition très habile où elle affectait de se désintéresser
des biens d'Eglise, où elle affectait aussi à l'égard des protestants,
nombreux dans la région, une demi-tolérance, mais où elle combattait la
liberté des cultes. « Le
Clergé de France, écrivaient les chanoines de Luçon, a été dépouillé
de tous les biens qu'il possédait, nous nous sommes interdit la plainte ;
nous nous sommes tus... Mais de plus grands intérêts nous forcent
aujourd'hui de parler. La Religion, tremblante, éplorée, nous ordonne de
mettre sous les yeux de l'Assemblée nationale ses inquiétudes, ses alarmes...
Jamais l'intention des représentants de la Nation n'a pu être de refuser à la
religion catholique, à l'unique religion de l'empire français, le tribut
d'hommages que depuis quinze siècles lui ont payé avec reconnaissance
toutes les Assemblées nationales qui les ont précédés. La reconnaître pour
la seule religion de l'Etat, interdire tout autre culte public et solennel,
était un devoir prescrit par tous les mandats des provinces... « Cependant
des écrits périodiques répandus avec profusion se sont empressés de publier
que la motion faite dans l'Assemblée de reconnaître la religion catholique
pour la religion de l'Etat, et de lui assurer un culte solennel exclusif,
avait été repoussée. Les termes du décret rendu sur cet objet ont pu laisser
des doutes. Un mot aurait pu fixer toutes les incertitudes et ce mot n'a pas
été dit... « Habitants
d'une province qui fut, pendant plus d'un siècle, le théâtre des querelles et
des dissensions religieuses, qui plus que nous a droit d'en redouter les
tristes effets ? Quelle province du royaume a eu davantage à gémir SUR LES SUITES
TERRIBLES DE LA DIVERSITÉ DES CULTES PUBLICS... La paix, la concorde, un jour plus pur
ont succédé à ces temps funestes, à ces siècles d'horreur. Puisse cette
tranquillité, cette union n'être jamais troublée par une diversité de culte
que nos mœurs ne nous permettent pas d'envisager sans terreur ! « Ah
! loin que nos désirs appellent la punition sur la tête de nos frères
errants, nous volerions, s'ils étaient menacés, nous placer entre eux et les
peines qu'on voudrait leur infliger. Nous applaudissons à tout ce qui a été
décrété pour assurer leur état civil, leur liberté de croire et de penser.
Que les consciences soient libres ; nous détestons toute violence qui
aurait la croyance pour objet ; notre religion dédaigne les hommages forcés ;
celui d'un cœur libre et persuadé est le seul dont elle s'honore... « Mais,
en demandant que personne ne soit traîné malgré lui aux pieds de nos autels,
nous demandons avec non moins d'instance comme citoyens et comme catholiques,
qu'il ne soit pas élevé autel contre autel, et qu'en laissant à tout
particulier la liberté du culte privé ou domestique, l'Assemblée nationale
déclare la religion catholique la seule religion de l'Etat et défende expressément
tout autre culte public et solennel. » C'est
un monument d'intolérance hypocrite et doucereuse. Les chanoines de Luçon
veulent empêcher le retour des guerres de religion entre protestants et
catholiques : et comment ? Est-ce en demandant à la loi de protéger
efficacement la liberté des uns et des autres ? Non, c'est en supprimant pour
les protestants la liberté du culte public. Mais
quel état d'esprit supposent, dans cette province et dans la plupart des
provinces, des manifestations pareilles ! Le clergé avait à se défendre ; la
vente de son domaine était décidée ; les colères contre « les calotins »
commençaient à éclater dans quelques grandes villes ; et, à ce moment même,
le clergé ne craint pas de demander contre le culte protestant des mesures de
rigueur. Et il ose dire, il peut dire que la liberté des cultes provoquera
une agitation sanglante ! Vraiment
oui, la lutte entre l'esprit de la Révolution et l'esprit de l'Eglise est
inévitable, et on devine combien la Constitution civile du clergé va être
exploitée contre la Révolution dans ces provinces de l'ouest dont le sombre
fanatisme catholique était chauffé par les prêtres dès les premiers jours. On
comprend ainsi que la Constituante, malgré la liberté d'esprit philosophique
d'un grand nombre de ses membres, ait cru utile et même nécessaire de
s'arrêter au compromis de la Constitution civile. LE SERMENT DES PRÊTRES L'Assemblée,
pour arrêter cette agitation croissante voulut frapper un grand coup. Elle
avait, à force d'insistance, obtenu du roi la sanction du décret sur la
Constitution civile et sur le serment des ecclésiastiques. Elle se décida à
exiger d'abord de ses membres ecclésiastiques la prestation du serment. Ce
sont les évêques de l'Assemblée qui avaient, de l'Assemblée même, dressé le
signal le plus haut des protestations. C'était
à eux de donner, de l'Assemblée même, à tout le clergé de France, l'exemple
de la soumission à la loi. Et je m'explique mal les reproches adressés à ce
sujet à la Constituante par des hommes comme M. Chassin. Sans doute la
résistance des membres de l'Assemblée à prêter le serment accroîtrait la
force générale de résistance du clergé. Mais les évêques avaient déjà pris
parti. Dans l'Assemblée ou hors de l'Assemblée, ils avaient refusé le serment
et donné à leur refus tout l'éclat possible. Au
contraire s'ils s'inclinaient, s'ils n'osaient pas braver l'Assemblée en
face, la partie était gagnée. Les évêques refusèrent. Seuls, Talleyrand,
évêque d'Autun, et Gobel, évêque in partibus de Lydda, prêtèrent le
serment. Hors de l'Assemblée, trois prélats seulement[2], l'archevêque de Sens, Loménie
de Brienne, l'évêque d'Orléans, Jarente et l'évêque de Viviers, Lafont
Savine, jurèrent sans délai et sans réticence « de veiller sur les fidèles de
leur diocèse, d'être fidèles à la Nation, à la loi et au roi, et de maintenir
de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et
acceptée par le roi ». L'abbé
Grégoire, à la tribune de l'Assemblée, essaya de disculper les préventions
des fidèles et des prêtres contre la Constitution civile. « On ne peut
se dissimuler, dit-il, que beaucoup de pasteurs très estimables et dont le
patriotisme n'est point équivoque éprouvent des anxiétés, parce qu'ils
craignent que la Constitution française ne soit incompatible avec les
principes du catholicisme. « Nous
sommes aussi inviolablement attachés aux lois de la religion qu'à celles de
la Patrie. Revêtus du sacerdoce, nous continuerons de l'honorer par nos mœurs
; soumis à cette religion divine, nous en serons constamment les
missionnaires, nous en serions s'il le fallait les martyrs : mais-après le
plus mûr, le plus sérieux examen, nous déclarons ne rien apercevoir dans la
Constitution civile du clergé qui puisse blesser les vérités saintes que nous
devons croire et enseigner. « Ce
serait injurier, calomnier l'Assemblée nationale que de lui supposer le
projet de mettre la main à l'encensoir. À la face de la France, de l'univers,
elle a manifesté son profond respect pour la religion catholique, apostolique
et romaine. Jamais elle n'a voulu priver les fidèles d'aucun moyen de salut ;
jamais elle n'a voulu porter la moindre atteinte au dogme, à la hiérarchie, à
l'autorité spirituelle du chef de l'Eglise. Elle reconnaît que ces objets
sont hors de son domaine. « Dans
la nouvelle circonscription des diocèses, elle a voulu simplement déterminer
des formes politiques plus avantageuses aux fidèles et à l'Etat. Le titre
seul de Constitution civile du clergé énonce suffisamment l'intention de
l'Assemblée nationale. Nulle considération ne peut donc suspendre l'émission
de notre serinent : nous formons les vœux les plus ardents pour que, dans
toute l'étendue de l'Empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes,
s'empressent de remplir un devoir de patriotisme si propre à porter la paix
dans le royaume et à cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles. » L'effort
de Grégoire était sincère ; mais il démontre l'étendue de la résistance. De
plus, la centralisation catholique était déjà telle, que le janséniste
Grégoire est obligé de protester lui-même que l'Assemblée n'a pas touché à la
religion romaine, à l'autorité spirituelle du pape. Qu'adviendra-t-il le jour
où Rome se prétendra frappée, où le pape proclamera que son autorité
spirituelle est méconnue ? Bien menacé sera le compromis imaginé par les
jansénistes, accepté par les philosophes et approuvé par les politiques.
Soixante-et-un curés députés prêtent le serment aussitôt après Grégoire.
C'était un chiffre important ; mais comme on est loin du mouvement presque
unanime qui emporta le bas clergé à se réunir aux Communes et à voter
l'abolition des dîmes ! Evidemment un grand trouble a saisi une partie des
prêtres. Et à quoi bon méconnaître que plus d'un, assez disposé à faire bon
marché des avantages matériels, hésita à la pensée de compromettre la foi
dont il était le gardien ? Le
soulèvement religieux eût été plus facile à vaincre s'il n'y avait eu que
cupidité et parade. La sincérité passionnée et parfois héroïque d'une partie
des prêtres et des fidèles fit la force de la résistance ; et comment des
âmes habituées aux terreurs du mystère n'imagineraient-elles point que tout
ce qui modifie la Constitution même extérieure de l'Eglise risque au moins
d'effleurer le dogme obscur qui réside en elle ? Précisément
parce qu'il est mystérieux on ne sait au juste jusqu'où s'étend sa sphère ;
et quel drame pour ces consciences de prêtres se demandant si elles
n'empiétaient pas sur le divin ! et ne recueillant, dans l'ombre où elles
étaient accoutumées, que des réponses incertaines et de flottantes lueurs !
L'Assemblée s'impatiente, et, le 3 janvier 1791, sur la proposition de
Barnave et de Lameth, elle décide que si le lendemain les ecclésiastiques ou
fonctionnaires publics n'en ont pas fini avec la formalité du serment, ils
seront déchus. Le
lendemain, vingt-trois membres de l'Assemblée, tous curés, prêtent le
serment. Le 6, Barnave demande que ceux qui n'avaient pas encore juré, soient
interpellés nominativement par le Président. L'évêque d'Agen monte à la
tribune et déclare qu'il ne jurera pas. Leclère, curé de la Combe, député du
bailliage d'Alençon, dit qu'il est enfant de l'Eglise catholique et qu'il ne
peut jurer. Couturier, curé de Senlis, ne veut jurer qu'avec réserve.
L'évêque de Poitiers dit : « Je ne veux pas déshonorer ma vieillesse en
prêtant le serment ». (Voir Robinet). L'Assemblée,
irritée, décide enfin sur une nouvelle motion de Barnave, que tous ceux,
évêques ou curés qui n'ont point juré soient déchus et que leurs sièges
soient déclarés vacants. En
fait, c'était appeler du clergé, à demi réfractaire, au pays. La bataille
était incertaine encore : ou même l'Assemblée pouvait espérer, à cette date,
qu'elle aurait raison du mouvement. Si les élections se faisaient partout ou
presque partout paisiblement, si partout il y avait des candidats
constitutionnels et assermentés aux fonctions de curé ou d'évêque, la
résistance des réfractaires se lasserait sans doute, et la Révolution aurait
échappé au plus grand des dangers. Le
mouvement fut d'abord très mêlé et très incertain. Il est difficile, faute de
documents authentiques, de savoir quelle fut la proportion exacte des jureurs
et des non jureurs, des assermentés et des insermentés. A Paris, il semble
bien que la moitié au moins des prêtres aient prêté le serment[3] ; et presque partout, surtout
dans les campagnes, la proportion fut plus élevée. Et non seulement, un grand
nombre de prêtres acceptaient la Constitution civile et assuraient la
continuation du culte dans les conditions fixées par l'Assemblée, mais ces prêtres
constitutionnels faisaient, à l'exemple de Grégoire, un véhément effort pour
ramener à eux les « réfractaires ». Eux-mêmes
tâchaient de donner à leur serment le plus de retentissement et d'éclat. Après
l'avoir prononcé devant l'Assemblée électorale, ils désiraient souvent
qu'avis en fût donné à l'Assemblée nationale elle-même. Des chanoines du
chapitre de Paris ayant attaqué la Constitution civile, beaucoup de leurs
confrères adressèrent immédiatement une protestation à la Constituante, le 7
janvier 1791 : « Nous soussignés, prêtres, diacres, sous-diacres,
ci-devant bénéficiers de l'Eglise métropolitaine de Paris, sous les titres de
chanoines de Saint-Denis-du-Pas, de Saint-Jean-le-Rond et vicaires de
Saint-Aignan, de plus les musiciens clercs de cette église, après avoir pris
connaissance d'une protestation des ci-devant chanoines et chapitres, et, en
outre, d'une déclaration par eux faite aux officiers municipaux de cette
ville, lors de l'apposition des scellés sur les effets mobiliers de ladite
église : désirant autant qu'il est en nous demeurer fidèles au serment
civique que nous avons prêté avec tous les Français, montrer de la manière la
plus solennelle notre entière soumission aux lois décrétées par l'Assemblée
nationale, acceptées par le roi, et spécialement à la Constitution civile du
clergé, déclarons désavouer authentiquement toutes protestations ou
déclarations réelles ou supposées, secrètes ou publiques sous le nom de
Chapitre de Paris ; reconnaissons que l'Assemblée nationale a eu le bon droit
de décréter, et le roi de sanctionner et faire exécuter comme loi,
obligatoire pour tout ecclésiastique citoyen, ladite Constitution civile du
clergé de France ; que nous sommes disposés à prononcer le serment exigé des
fonctionnaires ecclésiastiques de la Nation sans y être portés par d'autres
motifs que ceux de la conscience, de la raison, de la justice et de l'amour
de la Patrie ; en foi de quoi nous avons signé la présente déclaration : « Feray,
prêtre, ci-devant chanoine de Saint-Denis-du-Pas ; Larsonniér, prêtre,
ci-devant premier vicaire de Saint-Aignan ; Damaz, prêtre, ci-devant chanoine
de Saint-Jean-le-Rond ; Merlin ; diacre, ci-devant chanoine de
Saint-Denis-du-Pas ; Bauweur, musicien ; Devillicer, clerc ; Pinard, clerc ;
Goutte, sous-diacre, ci-devant chanoine de Saint-Jean-le-Rond ; Messier,
clerc de matines ; Duncon, diacre, ci-devant chanoine de Saint-Jean-le-Rond ;
Cornu, clerc ; Hurez, clerc. » J'ai
reproduit ce document, cité par Robinet d'après les archives parlementaires,
pour montrer l'effervescence extraordinaire du monde ecclésiastique ; toute
paroisse, toute institution cléricale était divisée contre elle-même, et
l'esprit de la Révolution était si puissant, l'appel à la force populaire,
même pour instituer les ministres du culte, avait tant de grandeur que même
cette Eglise, la négation vivante de la pensée révolutionnaire, était, en
partie au moins, entraînée. H y a
une vigueur d'accent étonnante et une évidente sincérité dans le discours de
l'abbé Thomeret, curé de Noisy-le-Sec : il conduisait à l'Assemblée
électorale du département de Paris, une délégation civique du canton de
Pantin, et ah nom des délégués, il parla ainsi, le 7 janvier 1791 : « Messieurs,
nous venons avec confiance au milieu de vous, persuadés que votre génie
accueillera favorablement notre simplicité. « Nous
venons vous offrir l'hommage de nos vœux fraternels, vous applaudir au nom du
peuple, sur les juges intègres que vous lui avez donnés, nous réjouir
d'avance des administrateurs que votre sagesse nous prépare, vous exprimer
enfin combien nous sommes honorés et attendris de la communication et de la
lecture de votre adresse à l'Assemblée nationale « Un
regret s'est mêlé à notre reconnaissance, nous aurions désiré qu'en
dénombrant les bienfaits de votre immortelle Constitution, vous eussiez fait
une mention expresse de ceux qu'elle a répandus abondamment sur les
campagnes. Votre dessein fut peut-être de nous ménager à nous-mêmes une
occasion touchante de manifester nos sentiments. « De
toutes les classes sociales, le peuple agriculteur était le peuple le plus
outragé par nos anciennes lois ; de toutes les classes sociales, le peuple
agriculteur est le plus favorisé par les lois nouvelles. « Nous
les bénissons dans nos chaumières qui vont s'embellir ; nous les bénissons
dans nos champs qui vont prospérer ; nous les bénissons dans nos temples qui,
témoins jusqu'ici de nos calamites, vont l'être enfin de notre bonheur. « Devenus
citoyens libres et armés, la tyrannie a perdu l'espérance de nous reconquérir
; mais elle gardait celle de nous tromper. Elle nous dépeignait nos
législateurs sous des traits odieux et la Révolution sous un aspect sinistre.
