HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VII. — LA FUITE À VARENNES

 

SECONDE PARTIE.

 

 

LES NÉGOCIATIONS DU ROI AVEC L'EMPEREUR

Les agents du roi au dehors essayèrent de tirer parti des événements du 18 avril pour émouvoir les souverains de l'Europe, pour les effrayer sur leur propre danger et pour brusquer leur intervention. Le baron de Breteuil fait remettre à l'empereur Léopold, alors à Florence, un mémoire très pressant, le 3 mai : « Les nouveaux attentats auxquels les factieux viennent de se porter, en empêchant le roi de sortir des Tuileries, ne peuvent qu'ajouter au désir qu'ont Leurs Majestés de se tirer de captivité. L'indignation publique en facilitera les moyens, et l'Europe sera forcée d'applaudir aux efforts de l'empereur pour sauver les jours de la reine.

« Les ennemis de toute royauté n'entassent crime sur crime que parce qu'ils croient à leur impunité ; leurs attentats ont marché avec progression ; et bien certainement Leurs Majestés sont plus en danger ici si l'on n'agit pas que si l'intention de les secourir se manifeste.

« L'empereur, comme le plus autorisé à punir les insultes faites à la fille des Césars (Marie-Antoinette, qui était une Habsbourg) est le seul souverain qui doive et qui puisse donner l'impulsion à tous les autres. Les troupes de Sa Majesté Impériale sont aux portes de l'Alsace, des évêchés et de la Flandre. Des mouvements propres à consolider le retour de l'ordre dans les Pays-Bas se continueront avec des démonstrations suffisantes pour que les troupes fidèles et les généraux bien pensants forment dans l'intérieur un point vers lequel le roi se portera avec sûreté ; car l'évasion de LL. MM. n'est pas, à beaucoup près, impossible ; mais si on resserrait leurs chaînes, alors on peut assurer que c'est à l'empereur seul à les faire tomber, en appuyant un manifeste de forces imposantes...

« Il faut quinze millions au roi ; quatre portés au plus tôt à Luxembourg, et le reste arrivant peu de semaines après. Un vrai serviteur de l'empereur prend en ce moment la liberté d'affirmer que de toutes les dépenses du trésor impérial, celle-ci est faite pour passer la première : le salut de la reine de France, celui de la monarchie et la tranquillité du règne de Léopold en dépendent. Si la démocratie n'est pas arrêtée dans ses pas aussi précipités qu'effroyables, aucun trône ne peut plus reposer sur des bases solides... »

C'est l'appel à l'or de l'étranger comme à sa force militaire. Et de plus, de Breteuil esquisse une double combinaison : d'abord la fuite du roi venant prendre le commandement des troupes autrichiennes, croates, sardes ; ou, si l'évasion du roi est impossible, un manifeste menaçant des puissances, suivi d'une intervention armée. Léopold, hésitant encore, se dérobait, et ce qui l'y aidait, c'est la dualité de l'intrigue contre-révolutionnaire. Le 3 mai, M. de Breteuil, par l'intermédiaire de M. de Bombelles, remettait à l'empereur le mémoire que j'ai cité, concluant avant tout au départ du roi. Le 20 mai, à Mantoue, le comte d'Artois avait avec Léopold une conversation dont les conclusions sont fixées dans la fameuse note reproduite par Bertrand de Molleville.

Or, cette note, qui promettait une intervention de trente-cinq mille hommes à la, frontière de Flandre et de quinze mille hommes à la frontière de Dauphiné et qui annonçait pour la fin de juillet une protestation collective de la maison de Bourbon, déconseillait nettement la fuite.

« Quoique l'on ait désiré jusqu'à présent que Leurs Majestés pussent elles-mêmes se procurer leur liberté, la situation présente engage à les supplier très instamment de n'y plus songer. Leur position est bien différente de ce qu'elle était avant le 18 avril, avant que le roi eût été forcé d'aller à l'Assemblée et de faire écrire la lettre aux ambassadeurs.

« L'unique objet dont Leurs Majestés doivent s'occuper est d'employer tous les moyens possibles à augmenter leur popularité, pour en tirer parti quand le moment sera venu, et de manière que le peuple, effrayé à l'approche des armées étrangères, ne voie son salut que dans la médiation du roi et dans sa soumission à l'autorité de Sa Majesté : telle est l'opinion de l'empereur. Il attache uniquement à ce plan de conduite le succès des mesures qu'il a adoptées, et il demande surtout qu'on éloigne toute autre idée. Ce qui arriverait à Leurs. Majestés si, dans leur fuite, elles ne pouvaient échapper à la surveillance barbare le faisait frémir d'horreur. Sa Majesté croit que la sauvegarde la plus sûre est dans le mouvement des armées des puissances, précédé par des manifestes menaçants. »

Beaucoup d'historiens ont accordé à cette note bien plus de valeur qu'elle n'en a. Ce n'est point là la pensée ferme et le plan de l'empereur ; il n'avait qu'un plan : gagner du temps. Et voilà pourquoi il paraissait se rallier à l'idée du comte d'Artois qui, en retardant le départ du roi, ajournait par là même le problème. Entre la politique contradictoire du baron de Breteuil et du comte d'Artois, l'empereur s'échappait.

Le comte d'Artois, qui l'a évidemment inspirée ou même rédigée avec l'approbation plus ou moins vague de l'empereur, s'applique d'ailleurs à subordonner Louis XVI, à le lier : « Tout étant ainsi combiné avec les puissances, on doit regarder ce plan comme arrêté et prendre garde qu'il ne soit contrarié par des idées disparates ; c'est pourquoi Leurs Majestés doivent éviter avec grand soin de diviser la confiance et de multiplier les entremises, ayant déjà éprouvé que cette manière d'agir ne servait qu'à nuire, retarder et embarrasser. »

Le comte d'Artois voulait être seul à diriger la lutte contre la Révolution : jeu étrange des ambitions et des intrigues autour du roi, vers lequel s'allonge déjà l'ombre d'un destin tragique ! Les raisons' données par le comte d'Artois contre le départ du roi sont misérables : car si les événements du 18 avril ont conduit le roi à aggraver son système de mensonge, à assurer la France et le monde de son amour pour une Constitution haïe, en quoi cela peut-il fixer le roi à Paris ?

Est-ce que le comte d'Artois ne conseille pas au roi un mensonge plus odieux encore s'il est possible, une plus vile et plus scélérate hypocrisie ? Appeler les armées étrangères pour écraser la Constitution et la liberté, et en même temps se donner au peuple affolé par l'invasion comme le médiateur et le sauveur nécessaire, quel manège plus répugnant ?

Aussi bien, la note du 20 mai n'eut aucun effet sur Louis XVI, si même elle fut connue de lui autrement que par un message verbal. Dès la fin d'avril, comme il résulte des lettres de Bouillé à Fersen, le départ était si bien décidé que Bouillé et Fersen s'employaient dès lors à déterminer l'itinéraire. Le roi se disait qu'il obligerait bien les souverains de l'Europe à se prononcer pour la monarchie contre la démocratie.

 

LE PLAN DE BRETEUIL

Mais avait-il arrêté un plan de politique intérieure ou, comme on dira plus tard, un plan de Restauration ? Quelle conduite Louis XVI, vainqueur de la France révolutionnaire, tiendrait-il envers la Révolution ? Ses idées étaient très flottantes. Une seule chose est sûre, c'est que tandis que le comte d'Artois cherchait à devenir le grand chef de la contre-Révolution et à supprimer toute autre influence, le baron de Breteuil, de son côté, aspirait à devenir le ministre dirigeant, le haut conseiller et le haut guide de la monarchie restaurée en son plein pouvoir.

Il écrit le 30 avril : « Comme il est impossible, quelque diligence que je puisse faire, que le roi ne soit pas plusieurs jours avant moi au lieu où il devra se rendre ; je demande qu'excepté les opérations militaires, sur lesquelles il importe de ne gêner ni retarder les vues du général (Bouillé), Sa Majesté veuille bien ne prendre aucune résolution sur les personnes et sur les choses avant que j'aie pu prendre ses ordres. Rien n'est plus essentiel pour le service du roi, que d'éviter les démarches précipitées sur lesquelles il faudrait peut-être revenir.

« J'oserai ajouter qu'il ne l'est pas moins que Sa Majesté fasse connaître jusque dans les moindres détails l'étendue d'e la confiance dont elle voudrait m'honorer dans la conduite des affaires. Le roi pourrait voir cette demande de mon zèle le plus pur sous le jour de l'ambition ; je serais dès cet instant incapable de devenir de quelque utilité dans la situation difficile oü se trouve le royaume. »

C'est le marché en main : ou le roi s'engagera avec précision et jusque dans les moindres détails à assurer au baron de Breteuil le plein pouvoir ministériel, ou le baron de Breteuil, qui détient tous les secrets du roi dans une négociation difficile et redoutable, se considérera brusquement comme inutile et cessera ses services. Les hommes du peuple qui insultaient le roi sur la place du Carrousel lui témoignaient à coup sûr moins de mépris que ce grand seigneur qui lui demandait avec menaces et presque avec chantage un blanc-seing ministériel.

Au demeurant le roi était pris entre des plans de réaction forcenée et des plans de réaction plus modérée.

 

LES CONSEILS DU ROI DE SUÈDE

Le roi de Suède, fanfaron d'absolutisme et fier-à-bras de la royauté, trace à Louis XVI un programme délirant de contre-Révolution. La lettre du baron de Taube au comte de Fersen, datée de Stockholm. 6 mai 1791, est un monument de folie furieuse. « Mon cher ami, le roi (de Suède) m'a ordonné de vous dire qu'il volts charge d'assurer le roi et la reine de France qu'il emploiera tous les moyens possibles pour tâcher de les secourir. Son avis — en attendant qu'il puisse faire une réponse aux demandes que lui portera le courrier de Stedingk — est, si Leurs Majestés peuvent se sauver de Paris, de faire tout de suite convoquer tous les Parlements et déclarer l'Assemblée nationale illégale, usurpatrice des droits du trône et de la royauté, de déclarer les individus rebelles et traîtres à la patrie ; D'ORDONNER DANS TOUT LE ROYAUME DE COURIR SUS ; de rappeler toutes les grandes charges et les chefs de l'armée, qui ont été obligés de se sauver hors de la patrie, ainsi que 'dus les évêques ; de rétablir tout comme c'était avant la Révolution, et de remettre le clergé dans leur ancien régime et culte ; rétablir les trois ordres de l'Etat qui ont été confondus, par une usurpation de l'Assemblée nationale, mais déclarer en même temps qu'il n'y aura pas de distinction ni de différence entre les trois ordres pour le paiement des impôts ; — de faire arrêter le duc d'Orléans, le faire juger et condamner par un des Parlements et ne point lui faire grâce ; — de faire rentrer surtout l'armée dans la discipline et la subordination la plus absolue et point ménager les exemples les plus rigoureux pour les y contraindre ; enfin ne point faire de compositions avec qui ce soit, ne faire aucun gouvernement mixte, mais remettre la royauté dans toute sa puissance ; S'ÉLOIGNER À JAMAIS DE PARIS ET FAIRE PÉRIR CE REPAIRE D'ASSASSINS PAR UN OUBLI TOTAL DE SON EXISTENCE ; CAR TANT QU'IL Y AURA UN PARIS EN FRANCE, IL N'Y AURA JAMAIS DE ROIS. »

Quel fou furieux ! et que sont les massacres de septembre si ter- ribles pourtant et si monstrueusement inutiles, que sont ces violences soudaines du peuple excité par la fureur patriotique et par la peur affolante de l'étranger, à côté de ce rêve d'extermination ? 11 faudra organiser dans tout le pays, de sang-froid et au son du cor royal une battue contre les membres de l'Assemblée nationale. Et en même temps, par une merveilleuse ironie de l'histoire, la même lettre nous apprend que ce déséquilibré, forcené d'absolutisme, était mené par ses conseillers comme un enfant. Ils redoutaient ses indiscrétions et ne lui communiquaient que ce qui pouvait être connu de tous. Et ils le trompaient, le dupaient à plaisir.

Taube ayant exposé au nom du roi, ce programme d'absolutisme insensé et sanglant ajoute : « Je n'ai point entrepris d'empêcher le voyage du roi ; ç'aurait été en vain... J'ai pris une autre voie pour exciter encore davantage sa haine contre l'Assemblée nationale, qu'il déteste déjà du fond de son cœur.

« Je lui ai dit que vous m'avez prié de le prévenir, qu'il serait entouré des espions de l'Assemblée nationale qui expliqueront le moindre mot qui lui échapperait ; qu'il doit même se défier des personnes qu'il croit le mieux intentionnées et qui, par leurs indiscrétions, causeraient autant de mal que les plus enragés au roi de France. Le roi m'a chargé de vous remercier de cet avis et qu'il ne se confiera à personne et que ses discours en général seront plus républicains que monarchistes, ce dont il vous prie de prévenir Leurs Majestés. »

Ce détraqué qui veut qu'on coure sus à tous les députés révolutionnaires et que Paris soit supprimé, ne trouve d'autre moyen de dérouter les prétendus espions imaginés par ses conseillers que de tenir « des discours républicains ».

 

LES PROJETS FINANCIERS

Et Louis XVI était lié de confiance et amitié avec l'homme qui lui donnait contre la France ces conseils de folie et de meurtre. Qui sait s'il aurait pu contenir les fureurs déchaînées des émigrés et des princes ainsi aiguillonnés encore par des rois ? Mais lui-même était très préoccupé du problème qui avait suscité la Révolution, le problème financier. Comment la monarchie raffermie aurait-elle de l'argent ? La Révolution, en attendant le fonctionnement normal de ses budgets, s'alimentait par la vente des biens nationaux : mais la conscience religieuse et rétrograde du roi lui ordonnait de restituer à l'Eglise son domaine. Ainsi une ressource immense échappait. Niais, en outre, qu'allaient devenir les porteurs d'assignats ainsi privés de leurs gages ? N'allaient-ils pas être exaspérés par leur ruine contre le pouvoir royal à peine restauré ? Ah ! comme la Révolution avait vu juste en saisissant les biens de l'Eglise et en les mettant tout de suite en circulation par les assignats ! Elle avait créé d'emblée de l'irréparable, de l'irrévocable et le roi s'ingéniait en vain à chercher une solution.

Il s'arrêta d'abord à l'idée très simple de faire banqueroute, puis pour rassurer les porteurs d'assignats, l'Eglise les rembourserait jusqu'à concurrence d'un milliard, sur les biens qui lui auraient été restitués. A ce propos, le comte de Fersen consulte le baron de Breteuil, le 16 mai.

« Comme il sera intéressant de ne prendre aucune résolution précipitée, sur laquelle il fallût peut-être revenir, et qu'il peut cependant se présenter des circonstances où il faille se décider avant votre arrivée, le roi voudrait que vous missiez par écrit des idées générales et des aperçus qui pourraient servir de bases, et qui guideraient pour conserver une marche constante et uniforme. — Nous avons quatre millions pour les premiers besoins. Il serait, je crois, intéressant de prendre sur-le-champ, un parti sur la banqueroute à faire ou non et sur les assignats. Les biens du clergé, en les rendant, pourraient en répondre. Cela ferait des ennemis de moins et intéresserait tous ceux qui en sont porteurs et tous les banquiers au succès de l'entreprise du roi ; qu'en pensez-vous ? »

Evidemment Fersen traduit ici la pensée de Louis XVI et ses perplexités. Mais voici une lettre plus explicite. Dans les papiers de Fersen publiés par son petit-neveu cette lettre porte, évidemment par erreur, la mention : Du baron de Breteuil au comte de Fersen. Elle est au contraire du comte de Fersen au baron de Breteuil et de la main même du comte. — Paris, le 23 mai 1791. « Le roi veut partir dans les premiers jours de juin : car il doit recevoir à cette époque deux millions de la liste civile qu'on emporterait aussi. Le roi est embarrassé sur la personne à emmener avec lui ; il avait pensé à M. de Saint-Priest, mais il craint qu'ayant été déjà dans le ministère, il ne soit contracté avec lui une sorte d'engagement, et il lui faut cependant en voiture quelqu'un qui puisse parler si cela était nécessaire.

« Quant aux assignats, le roi pense qu'il faudra rendre au clergé leurs biens, en remboursant ceux qui en ont acheté, et à condition qu'il remboursera les assignats qui seront alors en circulation en argent, sur la valeur qu'ils auront au moment de sort départ. Ils seront probablement alors à 20 p. 100 de perte, ce qui réduirait la valeur de la totalité des assignats à neuf cent millions ; on pourrait demander au clergé un milliard. Quant à la banqueroute, le roi pense qu'il ne faudrait la faire que partielle, on assurerait fautes les rentes viagères, afin de faire moins de mécontents ; c'est aussi l'avis de plusieurs personnes avec qui j'en ai causé. »

Quel chaos d'idées à la fois impraticables et funestes ! Au fond, c'était la banqueroute totale, c'est-à-dire l'arrêt de toute vie économique, de toute croissance de la France : car comment les détenteurs de rentes viagères auraient-ils gardé confiance en voyant supprimer ainsi toutes les autres créances sur l'Etat ? Et comment d'ailleurs les paierait-on ? Comment rembourserait-on les acheteurs de biens nationaux ? Et pour les porteurs des assignats, comment le roi pourrait-il se flatter que le clergé consentirait à abandonner un milliard sur les biens qu'il aurait ressaisis ? De plus le clergé n'avait pas un milliard en argent : il n'aurait pu le réaliser qu'en vendant pour un milliard de terres ; et qui donc se risquerait à acheter, en plein triomphe de la contre-Révolution, des biens du clergé, au moment même où les ventes antérieures seraient cassées ? Vraiment il serait trop facile au clergé de simuler un bon vouloir impuissant, de décourager successivement lés acheteurs et de garder toutes ses terres en alléguant qu'il n'a pu les vendre.

Ainsi c'était bien la ruine complète pour tous les créanciers de l'Etat, dont on se débarrassait par la banqueroute, pour les acheteurs de biens nationaux qu'on dépouillait de leurs biens sans les rembourser, enfin pour les porteurs d'assignats qui, perdant leur gage, n'avaient plus en main qu'un papier mort, une feuille sèche tombée de l'arbre de la Révolution, frappé de la foudre. C'était la ruine de la bourgeoisie active et révolutionnaire, la ruine aussi des paysans, acheteurs des biens d'Eglise et sur lesquels d'ailleurs la dîme, partie du domaine de l'Eglise, allait être rétablie. Et c'était pour accomplir, au profit de l'Eglise et du roi, ce meurtre de la France, que Louis XVI appelait l'or et les-armes de l'étranger ! C'est un crime inexpiable même si l'on fait la part très large aux préjugés royaux, même si on juge le roi avec les idées que, comme roi, il pouvait avoir alors.

Il savait bien, par l'exemple de l'Angleterre, qu'une monarchie absolue peut se transformer en monarchie constitutionnelle ou parlementaire sans que la Nation périsse ou soit affaiblie. Il savait bien, par sa propre expérience, que la banqueroute était mortelle puisque c'est pour l'écarter qu'il avait couru toutes les chances de la convocation des Etats généraux. Quand il faisait appel aux sabreurs Croates pour imposer à la France un régime d'absolutisme et de banqueroute, il sacrifiait à son monstrueux égoïsme, à sa vanité doucereuse et exaspérée, ce qu'il savait lui-même être le bien de la patrie.

Et ce sont les descendants, plus ou moins directs, de cette trahison royale qui osent aujourd'hui se donner comme les seuls gardiens de l'esprit « national ! » A quel abêtissement serait descendu notre peuple s'il pouvait prendre au sérieux tout ce nationalisme de félonie et de mensonge !

Mais ce n'est point tout cela qui tourmentait à ce moment le baron de Breteuil. Dans la lettre si grave sur la banqueroute et les assignats, un seul mot lui avait fait dresser l'oreille : le nom de M. de Saint-Priest. N'est-ce pas lui qui allait devenir, dans les résolutions de la première heure qui entraîneraient tout, le conseil, le ministre dirigeant ?

« Je ne puis avoir d'avis sur le projet du roi, relativement à M. de Saint-Priest, parce que je ne conçois pas bien ce que se propose Sa Majesté. Il est' incontestable, comme vous le remarquez fort bien, que le roi contracterait un bien grand engagement avec lui, en l'emmenant, si c'était pour avoir, un conseil à portée pour les premières démarches. » Quant à la banqueroute, il se réserve : « toute détermination relative à cet objet serait anticipée. »

 

LA POLITIQUE DE L'ASSEMBLÉE

Pendant que se préparait ce grand crime contre la Révolution et la patrie, pendant que la royauté « nationale » machinait avec l'étranger, peu empressé d'ailleurs et rechignant, l'invasion, la banqueroute, l'anéantissement de la France, l'Assemblée nationale s'obstinait à espérer qu'elle concilierait la Révolution avec la royauté. Elle s'appliquait à amortir toutes les causes de trouble. Bien que dans tout le Comtat Venaissin des luttes sanglantes eussent éclaté entre les conservateurs et les patriotes, qui demandaient à être annexés à la France révolutionnaire, la Constituante, pour ménager le pape et aussi pour ne pas inquiéter l'Europe par une première incorporation de territoire, hésitait. Elle ne se décidera qu'à la fin même de la législature, en septembre. Elle essayait d'apaiser le conflit religieux entre les prêtres insermentés et les, prêtres assermentés. Elle faisait effort pour permettre aux prêtres non jureurs de continuer à dire leur messe, mais comme simples prêtres, non comme fonctionnaires publics : et comme jureurs et non jureurs se disputaient en plus d'une région les registres des naissances et des décès, elle trancha heureusement le différend en remettant à la Nation, aux autorités civiles le soin de tenir les actes de l'état « civil »[1]. Et surtout dans les lois par lesquelles elle restreignait le droit de pétition et l'initiative populaire, elle tâchait de fortifier de nouveau le pouvoir exécutif royal et de rattacher le roi à la Révolution.

