LES NÉGOCIATIONS DU ROI AVEC L'EMPEREUR Les
agents du roi au dehors essayèrent de tirer parti des événements du 18 avril
pour émouvoir les souverains de l'Europe, pour les effrayer sur leur propre
danger et pour brusquer leur intervention. Le baron de Breteuil fait remettre
à l'empereur Léopold, alors à Florence, un mémoire très pressant, le 3 mai :
« Les nouveaux attentats auxquels les factieux viennent de se porter, en
empêchant le roi de sortir des Tuileries, ne peuvent qu'ajouter au désir
qu'ont Leurs Majestés de se tirer de captivité. L'indignation publique en
facilitera les moyens, et l'Europe sera forcée d'applaudir aux efforts de
l'empereur pour sauver les jours de la reine. « Les
ennemis de toute royauté n'entassent crime sur crime que parce qu'ils croient
à leur impunité ; leurs attentats ont marché avec progression ; et bien
certainement Leurs Majestés sont plus en danger ici si l'on n'agit pas que si
l'intention de les secourir se manifeste. «
L'empereur, comme le plus autorisé à punir les insultes faites à la fille des
Césars (Marie-Antoinette,
qui était une Habsbourg) est le seul souverain qui doive
et qui puisse donner l'impulsion à tous les autres. Les troupes de Sa
Majesté Impériale sont aux portes de l'Alsace, des évêchés et de la Flandre.
Des mouvements propres à consolider le retour de l'ordre dans les Pays-Bas se
continueront avec des démonstrations suffisantes pour que les troupes fidèles
et les généraux bien pensants forment dans l'intérieur un point vers lequel
le roi se portera avec sûreté ; car l'évasion de LL. MM. n'est pas, à
beaucoup près, impossible ; mais si on resserrait leurs chaînes, alors on
peut assurer que c'est à l'empereur seul à les faire tomber, en appuyant un
manifeste de forces imposantes... « Il
faut quinze millions au roi ; quatre portés au plus tôt à Luxembourg, et
le reste arrivant peu de semaines après. Un vrai serviteur de l'empereur
prend en ce moment la liberté d'affirmer que de toutes les dépenses du trésor
impérial, celle-ci est faite pour passer la première : le salut de la reine
de France, celui de la monarchie et la tranquillité du règne de Léopold en
dépendent. Si la démocratie n'est pas arrêtée dans ses pas aussi
précipités qu'effroyables, aucun trône ne peut plus reposer sur des bases
solides... » C'est
l'appel à l'or de l'étranger comme à sa force militaire. Et de plus, de
Breteuil esquisse une double combinaison : d'abord la fuite du roi venant
prendre le commandement des troupes autrichiennes, croates, sardes ; ou, si
l'évasion du roi est impossible, un manifeste menaçant des puissances, suivi
d'une intervention armée. Léopold, hésitant encore, se dérobait, et ce qui
l'y aidait, c'est la dualité de l'intrigue contre-révolutionnaire. Le 3 mai,
M. de Breteuil, par l'intermédiaire de M. de Bombelles, remettait à
l'empereur le mémoire que j'ai cité, concluant avant tout au départ du roi.
Le 20 mai, à Mantoue, le comte d'Artois avait avec Léopold une conversation
dont les conclusions sont fixées dans la fameuse note reproduite par Bertrand
de Molleville. Or,
cette note, qui promettait une intervention de trente-cinq mille hommes à la,
frontière de Flandre et de quinze mille hommes à la frontière de Dauphiné et
qui annonçait pour la fin de juillet une protestation collective de la maison
de Bourbon, déconseillait nettement la fuite. «
Quoique l'on ait désiré jusqu'à présent que Leurs Majestés pussent
elles-mêmes se procurer leur liberté, la situation présente engage à les
supplier très instamment de n'y plus songer. Leur position est bien
différente de ce qu'elle était avant le 18 avril, avant que le roi eût été
forcé d'aller à l'Assemblée et de faire écrire la lettre aux ambassadeurs. «
L'unique objet dont Leurs Majestés doivent s'occuper est d'employer tous les
moyens possibles à augmenter leur popularité, pour en tirer parti quand le
moment sera venu, et de manière que le peuple, effrayé à l'approche des
armées étrangères, ne voie son salut que dans la médiation du roi et dans sa
soumission à l'autorité de Sa Majesté : telle est l'opinion de l'empereur. Il
attache uniquement à ce plan de conduite le succès des mesures qu'il a
adoptées, et il demande surtout qu'on éloigne toute autre idée. Ce qui
arriverait à Leurs. Majestés si, dans leur fuite, elles ne pouvaient échapper
à la surveillance barbare le faisait frémir d'horreur. Sa Majesté croit que
la sauvegarde la plus sûre est dans le mouvement des armées des puissances,
précédé par des manifestes menaçants. » Beaucoup
d'historiens ont accordé à cette note bien plus de valeur qu'elle n'en a. Ce
n'est point là la pensée ferme et le plan de l'empereur ; il n'avait qu'un
plan : gagner du temps. Et voilà pourquoi il paraissait se rallier à l'idée
du comte d'Artois qui, en retardant le départ du roi, ajournait par là même
le problème. Entre la politique contradictoire du baron de Breteuil et du
comte d'Artois, l'empereur s'échappait. Le
comte d'Artois, qui l'a évidemment inspirée ou même rédigée avec
l'approbation plus ou moins vague de l'empereur, s'applique d'ailleurs à
subordonner Louis XVI, à le lier : « Tout étant ainsi combiné avec
les puissances, on doit regarder ce plan comme arrêté et prendre garde
qu'il ne soit contrarié par des idées disparates ; c'est pourquoi Leurs
Majestés doivent éviter avec grand soin de diviser la confiance et de
multiplier les entremises, ayant déjà éprouvé que cette manière d'agir ne
servait qu'à nuire, retarder et embarrasser. » Le
comte d'Artois voulait être seul à diriger la lutte contre la Révolution :