Le bien que nous recueillons efface, anéantit le mal que l'on nous annonce ;
nous voyons approcher la moisson et s'éloigner l'orage. « Ne
pouvant plus nous opprimer ni nous séduire, que fait à présent une
aristocratie au désespoir ? Elle nous calomnie. « Oui,
Messieurs, elle annonce à la France, elle répète aux étrangers, que les
habitants des campagnes ont reçu les bienfaits de la législation mais qu'ils
rejettent ses décrets. « Les
insurrections villageoises, que ces perturbateurs publics ont suscitées
eux-mêmes, ont donné à la Patrie des moments de terreur et à la haine un
horrible triomphe. Il n'a pas duré. Bientôt ont paru à découvert le zèle
imposteur qui conduisait des égarés et le zèle véritable qui ramenait des
patriotes, et la Nation instruite a séparé les monstres d'avec les
imprudents. « Plus
près de la lumière, puisque nous sommes plus voisins de la Capitale, nous
n'avons point cédé à des impulsions perfides ; notre conduite a signalé notre
civisme ; invariables dans nos principes, inébranlables dans notre fidélité,
en un mot, constitutionnels de cœur et de fait, pour ajouter un bon exemple à
tant d'exemples solennels, nous déclarons et nous jurons : « 1°
Que nous sommes attachés à l'observation exacte de nos devoirs autant qu'à la
conservation entière de nos droits : l'une est la charte primitive et l'autre
est le décalogue naturel. « 2°
Que nous ne séparons point dans nos cœurs ce qui est inséparable dans
l'empire français, la Constitution monarchique de la Constitution populaire,
et qu'après d'excellentes lois le premier don du Ciel nous semble être un
excellent monarque ; Louis XVI n'a pas créé la Constitution, mais il semble
avoir été créé pour elle ; « 3°
Que nous plaçons au premier rang des vertus chrétiennes cette tolérance
charitable, cette fraternité évangélique, cette subordination religieuse,
établie par le fondateur du christianisme, prêchée par les apôtres de la foi,
renversée par d'ambitieux pontifes et rétablie enfin par nos législateurs,
qui ont retrouvé la religion quand on la croyait perdue ; « 4°
Que nous sommes également résolus à payer et à faire payer les contributions
imposées par la loi, et réparties par la justice, comme une dette religieuse,
comme un contrat civique, comme un patrimoine national ; « 5°
Que nous favoriserons de toutes nos forces, ainsi que de toute notre
docilité, la circulation des blés, non moins indispensable au monde que la
circulation des airs et la circulation des fleuves ; « 6°
Que nous respecterons les propriétés jusque dans les débris féodaux ; que
nous serons soumis à la magistrature, autant qu'indépendants d'une vaine
noblesse, et que désormais nous regarderons l'homme inutile comme le seul
être ignoble, et l'homme bienfaisant comme le seul noble réel ; « 7°
Et enfin que nous ne quitterons jamais nos armes, nos instruments de liberté,
pas plus que ceux de la culture ; mais que nous ne les tournerons jamais
contre la Patrie, jamais contre la loi, jamais contre l'ordre public. Nous
voulons conserver la liberté des hommes et non pas imiter la liberté des
tigres et celle des brigands. « Nous
déposons dans votre sein, Messieurs, le serment de nos cœurs ; nous avons
applaudi vos sentiments ; daignez approuver les nôtres. » Bien
suggestives sont ces démarches, ces paroles du Clergé révolutionnaire. Les
prêtres, dans plusieurs campagnes subissaient évidemment l'entraînement
général. Comment
auraient-ils pu persuader à leurs fidèles que la Révolution était diabolique
du moment où par l'abolition des dîmes et des plus humiliants des droits
féodaux, par l'abolition des impôts odieux comme la gabelle, et du droit
exclusif de chasse du noble ; elle améliorait et relevait la condition du
paysan ? Le
prêtre pouvait-il dire à ces paysans que la Révolution qui était son amie
était l'ennemie de Dieu ? Il était ainsi conduit à chercher lui-même la
conciliation de son antique foi et du grand mouvement populaire. Ainsi,
bien que la Révolution procédât à la fois d'une croissance économique
bourgeoise qui n'avait rien de religieux et d'une philosophie générale qui
était la négation même du christianisme, elle obligeait le prêtre, par les
bienfaits dont elle comblait les paysans, à chercher et à reconnaître en elle
un caractère divin. Elle l'obligeait à rapprocher, dans son interprétation
religieuse du monde, des sentiments naturels et humains, la charte primitive,
le décalogue naturel. Grand
sujet de méditation pour nous tous. Et nous aussi, républicains socialistes,
nous rencontrons aujourd'hui devant nous l'Eglise contre laquelle la
Révolution bourgeoise eut à lutter il y a plus d'un siècle. Elle
est puissante encore, et dans toutes les classes ; elle ralentit nos progrès
; et si soudain l'évolution socialiste s'accélérait en Révolution, si le
prolétariat saisissait le pouvoir ou une grande partie du pouvoir, c'est sans
doute l'Eglise qui deviendrait le centre de la résistance ; et peut-être
pourrait-elle refouler encore pour un demi-siècle, pour un siècle même, le
mouvement ouvrier comme en juin 1848, comme en mai 1871. Il
serait insensé de croire que la seule violence suffise à la déraciner ; elle
a enfoncé trop profondément sa puissance dans les habitudes, les préjugés,
les affections, et s'est par un long effort que nous diminuerons ses prises
sur le monde. La
Révolution bourgeoise eut contre l'Eglise deux grandes forces, la force de la
science et de la philosophie qui ne s'était communiquée qu'aux esprits les
plus libres de la bourgeoisie, et la force des bienfaits immédiats assurés
par elle aux paysans. « Nous
vous bénissons dans nos chaumières qui vont s'embellir, dans nos champs qui
vont prospérer. » Et
nous, nous devons, par un effort passionné d'instruction et d'éducation
populaire, éveiller la raison, la pensée libre dans le prolétariat des champs
et des villes ; nous devons aussi, dès maintenant, par un plan méthodique de
réforme et d'organisation, par la coopération agricole, par l'institution de
la grande propriété paysanne, communale ou coopérative, régie par des
syndicats d'ouvriers ruraux, préparer les campagnes à recevoir sans
étonnement et sans effroi, au jour décisif de la Révolution libératrice, le
bienfait du communisme. S'il
n'y était point préparé, le paysan verrait sa ruine peut-être dans ce qui
sera son salut, et il faudrait, perdre à acclimater son esprit aux nécessités
du régime nouveau, le temps que la Révolution, sous peine de périr, devrait
consacrer à l'organisation et à l'action. Ce qui
a sauvé la Révolution bourgeoise c'est que dans beaucoup de paroisses les
paysans ont pu dire à la contre-Révolution dès les premières semaines
: « Des charges pesaient sur moi, j'en suis libéré. » Pour
que la Révolution communiste puisse de même dans les campagnes, neutraliser
d'emblée, au moins en partie, l'action funeste du prêtre, il faudra aussi que
dès les premières semaines, les travailleurs du sol puissent dire : « Nous
étions au service de la bourgeoisie oisive, de la finance, des nobles ;
maintenant, c'est nous qui, sous la forme coopérative, communale et
syndicale, possédons le sol : le communisme nous a délivrés. » Mais
les paysans ne pourraient parler ainsi et obliger le prêtre au silence, si
dès les premiers jours, ils n'avaient pas compris. Donc nous tous
socialistes, dans la période peut-être longue encore, d'inévitable
préparation qui précède toujours dans l'histoire les grandes transformations
révolutionnaires, appliquons-nous dès aujourd'hui à faire pénétrer dans les
campagnes des germes, des ébauches du communisme. La
Révolution mûrira soudain ces germes, complètera et amplifiera ces ébauches,
sans que le paysan soit, une minute, déconcerté ; et les travailleurs des
campagnes, même s'ils sont encore chrétiens et superstitieux, pourront
opposer un argument immédiat aux manœuvres sournoises et violentes de
l'Eglise, alliée et servante de la propriété bourgeoise. Ce qui subsistera
alors de foi ou d'habitude chrétienne pourra s'éteindre ainsi doucement,
comme une flamme sans nourriture, et leur libération économique ne coûtera
pas aux paysans les terribles et inutiles souffrances des déchirements
religieux. LES PRÉTRES RÉVOLUTIONNAIRES C'est à
coup sûr à la reconnaissance passionnée d'une partie des paysans pour ses
premiers bienfaits, que la Révolution bourgeoise a dû le concours
enthousiaste de quelques prêtres de campagne ; l'ardeur révolutionnaire de
leurs « fidèles » s'était communiquée à eux. Ecoutez le véhément
langage du curé de Crosnes, Pierre-Guillaume Berthou, ancien maire de ladite
paroisse, puis électeur et administrateur du district de Corbeil. Avant de
prêter serment, le 30 janvier 1791, il parle ainsi : « Si
les enfants d'une même patrie, les membres d'une même famille regardent comme
un jour de fête celui où ils sont invités à renouveler et à resserrer
l'alliance protectrice de leur commune félicité, avec quelle délicieuse
ivresse ce sentiment ne doit-il pas se répandre dans l'âme d'un prêtre
citoyen ? « Vous
savez, mes frères, et je n'ai pas besoin de vous le dire, vous savez combien
je chéris notre admirable Constitution ; vous connaissez mon application
à en méditer la doctrine, et mon zèle à en suivre les progrès, et mon courage
à venger ses droits et ma persévérance à étendre ses conquêtes ; vous avez
été les témoins assidus et de mes déplaisirs, quand elle est menacée, et de
ma joie, quand elle triomphe. Vous avez pu vous convaincre qu'elle était
pour moi une seconde religion ; parce que le Dieu créateur de la bienfaisante
liberté, de la douce égalité, de l'aimable fraternité, de la justice
universelle, ne mérite pas moins notre culte que l'auteur et le consommateur
de notre foi. « Aussi
dans cette dernière agression d'un sacerdoce inquiet pour ses prérogatives
encore plus que pour ses autels, dans ce torrent de déclamations calomnieuses
contre la nouvelle organisation que nos représentants ont décrétée, dans
cette rébellion des ministres de toutes les classes contre la souveraineté
nationale, dans ces divorces fréquents et scandaleux entre les pasteurs et
leur troupeau, je suis bien sûr que vous n'avez cessé de me compter au
nombre des plus intrépides défenseurs de la chose publique et de
l'incorruptible patriotisme. Non, vous n'avez pas craint, un seul instant,
que l'aîné de la famille consentît à déserter la maison commune, à trahir la confiance
de ses frères, à flétrir les honneurs civiques de maire, d'électeur et
d'administrateur qui lui avaient été décernés. « Le
serment solennel que je vais déposer entre vos mains ne saurait donc être
autre chose que l'expression sincère, l'expression constante de mes vœux, de
mes sentiments, de mes travaux, de ma conscience et de ma conduite. « Et
que prétendent ces lévites abusés ou conspirateurs ? Est-ce à la Constitution
qu'ils en veulent ? Elle est invincible. Est-ce après leurs anciennes
jouissances qu'ils soupirent et se précipitent ? Leurs efforts sont aussi
vains que leurs regrets. Est-ce autour de l'arche sainte qu'ils se réunissent
? Elle n'a pas besoin de leurs boucliers. Est-ce l'économie évangélique qui
les éveille et leur met des armes à la main ? Quel délire !... Par quel
étrange contraste les disciples d'uh Dieu qui a fondé son Eglise sur la
pauvreté, l'humilité, la charité, le renoncement à soi-même, la soumission au
souverain et à ses lois, la fuite de ce que le monde préconise, la pratique
de ce qu'il dédaigne, affectent-ils aujourd'hui une fastueuse opulence, une
ambitieuse domination ? « Docile
aux leçons et aux exemples de mon divin maitre, guidé par les pures et vives
lumières qui jaillissent des sources apostoliques, pénétré des nobles
sentiments et des sublimes vérités qui illustrèrent cet âge justement nommé
l'âge d'or du christianisme, pourrais-je être ébranlé par les
raisonnements hypocrites de l'orgueil, de la cupidité, par les arguments
subtils de la scholastique ? Pourrais-je écouter des traditions profanes
incertaines, ennemies du genre humain ? « Bien
convaincu que le but de la société, même religieuse, est de procurer
l'avantage de ceux qui sont gouvernés et non de ceux qui gouvernent,
pourrais-je ne pas reconnaître et publier hautement que l'Assemblée nationale
a usé de son droit en extirpant l'ivraie qui couvrait le champ du Seigneur,
en moissonnant ce monstrueux assemblage d'abus et de prévarications qui le
rendaient tout à la fois informe et stérile, en ramenant les pasteurs à
l'ordre primitif, en adaptant le régime ecclésiastique à toutes les
institutions de l'Empire, en faisant concourir au système du bonheur public
l'Evangile et la liberté ? » C'est
comme un écho des foudroyants éclats de Luther. Les prêtres, comme on le voit
par l'exemple du curé Berthou, étaient pris dans le mouvement révolutionnaire
par un curieux engrenage. D'abord, sous l'ancien régime, la communauté de
souffrances, de servitude et d'humiliation avait rapproché du peuple, des paysans
surtout, le bas clergé. Les curés avaient aidé à la confection et à la
rédaction des Cahiers dirigés contre les grands seigneurs laïques et les
grands seigneurs d'Eglise. Plusieurs de ces curés, comme le curé Berthou,
comme tous ces prêtres dont M. Guillemaut a relevé le nom dans son histoire
du Louhannais, furent appelés aux fonctions publiques par le suffrage
populaire : maires, administrateurs. Allaient-ils, soudain, quand parut la
Constitution civile, rebrousser chemin ? Elle leur apparut, et non sans
raison, comme la suite de tout le mouvement où ils étaient engagés, et,
soutenus d'ailleurs par des souvenirs du jansénisme, lequel n'avait point
dédaigné le cartésianisme, ils se firent une sorte de philosophie religieuse
semi-rationaliste. Le curé
Berthou a deux religions, la religion de l'Evangile, la religion de la
liberté. Oui,
combinaison fragile : mais qu'on se figure que dans un grand nombre de
paroisses retentissaient ces appels des prêtres jureurs en faveur de la
Révolution. Qu'on se rappelle qu'au même moment et au plus fort des luttes
passionnées soulevées dès le début par la Constitution civile, avaient lieu
les ventes des biens d'Eglise, qu'une prédication unanimement hostile du
clergé aurait peut-être empêchées, on comprendra les services que la
Constitution civile, divisant l'armée d'Eglise, rendit à la Révolution en lui
permettant de gagner du temps. Mais
l'opposition était déjà formidable. Beaucoup de prêtres refusaient le
serment. Ils entraînaient à leurs offices une partie des fidèles. Les prêtres
non jureurs raillaient avec âpreté les cérémonies nouvelles d'élection et
d'investiture semi-chrétienne, semi-laïque : « On
avait, dit l'un d'eux, placé dans l'église Notre-Dame, entre les autels de la
Sainte-Vierge et de Saint-Denis, un peu en avant, un autel à l'antique, élevé
sur deux ou trois marches, de forme carrée, de trois pieds et demi de hauteur
et de trois pieds de largeur et de profondeur. « Cet
autel était orné d'une corniche et décoré de peintures sur les trois faces :
à celle de devant, était une couronne de chêne, renfermant en inscription :
Dieu, la loi, le roi. A la face droite, qui était du côté de l'autel de la
Sainte-Vierge, on voyait une couronne civique semblable à la première, qui
environnait une massue surmontée du bonnet de la liberté. A la face gauche,
un faisceau d'armes était entouré d'une couronne semblable. Aux deux côtés
étaient deux candélabres ! « Le
tout paraît avoir été fourni par les Menus, et tiré de la décoration
d'Iphigénie ! « M.
Bailly, maire, était accompagné, le 16, de MM. Hourmel et Tassin, banquiers,
de la religion prétendue réformée. « Quelle
jouissance pour eux de voir cette foule de prêtres et de moines qui les
environnaient se rapprocher de cette réforme repoussée avec horreur depuis si
longtemps ! Il faut avouer que les Remit et les Barnave ont bien mérité de
leur secte. Mais nous en verrons bien d'autres, Français. » Oui, et
ils en avaient déjà bien vu d'autres au temps où c'étaient les maîtresses du
roi Louis XV qui disposaient, en somme, des bénéfices et des évêchés. Mais ce
qui était plus grave que ces railleries, c'est que les prêtres non jureurs
essayaient de démontrer aux croyants que les nouveaux évêques, les nouveaux
curés n'étaient pas régulièrement investis, qu'ils n'étaient que des
usurpateurs sans autorité, et que les sacrements administrés par eux étaient
sans effet ou même étaient une parodie sacrilège. Cela jetait un trouble
immense. En
Vendée, comme on le voit dans l'admirable recueil de documents publié par M.
Chassin, la résistance prend dès le début des allures de guerre civile et
religieuse. A
Fontenay-le-Comte, le 21 janvier 1791, les prêtres de la ville déposent à la
mairie un cahier où leurs déclarations étaient résumées en cette formule : «
Je jure d'accepter la Constitution, excepté dans les droits qui dépendent de
l'autorité spirituelle. » L'Assemblée
nationale avait exigé le serment « sans préambule, explication, ni
restriction ». La
municipalité de Fontenay-le-Comte, quoiqu'assez disposée à transiger, ne put
donc accepter la formule restrictive des prêtres : un seul des trois curés,
celui de la paroisse de Saint-Nicolas se soumit. Le doyen de Notre-Dame,
Bridault, le curé de Saint-Jean, Sabeurand, refusèrent le serment et
expliquèrent leur refus devant le peuple en des prédications passionnées. Les
autorités civiles timides, hésitantes, ne sévirent point, et l'ébranlement se
propagea. D'ailleurs elles n'avaient pas en mains de moyens légaux de
répression. LA MANŒUVRE NOBILIAIRE Dès que
les nobles de l'ouest virent ce commencement de rébellion cléricale, ils
espérèrent en tirer profit pour la contre-Révolution. Ils affectèrent soudain
des préoccupations religieuses auxquelles la noblesse voltairienne du XVIIIe
siècle avait été jusque-là étrangère. Ils essayaient de piquer d'honneur les
curés. « On verra maintenant, criaient hobereaux et demoiselles, si les
curés seront assez impies pour renoncer à la cause de Dieu. » Les
nobles se pressaient dans les églises pour manifester impunément sous le
couvert de la religion, pour obliger les curés à se compromettre, à s'animer,
sous l'influence de l'auditoire contre-révolutionnaire qui les inspirait et
les jugeait. Un
observateur contemporain, Mercier du Rocher, écrit dans ses notes : « Les
églises, presque vides naguère, se remplissaient à tous les offices de
ci-devant nobles qui avaient passé leur vie dans la débauche la plus
effrénée, s'approchant souvent des sacrements, eux qui avaient dans tous les
temps traité ces cérémonies de farces ridicules. » Comme
des incroyants entrent dans une église pour s'abriter d'un orage, soudain les
nobles y entraient pour s'abriter de la Révolution. Les
révolutionnaires, les patriotes n'avaient pas d'abord pris parti, ils
avaient, au début ; tenté de dire, avec un certain dédain : Querelle de
prêtres, comme on disait : Querelles de moines ; et leurs femmes, menées par
l'habitude, les conduisaient aussi bien à la messe du non jureur qu'à celle
du jureur et quelquefois de préférence. Mais
quand ils s'aperçurent que les offices célébrés par les non jureurs
devenaient de véritables rassemblements de guerre civile contre la Révolution,
ils se portèrent en masse aux offices des prêtres constitutionnels. L'évêque
de la Rochelle, de Coucy, chapelain de la reine, se jeta passionnément dans
la lutte. L'essentiel,
pour l'Eglise réfractaire, était de maintenir en fonction les prêtres
insermentés, et de les aider à vivre, leur traitement supprimé, sans demander
aux paysans le moindre sacrifice. Si la
Vendée fut, à quelques égards, un mouvement « populaire », si de simples
paysans, de simples artisans y jouèrent un grand rôle, ce fut un mouvement
d'égoïsme populaire, d'égoïsme paysan. Prendre de toute main et ne rien
donner, sera la véritable politique des masses paysannes vendéennes, aucun
haut esprit de sacrifice n'était en elles, et si elles risquaient parfois
leur vie, c'était pour des avantages matériels, qui valaient à leurs yeux
plus que la vie. Les
grands chefs du mouvement comprirent bien qu'il fallait ménager d'abord et
exploiter ensuite ce fond et ce tréfond d'égoïsme. Ils se gardèrent bien de
faire appel à la bourse des paysans en faveur des prêtres. C'est l'évêque qui
se procura, sous forme d'avance sur les revenus de son évêché, soixante mille
livres. Les nobles s'engagèrent à assurer le traitement des réfractaires. Les
missionnaires et les sœurs de Saint-Laurent-sur-Sèvres, qui parcouraient sans
cesse l'ouest, continuèrent, il est vrai, à quêter, mais ils assuraient aux
paysans qu'il fallait organiser des caisses de secours et de propagande pour
défendre le pays contre les révolutionnaires. Ils commençaient à leur
inoculer l'idée que la Vendée devrait se suffire, vivre de ses ressources et
refuser son concours à la Nation. Une fermentation aigre et basse de
fanatisme et d'égoïsme se propageait. LES BREFS DU PAPE Mais un
nouveau coup retentissant allait être porté par l'Eglise à la Révolution. Le
pape prenait parti. Le 10 mars 1791, il adressait à son Eminence, M. le
cardinal de la Rochefoucauld, M. l'archevêque d'Aix et aux autres archevêques
et évêques de l'Assemblée nationale de France, un bref où il condamnait
violemment la-Constitution civile. Il prétendait que l'Assemblée s'était
attribué la compétence et la puissance spirituelles. Il affirmait que la
consécration canonique instituée par elle sans l'intervention de la papauté
n'avait point de valeur. Il protestait contre la dissolution des ordres
religieux. Il protestait aussi violemment contre la saisie des biens
d'Eglise. Et il contestait ainsi, il niait toute la Révolution. Son
bref du 15 avril était une condamnation nouvelle de toute l'œuvre
révolutionnaire. Et de plus le pape y déclarait nettement les élections des
prêtres constitutionnels illégitimes, leur consécration sacrilège, et suspens
de toutes fonctions ecclésiastiques, les consacrés et les consécrateurs.