Dans le travail de révision auquel elle se livra dans le dernier semestre de 1791, elle manifesta des velléités très conservatrices. Chapelier essaya même de faire rétablir le système des deux Chambres par une division de l'Assemblée unique en deux sections. Cela n'aboutit point : mais la liberté de la presse et le droit de pétition furent réglementés. On aurait dit que la bourgeoisie révolutionnaire s'efforçait par tous les moyens de rendre son œuvre acceptable au roi.

Après un immense effort de rénovation, elle éprouvait le besoin passionné de maintenir, de consolider son œuvre. Or, dans son œuvre, le roi, quoique soumis à la volonté souveraine de la Nation, était une pièce essentielle. Comment le remplacer s'il se dérobait ? quel est le Comité de bourgeois qui aurait le prestige nécessaire pour remplacer le séculaire pouvoir royal, pour imposer la Constitution au clergé soulevé, à une partie de la Nation méfiante ou réfractaire ? Et si la Révolution était séparée du roi, comment pourrait-elle lutter contre tous ses ennemis ligués sous le drapeau royal sans recourir à la force brutale ? Or cette force brutale, cette force physique, selon le mot déjà cité de Mirabeau, elle était dans le peuple immense des campagnes et des villes.

Quel salaire demanderait-il à la bourgeoisie si elle l'appelait à l'aide pour sauver la Révolution ? N'allait-il point demander le droit de suffrage pour tous ? Déjà des voix graves comme celle de Robespierre, des voix passionnées et menaçantes comme celles du club des Cordeliers réclamaient cette égalité. Comment résister à ce vœu grandissant du peuple quand on le convierait à sauver contre le roi la Révolution menacée ? De plus, dans ce vaste combat, les groupements spontanés de la force populaire, les clubs, les assemblées de section deviendraient comme un immense pouvoir à la fois législatif et exécutif qui dessaisirait la bourgeoisie dirigeante de sa primauté politique ; et qui sait si, rassemblés pour la défense de la Révolution, les ouvriers, les prolétaires, né profiteraient point de ce droit de réunion reconquis pour imposer de hauts salaires aux entrepreneurs, pour dominer le patronat, « les ci-devant maîtres », qu'on pourrait toujours accuser de tiédeur envers la Révolution menacée et menaçante ? Garder le roi avec soi, le conquérir peu à peu, désarmer ses défiances, guérir les blessures de sa vanité, c'était faire l'économie de toutes les agitations populaires.

C'était presque faire l'économie d'une Révolution nouvelle.

11 fallait à la bourgeoisie révolutionnaire un point d'appui : comme il lui était plus commode de le trouver dans le pouvoir royal, connu, circonscrit, subordonné et stable, qu'en cette immense force mouvante et nouvelle du peuple inquiet et illimité ! Ainsi songeait la Constituante et Duport ne craignait pas de dire à la tribune de l'Assemblée : « La Révolution est faite ». Oui, elle était faite, et les principes essentiels d'un ordre nouveau étaient en effet réalisés, si le pouvoir royal acceptait de bonne foi l'œuvre accomplie : la Révolution se serait développée ensuite sous l'influence des intérêts variés, des forces diverses qu'elle portait en elle : tantôt dans le sens de l'oligarchie bourgeoise, tantôt dans le sens de la démocratie, jusqu'au jour où la croissance économique et politique de la classe ouvrière romprait l'équilibre et susciterait des formes nouvelles de la propriété, de la société et du droit. Ah ! que le roi accepte donc ! Qu'il soit constitutionnel sincèrement ! Voilà le vœu passionné de la Constituante et de toute la bourgeoisie. Peut-être la Constituante, quand elle décida, à la demande de Robespierre, de déclarer ses membres non rééligibles à la prochaine législature et de disparaître toute entière, céda-t-elle un peu au désir de donner au roi lui-même un exemple de désintéressement.

Nous avons touché à tout, semblaient dire les députés au roi, à tout et à votre pouvoir même : mais ce n'est pas dans une pensée égoïste ; nous nous en allons, nous laissons à d'autres le soin de maintenir notre œuvre. Vous, vous demeurez, avec des pouvoirs d'autant plus grands que vous aurez confiance en la Révolution et en vous-mêmes. Cessez donc de vous replier sur vous-même, soyez le roi d'un ordre nouveau. Sans doute aussi, une lassitude si bien exprimée par Robespierre : « Nous sommes des athlètes victorieux mais fatigués », et le pressentiment triste de nouveaux labeurs et de nouveaux périls aidèrent-ils la Constituante à prendre cette décision extraordinaire. Enfin, la droite et l'extrême-gauche n'étaient point fâchées, dans des sentiments et des intérêts tout opposés, d'éliminer le personnel révolutionnaire connu et de donner ainsi l'essor à des chances nouvelles. Mais il y avait aussi ce besoin d'apaisement, de détente, que j'ai dit tout à l'heure, et Cazalès emporté un peu malgré lui par la grandeur de l'œuvre révolutionnaire, traduisit ce sentiment avec éloquence aux applaudissements de l'Assemblée.

Celle-ci avait soulevé des haines, froissé des amours-propres, inquiété ou blessé bien des intérêts particuliers contraires à la notion qu'elle s'était faite de l'intérêt général ; qui sait si, en s'effaçant, elle n'emporterait pas toutes ces haines et n'en délivrerait pas la Révolution elle-même ? Dans ce sacrifice de l'ouvrier puissant, lassé et poudreux, qui se retire pour ne pas laisser l'empreinte de ses mains et, pour ainsi dire la poussière même de son travail sur son œuvre, il y a une réelle grandeur ; gue cet esprit de désintéressement soit contagieux et que le roi se retire sans regret de son absolutisme de jadis, puisque la grande Assemblée révolutionnaire se retire elle-même de son pouvoir légal.

 

LA FUITE DU ROI

Or, tout à coup, sur l'Assemblée ainsi obstinée à réconcilier la Révolution et le roi éclate la foudroyante nouvelle : « Le roi est parti, et sa fuite est sans doute le signal de la lutte ouverte, violente, de la puissance royale contre la Révolution ».

Le roi, en effet, avait quitté les Tuileries dans la nuit du 20 juin, pour se rendre avec sa famille à Montmédy, près de la frontière, où Bouillé devait le rejoindre. C'est à onze heures du soir que la famille royale avait fui. Fersen lui avait procuré un passeport au nom de la baronne de Korfr. C'est M"' de Tourzel, gouvernante des enfants, qui figurait la baronne. La reine, voyageant comme gouvernante, devait être M"" Rocher, M"" Elisabeth devenait Rosalie, demoiselle de compagnie, et le roi était un valet de chambre du nom de Durand, avec habit gris et perruque. Ils purent sortir sans être reconnus.

Ils montèrent dans une première voiture que Fersen, habillé en cocher, conduisit jusqu'à Bondy. Là ils prirent une vaste berline, que conduisaient trois jeunes gardes du corps, portant le costume jaune des courriers ; ils devaient gagner Montmédy par Châlons-sur-Marne et Sainte-Menehould. Fersen après les avoir quittés, alla tout droit vers la Belgique et de Mons, le 22 juin, à 11 heures du matin, il écrivit au baron de Taube : « Mon cher ami, le roi, la reine, M"' Elisabeth, le dauphin et Madame (la jeune sœur du dauphin), sont sortis de Paris à minuit ; je les ai accompagnés jusqu'à Bondy, sans accident. Je pars dans ce moment pour aller les joindre. » Un peu plus tôt, à 8 heures du matin, il avait écrit à son père : « J'arrive ici dans l'instant, mon cher pète. Le roi et toute la famille sont sortis de Paris heureusement le 20, à minuit. Je les. ai conduits jusqu'à la première poste. Dieu veuille que le reste de leur voyage soit aussi heureux. J'attends ici Monsieur à tout moment. Je continuerai ensuite ma route le long de la frontière, pour joindre le roi à Montmédy, s'il est assez heureux pour y arriver. »

Comment cette fuite du roi et de toute sa famille fut-elle possible ? Ils sortirent par un escalier de service, donnant sur la cour des Princes et, confondus avec les nombreuses personnes qui, à cette heure, sortaient du château, ils ne furent point reconnus. Mais comment la surveillance ne fut-elle pas plus exacte ? Les avertissements pourtant, depuis des semaines et des mois, ne faisaient pas défaut. J'ai déjà noté les avis singulièrement précis de Marat à la fin de mars et au commencement d'avril : il n'avait pas cessé depuis. A vrai dire, j'ai beau chercher dans la collection de l'Ami du Peuple, l'article « foudroyant » dont parle Louis Blanc. Je ne parviens pas à le découvrir. En tout cas, il ne pourrait être des dernières semaines, puisque, d'après Louis Blanc, il renferme ces mots : « Parisiens, insensés Parisiens, je suis las de vous le répéter : ramenez le roi et le dauphin dans vos murs. » Or, en mai et juin ils étaient à Paris, et je me demande si ce que Louis Blanc appelle un article de Marat, sans d'ailleurs en donner la date, n'est pas simplement un résumé plus ou moins exact de plusieurs articles différents, et notamment d'un article du 20 avril : « Ô Parisiens, vous seriez les bourreaux de trois millions de vos frères, si vous aviez la folie de lui permettre de s'éloigner de vos murs. »

 

LES AVERTISSEMENTS DE MARAT

Mais, ce qu'il est intéressant de noter avec plus de précision que ne l'a fait le grand historien, ce sont les avertissements singuliers, mêlés de calomnies insensées et de vérités saisissantes, que Marat ne cessa de donner en juin. Et d'abord, le lundi 6 juin, voici une communication étrange : « A l'ami du peuple. Comment se fait-il, cher Marat, que du fond de votre souterrain, vous voyiez cent fois plus clair à toutes les menées des contre-révolutionnaires que nos patriotes qui suivent de si près toutes leurs démarches ? Vous ne cessez de leur répéter que tout est prêt pour la contre-Révolution, qu'il n'y a plus qu'à mettre le feu à la bombe, que la guerre civile est allumée dans tout le royaume si la famille royale vient à fuir, et que nous sommes perdus à jamais si nous ne la surveillons jour et nuit. Apprenez donc que notre bonne étoile vient encore une fois de sauver la patrie et que les monstres acharnés à notre perte l'eussent enfin consommée dans la nuit du samedi dernier si le roi n'avait un excellent physique. Sa femme, toujours à l'obséder comme une furie, travaillait depuis huit jours à le décider à la fuite ; elle le conjurait au nom de sa gloire, de l'amour de son fils, de l'intérêt de ses fidèles sujets ; elle lui répondait die tous les événements, et toujours Louis opposait à Antoinette la crainte de perdre la couronne. Irritée de ne pouvoir rien gagner sur lui, elle use de supercherie, elle le provoque à souper le verre en main, dans l'espoir que l'excellent baume fera plus que son éloquence et déjà elle commençait à se livrer à la joie.

« Une nuit orageuse semblait favoriser l'affreuse trame en la couvrant d'un sombre voile. Dès le matin, les principaux conspirateurs avaient le mot, et dans la soirée Mottié, leur digne chef, avait fait courir l'ordre aux meneurs de ses coupe-jarrets de rassembler leurs bandes infernales. Conjurés et brigands se rendent à minuit, et par petits pelotons aux Champs-Elysées. Ils y sont joints par les satellites en épaulettes et les mouchards à gages de tous les bataillons.

« Réunis en armes et en uniformes au nombre de sept mille, ils attendaient le signal convenu pour enlever la famille royale. Les chefs des conspirateurs étaient rassemblés au château des Tuileries, et les voitures étaient prêtes ; il semblait qu'il n'y eut plus qu'à monter dedans et à fouetter les chevaux. Mottié, Virieu, Despremenil, d'André, La Galissonnière, Gouvion, Lagasse, Lacolombe et cent autres qui étaient auprès d'Antoinette n'attendaient plus que l'instant d'emballer le roi pour Bruxelles.

« Les mouvements et les secousses qu'on lui donne en le voulant transporter de son fauteuil dans sa voiture le réveillent ; on le croyait dans les nuages, ils s'étaient heureusement dissipés pendant son somme ; étonné de voir tout ce monde autour de lui dans un temps qu'il se croyait seul, il demande ce qu'on veut faire de lui : on se regarde, on hésite, enfin sa femme lui dévoile le mystère.

« Les larmes et les supplications sont employées à la fois par tous les complices ; le roi lui-même fond en pleurs et leur demande à chaque instant s'ils ont bien prévu tous les événements, et si choses ne tournent pas à leur gré, s'ils lui rendront la couronne quand il l'aura perdue !

« La reine fait un dernier effort qui devient infructueux, elle lui amène le dauphin ; l'enfant voyant son père en pleurs, croit que les scélérats qui l'entourent veulent lui faire du mal, il se met à crier. Les cris de l'enfant écartent quelques moments la foule criminelle. Le roi en profite pour se renfermer avec son fils dans son cabinet. La partie était rompue.

« Mottié envoya un aide de camp porter l'ordre aux conjurés sous les armes, aux Champs-Elysées, de se retirer par petits pelotons comme ils étaient venus, jusqu'à nouvel ordre ; et il passa le reste de la nuit avec la reine et les principaux conspirateurs à déplorer ce funeste contre-temps, la faiblesse du monarque et à forger de nouveaux complots. Signé : « Un patriote qui s'est fait aristocrate pour sauver le peuple. »

Evidemment dans ce récit bizarre il y a une part de roman absurde ; la complicité de La Fayette avec Marie-Antoinette, le rassemblement nocturne de la garde nationale pour favoriser l'enlèvement du roi, la tentative de la reine d'enivrer Louis XVI pour l'emballer sur Bruxelles, ce sont là des inventions enfantines et presque délirantes. Et pourtant, je suis convaincu qu'il y a dans ce récit un fond de vérité.

De très nombreuses personnes entraient au château des Tuileries : des fournisseurs, des marchands de modes, des lingères, des blanchisseuses. Il en est qui y revenaient souvent, et une invincible curiosité les possédait de savoir ce que faisait, ce que disait la famille royale. Si le roi et la reine ne se surveillaient pas, si, dans le feu de l'émotion et de la dispute, ils se laissaient aller à parler haut, des propos pouvaient être entendus, et les imaginations excitées, avec quelques fragments, reconstituaient toute une scène. « Le patriote qui s'est fait aristocrate pour sauver le peuple » était ou un de ces fournisseurs du château, ou l'ami, l'amant d'une des femmes qui y fréquentaient ; et il transmettait à Marat ces échos de la vie royale que l'oreille du peuple percevait à travers les murs. Nous-mêmes, d'après toute cette lettre, nous pouvons très bien démêler ce qui s'est passé le samedi soir 28 mai, dans l'intimité de l'appartement du roi.

C'est toujours le départ projeté qui fait le fond des conversations. Le roi est repris d'hésitation, il se demande s'il ne va pas en cette aventure jouer sa couronne et la vie des siens. Sans renoncer à son projet, il exprime ses craintes, essaie de se rassurer en obligeant la reine à répéter ses affirmations confiantes. Celle-ci, de nouveau, l'adjure de ne pas faiblir ; puis, lassée de cet effort toujours renouvelé pour affermir une volonté incertaine elle dit avec quelque impatience : c'est l'heure de souper maintenant ; et pour la femme, blanchisseuse ou lingère, qui écoute d'un peu loin, attardée dans une dépendance de l'appartement ou dans un couloir obscur, et attendant la sortie de onze heures, ce simple propos devient une manœuvre. La reine n'a pu convaincre le roi, elle va le faire boire.

Après le dîner, la conversation reprend et s'anime ; et dans l'émotion de cette lutte, devant les effroyables périls qui les menacent de tous côtés, la reine et le roi se prennent à pleurer. En ce moment, on apporte le dauphin, soit pour qu'il embrasse son père et sa mère avant de se coucher, soit parce que la reine, en une objurgation suprême veut invoquer le droit de son jeune fils à la couronne, à la royauté entière et superbe, et animer ainsi à la bataille contre la Révolution l'âme flottante et faible du roi.

L'enfant surpris et effrayé de toute cette agitation et de ces larmes jette des cris ; le roi, d'un pas pesant que perçoit l'invisible écouteuse, l'emmène pour le consoler et la femme repart, en se disant : Ils n'ont pu cette fois en avoir raison.

Mais l'idée de la fuite organisée la hante, l'idée aussi de la violence méditée contre le roi, et quand, descendue à onze heures, avec la foule des gens de service, par l'escalier même que prendront bientôt le roi et la reine, elle croise dans la nuit obscure et couverte les patrouilles de la garde nationale qui vont et viennent autour des Tuileries et dans les Champs-Elysées, elle s'imagine que ces gardes nationaux sont des complices, qu'ils sont là pour l'enlèvement projeté ; à peine rentrée, elle le conte à son amant, qui va, lui, le raconter à Marat le lendemain.

C'est d'une absolue vraisemblance et l'étrange serait que dans cette longue préparation de fuite, les pauvres gens du peuple qui venaient au château n'eussent saisi aucune indiscrétion ou aucun éclat de voix, aucun sanglot. La force de Marat, sa puissance prophétique, c'était de ne point rejeter ces communications populaires, malgré l'enveloppe de fables qui couvrait souvent la vérité. Mais ce qu'il y a de particulièrement curieux, c'est qu'il est possible, par les billets de Fersen, de comprendre ce qui, le 28 mai 1791, a passionné la famille royale et exalté la conversation jusqu'aux larmes. Le 26 mai, le comte de Fersen écrit au marquis de Bouillé : « Le roi approuve la route, et elle sera fixée, telle que vous l'avez envoyée ; on s'occupe des gardes du corps. Je vous envoie, par la diligence de demain ou mardi, dans du taffetas blanc et à l'adresse de M. de Contades un million en assignats ; nous en avons quatre, dont un hors du royaume. Le roi veut partir dans les huit premiers jours de juin, car, à cette époque, il doit recevoir deux millions de la liste civile » et, LE 29 MAI 1791, c'est-à-dire le lendemain de la soirée où l'écouteuse du peuple avait entendu un orage de querelles et de pleurs, Fersen écrit à Bouillé : « Le départ est fixé au 12 du mois prochain. Tout était prêt, et oh serait parti le 6 ou le 7, mais on ne doit recevoir les deux millions que le 7 ou le 8 et il y a d'ailleurs auprès du dauphin une femme de chambre très démocrate, qui ne quitte que le 11. On prendra la dernière route indiquée. Je n'accompagnerai pas le roi, il n'a pas voulu ».

A ce changement de date, l'inquiétude et l'agitation de Louis XVI durent être très grandes. Quoi ! il suffit du retard d'un jour dans le paiement de la liste civile, il suffit même d'une femme de chambre aux intentions suspectes pour que tous les plans doivent être remaniés. Mais nous sommes à la merci de tous les incidents, de tous les hasards ! Etes-vous bien sûrs, au moins, que nous ne nous engageons pas dans une voie funeste ?

Et lorsque ces incertitudes furent de nouveau dissipées, le débat sur Fersen ajouta à l'énervement. L'offre chevaleresque du mélancolique officier aimé de la reine et qui jouait sa tête dans l'aventure, le refus du roi qui ne voulait pas l'exposer, l'idée de la séparation pendant le voyage même, c'est-à-dire à l'heure même du péril, ce trouble profond qui descend au cœur de l'homme quand, en fixant les détails d'une entreprise émouvante, il donne à sa résolution même quelque chose d'irrévocable, tout contribua, en cette soirée du 28 mai, à bouleverser les nerfs, à élever le ton des paroles, à les couper d'irrépressibles sanglots. Et c'est tout cela que le peuple, en la personne de quelque femme inconnue, entendit et interpréta.

La note secrète et chiffrée de l'officier suédois concorde merveilleusement avec l'essentiel du récit fait à Marat. Puissance inouïe des grandes Révolutions qui font battre tant de cœurs, ouvrent et passionnent tant d'oreilles et d'yeux, qu'il n'y a point de secret pour elles, et qu'elles semblent douées d'une pénétration surhumaine !

Mais, ce qu'il y a de curieux encore et d'assez important dans ce récit, c'est qu'en répandant l'idée de l'enlèvement violent du roi, il prépare à sa manière l'espèce de mensonge public par lequel les modérés de la Révolution, après Varennes, s'empressèrent à sauver le roi.

Il est curieux de voir Marat accoutumer le peuple, sans y penser, à ce qui sera demain la fiction de la bourgeoisie constitutionnelle et de La Fayette lui-même.