jeu étrange des ambitions et des intrigues autour du roi, vers lequel
s'allonge déjà l'ombre d'un destin tragique ! Les raisons' données par le
comte d'Artois contre le départ du roi sont misérables : car si les
événements du 18 avril ont conduit le roi à aggraver son système de mensonge,
à assurer la France et le monde de son amour pour une Constitution haïe, en
quoi cela peut-il fixer le roi à Paris ? Est-ce
que le comte d'Artois ne conseille pas au roi un mensonge plus odieux encore
s'il est possible, une plus vile et plus scélérate hypocrisie ? Appeler les
armées étrangères pour écraser la Constitution et la liberté, et en même
temps se donner au peuple affolé par l'invasion comme le médiateur et le
sauveur nécessaire, quel manège plus répugnant ? Aussi
bien, la note du 20 mai n'eut aucun effet sur Louis XVI, si même elle fut
connue de lui autrement que par un message verbal. Dès la fin d'avril, comme
il résulte des lettres de Bouillé à Fersen, le départ était si bien décidé
que Bouillé et Fersen s'employaient dès lors à déterminer l'itinéraire. Le
roi se disait qu'il obligerait bien les souverains de l'Europe à se prononcer
pour la monarchie contre la démocratie. LE PLAN DE BRETEUIL Mais
avait-il arrêté un plan de politique intérieure ou, comme on dira plus tard,
un plan de Restauration ? Quelle conduite Louis XVI, vainqueur de la France
révolutionnaire, tiendrait-il envers la Révolution ? Ses idées étaient très
flottantes. Une seule chose est sûre, c'est que tandis que le comte d'Artois
cherchait à devenir le grand chef de la contre-Révolution et à supprimer
toute autre influence, le baron de Breteuil, de son côté, aspirait à devenir
le ministre dirigeant, le haut conseiller et le haut guide de la monarchie
restaurée en son plein pouvoir. Il
écrit le 30 avril : « Comme il est impossible, quelque diligence que je
puisse faire, que le roi ne soit pas plusieurs jours avant moi au lieu où il
devra se rendre ; je demande qu'excepté les opérations militaires, sur
lesquelles il importe de ne gêner ni retarder les vues du général (Bouillé), Sa Majesté veuille bien ne
prendre aucune résolution sur les personnes et sur les choses avant que j'aie
pu prendre ses ordres. Rien n'est plus essentiel pour le service du roi,
que d'éviter les démarches précipitées sur lesquelles il faudrait peut-être
revenir. « J'oserai
ajouter qu'il ne l'est pas moins que Sa Majesté fasse connaître jusque dans
les moindres détails l'étendue d'e la confiance dont elle voudrait m'honorer
dans la conduite des affaires. Le roi pourrait voir cette demande de mon zèle
le plus pur sous le jour de l'ambition ; je serais dès cet instant incapable de
devenir de quelque utilité dans la situation difficile oü se trouve le
royaume. » C'est
le marché en main : ou le roi s'engagera avec précision et jusque dans les
moindres détails à assurer au baron de Breteuil le plein pouvoir ministériel,
ou le baron de Breteuil, qui détient tous les secrets du roi dans une
négociation difficile et redoutable, se considérera brusquement comme inutile
et cessera ses services. Les hommes du peuple qui insultaient le roi sur la
place du Carrousel lui témoignaient à coup sûr moins de mépris que ce grand
seigneur qui lui demandait avec menaces et presque avec chantage un
blanc-seing ministériel. Au
demeurant le roi était pris entre des plans de réaction forcenée et des plans
de réaction plus modérée. LES CONSEILS DU ROI DE SUÈDE Le roi
de Suède, fanfaron d'absolutisme et fier-à-bras de la royauté, trace à Louis
XVI un programme délirant de contre-Révolution. La lettre du baron de Taube
au comte de Fersen, datée de Stockholm. 6 mai 1791, est un monument de folie
furieuse. « Mon cher ami, le roi (de Suède) m'a ordonné de vous dire qu'il
volts charge d'assurer le roi et la reine de France qu'il emploiera tous les
moyens possibles pour tâcher de les secourir. Son avis — en attendant qu'il
puisse faire une réponse aux demandes que lui portera le courrier de Stedingk
— est, si Leurs Majestés peuvent se sauver de Paris, de faire tout de
suite convoquer tous les Parlements et déclarer l'Assemblée nationale
illégale, usurpatrice des droits du trône et de la royauté, de déclarer les
individus rebelles et traîtres à la patrie ; D'ORDONNER DANS
TOUT LE ROYAUME DE COURIR SUS ; de rappeler toutes les grandes charges et les chefs de
l'armée, qui ont été obligés de se sauver hors de la patrie, ainsi que 'dus
les évêques ; de rétablir tout comme c'était avant la Révolution, et de
remettre le clergé dans leur ancien régime et culte ; rétablir les trois
ordres de l'Etat qui ont été confondus, par une usurpation de l'Assemblée
nationale, mais déclarer en même temps qu'il n'y aura pas de distinction ni de
différence entre les trois ordres pour le paiement des impôts ; — de faire
arrêter le duc d'Orléans, le faire juger et condamner par un des Parlements
et ne point lui faire grâce ; — de faire rentrer surtout l'armée dans la
discipline et la subordination la plus absolue et point ménager les exemples
les plus rigoureux pour les y contraindre ; enfin ne point faire de
compositions avec qui ce soit, ne faire aucun gouvernement mixte, mais
remettre la royauté dans toute sa puissance ; S'ÉLOIGNER À
JAMAIS DE PARIS ET FAIRE
PÉRIR CE REPAIRE D'ASSASSINS PAR UN OUBLI TOTAL DE SON EXISTENCE ; CAR TANT
QU'IL Y AURA UN PARIS EN FRANCE, IL N'Y AURA JAMAIS DE
ROIS. » Quel
fou furieux ! et que sont les massacres de septembre si ter- ribles pourtant
et si monstrueusement inutiles, que sont ces violences soudaines du peuple
excité par la fureur patriotique et par la peur affolante de l'étranger, à