C'était la proclamation officielle du schisme. On
devine le parti que les évêques réfractaires allaient tirer des brefs du
pape. Pourtant le pape allait plus loin que les tacticiens de la
contre-Révolution ne l'auraient désiré. Dans un
consistoire secret du 7 mars il n'avait pas seulement attaqué la Constitution
civile. Il avait dénoncé comme impie, la liberté accordée par la Révolution
aux non catholiques. C'est
la tolérance même qu'il condamnait comme diabolique, et ce sentiment perçait
dans le bref du 10 mars. De
plus, il paraissait imprudent aux évêques réfractaires de condamner
ouvertement la vente des biens d'Eglise et d'animer ainsi contre les
réacteurs tous les acquéreurs déjà nombreux de biens nationaux. C'est ce que
le rusé évêque de Luçon, de Mercy, indique bien dans sa lettre du 27 mars, à
Monsieur Noirot, curé de Sallertaine, par Challans (Bas-Poitou). « J'ai
baigné de mes larmes, mon cher curé, votre lettre et la déclaration qu'elle
contenait, j'en ai répandu de joie sur ceux de vos confrères que j'ai vus
soussignés, et de douleur sur ceux qui se sont séparés de vous. Espérons que
bientôt ils reconnaîtront leur erreur et que nous les verrons revenir à
l'unité. « Je
ne reviens pas de la désertion de tous les prêtres de l'île de Noirmoutier,
jamais ma confiance ne fut plus cruellement trompée. Mais il s'en faut que je
les regarde comme perdus pour moi et pour l'Eglise ; ils nous reviendront,
j'en suis sûr, je le demande avec de trop vives instances au Père des
miséricordes ; ils verront et vous verrez avec eux le bref que le pape vient
d'adresser à Monsieur l'archevêque de Sens, et ils nie douteront plus de la
façon de penser du chef de l'Eglise, ils se convaincront qu'il est uni de
sentiments avec les évêques de France, et que la doctrine que nous avons
annoncée et défendue est véritablement celle de l'Eglise. « Le
pape a enfin répondu au roi et aux évêques de l'Assemblée qui ont signé
l'exposition des principes, et jamais notre doctrine ne fut plus
solennellement canonisée. « Mais
le bref, extrêmement volumineux, renferme des dispositions qui, dans les
circonstances pourraient avoir des inconvénients ; d'ailleurs il a été fait
dans un moment où les choses étaient bien différentes de ce qu'elles sont
aujourd'hui, et peut-être que par prudence nous ne le publierons pas avant
d'avoir proposé au chef de l'Eglise nos observations et qu'il se soit
expliqué sur les circonstances du moment. » Le bref
du pape n'eut pas sur l'ensemble du clergé l'effet foudroyant qu'on pourrait
imaginer. Le jansénisme avait depuis un siècle habitué le clergé à lutter
contre Rome, à ruser avec la papauté, à n'accepter ses décisions et
communications qu'avec toute sorte de restrictions, de commentaires et de
chicanes. Les
prêtres assermentés contestèrent l'authenticité de la Bulle papale, ils
prétendirent en tout cas que le pape n'avait pas qualité pour toucher au
temporel. Notamment
les deux évêques que le pape avait pris personnellement à partie, le cardinal
Loménie, archevêque de Sens, ancien contrôleur général des finances, et
l'évêque d'Autun, Talleyrand-Périgord, ne se soumirent pas. L'évêque
de Sens écrivit au pape une lettre assez fière : « Très-Saint-Père, j'ai
prié le Nonce de faire parvenir à Votre Sainteté mes premières
représentations sur le bref qu'elle m'a adressé et sur son étonnante
publicité, mais je dois à mon honneur une dernière réponse et je m'en
acquitte en remettant à Votre Sainteté la dignité qu'elle avait bien voulu me
conférer ; les liens de la reconnaissance ne sont plus supportables pour
l'honnête homme injustement outragé. « Quand
Votre Sainteté a daigné m'admettre dans le Sacré Collège, je ne prévoyais pas
que pour conserver cet honneur il fallut être infidèle aux lois de mon pays,
et à ce que je crois devoir à l'autorité souveraine. « Placé
entre ces deux extrémités de manquer à cette autorité ou de renoncer à la
dignité de Cardinal, je ne balance pas un moment, et j'espère que Votre
Sainteté jugera, par cette conduite mieux que par d'inutiles explications, que
je suis loin de ce prétendu sacrilège d'un serment extérieur, que mon cœur
n'a jamais désavoué ce que ma bouche prononçait, et que si j'ai pu ne pers
approuver tous les articles de la Constitution civile du clergé, je n'en ai
pas moins toujours été dans la ferme intention de remplir l'engagement que
j'avais contracté d'y être soumis, ne voyant rien dans ce qu'elle m'ordonne
de contraire à la foi ou qui répugne à ma conscience. « Je
devrais peut-être, Très-Saint-Père, répondre aux autres reproches contenus
dans le bref de Votre Sainteté, car, si je ne lui appartiens plus comme
cardinal, je ne cesse pas comme évêque de tenir au chef de l'Eglise et au
père commun des fidèles, et, sous ce rapport, je serai toujours prêt à lui
rendre raison de ma conduite, mais le délai de sa réponse, les expressions
dans lesquelles elle est conçue, surtout l'étrange abus de confiance que son
ministre s'est permis, m'imposent silence. « Qu'il
me soit seulement loisible de répéter à Votre Sainteté qu'on la trompe sur
l'état de la religion dans le royaume et que les voies de condescendance
auxquelles je tâchais de l'amener sont impérieusement commandées par les
circonstances, que son long silence a peut-être amené les affaires au dernier
point de crise, et que les moyens rigoureux auxquels elle paraît déterminée
ne peuvent que produire un effet contraire à son intention. » La
fierté du gentilhomme offensé parle ici plus haut que l'esprit d'obéissance
du prêtre. Quant à Talleyrand, frappé de suspense pour avoir consacré des
curés selon le rite de la Constitution civile, il ne répondit que par le plus
dédaigneux silence. Ainsi
l'intervention du pape fut loin d'être décisive et en Vendée même les prêtres
constitutionnels ne faiblirent pas. Leurs adversaires multipliaient les
basses manœuvres de, tromperie et de superstition. Ils
enfermaient un chat noir dans le tabernacle d'un prêtre assermenté, et au
moment où celui-ci ouvrait le tabernacle, le diable, sous la forme d'un chat
noir, en jaillissait. Les fidèles épouvantés fuyaient en maudissant la
Révolution. Les mulotins,
c'est-à-dire les frères quêteurs, au moyen de lanternes magiques, faisaient
passer sur les murailles des chapelles des ombres mystérieuses, des
apparitions sacrées qui exaltaient ou terrorisaient les paysans. Quand ces
moyens grossiers de la plus vile superstition ne suffisaient pas, les nobles
et grands propriétaires intervenaient pour contraindre leurs paysans à suivre
les offices des prêtres rebelles ou déserter ceux des prêtres
constitutionnels. Ceux-ci, contre tout ce déchaînement, tâchaient de tenir
bon. Ils répondaient aux brochures, aux catéchismes, aux inventions et aux
outrages par des manifestes, par d'autres brochures. L'ABBÉ COVELEAU Un des
plus distingués de la Vendée, Coveleau, curé de Péault (canton de Mareuil),
publia, sous le titre « Lettre à un bon ami », une lettre curieuse où il y a
comme une application de la théorie des climats de Montesquieu à la question
religieuse. Magnifique puissance de In pensée du XVIIIe siècle qui avait
électrisé et renouvelé tous les cerveaux, même ceux que semblait figer
l'immuable dogme ! Sa
lettre est en même temps un acte d'accusation contre la conduite du haut
clergé. « Pour
savoir qui de nous deux a tort, discutons un peu les motifs qui m'ont
déterminé à faire ce serment, qui donne à votre tendre amitié des alarmes
pour mon salut. Vous en trouverez une partie dans la misérable conduite
qu'a tenue le Clergé à l'Assemblée nationale. « Voyez
d'abord les efforts qu'il a faits, dès l'ouverture des Etats généraux pour
s'opposer à la réunion des Ordres... L'opinion publique était formée depuis
longtemps à ce sujet et cette opinion était fondée sur la base immuable de la
justice. « L'orgueil
et l'intérêt seuls pouvaient lutter contre elle... Était-ce aux ministres
d'un Dieu qui n'a jamais prêché que l'abnégation de soi-même et le mépris des
choses de la terre à réclamer la prétention de donner des lois à un Empire
dont ils ne supportaient pas les charges ? Si, dès le commencement ils
eussent fait une démarche que toutes les considérations divines et humaines
leur commandaient, la noblesse eut été forcée de suivre aussitôt leur exemple
; la séance royale n'eût point été exécutée ; le blocus de Paris et
l'enlèvement du roi n'eussent point été projetés, le clergé eût sauvé la
France des malheurs qui ont été la suite funeste de ces deux époques
désastreuses. Il ne l'a pas fait, il a donc été bien aveugle ou bien
coupable. « S'il
a combattu avec tant d'acharnement pour soutenir les prétentions de son
amour-propre, on juge bien que ses efforts ne se sont pas relâchés lorsqu'il
a été question des intérêts de sa fortune. Aussi quels cris n'a-t-il pas
poussés lorsqu'il fut question de détruire ses privilèges pécuniaires ?... « Vous
me direz peut-être que le clergé lui-même avait offert le sacrifice de ses
privilèges lorsqu'il était encore séparé en Ordres, et que cette offre avait
été devancée par le vœu de tous les ecclésiastiques dans les bailliages ! Mais
à qui persuaderez-vous que cette offre a été sincère ? « Tout
le monde ne sait-il pas que si ce vœu a été exprimé dans les Cahiers, c'est
aux curés qu'on le doit et que les évêques s'y sont opposés de toutes leurs
forces ? Tout le monde ne les a-t-il pas entendus dans les conversations
particulières repousser avec dédain ce vœu de la Nation ? « Toute
la France n'a-t-elle pas lu avec scandale l'adresse qu'ils ont présentée au
roi dans leur dernière Assemblée pour le maintien de leurs privilèges qu'ils
osaient qualifier de propriété sacrée ? Mais ils en ont fait le sacrifice.
Oui, comme la noblesse, en enrageant contre la nécessité qui les y forçait,
et parce qu'ils espéraient, en jetant ce gâteau dans la gueule du Tiers-Etat,
se ménager d'autres jouissances plus chères à leur vanité... « La
suppression de la dîme leur fit' une plaie profonde. Vainement on leur
représentait que de tous les impôts établis sur la terre c'était le plus
injuste, parce qu'il était le plus inégal ; vainement on leur offrait un
remplacement ; les foudres du ciel étaient invoquées pour écraser les impies
qui osaient porter une main sacrilège sur l'Arche Sainte... « Lorsque
l'Assemblée nationale osa mettre les fonds ecclésiastiques à la disposition
de la Nation, ce fut alors surtout qu'on vit le clergé invoquer, avec les
accents de la rage, l’autorité du ciel à l'appui des possessions qu'on lui
ravissait. Ce fut alors qu'on vit mêler très scandaleusement la cause de Dieu
avec celle de Mammon et crier que la religion était perdue, parce qu'il n'y
aurait plus d'évêchés de cent mille livres de rente... « Mais,
me direz-vous, si ce n'est pas une impiété, c'est au moins une injustice
d'avoir ravi au clergé la propriété de ses biens. Et sur quels titres
fondait-il donc cette étrange propriété ? « Le
possesseur d'un bénéfice en était-il le propriétaire ? Il ne pouvait pas
seulement vendre un arbre sans la permission du gouvernement. A sa mort, y
avait-il un seul individu dans le corps ecclésiastique qui eût droit à lui
succéder et qui pût se plaindre qu'on lui fit une injustice en ne lui donnant
pas le bénéfice ? « Si
le clergé n'avait pas la propriété de ses biens, ils appartenaient donc à la
Nation, qui s'en servait pour payer 'le travail qu'il faisait, ou qu'il
devait faire à son profit. « Elle
a donc le droit de les lui retirer sans injustice et convertir en argent le
salaire qu'elle lui doit... Si le clergé a lancé des anathèmes, lorsqu'on a
touché à ses possessions temporelles, on n'a pas dû être surpris de la
proscription à laquelle il a voué la nouvelle Constitution qu'on a voulu lui
donner. « Chaque
article de cette Constitution choque les prétentions de son amour-propre.
Aussi eût-elle été apportée par un ange au Comité ecclésiastique, j'aurais
parié d'avance qu'elle eût été regardée comme hérétique. « Le
premier reproche que l'on a fait à la nouvelle Constitution est
l'incompétence de l'Assemblée nationale. Celle-ci, toute politique, ne doit
s'occuper que des objets temporels... Oui, Monsieur, la religion est toute
spirituelle : sous ce rapport, elle est indépendante de l'autorité civile.
Tout le monde en convient et l'Assemblée nationale a rendu un hommage
solennel à cette vérité. Mais cette religion est enseignée par des hommes,
elle est placée au milieu des hommes pour leur bonheur. « Elle
touche par tous les points aux diverses institutions sociales ; elle doit
donc être organisée pour le plus grand bien possible de la société : il faut
donc qu'elle puisse se prêter à toutes ses institutions sans en déranger
aucune... Dans les régions chaudes' et fertiles de l'Italie et de l'Espagne,
où l'homme consomme peu, où le travail d'une journée suffit pour le nourrir
une semaine entière, où, dans l'impuissance physique de soutenir des
occupations longues et pénibles, l'oisiveté est pour lui le souverain bien,
la religion peut et doit offrir un aliment à son imagination par la pompe de
ses cérémonies, les fêtes peuvent être nombreuses sans qu'il en résulte aucun
inconvénient. « Mais,
dans un climat froid et stérile, où il ne peut arracher sa subsistance à la
terre que par des travaux longs, et pénibles, si les fêtes sont trop
multipliées, si elles sont placées dans la saison des travaux les plus
nécessaires, pour servir Dieu, les hommes sont exposés à mourir de faim. « La
Nation n'aurait-elle donc pas le droit, malgré le clergé, de réduire le
nombre de ces fêtes, ou de les placer à des époques où elles seraient moins
nuisibles ? « Il
importe souverainement à la société que toutes les parties de son territoire
rendent le plus grand produit possible pour favoriser la population en
fournissant abondamment à la subsistance de ses membres. « Il
lui importe que les terres soient divisées dans le plus grand nombre de mains
possible, afin d'intéresser un plus grand nombre d'hommes au maintien de
l'ordre. Ce double but était mal rempli par la manière dont les possessions
du clergé étaient placées et administrées ; l'Assemblée nationale avait donc
le droit d'en faire une application différente. « Il
importe à la société que tous ses membres travaillent à son profit, il lui
importe que nul n'obtienne une récompense sans avoir bien mérité d'elle : on
a donc pu, on a donc dû détruire tous les titres sans fonctions qui offraient
un appât séduisant à l'oisiveté puissante, détournaient une foule d'individus
d'emplois utiles où ils auraient pu rendre des services réels à la patrie... « Enfin
il importe à la société que tous ceux qui exercent dans son sein quelque
fonction publique fassent respecter et chérir les lois dans lesquelles elle a
posé le fondement de son bonheur et de sa prospérité : elle a donc le droit
de s'assurer du patriotisme des ministres de la religion. « Si
ces ministres, loin d'être soumis aux lois de leur pays, profitent de
l'empire que la religion leur donne sur des consciences faibles, pour semer
l'esprit d'insubordination et de révolte, la société doit les repousser de
son sein ; elle doit en établir à leur place qui, connaissant mieux l'esprit
de la religion qu'ils sont chargés d'enseigner, n'en fassent pas un
instrument funeste pour anéantir l'autorité légitime et renverser la base sur
laquelle Dieu lui-même a planté les fondements de l'ordre social. » Voilà
des prêtres qui auraient pu aller loin avec ce : « il importe à la
société », car peut-être lui importe-t-il que des doctrines de salut
surnaturel ne détournent pas vers des joies invisibles et extra-sociales
l'activité des hommes. La
société n'est plus faite pour la religion : la religion est faite pour la
société entendue dans le sens le plus humain ; et si les conditions même
'économiques, même climatériques de la vie sociale autorisent le pouvoir
civil à modifier, à façonner sur sa mesure l'organisation religieuse,
pourquoi le dogme échapperait-il à cette prise sociale et ne devrait-il pas
s'adapter aux exigences, aux besoins de la société civile ? Et
puis, auraient pu demander des philosophes, d'où vient que le clergé ait été
ainsi conduit à une politique d'égoïsme, de paresse, d'orgueil ? et que
valent maintenant des principes qui n'ont pu préserver des égarements les
plus antisociaux ceux mêmes qui les enseignent ? Qu'on
ne réponde pas que la religion est sujette à se corrompre, mais qu'elle
prouve précisément sa vertu interne en se régénérant. Car si, du temps de la
Réforme, c'est au nom de l'Evangile et de la Bible, et avec une inspiration
religieuse, que Luther dénonçait et transformait l'Eglise, maintenant, et
dans la théorie même de l'abbé Coveleau, c'est du dehors que vient le
principe même de régénération : c'est de la philosophie du siècle, c'est de
son esprit d'humanité, c'est du caractère social qu'elle imprime à toute
vérité que vient la réforme de l'Eglise. En
fait, la lettre de l'abbé Coveleau pourrait s'appeler la Déclaration des
Droits de l'Homme sur le christianisme même. Oui, admirable puissance de ra
philosophie du siècle, puisqu'elle pénètre ainsi des esprits d'Eglise et les
induit à ce christianisme naturaliste et social qui n'est plus qu'une forme
de l'activité humaine. Etrange
alternative du christianisme obligé, ou de se raidir contre l'esprit du
siècle et de contracter, pour se tenir debout, l'immobilité et la rigidité de
la mort ; ou, s'il garde la fluidité de la vie, de se dissoudre dans la
raison humaine et dans l'immense mouvement social ! Cette
lettre, qui était comme un memento de catholicisme constitutionnel et
révolutionnaire, fut distribuée en mars et avril à tous les prêtres qui
avaient prêté le serment, elle les fournissait d'arguments et aussi de
courage contre le fanatisme soulevé : c'est le moment même où paraissaient
les brefs du pape. L'ABBÉ GAULE En une
brochure plus populaire, le curé de Saint-Vincent-du-Fort-du-Lac, Benjamin
Gaule, essaie lui aussi de répondre. Il proteste que le bref du pape est
supposé. : mais il affirme que, fût-il vrai, constituerait une erreur et que
du pape le clergé constitutionnel appellerait à Jésus-Christ. Vraiment,
on est à la limite de Id Réforme. « Si le Souverain Pontife actuel
refusait sa communion aux pasteurs de France, qui ont absolument la même foi
que l'Eglise, ce serait lui qui aurait tort ; il se comporterait comme ce
père qui, par caprice et parce que de mauvaises langues l'auraient gagné et
indisposé contre des enfants dignes de sa tendresse, les en priverait et
refuserait de les reconnaître... Alors Jésus-Christ leur tient lieu de père
». Et
après cette sorte de congé hardiment signifié au pape, le curé Gaule analyse
avec force tous les ressorts d'intérêt matériel qui meuvent l'Eglise
réfractaire. S'il y
a des prêtres mécontents, c'est parce qu'on ne leur a pas donné des terres et
le jardin' attenant à la cure. « L'hésitation cessa, écrit-il, dès qu'un
mot malheureux et impolitique fut prononcé par l'Assemblée nationale : Il
n'y a pas à délibérer sur le cadeau qu'on demandait pour les curés ! Une
partie considérable des curés s'est alors tournée contre la patrie, et la
Constitution civile est devenue hérétique et schismatique par le refus de
cette borderie... Oui, c'est le refus -de cette malheureuse borderie qui
a engagé à refuser le serment que l'Etat exigeait ; nous le savons, nous en
donnerions la preuve au moins pour le pays qui nous avoisine : et nous
apprenons que partout c'est le même motif qui a conduit les prêtres
désobéissants ». Et si
les fidèles en trop grand nombre vont aux prêtres insermentés, c'est sous la
contrainte des grands propriétaires. « Demandez
à ce domestique, à ce journalier, à ce métayer, à cet artisan, pourquoi ils
n'assistent pas à la messe, pourquoi ils ne s'adressent pas pour la
confession à leur prêtre qui a fait serment, ils vous répondront sincèrement
: « Je n'y avais pas d'éloignement, je n'en ai même pas à présent ; je
ne voudrais pas que cela fût redit : si je n'y vais pas, c'est que j'ai
besoin de gagner ma vie. « Celui
chez qui je suis, celui dont je fais valoir les domaines, celui qui me
fait travailler est ennemi de la Révolution parce qu'il y perd, et je sais de
bonne part, il me l'a dit à moi-même, que si j'allais à l'office d'un prêtre
insermenté, il me mettrait dehors ou que je ne travaillerais jamais pour lui ».