Un moment et sous l'impression de ce récit, qu'il accepte tout entier, il se figura décidément que le roi ne voulait pas partir et qu'on le prenait de force : « Oui, s'écrie-t-il, c'est le ciel qui combat pour nous, c'est lui qui répare sans cesse les fautes de notre imprévoyance, de notre incurie, de notre lâcheté ; c'est lui qui nous relève toujours par quelque coup imprévu de l'abîme creusé sous nos pas par nos ennemis implacables. Après tant de miracles, qu'il a fait en notre faveur, il vient encore de nous sauver par la main d'un enfant (le dauphin). Je ne ferai aucune réflexion sur l'atrocité des brames de la Cour. » Qui n'en serait saisi d'horreur ! Mais je ne puis m'empêcher d'observer que le monarque, quoi qu'on en dise, est plus clairvoyant et plus judicieux que ces hommes lâches et perfides dont il a formé son conseil. C'est avec raison qu'il redoute que les mesures insensées qu'ils prennent pour rétablir sa couronne et leur dignité, ne renversent sa couronne. Puisse-t-il avoir toujours devant les yeux cette crainte salutaire, seule capable de le maintenir sur le trône, s'il n'a pas le bon esprit de sentir que ce n'est qu'en renonçant à tout projet de contre-Révolution et en s'attachant à être juste, qu'il peut s'y affermir. »

Marat avait souvent accusé le roi lui-même. Il l'avait désigné comme le chef du complot ; il avait même, depuis peu, précisé qu'il comptait sur Bouillé pour son projet de fuite. Quand le roi protestait de son amour pour la Constitution, Marat rappelait tous ses attentats contre elle, et il disait : « Le cœur d'un roi se retourne-t-il comme un gant ? Pour qu'il renonçât donc à l'accuser, et pour qu'il consentît à ne voir en lui qu'un homme faible auquel les meneurs essayaient de faire violence, il faut qu'il ait pris tout à fait au sérieux le récit qui lui était fait. N'y avait-il pas là de quoi émouvoir un peu l'attention de La Fayette et de Bailly ?

« Citoyens, concluait Marat, le 6 juin, jamais nous ne fûmes menacés par des dangers plus alarmants ; redoublez de zèle pour veiller sur le château des Tuileries et empêcher que la famille royale ne prenne la fuite. »

Enfin, par une coïncidence vraiment dramatique et qui dut donner à ce numéro du journal de Marat une puissance extraordinaire sur le peuple, voici ce que disait Marat dans le numéro du 21 juin, c'est-à-dire le matin même où Paris apprenait que les Tuileries étaient vides et que le roi était parti pendant la nuit. — « La fusée prête à se démêler.

« En attendant, l'Ami du peuple, dont le devoir est de réveiller éternellement le peuple de sa fatale léthargie et de lui mettre le feu sous le ventre pour l'empêcher de périr, ne cessera de crier que jamais les dangers n'ont été plus éminents, et que nous touchons au moment d'une explosion terrible. Tout est prêt. L'empereur est à Bruxelles le 26, où doivent se trouver le roi de Suède, plusieurs princes des cercles de l'Empire, et les deux Capet, chefs des conspirateurs fugitifs. On parle aussi de la présence de Louis XVI dans le conciliabule de ces brigands couronnés. La famille royale n'attend pour prendre la fuite, que de voir le peuple endormi. Amis de la patrie, souvenez-vous que vous êtes voués au carnage, comme des moutons à la boucherie ; souvenez-vous qu'ayant affaire à des ennemis implacables, le comble de la démence serait de ne pas les prévenir. Si le roi vous échappe, dès l'instant de sa fuite, main basse immédiatement sur tous les suppôts connus du despotisme, à commencer par les traîtres de l'Assemblée nationale, de l'état-major, de la municipalité, du département, du club monarchique, des sections, jusqu'aux mouchards de l'ancienne police, ils sont tous connus, que lei race en soit anéantie à jamais. Le seul principe qui doit alors régler votre conduite, c'est qu'il n'y a rien de sacré sous le soleil que le salut du peuple. »

« Et pour que les membres pourris de la Nation soient à la fois retranchés des parties saines, qu'à la nouvelle de la fugue royale, chaque ville ferme ses portes et donne la mort à tous les conjurés antirévolutionnaires. »

Mais ce n'étaient pas seulement les avertissements répétés et terribles de Marat qui auraient dû tenir en éveil la municipalité de Paris et la garde nationale. Un aide de camp de La Fayette, Gouvion, raconta à la Constituante, aussitôt après le départ du roi, que des avis pressants avaient été donnés depuis plusieurs jours sur les préparatifs de fuite de la famille royale, Bailly et La Fayette s'étaient bornés à prendre acte de ces avis, et il ne semble pas qu'ils aient ordonné des précautions exceptionnelles. Pourquoi ?

Il est absurde de supposer avec Marat qu'ils étaient dans le complot. Mais d'abord, des rumeurs de fuite leur étaient si souvent parvenues que, sans doute, ils ne s'en inquiétaient plus suffisamment. Et, surtout, ils craignaient, en répandant l'alarme parmi le peuple par leurs précautions mêmes, de provoquer et de justifier les rassemblements révolutionnaires. Ils redoutaient sans doute un renouvellement des scènes d'avril, et ils gardaient pour eux les avis alarmants qui leur étaient transmis. Ainsi s'explique que la famille royale ait pu quitter les Tuileries à onze heures du soir sans être aperçue.

 

L'ATTITUDE DE L'ASSEMBLÉE

A la nouvelle de la fuite du roi, l'Assemblée retrouva les grandes inspirations à la fois révolutionnaires et bourgeoises de ses premiers jours. Elle domina son émotion et délibéra avec un calme solennel et presque grandiose. Sa préoccupation était double. D'abord, elle voulait rassurer le pays, prévenir tout abattement des révolutionnaires. La confiance même qu'elle témoigna alors dans la Révolution se communiqua rapidement à la Nation tout entière.

L'Assemblée manda immédiatement les ministres ; elle décréta que tous les arrêtés qu'elle prendrait en l'absence du roi auraient force de loi, sans qu'il fût besoin de sanction. Elle s'empara ainsi de l'autorité souveraine, et l'on peut dire qu'elle remplit l'intérim de la royauté. En même temps la Constituante s'employa à calmer toute effervescence populaire et à maintenir, dans la crise, la primauté de la bourgeoisie. Pour cela, il fallait d'abord couvrir La Fayette, contre lequel les soupçons les plus violents s'élevaient dans le peuple. Il était accusé d'être le complice de la fuite du roi au par trahison ou par négligence. Un moment, sa situation fut terrible. De tous les chantiers de Paris, où les ouvriers étaient rassemblés, des cris s'élevaient, écho du formidable article de Marat.

La Fayette discrédité ou supprimé, c'était la bourgeoisie révolutionnaire modérée perdant son chef militaire ; c'était la rue d'abord, et bientôt peut-être la puissance, livrée aux prolétaires exaspérés. Barnave, qui fut en cette grande crise le vrai chef de la bourgeoisie, comprit le péril, et dès la séance du 21 juin, se hâta, contre les insinuations de Reubell, de défendre La Fayette :

« J'arrête l'opinant sur les doutes qu'il a paru vouloir répandre. L'objet qui doit nous occuper dans le moment actuel, c'est de sauver la chose publique, de réunir toutes nos forces et d'attacher la confiance populaire à ceux qui la méritent véritablement. Je demande que l'Assemblée ne laisse pas continuer le discours de l'opinant, et qu'il ne soit pas permis d'élever des doutes injurieux contre des hommes qui n'ont pas cessé de donner des preuves de patriotisme. Il est des circonstances dans lesquelles il est facile de jeter des soupçons sur les sentiments des meilleurs citoyens. (Le calme se rétablit.) Il est des hommes sur lesquels ces circonstances malheureuses pourraient appeler des défiances que je crois profondément, que je jurerais à la face de la Nation entière qu'ils n'ont pas méritées... (Applaudissements.) M. de La Fayette mérite toute notre confiance ; il importe à la Nation qu'il la conserve, nous devons la lui marquer hautement. (Applaudissements dans les tribunes.) »

Barnave avait été longtemps, il était encore la veille l'adversaire de La Fayette. Aussi son plaidoyer parut-il aussi généreux qu'il était habile, et les défiances du peuple tombèrent presque aussitôt. Dans son Introduction à la Révolution française, c'est-à-dire dans ses Mémoires, Barnave a écrit, en parlant de la crise d'impopularité qu'il traversa avant le 21 juin : « Heureusement que quelques semaines ne suffirent pas pour détruire entièrement mon influence, et quelques soins qu'eussent pris mes ennemis pour me priver de cette scandaleuse popularité, au 21 juin, il m'en restait encore assez pour sauver La Fayette... » Et c'est bien tout le régime bourgeois qu'il entendait sauver ainsi à la fois contre la Cour et contre le peuple. Il le déclara dès le 21 juin à la tribune même de l'Assemblée avec une netteté audacieuse.

« Je rappelle à tous les bons citoyens que ce qui importe surtout dans les circonstances actuelles, c'est qu'au lieu où la puissance publique peut parler, peut agir, elle puisse le faire librement, qu'elle jouisse du plus grand calme, de la plus ferme union, et que tous ses mouvements, livrés à la seule prudence des représentants de la Nation, ne soient pas influencés par des causes qui, quelque populaires qu'elles puissent paraître, ne seraient que le résultat d'influences étrangères. (C'est bien vrai.)

« Messieurs, il faut de la force dans Paris, mais il y faut de la tranquillité. Il faut de la force, mais il faut que cette force soit mue par une seule volonté, et cette volonté doit être la vôtre. Du moment qu'on croirait pouvoir l'influencer, on mettrait dès lors en péril la chose publique dont vous êtes seuls les dépositaires et de laquelle seuls vous pouvez répondre. Le véritable danger du moment est dans ces circonstances extraordinaires où l'effervescence est excitée par des personnes dont le patriotisme serait loin d'être le sentiment, dont le salut public serait loin d'être l'objet.

« Il importe actuellement que tous les hommes véritablement amis de la patrie, que tous ceux qui ont un intérêt commun avec elle, que ceux qui sont devenus les sauveurs de la France et de Paris dans cette journée du 14 juillet qui a fait la Révolution, se réunissent encore et se tiennent prêts à marcher.

« Vous vous rappellerez qu'alors le premier mouvement fut donné par une classe peu réfléchie, facilement entraînée et que des désordres en furent l'effet. Le lendemain, LES HOMMES PENSANTS, LES PROPRIÉTAIRES, les citoyens véritablement attachés à la patrie s'armèrent, les désordres cessèrent, les actes véritablement civiques leur succédèrent et la France fut sauvée. Telle est la marche que nous devons prendre. Je demande donc que l'Assemblée nationale prenne une résolution par laquelle elle ordonne à tous les citoyens de Paris de se tenir armés et prêts, mais de se tenir dans le plus profond silence, dans une attente immobile jusqu'au moment où les représentants de la Nation auront besoin de les mettre en mouvement pour le maintien de l'ordre public ou pour la défense de la patrie. »

C'était concentrer aux mains de l'Assemblée toute la direction des événements. C'était jeter le soupçon sur ceux qui tenteraient d'animer le peuple jusqu'au renversement de la Monarchie. C'était proclamer que la conduite du monde nouveau appartenait à l'élite propriétaire considérée seule comme pensante. Reubell essaya en vain de répliquer : il fut interrompu dès le premier mot, et il est à noter que ni Pétion, ni Robespierre, ni aucun des démocrates de l'extrême gauche ne tentèrent de protester contre les paroles si bourgeoises de Barnave.

On dirait que la Révolution, menacée d'un péril soudain, se repliait sur son centre, la bourgeoisie modérée. Aussi bien l'action hardie et confiante de la Constituante saisissant tout le pouvoir, envoyant partout l'ordre d'arrêter le roi et ordonnant à tous les fonctionnaires publics de prêter un nouveau serment à la Nation et à la loi ralliait autour d'elle tous les esprits. De toute part, les adresses enthousiastes lui arrivaient. Partout les municipalités, les directoires lui disaient que bien loin d'abattre le courage, le péril les électrisait. Et partout aussi, sans que le mot de République fût prononcé, un sentiment républicain se faisait jour.

J'ai déjà cité le mot admirable de la municipalité nantaise : « Le roi est parti ; la Nation reste. » Il faut encore, entre bien d'autres adresses, noter celle de la ville de Givet : « Le roi est parti, se dirent les bons citoyens, hé bien ! cet événement n'a rien qui doive nous décourager. L'Assemblée nationale suppléera à tout, et si la royauté était une récompense, ses travaux immortels lui en ont mérité les droits ».

C'est la royauté de l'Assemblée élue, c'est-à-dire de la Nation elle-même qui remplace la royauté défaillante et traîtresse des Capet. Les ouvriers des ateliers publics, dont l'Assemblée, comme nous l'avons vu, venait de prononcer la dissolution, se présentaient à la barre, non pas pour récriminer, mais pour assurer l'Assemblée de leur dévouement à la patrie et à la loi : « Un d'entre eux, dit le procès-verbal, prête en leur nom le serment de fidélité à la Nation. Il fait de respectueuses représentations sur le décret qui fixe l'époque de la cessation des ateliers de charité, et demande le rapport de ce décret. Il jure que dans tous les cas ils ne seront jamais infidèles à leur serment. » Ainsi l'adhésion était universelle.

Le roi, en partant, avait laissé à Laporte, intendant de la liste civile, un pli cacheté. Ce pli fut remis au ministre de la justice Duport-Dutertre. C'était une déclaration du roi à tous les Français. Il s'y plaignait longuement des empiétements de l'Assemblée nationale sur l'autorité royale. Il affirmait n'avoir jamais été libre, et il gémissait sur la médiocrité de la liste civile (fixée à 25 millions), sur l'insuffisance des aménagements du palais des Tuileries. 11 terminait cette terne et vulgaire déclaration par l'annonce filandreuse d'un changement constitutionnel : « Français, et vous surtout Parisiens, vous habitants d'une ville que les ancêtres de Sa Majesté se plaisaient à appeler la bonne ville de Paris, méfiez-vous des suggestions et des mensonges de vos faux amis ; revenez à votre roi ; il sera toujours votre père, votre meilleur ami. Quel plaisir n'aura-t-il pas à oublier toutes les injures personnelles et à se revoir au milieu de vous, lorsqu'une Constitution, qu'il aura acceptée librement, fera que notre sainte religion sera respectée, que le gouvernement sera établi sur un pied stable et utile par son action, que les biens et l'état de chacun ne seront plus troublés, que les lois ne seront plus enfreintes impunément et qu'enfin la liberté sera posée sur des bases fermes et inébranlables. »

C'était la contre-Révolution. L'Assemblée écouta ce triste papier dans un silence méprisant. Mais du coup se posa ou se précisa pour elle le problème : Quelle attitude allait-elle prendre envers ce roi qui désertait son poste et qui répudiait en bloc la Constitution dont il avait déjà sanctionné les parties principales ? L'Assemblée comprit qu'elle ne pouvait laisser sans réponse devant le pays la protestation royale, et elle rédigea une adresse aux Français. Dans cette adresse, elle s'appliqua à ne pas créer de l'irréparable et à réfuter vigoureusement les allégations de Louis XVI sans se mettre dans l'obligation de prononcer sa déchéance.

Elle commença à exprimer l'hypothèse que Louis XVI pouvait bien avoir été enlevé. C'est Démeunier qui, à la séance du 22 juin, lut le projet d'adresse aux Français : « Un grand attentat vient de se commettre. L'Assemblée nationale touchait au terme de son long travail, la Constitution était finie, les orages de la Révolution allaient cesser, et les ennemis du bien public ont voulu, par un seul forfait, immoler la Nation entière à leur vengeance. Le roi et la famille royale ont été enlevés dans la nuit du 20 au 21 de ce mois. » (Murmures.)

Rœderer interrompt avec violence : « C'est faux, il a lâchement déserté son poste... »

Démeunier reprend : « Je prie l'Assemblée d'écouter avec attention jusqu'à la fin. Le Comité de Constitution a rédigé son projet d'adresse dans le sens que les circonstances ont paru lui dicter : peut-être après l'avoir entendu en entier la réclamation qui vient d'avoir lieu n'existera plus. » L'adresse en effet, après cette première réserve savamment calculée pour ménager toutes les chances d'avenir, était très rigoureuse et très sévère. « La liberté publique sera maintenue ; les conspirateurs et les esclaves apprendront à connaître l'intrépidité des fondateurs de la liberté française, et nous prenons à la face de la Nation, l'engagement solennel de venger la loi ou de mourir. » (Applaudissements.)

« La France veut être libre, et elle sera libre ; on cherche à faire rétrograder la Révolution ; elle ne rétrogradera pas... »

Et Démeunier, rappelant tous les serments de fidélité du roi à la Constitution, s'écrie : « Si un jour le roi ne déclarait pas que les factieux l'ont entraîné, on aurait dénoncé son parjure au monde entier... »

« Des adresses de félicitations et de remerciements sont arrivées de toutes les parties du royaume ; on dit que c'est l'ouvrage des factieux, oui sans doute, de 24 millions de factieux. (Vifs applaudissements.)... On nous reproche de n'avoir pas soumis la Constitution au refus du roi ; mais la royauté n'est établie que pour le peuple, et si les grandes nations sont obligées de la maintenir, c'est parce qu'elle est la sauvegarde de leur bonheur ; la Constitution lui laisse sa prérogative et son véritable caractère. Vos représentants seraient criminels s'ils avaient sacrifié 24 millions de citoyens à l'intérêt d'un seul homme... »

« La capitale peut servir de modèle au reste de la France ; le départ du roi n'a pas causé d'agitation, et, ce qui fait le désespoir de nos ennemis, elle jouit d'une tranquillité parfaite. » (Vifs applaudissements.)

« Il est, envers les grandes Nations, des attentats que la générosité seule peut faire oublier. Le peuple français était fier dans la servitude, il montrera les vertus et l'héroïsme de la liberté. Que les ennemis de la Constitution le sachent ; pour asservir de nouveau le territoire de cet Empire, il faudrait anéantir la Nation. Le despotisme formera, s'il le veut, une pareille entreprise ; il sera vaincu ou, à la suite de son affreux triomphe, il ne trouvera que des ruines. » (Vifs applaudissements.)

Ce sont déjà presque les accents de la Marseillaise : mais en même temps, avec une extrême prudence politique, l'Assemblée se réservait ou de constater que le roi avait été contraint, ou de faire appel à la générosité de la Nation envers ce grand attentat. Elle rappelait la nécessité de la Monarchie pour un grand peuple, jusque dans le document qui accusait la royauté contre-révolutionnaire.

 

L'ARRESTATION DU ROI

Mais, en cette même séance du 22 juin, une demi-heure après la lecture de l'adresse de Démeunier, des cris du dehors annoncent l'arrivée d'un courrier : on entend dire confusément, note le procès-verbal : le roi est pris I le roi est arrêté l Les députés rentrent avec précipitation dans la salle, une grande agitation règne dans l'Assemblée, deux touriers entrent au milieu des applaudissements et remettent un paquet au président. Le roi était pris en effet ; c'étaient des lettres des officiers municipaux de Sainte-Menehould annonçant qu'au passage le roi avait été reconnu et que Drouet courait à la poursuite des voitures. « Il est 3 heures du matin et ils ne sont pas encore revenus. » Mais des lettres de Chalon et de Clermont annonçaient qu'à Varennes le roi avait été arrêté.

En vain avait-il essayé d'attendrir la municipalité de Varennes. En vain les détachements de hussards, placés à Varennes, par Bouillé, avaient-ils été invités à enlever le roi ; un gros rassemblement de peuple avait obligé les hussards à se retirer, et le roi fut ramené vers Paris. L'Assemblée ordonna immédiatement que Bouillé serait mis en état d'arrestation. Elle ordonna que le roi fût reconduit sous la protection des gardes nationales et que toutes les précautions fussent prises pour assurer sa vie. Elle dépêcha trois commissaires : Pétion, Latour-Maubourg et Barnave à la rencontre de la famille royale.

En apprenant l'arrestation du roi, les modérés de l'Assemblée se félicitèrent de n'avoir prononcé aucune parole irrévocable. Ils n'avaient plus à craindre un mouvement contre-révolutionnaire organisé et dirigé par le roi avec l'appui de l'étranger. Ils songèrent dès lors à terminer la crise en douceur sans bouleverser la Constitution, sans abolir la royauté et même sans remplacer le roi.

Au langage si prudent tenu par Barnave dans la séance même du 21 juin, c'est-à-dire sous le coup immédiat de la nouvelle du départ, il est clair que dès ce moment il inclinait à cette solution. Il se peut, comme le disent ses adversaires, qu'il ait été fasciné par la beauté et ému par la douleur de la reine, pendant le voyage où il l'escortait, mais c'est bien dans une vue politique, c'est bien, comme il avait coutume de le dire, pour « achever la Révolution », qu'il conseille à tous ses amis de mettre le roi hors de cause et de lui restituer son pouvoir.

Il a d'ailleurs lui-même, dans ses mémoires, expliqué sa conduite et analysé, de son point de vue, l'état des esprits : « L'Assemblée ne se livra point à cette précipitation, à cette affluence de mesures désespérées qui n'annoncent que la faiblesse, mais elle pourvut à tout et aucune mesure importante ne fut omise, et lorsque, deux jours après sa disparition, on apprit que le roi était arrêté à Varennes, ah ! combien, dans ce moment, le long travail de la calomnie fut promptement effacé, combien la confiance revint rapidement à ceux dont chacun, au fond de son cœur, connaissait la sincérité, le dévouement et l'inflexible courage. Ces moments sont ceux peut-être où il a été le plus facile de distinguer l'esprit des différents partis qui divisaient la gauche de l'Assemblée : Tandis que quelques-uns s'abandonnaient à leurs chimères favorites, méditaient, dans des comités obscurs, les moyens de profiter de ces événements pour parvenir à l'accomplissement de leurs funestes décisions... tout le reste parut tourner les yeux sur ceux qui s'étaient rendus le plus dignes de leur estime, et ces hommes qui, quelques jours auparavant, étaient en butte aux attaques des factions, se virent subitement environnés d'une confiance presque unanime et investis d'une autorité qui approchait de la dictature.