côté de ce rêve d'extermination ? 11 faudra organiser dans tout le pays, de
sang-froid et au son du cor royal une battue contre les membres de
l'Assemblée nationale. Et en même temps, par une merveilleuse ironie de
l'histoire, la même lettre nous apprend que ce déséquilibré, forcené
d'absolutisme, était mené par ses conseillers comme un enfant. Ils
redoutaient ses indiscrétions et ne lui communiquaient que ce qui pouvait
être connu de tous. Et ils le trompaient, le dupaient à plaisir. Taube
ayant exposé au nom du roi, ce programme d'absolutisme insensé et sanglant
ajoute : « Je n'ai point entrepris d'empêcher le voyage du roi ; ç'aurait été
en vain... J'ai pris une autre voie pour exciter encore davantage sa haine
contre l'Assemblée nationale, qu'il déteste déjà du fond de son cœur. « Je
lui ai dit que vous m'avez prié de le prévenir, qu'il serait entouré des
espions de l'Assemblée nationale qui expliqueront le moindre mot qui lui
échapperait ; qu'il doit même se défier des personnes qu'il croit le mieux
intentionnées et qui, par leurs indiscrétions, causeraient autant de mal que
les plus enragés au roi de France. Le roi m'a chargé de vous remercier de cet
avis et qu'il ne se confiera à personne et que ses discours en général seront
plus républicains que monarchistes, ce dont il vous prie de prévenir Leurs
Majestés. » Ce
détraqué qui veut qu'on coure sus à tous les députés révolutionnaires et que
Paris soit supprimé, ne trouve d'autre moyen de dérouter les prétendus
espions imaginés par ses conseillers que de tenir « des discours républicains
». LES PROJETS FINANCIERS Et
Louis XVI était lié de confiance et amitié avec l'homme qui lui donnait
contre la France ces conseils de folie et de meurtre. Qui sait s'il aurait pu
contenir les fureurs déchaînées des émigrés et des princes ainsi aiguillonnés
encore par des rois ? Mais lui-même était très préoccupé du problème qui
avait suscité la Révolution, le problème financier. Comment la monarchie
raffermie aurait-elle de l'argent ? La Révolution, en attendant le
fonctionnement normal de ses budgets, s'alimentait par la vente des biens
nationaux : mais la conscience religieuse et rétrograde du roi lui ordonnait
de restituer à l'Eglise son domaine. Ainsi une ressource immense échappait.
Niais, en outre, qu'allaient devenir les porteurs d'assignats ainsi privés de
leurs gages ? N'allaient-ils pas être exaspérés par leur ruine contre le
pouvoir royal à peine restauré ? Ah ! comme la Révolution avait vu juste en
saisissant les biens de l'Eglise et en les mettant tout de suite en
circulation par les assignats ! Elle avait créé d'emblée de l'irréparable, de
l'irrévocable et le roi s'ingéniait en vain à chercher une solution. Il
s'arrêta d'abord à l'idée très simple de faire banqueroute, puis pour
rassurer les porteurs d'assignats, l'Eglise les rembourserait jusqu'à
concurrence d'un milliard, sur les biens qui lui auraient été restitués. A ce
propos, le comte de Fersen consulte le baron de Breteuil, le 16 mai. « Comme
il sera intéressant de ne prendre aucune résolution précipitée, sur laquelle
il fallût peut-être revenir, et qu'il peut cependant se présenter des
circonstances où il faille se décider avant votre arrivée, le roi voudrait
que vous missiez par écrit des idées générales et des aperçus qui pourraient
servir de bases, et qui guideraient pour conserver une marche constante et
uniforme. — Nous avons quatre millions pour les premiers besoins. Il
serait, je crois, intéressant de prendre sur-le-champ, un parti sur la
banqueroute à faire ou non et sur les assignats. Les biens du clergé, en les
rendant, pourraient en répondre. Cela ferait des ennemis de moins et
intéresserait tous ceux qui en sont porteurs et tous les banquiers au succès
de l'entreprise du roi ; qu'en pensez-vous ? » Evidemment
Fersen traduit ici la pensée de Louis XVI et ses perplexités. Mais voici une
lettre plus explicite. Dans les papiers de Fersen publiés par son petit-neveu
cette lettre porte, évidemment par erreur, la mention : Du baron de Breteuil
au comte de Fersen. Elle est au contraire du comte de Fersen au baron de
Breteuil et de la main même du comte. — Paris, le 23 mai 1791. « Le roi veut
partir dans les premiers jours de juin : car il doit recevoir à cette époque
deux millions de la liste civile qu'on emporterait aussi. Le roi est
embarrassé sur la personne à emmener avec lui ; il avait pensé à M. de
Saint-Priest, mais il craint qu'ayant été déjà dans le ministère, il ne soit
contracté avec lui une sorte d'engagement, et il lui faut cependant en
voiture quelqu'un qui puisse parler si cela était nécessaire. « Quant
aux assignats, le roi pense qu'il faudra rendre au clergé leurs biens, en
remboursant ceux qui en ont acheté, et à condition qu'il remboursera les
assignats qui seront alors en circulation en argent, sur la valeur qu'ils
auront au moment de sort départ. Ils seront probablement alors à 20 p. 100 de
perte, ce qui réduirait la valeur de la totalité des assignats à neuf cent
millions ; on pourrait demander au clergé un milliard. Quant à la
banqueroute, le roi pense qu'il ne faudrait la faire que partielle, on
assurerait fautes les rentes viagères, afin de faire moins de mécontents ;
c'est aussi l'avis de plusieurs personnes avec qui j'en ai causé. » Quel
chaos d'idées à la fois impraticables et funestes ! Au fond, c'était la
banqueroute totale, c'est-à-dire l'arrêt de toute vie économique, de toute
croissance de la France : car comment les détenteurs de rentes viagères
auraient-ils gardé confiance en voyant supprimer ainsi toutes les autres