Il éclatait contre les prêtres réfractaires, il s'écrie : « Cruels, vous
ne vous contentez pas de déchirer le sein de l'Eglise, vous déchirez celui de
votre patrie pour un peu de bien dont vous ne deviez prendre qu'une portion
nécessaire à une honnête subsistance que la patrie paye si généreusement ! « Pensez-y
: l'avarice a fait plus d'un Judas. Ne dites pas que vous êtes indifférents
pour vos biens temporels ; le crime le plus impardonnable à vos yeux est de
les avoir achetés. « Pourquoi
prenez-vous tant d'intérêt à ces nobles émigrés ? Pourquoi, comme on
l'assure, vous êtes-vous cotisés pour leur envoyer des soldats et de l'argent
? Pourquoi voit-on des évêques, un cardinal (Rohan surtout) à la tête de
quelques troupes prêtes à fondre sur leur patrie ? Pourquoi ce vœu pour le
succès de leurs armes ? Oseriez-vous en trouver la justice dans votre amour
pour la religion ? Non, non vous ne nous tromperez plus. » « C'est
l'assurance que vous avez qu'ils vous rétabliront dans vos biens... Ces
nobles vous bercent, il est vrai, de cette illusion et ils sentent le besoin
qu'ils ont de vous pour séduire un peuple ignorant auprès duquel vous êtes
leur unique appui. Mais si, une fois, leur triomphe était assuré, si une fois
ils étaient rentrés dans leurs droits absurdes et dans leurs injustes
privilèges, bien loin de vous rendre un seul pouce de terre, ils
regretteraient que l'Eglise ne fût plus assez riche pour lui prendre de quoi
s'indemniser des frais de leur campagne... » C'est
un acte d'accusation terrible. Selon le curé Gaule, les prêtres réfractaires
sont coupables de trahison envers la patrie : ils font plus que des vœux pour
la réussite des meneurs, ils vont jusqu'à soudoyer les envahisseurs. Et cela
non par exaltation de fanatisme religieux mais par calcul sordide, pour
recevoir des ennemis de la France triomphants les biens ecclésiastiques
vendus, les prébendes supprimées. L'acte d'accusation dressé par les prêtres
constitutionnels contre les autres aurait suffi à les conduire à l'échafaud
si, à cette date, il eût été dressé. En tout cas, il prépare les esprits à
des rigueurs désespérées. Il n'y a pas dans Marat une seule page plus
redoutable. LA SITUATION EN VENDÉE Quelle
était, en ce moment en Vendée, la force respective des deux partis ? Il est
impossible de la mesurer : les patriotes des Sables-d'Olonne écrivent en mars
aux Jacobins de Paris qu'ils sont débordés, qu'ils ne peuvent tenir tête aux
forces de contre-Révolution et de fanatisme. Pourtant, ils ne se découragent
pas : et stimulés par le péril ils fondent une « Société ambulante des
amis de la Constitution » qui supplée à l'insuffisance des centres
urbains dans toute la Vendée et qui va de village en village opposer la
pensée de la Révolution à la propagande cléricale et aux saints et saintes du
paradis descendant sur les fidèles ébahis par la vertu de la très sainte
lanterne magique de l'invention du jésuite Guichet. Les
insermentés commencent à recourir à la force. En plusieurs paroisses les
habitants s'assemblent pour empêcher la vente des biens attenant à la cure.
Les émissaires des nobles donnent des mots d'ordre de ferme en ferme et
commencent à organiser des bandes, et les administrateurs du département de
la Vendée sont obligés de demander des renforts au ministre de la guerre en
avril et mai. Pourtant à travers toutes ces difficultés, il était procédé en
mai aux élections de l'évêque et des prêtres : et l'installation du nouveau •
clergé se faisait tant bien que mal. L'AGITATION À PARIS A Paris
et dans le peuple révolutionnaire des villes la résistance des prêtres
assermentés excitait la plus violente colère ; les brefs du pape furent reçus
avec insulte et raillerie. Que nous veut l'évêque de Rome ? Et quant à la
bulle du pape, qu'elle soit brûlée. C'est ce que décident dans les premiers
jours de mai les Sociétés fraternelles et patriotiques et, le 5 mai au soir,
devant une foule immense, dans le jardin du Palais-Royal, le feu est mis à un
énorme mannequin de huit pieds de haut représentant le pape Pie VI ; il était
revêtu de tous les ornements et insignes pontificaux ; il tenait d'une main
un poignard, de l'autre les brefs du 10 mars et du 15 avril. Mais comme les
brûleurs eux-mêmes prenaient garde de ne pas froisser et animer contre la Révolution
le sentiment catholique si fort encore dans le peuple ! Rien
curieux à cet égard est le réquisitoire lu contre le pape par un des
assistants en une sorte de parodie des jugements ecclésiastiques et des
sentences d'inquisition... « Citoyens, il y a longtemps que les projets
terribles de vos prêtres réfractaires vous auraient armés les uns contre les
autres ; vous vous égorgeriez aujourd'hui, si vous eussiez écouté leurs
insinuations perfides ; une semaine consacrée à la célébration de nos plus
saints mystères (la semaine de Pâques) était destinée à l'effusion du sang. C'était sur vos cadavres
qu'ils devaient élever un autel au despotisme ! Que dis-je : ils conçurent
encore des espérances funestes. Tarissez-en la source ; respectez dans
leurs personnes une religion qu'ils nous accusent de violer lorsque ce sont eux-mêmes
qui la dégradent ; qu'une effigie représentant les traits hideux du
fanatisme tenant un poignard d'une main et le libelle de l'autre, soit jetée
dans le bûcher qu'ils voulaient eux-mêmes allumer ? « Que
cette utile exécution leur apprenne que la France du XVIIIe siècle ne veut
plus être l'esclave du despotisme ultramontain ; qu'elle a arraché pour
toujours le bandeau des préjugés et qu'en conservant le respect le plus
profond pour la religion catholique, qui a été son berceau, elle peut sans
scrupule livrer aux flammes l'image de l'insolent muphti qui se dit le
vicaire d'un' Dieu de paix et qui aiguise les poignards de la fureur. « Et
sur ce nous demandons l'avis et jugement des bons citoyens, nos frères et
amis qui ont entendu les motifs du présent réquisitoire. » (Cité par
Robinet, d'après le Courrier de Gorsas.) La
foule répondit : Oui, oui, soit brûlé ; et le mannequin du pape, et le bref
du pape flambèrent non sans un profond respect de tout le peuple assemblé
pour la religion catholique. En
somme le mouvement provoqué par la Constitution civile du clergé et par la
résistance naissante de l'Eglise fut profond et vif : mais il n'était point
irrésistible. Il était neutralisé par la force de la Révolution et il n'en
aurait pas empêché l'installation tranquille et souveraine, il se serait même
sans doute arrêté et lassé bientôt sans la trahison du roi qui déconcertait
l'action révolutionnaire et méditait l'appel à l'étranger. Depuis le mois de
novembre 1790, il n'était plus entouré des mêmes ministres. LE RENVOI DE NECKER L'Assemblée
nationale reprochait leur mollesse à Necker, à la Tour-du-Pin, à la Luzerne,
à Saint-Priest. Elle prétendait qu'ils négligeaient de gouverner avec fermeté
dans le sens de la Révolution et qu'ils affaiblissaient le pouvoir exécutif
pour fournir au roi des prétextes à modifier la Constitution. « Le pouvoir
exécutif fait le mort pour faire croire que vous l'avez détruit », s'écria
Charles Lameth. Cazalès, avec sa brillante éloquence méridionale, démontra
l'impuissance, le néant des ministres : il leur appliqua le vers du Tasse : «
Ils allaient encore mais ils étaient morts. » La vérité est que Necker,
l'homme le plus considérable du ministère, était devenu inutile depuis que la
vente des biens d'Eglise et la création des assignats avait substitué de
larges ressources révolutionnaires aux pauvres conceptions de finance où il
s'épuisait orgueilleusement. Plus
qu'inutile, il était fastidieux par ses avis stériles, par ses remontrances
vaines, par les aigres conseils de l'impuissance hautaine à la vivante et
agissante Révolution. Il partit, honni de tous les côtés, et retiré dans son
domaine de la Suisse, il se lamenta sur un mode ridiculement shakespearien.
Dans ses mémoires il se compare au roi Lear, abandonné par ses filles
ingrates : sa fille la Révolution le raillait et le chassait presque avec
mépris. O vanité humaine ! La Révolution, fille de Necker ! Au
bruit mélancolique du vent dans les grands arbres de la montagne, il berçait
ses ridicules pensées. Tous
les autres ministres, à l'exception de Montmorin ménagé par la gauche, se
retirèrent aussi : Necker avait été remplacé par Lambert, puis par Delessart.
Fleurieu succéda à la Luzerne. Duport du Tertre prit les sceaux des mains de
l'archevêque de Cicé, et du Portail, ancien officier de la guerre d'Amérique
prit, à la guerre, la place de la Tour-du-Pin. Ces choix, vaguement
constitutionnels, n'avaient pas de signification éclatante et forte : aucun
homme, parmi les ministres, n'avait assez d'autorité pour diriger le roi dans
la voie de la Révolution ; et le roi continua sa politique toute personnelle.
Sa conscience religieuse timorée et étroite était troublée par toutes les
mesures de l'Assemblée contre l'Eglise ; son orgueil de roi souffrait
beaucoup plus que ne voulait l'avouer son apparente bonhomie des restrictions
apportées à son pouvoir traditionnel. Enfin
la surveillance inquiète du peuple l'irritait. La reine, moins dévote mais
plus passionnément orgueilleuse, souffrait cruellement de la vie diminuée et
retirée à laquelle elle était réduite ; son âme ardente et active, dissipée
avant la Révolution dans les fêtes et les intrigues, se contractait amèrement
et cherchait une issue, une voie de salut, un moyen de liberté pleine et de
revanche. Quel
drame humain profond, si on pouvait suivre au jour le jour, en cette année
1791, le va-et-vient, les incertitudes et les revirements de ces pensées
inquiètes, dans la prison des Tuileries ! De la reine au roi peu de sympathie
: elle lé trouvait faible et de médiocre conseil. Elle n'osait non plus se
confier à la sœur du roi, Mme Elisabeth ; celle-ci tenait pour la tactique
ridicule et imprudente des princes, du prince de Condé, du comte d'Artois. La
reine, qui haïssait le frère du roi et qui redoutait comme la suprême
déchéance et le suprême péril d'être sauvé par eux, était pleine d'amertume
contre Mm° Elisabeth. Et le roi, en toutes ses perplexités, n'avait qu'une
pensée fixe : éviter de s'engager à fond dans une politique irrévocable.
Depuis longtemps, depuis les premiers jours de la Révolution l'idée d'une
fuite, d'une évasion le tentait : il lui semblait que, loin de Paris et à la
tête de quelques régiments fidèles, il pourrait grouper toutes les forces
royalistes et contre-révolutionnaires et faire la loi à l'Assemblée. Mais les
risques de l'entreprise étaient grands ; et il retombait en ses rêveries
hésitantes. Le
peuple avait l'instinct que le roi cherchait à fuir, et il redoutait cette
fuite comme un péril immense. Il paraît étrange et même contradictoire que
les révolutionnaires aient redouté à ce point le départ d'un roi peu ami de
la Révolution. Le peuple pourtant avait raison. Il n'y
avait pas à cette date de parti républicain, d'opinion républicaine : nul ne
savait par quelle autorité aurait été remplacée l'autorité royale ; et la
fuite du roi semblait creuser un vide immense. De plus et surtout le peuple
sentait bien qu'il y avait d'innombrables forces de réaction disséminées,
encore à demi-latentes qui n'attendaient qu'un signal éclatant pour
apparaître, qu'un centre de ralliement pour agir. Le roi
parlant haut de la frontière, dénonçant la guerre faite à l'Eglise, effrayant
la partie timide de la bourgeoisie, lui faisant peur pour ses propriétés,
grossissant son armée de contingents étrangers et les couvrant du pavillon de
la monarchie, pouvait être redoutable. Aussi le peuple montait bonne garde
autour des maisons royales et même princières. Mesdames, tantes de Louis XVI,
annoncent en février qu'elles partent pour Rome. Les révolutionnaires voient
dans ce voyage le commencement d'un plan de contre-Révolution ; il fallut une
escorte de trente dragons pour que Mesdames pussent continuer leur voyage. Un
jour aussi le peuple entoure la voiture de Monsieur et la ramène de force au
Luxembourg. Le 28
février le peuple du faubourg Saint-Antoine croit que des préparatifs
militaires se faisaient au donjon de Vincennes ; il y court et le démolit. La
Fayette se hâte pour réprimer le soulèvement. Mais il arrive trop tard, et
son état-major reçoit quelques coups de feu des révolutionnaires du faubourg.
En même temps le bruit courait dans Paris que les Tuileries allaient subir un
assaut comme le donjon de Vincennes. La Cour elle-même, sérieusement effrayée
ou simulant la terreur, répand l'alarme et appelle ses affiliés. Trois à
quatre cents gentilhommes armés s'établirent aux Tuileries. La
Fayette, résolu à frapper à la fois à droite et à gauche, à contenir le
mouvement populaire et à réprimer les complots aristocrates, accourt aux
Tuileries, somme les gentilshommes de rendre leurs armes et les fait briser
dans la cour du château. Exaspéré, le peuple appelle ces gentilshommes les
chevaliers du poignard. LES PROJETS DU ROI C'étaient
plutôt des paniques que des troubles graves. Mais cela indiquait la nervosité
croissante de l'opinion. Et Louis XVI, Marie-Antoinette, durent enfin prendre
un parti. Quatre voies s'ouvraient à eux. Ou bien il fallait accepter
pleinement, irrévocablement, la Révolution et rester à Paris, donner, par la
présence même et par toute la conduite, la preuve d'une entière bonne foi,
désarmer ainsi les défiances et être vraiment une royauté constitutionnelle
et moderne. C'était
le parti le plus sage, mais les préjugés, les croyances, l'orgueil du roi et
de la reine le leur rendaient inacceptable. Ou bien il fallait accepter sans
arrière-pensée la Révolution et quitter Paris, non pour aller à la frontière,
non pour se rapprocher de l'étranger, mais pour s'établir en province, à
Rouen ou à Fontainebleau, et adresser de là un appel à la Nation. J'ai déjà
dit les périls de ce plan. Mirabeau y* insista encore le 4 février, il essaya
d'y rallier avec le roi, La Fayette. Mais La Fayette affectait de mépriser
Mirabeau, et le roi le méprisait. Il
n'avait jamais compris ce qu'il y avait de grand et de sincère dans son génie
; il acceptait ses services, les dégradait en les payant et s'imaginait que
Mirabeau pourrait travailler ainsi à la désorganisation des forces
révolutionnaires. Mais l'admettre à créer vraiment et à équilibrer un ordre
nouveau eût paru à Louis XVI une imprudence et une indignité. Ainsi,
le grand homme se débattait en vain, séparé toujours par un mur de mépris de
ceux que, dans l'intérêt de la France nouvelle, il aurait voulu sauver. Il ne
restait donc plus que deux plans, inspirés tous deux de la haine pour la
Révolution. Ou bien le roi se tairait, approuvant passivement, laissant dire
et laissant faire, au besoin même encourageant les partis extrêmes dans
l'espoir insensé que la Révolution s'userait par ses propres excès et que le
pays fatigué rétablirait en sa plénitude la vieille autorité royale et
religieuse. Oui,
plan insensé, car d'abord si la Révolution s'était emportée « à des excès »,
le premier de ces excès eût été de supprimer la puissance souveraine qui
aurait attendu ainsi, gîtée au cœur de la Révolution, une défaillance
nationale ; et puis, comme c'est la résistance de la Cour et du roi qui
exaspérait les énergies révolutionnaires, la cessation, même hypocrite, des
hostilités royales aurait peut-être amené un calme et un équilibre d'esprit
dont précisément on avait peur. Ou bien
enfin il fallait fuir, non pas pour se livrer à Mirabeau, c'est-à-dire encore
à la Révolution, mais pour prendre le commandement de l'armée de Bouillé et
dicter à la France des conditions avec l'appui de l'étranger. C'est entre ces
deux derniers systèmes qu'en janvier, février et mars oscilla l'esprit du
Roi. Nous
pouvons, quoique d'une façon bien incomplète, suivre ces oscillations dans la
correspondance et les notes du comte de Fersen. Ce jeune officier suédois
avait été, avant la Révolution, présenté à la Cour et sa beauté avait produit
sur Marie-Antoinette une vive impression. Le comte de Creutz écrivit le 10
avril 1779 une dépêche secrète à son maître Gustave III, roi de Suède, où il
disait : « Je dois confier à Votre Majesté que le jeune comte de Fersen a été
si bien vu de la reine que cela a donné des ombrages à plusieurs personnes.