« Je fus l'un des trois commissaires nommés pour accompagner le roi à son retour à Paris ; époque à jamais gravée dans ma mémoire, qui a fourni à l'infâme calomnie tant de prétextes, mais qui, en gravant dans mon imagination ce mémorable exemple de l'infortune m'a servi sans doute à supporter facilement les miennes.

« Pour juger si ce fameux voyage a changé quelque chose à mes dispositions personnelles, il suffit d'examiner dans ma conduite ce qui le précède et si tout est d'accord avec ce qui l'a suivi.

« Avant le voyage de Varennes comme depuis, je n'ai pas cru un moment que cet événement inattendu dût porter atteinte à la Constitution. Les preuves, les voici : 1° Le jour même du départ du roi, je proposai et je fis adopter à la société des Jacobins une adresse à leurs sociétés affiliées, qui finissait par ces mots : L'Assemblée nationale ! voilà notre guide : La Constitution ! voilà notre cri de ralliement. 2° Le lendemain, l'Assemblée avait décidé que tous les militaires seraient tenus de lui prêter serment de fidélité. Je concourus dans les comités réunis, à la rédaction du serment qu'ils prescrivirent à l'Assemblée. La formule portait : Fidélité au roi constitutionnel, car si nous eussions été réduits à faire la guerre, nous devions la faire contre un rebelle, au nom de tous les pouvoirs nationaux. L'Assemblée retrancha cette partie de la formule. 3° J'ai rédigé, dans les mêmes comités, le décret qui réglait les pouvoirs des commissaires envoyés à Varennes et qui leur enjoignaient spécialement de veiller à ce que le respect dû à la dignité royale soit maintenue. 4° Lorsque nous eûmes joint la voiture du roi, sur la route de Dormans à Epernay, et avant d'y être monté, le roi répondit, à la lecture qui lui fut faite du décret de l'Assemblée nationale, qu'il n'avait jamais eu l'intention de sortir de la France. Je me retournai vers M. Dumas, qui était derrière moi, et je lui dis : Voilà un mot qui sauvera le royaume. »

Ce que Barnave n'ajoute pas, c'est que, dès le retour du roi, il se fit son conseiller et lui suggéra ou même rédigea pour lui les habiles réponses qu'il fit aux commissaires de l'Assemblée chargés de l'interroger. L'agitation populaire et l'agitation des clubs étaient assez grandes. Mais les modérés de l'Assemblée étaient bien décidés à ne pas rouvrir l'inconnu en mettant le roi en accusation. C'est le 13 juillet que l'ordre du jour de l'Assemblée appela le rapport des comités sur les événements relatifs à l'évasion du roi et de la famille royale. Le Comité de Constitution déclara que le roi était inviolable ; que la Constitution n'avait pas prévu le délit de fuite avec une précision suffisante ; que d'ailleurs si le roi pouvait facilement être mis en cause, la stabilité que les législateurs ont voulu donner au pouvoir royal par le maintien de la royauté serait sans cesse à la merci des accusateurs ; que toujours les ministres devaient être responsables des actes du roi ; ou que si le roi agissait à l'insu de ses ministres c'étaient les conseillers, les inspirateurs de cet acte illégal qui étaient considérés, par une fiction nécessaire, comme les principaux coupables.

Et c'est en ce sens que les Comités concluaient à mettre Bouillé en accusation et le roi hors de cause. Barnave fit mieux que de résumer tous ces arguments juridiques. Il fit appel, dans un discours très ample et très habile, à l'instinct conservateur des révolutionnaires de l'Assemblée. Et au fond il posa deux questions : Voulez-vous substituer la République à la monarchie ? Voulez-vous susciter une Révolution nouvelle ? « On a très bien établi les faits : mais je les prends en masse et je dis : tout changement est aujourd'hui fatal ; tout prolongement de la Révolution est aujourd'hui désastreux ; la question, je la place ici et c'est bien là qu'elle est marquée par l'intérêt national. Allons-nous terminer la Révolution ? Allons-nous la recommencer ? (Applaudissements répétés). Si vous vous défiez une fois de la Constitution, où sera le point où vous vous arrêterez, et où s'arrêteront surtout nos successeurs ?...

« On nous fait un grand mal quand on perpétue ce mouvement révolutionnaire qui a détruit tout ce qui était à détruire et qui nous a conduits au point où il fallait nous arrêter... Songez, messieurs, songez à ce qui se passera après vous. Vous avez fait ce qui était bon pour la liberté, pour l'égalité ; aucun pouvoir arbitraire n'a été épargné, aucune usurpation de l'amour-propre ou des propriétés n'est échappée ; vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi civile et devant la loi politique ; vous avez repris, vous avez rendu à l'Etat tout ce qui lui avait été enlevé. De là résulte cette grande vérité que si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; c'est que dans la ligne de la liberté le premier acte qui pourrait suivre serait l'anéantissement de la royauté ; c'est que dans la ligne de l'égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l'anéantissement de la propriété. (Applaudissements.)

La question était largement posée : et au point de vue de la Révolution bourgeoise Barnave aurait eu raison si l'on avait pu supposer que le roi était maintenant résigné à la Révolution et qu'il ne tenterait pas, lui, de la rouvrir à sa manière. Là était le point décisif : et il semble que c'est sur ce point que les démocrates de l'extrême-gauche auraient dû porter leur effort. Ils n'avaient en somme qu'une chose à dire. L'expérience démontre, après tant de serments solennels et violés, que Louis XVI et la Révolution ne peuvent s'accorder.

 

LES THÈSES DES DÉMOCRATES

Il est permis de penser que ni le fils, ni le frère, ni le cousin de Louis XVI n'accepteront avec plus de sincérité les principes révolutionnaires. H n'y a donc qu'une solution : écarter non seulement le monarque mais la monarchie et installer un véritable gouvernement national. C'est à tort que l'on redouterait des agitations et du trouble : le calme profond de Paris et du pays tout entier pendant l'absence du roi et pendant la royauté de l'Assemblée démontre que la Nation est préparée à l'exercice direct de la souveraineté toute entière. Au demeurant, les agitations seront bien plus grandes si le roi, humilié par son arrestation, recommence ses entreprises contre la Révolution. Il faudra alors procéder au milieu des orages et des périls à un changement de Constitution que nous pouvons accomplir aujourd'hui dans une tranquillité suffisante. A la thèse monarchique et conservatrice de Barnave, c'est une thèse républicaine et démocratique qu'il fallait opposer. L'extrême-gauche n'osa pas. Elle se borna à ergoter sur l'inviolabilité royale. « Si le roi fait violence à votre femme ou à votre fille, le déclarerez-vous inviolable ? » Pétion termina bien son discours en demandant que le roi fût jugé soit devant l'Assemblée nationale, soit devant une Convention ad hoc. » Mais sa pensée était très incertaine.

Tout en réclamant les poursuites, il paraissait prévoir et désirer l'acquittement : « Quand il ne serait prononcé en définitive aucune peine, il est très essentiel de déclarer qu'il peut en être prononcé et de consacrer le principe.

« Si la Nation, dans sa clémence, veut jeter un voile religieux sur le délit de celui qu'elle a choisi pour son chef, il faut que cette clémence parle et que l'absolution ne paraisse pas dictée par la loi. »

Ce n'est pas ainsi qu'on détermine un grand peuple à mettre en accusation la royauté séculaire : il faut être réellement résolu à aller jusqu'au bout et à frapper la monarchie. Pétion disait avec embarras. « Nous ne sommes pas forcés de recourir à des rigueurs », et il annonçait, sans le formuler à la tribune, un système qui concilierait tout. Ce système, qu'il expliqua par écrit, consistait à « entourer le chef du pouvoir exécutif d'un certain nombre de représentants du peuple électifs et temporaires ». C'était comme un conseil exécutif délégué par l'Assemblée auprès du roi. Et, dans la pensée de Pétion, le Conseil des ministres choisi par le roi subsistait, aussi. C'était compliqué et puéril. C'était le maintien de la royauté avec un conseil de tutelle qui aurait été ou ridicule ou souverain. Ah ! que d'efforts, que de tâtonnements, que de transitions maladroites et incertaines pour passer de l'idée de monarchie à l'idée de République ! Robespierre opposa en termes vagues l'inviolabilité de la Nation à l'inviolabilité du roi, et sur la République il eut les paroles les plus équivoques : « Qu'on m'accuse, si l'on veut, de républicanisme ; je déclare que j'abhorre tout espèce de gouvernement où les factieux règnent. Il ne suffit pas de secouer le joug d'un despote ; l'Angleterre ne s'affranchit du joug de l'un de ses rois que pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses concitoyens. Je ne vois point parmi nous, je l'avoue, le génie puissant qui pourrait jouer le rôle de Cromwell ; je ne vois pas non plus personne disposé à le souffrir ; mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes qu'il ne convient à un peuple libre, mais je vois des citoyens qui réunissent entre leurs mains des moyens trop variés et trop puissants d'influencer l'opinion. »

La question n'était pas là Il ne s'agissait pas de savoir si la République substituée à la monarchie pourrait être plus ou moins menacée d'oligarchie. Il s'agissait de savoir si, en ouvrant le procès du roi et de sa famille, on était résolu à aller jusqu'à la République, qui était, pour tout homme sensé, l'inévitable conséquence de la mise en jugement et de la condamnation de Louis XVI[2]...

Robespierre se dérobait donc ; il se dérobait aussi lorsqu'il demandait « de quel droit on excepte dans le décret les personnes qui ne sont pas inviolables ; je veux parler de Monsieur, frère du roi, par exemple ». Il n'osait pas nommer la reine. Le langage de l'abbé Grégoire fut plus net : « La défiance est la sauvegarde d'un peuple libre : la confiance ne se commande pas. Hé bien, pouvez-vous jamais réinvestir Louis XVI de la confiance nationale ? S'il promet d'être fidèle à la Constitution, qui osera s'en porter garant ?... Je demande qu'au plus tôt on assemble les collèges électoraux et qu'on nomme une Convention nationale. » C'est la marche que la Révolution suivra une année plus tard, après le 10 août. Mais l'abbé Grégoire lui-même n'ose pas dire : « Et si cette Convention reconnaît qu'il y a incompatibilité non seulement entre Louis XVI et la Révolution, mais entre la Révolution et la monarchie, nous sommes prêts pour la liberté républicaine. » Lui aussi a laissé un voile sur Parvenir prochain de la France. Grande faiblesse pour des politiques !

Le vieux Vadier, auquel M. Tournier a consacré une pénétrante étude très documentée, fut d'une extrême violence contre Louis XVI. L'ancien officier démissionnaire après Rosbach, l'ancien procédurier, juge naguère au présidial de Pamiers, crut le moment venu de sortir de l'ombre par un coup d'éclat. Il prononça devant l'Assemblée, le 14 juillet, un discours où abondaient les réminiscences de Marat : « Le décret que vous allez rendre décidera du salut ou de la subversion de l'empire. Un grand crime a été commis ; il existe de grands coupables ! L'Univers vous contemple et la Postérité vous attend. Vous pouvez en un instant perdre ou consolider vos travaux. Il est, selon moi, une question préliminaire à celle de l'inviolabilité : c'est celle de savoir si un roi parjure qui déserte son poste, qui emmène avec lui l'héritier présomptif de la couronne, qui se jette dans les bras d'un général perfide, qui Veut assassiner sa patrie, qui répand un manifeste où il déchire la Constitution ; si, dis-je, un tel homme peut être qualifié du titre de roi des Français ? L'inviolabilité ne réside plus sur sa tête depuis qu'il a abdiqué sa couronne. (Quelques membres de la partie gauche et les tribunes applaudissent.) Aucun de nous a-t-il pu entendre qu'un brigand couronné... (La grande majorité de la partie gauche murmure... Quelques applaudissements se font entendre dans la salle et les tribunes. Plusieurs membres de la partie droite se lèvent avec précipitation et menacent l'opinant.) Aucun de nous a-t-il jamais pu croire qu'un brigand couronné pût impunément massacrer, incendier, appeler dans le royaume des satellites étrangers ? Une telle monstruosité enfanterait bientôt des Néron et des Caligula ! (On entend des applaudissements).

« Je fais une question à ceux qui proposent de remettre le roi sur le trône : Lorsqu'il s'agira de l'exécution de vos lois contre les traîtres à la patrie, sera-ce au nom d'un transfuge, d'un parjure que vous la réclamerez ? Sera-ce au nom d'un homme qui les a ouvertement violées ? Jamais une nation régénérée, jamais les Français ne s'accoutumeront à un pareil genre d'ignominie. N'est-ce donc pas assez d'avoir acquitté les déprédations de sa faiblesse, d'avoir sauvé son règne d'une infâme banqueroute ? Ses valets, dont le faste contraste tant avec le régime de l'égalité, nous accusent de parcimonie. (Les applaudissement recommencent.) La sueur et le sang de plusieurs millions d'hommes ne peuvent suffire à sa subsistance. Je ne veux pas vous rappeler ici les circonstances de son règne, cette séance royale, ces soldats envoyés pour entourer l'enceinte où vous étiez rassemblés ; en un mot, la guerre et la faim dont on voulait en même temps affliger le royaume.

« Jetons sur tous ces désastres un voile religieux. (L'agitation se manifeste dans les diverses parties de la salle.) On m'accuse de parler comme Marat ; je fréquente peu la tribune. — Plusieurs voix s'élèvent dans la partie droite : « Tant mieux ! monsieur, tant mieux ! » — Je n'ai d'autre éloquence que celle du cœur ; je dois mon opinion à mes commettants ; je la déclarerai au péril de ma vie. La Nation vous a revêtus de sa confiance ; vous connaissez son vœu ; ne transigez pas, ou bien empressez-vous de rendre aux corps électoraux l'activité que vous leur avez ôtée. Mais n'allez pas vous charger d'une absolution qui ne peut que flétrir votre gloire. (Nouveaux applaudissements.) Je conclus à ce que les complices, fauteurs ou adhérents de la fuite du roi soient renvoyés à la Cour provisoire séant à Orléans, que l'activité soit rendue aux corps électoraux pour choisir vos successeurs, et qu'il soit nommé une Convention nationale pour prononcer sur la déchéance de la couronne que Louis XVI a encourue. » (Les applaudissements de la gauche et des tribunes recommencent.)

C'est déjà le langage et le ton de la Convention. Vadier envoie à Marat le texte de son discours avec prière de le publier. Qui ne croirait que l'homme qui parle du roi avec cette violence est au moins préparé à l'idée de la République ? Or, le surlendemain 16 juillet, le décret sur l'inviolabilité royale ayant été adopté, Vadier déclara à la tribune : « J'ai développé hier une opinion contraire à l'avis des comités avec toute la liberté qui doit appartenir à un représentant de la Nation. Cependant je déclare que je déteste le régime républicain, je le crois subversif et inconciliable avec notre situation politique ; mais aujourd'hui que la loi est rendue et quoique je n'aie pas été d'avis de l'inviolabilité absolue du roi, je déclare qu'autant j'ai mis de zèle à soutenir mon opinion avant le décret, autant j'en emploierai aujourd'hui à en maintenir l'exécution, et s'il faut sacrifier ma vie pour le défendre en bon citoyen, je la sacrifierai de grand cœur ! » (Vifs applaudissements.)

Quel agneau ! Marat, exaspéré, l'accusa d'avoir reçu de l'or de la Cour. La vérité est simplement que Vadier était un homme de peu de consistance, que le courant monarchiste était encore très fort, et que le procédurier finaud, après s'être signalé à l'attention par un coup de réclame, rentrait prudemment dans le rang pour attendre ta suite des choses. Plus tard, il se vanta de son discours contre le roi et se garda bien de 'appeler son désaveu de la République. « Ce n'est pas sans indignation que j'ai vu ces vampires voraces, au mois de juillet 1791, se prosterner traîtreusement devant ce mannequin couronné, lorsqu'on le ramena de Varennes, prostituer leurs talents à le remonter sur le trône, tandis que leur devoir était de le conduire à l'échafaud ; mais ils avaient besoin de ce monstre pour assouvir leur insatiable cupidité. La minorité incorrompue du corps constituant fut interdite à la vue de cette ignominieuse coalition ; l'énergie qu'elle avait développée dans son adolescence fit place à une espèce de torpeur, déplorable effet de sa caducité. Je fus le seul qui eus la courageuse audace de proposer une Convention nationale pour juger ce roi parjure et fugitif... J'osai demander au nom de la Nation outragée la tête de ce scélérat couronné. Je fus donc le seul qui osai, d'une main hardie, porter la cognée sur le colosse de la royauté, et qui osai poser la première pierre de l'édifice républicain. »

On sait ce qu'il faut penser de ces hâbleries ; mais ce qui est vrai, ce qui est à retenir, c'est la « torpeur », le défaut de vigueur de l'extrême-gauche démocratique... Comment l'expliquer ? Sans doute, tout en demandant des poursuites contre le roi, elle avait le sentiment qu'il serait difficile d'obtenir contre lui une condamnation. En fait, la tentative du roi n'avait pas abouti : il lui était permis de dire qu'il n'avait pas voulu quitter le royaume ; les étrangers n'avaient pas mis leurs troupes en mouvement ; les négociations de trahison conduites par le roi avec les souverains de l'Europe étaient inconnues ; ainsi, l'énergie du sentiment national, qui, au 10 août 1792, emporta la royauté, complice des premières défaites, n'aurait pas suffi à la fin de 1791, et en pleine paix, à refouler les vieux instincts monarchiques. Dès lors, le procès ne devenait-il pas dangereux et n'aurait-il point pour unique effet de ramener au roi les sympathies ? Cette crainte secrète paralysait à coup sûr les démocrates de l'Assemblée.

De plus, l'idée de la République était toute nouvelle. Tous comprenaient bien qu'il ne pouvait s'agir ni d'une république comme celles de la Grèce et de Rome, fondées sur l'esclavage, ni d'une République aristocratique comme celle de Genève.

L'exemple d'un pays neuf comme l'Amérique ne pouvait non plus être invoqué. C'est donc une République sans précédent qu'il s'agissait de créer : et la plupart des révolutionnaires reculaient devant cette entreprise incertaine et obscure. Voilà pourquoi l'Assemblée vota la mise hors de cause de Louis XVI et se prépara tout doucement à lui rendre le pouvoir à la seule condition qu'il voulût bien accepter l'ensemble de la Constitution révisée.

Mais, malgré tout, la secousse fut forte : et on peut dire que dès ce jour le roi et la royauté n'ont plus une seule faute à commettre. La suspension de l'autorité royale est, en fait, un premier essai du régime républicain. L'idée de République est posée. Quelques grands esprits commencent à la formuler nettement : et si le peuple n'est pas encore nettement républicain, du moins, est-il prêt à suivre jusqu'à la République le mouvement de la Révolution. Brissot mêlait à ses idées républicaines trop d'intrigues, trop de combinaisons à échappements multiples. C'est lui qui avait suggéré à Pétion l'idée bizarre du Conseil exécutif.

Ce qui est plus remarquable, c'est que dès cette époque il s'appliquait à préparer l'opinion à ne pas redouter l'intervention étrangère. Il disait aux Jacobins dans la séance du 10 juillet : « On ne peut mettre, disent les comités, le roi en cause, on ne peut le juger sans s'exposer à la vengeance des puissances étrangères. On fait entrevoir à l'Assemblée nationale un tableau effrayant des calamités que leur ligue, leur invasion entraînerait en France. C'est avec ces terreurs imaginaires qu'on espère ranger autour d'un parti honteux ou faible des patriotes sincères, mais timides et peu instruits... Qui êtes-vous ? un peuple libre : et on vous menace de quelques brigands couronnés et de meutes esclaves ! Athènes et Sparte ont-ils jamais craint les armées innombrables que les despotes de la Perse traînaient à leur suite ? A-t-on dit à Miltiade, à Cimon, à Aristide : Recevez un roi du vous périrez ? Ils auraient répondu dans un langage digne des Grecs : Nous nous verrons à Marathon, à Salamine... » Et les Français aussi auront leur Marathon, leur Salamine, s'il est des puissances assez folles pour les attaquer. Ici, messieurs, le nombre est même du côté de la liberté, et nuls aurons à envier aux Spartiates la gloire qu'ils ont eue de lutter avec peu de héros contre des nuées ennemies : Nos Thermopyles seront toujours couvertes de légions nombreuses. »

« D'ailleurs, disait-il, les puissances doivent éviter la guerre précisément pour éviter le contact du peuple avec la France révolutionnaire. Est-ce en s'armant contre nous, en inondant la France de leurs troupes, que les rois étrangers préviendront la contagion de la liberté ? Peuvent-ils croire que leurs soldats n'entendront pas ces saints cantiques : qu'ils ne seront pas ravis d'une Constitution où toutes les places sont ouvertes à tous ; où l'homme est l'égal de l'homme ? Ne doivent-ils pas craindre que leurs soldats n'imitent la conduite des Allemands en Amérique, ne s'enrôlent sous les drapeaux de la liberté, ne se mêlent dans nos familles, ne viennent cultiver nos champs qui deviendront les leurs ? »

« Ce n'est pas seulement ceux qui resteront avec nous qu'ils auront à redouter, mais ceux qui, lassés d'une guerre impie et infructueuse, retourneront chez eux. Ceux-là feront naturellement des comparaisons de leur sort avec le sort des Français, de la perpétuité de leur esclavage avec l'égalité des autres. Ils trouveront leurs seigneurs plus insolents, leurs ministres plus oppresseurs, les impôts plus pesants et ils se révolteront. La Révolution américaine a enfanté la Révolution française ; celle-ci sera le foyer sacré d'où partira l'étincelle qui embrasera les nations dont les maîtres oseront l'approcher ! »

Ainsi, dans la tête active de Brissot, est formé dès maintenant tout le système prochain de la Révolution : la tendance à la République, la Révolution belliqueuse, la guerre de propagande.