créances sur l'Etat ? Et comment d'ailleurs les paierait-on ? Comment
rembourserait-on les acheteurs de biens nationaux ? Et pour les porteurs des
assignats, comment le roi pourrait-il se flatter que le clergé consentirait à
abandonner un milliard sur les biens qu'il aurait ressaisis ? De plus le
clergé n'avait pas un milliard en argent : il n'aurait pu le réaliser qu'en
vendant pour un milliard de terres ; et qui donc se risquerait à acheter, en plein
triomphe de la contre-Révolution, des biens du clergé, au moment même où les
ventes antérieures seraient cassées ? Vraiment il serait trop facile au
clergé de simuler un bon vouloir impuissant, de décourager successivement lés
acheteurs et de garder toutes ses terres en alléguant qu'il n'a pu les
vendre. Ainsi
c'était bien la ruine complète pour tous les créanciers de l'Etat, dont on se
débarrassait par la banqueroute, pour les acheteurs de biens nationaux qu'on
dépouillait de leurs biens sans les rembourser, enfin pour les porteurs d'assignats
qui, perdant leur gage, n'avaient plus en main qu'un papier mort, une feuille
sèche tombée de l'arbre de la Révolution, frappé de la foudre. C'était la ruine
de la bourgeoisie active et révolutionnaire, la ruine aussi des paysans,
acheteurs des biens d'Eglise et sur lesquels d'ailleurs la dîme, partie du
domaine de l'Eglise, allait être rétablie. Et c'était pour accomplir, au
profit de l'Eglise et du roi, ce meurtre de la France, que Louis XVI appelait
l'or et les-armes de l'étranger ! C'est un crime inexpiable même si l'on fait
la part très large aux préjugés royaux, même si on juge le roi avec les idées
que, comme roi, il pouvait avoir alors. Il
savait bien, par l'exemple de l'Angleterre, qu'une monarchie absolue peut se
transformer en monarchie constitutionnelle ou parlementaire sans que la
Nation périsse ou soit affaiblie. Il savait bien, par sa propre expérience,
que la banqueroute était mortelle puisque c'est pour l'écarter qu'il avait
couru toutes les chances de la convocation des Etats généraux. Quand il
faisait appel aux sabreurs Croates pour imposer à la France un régime
d'absolutisme et de banqueroute, il sacrifiait à son monstrueux égoïsme, à sa
vanité doucereuse et exaspérée, ce qu'il savait lui-même être le bien de la
patrie. Et ce
sont les descendants, plus ou moins directs, de cette trahison royale qui
osent aujourd'hui se donner comme les seuls gardiens de l'esprit « national !
» A quel abêtissement serait descendu notre peuple s'il pouvait prendre au
sérieux tout ce nationalisme de félonie et de mensonge ! Mais ce
n'est point tout cela qui tourmentait à ce moment le baron de Breteuil. Dans
la lettre si grave sur la banqueroute et les assignats, un seul mot lui avait
fait dresser l'oreille : le nom de M. de Saint-Priest. N'est-ce pas lui qui
allait devenir, dans les résolutions de la première heure qui entraîneraient
tout, le conseil, le ministre dirigeant ? « Je ne
puis avoir d'avis sur le projet du roi, relativement à M. de Saint-Priest,
parce que je ne conçois pas bien ce que se propose Sa Majesté. Il est'
incontestable, comme vous le remarquez fort bien, que le roi contracterait un
bien grand engagement avec lui, en l'emmenant, si c'était pour avoir, un
conseil à portée pour les premières démarches. » Quant à la banqueroute, il
se réserve : « toute détermination relative à cet objet serait anticipée. » LA POLITIQUE DE L'ASSEMBLÉE Pendant
que se préparait ce grand crime contre la Révolution et la patrie, pendant
que la royauté « nationale » machinait avec l'étranger, peu empressé
d'ailleurs et rechignant, l'invasion, la banqueroute, l'anéantissement de la
France, l'Assemblée nationale s'obstinait à espérer qu'elle concilierait la
Révolution avec la royauté. Elle s'appliquait à amortir toutes les causes de
trouble. Bien que dans tout le Comtat Venaissin des luttes sanglantes eussent
éclaté entre les conservateurs et les patriotes, qui demandaient à être
annexés à la France révolutionnaire, la Constituante, pour ménager le pape et
aussi pour ne pas inquiéter l'Europe par une première incorporation de
territoire, hésitait. Elle ne se décidera qu'à la fin même de la législature,
en septembre. Elle essayait d'apaiser le conflit religieux entre les prêtres
insermentés et les, prêtres assermentés. Elle faisait effort pour permettre
aux prêtres non jureurs de continuer à dire leur messe, mais comme simples
prêtres, non comme fonctionnaires publics : et comme jureurs et non jureurs
se disputaient en plus d'une région les registres des naissances et des
décès, elle trancha heureusement le différend en remettant à la Nation, aux
autorités civiles le soin de tenir les actes de l'état « civil »[1]. Et surtout dans les lois par
lesquelles elle restreignait le droit de pétition et l'initiative populaire,
elle tâchait de fortifier de nouveau le pouvoir exécutif royal et de
rattacher le roi à la Révolution. Dans le
travail de révision auquel elle se livra dans le dernier semestre de 1791,
elle manifesta des velléités très conservatrices. Chapelier essaya même de
faire rétablir le système des deux Chambres par une division de l'Assemblée
unique en deux sections. Cela n'aboutit point : mais la liberté de la presse
et le droit de pétition furent réglementés. On aurait dit que la bourgeoisie
révolutionnaire s'efforçait par tous les moyens de rendre son œuvre
acceptable au roi. Après
un immense effort de rénovation, elle éprouvait le besoin passionné de
maintenir, de consolider son œuvre. Or, dans son œuvre, le roi, quoique
soumis à la volonté souveraine de la Nation, était une pièce essentielle.