J'avoue que je ne puis m'empêcher de croire qu'elle avait du penchant pour
lui ; j'en ai vu des indices trop sûrs pour en douter. Le jeune comte de
Fersen a eu dans cette occasion une conduite admirable par sa modestie et par
sa réserve, et surtout par le parti qu'il a pris d'aller en Amérique. « En
s'éloignant, il écartait tous les dangers ; mais il fallait évidemment une
fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. La reine ne
pouvait pas le quitter des yeux les derniers jours ; en le regardant ils
étaient remplis de larmes. « Je
supplie V. M. d'en garder le secret pour elle et pour le sénateur Fersen.
Lorsqu'on sut le départ du comte, tous les favoris en furent enchantés. La
duchesse de Fitz-James lui dit : « Quoi ! Monsieur, vous abandonnez ainsi
votre conquête ? — Si j'en avais fait une, je ne l'abandonnerais pas,
répondit-il ; je pars libre, et mal- heureusement sans laisser de regrets.
» V. M. avouera que cette réponse était d'une sagesse et d'une prudence
au-dessus de son âge. » (Papiers de Gustave III, archives d'Upsal.) De loin
en loin Fersen revint en France, comme officier des régiments suédois qui y
résidaient. Il était en garnison à Valenciennes à la fin de l'année 1789
quand le roi de Suède Gustave III le chargea d'aller à Paris d'y rester
auprès du roi de France, de lui remettre des lettres et d'établir des
communications entre les deux souverains. Gustave
III qui se croyait le paladin de la monarchie absolue en Europe voulait
surveiller de près les événements de France. Curieuses sont les nombreuses
lettres écrites par de Fersen sur le mouvement de la Révolution ; au 6
octobre, il était dans le cortège du roi et de la reine quand ils furent
conduits à Paris ; et sans doute la reine revoyait avec un plaisir extrême
l'homme qu'elle avait aimé, qu'elle aimait peut-être encore et qui était mis chevaleresquement
à son service par un roi ami. Le
comte de Fersen ne tarda pas à devenir le confident le plus intime du roi et
de la reine. Il l'annonce à son père, en février 1791, par une lettre très
importante, car elle donne une valeur exceptionnelle à tous les
renseignements qui nous viennent de Fersen : « Ma position est différente de
celle de tout le monde. J'ai toujours été traité avec bonté et distinction
dans ce pays-ci par les ministres et par le roi, et la reine. Votre
réputation et vos services ont été mon passeport et ma recommandation ; peut-être
une conduite sage, mesurée et discrète, m'a-t-elle valu l'approbation et
l'estime de quelques-uns et quelques succès. « Je
suis attaché au roi et à la reine, et je le, suis par la manière pleine de
bonté dont ils m'ont toujours traité, lorsqu'ils le pouvaient, et je serais
vil et ingrat si je les abandonnais quand ils ne peuvent plus rien faire pour
moi, et que j'ai l'espoir de pouvoir leur être utile. A toutes les bontés
dont ils m'ont toujours comblé, ils viennent d'ajouter encore une distinction
flatteuse : celle de la confiance ; elle l'est d'autant plus qu'elle est
extrêmement bornée et concentrée entre trois ou quatre personnes, dont je
suis le plus jeune. (Les autres étaient le baron de Breteuil, le marquis de
Bouillé et le comte de Mercy). Si nous pouvons les servir, quel plaisir
n'aurai-je pas à m'acquitter envers eux d'une partie des obligations que je
leur ai ; quelle douce jouissance pour mon cœur d'avoir pu contribuer à leur
bonheur. Le vôtre le sent, mon cher père, et ne peut que m'approuver. Cette
conduite est la seule qui soit digne de votre fils, et, quoi qu'il puisse
vous en coûter, vous seriez le premier à me l'ordonner si j'étais capable
d'en avoir une autre. Dans le courant de cet été, tous ces événements doivent
se développer et se décider ; s'ils étaient malheureux et que tout espoir fût
perdu, rien ne m'empêcherait de vous aller voir. » Il est
clair, par le ton de cette lettre, que le comte de Fersen est dès ce moment
associé à une entreprise hardie et dangereuse. Le projet de fuite, en effet,
était dès lors sérieusement étudié. M. de Fersen écrit à son ami et confident
le baron de Taube, ministre du roi de Suède, le 7 février 1791 : « Le
roi de France a été très sensible à la réponse du roi (de Suède). Si le roi de France sortait de
Paris, ce qui arrivera probablement, et que je puisse sortir aussi, le roi
veut-il que je me rende alors près du roi de France et que je fasse usage de
mes lettres de créance ou que je reste avec mon régiment ? Mais il pourrait
arriver alors que je ne fusse pas à portée convenable s'il y avait quelque
chose à traiter. » Pourtant,
à cette date encore, le départ du roi n'était que probable. Vaguement
encore, quoique de moins en moins, le roi comptait sur la décomposition
spontanée de la France, sur la prétendue désaffection du pays envers la
Révolution. Surtout, il comprenait qu'il ne lui servirait à rien de fuir de
Paris s'il ne trouvait en province une forte armée. Mais, cette armée, le roi
n'espérait point que la France suffit à la former, et par une contradiction
saisissante, au moment même où la Monarchie s'apprêtait à prendre les armes
contre la Révolution sous prétexte de répondre au sentiment vrai de la
France, elle devait s'avouer à elle-même qu'elle tirerait surtout ses soldats
du dehors. Or, les
dispositions des souverains étrangers, absorbés par d'autres soucis et voyant
sans trop de déplaisir ce qu'ils appelaient l'anéantissement politique de la
France, étaient incertaines. Le roi n'était pas encore assuré en mars qu'ils
missent une armée à sa disposition. D'ailleurs que ferait cette armée ? et si
le roi était ramené presque exclusivement par des uniformes étrangers, n'y
aurait-il pas un soulèvement national ? Entre l'empereur d'Autriche et le roi
de Prusse les défiances étaient grandes et ils se surveillaient l'un l'autre,
au lieu d'agir. Une lettre du 7 mars du comte de Fersen au roi Gustave de
Suède traduisait à merveille cet état incertain et compliqué des esprits aux
Tuileries. Il écrit à Taube, en une lettre chiffrée : « Tout
ce que j'ai mandé au roi (de Suède), comme des idées à moi, sur le départ du
roi de France et de la reine de France, sur la manière d'opérer des
changements ici et sur la nécessité de secours étrangers, est un plan qui
existe et auquel je travaille ; tout le monde l'ignore, et il n'y a que
quatre Français dans la confidence, dont moi seul hors du pays. Celui qui y
est sûr et n'est pas à Paris (C'est de Bouillé). « Je
n'ai rien mandé là-dessus au roi, j'ai craint un peu son indiscrétion et cela
demande le plus grand secret. Vous sentez combien cela est important et vous
n'en ferez usage qu'autant que cela serait nécessaire pour qu'il ne croie pas
qu'on veut tout abandonner et ne rien faire. Je laisse cela à votre prudence,
vous pourrez lui dire qu'il vous semble par ce que je vous écris qu'il y a
quelque plan et qu'on y travaille. « Méfiez-vous
surtout de tous les Français, même de ceux qui sont les mieux intentionnés.
Ils sont d'une telle indiscrétion qu'ils gâteraient tout. S'ils savaient
quelque chose, ils ne manqueraient pas d'en écrire sur le champ. Je pourrai
peut-être dans quelque temps vous en écrire plus en détail. — M. le comte
d'Artois et le prince de Condé ne sont pour rien dans ce plan. » Ainsi,
le plan est dessiné dans ses grands traits dès cette époque ; c'est vers
Bouillé et son armée que le roi ira ; il fera appel à l'étranger, mais se
livrera le moins possible aux émigrés indiscrets et importuns, et les princes
haïs de la reine ne seraient même pas dans le secret. Au roi
de Suède, le comte de Fersen, sans entrer dans le détail du projet de fuite,
expose la situation générale, et c'est ainsi à coup sûr qu'elle apparaissait
au roi, à la reine surtout. Par-là ses lettres ont une haute valeur
historique : « Sire,
Votre Majesté est sans doute trop au courant des opérations de l'Assemblée
nationale et de ses décisions, pour qu'il soit nécessaire de l'en entretenir
encore. Les quatre partis qui la divisent, c'est-à-dire les aristocrates
royalistes, les 89 (révolutionnaires modérés), les monarchistes (groupe de
Malouet) et les
Jacobins, se détestent tous également, et sont tous également à détester. « Les
premiers, avec de bonnes intentions, ne font que des sottises par leur
emportement et un zèle mal entendu, qui ne veut pas se laisser guider ; ce
sont eux qui ont commencé cette Révolution, et ce n'est que la perte de leurs
fortunes et de leur existence qui les a ramenés au roi. Les principes des
trois autres sont tous mauvais, et ne diffèrent entre eux que par le plus ou
le moins. Les Jacobins l'emportent cependant sur les autres par leur extrême
scélératesse ; comme tous les moyens leur sont bons, ils ont pris un grand
ascendant, mais ils commencent à perdre beaucoup, et sans le secours de la
canaille, qui est soldée par eux, et les velléités des aristocrates, ils
seraient déjà perdus. Leur division avec les 89 et les monarchistes achèvera
de les perdre. « Mirabeau
est toujours payé par la Cour et travaille pour elle ; mais il n'a pas autant
de moyens pour faire le bien qu'il en (mail pour faire le mal, et il est
obligé de se cacher sous les dehors de la démocratie pour ne pas perdre toute
son influence. Ses principes sont toujours mauvais, mais ils le sont
moins que ceux des autres. Malgré cela il est intéressant de ne pas l'avoir
contre soi. « M.
de Montmorin travaille avec lui, soit crainte ou prudence, ou intérêt, ou
bien tous les deux, il se dit maintenant attaché au roi. Ils ont acheté
plusieurs personnes, comme MM. Talon et Sémonville, qui ont beaucoup influé à
soulever Paris, et qui doivent travailler à présent dans le sens contraire. Tout
cela n'est utile qu'à ramener un peu d'ordre et de tranquillité et à assurer
la sûreté de la famille royale, mais jamais on ne pourra se servir d'eux pour
autre chose. « Paris,
quoique fort changé, vit encore d'espérance, et les idées d'égalité et de
liberté le séduisent encore, les provinces de même. Le mécontentement est
grand et augmente, mais il ne peut se manifester tant qu'il n'y aura pas de
chefs et de centre, et, tant que le roi sera enfermé à Paris, il ne peut
avoir ni l'un ni l'autre ; et, quoi qu'il arrive, JAMAIS LE ROI
NE SERA ROI PAR EUX, ET SANS DES SECOURS ÉTRANGERS QUI EN IMPOSENT MÊME À
CEUX DE SON PARTI.
Il faut qu'il en sorte, mais comment et où aller ? « Le
parti du roi n'est composé que de gens incapables, ou dont l'exaspération et
l'emportement sont tels qu'on ne peut ni les guider ni leur rien confier, ce
qui nécessite une marche plus lente et de grandes précautions. Le lieu de la
retraite en demande encore davantage. Il faut y être bien en sûreté ; il faut
avoir trouvé un homme capable et dévoué qui eût de l'influence sur les
troupes, qu'il lui faut bien connaître auparavant. Mais tous ces moyens
seraient encore insuffisants sans les secours des puissances voisines :
l'Espagne, la Suisse et l'Empereur, et sans l'assistance des puissances du
Nord (la
Russie et la Suède),
pour en imposer à l'Angleterre, la Prusse et la Hollande, dans le cas très
probable où elles voudraient mettre obstacle aux bonnes intentions de ces
puissances et, en lés attaquant, les empêcher de secourir efficacement le roi
de France. « Sans
cette réunion, je crois impossible que jamais le roi de France fasse aucune
tentative pour reprendre son autorité. Tous les ressorts sont rompus, toutes
les têtes sont égarées, il n'y a plus aucun ordre, aucune subordination dans
les troupes ; personne ne veut obéir, tous veulent commander. Les lois sont
sans vigueur ou n'existent pas ; tous les pouvoirs sont confondus et en
opposition, tous les crimes restent impunis, excepté celui d'être attaché au
roi ; le découragement et la peur ont gagné tous les esprits, et celui de
révolte est général. « La
propagande, ce gouffre infernal, a partout des agents cachés ; déjà en
Espagne, en Savoie et en Suisse il y a eu de petits mouvements ; en Brabant,
ils en excitent d'assez considérables, et on a même essayé de séduire les
troupes de l'empereur en leur vantant la liberté française et en leur offrant
jusqu'à un louis par homme. Le juif Ephraïm, émissaire de M. Hertzberg, de
Berlin (le
ministre des affaires étrangères) leur fournit de l'argent ; il n'y a pas longtemps qu'il a touché
encore 600.000 livres. Toutes ces tentatives, souvent répétées, peuvent enfin
réussir. « C'est
un exemple dangereux s'il restait impuni, et il est de l'intérêt de tous les
souverains de détruire dans ses principes un mal qui sans cela pourrait
gagner, et dont les progrès sont effrayants par leur rapidité. Sans
ordre, il ne peut exister ni société, ni sûreté, ni bonheur ; les rois en
sont les dépositaires-nés. Ils doivent conserver leur autorité pour le
maintien de cet ordre et pour le bonheur des peuples. « Voilà
Sire, quelle est ma manière d'envisager la position du roi de France et du
royaume ; elle est effrayante et peut influer sur le reste de l'Europe. Les
remèdes à tant de maux sont difficiles, mais non pas impossibles : je serais
trop flatté si V.M. m'approuve. » « La
constance et le courage du roi, et surtout de la reine, sont au-dessus de
tous les éloges ; plus on voit cette princesse, et plus on est forcé de
l'admirer. Ses ennemis même sont obligés de lui rendre justice et, quoiqu'on
puisse dire à V. M.., je puis avoir l'honneur de l'assurer que le roi de
France sent vivement sa position mais tout lui fait un devoir de la
dissimuler ; après toutes les fautes qui ont été faites, à la manière
indigne dont il a été servi ou plutôt trahi, il ne lui reste d'autre parti
à prendre que la patience et la dissimulation ; tout autre ne ferait en
ce montent qu'exposer inutilement ses véritables serviteurs et lui-même,
jusqu'au moment où il pourra agir. « V.
M. sait déjà les détails des scènes scandaleuses ou indécentes qui ont eu
lieu au château le 28 du mois dernier (l'affaire des chevaliers du Poignard). J'ai envoyé hier au baron de
Taube deux brochures qui pourront en instruire V. M. « La
conduite de cette garde qui était en insurrection, mais surtout celle de M.
de La Fayette, a été impossible ; c'est l'arrêt de sa mort qu'il a signé
là, car il me parait impossible que jamais la noblesse lui pardonne les
propos qu'il a tenus, ni l'ordre qu'il a fait afficher le lendemain et qui
est rempli de faussetés. Il a répondu au jeune M. de Duras, premier
gentilhomme de la Chambre, qui lui demandait si c'était par son ordre qu'il y
avait dix ou douze soldats devant sa porte : « Oui, monsieur, et s'il
était nécessaire, j'en mettrais un même dans votre lit. » « Heureusement,
je n'étais pas au château, car je ne sais pas jusqu'à quel point j'aurais
supporté l'affront que ces messieurs ont essuyé. Ce n'est pas que j'approuve
en tout leur conduite. Leur attachement, qui ne veut point se laisser guider,
est presque toujours plus nuisible qu'utile ; je les trouve imprudents et
irrespectueux d'être chez le roi en frac, et avec des pistolets ; l'arme d'un
gentilhomme est son épée, et il n'a pas besoin d'en porter d'autres. Mais ces
torts, qui ne sont ceux que d'un zèle peu réfléchi, ne sauraient excuser ceux
de M. de La Fayette, ni le surcroît d'infamie et de trahison dont il est
couvert. » Cette
lettre est évidemment le reflet des conversations mystérieuses qui se
prolongeaient entre le roi, la reine et le comte de Fersen. C'est l'exposé le
plus complet et le plus décisif de la pensée et de la politique royales en
janvier et mars 179.1. C'est aussi l'acte d'accusation le plus formidable
contre la monarchie. Cette monarchie nationale n'a plus aucune racine en
France : elle attend sa force, toute sa force, son salut, tout son salut, de
l'étranger. Le roi et la reine se méfient également de tous les partis, y
compris le leur. Ils ont de la haine pour cette noblesse égoïste et étourdie
qui, en refusant le sacrifice d'une partie de ses privilèges pécuniaires
quand furent convoqués les notables, a acculé le roi à la convocation des
Etats généraux, et ouvert ainsi, selon le mot de Fersen, la Révolution. Ils ne
lui pardonnent pas non plus les calomnies et les accusations qu'elle a
colportées contre la reine, au risque de révolutionner l'opinion. Les partis
révolutionnaires, même les plus modérés, les plus sagement constitutionnels,
ne leur inspirent aucune confiance : ils en détestent les principes, ils en
méprisent les hommes, et ils ne se servent du grand Mirabeau lui-même que
comme d'un instrument provisoire, pour amortir un peu le choc des passions et
donner à la royauté le temps d'aviser. Pas
plus qu'ils ne peuvent s'appuyer sur les partis organisés, ils n'ont
confiance en la France elle-même. Ils se rendent bien compte qu'elle n'est
pas dans l'ensemble désenchantée de la Révolution : et ceux mêmes qui se
plaignent d'elle n'ont ni assez de ressort, ni assez de foi dans leur propre
cause pour se soulever spontanément. Il faudra que le roi leur donne de haut
le signal du mouvement. Il
faudra que l'étranger intervienne : et Fersen, écho du roi et de la reine,
écrit au roi de Suède cette phrase terrible, qui est pour nous la
disqualification définitive de la monarchie : « Jamais le roi ne sera roi
par les Français, et sans des secours étrangers. » Bien mieux, ces
secours étrangers, le roi les invoque, non seulement pour dompter et châtier
ses ennemis, mais pour en imposer même à ceux de son parti dont il
n'obtiendrait ni une obéissance suffisante, ni la docilité aux mesures
nécessaires de réorganisation. Ainsi isolée de toute force française, la
monarchie ne semble plus avoir que deux idées : imaginer des moyens de
vengeance contre ses ennemis du dedans ; imaginer des moyens pour appeler le
plus tôt possible les amis du dehors. Contre
La Fayette, qui se compromet pourtant dès cette époque à contenir les
mouvements violents du peuple, le roi, la reine, toute la Cour ont une haine
féroce et insensée. « Il a signé son arrêt de mort », écrit Fersen au nom de
la reine ; et dans son journal, à la date du 12 juin 1791, quelques jours
seulement avant le départ du roi, je note ces lignes étranges : « Dimanche
12. — Le voyage est remis au 29 ; la faute en est à une femme de chambre. Procès
de La Fayette renvoyé à une cour martiale. » Ainsi,
jusque dans la fièvre et l'embarras d'un départ clandestin, on se demandait
comment le roi victorieux pourrait frapper La Fayette : et une cour martiale
devait l'exécuter pour trahison. O abîme de folie ! En même temps, pour
animer contre. la France tous les souverains de l'univers, pour mettre un
terme aux divisions des empereurs et des rois par un grand intérêt, on leur
persuade que déjà le gouffre infernal de la propagande révolutionnaire est
ouvert sous leurs pas dans tous les pays. Hâtez-vous
! hâtez-vous ! Venez arracher de la terre de France la racine au mal qui ira
cheminant et se propageant. Ô rois, venez-vous sauver vous-mêmes en nous
sauvant contre la France ! Et pour préparer tranquillement cette agression,
pour que la Révolution confiante et trompée, relâche sa surveillance, le roi
n'a plus qu'une politique : mentir ! Mentir à tous, mentir à ses ministres,
mentir à l'Assemblée nationale, mentir au pays ; simuler la déférence à la
Constitution afin de la mieux détruire. Ainsi,
deux moyens de salut : l'étranger, le mensonge. Voilà à quoi la monarchie de
France s'est réduite en méconnaissant les nécessités nouvelles de la vie
nationale. Egoïsme et sottise la conduisent tout droit à la trahison. Cette
politique de dissimulation et de ruse, le roi la pratiquait depuis la fête de
la Fédération ; la Constitution civile du clergé lui paraissait une impiété
et lui-même s'obstina à ne recourir jamais qu'à des prêtres insermentés ;
mais il se garda bien d'entrer franchement en lutte avec l'Assemblée, et, il
donna même, en décembre 1790, la sanction au décret qui obligeait les
fonctionnaires ecclésiastiques au serment. Il
écrit à l'Assemblée, le 27 décembre, avec le contreseing de Duport-Dutertre,
une lettre trip patriote et doucereuse : « Je viens d'accepter le décret du
27 novembre dernier ; en déférant au vœu de l'Assemblée nationale je suis
bien aise de m'expliquer sur les motifs qui m'avaient déterminé à retarder
cette acceptation et sur ceux qui me déterminent à la donner en ce moment...