En ces chaudes et troubles journées de juillet, bien des idées fermentaient. Mais elles étaient trop confuses et trop contradictoires pour prendre sur les événements.

Par exemple, le procès intenté à Louis XVI pouvait appeler sur la France révolutionnaire la violence des rois : Brissot dit, non sans témérité, que la France était prête à repousser l'agression du monde. Mais que devenait alors le procès même ?

Le roi ne pouvait alors être acquitté sans que cette absolution parût une concession de la peur à la force armée des souverains. C'était donc la condamnation obligatoire non seulement du roi, mais de la monarchie pour les droits de laquelle les rois et les empereurs auraient pris les armes. De l'hypothèse de Brissot la République jaillissait donc nécessairement.

Et pourtant cette République nécessaire, Brissot lui-même la masquait par toutes sortes de combinaisons compliquées comme celle du conseil exécutif. Le brusque départ du roi et sa tentative, à demi innocente pour avoir été arrêtée à temps, obligent les démocrates, les républicains, à avouer leur système avant que l'heure soit venue. De là toutes les réticences, toutes les mollesses de ce qu'on pourrait appeler l'opposition démocratique de juillet 1791.

Condorcet, avec beaucoup de sérénité et de grandeur, défendit l'idée républicaine. C'est le premier manifeste de philosophie politique où la République soit vraiment affirmée avec force, et non comme un rêve lointain, mais comme l'immédiate nécessité. Il ne manque à la démonstration de Condorcet, pour être décisive, que d'avoir prévu le péril d'une dictature militaire, survenant après de grandes guerres et de grandes victoires.

« Les amis de la royauté nous disent : il faut un roi pour ne pas avoir un tyran : un pouvoir établi et borné par la loi est bien moins redoutable que la puissance usurpée d'un chef qui n'a d'autres limites que celles de son adresse et de son audace.

« Mais cette puissance d'un usurpateur est-elle à craindre pour nous ? Non sans doute : la division de l'empire en départements suffirait pour rendre impossible ces projets ambitieux — il s'agit, bien entendu, de l'organisation administrative de la Révolution où les autorités départementales et locales sont toutes électives —... La division des pouvoirs, fondée non seulement sur cela, mais sur la différence des fonctions, est une barrière... Enfin la liberté de la presse, l'usage presque universel de la lecture, la multitude de papier publié suffisent pour préserver de ce danger. Pour tout homme qui a lu avec attention l'histoire de l'usurpation de Cromwell, il est évident qu'une seule gazette eût suffi pour en arrêter le cours : il est évident que si le peuple d'Angleterre eût su lire d'autres livres que la Bible, l'hypocrite, démasqué dès ses premiers pas, eût bientôt cessé d'être dangereux. »

« Les tyrans populaires ne peuvent agir que sous le masque et dès qu'il existe un moyen sûr de le faire tomber avant le succès, de les forcer à marcher le visage découvert, ils ne peuvent plus être à craindre. »

Foi admirable dans la puissance de la liberté et de la lumière...

« Un roi, dit-on, est nécessaire pour donner de la force au pouvoir exécutif ; mais dans un pays libre il n'existe de force réelle que celle de la Nation même, les pouvoirs établis par elle et pour elle ne peuvent avoir que la force qui naît de la confiance du peuple et de son respect pour la loi. Quand l'égalité règne, il faut bien un peu de force pour forcer les individus à l'obéissance, si l'intérêt de toutes les parties de l'Empire est qu'aucune d'elle ne se soustraie à l'exécution des lois que les autres ont reconnues.

« On parle toujours comme au temps où des, associations puissantes donnaient à leurs membres l'odieux privilège de violer les lois, comme au temps où il était indifférent à la Bretagne que la Picardie payât ou non les impôts. Alors, sans doute, il fallait une grande force aux chefs du pouvoir exécutif, alors nous avons vu que même celle du despotisme armé ne lui suffisait pas. Il a existé des abus, des dangers contre lesquels l'existence d'un roi a été utile, et sans cela y aurait-il eu jamais des rois ? Les institutions humaines les plus vicieuses sont-elles autre chose que des remèdes maladroitement appliqués à des maux imaginaires ou réels ?... C'est au contraire l'existence d'un chef héréditaire qui ôte au pouvoir exécutif toute sa force utile en armant contre lui la défiance des amis de la liberté, en obligeant à lui donner des entraves qui embarrassent et retardent ses mouvements. La force que l'existence d'un roi donnerait au pouvoir exécutif ne serait, au contraire, que honteuse et nuisible ; elle ne pourrait être que celle de la corruption.

« Nous ne sommes plus au temps où l'on oserait compter, parmi les moyens d'assurer la puissance des lois, cette superstition impie qui faisait d'un homme une espèce de divinité. Sans doute, nous ne croyons plus qu'il faut, pour gouverner les hommes, imposer à leur imagination par un faste puéril et que le peuple sera tenté de mépriser les lois si leur suprême exécuteur n'a pas un grand maître de la garde-robe. »

Ainsi, Condorcet, avec une haute philosophie historique, reconnaît que la royauté a été utile. Mais elle a cessé de l'être depuis que la société française, devenue plus homogène par l'effet de la Révolution, favorise par son unité même le jeu du pouvoir exécutif. Et le prestige religieux qui s'attachait à la monarchie s'étant évanoui à la lumière de la raison, l'inutilité présente des rois apparaît sans voile.

Voici maintenant des vues admirables de philosophie historique : « Des hommes qui se souviennent des événements de l'histoire, mais qui ne connaissent pas l'histoire, sont effrayés des tumultes, des injustices, de la corruption de quelques républiques anciennes.

« Mais qu'ils examinent ces Républiques, ils y verront toujours un peuple souverain et des peuples sujets ; ils y verront dès lors de grands moyens pour corrompre ce peuple et un grand intérêt de le séduire. Or, ni cet intérêt ni ces moyens n'existent quand l'égalité est entière non seulement entre les citoyens, mais entre tous les habitants de l'Empire. Que le peuple d'une ville règne sur un grand territoire, que celui d'une province domine par la force sur des provinces voisines, ou qu'enfin des nobles répandus dans un pays y soient les maîtres de ceux qui l'habitent, cet empire d'une multitude sur une autre est la plus odieuse des tyrannies ; cette forme du corps politique est la plus dangereuse pour le peuple qui obéit comme pour le peuple 'qui commande. Mais est-ce là ce que demandent les vrais amis de la liberté, ceux qui veulent que la raison et le droit soient les seuls maîtres des hommes ? Aux dépens de qui pourrions-nous satisfaire à l'avidité de nos chefs ? Quelles provinces conquises un général français dépouillera-t-il pour acheter nos suffrages ? Un ambitieux nous proposera-t-il, comme aux Athéniens, de lever des tributs sur les alliés pour élever des temples ou donner des fêtes ? PROMETTRA-T-IL À NOS SOLDATS, COMME AUX CITOYENS DE ROME, LE PILLAGE DES ESPAGNES OU DE LA SYRIE ? Non, sans doute, et c'est parce que nous ne pouvons être un peuple-roi, que nous resterons un peuple libre. »

On ne peut lire ce passage extraordinaire sans une émotion d'enthousiasme et de douleur. Si j'osais emprunter le langage d'un art qui n'était point inventé encore, je dirais que dans les dernières lignes Condorcet nous donne comme une épreuve négative de la monstrueuse tyrannie napoléonienne. H nous semble voir tout le butin de la Syrie et des Espagnes payant la servitude héroïque des généraux de César. Au fond, bien qu'il n'ait pas pressenti, comme bientôt le pressentira Robespierre, que de la lutte armée de la Révolution contre les rois une dictature militaire sortirait, Condorcet ne se trompait point sur la condition vitale de Ra liberté républicaine. Elle suppose, de la part de la France, une politique de paix constante et profonde.

Par le plus tragique des contrastes, la grande conception de liberté et de paix de Condorcet s'affirme au moment même où Brissot formule la politique belliqueuse de la Révolution. Comment fut-elle jetée dans la voie d'aventure et de péril qu'ouvrait le parti de Brissot ? La guerre était-elle nécessaire, et pourquoi ? Nous étudierons à fond ce terrible problème quand la Révolution, en avril 1792, jette a ses premiers défis de guerre.

Mais maintenant il nous plaît, en regard de la politique belliqueuse de Brissot, que la force des événements et la faiblesse des hommes imposeront à la Révolution, de dresser le sublime idéal (le paix républicaine tracé par Condorcet. Il nous plaît, que dans le premier manifeste grand et noble de l'esprit républicain, dans le premier titre philosophique et politique dont nous puissions nous réclamer, la paix soit liée d'une chaîne d'or à la liberté. C'est bien là notre vrai et noble destin. En un sens idéal, qui ne contrarie pas le déterminisme des faits de l'histoire, la formidable épopée guerrière de Napoléon est une déviation révolutionnaire. En rentrant dans la politique de paix, nous rentrons dans notre vérité à-nous ; nous retrouvons notre lumineux chemin marqué dès juillet 1791 par le philosophe en qui le génie du xviii° siècle s'élargissait à la mesure des événements nouveaux.

 

L'AGITATION RÉPUBLICAINE

Pendant que Condorcet agitait ces spéculations sublimes et s'efforçait en vain d'amener la Constituante à la République, le peuple, en bien des points se soulevait. Aux Cordeliers, aux Jacobins, des voix irritées réclamaient la mise en jugement du roi. Les Cordeliers, sous l'inspiration de Danton, allaient plus loin. Ils demandaient qu'on en finît avec tous les rois. Dans la séance des Jacobins du 22 juin, le lendemain même du jour où avait été connue la fuite du roi, un ami de Danton, Robert, porte toute vive la pensée républicaine des Cordeliers : « J'étais à quatre heures au club des Cordeliers, je fus envoyé avec deux autres membres de ce club pour porter à la Société Fraternelle une adresse pour demander la destruction de la monarchie. »

Des cris d'indignation, dit le procès-verbal, s'élevèrent de toutes parts. Les Jacobins ne voulaient pas sortir de la légalité constitutionnelle, et Brissot, qui avait d'abord lancé un mot d'ordre de république, recula et louvoya. Robespierre, craignant d'être entraîné hors du terrain légal qui seul lui paraissait solide, continue ses symétries savantes. Il n'est ni républicain ni monarchiste. Il veut la Constitution et la liberté. Le vif courant populaire des Cordeliers semble se briser, sur le roc de la légalité jacobine. Pourtant les Jacobins eux-mêmes commencent à s'ébranler. Les Cordeliers, animés par les événements, venaient plus souvent aux Jacobins, ils envoyaient des délégations, ils assistaient aux séances. Il se faisait ainsi comme un mélange de l'esprit révolutionnaire et spontané des uns, de l'esprit révolutionnaire et légal des autres.

D'ailleurs, le peuple ouvrier, remué par la grandeur du drame et par les mystérieuses promesses que renfermait pour lui l'inconnu des événements, affluait dans les clubs où jusque-là la bourgeoisie seule s'était pressée. Barnave signale avec insistance et avec son habituelle netteté de vues cette soudaine pénétration des éléments prolétaires dans la Révolution bourgeoise.

« Paris, dit-il, qui depuis le départ du roi n'avait cessé d'offrir le tableau le plus imposant, fut menacé de quelques troubles à l'approche de la délibération qui devait prononcer sur l'inviolabilité ; ce n'est pas que 'la presque unanimité des citoyens ne fût fort tranquille, mais les Jacobins, livrés aux différents partis qui espéraient faire triompher leur système sur la condamnation de Louis XVI, étaient violemment agités. On était parvenu à soulever un assez grand nombre d'ouvriers occupés aux différents ateliers près de Paris, gens qui, quoique tous sans propriété, la plupart sans patrie connue, et souvent, à ce qu'on avait cru jusqu'alors, sans lumières politiques, parurent cependant attacher un grand intérêt à la punition du tyran. »

H est inutile de relever le ton dédaigneux et presque insultant de Barnave. C'est le fait seul qu'il importe de retenir. Barnave ajoute :

« Tandis que Paris applaudissait à ce décret (qui mettait le roi hors de cause), les Jacobins s'en indignèrent ; ils proclamèrent hautement l'insurrection, ils admirent dans leur sein une multitude d'ouvriers, qu'ils appelèrent la Nation et les incitèrent à la révolte. »

Ainsi, tandis que Barnave et les chefs de la bourgeoisie modérée font appel « aux propriétaires et aux hommes pensants » pour maintenir la Constitution malgré la fuite du roi, et pour raffermir la monarchie, les bourgeois démocrates ouvrent leurs rangs aux ouvriers pour commencer la lutte contre le pouvoir royal. Pendant que l'Assemblée discutait, des pétitions, les unes violentes, d'autres plus mesurées, étaient proposées aux Cordeliers et aux Jacobins. Les Cordeliers, dès le départ du roi, allaient droit à la République. « Nous étions esclaves en 1789, nous nous étions crus libres en 1790, nous le sommes à la fin de 1791. »

« Législateurs, vous aviez distribué les pouvoirs de la Nation que vous représentez ; vous aviez investi Louis XVI d'une autorité démesurée ; vous aviez consacré la tyrannie en l'instituant roi inamovible, inviolable et héréditaire ; vous aviez consacré l'esclavage des Français en déclarant que la France était une monarchie.

« Les bons citoyens ont gémi, los opinions se sont choquées avec véhémence, mais la loi existait et nous lui avons obéi, nous attendions notre salut du progrès des lumières et de la philosophie.

« Ce prétendu contrat entre une nation qui donne tout et un individu qui, ne fournit rien semblait devoir être maintenu, et jusqu'à ce que Louis XVI eût été traître et ingrat, nous ne pouvions imputer qu'à nous-mêmes d'avoir gâté notre propre ouvrage.

« Mais les temps sont changés. Elle n'existe plus, cette prétendue convention d'un peuple avec son roi. Désormais Louis XVI n'est plus rien pour nous, à moins qu'il ne devienne notre ennemi.

« Nous voilà donc au même état où nous étions lors de la prise de la Bastille : libres et sans roi. Reste à savoir s'il est avantageux d'en nommer un antre.

« La Société des Amis des Droits de l'Homme pense qu'une nation doit tout faire ou par elle ou par des officiers amovibles et de son choix ; elle pense qu'aucun individu, d'ans l'Etat, ne doit, raisonnablement, posséder assez de richesses, assez de prérogatives, pour pouvoir corrompre les agents de l'administration politique ; elle pense qu'il ne doit exister aucun emploi dans l'Etat qui ne soit accessible à tous les membres de l'Etat ; elle pense enfin que plus un emploi est important, plus sa durée doit être courte, passagère. »

« Pénétrée de la vérité, de la grandeur de ces principes, elle ne peut donc plus se dissimuler que la royauté, que la royauté héréditaire surtout, est incompatible avec la liberté.

« Telle est 'son opinion : elle en est comptable à tous les Français. Elle prévoit qu'une telle proposition va faire lever une légion de contradicteurs, mais la Déclaration des Droits elle-même n'a-t-elle pas éprouvé des contradictions ? — Quoi qu'il en soit, cette question est assez importante pour mériter une discussion sérieuse de la part des législateurs. Déjà ils ont manqué une fois la Révolution par un reste de condescendance pour le fantôme de la royauté (sans doute après le 14 juillet), il a disparu ce fantôme ; agissons donc sans crainte et sans terreur et tâchons de ne pas le faire revivre.

« La Société des Droits de l'Homme et du Citoyen n'aurait peut-être pas de sitôt demandé la suppression de la royauté si le 'roi, fidèle à ses serments, s'en fût fait un devoir, si les peuples, toujours dupes de cette institution funeste au genre humain n'eussent enfin ouvert les yeux à la lumière.

« Mais aujourd'hui que le roi, libre de garder la couronne, l'a volontairement abdiquée, aujourd'hui que da voix publique s'est fait entendre, aujourd'hui que tous les citoyens sont désabusés, nous nous faisons un devoir de servir d'organe à leur intention en demandent instamment et à jamais la destruction de ces fléaux de la liberté.

« Législateurs, vous avez une grande leçon devant les yeux : sachez bien, qu'après ce qui vient de se passer, il est impossible que vous parveniez à inspirer au peuple aucun degré de confiance dans le fonctionnaire appelé roi et d'après cela nous vous conjurons, au nom de la patrie, ou de déclarer sur le champ que la France n'est plus une Monarchie, qu'elle est une République, ou au moins d'attendre que tous les départements, que 'toutes les Assemblées primaires, aient émis leur vœu sur cette question importante avant de penser à replonger une seconde fois le plus bel empire du monde dans les entraves du monarchisme. »

Voilà qui est net : c'est le premier manifeste populaire et politique de la République dont Condorcet formulait le manifeste philosophique.

Le lendemain 23 juin, Danton, de sa voix puissante, proclamait aux Jacobins que le roi était un criminel ou un imbécile ; or « l'individu royal ne peut plus être 'roi, dès qu'il est imbécile, et ce n'est pas un régent qu'il faut, c'est un conseil à l'interdiction.

« Le conseil ne peut être pris dans le corps législatif. II faut que les départements s'assemblent, que chacun d'eux nomme un électeur, que ces électeurs nomment ensuite les dix ou douze membres qui devront composer ce conseil, et qui seront changés, comme les membres de la législature, tous les deux ans. »

En fait, sous la forme sarcastique d'un conseil judiciaire pour la royauté imbécile, c'était l'organisation définitive du pouvoir exécutif républicain que proposait Danton[3] il était déjà l'homme du 10 août, et sa clairvoyante et audacieuse pensée allait bien au-delà des vagues et prudentes généralités .de Robespierre.

L'idée grandissait, aux Cordeliers, aux Jacobins, qu'il faudrait, par voie de pétition, faire appel à l'Assemblée elle-même de la décision de l'Assemblée, si elle rétablissait le roi. Le 15 juillet, Laclos propose aux Jacobins une formule de pétition assez modérée et constitutionnelle.

Cette pétition fut portée au Champ-de-Mars avec toutes les formes légales le 16 juillet, et elle n'excita qu'un médiocre intérêt[4]. C'était un langage plus véhément et plus net qu'attendait le peuple. Devant cette agitation naissante l'Assemblée constituante s'énervait un peu.

Elle sentait bien, malgré tout, ce qu'il y avait de factice dans la solution adoptée par elle. Proclamer que Bouillé était le principal coupable et mettre le roi hors de cause c'était un expédient qui laissait à coup sûr du trouble dans l'esprit du législateur lui-même.

Aussi, comme il arrive toujours aux pouvoirs qui ne sont pas bien contents d'eux-mêmes, l'Assemblée voulut imposer le Silence et traiter comme des factieux tous les protestataires. Dans la séance du 16 juillet elle manda à sa barre les officiers municipaux, les accusateurs publics, les ministres, et elle leur donna l'ordre de réprimer avec vigueur toute agitation. Le maire Bailly fut spécialement appelé, et plusieurs députés se plaignirent que la veille et le

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matin même la municipalité eût manqué de fermeté. Funestes reproches qui contribuèrent sans doute beaucoup aux tristes événements du lendemain.

 

LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS

Les Cordeliers avaient décidé en effet de porter au Champ-de-Mars une pétition plus énergique. Les Jacobins, envahis, la veille au soir, par un flot de manifestants venus du Palais-Royal, s'étaient séparés sans prendre de décision[5] ; mais le peuple, dont l'animation croissait, alla, en assez grande masse, au Champ-de-Mars ; toute l'après-midi, la pétition se couvrit de signatures. Elle était ainsi conçue :

« Sur l'autel de la Patrie, le 17 juillet, l'an III (de la Révolution).

« Représentants de la Nation,

« Vous touchiez au terme de vos travaux ; bientôt des successeurs, tous nommés par le peuple, allaient marcher sur vos traces sans rencontrer les obstacles que nous ont présentés les députés de deux ordres privilégiés, ennemis nécessaires de tous les principes de la sainte égalité. Un grand crime se commet : Louis XVI fuit, il abandonne indignement son poste, l'Empire est à deux doigts de l'anarchie. Des citoyens l'arrêtent à Varennes, il est ramené à Paris.

« Le peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur le sort du coupable sans avoir entendu l'expression du vœu des quatre-vingt-trois autres départements[6].

« Vous différez.

« Une foule d'adresses arrivent à l'Assemblée ; toutes les sections de l'Empire demandent simultanément que Louis soit jugé. Vous, Messieurs, avez préjugé qu'il était innocent et inviolable, en déclarant, par votre décret d'hier, que la Charte constitutionnelle lui sera présentée alors que la Constitution sera achevée.

« Législateurs, ce n'était pas là le vœu du peuple, et nous avions pensé que votre plus grande gloire, que votre devoir même consistait à être les organes de la volonté publique.

« Sans doute, Messieurs, que vous avez été entraînés à cette décision par la foule de ces députés réfractaires qui ont fait d'avance leur protestation contre toute espèce de constitution ; mais, Messieurs, représentants d'un peuple généreux et confiant, rappelez-vous que les deux cent trente protestants (les députés de la droite qui avaient déclaré, après l'arrestation du roi, qu'ils ne prendraient plus part aux délibérations) n'avaient plus de voix à l'Assemblée nationale ; que le décret est donc nul et dans la forme et dans le fond ; nul au fond, parce qu'il est contraire au vœu du souverain ; nul en la forme, parce qu'il est porté par deux cent quatre-vingt-dix individus sans qualité.