Comment le remplacer s'il se dérobait ? quel est le Comité de bourgeois qui
aurait le prestige nécessaire pour remplacer le séculaire pouvoir royal, pour
imposer la Constitution au clergé soulevé, à une partie de la Nation méfiante
ou réfractaire ? Et si la Révolution était séparée du roi, comment
pourrait-elle lutter contre tous ses ennemis ligués sous le drapeau royal
sans recourir à la force brutale ? Or cette force brutale, cette force
physique, selon le mot déjà cité de Mirabeau, elle était dans le peuple
immense des campagnes et des villes. Quel
salaire demanderait-il à la bourgeoisie si elle l'appelait à l'aide pour
sauver la Révolution ? N'allait-il point demander le droit de suffrage pour
tous ? Déjà des voix graves comme celle de Robespierre, des voix passionnées
et menaçantes comme celles du club des Cordeliers réclamaient cette égalité.
Comment résister à ce vœu grandissant du peuple quand on le convierait à
sauver contre le roi la Révolution menacée ? De plus, dans ce vaste combat,
les groupements spontanés de la force populaire, les clubs, les assemblées de
section deviendraient comme un immense pouvoir à la fois législatif et
exécutif qui dessaisirait la bourgeoisie dirigeante de sa primauté politique
; et qui sait si, rassemblés pour la défense de la Révolution, les ouvriers,
les prolétaires, né profiteraient point de ce droit de réunion reconquis pour
imposer de hauts salaires aux entrepreneurs, pour dominer le patronat, « les
ci-devant maîtres », qu'on pourrait toujours accuser de tiédeur envers
la Révolution menacée et menaçante ? Garder le roi avec soi, le conquérir peu
à peu, désarmer ses défiances, guérir les blessures de sa vanité, c'était
faire l'économie de toutes les agitations populaires. C'était
presque faire l'économie d'une Révolution nouvelle. 11
fallait à la bourgeoisie révolutionnaire un point d'appui : comme il lui
était plus commode de le trouver dans le pouvoir royal, connu, circonscrit,
subordonné et stable, qu'en cette immense force mouvante et nouvelle du
peuple inquiet et illimité ! Ainsi songeait la Constituante et Duport ne
craignait pas de dire à la tribune de l'Assemblée : « La Révolution est faite
». Oui, elle était faite, et les principes essentiels d'un ordre nouveau
étaient en effet réalisés, si le pouvoir royal acceptait de bonne foi l'œuvre
accomplie : la Révolution se serait développée ensuite sous l'influence des
intérêts variés, des forces diverses qu'elle portait en elle : tantôt dans le
sens de l'oligarchie bourgeoise, tantôt dans le sens de la démocratie,
jusqu'au jour où la croissance économique et politique de la classe ouvrière
romprait l'équilibre et susciterait des formes nouvelles de la propriété, de
la société et du droit. Ah ! que le roi accepte donc ! Qu'il soit
constitutionnel sincèrement ! Voilà le vœu passionné de la Constituante et de
toute la bourgeoisie. Peut-être la Constituante, quand elle décida, à la
demande de Robespierre, de déclarer ses membres non rééligibles à la
prochaine législature et de disparaître toute entière, céda-t-elle un peu au
désir de donner au roi lui-même un exemple de désintéressement. Nous
avons touché à tout, semblaient dire les députés au roi, à tout et à votre
pouvoir même : mais ce n'est pas dans une pensée égoïste ; nous nous en
allons, nous laissons à d'autres le soin de maintenir notre œuvre. Vous, vous
demeurez, avec des pouvoirs d'autant plus grands que vous aurez confiance en
la Révolution et en vous-mêmes. Cessez donc de vous replier sur vous-même,
soyez le roi d'un ordre nouveau. Sans doute aussi, une lassitude si bien
exprimée par Robespierre : « Nous sommes des athlètes victorieux mais
fatigués », et le pressentiment triste de nouveaux labeurs et de nouveaux
périls aidèrent-ils la Constituante à prendre cette décision extraordinaire.
Enfin, la droite et l'extrême-gauche n'étaient point fâchées, dans des
sentiments et des intérêts tout opposés, d'éliminer le personnel
révolutionnaire connu et de donner ainsi l'essor à des chances nouvelles.