Je vais le faire ouvertement, franchement, comme il convient à mon
caractère ; ce genre de communication entre l'Assemblée nationale et moi,
doit resserrer les liens de cette confiance mutuelle si nécessaire au bonheur
de la France. « J'ai
fait plusieurs fois connaître à l'Assemblée nationale, la disposition
invariable où je suis d'appuyer, par tous les moyens qui sont en moi, la
Constitution que j'ai acceptée et juré de maintenir. « Si
j'ai tardé à prononcer l'acceptation sur ce décret, c'est qu'il était dans
mon cœur de désirer que les moyens de sévérité puissent être prévenus par
ceux de la douceur ; c'est qu'en donnant aux esprits le temps de se calmer,
j'ai dû croire que l'exécution de ce décret s'effectuerait avec un accord qui
ne serait pas moins agréable à l'Assemblée nationale qu'à moi. « J'espérais
que ces motifs de prudence seraient généralement sentis ; mais puisqu'il
s'est élevé sur mes intentions des doutes que la droiture connue de mon
caractère devait éloigner, ma confiance en l'Assemblée nationale m'engage
à accepter : je répète encore qu'il n'est pas de moyens plus sûrs, plus
propres à calmer les agitations, à vaincre toutes les résistances que la
réciprocité de ce sentiment entre l'Assemblée nationale et moi ; elle est
nécessaire ; je la mérite ; j'y compte. Signé : Louis, contre-signé :
Duport-Dutertre. » La
lettre est du 27 décembre et nous venons de constater qu'un mois après, au
commencement de février, et avant même que l'alerte du 28 février puisse
fournir au roi un semblant d'excuse, des négociations sont engagées, des
combinaisons sont poussées, pour écraser la Constitution sous le poids des
armes étrangères. Perfidie, mensonge, trahison. MARAT PÉNÈTRE LE SECRET DU ROI Le
peuple immuablement se méfiait : et après la journée du 28 février, Marat
redouble de zèle el de colère à lui prêcher la vigilance, à dénoncer les
préparatifs de fuite. Il s'indigne que la municipalité fasse chanter un Te
Deum pour le rétablissement du roi. « C'est
une chose bien étrange, écrit-il le 20 mars, que le zèle fervent de la
municipalité parisienne à sacrifier le bien des pauvres pour faire chanter un
Te Deum, en actions de grâces de l'heureux retour de l'appétit qu'avait fait
perdre au roi une violente indigestion causée par le déplaisir de voir houspiller
sous ses yeux fa noire bande des conspirateurs ; a-t-elle ordonné un Te Deum
et des illuminations pour l'heureuse découverte de la conspiration qui devait
éclater le 28 février et qui aurait infailliblement plongé la France dans les
horreurs de la guerre civile ? » Il
revient à la charge le 28 mars, et comme d'habitude, il mêle à des
accusations, à des dénonciations passionnées et fausses des vues étrangement
perçantes. Il se trompait à fond quand il accusait Bailly et La Fayette (condamné à
mort par la Cour)
de préparer l'évasion du roi ; mais il devinait, tout en lui donnant des
proportions qu'elle n'avait pas encore, l'intrigue nouée avec l'étranger : « La
Cour, les ministres, les pères conscrits, le général, l'état-major et les
municipaux ne cherchent qu'à pousser le peuple à l'insurrection afin d'avoir
un prétexte de publier la loi martiale et d'égorger les bons citoyens. Et ce
moment n'est pas éloigné. « Une
armée ennemie de 80.000 hommes campe sur nos frontières, presque entièrement
dégarnies de troupes françaises, et ou le peu de régiments étrangers qui s'y
trouvent en garnison ont ordre de livrer passage aux Autrichiens. « Les
gardes nationaux des départements, qui pourraient leur disputer l'entrée dans
le royaume, sont sans armes, sans munitions et soumis à des directoires
totalement composés de suppôts de l'ancien régime. « A
l'instant que la famille royale sera enlevée, l'ennemi s'avancera vers
Paris, où l'Assemblée nationale et la municipalité traîtresse proclameront la
soumission au monarque. Une partie de la garde nationale, les alguazils à
cheval, les chasseurs des barrières, les gardes des ports, et quarante mille
brigands cachés sous nos murs se joindront aux conspirateurs pour égorger le
peuple ; et les amis de la liberté, sans armes, sans argent, seraient forcés
de se soumettre à l'esclavage pour échapper à la mort. « Ces
scènes d'horreur commenceront dès que le roi, sa femme et son fils auront
pris la fuite : ainsi c'en est fait de nous pour toujours si nous les
laissons aller à Saint-Cloud. Le traître Berthier à la tête des chasseurs de
Lorraine, du régiment de Flandre, des maréchaussées de tous les départements
de l'entour, égorgera la garde parisienne et les enlèvera de force ; comme il
a enlevé de Bellevue les voitures des béguines (les tantes du roi). « Citoyens,
je vous le répète, ç'en est fait de la liberté, ç'en est fait de la Patrie,
si nous souffrons que la famille royale aille à Saint-Cloud, si elle quitte
les Tuileries. » Dans
l'imagination de Marat se mêlaient et s'ajoutaient l'un à l'autre, pour
aboutir à un extraordinaire effet d'horreur, le plan de Mirabeau qui excluait
le concours de l'étranger et faisait appel à la municipalité parisienne, le
plan de la Cour qui excluait la municipalité et La Fayette, et faisait appel
à l'étranger. De plus, il s'exagérait la tendance de l'étranger à servir dès
ce moment le roi de France par une intervention armée. Mais malgré tout, ce
sont comme des traits de flamme qui percent la nuit de mensonge et de
trahison où s'enveloppait la Cour. Mais,
ce qu'il a de plus curieux, c'est un passage peu remarqué, je crois, de son
numéro du 26 mars : Avis de la dernière impôt.- tance : je suis informé par
plusieurs personnes très sûres, qui approchent journellement le roi, qu'il
n'a pas été indisposé une heure depuis le 28 février ; que sa prétendue
maladie est une imposture de ses ministres qu'ont accréditée ses médecins et
chirurgiens, tous dans le secret, qu'elle n'a pour objet que d'alarmer les
Français sur les jours du prince, de les pousser à des actes d'idolâtrie, et
de donner aux conjurés les facilités de tramer de nouvelles conspirations
dans son cabinet ; que le jour ou les députés de l'Assemblée n'ont pas été
reçus, les appartements étaient remplis des membres du club monarchique et
des courtisans les plus dévoués. « Enfin,
que le roi paraît content, que jamais sa femme n'a été plus gaie, que l'on
parlait il y a huit jours d'un voyage à Compiègne, sans doute pour faire une
fugue à Bruxelles, et qu'aujourd'hui on parle d'aller à Saint-Cloud d'où il
sera presque aussi facile de l'exécuter au moyen des manœuvres du fidèle
Berthier, commandant de la garde de Versailles. » Marat
ne soupçonne pas le vrai plan de fuite, il s'imagine que le roi se fera
escorter par des troupes presque au sortir de Paris ; il ne se figure pas que
Louis XVI s'enfuira incognito jusqu'à la frontière et il ne se doute pas, à
ce moment, que c'est avec Bouillé que la combinaison se prépare. Mais il a su
que les projets de départ se précisaient à la fin de mars et qu'une animation
joyeuse inaccoutumée se marquait au visage du roi et de la reine. Or, il
résulte d'une lettre du comte de Fersen du 1" avril 1791, et d'un
mémoire du même du 27 mars que précisément à la fin de mars le roi et la
reine venaient enfin de prendre la décision ferme de partir. Et c'est la joie
d'une résolution enfin arrêtée qui se lisait sur le visage royal. Ainsi
le grand secret avait percé les murailles des Tuileries et il était allé
jusqu'à la cave de Marat se révéler à la Révolution. Il faut citer ce mémoire
et cette lettre de Fersen interprète du roi et de la reine, car il nous donne
la nuance exacte de leur pensée, et il constitue en même temps un nouvel acte
formidable contre la monarchie. C'est
de peur que la Révolution, en se modérant, en s'organisant, ne ralliât peu à
peu tous les esprits, et ne devînt irrévocable par l'adhésion presque unanime
de la France, que Louis XVI et Marie-Antoinette se décident à brusquer le
mouvement. UN MÉMOIRE DE FERSEN Le « mémoire
du comte de Fersen pour le roi et la reine de France », du 27 mars 1791,
paraît beaucoup moins destiné à déterminer par des conseils leur résolution
qu'à en fixer par écrit les motifs : « Il ne parait pas douteux, écrit-il,
qu'il ne soit nécessaire d'agir, et d'agir vigoureusement, si l'on veut
rétablir l'ordre et le bonheur dans le royaume, le sauver d'une ruine totale,
empêcher son démembrement, remettre le roi sur le trône et lui rendre son
autorité. « La
marche uniforme et constante des Jacobins dans leur scélératesse, la désunion
des démocrates dans l'Assemblée, le mécontentement des provinces qui augmente
visiblement, mais ne peut éclater, faute d'avoir un centre et tri point de
réunion ; la détermination des princes, et en particulier du prince de Condé,
d'agir, si le roi n'agit pas, tout cela paraît même être favorable, et plus
on tardera, plus il sera difficile. « Mais
comment agir d'après les nouvelles qu'on reçoit de l'empereur, avec les
indécisions de l'Espagne, et la difficulté de trouver de l'argent ? Deux
partis se présentent : l'un de ne rien entreprendre avant' d'avoir formé' des
alliances et obtenu des différentes puissances les secours nécessaires, tant
en hommes qu'en argent ; l'autre de n'attendre pour sortir de Paris, que
l'assurance des bonnes dispositions des puissances étrangères, et d'avoir
trouvé l'argent nécessaire pour subvenir, pendant deux ou trois mois, à la
solde des troupes, époque à laquelle on aurait obtenu un emprunt en Suisse. « Le
premier de ces partis est sans contredit le plus sûr ; il présente moins de
danger pour Leurs Majestés et l'avantage d'un succès moins douteux ou du
moins contesté. « Mais,
comme il n'est pas possible d'en prévoir l'époque, n'est-il pas à craindre
que les maux de l'Etat étant considérablement aug-, mentés pendant ce temps,
il soit plus difficile de les réparer ? « L'habitude
ou le découragement n'auront-ils pas trop gagné pour qu'il soit alors
possible de les vaincre ? « LES ESPRITS EXALTÉS NE SE SERONT-ILS
POINT CALMÉS, NE SE RÉUNIRONT-ILS PAS POUR CRÉER UN ORDRE DE CHOSES TOUJOURS
DÉSAVANTAGEUX AU ROI, MAIS OÙ LES PARTICULIERS TROUVERONT ENCORE LEUR COMPTE,
PAR LA TRANQUILLITÉ DONT ILS JOUIRONT ET QU'ILS PRÉFÉRERONT ALORS AUX
CONVULSIONS DE LA GUERRE CIVILE ? « Les
princes n'auront-ils pas, avant cette époque, fait quelque tentative, et, si
elle leur réussit, n'en recueilleront-ils pas seuls tout l'honneur et le
fruit, ne rallieront-ils pas à eux toute la noblesse, fous les mécontents du
régime actuel et ne seront-ils pas alors les maîtres du Royaume et de Leurs
Majestés ? « Le
second parti est plus hasardeux. Le comte de Mercy (ambassadeur d'Autriche,
résidant à Bruxelles) et le baron de Breteuil (chargé par le roi de négocier
avec les Cours étrangères) semblent l'indiquer tous les deux. La réussite en
est fondée sur de grandes probabilités, l'empereur et l'Espagne sont bien
disposés, mais l'Espagne ne sait rien faire sans l'empereur, et celui-ci, par
une politique mal entendue et une prévoyance craintive, voudrait retarder
l'époque de manifester sa bonne volonté. « Les
puissances du Nord sont bien intentionnées, mais leur éloignement et la
guerre des Turcs les empêchent de seconder les vues de LL. MM., d'une manière
active ; on est assuré de la Sardaigne et de la Suisse, et il est plus que
probable qu'une démarche de la résolution de LL. MM., et la crainte de se
compromettre inutilement, si elles changeaient ; M. de Mercy semble
l'indiquer dans sa lettre. « Une
telle démarche aurait quelque chose de grand, de noble, d'imposant et
d'audacieux dont l'effet, tant dans le royaume que dans toute l'Europe,
serait incalculable ; elle pourrait ramener l'armée et préserver sa
décomposition totale, elle ramènerait la Constitution, ET EMPÊCHERAIT
LES FACTIEUX D'Y FAIRE. LES CHANGEMENTS NÉCESSAIRES POUR LA RENDRE
SUPPORTABLE ET CONSOLIDER LA RÉVOLUTION ; et, faite en ce moment, elle rendrait utiles au
roi les mouvements des princes qui, s'ils agissaient seuls et qu'ils eussent
des revers, ne pourraient, dans un autre temps, plus servir la cause du roi. « Quel
que soit le parti que LL. MM. adoptent, on croit nécessaire d'attendre les
réponses de Vienne et de l'Espagne sur le plan qu'on leur a communiqué, afin
de bien connaître leurs dispositions et ce qu'on en pourra espérer. « Si
le premier parti est adopté, il faut arrêter les préparatifs de Bouillé et
continuer à négocier. « Si
c'est le second qui est préféré, il faut continuer à tout préparer pour
l'exécution, s'occuper à trouver l'argent nécessaire, et choisir une personne
bien intentionnée et capable, qu'on enverrait dès à présent en Angleterre,
pour sonder habilement et sans se compromettre, les intentions de cette
puissance, et qui ne recevrait ses instructions qu'au moment du départ du roi
; elles seraient de traiter pour obtenir de cette Cour sa neutralité
parfaite, soit par des sacrifices raisonnables, soit en l'y forçant par le
concours des Cours du Nord, dont les dispositions ne sont pas équivoques,
mais qui, vu leur éloignement, ne sauraient secourir le roi d'une manière
plus directe. « D'après
la certitude que LL. MM. ont des intentions du roi de Suède et de son désir
de leur être utile, trouveraient-elles quelques inconvénients à m'autoriser
de lui communiquer de leur part le plan, qu'elles ont adopté, et le projet
qu'elles ont de profiter des bonnes dispositions qu'il manifeste, en
réclamant ses bons offices pour contenir l'Angleterre, dans le cas où cette
puissance ne voudrait entendre aucune proposition d'accommodement, et
voudrait mettre obstacle à l'exécution de leurs projets. « Cette
marque de confiance la flatterait, et ne pourrait que l'intéresser davantage
à leur réussite. Comme cette ouverture passerait par le baron de Taube, dont
l'attachement pour son maître et pour LL. MM. m'est connu, je lui manderais
de n'en faire que l'usage qu'il croirait nécessaire et le plus avantageux
pour LL. MM. » Ainsi,
il est entendu de toute façon que le roi partira. Toute la question est de
savoir s'il attendra pour partir que des traités fermes avec les Cours
étrangères lui assurent des secours certains en hommes et en argent, ou si au
contraire il brusquera, par son départ, les lenteurs diplomatiques, les
hésitations et les réserves des puissances étrangères et mettra les
souverains de l'Europe en face du fait accompli. Or, la
raison décisive pour laquelle Fersen incline visiblement au départ prochain,
c'est que la France s'accoutume à la Révolution et que, si l'on tarde encore,
tous les citoyens, tous les particuliers y trouveront des garanties de repos
et de paix. C'est
uniquement l'intérêt du roi, opposé à l'intérêt de la France, qui compte. On
se décidera donc à partir, même sans avoir des traités précis avec
l'étranger, mais assuré de ses bonnes dispositions. Et au besoin,
pour obtenir la neutralité de l'Angleterre en faveur du roi contre la France,
on le gagnera par des sacrifices raisonnables, c'est-à-dire par l'abandon
d'une partie du territoire, de tout ce qui reste du domaine colonial. C'est
la trahison flagrante et cynique. Quant au manque d'argent qui parait faire
hésiter Fersen, il surprend un peu quand on songe aux vingt-cinq millions de
liste civile dont disposait Louis XVI ; mais il n'avait pas une forte avance
et il avait besoin d'une grosse somme pour solder d'emblée une armée de
soldats étrangers. C'est
au second parti, au départ prochain, que s'arrêtèrent le roi et la reine, ou
plutôt il est visible qu'en le préférant, Fersen se conformait à leur pensée,
il s'agissait seulement de donner une forme un peu solennelle à la résolution
définitive qu'on allait prendre, et de pouvoir produire au besoin un document
authentique où les raisons de LL. MM. seraient exposées. La lettre adressée
par le comte de Fersen au baron de Taube le 1er avril 1791 montre qu'à la
suite du mémoire de Fersen, c'est au départ le plus prochain possible que
Louis XVI et Marie - Antoinette avaient conclu : En chiffre : « Le roi et la
reine de France m'ont chargé de témoigner au roi (de Suède), combien ils sont sensibles aux témoignages
d'intérêt que S. M. leur donne ; ils aiment à y compter et cette certitude
les a déterminés à communiquer à S. M. le plan qu'ils ont adopté. « La
position où se trouve le roi de France devenant tous les jours plus
insupportable, LL. MM. se sont déterminées à la faire changer par tous les
moyens possibles ; ayant en vain employé ceux de la patience, des sacrifices
de tout genre et de la douceur, elles se sont résolues à tenter ceux de la
force ; mais l'Assemblée ayant, par ses opérations, détruit ou affaibli tous
ceux qu'elles auraient pu trouver en France, elles ne les croient pas
suffisants, s'ils ne sont pas combinés avec des secours et des bons offices
des puissances étrangères. « LL.