« Ces considérations, toutes en vue du bien général, le désir impérieux d'éviter l'anarchie à laquelle nous exposerait le défaut d'harmonie entre les représentants et les représentés, tout nous fait la 'loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur ce décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que le roi a abdiqué, de recevoir son abdication et de convoquer un nouveau pouvoir constituant pour procéder d'une manière vraiment nationale au jugement du coupable et surtout au remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif. »

Pour la première fois depuis les journées d'octobre 1789, la partie la plus ardente du peuple s'élève contre une décision de l'Assemblée. En octobre, au marnent où l'on craignait que l'Assemblée donnât au roi le veto absolu, les démocrates aussi disaient que sa décision serait nulle, parce que les représentants de la Noblesse et du Clergé, qui formaient la moitié de l'Assemblée, n'avaient pas le droit de décider au nom de la Nation. Cette fois, c'est parce que les députés de la droite, après avoir annoncé qu'ils ne voteraient plus, avaient cependant pris part au scrutin sur l'inviolabilité du roi, que les juristes de la démocratie contestaient la validité du vote.

Pendant que la pétition se couvrait de signatures, sans désordre d'ailleurs et sans cris, la municipalité, réunie à l'Hôtel de Ville, était dans le plus grand émoi. Le matin, sous l'autel de la Patrie, deux hommes avaient été trouvés : ils s'étaient cachés là probablement avec une pensée égrillarde, dans l'espoir que des femmes monteraient aux marches de l'autel. Découverts, ils furent tués par le peuple, qui les soupçonna d'avoir voulu pratiquer une mine sous l'autel de la Patrie. La nouvelle de ce meurtre parvint, enflée et déformée, jusqu'à la mairie. Le sang coule ! L'émeute est maîtresse du Gros-Caillou ! La municipalité proclama la loi martiale. Le drapeau rouge, drapeau de la répression bourgeoise, fut arboré aux fenêtres de l'Hôtel de Ville. Le maire et La Fayette, en tête de bataillons de gardes nationaux, se mirent en marche vers le Champ-de-Mars. Ils y arrivèrent tard, vers sept heures et demie ou huit heures moins un quart, presque à la tombée du jour. La foule était nombreuse, mais calme. A l'arrivée des gardes nationaux, l'émoi, la colère aussi s'emparent du peuple. Des cris hostiles sont poussés. A bas le drapeau rouge ! A bas 'les baïonnettes ! Quelques pierres sont jetées ; au témoignage de Bailly, un coup de pistolet est tiré, la balle effleure le maire et va percer la cuisse d'un dragon. Effrayés ou irrités, les gardes nationaux font feu sans prendre le temps d'adresser au peuple les trois sommations légales.

Bailly assure que, cette première fois, fis tirèrent en l'air et que personne ne fut blessé. Il est étrange que des hommes qui avaient assez de sang-froid pour tirer en l'air n'en aient pas eu assez pour attendre les sommations légales. Le peuple, exaspéré par cette décharge, jette de nouveau des projectiles, et la garde nationale lait feu. Au 'dire des démocrates ; plusieurs centaines d'hommes et de femmes tombèrent dans ce que Marat appela le « gouffre infernal du Champ-de-Mars ». Bailly, dans son rapport du 18 juillet à la Constituante, n'avoue que onze à douze morts et une dizaine de blessés. Il y eut, en tout cas, une large effusion de sang. Ce ne fut point là à proprement parler, une bataille sociale de la bourgeoisie et des prolétaires, car c'est une fraction de la bourgeoisie qui avait rédigé la pétition, et la question de la propriété n'était point posée. Pourtant, il est certain que la bourgeoisie possédante était du côté de 'l'Assemblée nationale et que le peuple ouvrier était sympathique aux pétitionnaires. Il y a donc bien en cette triste journée un commencement de lutte de classes, quoique du sang bourgeois ait coulé pour la République en même temps que le sang ouvrier.

La stupeur de le France et de Paris fut grande, et grande la douleur. Mais on se trompe si l'on croit qu'il y eut une indignation générale contre la municipalité et contre l'Assemblée. Au contraire, c'est contre les pétitionnaires surtout que se souleva, à ce moment, le sentiment public de la France révolutionnaire. L'autorité morale de l'Assemblée était encore immense, même dans le peuple. La vigueur qu'elle avait montrée dans les jours qui suivirent le départ du roi, le rôle souverain qu'elle avait joué, tout avait ranimé sa popularité. Elle apparaissait comme le pouvoir nécessaire jusqu'au jour où la Nation aurait constitué une autre Assemblée. Et combattre ses décrets, une fois rendus, semblait une grave imprudence. Quelle garantie resterait à la Nation si les révolutionnaires eux-mêmes attaquaient la Constitution ? Ne devaient-ils pas la respecter jusque dans ses fautes pour avoir le droit d'en imposer le respect aux nobles, aux prêtres réfractaires, à la Cour, aux émigrés, aux 4yrans ? Aussi l'avant-garde courageuse et républicaine formée par les Cordeliers fut-elle désavouée, assez piteusement d'ailleurs, même par les démocrates.

Le 18 juillet, dans la séance de l'Assemblée où Bailly vint en personne raconter le drame de la veille et rejeter toute la responsabilité sur le peuple, pas une voix ne s'éleva pour protester : ni celle de Prieur, ni celle de Pétion, ni celle de Robespierre. Bien mieux, le président Charles de Lameth, au nom même de l'Assemblée, félicita la municipalité et la garde nationale : «. D'Assemblée nationale a appris avec douleur que des ennemis du bonheur et de la liberté des Français, usurpant le masque, le langage da patriotisme, avaient égaré quelques hommes, les avaient rendus séditieux, rebelles à la loi, et vous avaient forcés de substituer les moyens de 'rigueur aux moyens de persuasion dont jusqu'ici vous avez fait usage avec tant de succès.

« L'Assemblée nationale approuve votre conduite et toutes les mesures que vous avez prises ; elle voit avec satisfaction que la garde nationale parisienne, que les soldats de la liberté et de la loi, que les citoyens mêmes à qui leurs occupations ne permettent pas de faire un usage constant et dont on s'était efforcé de calomnier les intentions, ont, dans ces circonstances, donné des preuves éclatantes de leur attachement à la Constitution et à la loi, et ont continué de justifier la haute estime et la reconnaissance de la Nation par leur zèle, leur modération et leur fidélité. » (Vifs applaudissements.)

Robespierre même n'osa pas formuler une réserve, lui qui, plus tard, parlera avec tant de violence du sang qui couvrait La Fayette. Les Jacobins, qui avaient toujours adopté comme règle absolue de ne jamais laisser mettre en discussion un décret de l'Assemblée, ne se pardonnaient pas à eux-mêmes leur attitude incertaine et assez médiocre de ces derniers jours. Ils s'étaient laissé pénétrer et déborder par les Cordeliers. Et ils n'avaient eu le courage ni de les désavouer à temps, ni de les suivre. Maintenant, les éléments modérés les abandonnaient en masse pour aller constituer un club de modérantisme, le Club des Feuillants. Les sociétés de province, affolées, menaçaient d'abandonner la Société mère. Les Jacobins envoyaient des circulaires très humbles où ils assuraient qu'ils n'étaient Jour rien dans la pétition du Champ-de-Mars. Non, vraiment, l'heure de la République n'était pas encore venue, puisqu'ici, sous la menace de la bourgeoisie révolutionnaire modérée, les bourgeois démocrates baissaient ainsi la tête. Par leur silence accablé, ils permettaient qu'en leur nom on glorifiât les meurtres du Champ-de-Mars.

Dans la même séance du 18, et aussitôt après le rapport de Bailly, l'Assemblée, comme si la loi martiale appliquée la veille ne suffisait pas, vota une nouvelle loi répressive :

« L'Assemblée nationale, après avoir ouï le Comité de conciliation et de jurisprudence criminelle, décrète ce qui suit :

« Article premier. — Toutes personnes qui auront provoqué formellement le meurtre, le pillage, l'incendie ou la désobéissance à la loi, soit par des placards ou affiches, soit par des écrits publics ou colportés, soit par des discours tenus dans des lieux ou assemblées publics, seront regardées comme séditieuses ou perturbatrices de la paix publique, et, en conséquence, les officiers de police seront tenus de les faire arrêter sur-le-champ et de les remettre au tribunal pour être jugées suivant la loi.

« Article 2. — Tout homme qui, dans un attroupement ou émeute, aura fait entendre un cri de provocation au meurtre, sera puni de trois ans de chaîne, si le meurtre ne s'en est pas suivi, et comme complice du meurtre, s'il a eu lieu. Tout citoyen présent est tenu de s'employer ou de prêter main-forte pour l'arrêter.

« Article 3. — Tout cri contre la garde nationale tendant à lui faire baisser ou déposer les armes est un cri de sédition et sera puni d'un emprisonnement qui ne pourra excéder deux années.

« Le présent décret sera imprimé et envoyé dans tous les départements. »

Pétion était monté à la tribune ; mais, à sa vue, une grande agitation s'était produite comme s'il était responsable du sang versé la veille. « Aux voix ! » criait l'Assemblée. Ceux qui ont vu ces sortes de déchaînements savent qu'il faut du courage à un orateur pour affirmer sa pensée contre la violence de l'orage. Pétion parla : « Le moment dans lequel je parle est peu favorable à l'opinion que je vais défendre. Je la défendrai cependant avec la plus intime conviction. Je dis que le premier article du projet des. Comités, dans la partie que je vais exposer à l'Assemblée, est très funeste à la liberté de la presse. » (Rires ironiques.)

A gauche : « Oui ! funeste à Marat, Brissot, Laclos, Danton ! »

Pétion reprend : « Il est des expressions dans cet article à l'aide desquelles on pourrait rendre des jugements très arbitraires. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Vous n'avez pas cru sans doute que mon dessein était de m'élever contre la totalité de l'article ; du moins on n'a pas dû le croire ». (Murmures.)

Ainsi, Pétion, dès les premiers mots, se dérobait à la bataille. Il se borna à demander que le mot formellement fût joint au mot provoqué. Le rapporteur y consentit, et, avec cette addition, Pétion vota la loi nouvelle. Le torrent de réaction bourgeoise emportait tout.

Robespierre, menacé, chercha un abri chez le menuisier Duplay, rue Saint-Honoré. Desmoulins se cacha. Danton, pour plusieurs semaines, passa en Angleterre. Il y eut un moment ce que M. Robinet appelle « une Terreur constitutionnelle », ce que M. Aulard appelle « une petite Terreur bourgeoise ».

 

LA RÉVISION DE LA CONSTITUTION

L'Assemblée, achevant dans un sens conservateur la révision de la Constitution, réprima, par une loi, les « calomnies » de la presse contre les fonctionnaires publics. Et elle remania, au profit des possédants, la loi du cens électoral. La loi d'éligibilité, qui exigeait quarante marcs d'argent d'impôt des députés, gênait la bourgeoisie ; elle écartait des fonctions publiques un certain nombre de bourgeois instruits et pauvres. Et elle n'offrait aux principes conservateurs qu'une médiocre garantie. Le Comité de Constitution demanda l'abolition du décret du marc d'argent ; toute condition de cens était supprimée pour l'éligibilité. Mais en même temps il élevait de beaucoup le cens électoral : les électeurs, c'est-à-dire ceux qui étaient choisis par les assemblées primaires pour désigner les députés, devaient, dans le nouveau projet, payer, non plus dix journées de travail d'impôt, mais quarante journées. Des députés de campagne, notamment Dauchy, remarquèrent qu'à ce taux il n'y aurait presque plus d'électeurs dans les campagnes. L'Assemblée modifia le système et elle décida enfin que pour faire partie de l'assemblée électorale, il faudrait « être propriétaire ou usufruitier d'un bien évalué sur les rôles de contribution à un revenu égal à la valeur locale de deux cents journées de travail dans les villes au-dessus de 6.000 âmes ; de cent cinquante journées de travail dans les villes au-dessous de 6.000 âmes et dans les campagnes ; ou encore être locataire d'une habitation évaluée sur les mêmes rôles à un revenu égal à la valeur soit de cent cinquante, soit de cent journées de travail, selon la population des villes ; ou, enfin, être métayer ou fermier de biens évalués à un revenu de quatre cents journées de travail ». C'était une restriction considérable du nombre de ceux qui pouvaient être choisis comme électeurs. Les assemblées primaires restaient composées de citoyens ne payant que trois journées de travail, mais elles ne pouvaient choisir les électeurs du second degré que dans une catégorie assez restreinte. L'Assemblée Constituante s'éloignait de la démocratie ; elle se rapprochait de la politique des classes moyennes.

Ce système électoral ne pouvait être appliqué aux élections de 1791, pour lesquelles les rôles étaient dressés déjà d'après les premières bases constitutionnelles déterminées en 1789 ; et de fait, il ne sera jamais appliqué. Mais il caractérise bien l'état d'esprit « bourgeois » qui se développait de plus en plus dans la Constituante. Barnave fut le théoricien des classes moyennes dans tout ce débat. Son grand discours du 11 août 1791 est vraiment le manifeste de la bourgeoisie censitaire, un premier essai du doctrinarisme à la Guizot. En ces journées de pensée féconde, presque toutes les conceptions qui devaient pendant un siècle soutenir la lutte des partis et des classes se faisaient jour. Aux manifestes démocratiques et républicains de Condorcet et des Cordeliers s'opposait la thèse bourgeoise et doctrinaire de Barnave. Il commence par formuler la théorie que reprendra plus tard Royer-Collard : « Le vote n'est pas un droit, c'est une fonction. »

« La qualité d'électeur, dit Barnave, n'est qu'une fonction publique à laquelle personne n'a droit et que la société dispense ainsi que le prescrit son intérêt... La fonction d'électeur (du second degré) n'est pas un droit ; c'est encore une fois pour tous que chacun l'exerce ; c'est pour tous que les citoyens actifs nomment les électeurs ; c'est pour la société entière qu'ils existent ; c'est à la société entière qu'il appartient de déterminer les conditions avec lesquelles on peut être électeur ; et ceux qui méconnaissent profondément la nature du gouvernement représentatif, comme ses avantages, viennent sans cesse nous mettre sous les yeux les gouvernements d'Athènes et de Sparte. Indépendamment de la différence de population, d'étendue, ont-ils donc oublié que la démocratie pure n'exista dans ces petites Républiques, qu'elle n'exista dans Rome, au déclin de sa liberté, que par une institution plus vicieuse que celle qu'on peut reprocher au gouvernement représentatif ? Ont-ils donc oublié que les Lacédémoniens n'avaient le droit de voter dans les assemblées publiques que parce que les Lacédémoniens avaient des ilotes, et que c'est en sacrifiant non pas les droits politiques, mais les droits individuels de la plus grande partie de la population du territoire, que les Lacédémoniens, les Romains eux-mêmes, avaient mis la démocratie pure à la place du gouvernement représentatif, encore inconnu dans cet âge du monde ?

« Je demande à ceux qui veulent mettre en comparaison ces gouvernements et le nôtre, s'ils veulent à ce prix acheter la liberté ? » (Applaudissements.)

Etrange thèse et puérile. Comme s'il était nécessaire de rétablir l'esclavage pour donner à tous les citoyens de la France nouvelle le droit de figurer parmi les électeurs du second degré !

Un ail exactement après ce discours de Barnave, le lendemain du 10 août 1792, la Législative, sous la poussée populaire, instituait le Suffrage universel à deux degrés. Il suffira d'un mouvement du peuple pour renverser les savants systèmes historiques de Barnave, comme il suffira en février 1848 d'un mouvement du peuple pour renverser les savants systèmes historiques de Guizot.

Barnave poursuit : « Les trois moyens de liberté, les trois gages — lumière, intérêt à la chose publique, indépendance de la fortune — que les assemblées électorales pensent donner à la Nation, et aux électeurs qui la composent, je ne les cherche pas dans la classe supérieure ; car c'est là sans doute qu'avec l'indépendance de fortune on trouverait trop facilement des motifs individuels, un intérêt particulier d'ambition séparé de l'intérêt public, et des moyens de corruption qui pour être différents de ceux du besoin, n'en sont souvent que plus alarmants pour la liberté.

« Mais s'il est vrai que ce n'est pas dans les classes supérieures que se trouvent le plus généralement les trois garanties, il est également vrai que ce n'est pas dans la classe des citoyens qui, obligés immédiatement et sans cesse, par la nullité absolue de leur fortune, de travailler pour leurs besoins, ne peuvent acquérir aucune des lumières nécessaires pour faire les choix, n'ont pas un intérêt assez puissant à la conservation de l'ordre social existant, étant enfin sans cesse aux prises avec le besoin et étant chaque jour, par l'absence d'un moment de travail, réduits aux dernières extrémités, offriraient par là même à la corruption de la richesse un moyen trop facile de s'emparer des élections. C'EST DONC DANS LA CLASSE MOYENNE qu'il faut chercher des électeurs, et je demande à tous ceux qui m'écoutent, si c'est une contribution de 10 journées de travail qui constitue cette classe moyenne, et qui peut assurer à la société un degré certain de sécurité. »

Barnave, découvrant toute sa pensée, déclaré qu'il ne redoute pas précisément les prolétaires. Ceux-ci étaient à ce moment trop faibles, trop peu conscients de leur intérêt de classe pour effrayer directement la bourgeoisie possédante.

Ce que Barnave redoute, ce sont, si l'on peut dire, les nouvelles couches bourgeoises, cette bourgeoisie pauvre, avide et ambitieuse qui, pour se créer un rôle, prolongera la Révolution, agitera les éléments populaires qui sans elle resteraient passifs.

C'est la haine contre Brissot et sa suite, c'est la peur des libellistes qui anime Barnave. Ecoutez-le, comme sa parole est âpre !

« Il se glisse cependant dans les assemblées électorales une espèce d'hommes qui n'ont pas les qualités que vos comités voudraient exiger, mais qui est bien loin d'appartenir à cette 'classe pure d'artisans et d'agriculteurs que je verrais avec autant de plaisir que tout autre dans les assemblées électorales. Parmi les électeurs qui sont choisis sans payer .30 ou 40 journées de travail, ce n'est pas l'ouvrier sans crédit, ce n'est pas le laboureur, ce n'est pas l'artisan honnête et incessamment adonné aux travaux que ces besoins nécessitent qui va exercer la fonction d'électeur, ce sont quelques hommes animés, poussés par l'intrigue, qui vont colportant dans les assemblées primaires la turbulence et le désir de changement dont ils sont intérieurement dévorés ; ce sont des hommes qui, par la même raison qu'ils n'ont rien et qu'ils ne savent pas trouver dans un travail honnête la subsistance qui leur manque, cherchent à créer un nouvel ordre de choses, qui puisse mettre l'intrigue à la place de la probité, un peu d'esprit à la place du bon sens, et l'intérêt particulier et toujours actif à la place de l'intérêt général et stable de la société. (Vifs applaudissements.)

« Si je voulais appuyer par des exemples la proposition que je viens d'énoncer, je n'irais certainement pas les chercher fort loin, je demanderais aux membres de cette Assemblée qui ont soutenu l'opinion contraire : Ceux des membres électoraux qui vous sont connus, qui sont tout près de nous, ceux qui ne payent pas 30 ou 40 journées de travail, sont-ils des ouvriers ? Non. Sont-ils des cultivateurs ? Non. Sont-ils des libellistes ? Sont-ils des journalistes ? Oui ! (Vifs applaudissements.)

« Dès que le gouvernement est déterminé, dès que par une Constitution établie, les droits de chacun sont réglés et garantis — c'est le moment auquel j'espère que nous allons toucher — alors il n'y a plus qu'un même intérêt pour les hommes qui vivent de leurs propriétés et pour ceux qui vivent d'un travail honnête : alors il n'y a plus dans la société que deux intérêts opposés, l'intérêt de ceux qui veulent conserver l'état de choses existant parce qu'ils voient le bien être avec la propriété, l'existence avec le travail, et l'intérêt de ceux qui veulent changer l'état de choses existant parce qu'il n'y a de ressources pour eux que dans une alternative de Révolution, parce qu'ils sont des êtres qui grossissent et grandissent pour ainsi dire dans les troubles comme les insectes dans la corruption ! » (Vifs applaudissements.)

Ces habiles et violentes paroles flattaient les passions conservatrices de la bourgeoisie révolutionnaire. Elles étaient couvertes d'acclamations, mais quel sophisme ! Est-ce parce que, en ce moment, les artisans, les ouvriers, les laboureurs, ne choisissaient point parmi eux les électeurs du second degré, qu'il fallait leur fermer à jamais l'accès des assemblées électorales ? Et que signifient ces dédains, ces outrages pour la bourgeoisie pauvre, ambitieuse à coup sûr, qui remuait des couches plus profondes de démocratie ? Barnave a-t-il donc oublié que trois ans plus tôt ce n'étaient pas les artisans, les laboureurs, qui rédigeaient eux-mêmes leurs Cahiers mais qu'ils empruntaient la plume et les passions mêmes de la petite bourgeoisie de campagne ?

Il y a dans cette colère de l'inquiétude. La bourgeoisie révolutionnaire modérée sait que, malgré tout, son œuvre est instable, que sa combinaison savante des pouvoirs est minée sourdement, d'un côté par le mauvais vouloir du roi, de l'autre par le mouvement démocratique, et elle témoigne une extrême nervosité.