Mais il y avait aussi ce besoin d'apaisement, de détente, que j'ai dit tout à
l'heure, et Cazalès emporté un peu malgré lui par la grandeur de l'œuvre
révolutionnaire, traduisit ce sentiment avec éloquence aux applaudissements
de l'Assemblée. Celle-ci
avait soulevé des haines, froissé des amours-propres, inquiété ou blessé bien
des intérêts particuliers contraires à la notion qu'elle s'était faite de
l'intérêt général ; qui sait si, en s'effaçant, elle n'emporterait pas toutes
ces haines et n'en délivrerait pas la Révolution elle-même ? Dans ce
sacrifice de l'ouvrier puissant, lassé et poudreux, qui se retire pour ne pas
laisser l'empreinte de ses mains et, pour ainsi dire la poussière même de son
travail sur son œuvre, il y a une réelle grandeur ; gue cet esprit de
désintéressement soit contagieux et que le roi se retire sans regret de son
absolutisme de jadis, puisque la grande Assemblée révolutionnaire se retire
elle-même de son pouvoir légal. LA FUITE DU ROI Or,
tout à coup, sur l'Assemblée ainsi obstinée à réconcilier la Révolution et le
roi éclate la foudroyante nouvelle : « Le roi est parti, et sa fuite est sans
doute le signal de la lutte ouverte, violente, de la puissance royale contre
la Révolution ». Le roi,
en effet, avait quitté les Tuileries dans la nuit du 20 juin, pour se rendre
avec sa famille à Montmédy, près de la frontière, où Bouillé devait le
rejoindre. C'est à onze heures du soir que la famille royale avait fui.
Fersen lui avait procuré un passeport au nom de la baronne de Korfr. C'est
M"' de Tourzel, gouvernante des enfants, qui figurait la baronne. La
reine, voyageant comme gouvernante, devait être M"" Rocher,
M"" Elisabeth devenait Rosalie, demoiselle de compagnie, et le roi
était un valet de chambre du nom de Durand, avec habit gris et perruque. Ils
purent sortir sans être reconnus. Ils
montèrent dans une première voiture que Fersen, habillé en cocher, conduisit
jusqu'à Bondy. Là ils prirent une vaste berline, que conduisaient trois
jeunes gardes du corps, portant le costume jaune des courriers ; ils devaient
gagner Montmédy par Châlons-sur-Marne et Sainte-Menehould. Fersen après les
avoir quittés, alla tout droit vers la Belgique et de Mons, le 22 juin, à 11
heures du matin, il écrivit au baron de Taube : « Mon cher ami, le roi, la
reine, M"' Elisabeth, le dauphin et Madame (la jeune sœur
du dauphin), sont
sortis de Paris à minuit ; je les ai accompagnés jusqu'à Bondy, sans
accident. Je pars dans ce moment pour aller les joindre. » Un peu plus tôt, à
8 heures du matin, il avait écrit à son père : « J'arrive ici dans l'instant,
mon cher pète. Le roi et toute la famille sont sortis de Paris heureusement
le 20, à minuit. Je les. ai conduits jusqu'à la
première poste. Dieu veuille que le reste de leur voyage soit aussi heureux.
J'attends ici Monsieur à tout moment. Je continuerai ensuite ma route le long
de la frontière, pour joindre le roi à Montmédy, s'il est assez heureux pour
y arriver. » Comment
cette fuite du roi et de toute sa famille fut-elle possible ? Ils sortirent
par un escalier de service, donnant sur la cour des Princes et, confondus
avec les nombreuses personnes qui, à cette heure, sortaient du château, ils
ne furent point reconnus. Mais comment la surveillance ne fut-elle pas plus
exacte ? Les avertissements pourtant, depuis des semaines et des mois, ne
faisaient pas défaut. J'ai déjà noté les avis singulièrement précis de Marat
à la fin de mars et au commencement d'avril : il n'avait pas cessé depuis. A
vrai dire, j'ai beau chercher dans la collection de l'Ami du Peuple,
l'article « foudroyant » dont parle Louis Blanc. Je ne parviens pas à le
découvrir. En tout cas, il ne pourrait être des dernières semaines, puisque,
d'après Louis Blanc, il renferme ces mots : « Parisiens, insensés
Parisiens, je suis las de vous le répéter : ramenez le roi et le dauphin dans
vos murs. » Or, en mai et juin ils étaient à Paris, et je me demande si ce
que Louis Blanc appelle un article de Marat, sans d'ailleurs en donner la
date, n'est pas simplement un résumé plus ou moins exact de plusieurs
articles différents, et notamment d'un article du 20 avril : « Ô
Parisiens, vous seriez les bourreaux de trois millions de vos frères, si vous
aviez la folie de lui permettre de s'éloigner de vos murs. » LES AVERTISSEMENTS DE MARAT Mais,
ce qu'il est intéressant de noter avec plus de précision que ne l'a fait le
grand historien, ce sont les avertissements singuliers, mêlés de calomnies
insensées et de vérités saisissantes, que Marat ne cessa de donner en juin.
Et d'abord, le lundi 6 juin, voici une communication étrange : « A l'ami du
peuple. Comment se fait-il, cher Marat, que du fond de votre souterrain, vous
voyiez cent fois plus clair à toutes les menées des contre-révolutionnaires
que nos patriotes qui suivent de si près toutes leurs démarches ? Vous ne
cessez de leur répéter que tout est prêt pour la contre-Révolution, qu'il n'y
a plus qu'à mettre le feu à la bombe, que la guerre civile est allumée dans
tout le royaume si la famille royale vient à fuir, et que nous sommes perdus
à jamais si nous ne la surveillons jour et nuit. Apprenez donc que notre
bonne étoile vient encore une fois de sauver la patrie et que les monstres
acharnés à notre perte l'eussent enfin consommée dans la nuit du samedi
dernier si le roi n'avait un excellent physique. Sa femme, toujours à
l'obséder comme une furie, travaillait depuis huit jours à le décider à la
fuite ; elle le conjurait au nom de sa gloire, de l'amour de son fils, de
l'intérêt de ses fidèles sujets ; elle lui répondait die tous les événements,
et toujours Louis opposait à Antoinette la crainte de perdre la couronne.