MM. sont assurées d'un parti considérable en France, et d'un lieu de retraite
à portée de la frontière du Nord. C'est M. Bouillé qui dirige tout cela.
Elles sont assurées des dispositions favorables et des secours de l'empereur,
de l'Espagne, de la Sardaigne et de la Suisse, mais ces deux premières
puissances craignent l'effet de la réunion de l'Angleterre, de la Hollande et
de la Prusse, et que ces trois puissances ne veuillent, en les attaquant, les
empêcher de secourir le roi de France d'une manière efficace. « Elles
voudraient donc qu'on différât cette affaire jusqu'à ce qu'on fût assuré de
leur parfaite neutralité. C'était aussi le projet du roi (de Louis XVI), mais la marche des factieux
est trop rapide, les dangers sont trop pressants et le royaume marche avec
trop de rapidité vers sa ruine et sa décomposition totale pour qu'il soit
possible au roi de différer plus longtemps. Il est donc décidé de tenter tous les moyens
possibles pour mettre fin à tant de maux, et, par une démarche prononcée et
hardie, engager les puissances alliées à se prononcer. « Le
roi est résolu de négocier avec l'Angleterre pour obtenir sa neutralité en
lui offrant des avantages ou des sacrifices raisonnables, et, en cas de
refus, de demander les bons offices de S. M. Frédéric pour engager la Russie
et le Danemark de se joindre à lui et en imposer de cette manière à
l'Angleterre... Le roi de France désire et espère du roi (de Suède) une
réponse prompte. Elle doit influer beaucoup sur sa détermination. « Le
roi de France voudrait partir de Paris et agir dans deux mois au plus tard
; mais cela dépend des différentes réponses qu'il attend... D'après le plan,
le départ se fera de nuit et clandestinement. Je le ferai savoir au roi par
un courrier. Je vous recommande cette affaire. » Enfin
on a trouvé dans le portefeuille des papiers confiés par la reine
Marie-Antoinette au comte de Fersen lors du départ pour Varennes, la minute
d'une lettre adressée par le comte de Fersen au baron de Breteuil ; la minute
est annotée de la main de la reine qui indique quelques corrections, et c'est
bien la pensée de la reine qui fut ainsi transmise au baron de Breteuil. Celui-ci
représentait au dehors le roi. Calonne
était l'agent des princes, du comte d'Artois, des émigrés : de Breteuil était
l'agent du roi et de la reine. Entre Calonne et de Breteuil il y avait lutte.
Calonne voulait que toute l'œuvre de contre-Révolution fût conduite par les
princes, c'est-à-dire par lui-même. Il déconseillait donc très vivement le
départ de Louis XVI. Sa
présence à la tête des troupes de la contre-Révolution aurait relégué les
princes dans l'ombre, et les émigrés, toujours infatués, redoutaient que le
roi, même à la tête d'une armée de nobles et d'étrangers, transigeât encore
avec la 'Révolution. Que Louis XVI, à ses risques et périls, reste donc aux
Tuileries ; s'il est tué par les révolutionnaires, si les premiers mouvements
de l'armée d'invasion soulèvent le peuple contre le roi et la reine, ce « forfait »
aura un double avantage. Il animera encore contre la France révolutionnaire
la colère des souverains, peut-être même l'ignorante pitié des peuples, et il
débarrassera la monarchie d'un chef hésitant et faible. De
Breteuil, au contraire, voulait avant tout le salut du roi et de la reine et
le rétablissement de l'autorité monarchique par eux et pour eux, non par les
princes et pour les princes. La communication faite par le comte de Fersen,
au nom de la reine, au baron de Breteuil est donc comme le sceau aux
résolutions prises. « ...
Le roi pense comme vous sur les conclusions à tirer des différentes
lettres de M. de Mercy et il est convaincu que son départ de Paris est un
préalable nécessaire, sans lequel aucune personne ne voudra s'engager à se
mêler de ses affaires et à le secourir ; mais S. M. n'a pas lieu d'être
aussi convaincue que vous paraissez l'être des dispositions actives de
l'empereur à son égard ; ce que ce prince a dit à M. de Bombelles et qui est
même revenu au roi, qu'il a dû dire à d'autres personnes, ne s'accorde
nullement avec ce qu'il a mandé lui-même à la reine. « Après
beaucoup de protestations d'amitié, d'intérêt et de sensibilité sur la
position de LL. MM., l'empereur dit clairement que les embarras où il se
trouve, et ceux que ses voisins pouvaient peut-être encore lui susciter,
l'empêcheraient de favoriser en ce moment et d'une manière active les projets
du roi pour le rétablissement de son autorité. Il exhorte à la patience et à
remettre à une époque plus éloignée l'exécution du plan que le roi lui a
communiqué. « Cette
différence de langage ne peut selon moi être attribuée qu'au penchant naturel
de l'empereur pour la paix, à la crainte qu'il a d'en compromettre la durée
par une démarche un peu prononcée en faveur du roi, à l'indécision de son
caractère, et à l'embarras qu'il éprouve de donner une réponse positive de ce
genre aux personnes qui lui prouvent combien la position du roi est affreuse
et combien la cause de S. M. étant celle de tous les souverains doit être
protégée par eux... « Le
roi est toujours décidé à partir dans les quinze derniers jours de mai ;
Sa Majesté en sent la nécessité et espère avoir reçu, vers cette époque, les
réponses d'Espagne et avoir rassemblé l'argent nécessaire pour subvenir aux
dépenses du premier moment. « Recommandez
à M. de Bombelles la plus grande prudence et une grande circonspection
vis-à-vis du comte d'Artois. Le roi craint, et avec raison, qu'il ne revienne
quelque chose de ses projets à M. le prince de Condé, et que ce prince,
poussé par son ambition et le désir de jouer un rôle principal, ne hâte
l'exécution de son entreprise chimérique, et vous sentez assez quelles en seraient
les conséquences et les inconvénients pour celle que le roi veut exécuter... « Le
roi est de votre avis de différer les négociations relatives à une
confédération à former contre la Prusse, la Hollande et l'Angleterre,
jusqu'au moment où les dispositions favorables ou défavorables de ces
puissances seront mieux connues, ainsi que sur les avantages ou sacrifices
à accorder pour prix des services qu'on aurait rendus. S. M. a toujours
répugné, et son projet n'a jamais été de les offrir, mais de les accorder si
cela devenait absolument nécessaire. Elle avait même pensé à ne s'y décider qu'en
faveur de l'Angleterre. » La
lettre est du 2 avril, mais, soumise à correction, elle ne fut pas expédiée
tout de suite et les derniers paragraphes se réfèrent à« des événements un
peu ultérieurs : « D'après ce qui s'est passé le 18 (avril) le roi sent encore plus
vivement la nécessité d'agir et d'agir promptement ; il est décidé à tout
sacrifier à l'exécution des projets qu'il a formés et, pour y parvenir plus
sûrement, Sa Majesté s'est décidée à adopter un autre système de conduite ; et,
pour endormir les factieux sur ses véritables intentions, il aura l'air' de
reconnaître la nécessité de se mettre tout à fait dans la Révolution, de se
rapprocher d'eux ; il ne se dirigera que sur leurs conseils et préviendra
sans cesse le vœu de la canaille, afin de leur ôter tout moyen et tout
prétexte d'insurrection, et afin de maintenir la tranquillité et leur
inspirer la confiance si nécessaire pour la sortie de Paris. Tous les moyens
doivent être bons pour parvenir à ce but. On dit qu'on va demander le
renvoi de toute sa maison, il sera accordé, et cette circonstance pourra
peut-être fournir un peu d'argent. » « D'après
une lettre très pressante du comte d'Artois, dans laquelle il paraissait
disposé à aller joindre le prince de Condé (pour tenter une brusque invasion
en France) et où il appuyait beaucoup sur les moyens qu'il avait, on lui a
mandé d'envoyer un homme de confiance pour être pleinement instruit de ses
moyens et se concerter avec lui sur la possibilité d'agir. On a imaginé ce
moyen pour le retenir où il est et gagner du temps. On va aussi envoyer
au prince de Condé un nommé Conti, homme de confiance de ce prince pour lui
rendre compte de la position du roi et l'empêcher d'agir, en lui représentant
les dangers auxquels la famille royale serait exposée si l'on voulait tenter
quelque chose en ce moment. » LA. MORT DE MIRABEAU Ainsi,
à la fin de mars et au commencement d'avril, les résolutions du roi étaient
arrêtées, le plan d'évasion et de négociation ultérieure avec l'Europe était
tracé. La lettre du comte de Fersen au baron de Breteuil porte, je l'ai dit,
la date du 2 avril. Le 2 avril, c'est le jour où meurt Mirabeau. Mais il est
très clair que la mort du grand tribun n'est pour rien dans la décision du
roi, communiquée au roi de Suède par la lettre du 1" avril. M. Thiers a
écrit que la mort de Mirabeau en enlevant au roi le seul révolutionnaire sur
lequel il pût s'appuyer, le détermina à partir et à engager ouvertement la
lutte. Comme on l'a vu, c'est absolument inexact et le parti du roi était
pris irrévocablement quand Mirabeau mourut. Tragique
rencontre ! Au moment même où Mirabeau succombait, épuisé par tous les excès
et toutes les agitations de sa vie, la royauté renonçait décidément à cet
accord avec la Révolution où Mirabeau voyait le salut de la Révolution et de
la Monarchie elle-même ! Il
mourait donc tout entier, ne laissant pas une pensée qui lui survécût. Sa
mort causa une émotion immense dans tout le pays. C'était une grande et
ardente lumière qui s'éteignait soudain. Il semblait que dans tous les orages
révolutionnaires sa parole avait été l'éclair et la foudre, et on se demanda
avec une sorte de stupeur si la Révolution n'avait point perdu, en le
perdant, sa force électrique. Il y avait en cet homme un mélange si
extraordinaire de pensée et de passion que l'esprit humain paraissait en lui
comme une force de la nature. Le peuple et la bourgeoisie révolutionnaire se
rappelèrent soudain ses luttes véhémentes contre le despotisme paternel et
l'arbitraire d'ancien régime, sa magnifique campagne contre les nobles qui
retentit en éclats tumultueux sous le ciel enflammé de Provence, son
audacieuse et habile tactique de sagesse et de menace aux premiers jours des
Etats généraux, son apostrophe à de Brézé et ses appels au calme. Ils se
rappelèrent que, dans tous les actes décisifs de la Révolution, quand il
avait fallu saisir les biens d'Eglise et les mettre à la disposition de la
Nation, puis, quand il avait fallu créer les assignats, c'est lui qui avait
dissipé les obscurités, fixé les incertitudes, donné aux intelligences, en
les éclairant, l'impétuosité même de l'instinct. Et
c'est par lui encore que sur les vaisseaux commandés par tant d'officiers
nobles et contre-révolutionnaires flottait, au haut des mâts, le drapeau
tricolore, le drapeau de là Révolution, illuminant au loin de son triple
rayon l'étendue inquiète des mers. Qui donc allait le remplacer ? Et le
peuple révolutionnaire pleurait comme si on lui eût arraché un peu de la
Révolution elle-même. Dans
l'émotion, dans l'angoisse de cette disparition presque subite, tous ou
presque tous oubliaient les bruits de corruption et de trahison qui couraient
pourtant depuis des mois. Quand il avait soutenu le droit du roi dans la
question de la paix et de la guerre, ce n'étaient pas seulement des pamphlets
anonymes, c'était le grave journal de Loustalot qui avait enregistré ces
soupçons de vénalité. Mirabeau
avait réussi à cacher ses relations avec la Cour ; il avait pu aller voir la
reine à Saint-Cloud, et quand un journal raconta cette entrevue, le public
resta sceptique et Mirabeau n'eut même pas besoin de nier. Pourtant une sorte
d'instinct avertissait le peuple qu'entre Mirabeau et la Cour il y avait
peut-être quelques rapports secrets, mais qui sait si le grand
révolutionnaire n'avait pas voulu simplement suivre de près les intrigues de
la contre-Révolution pour les mieux déjouer ? Sa
parole, aux grands jours de crises, jaillissait toujours si audacieuse, si
fière d'elle-même, si foudroyante parfois pour la contre-Révolution qu'elle
dissipait soudain toutes ces vagues nuées de soupçon. Marat seul garda, même
devant la mort, toute sa haine et tout son mépris, et sous le titre : Oraison
funèbre de Riquetti, il écrivit le lundi 4 avril : « Peuple,
rends grâce aux dieux, ton plus redoutable ennemi vient de tomber sous la
faux de la Parque, Riquetti n'est plus : il meurt victime de ses nombreuses
trahisons, victime de ses trop tardifs scrupules, victime de la barbare
prévoyance de ses complices atroces, alarmés d'avoir vu flottant le
dépositaire de leurs affreux secrets. » Ainsi,
selon Marat, Mirabeau mourait, empoisonné par la Cour, parce qu'il n'avait
pas voulu s'associer jusqu'au bout à ses complots contre la liberté, et la
Cour le faisait disparaître pour qu'il ne pût dénoncer ses trames. En
accusant Mirabeau de la sorte, Marat le justifiait, car ce que retenait la
partie la plus ardente et la plus soupçonneuse du peuple, c'est que Mirabeau
avait été empoisonné par la contre-Révolution, et qui sait encore une fois
s'il n'avait point paru s'associer à certaines intrigues pour en mieux
surprendre le secret ? Une
impression de mystère se mêlait, dans l'aine du peuple, à la naturelle
émotion de la mort, et tout, même les accusations passionnées de Marat,
tournait à la glorification du tribun. Dans sa
conscience révolutionnaire, plus vaste que tous les partis et que toutes les
haines, le peuple réconciliait toutes les forces de la Révolution : Mirabeau,
Robespierre, Marat. Les sociétés populaires dressaient côte à côte le buste
de Robespierre « l'incorruptible » et le buste de Mirabeau accusé
de corruption. Et chose curieuse ! c'est à Marat lui-même que des ouvriers
demandaient avec une admirable candeur de Révolution le moyen de célébrer la
mémoire de Mirabeau. Marat recevait et publiait dans son numéro du 24 mai
1791, la lettre suivante : « A l'Ami du Peuple, « Cher
ami du peuple, daignez nous aider par vos conseils : je vous parle au nom
de tous les garçons cordonniers tee la capitale, qui, pour vous garantir de
la plus légère blessure, seraient tous prêts à répandre leur sang. Il est bon
de vous dire que le 18 de ce mois, nous nous proposions de faire un service à
feu Mirabeau. Cela éprouva beaucoup de contestations et il n'y avait de
silence dans la salle que lorsqu'on disait : Messieurs, l'ami du peuple l'a
accusé de plusieurs malversations. Cependant le torrent l'emporta et nous
fîmes le 16 entre nous une somme de 900 livres. Le 20, la municipalité
fit afficher que nous ne pourrions avoir ni tambour ni trompette et nous
ordonna de nous rassembler à la sourdine. « Nous
craignons, cher ami du peuple, que sitôt que nous serons assemblés de cette
manière elle ne fasse courir le bruit que nous sommes des séditieux et
qu'elle proclame 1a loi martiale. Nous attendons là-dessus vos salutaires
avis pour disposer de cette somme - d'une autre manière, car nous avouons que
nous avons cessé de mettre à la Bourse. « Nous
sommes, cher ami du peuple, en attendant votre réponse, vos fidèles amis les
garçons cordonniers, assemblés rue Beaurepaire. Signé : Millau au nom de ses
confrères. » Ainsi,
même parmi les lecteurs et amis de Marat, le « torrent »,
d'admiration pour Mirabeau emportait tout. Mais ce n'est pas seulement la
perte d'une grande force révolutionnaire que la Nation déplorait. La plupart
des hommes de la Révolution cherchaient anxieusement à cette date le moyen de
la concilier avec la monarchie, et il leur paraissait que Mirabeau, par
l'ampleur et la souplesse de son génie, par le sens monarchique et
conservateur qui s'alliait en lui au sens révolutionnaire, saurait réaliser
cette conciliation nécessaire. Ils sentaient en lui une puissance mystérieuse
et qui n'avait pas dit son dernier mot. L'audace et l'imprévu de ses
démarches politiques, la complexité de sa pensée, la soudaineté et, si je
puis dire, l'étendue de ses coups de foudre qui menaçaient tantôt la
conspiration d'ancien régime, tantôt le désordre du mouvement populaire, même
les bruits étranges qui couraient sur ses relations avec la Cour, si souvent
accablée par lui, tout persuadait aux esprits inquiets qu'il portait en lui
un secret puissant, et qu'il saurait, en un creuset inconnu, fondre des
éléments contradictoires. Cette
sorte d'espérance vague et de pressentiment inquiet hante encore aujourd'hui
beaucoup d'historiens. Les uns, conservateurs libéraux comme M. Dareste, se
demandent si Mirabeau aurait « sauvé la France », c'est-à-dire s'il
aurait su trouver et réaliser l'équilibre de l'ordre monarchique et de la
liberté révolutionnaire. D'autres, révolutionnaires bourgeois, intrigants et
hardis, comme M. Thiers, se demandent avec éloquence si Mirabeau aurait pu
arrêter le cours de la Révolution, sur les pentes de la démocratie et de la
République. « Aurait-il pu, s'écrie M. Thiers, dire aux agitateurs qui
voulaient à leur tour l'éclat et le pouvoir : Restez dans vos faubourgs
obscurs ? » Ce que
j'ai cité du comte de Fersen me permet de répondre avec certitude : Non, à
cette date, en avril 1791, Mirabeau ne pouvait plus rien. Il n'aurait pu
fixer la Révolution dans la monarchie constitutionnelle et accorder la
liberté avec la puissance du pouvoir exécutif royal que si le roi avait
accepté honnêtement la Révolution, s'il avait accepté vraiment les conseils
de Mirabeau. Or, il est démontré qu'en avril 1791, à l'heure où Mirabeau
expirait, le roi avait décidément adopté un plan de lutte à outrance contre
la Révolution, avec le concours de l'étranger. Non seulement le roi ne
l'avait pas écouté, mais il l'avait méprisé et trompé, il ne l'avait pas mis
dans la confidence de son projet de fuite. Il n'avait vu en lui qu'un
instrument dégradé qu'on paye pour une besogne subalterne et provisoire et
qu'on rejette ensuite avec dédain. Chose plus terrible encore pour le grand
tribun égaré qui, exclu du ministère, rejeté des voies éclatantes du pouvoir,
s'était enfoncé dans la politique occulte ! C'est un conseil de Mirabeau que
le roi paraissait suivre, mais en le dénaturant, en le travestissant jusqu'à
la trahison. Fuir de Paris et appeler à la Nation, c'était le plan de
Mirabeau aussi ; mais il voulait que le roi trouvât la force nécessaire à cet
appel dans la Révolution elle-même, loyalement acceptée et invoquée par lui. Pas de
hordes étrangères, pas de despotisme, pas de fuite vers la frontière et vers
la tyrannie. Le roi, libéré de Paris, devait s'installer au cœur même de la
France et de la liberté. Or, voilà que, par une abominable parodie, châtiment
de ce qu'il y avait d'impur en ces relations secrètes, le roi fuyait de
Paris, mais fuyait aussi de la Révolution. C'est une caricature ignominieuse
du plan du grand tribun, mais qui en retenait assez de traits pour le
déshonorer et pour le désespérer. Si Mirabeau avait assez vécu_ pour
apprendre la fuite à Varennes, il aurait été frappé d'un coup formidable dans
son orgueil et dans sa dignité même. Il aurait dû s'avouer qu'il avait été
dupe de la Cour, dupe misérable et méprisée, et l'argent même qu'il avait
reçu du roi et où il affectait de voir le prix d'une sorte de collaboration,
Je salaire d'une sorte de ministère occulte, lui aurait apparu avec dégoût
comme le prix de son aveuglement, comme un salaire de trahison. Ô chute
salissante dans l'obscur sentier soudain devenu fangeux ! Et aucun moyen de
relèvement, aucune issue hors de ce morne abime. Excuser
la fuite du roi, lui donner ou essayer de lui donner une signification
nationale, c'était accepter la substitution du plan de trahison au plan de
libération. C'était soi-même entrer dans la trahison définitive. Mirabeau ne
s'y serait point résigné ; d'un bond, pour échapper à cette contagion de
crime et de bassesse, il se serait jeté à l'extrémité révolutionnaire. Plus
d'une fois déjà il avait averti la Cour ; si on ne l'écoutait point, tout
serait perdu, et il ne lui resterait plus alors qu'à se sauver lui-même en se
portant de nouveau à l'avant-garde de la Révolution, mais quoi ! après
Varennes, l'aurait-il pu ? Il
était si facile au roi, qui n'avait plus rien alors à ménager, de foudroyer
Mirabeau en publiant ses relations avec lui et le compte des sommes qu'il lui
avait données. Il était facile au roi d'attribuer ce revirement du grand
révolutionnaire à la suspension des mensualités. Et non seulement il pouvait
déshonorer et briser Mirabeau mais il pouvait, par-là, frapper au cœur la
Révolution elle-même. Plus
tard, quand le peuple révolutionnaire du 10 août trouvera aux Tuileries la
preuve des relations de Mirabeau avec la Cour, il ne se sentira pas humilié
et dégradé, car la Révolution aura depuis longtemps déployé des forces où
Mirabeau n'était point mêlé, et c'est encore une victoire révolutionnaire qui
forçait et livrait au grand jour ce triste secret. Mais si, en 1791, Le roi
fugitif et prenant contre la France révolutionnaire le commandement des
troupes étrangères avait pu se réclamer cyniquement de Mirabeau, il aurait pour
ainsi dire porté le désespoir et presque l'infamie en toutes les âmes que la
parole du grand révolutionnaire avait soulevées. « Voilà la source de votre
enthousiasme ; voilà la nuée d'intrigue et de corruption d'où jaillissaient
les grands éclairs. » Une
sorte de nuit morale se serait faite un moment sur la patrie, et c'est du
choc en retour des foudres révolutionnaires que l'ironie royale aurait pu
foudroyer la Révolution. Non, non, il n'était donné à aucun homme, si grand
qu'il fût, de lutter contre le destin et d'arracher la vieille monarchie à
ses instincts rétrogrades : il n'était donné à aucun homme de lui communiquer
une âme révolutionnaire, et pour l'avoir essayé, pour avoir préparé
d'impossibles amalgames comme un alchimiste acharné à ses fourneaux, le grand
tribun, devenu presque un conspirateur, s'exposait à la terrible solidarité
des trahisons royales. Cette douleur et cette honte lui furent épargnées : la
mort souveraine le couvrit de son manteau. Mirabeau
est le seul grand homme de la Révolution qui n'ait point péri sur l'échafaud
; sa mort eut ainsi une grandeur plus intellectuelle. Devant les têtes
coupées de Vergniaud, de Madame Roland, de Danton, de Robespierre, un
horrible frisson paralyse la pensée. Mirabeau vit approcher la mort, et il la
regarda en face, sans faiblesse et sans jactance, en se recueillant dans sa
gloire. Matérialiste et athée, il ne se laissait aller à aucun rêve mystique
; c'est dans l'éclatante lumière du xviii' siècle que sa pensée s'endormit.