Barnave donnait à ces sentiments de la majorité de la gauche une expression passionnée. Le 15 août, un député, Guillaume, ayant dit que la Constitution révisée présentait des lacunes, Barnave présenta avec véhémence la défense des Comités : « Une autre classe à la vérité, s'est montrée opposée à notre travail, mais quelle était cette classe ?

« Je la divise en deux espèces très distinctes, l'une est celle des hommes qui dans l'opinion intime de leur conscience donnent la préférence à un autre gouvernement, au gouvernement républicain, qu'ils déguisent plus ou moins dans leurs opinions, mais qui, lors même qu'ils l'abandonnent, reviennent toujours, dans le détail, aux principes de ce gouvernement-là et cherchent à enlever à notre Constitution monarchique tout ce qui pourrait éloigner des résultats qu'ils désirent.

« Je déclare que, quant à ceux-là je ne les attaque point ; quiconque a une pensée sincère, une opinion politique pure, comme pour la plupart je les en crois parfaitement capables, a le droit de l'énoncer. Chacun a sa façon de voir ; c'est l'opinion de la majorité qui fait la loi. Mais il s'est élevé une autre classe de personnes contre notre travail. ; et celle-là ce n'est pas à raison de ses opinions politiques qu'elle s'est montrée opposante, ce n'est pas parce qu'elle aime mieux la République que la monarchie, la démocratie que l'autocratie, c'est parce qu'elle ne veut aucune .espèce de gouvernement ; c'est parce que tout ce qui fixe la machine politique, tout ce qui est l'ordre public, tout ce qui rend à chacun ce qui lui appartient, tout ce qui met à sa place l'homme probe et l'homme honnête, l'homme improbe et le calomniateur, lui est odieux et contraire. » (On applaudit à plusieurs reprises dans la très grande majorité de la partie gauche.)

L'extrême gauche, encore affaiblie et ébranlée par la journée du 17 juillet, laissait passer l'orage. Robespierre se bornait à des interventions de détail. Mais peu à peu, aidé par Pétion, il raffermissait les Jacobins, retenait les sociétés affiliées, et il n'attendait qu'une occasion de frapper sur ses adversaires un grand coup en les accusant de faire le jeu de la Cour, en insinuant qu'ils avaient révisé la Constitution pour lui être agréables. Il éclata dans la séance du le' septembre.

Le vote des lois constitutionnelles était terminé. H s'agissait de soumettre l'ensemble de la Constitution à l'acceptation du roi. Plusieurs députés exprimaient l'espoir que le roi l'accepterait en effet. Robespierre s'écria avec sarcasme qu'il serait vraiment étrange que le roi n'agréât pas une Constitution où tant de remaniements avaient été faits pour lui plaire. « C'est bien le moins, ajouta-t-il, qu'on nous assure la possession des débris qui nous restent de nos premiers décrets. »

Et haussant le ton jusqu'à la menace révolutionnaire : « Si on peut attaquer encore notre Constitution après qu'elle a été arrêtée deux fois, que nous reste-t-il à faire ? reprendre ou nos fers ou nos armes. » Cette sorte d'appel à l'insurrection témoigne que Robespierre avait repris confiance en sa force et que la période « de terreur bourgeoise » ou, pour parler plus exactement, de terreur feuillantiste était passée.

L'Assemblée s'indigna comme si Robespierre appelait de nouveau le peuple au Champ-de-Mars, et pour une action plus décisive. Duport, le théoricien, ami de Barnave, s'emporta, dit-on, jusqu'à le menacer.

Ou du moins, Robespierre interpréta son geste comme un outrage. « Je vous prie, Monsieur le Président, de dire à M. Duport de ne pas m'insulter s'il veut rester auprès de moi. » Soutenu par l'extrême gauche, qui se réveillait de son silence effrayé et par les tribunes, Robespierre faisant allusion à 'une brochure récente de Duport, accable son adversaire d'insinuations terribles. « Je ne présume pas qu'il existe dans cette assemblée un homme assez lâche pour transiger avec la Cour sur un article de notre Code constitutionnel, assez perfide pour faire proposer par elle des changements nouveaux que la pudeur ne lui permettrait pas de proposer lui-même, assez ennemi de la patrie pour chercher à discréditer la Constitution parce qu'elle mettrait quelque borne à son ambition, ou à sa cupidité, assez imprudent pour avouer aux yeux de la Nation qu'il n'a cherché dans la Révolution qu'un moyen de s'agrandir et de s'élever ; car je ne veux pas regarder certain écrit et certain discours qui pourraient présenter ce sens que comme l'explosion passagère du dépit déjà expié par le repentir. »

Cette fois, c'est Duport et Barnave qui gardèrent le silence : Mirabeau ne serait point resté immobile et muet sous de tels outrages et de si dangereuses accusations. Barnave n'avait-il donc point un suffisant ressort ? ou bien était-il en effet comme interdit par ses relations secrètes avec la Cour ? Sentait-il lui-même le péril que si âprement Robespierre dénonçait ?

La Constitution fut portée au roi le 3 septembre par une députation de soixante membres ; le roi l'accepta le 13 et le lendemain 14, il vint une fois de plus jurer fidélité à la Nation et à la loi. Il y eut des fêtes dans Paris. Au même moment continuait la correspondance secrète de la famille royale avec Fersen et les Cours étrangères.

 

LA DÉCLARATION DE PILLNITZ

Celles-ci, effrayées par les événements de Varennes et commençant à redouter la propagande révolutionnaire, s'engageaient par de mystérieuses conventions sur le chemin de la guerre. Le 27 août, à Pillnitz, l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse signaient une déclaration fameuse qui est le premier acte officiel de la coalition contre-révolutionnaire : « Sa Majesté l'Empereur et Sa Majesté le roi de Prusse ayant entendu les désirs et les représentations de conséquence, elles ne refuseront pas d'employer, conjointement qu'elles regardent la situation où se trouve actuellement le roi de France comme un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Elles espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont le secours est réclamé et que, en conséquence, elles ne refuseront pas d'employer, conjointement avec leurs dites Majestés, les moyens les plus efficaces relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d'affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être de la Nation française. Alors et dans ce cas, leurs dites Majestés, l'empereur et le roi de Prusse, sont résolues d'agir promptement d'un mutuel accord, avec les forces nécessaires, pour obtenir le but proposé en commun.

« En attendant, elles donneront à leurs troupes le▪ s ordres convenables pour qu'elles soient en état de se mettre en activité.

« A Pillnitz, le 27 août 1791.

« Signé : LÉOPOLD, FRÉDÉRIC-GUILLAUME.

Ce n'était pas l'intervention immédiate. Visiblement, les souverains hésitaient puisqu'ils subordonnaient leur entrée en campagne à l'adhésion de plusieurs autres puissances. Mais quelque incertain encore que fût cet engagement des souverains, les princes chefs de l'émigration avaient fuite de la faire connaître au monde : et, avec une imprudence et une inconscience inouïes, le comte de Provence et le comte d'Artois écrivirent à Louis XVI une lettre publique qui pouvait soulever contre lui toute la France. « Sire, notre Seigneur et frère, lorsque l'Assemblée qui vous doit l'existence : à l'indignité de vous tenir captif au milieu de votre capitale, ajoute la perfidie de vouloir que vous dégradiez votre trône de vos propres mains, nous nous empressons d'apprendre à Votre Majesté que les puissances dont nous avons réclamé pour elle les secours sont déterminées à y employer toutes leurs forces... Dans votre malheur, Sire, vous avez la consolation de voir toutes les puissances coopérer à les faire cesser, et votre fermeté, dans le moment critique où vous êtes, aura pour appui l'Europe entière. Les intentions des souverains qui vous donneront des secours sont aussi droites que le zèle qui nous a fait les solliciter. Le but des puissances confédérées n'est que de soutenir la partie délirante et d'éteindre au sein du royaume le volcan du fanatisme dont les éruptions propagées menacent tous les empires... Tout Paris doit savoir que si une scélératesse fanatique ou soudoyée osait attenter à vos jours ou à ceux de la reine, des armées puissantes chassant devant elles une milice faible, viendraient aussitôt fondre sur la ville qui aurait attiré sur elle la vengeance de l'univers... Nous devons cependant vous annoncer que, si des motifs qu'il nous est impossible d'apercevoir forçaient votre main de souscrire une acceptation que votre cœur rejette, nous protesterions pour vous-même, Sire, en protestant pour vos peuples, pour la religion, pour les maximes fondamentales de la monarchie et pour tous les ordres de l'Etat. Nous obéirons, Sire, à vos véritables volontés en résistant à des défenses extorquées et nous serons sûrs de votre approbation en suivant les lois de l'honneur.

« Signé : LOUIS STANISLAS-XAVIER (Comte de Provence).

« CHARLES-PHILIPPE (Comte d'Artois).

« Au château de Schœnbornlust, près Coblentz,

le 10 septembre 1791 ».

C'est une lettre insensée. On ne pouvait jouer plus témérairement avec la vie du roi, que ces menaces furibondes pouvaient mettre en péril. Et, pour le roi même, la lettre était offensante. Les princes lui reprochaient en somme, comme une lâcheté, l'acceptation éventuelle de la Constitution : ils déclaraient n'en pas apercevoir les motifs. Et ils jetaient sur cette acceptation qui, même hypocrite, ne pouvait servir le roi qu'à condition de paraître sincère, un soupçon public de fraude. Bouillé, après Varennes, avait déjà écrit à l'Assemblée une lettre délirante et sans dignité, où il appelait les Français brigands et anthropophages et les menaçait de la destruction par les armes de l'étranger.

Qu'allait dire. Paris cette fois de cette nouvelle menace, lancée par les frères mêmes du roi ? Louis XVI fut pris d'épouvante, et il essaya de détourner le coup en adressant au baron de Breteuil une lettre publique : « Je suis informé, Monsieur le baron de Breteuil, que mon très cher frère, Monsieur, comte de Provence, trompé sur ma véritable situation et me croyant dans les chaînes, a cru devoir établir une autorité centrale destinée à régir mon empire, comme si le trône était vacant ou en minorité. Les choses, avec la permission de Dieu, ne sont point ainsi ; à quelques orages près, je jouis de la liberté nécessaire à un prince, et moi seul dois donner des ordres dans mon Etat. Vous voudrez donc bien, Monsieur le baron de Breteuil, dès la réception de la présente, vous transporter à Vienne, auprès de notre puissant et cher frère l'Empereur, pour lui communiquer nos intentions. Vous agirez de même auprès de toutes les têtes couronnées pour les supplier de ma part en mon nom de n'admettre ni reconnaître la susdite régence. Les actes de cette autorité contradictoire n'aboutiraient qu'à irriter davantage mon peuple et le porteraient infailliblement aux derniers excès contre moi. »

C'est le cri de la peur : mais la peur, du moins depuis Varennes, avait-elle assagi Louis XVI ? L'avait-elle décidé enfin à accepter sans arrière-pensée de résistance et de trahison la Constitution à laquelle il allait jurer fidélité ? Il continue au contraire ses négociations obscures et son double jeu : toujours redoutant les imprudences des émigrés et des princes, mais toujours sollicitant le secours de l'étranger.

Dès le 27 juin, peu de jours après Varennes, Fersen écrit de Bruxelles à Marie-Antoinette une lettre chiffrée : « Le malheur qui vient d'arriver doit changer entièrement la marche des affaires, et si l'on persiste dans la résolution où l'on était, de faire agir pour soi, ne le pouvant plus soi-même, il est nécessaire de recommencer les négociations et de donner à cet effet un plein pouvoir. Il faut que la masse des puissances qui agira soit assez forte pour en imposer et préserver ainsi des jours précieux. Voici les questions auxquelles on doit répondre :

« 1° Veut-on qu'on agisse malgré toutes les défenses qu'on serait dans le cas de recevoir ?

« 2° Veut-on donner les pleins pouvoirs à Monsieur ou au comte d'Artois ?

« 3° Veut-on qu'il emploie sous lui le baron de Breteuil ou confie-t-on à M. de Calonne, ou veut-on lui en laisser le choix ? »

Et Fersen adresse au roi une « forme des pleins pouvoirs », qui aurait été l'abdication de Louis XVI aux mains de ses frères.

« Etant détenu prisonnier dans Paris, et ne pouvant plus donner des ordres nécessaires pour rétablir l'ordre dans mon royaume, pour rendre à mes sujets le bonheur et la tranquillité, et recouvrer mon autorité légitime, je charge Monsieur et, à son défaut, le comte d'Artois, de veiller pour moi à mes intérêts et à ceux de ma couronne, donnant à cet effet des pouvoirs illimités ; j'engage ma parole royale de tenir religieusement et sans restriction tous les engagements qui seront stipulés avec lesdites puissances : et je m'engage à ratifier dès que je serai en liberté tous les traités, conventions ou autres pactes qu'il pourrait contracter avec les différentes puissances qui voudront bien prendre ma défense ; de même, toutes les commissions, brevets ou emplois que Monsieur aurait cru nécessaire de donner, ce à quoi je m'engage, foi de roi. Fait à Paris, ce vingt juin mil sept cent quatre-vingt-onze. »

« Ce plein pouvoir sera écrit en encre blanche et remis le plus tôt possible à la personne qui remettra cette lettre. »

C'était l'aliénation de la monarchie et de la France elle-même au profit des princes. Louis XVI ne se résigna point à aller jusque-là : et il adressa à ses frères, le 7 juillet, une lettre de confiance, non pas un blanc-seing absolu : « Je m'en rapporte absolument à la tendresse de mes frères pour moi, à leur amour et à leur attachement pour leur patrie, à l'amitié des princes souverains mes parents et alliés, et à l'honneur et à la générosité des autres souverains pour convenir ensemble de la manière et des moyens à employer dans les négociations dont le but doit tendre au rétablissement de l'ordre et de la tranquillité dans le royaume ; mais je pense que tout emploi de forces... (des mots manquent) ; que, placé en arrière des négociations, je donne tout pouvoir à mes frères de traiter dans ce sens-là avec qui ils voudront et de choisir les personnes à employer dans ces moyens politiques. »

Quelles ambiguïtés ! quelles incertitudes ! quels appels de trahison réfrénés par la peur ! Et comme il eût été plus simple et plus sage, aussi bien que plus honnête, d'accepter loyalement l’œuvre constitutionnelle de la France ! La reine, commentant cette lettre du roi, écrit à Fersen à la même date du 8 juillet, pourquoi on ne peut donner les pleins pouvoirs absolus : « Le roi pense que la prison resserrée où il est retenu et l'état de dégradation totale où l'Assemblée nationale a porté la royauté, en ne lui laissant plus exercer aucun acte quelconque, est assez connu des puissances étrangères pour qu'il soit besoin de l'expliquer ici.

« Le roi pense que c'est par la voie des négociations seules que leur secours pourrait être utile à lui et à son royaume ; que la démonstration des forces ne doit être que secondaire et si l'on se refusait ici à toute voie de négociation.

« Le roi pense que la force ouverte, même après une première déclaration, serait d'un danger incalculable, non seulement pour lui et sa famille, mais même pour tous les Français qui dans l'intérieur du royaume ne pensent pas dans le sens de la Révolution. Il n'y a pas de doute qu'une force étrangère ne parvienne à entrer en France, mais le peuple armé comme il est, en fuyant les frontières et les troupes du dehors, se servirait dans l'instant de leurs armes contre ceux de leurs concitoyens que depuis deux ans on ne cesse de leur faire regarder comme leurs ennemis.

« Le roi pense qu'un plein pouvoir illimité tel qu'il est composé, même en le datant du 20 de juin, serait dangereux pour lui, dans l'état où il se trouve. 11 est impossible qu'il ne fût pas communiqué, et tous les cabinets ne sont pas également secrets.

« On annonce que d'ici à quinze jours les articles regardés comme constitutionnels seront présentés au roi, qu'alors on le mettra en liberté, le laissant maître d'aller où il voudra, pour qu'il se décide à les accepter, oui ou non, mais en gardant son fils, ce qui rendrait la liberté illusoire. On doit regarder tout ce qui est fait depuis deux ans comme nul, quant à la volonté du roi, mais impossible à changer, tant que la grande majorité de la Nation sera pour les nouveautés. C'est à faire changer cet esprit qu'il faut tourner toute notre application.

« Résumé : Il désire que la captivité du roi soit bien constatée et bien connue des puissances étrangères ; il désire que la bonne volonté de ses parents, amis et alliés et des autres souverains, qui voudraient y concourir, se manifestât par une manière de Congrès où on employât la voie des négociations, bien entendu qu'il y eût une force imposante pour les soutenir ; mais toujours assez en arrière pour ne pas provoquer au crime et au massacre.

« Le roi ne croit pas devoir ni pouvoir donner un plein pouvoir illimité, mais il envoie ce papier écrit en blanc pour être remis à son frère. »

Ainsi la force des manifestations révolutionnaires après Varennes fait hésiter le roi et la reine : ils n'osent plus appeler le secours des armes étrangères de peur d'être massacrés par le peuple. Mais ils ne se résignent pas à la Constitution : ils font constater officiellement leuç captivité pour pouvoir désavouer ensuite devant le monde le serment prêté à la loi nouvelle.

Ils désirent que les puissances étrangères pèsent sur la France, mais par une intervention prudente et en dissimulant leurs armées derrière un rideau de Congrès et de diplomatie. Mais ils se placent par là dans une situation tout à fait fausse.

En se déclarant prisonniers ils autorisent les princes à dépasser leurs instructions, et la fougue de ceux-ci, leur zèle immodéré ou égoïste les compromettent à tout instant. A vrai dire, même après Pillnitz, les étrangers attendent encore et se réservent. Seul le roi de Suède, ayant recueilli Bouillé à sa Cour, médite des entreprises aventureuses contre la France : il rêve de réunir une flotte dans la Manche, et de débarquer des troupes en Normandie. Mais nul en Europe ne le prend au sérieux ; il avait demandé, pour ses projets de rassemblement naval, la bienveillance de l'Angleterre : le roi Georges II, conseillé par ses ministres, se refusa par une lettre catégorique à toute démarche compromettante.

Il écrit, le 13 août 1791, au roi de Suède : « Ma conduite par rapport aux troubles qui ont tant agité le royaume de France a été dirigée par les principes d'une neutralité exacte et parfaite, et jamais, dans aucune des occasions qui se sont élevées, je ne me suis départi de ce système.

« Je suis bien éloigné de vouloir m'immiscer dans les affaires intérieures de ce royaume, afin de profiter de ce moment de crise, ou pour en retirer les avantagés que les circonstances pourraient m'offrir. Par une suite des mêmes principes, je suis dans l'intention de ne prendre aucune part aux mesures que les autres puissances de l'Europe pourront se trouver dans le cas d'adopter à ce sujet, ni en les secondant, ni en m'y opposant.

« Les vœux que je forme à cet égard tendent uniquement au bonheur de LL. MM. Très-Chrétiennes et de leurs sujets, et à l'établissement de la tranquillité et de l'ordre public dans ce royaume si voisin de mes Etats et avec lequel mes sujets ont des relations d'amitié et de commerce. Je verrai avec plaisir tout événement qui pourra contribuer à des objets si intéressants ; et si le nouvel ordre de choses paraissait présenter des conséquences qui pourraient influer sur les intérêts de mes sujets, je n'aurais aucune difficulté de m'expliquer ultérieurement là-dessus de la manière la plus franche avec les différentes puissances de l'Europe avec lesquelles j'ai le bonheur de vivre en paix et en bonne intelligence. »

Gustave III avait beau tourner et retourner cette lettre. C'était un refus catégorique. Et l'Angleterre, bien décidément, ne voulait pas à cette date se mêler des choses de France. D'ailleurs Fersen constatait l'irrésolution, les lenteurs de l'empereur Léopold lui-même. Et le 10 octobre, il écrit à la reine : « Je vous plains d'avoir été forcés de sanctionner, mais je sens votre position : elle est affreuse, et il n'y avait pas d'autre parti... L'Empereur est le moins voulant ; il est faible et indiscret ; il promet tout, mais son ministère, qui craint de se compromettre et voudrait éviter de s'en mêler, le retient sur tout. »

Ainsi, dans cette période qui suit Varennes, tout est inconstant, incohérent et vague dans les conseils de l'Europe comme dans les conseils du roi. Dans la Révolution même il y a malaise et incertitude. Elle sent très bien que la volonté du roi reste une inconnue redoutable : et elle essaie en vain de se persuader que tout conflit avec la royauté est clos. Mais enfin aucun péril immédiat et précis ne menace l'œuvre révolutionnaire, et elle se dresse, édifice résistant et superbe, sous les grises et changeantes nuées. Sera-ce bientôt l'orage et la foudre ? Ou bien l'éternelle sérénité ?

 

L'ŒUVRE DE LA CONSTITUANTE

Au moment où la Constituante se séparait, elle put, au plus profond de sa conscience, se rendre ce témoignage qu'elle avait fait un effort immense et que cet effort n'était pas vain. Les ordres étaient abolis, et l'Assemblée prochaine ne compterait plus que des représentants de la Nation. Le système féodal était blessé à mort. L'arbitraire royal était aboli, et la loi, œuvre de la Nation, expression de sa volonté, pouvait se transformer avec cette volonté même, se prêter aux nécessités toujours nouvelles des sociétés vivantes. Le conflit social entre la bourgeoisie et le prolétariat s'ébauchait, le conflit politique entre l'oligarchie bourgeoise et là démocratie était déjà aigu, mais toujours, entre bourgeois et prolétaires, l'union se refaisait aux grands jours de crise, quand la Révolution et la Nation paraissaient menacées.