Irritée de ne pouvoir rien gagner sur lui, elle use de supercherie, elle le
provoque à souper le verre en main, dans l'espoir que l'excellent baume fera
plus que son éloquence et déjà elle commençait à se livrer à la joie. « Une
nuit orageuse semblait favoriser l'affreuse trame en la couvrant d'un sombre
voile. Dès le matin, les principaux conspirateurs avaient le mot, et dans la
soirée Mottié, leur digne chef, avait fait courir l'ordre aux meneurs de ses
coupe-jarrets de rassembler leurs bandes infernales. Conjurés et brigands se
rendent à minuit, et par petits pelotons aux Champs-Elysées. Ils y sont
joints par les satellites en épaulettes et les mouchards à gages de tous les
bataillons. «
Réunis en armes et en uniformes au nombre de sept mille, ils attendaient le
signal convenu pour enlever la famille royale. Les chefs des
conspirateurs étaient rassemblés au château des Tuileries, et les voitures
étaient prêtes ; il semblait qu'il n'y eut plus qu'à monter dedans et à
fouetter les chevaux. Mottié, Virieu, Despremenil, d'André, La Galissonnière,
Gouvion, Lagasse, Lacolombe et cent autres qui étaient auprès d'Antoinette
n'attendaient plus que l'instant d'emballer le roi pour Bruxelles. « Les
mouvements et les secousses qu'on lui donne en le voulant transporter de son
fauteuil dans sa voiture le réveillent ; on le croyait dans les nuages, ils
s'étaient heureusement dissipés pendant son somme ;
étonné de voir tout ce monde autour de lui dans un temps qu'il se croyait
seul, il demande ce qu'on veut faire de lui : on se regarde, on hésite, enfin
sa femme lui dévoile le mystère. « Les
larmes et les supplications sont employées à la fois par tous les complices ;
le roi lui-même fond en pleurs et leur demande à chaque instant s'ils ont
bien prévu tous les événements, et si choses ne tournent pas à leur gré,
s'ils lui rendront la couronne quand il l'aura
perdue ! « La
reine fait un dernier effort qui devient infructueux, elle lui amène le
dauphin ; l'enfant voyant son père en pleurs, croit que les scélérats qui
l'entourent veulent lui faire du mal, il se met à crier. Les cris de l'enfant
écartent quelques moments la foule criminelle. Le roi en profite pour se
renfermer avec son fils dans son cabinet. La partie était rompue. «
Mottié envoya un aide de camp porter l'ordre aux conjurés sous les armes, aux
Champs-Elysées, de se retirer par petits pelotons comme ils étaient venus,
jusqu'à nouvel ordre ; et il passa le reste de la nuit avec la reine et les
principaux conspirateurs à déplorer ce funeste contre-temps, la faiblesse du
monarque et à forger de nouveaux complots. Signé : « Un patriote qui s'est
fait aristocrate pour sauver le peuple. » Evidemment
dans ce récit bizarre il y a une part de roman absurde ; la complicité de La
Fayette avec Marie-Antoinette, le rassemblement nocturne de la garde
nationale pour favoriser l'enlèvement du roi, la tentative de la reine
d'enivrer Louis XVI pour l'emballer sur Bruxelles, ce sont là des inventions
enfantines et presque délirantes. Et pourtant, je suis convaincu qu'il y a
dans ce récit un fond de vérité. De très
nombreuses personnes entraient au château des Tuileries : des fournisseurs,
des marchands de modes, des lingères, des blanchisseuses. Il en est qui y
revenaient souvent, et une invincible curiosité les possédait de savoir ce
que faisait, ce que disait la famille royale. Si le roi et la reine ne se
surveillaient pas, si, dans le feu de l'émotion et de la dispute, ils se
laissaient aller à parler haut, des propos pouvaient être entendus, et les
imaginations excitées, avec quelques fragments, reconstituaient toute une
scène. « Le patriote qui s'est fait aristocrate pour sauver le peuple » était
ou un de ces fournisseurs du château, ou l'ami, l'amant d'une des femmes qui
y fréquentaient ; et il transmettait à Marat ces échos de la vie royale que
l'oreille du peuple percevait à travers les murs. Nous-mêmes, d'après toute
cette lettre, nous pouvons très bien démêler ce qui s'est passé le samedi
soir 28 mai, dans l'intimité de l'appartement du roi. C'est
toujours le départ projeté qui fait le fond des conversations. Le roi est
repris d'hésitation, il se demande s'il ne va pas en cette aventure jouer sa
couronne et la vie des siens. Sans renoncer à son projet, il exprime ses
craintes, essaie de se rassurer en obligeant la reine à répéter ses
affirmations confiantes. Celle-ci, de nouveau, l'adjure de ne pas faiblir ;
puis, lassée de cet effort toujours renouvelé pour affermir une volonté
incertaine elle dit avec quelque impatience : c'est l'heure de souper
maintenant ; et pour la femme, blanchisseuse ou lingère, qui écoute d'un peu
loin, attardée dans une dépendance de l'appartement ou dans un couloir
obscur, et attendant la sortie de onze heures, ce simple propos devient une
manœuvre. La reine n'a pu convaincre le roi, elle va le faire boire. Après
le dîner, la conversation reprend et s'anime ; et dans l'émotion de cette
lutte, devant les effroyables périls qui les menacent de tous côtés, la reine
et le roi se prennent à pleurer. En ce moment, on apporte le dauphin, soit