Il sentait bien que la combinaison de démocratie et de monarchie qu'il avait
voulue avait quelque chose de paradoxal et que son génie seul l'aurait pu
fonder, mais il savait aussi que la nature inépuisable susciterait d'autres
formes de vie, d'autres arrangements sociaux et il faisait crédit à
l'univers. Peut-être aussi une lassitude secrète de l'œuvre contradictoire et
surhumaine où il s'épuisait depuis deux ans, lui rendit la mort plus facile.
Il recommanda qu'on publiât un jour sa correspondance avec la Cour : « Ce
sera là dit-il, ma défense et ma gloire. » Et comment pourrait-on
accuser de trahison et de bassesse l'homme qui, avant de mourir, lègue à la
postérité tout son secret ? Avec quelle émotion, écrivait Camille Desmoulins
le lendemain de la mort, j'ai contemplé cette tête puissante « ce
superbe magasin d'idées démeublé par la mort ! » L'Assemblée,
Paris, la Révolution elle-même lui firent de splendides funérailles : mais sa
mémoire n'entrait pas encore dans le repos, elle sera secouée par tous les
orages de la Révolution ; le grand tribun s'était si profondément uni à elle
que, même mort, il sera présent en elle, tour à tour exalté et maudit, jamais
oublié. LE DÉPART POUR SAINT-CLOUD Cependant
la Cour continuait ses négociations et ses préparatifs de fuite, et la juste
défiance du peuple s'exaspérait. Le 18 avril, le roi voulut aller à
Saint-Cloud. Le peuple était irrité du dessein attribué au roi de faire ses
Pâques avec un prêtre réfractaire, et de plus il pensait que de Saint-Cloud
le roi essaierait de fuir. Les sentiments populaires sont admirablement
saisis dans le mémoire du comte de Fersen au baron de Taube. « A onze heures
et demie, le roi fut à la messe ; M. Bailly était venu auparavant le prévenir
que son départ occasionnerait du mouvement et que le peuple paraissait
vouloir s'y opposer. Le roi lui répondit qu'il avait décrété la liberté pour
tout le monde d'aller où il voudrait, et qu'il serait bien extraordinaire
qu'il fût le seul homme qui ne pût jouir de celle d'aller à deux lieues
prendre l'air, et qu'il était décidé à partir. Il descendit avec la reine,
Madame Elisabeth, les enfants et Madame de Tourzel, et comme les voitures
n'avaient pu entrer dans la cour d'es Princes, il voulut aller les chercher
dans le Carrousel. Sur ce qu'on lui dit qu'il y avait une foule énorme, il
s'arrêta dans le milieu de la cour des Princes, et la reine lui proposa, de
monter dans la voiture qui était entrée dans la cour, quoiqu'elle ne fût qu'une
berline. Ils y montèrent tous six, et lorsque les chevaux furent à la porte,
les gardes nationaux refusèrent de, l'ouvrir et de laisser partir le roi. « En
vain, M. de La Fayette leur parla et leur prouva qu'il n'y avait que des
ennemis de la Constitution qui pussent se conduire ainsi, qu'en gênant la
volonté du roi, on lui donnait l'air d'un prisonnier et qu'on annulait ainsi
tous les décrets qu'il avait sanctionnés. On ne lui répondit que par des
invectives et des assurances qu'on ne laisserait pas partir le roi. On se
servit contre le roi des termes les plus injurieux : qu'il était un foutu
aristocrate, un bougre d'aristocrate, un gros cochon ; qu'il était incapable
de régner, qu'il fallait le déposer, et y placer le duc d'Orléans, qu'il
n'était qu'un fonctionnaire public et qu'il fallait qu'il fît ce qu'on
voulait. Les mêmes propos se tenaient parmi le peuple ; qu'il était entouré
d'aristocrates, de prêtres réfractaires ; qu'il fallait qu'il les chassât.
M.de La Fayette demanda au maire de faire proclamer la loi martiale et
déployer le drapeau rouge, il s'y refusa. On lui dit qu'on s'en moquait et
qu'il serait la première victime. n offrit sa démission, on le pria de se
dépêcher à la donner. Il ne fut pas mieux reçu du peuple lorsqu'il le
harangua. « Les
détachements des grenadiers, à mesure- qu'ils arrivaient, juraient que le roi
ne partirait pas ; plusieurs mâchaient des balles en disant qu'ils les
mettraient dans leurs fusils pour tirer sur le roi, s'il faisait le moindre
mouvement pour partir. Tous les gens de sa maison, qui s'étaient approchés de
la voiture, furent insultés par les soldats, ils en arrachèrent M. de Duras,
quoique le roi leur dit qu'il devait y être et qu'il était de son service ;
et ce ne fut qu'après leur avoir parlé longtemps, et avoir sommé les
grenadiers de le rendre, qu'ils le laissèrent à la portière ; il appela deux
grenadiers pour leur dire de protéger le duc, de Villequiers, qui y était
aussi. M. de Gougenot, maître d'hôtel, s'étant approché de la portière de la
reine, pour prendre ses ordres pour le dîner, en fut arraché et allait être
pendu, si les grenadiers ne fussent arrivés, qui tout en lé maltraitant et le
tiraillant l'entraînèrent en lui disant tout bas : « Du moins, vous
pourrez dire au roi qu'il y a encore de braves gens « qui savent sauver ceux
qui lui sont attachés. » La reine s'avança pour leur dire de le laisser
rester, qu'il était du service du roi ; ils lui dirent qu'ils n'avaient pas
d'ordre à recevoir d'elle, qu'ils n'en recevraient que de leurs officiers. « D'autres
disaient : voilà une plaisante bougresse pour donner des ordres. Ils
insultèrent de propos les gardes suisses qui étaient rangés en haie
vis-à-vis, ils insultèrent les ecclésiastiques qui étaient aux fenêtres du
château, et il y en eut qui couchèrent en joue le cardinal Montmorency, grand
aumônier. M. de La Fayette envoya consulter le département et le pria de
publier la loi martiale, il ne fit pas de réponse. Il demanda au roi s'il
voulait qu'on employât la force pour le faire passer et faire respecter la
loi. Les soldats lui répondirent qu'il n'avait aucune force pour cela, ils
avaient tous ôté leurs baïonnettes, en disant qu'ils ne s'en serviraient pas
contre de braves citoyens. Le roi refusa d'employer la force et dit : « Je
ne veux pas qu'on verse du sang pour moi ; quand je serai parti, vous serez
les maîtres d'employer tous les moyens que vous voudrez, pour faire respecter
la loi. » « Dans
la place du Carrousel, le postillon de la voiture du roi, qui n'avait pu
entrer, fut menacé d'être massacré, s'il faisait le moindre mouvement. Le
piqueur manqua d'être pendu : des grenadiers qui étaient près de la
voiture pleuraient à chaudes larmes ; il y en eut plusieurs qui
s'avancèrent et dirent au roi : Sire, vous êtes aimé, vous êtes adoré de
votre peuple, mais ne partez pas ; votre vie serait en danger, on vous
conseille mal, on vous égare, an veut que vous éloigniez les prêtres, on
craint de vans perdre. Le roi leur imposa silence et leur dit que
c'étaient eux qui étaient égarés et qu'on ne devait pas douter de ses
intentions et de son amour pour son peuple. « Enfin,
après deux heures et un quart d'attente et d'efforts inutiles de M. de
Lafayette, le roi fit retourner la voiture. En descendant, les soldats se
pressèrent en foule autour, il y en eut qui dirent : Oui, nous vous
défendrons. La reine leur répondit, en les regardant fièrement : Oui, nous y
comptons, mais vous avouerez à présent que nous ne sommes pas libres. Comme
ils serraient et entraient en foule dans le vestibule, la reine prit le
dauphin dans ses bras, madame Elisabeth se chargea de Madame et elles les
emmenèrent le plus vite qu'elles purent. Le roi alors ralentit sa marche et
lorsqu'elles furent entrées dans l'appartement de la reine, le roi se
retourna et dit d'une voix ferme : « Halte-là grenadiers ! » Tous
s'arrêtèrent comme si on leur avait coupé les jambes. « Il
n'y avait dans la cour des Princes que des gardes nationales, le peuple était
dans le Carrousel et les portes étaient fermées. On ne dit rien contre la
reine, mais des horreurs contre le roi. Ils parurent tous deux avec beaucoup
de fermeté et de sang-froid et eurent un maintien parfait. Tout fut
tranquille dans le château. A huit heures le roi fut averti que la garde
avait décidé d'entrer la nuit dans toutes les chambres, même celle du roi,
sous prétexte de visiter s'il n'y avait pas de prêtres. Cette résolution
changea à dix heures. Dans le Carrousel un homme lisait, à la lueur d'un
flambeau, un papier rempli d'horreurs contre le roi, où il exhortait le
peuple à forcer le château, à jeter tout par les fenêtres, et surtout à ne
pas manquer l'occasion qu'ils avaient manquée à Versailles, le 6 octobre. » Etrange
journée qui n'eut aucun effet immédiat sur la marche des événements, mais qui
révèle la prodigieuse complexité du sentiment populaire ! Il n'y avait pas
dans cette foule immense un seul républicain. Ceux mêmes qui injuriaient
brutalement le roi, le traitant d'aristocrate, d'incapable et de gros cochon,
parlaient de le remplacer, non par la République, mais par le duc d'Orléans.
En fait, l'immense majorité de ceux qui étaient là voulaient avant tout
garder le roi, mais le séparer de la contre-Révolution. Dans ce soulèvement,
le peuple et la bourgeoisie se rencontrent. Les gardes nationaux, citoyens
actifs et bourgeois, sont les premiers qui empêchent le départ du roi ; dès
que la Révolution est menacée, les défiances entre le peuple et les bourgeois
s'effacent ; tous sont d'accord pour la défendre. Comme
il eût été facile encore à Louis XVI de garder le pouvoir et même de
conquérir une autorité immense ! Qu'il soit avec la Révolution, et le cœur du
peuple est avec lui ; On croit avoir besoin de lui, et s'il dispensait la
Nation de choisir entre la Révolution et la royauté, Louis XVI exciterait une
reconnaissance incroyable. La bourgeoisie redoutait tout à la fois les
représailles réactionnaires et les commotions populaires. Jamais roi n'eut
tâche plus facile : apaiser, en l'acceptant, la Révolution. Dès le lendemain
du 18 avril, La Fayette, outré de n'avoir pas été obéi par les gardes
nationaux, donne sa démission. Il y eut dans presque toute la bourgeoisie
parisienne une stupeur immense. Elle multiplia les pétitions, les
protestations d'obéissance aveugle pour le retenir, et il resta. Oui, si le
roi avait été loyal, il aurait eu une force légale presque sans précédent.
Mais il redouble de ruse. On a noté le mot échappé à la reine : Vous avouerez
maintenant que nous ne sommes pas libres. Dans ces grandes émotions
révolutionnaires qui mêlaient peuple et bourgeoisie, le roi et la reine ne
voyaient pas un avertissement, mais un prétexte à discréditer la
Constitution. C'était
comme un cas de nullité qu'ils invoquaient d'avance contre toutes les
sanctions données par le roi. Mais ce propos imprudent pouvait éveiller les
défiances. Il ne fallait pas surtout que la Nation et l'Assemblée puissent
croire que le roi, aigri par la journée du 18 avril, songeait à en tirer
argument pour désavouer après coup la Constitution, ou pour justifier son
départ. Car une surveillance plus active aurait peut-être empêché la fuite.
Louis XVI crut bon de se rendre à l'Assemblée pour mentir de nouveau. « Messieurs,
dit-il, je viens au milieu de vous avec la confiance que je vous ai toujours
témoignée. Vous êtes instruits de la résistance qu'on a apportée hier à mon
départ pour Saint-Cloud, je n'ai pas voulu qu'on la fît cesser par la force,
parce que j'ai craint de provoquer des actes de rigueur contre une multitude
trompée et qui croit agir en faveur des lois lorsqu'elle les enfreint. Mais
il importe à la Nation de prouver que je suis libre ; rien n'est si essentiel
pour l'autorité des sanctions et des acceptations que j'ai données à vos
décrets. Je persiste donc, pour ce puissant motif, dans mon projet de voyage
à Saint-Cloud, et l'Assemblée nationale en sentira la nécessité. « Il
semble que pour soulever un peuple fidèle, et dont j'ai mérité l'amour par
tout ce que j'ai fait pour lui, on cherche à lui inspirer des doutes sur mes
sentiments pour la Constitution. J'ai accepté et j'ai juré de maintenir cette
Constitution, dont la Constitution civile fait partie, et j'en maintiens
l'exécution de tout mon pouvoir. Je ne fais que renouveler ici l'expression
des sentiments que j'ai souvent manifestés à l'Assemblée nationale et elle
sait que mes intentions et mes vœux n'ont d'autre but que le bonheur du
peuple, et ce bonheur ne peut résulter que de l'observation des lois et de
l'obéissance à toutes les autorités légitimes et constitutionnelles. »
Au nom du roi, le ministre des Affaires étrangères signifiait à toutes les
Cours étrangères que Louis XVI acceptait librement et aimait la Constitution. Mais en même temps Louis XVI les faisait avertir que ce n'était là qu'un jeu, et qu'elles ne devaient pas s'y tromper. Le 22 avril, Fersen, en envoyant au baron de Taube le discours de Louis XVI, lui écrit : « le roi ne doit plus s'opposer à rien, mais au contraire, céder à tout, tout faire ce qu'on lui demandera, afin de mieux prouver qu'il n'est pas libre et de les endormir sur les véritables projets auxquels il tient plus que jamais et à l'exécution desquels il faut tout sacrifier, quelque pénible que cela puisse être... et le roi (de Suède) ne doit pas être surpris de tout ce qu'il pourrait dire ou faire ; c'est toujours une suite de sa non liberté. Leurs Majestés iront dimanche à la paroisse à la messe, et pour peu qu'on le désire, elles se confesseront et feront leurs pâques de la main d'un prêtre qui aurait fait le serment ». |
[1]
Boisgelin, archevêque d'Aix et auteur de l'Exposition des principes, négociait
en même temps avec le pape pour obtenir « le baptême » de la
Constitution civile du clergé. L'Exposition elle-même concluait que le pape
avait les moyens d'empêcher le schisme et elle le suppliait d'en user. Les
évêques ont été forcés à la lutte par l'intransigeance romaine. Voir mon livre Rome
et le clergé français sous la Constituante, postérieur à l'Histoire de
Jaurès. — A. M.
[2]
Il faut leur ajouter l'évêque de Babylone Miroudot du Bourg et le coadjuteur de
l'archevêque de Sens, Martial de Loménie. — A. M.
[3]
Pour la ville de Paris, sur 966 prêtres admis au serment, 545 le prêtèrent. (PISANI, L'Eglise de
Paris et la Révolution, t. I, p. 194). — A. M.