Dans les derniers mois de la Constituante, la tendance bourgeoise s'était affirmée avec une force particulière, et Barnave, dans son Examen critique de la Constitution, en a justement souligné les éléments conservateurs. « J'ai fait les plus grands efforts lors de la révision pour faire augmenter le taux de contribution exigé de la part des électeurs, ainsi je ne dois pas être suspect en disant que le reproche d'avoir donné trop peu d'influence à la propriété a été extrêmement exagéré.

« Sur ce point comme sur beaucoup d'autres on a 'absolument confondu les effets de l'état révolutionnaire avec ceux de la Constitution. Les riches propriétaires étant, pour la plupart, émigrés, ont prononcé contre le nouveau régime ; et ceux mêmes qui étaient demeurés paisibles, étant devenus suspects au milieu de la fermentation générale, un très petit nombre ont été élus aux places et on en a conclu que la Constitution les en excluait, ou, du moins, ne les y appelait pas assez.

« Cependant une observation plus attentive prouve que dans le petit nombre de citoyens riches et même d'anciens nobles qui ont adopté le nouvel ordre de choses assez clairement pour écarter les soupçons, la plupart ont été élus aux premières places, et l'ont emporté à cet égard sur beaucoup d'autres citoyens qui, avec beaucoup plus de capacités n'avaient pas les mêmes avantages de fortune.

« D'ailleurs le deuxième degré d'électeurs, avec quelques inconvénients, a pleinement réparé le peu que la loi exigeait de propriété dans les électeurs. 2° A l'exception de deux ou trois départements, où la fermentation révolutionnaire a été excessive, et où des villes anarchiques ont donné la loi à la masse du département, les corps électoraux constitués avant le 10 août, quoiqu'ils eussent été composés au milieu .des troubles, des soupçons, des haines que la Révolution a enfantés, ont été formés de la partie la plus saine et la plus recommandable de la société : la presque totalité de leurs membres avaient plus de propriété non seulement que la loi n'en exigeait pour conférer les droits électoraux, mais qu'aucune loi raisonnable ne pourrait en exiger.

« Chacun d'eux joignait à la garantie résultant de sa fortune celle de la considération publique que le choix des assemblées primaires suppose. Dans les campagnes surtout, à l'exception de quelques personnes fortement prononcées contre la Révolution, les principaux citoyens ont été choisis pour électeurs. »

Cette vue générale de Barnave confirme ce que nous a montré déjà l'analyse sociale de quelques municipalités : c'est que la moyenne et la grande bourgeoisie avaient en 1791 la direction du mouvement révolutionnaire. Et même quand le peuple renversait la vieille bourgeoisie privilégiée d'ancien régime, c'est à de nouvelles forces bourgeoises qu'il faisait appel. Ainsi Vadier déclare, dans son rapport sur les troubles de Pamiers en 1790 : « La Révolution ne pouvait donc s'opérer à Pamiers que par la sainte insurrection d'un peuple opprimé. Les choses demeurèrent dans cet état précaire jusques au décret sur l'organisation des municipalités. C'est alors seulement que le peuple se mit à son aise, et qu'il usa de l'intégrité de ses droits. Au lieu de nommer ses sangsues ordinaires, ces vampires et ces frelons rapaces qui dévoraient depuis longtemps sa substance ; au lieu d'élire ceux qu'on appelait si improprement chapeaux noirs et gens comme il faut, il prit ses municipaux dans son propre sein et dans tous les états ; il jeta les yeux sur ceux qui avaient montré le plus d'ardeur pour la Révolution et qui avaient suivi les bannières de la liberté. »

Mais ce n'étaient pas à proprement parler des prolétaires. Vadier lui-même possédait environ trois cent mille livres de biens fonciers, et l'aristocratie exaspérée essaya de prendre la revanche contre les bourgeois de la Révolution en prêchant à Pamiers, dès 1790, une sorte de loi agraire. La prédominance politique et sociale de la bourgeoisie à cette date est donc incontestable.

Mais la Constitution n'était pas rigide : elle pouvait s'assouplir dans le sens de la démocratie. La vie municipale surtout créait quelques foyers populaires ardents, dont le rayonnement pouvait pénétrer peu à peu toute la Nation. Les sections de Paris travaillaient à élargir le droit de suffrage, à l'étendre à tous au moment même où la Constituante s'appliquait à le restreindre.

En juin 1791, quand Paris procéda, dans ses assemblées primaires, au choix des électeurs qui devaient nommer les députés, un mouvement très vif se produisit en plusieurs points pour le suffrage universel. Le 8 juin, la section de Sainte-Geneviève prit un arrêté portant qu'il serait nommé deux commissaires chargés de se réunir à ceux des autres sections pour rédiger, en se servant du discours de Robespierre, une pétition contre les distinctions de classes. (Voir Mellié : Les Sections de Paris.) La section des Gobelins fit une pétition dans le même sens.

La section du Louvre, le 25 juillet 1792, rédigera une adresse sur la « nécessité de donner le droit de citoyen actif à tous les citoyens qui paient même la plus légère contribution, attendu leurs justes murmures de n'être comptés pour rien dans l'Empire, tandis qu'ils servent la patrie par leurs bras, par leurs femmes et leurs enfants ; mais de priver de cet avantage tous citoyens connus pour être de mauvaise conduite, accapareurs, agioteurs, de les laisser juger par leurs pairs dans les assemblées mêmes et exclure d'icelles ». Ainsi, dans les sections ardentes, c'étaient les « accapareurs », c'est-à-dire évidemment des bourgeois, qui devenaient les citoyens passifs. Marat dressait et publiait, quartier par quartier, la liste des mauvais patriotes qui devaient être écartés des assemblées.

La section du Théâtre Français ne se bornait pas à pétitionner pour le suffrage universel. Elle l'instituait elle-même, dans ses limites, par un acte révolutionnaire. Déjà le 23 juin, elle avait décidé d'ouvrir les assemblées primaires à tous les citoyens âgés de vingt-cinq ans et domiciliés, et elle avait effacé du serment le mot actif. Elle renouvela solennellement cet arrêté le 27 juillet, et elle abolit dans son sein la distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs. A coup sûr, ces décisions révolutionnaires se heurtaient à la loi générale, à la Constitution, et elles ne tardaient pas à être réprimées. Mais je veux marquer la force des poussées démocratiques qui se produisaient et qui, dans une longue période de liberté et de paix, auraient sans doute neutralisé les tendances censitaires de la bourgeoisie. La Constitution, en même temps qu'elle assurait la prédominance bourgeoise, laissait aux forces populaires un assez libre jeu pour que l'avènement graduel de l'entière démocratie ne fût pas chimérique. Des germes de vie populaire abondaient dans la Constitution, malgré son caractère bourgeois, et cette complexité ajoutait singulièrement à sa puissance.

De plus, la vaste opération de finances entreprise par l'Assemblée avait réussi à merveille. Non seulement la vente des biens nationaux avait été rapide ; mais elle s'était faite à de hauts prix. Partout les adjudications avaient sensiblement dépassé les prix d'estimation. Dans sa substantielle et pénétrante étude sur la formation du département du Calvados, M. Le Brethon a donné le tableau des ventes avant le 1er août 1791. On y voit qu'à Caen les estimations avaient été de 6.114.230 livres ; les adjudications s'élevèrent à 8.227.429 livres, un quart en plus. A Bayeux, les estimations avaient été de 2.700.999 livres ; les adjudications s'étaient élevées à 4.945.011 livres. A Lisieux : estimations, 1.869.168 livres ; adjudications 3.001.828 livres. A Falaise : estimations, 1.032.731 livres ; adjudications, 1.668.923 livres. A Vire : estimations, 865.928 livres ; adjudications, 1.389.735 livres. A Pont-l'Evêque : estimations, 1.703.382 livres ; adjudications, 2.538.991 livres. — Au total, les estimations avaient été, pour les ventes effectuées jusqu'au 1" août 1791, de 15.358.450 livres ; les adjudications avaient été de 21.771.128 livres : un quart en sus, et même un peu plus. C'était pour la Révolution un véritable triomphe. L'élan continua, et, six mois plus tard, d'après le relevé des ventes du premier trimestre de 1792, M. Le Brethon dresse ce tableau : -

District de Caen.

Estimation

Adjudication

En décembre 1791

657.950 l.

982.782 l.

En janvier 1792

730.115 l.

1.013.182 l.

En février 1792

337.451 l.

515.078 l.

En mars 1792

435.038 l.

644.568 l.

Ainsi, non seulement la Révolution recueillait d'abondantes ressources et pouvait attendre sans crise que le fonctionnement régulier du nouveau système d'impôts assurât son budget, mais ces ventes attestaient une foi absolue de la Nation en la Révolution même. Devant ces résultats, la Constituante était fière de son œuvre, et, malgré la lassitude de travaux immenses, malgré l'âpreté croissante des divisions entre révolutionnaires, elle avait confiance dans le jugement de la postérité. Elle était fière surtout d'avoir pu accomplir cette révolution immense dans un calme presque complet, que même le grand drame de la fuite du roi n'avait pu troubler. Calme si profond, que l'activité économique du pays s'était développée à un degré inconnu jusque-là

La Nation entière tressaillit d'une émotion presque sacrée lorsque Thouret, au nom du Comité de Constitution, termina la lecture de la Constitution par ces belles paroles, acclamées de l'Assemblée : « L'Assemblée nationale constituante remet le dépôt de la Constitution à la fidélité du Corps législatif, du roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français. »

La Constituante peut se séparer : la liberté sainte est vraiment au cœur de la Nation.

Mais moi, au moment où nous quittons la grande Assemblée, j'éprouve un trouble et presque un remords. Je me demande si j'ai assez marqué la force de pensée qui était en elle, l'action du grand esprit du XVIIIe siècle. Pour ne point forcer démesurément le cadre du récit, je n'ai pas commencé par exposer l'œuvre de Voltaire, de Montesquieu, de Jean-Jacques, de Diderot, de Buffon ; j'ai analysé surtout les causes économiques trop peu connues de la Révolution, la croissance des intérêts bourgeois. Je n'ai point rappelé avec une ampleur suffisante tout l'immense travail de pensée du XVIIIe siècle, et ainsi je n'ai pas donné assez fortement l'impression qu'en tous les révolutionnaires cette pensée était présente et vivante. Pour bien comprendre ces hommes .il aurait fallu, avant d'entrer avec eux dans l'orage des événements, vivre longuement avec eux dans la grande paix ardente de l'étude, dans les horizons silencieux et enflammés que leur ouvrait Jean-Jacques, dans les horizons infinis que leur ouvrait Buffon. Presque aucun des grands écrivains, des grands philosophes du siècle n'est mêlé, de sa personne, à la Révolution. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Buffon, Rousseau sont morts depuis des années. Condorcet, le correspondant de Voltaire et de Turgot, le vaste et libre esprit, n'a pas encore la haute gloire que lui donneront son Essai sur le progrès et sa mort. L'abbé Raynal, vieilli, fatigué, est le seul survivant des générations héroïques de la pensée, et morose, troublé par les désordres inévitables qui se mêlent à tout changement, il écrit à la Constituante une lettre de blâme écoutée dans un silence respectueux et irrité.

Mais si les grands penseurs du siècle ont disparu avant l'heure où leur pensée même va déterminer les événements, leur esprit est présent à tous les Constituants. Mirabeau portait dans son puissant cerveau toute l'œuvre du siècle. Robespierre, aux heures de lutte triste et de lassitude, relisait Jean-Jacques pour se réconforter. Barnave, malgré le tourbillon d'intrigue et de vanité où il se laissa emporter presque aussitôt, faisait retour parfois vers ses longues lectures méditatives de la première jeunesse, vers cette allée du jardin paternel où il lisait Werther pendant que le vent d'automne roulait des feuilles flétries.

La plupart des Constituants étaient arrivés à Versailles avec une sorte d'inexpérience touchante de la vie « pratique » ; beaucoup ne connaissaient pas Paris, et c'est surtout pour s'assister les uns les autres, pour ne pas se perdre de vue dans la grande tourmente, qu'ils fondèrent les premiers clubs, notamment à Versailles, le club breton. Mais presque tous, dans la demi-solitude de leur province, ils avaient lentement accumulé les idées, les émotions, les rêves. C'est avec un accent admirable que Salle, dans une des premières séances de la Constituante, raconte ses longues angoisses : il ne pouvait se promener dans la campagne de France, sans se demander si ces paysans, ces laboureurs sauraient se réveiller enfin de leur torpeur séculaire et comprendre la liberté. Et une vision puissante de démocratie rurale, où les couleurs de Plutarque se fondaient avec les idées de Rousseau, obsédait son esprit. C'est cette force secrète de pensée et de rêve qui soutint toujours la Constituante et qui lui donna, de s les premières heures, une puissance grave, une autorité clairvoyante.

Cette Assemblée, toute neuve aux choses de la politique, sut, à peine réunie, déjouer toutes lei manœuvres de la Cour. Pourquoi ? Parce qu'elle portait en elle quelques idées abstraites et grandes, fortement et longuement méditées, qui lui étaient une lumière. L'idée du droit de la Nation, de la loi consentie par la volonté générale, l'idée du Droit de l'Homme supérieur aux prétentions des castes étaient entrées si avant dans les esprits qu'elles leur donnaient, si je puis dire, la sûreté de l'instinct, et que ces novices de l'action trouvaient soudain, dans leur foi profonde, des ressources merveilleuses d'habileté. Et aussi des ressources de courage. Nous ne nous représentons pas assez ce qu'il y eut d'héroïsme tranquille dans le serment du Jeu de Paume, et dans tant d'autres journées. Malgré nous, nous voyons les hommes de la Révolution dans la majesté de leur œuvre, et il nous semble, par une illusion étrange, que dès les premiers jours, cette majesté les enveloppait et les protégeait ; mais, le 20 juin 1789, les hommes des Communes n'étaient encore que les pauvres représentants contestés et bafoués du Tiers Etat. Ce n'était pas leur puissance d'action, naissante à peine et incertaine encore, c'était la puissance sublime de l'esprit du siècle incorporé à chacun d'eux qui leur donnait cette audace tranquille en face de la Cour menaçante et des privilégiés insultants.

La pensée des Constituants était plus complexe et plus vaste que leur œuvre, car Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, avaient mis en eux des tendances multiples dont quelques-unes seulement purent être réalisées ; parmi tous les germes semés en ces esprits quelques-uns seulement se développèrent d'abord, d'autres, plus profondément enfouis, attendaient une heure plus favorable et une saison plus ardente pour éclore et percer. Que de conflits secrets et douloureux durent se produire dans les consciences ! Quand on discutait la Déclaration des Droits de l'Homme, fallait-il se livrer tout entier à la logique du droit humain et aller jusqu'à la démocratie républicaine, ou fallait-il transiger avec la royauté, avec les nécessités historiques ? C'est à un compromis entre l'idée et le fait que la Constituante se fixa un moment ; mais qui ne sentait en elle que cet équilibre était instable ?

Plus tard, après Varennes, les esprits, qui se croyaient comme assurés dans une Constitution moyenne, semi-monarchique, semi-populaire, durent entrevoir, comme en un éclair, la possibilité, la nécessité même d'un ordre nouveau, tout démocratique et républicain. Et sans doute Montesquieu et Jean-Jacques se heurtaient dans les intelligences. C'est la solution moyenne et transactionnelle qui l'emporta encore une fois, mais la logique inquiète de l'idée réclamait sourdement dans les esprits, et la Constituante, à l'heure même où elle organisait, selon des lois tempérées et un équilibre complexe, le monde nouveau, pressentait confusément la naissance d'un ordre plus systématique, plus passionné, où la volonté du peuple serait portée à son expression suprême. Les luttes tragiques de la Révolution et de l'Europe feront jaillir ce système de démocratie ; mais il était déjà tout au fond de la pensée des Constituants, et il ne faut pas oublier que beaucoup des hommes de la Constituante n'eurent pas besoin de se transformer pour aller à la Convention, il leur suffit de laisser agir en eux la logique profonde de leurs idées premières, que tout d'abord le poids des traditions historiques avait à demi comprimées.

Dans la conscience de la Constituante, on pourrait démêler, en y regardant bien, à côté de la joie grave et forte d'avoir vraiment créé un monde nouveau, je ne sais quelle mélancolie d'avoir retranché beaucoup des hardiesses de l'idée, et déjà on pressent, en ces esprits modérés et sévères, le germe encore obscur d'une œuvre plus audacieuse. Sous la majesté mesurée et sereine de la première œuvre révolutionnaire, on démêle, pour emprunter une belle espressione de Mlle de Lespinasse, « l'âme de douleur et de feu » d'une Révolution nouvelle.

Ainsi apparaissent les limites de ce qu'on a appelé la méthode « marxiste » en histoire. La conception du matérialisme économique, qui explique les grands événements par les rapports' des classes, est un guide excellent à travers la complication et la confusion des faits ; mais elle n'épuise pas la réalité de l'histoire.

D'abord, il est à peine besoin de dire qu'elle ne nous donne pas la clef des diversités individuelles. Pourquoi, par exemple, Robespierre fut-il le théoricien fanatique de la démocratie, tandis que Barnave était le théoricien brillant de la bourgeoisie ? Pourquoi Robespierre avait-il une sorte d'adoration pour Jean-Jacques et pourquoi Barnave écrivait-il de lui qu'il avait rendu fous bien des hommes qui, sans lui, n'auraient été que des sots ? Et ce n'est pas seulement l'action, la pensée des hommes éclatants qui ne peut s'expliquer tout entière, à un moment donné de l'histoire, par le seul jeu ou par le seul reflet des intérêts de classe ; il n'y a pas dans l'immense multitude humaine en fermentation, un seul individu dont tout l'être moral, toute l'action puissent ainsi être déterminés par l'influence exclusive des rapports économiques.

Il n'y a pas d'individu humain qui cesse tout entier d'être un homme pour devenir uniquement un individu de classe, et ainsi en d'innombrables consciences, en d'innombrables centres d'énergie, un fond à peu près indéfinissable d'humanité, de traditions lointaines et d'aspirations confuses, se mêle à l'action déterminée des intérêts immédiats. Mais il y a mieux, et les classes elles-mêmes, comme telles, n'ont pas exclusivement une conscience de classe. De même que sous des températures différentes, les mêmes éléments chimiques réalisent des combinaisons très variées, ainsi il y a une température morale, une température humaine qui, des mêmes éléments économiques, forme des combinaisons historiques très diverses. Pourquoi, par exemple, la bourgeoisie révolutionnaire, tout en prenant des précautions contre les citoyens les plus pauvres, a-t-elle admis quatre millions d'électeurs, tandis que sous Louis-Philippe, la bourgeoisie n'en admettra que deux cent mille ? Je sais bien que l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat apparaissait moins en 1790 qu'en 1830, et qu'ainsi l'instinct de classe de, la bourgeoisie était d'abord moins défiant et moins resserré. Mais, qui pourrait contester l'action toute présente, toute vive, de la philosophie du XVIIIe siècle qui, en dissolvant par l'analyse toutes les institutions factices, n'avait laissé subsister que « la nature », c'est-à-dire, dans les sociétés humaines, l'humanité ? La raison du siècle était imprégnée de droit humain, et nul ne peut dissocier, dans l'œuvre révolutionnaire, cette grande influence des premiers calculs de l'esprit de classe.

Par Vauban, Racine et Fénelon, qui lui avaient transmis je ne sais quelles tendresses chrétiennes tournées au salut social, par la sensibilité irritée de Voltaire et la sensibilité ardente de Rousseau, le XVIIIe siècle s'était formé une âme d'humanité infiniment riche, et il n'y a pas un seul événement de la Révolution où cette âme ne palpite. L'ardente éducation donnée aux esprits par Rousseau, bientôt le drame même de la Révolution portèrent si haut la température des esprits que des combinaisons de démocratie et d'humanité se réalisèrent, que la seule évolution des rapports économiques n'aurait suscitées peut-être qu'un siècle plus tard. Les survivants de la Révolution s'étonnaient eux-mêmes, après bien des années, que de leur cœur, où il ne restait plus que de la cendre, tant de lave enflammée eût jailli. Ce feu intérieur de la Révolution a bouleversé plus d'une fois les rapports économiques des classes, comme le feu intérieur de la terre, quand il éclate, bouleverse et mélange les terrains superposés.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 

 



[1] Ce n'est que par la loi du 20 septembre 1792 que l'état civil fut remis aux autorités civiles. La Constituante n'a pas « tranché le différend ». — A. M.

[2] Robespierre avait en vue, en parlant de Cromwell, l'ambition de La Fayette, que certains membres du club de 89. Condorcet, le duc du Châtelet, Dupont de Nemours, Rœderer, Brissot, La Rochefoucauld avaient songé un moment à porter à la présidence de la République. — A. M.

[3] Danton ne faisait que reprendre les articles constitutionnels qui avalent organise la Régence, dans le cas où, aucun membre de la famille royale ne jurerait la Constitution. — A. M.

[4] Cette pétition, rédigée par Danton et Brissot, demandait le remplacement de Louis XVI « par les moyens constitutionnels », autrement dit l'avènement du duc d'Orléans. Voir A. MATHIEZ, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes. — A. M.

[5] Ils avaient décidé de maintenir leur pétition orléaniste. — A. M.

[6] C'est ce qu'avait demandé Robespierre à la Constituante. — A. M.