pour qu'il embrasse son père et sa mère avant de se coucher, soit parce que
la reine, en une objurgation suprême veut invoquer le droit de son jeune fils
à la couronne, à la royauté entière et superbe, et animer ainsi à la bataille
contre la Révolution l'âme flottante et faible du roi. L'enfant
surpris et effrayé de toute cette agitation et de ces larmes jette des cris ;
le roi, d'un pas pesant que perçoit l'invisible écouteuse, l'emmène pour le
consoler et la femme repart, en se disant : Ils n'ont pu cette fois en avoir
raison. Mais
l'idée de la fuite organisée la hante, l'idée aussi de la violence méditée
contre le roi, et quand, descendue à onze heures, avec la foule des gens de
service, par l'escalier même que prendront bientôt le roi et la reine, elle
croise dans la nuit obscure et couverte les patrouilles de la garde nationale
qui vont et viennent autour des Tuileries et dans les Champs-Elysées, elle
s'imagine que ces gardes nationaux sont des complices, qu'ils sont là pour
l'enlèvement projeté ; à peine rentrée, elle le conte à son amant, qui va,
lui, le raconter à Marat le lendemain. C'est
d'une absolue vraisemblance et l'étrange serait que dans cette longue
préparation de fuite, les pauvres gens du peuple qui venaient au château
n'eussent saisi aucune indiscrétion ou aucun éclat de voix, aucun sanglot. La
force de Marat, sa puissance prophétique, c'était de ne point rejeter ces
communications populaires, malgré l'enveloppe de fables qui couvrait souvent
la vérité. Mais ce qu'il y a de particulièrement curieux, c'est qu'il est
possible, par les billets de Fersen, de comprendre ce qui, le 28 mai 1791, a
passionné la famille royale et exalté la conversation jusqu'aux larmes. Le 26
mai, le comte de Fersen écrit au marquis de Bouillé : « Le roi approuve la
route, et elle sera fixée, telle que vous l'avez envoyée ; on s'occupe des
gardes du corps. Je vous envoie, par la diligence de demain ou mardi, dans du
taffetas blanc et à l'adresse de M. de Contades un million en assignats ;
nous en avons quatre, dont un hors du royaume. Le roi veut partir dans les
huit premiers jours de juin, car, à cette époque, il doit recevoir deux
millions de la liste civile » et, LE 29 MAI 1791, c'est-à-dire le lendemain
de la soirée où l'écouteuse du peuple avait entendu un orage de querelles et
de pleurs, Fersen écrit à Bouillé : « Le départ est fixé au 12 du mois
prochain. Tout était prêt, et oh serait parti le 6 ou le 7, mais on ne
doit recevoir les deux millions que le 7 ou le 8 et il y a d'ailleurs auprès
du dauphin une femme de chambre très démocrate, qui ne quitte que le 11. On
prendra la dernière route indiquée. Je n'accompagnerai pas le roi, il n'a pas
voulu ». A ce
changement de date, l'inquiétude et l'agitation de Louis XVI durent être très
grandes. Quoi ! il suffit du retard d'un jour dans le paiement de la liste
civile, il suffit même d'une femme de chambre aux intentions suspectes pour
que tous les plans doivent être remaniés. Mais nous sommes à la merci de tous
les incidents, de tous les hasards ! Etes-vous bien sûrs, au moins, que nous
ne nous engageons pas dans une voie funeste ? Et
lorsque ces incertitudes furent de nouveau dissipées, le débat sur Fersen
ajouta à l'énervement. L'offre chevaleresque du mélancolique officier aimé de
la reine et qui jouait sa tête dans l'aventure, le refus du roi qui ne
voulait pas l'exposer, l'idée de la séparation pendant le voyage même,
c'est-à-dire à l'heure même du péril, ce trouble profond qui descend au cœur
de l'homme quand, en fixant les détails d'une entreprise émouvante, il donne
à sa résolution même quelque chose d'irrévocable, tout contribua, en cette
soirée du 28 mai, à bouleverser les nerfs, à élever le ton des paroles, à les
couper d'irrépressibles sanglots. Et c'est tout cela que le peuple, en la
personne de quelque femme inconnue, entendit et interpréta. La note
secrète et chiffrée de l'officier suédois concorde merveilleusement avec
l'essentiel du récit fait à Marat. Puissance inouïe des grandes Révolutions
qui font battre tant de cœurs, ouvrent et passionnent tant d'oreilles et
d'yeux, qu'il n'y a point de secret pour elles, et qu'elles semblent douées
d'une pénétration surhumaine ! Mais,
ce qu'il y a de curieux encore et d'assez important dans ce récit, c'est
qu'en répandant l'idée de l'enlèvement violent du roi, il prépare à sa
manière l'espèce de mensonge public par lequel les modérés de la Révolution,
après Varennes, s'empressèrent à sauver le roi. Il est
curieux de voir Marat accoutumer le peuple, sans y penser, à ce qui sera
demain la fiction de la bourgeoisie constitutionnelle et de La Fayette
lui-même. Un
moment et sous l'impression de ce récit, qu'il accepte tout entier, il se
figura décidément que le roi ne voulait pas partir et qu'on le prenait de
force : « Oui, s'écrie-t-il, c'est le ciel qui combat pour nous, c'est lui
qui répare sans cesse les fautes de notre imprévoyance, de notre incurie, de
notre lâcheté ; c'est lui qui nous relève toujours par quelque coup imprévu
de l'abîme creusé sous nos pas par nos ennemis implacables. Après tant de
miracles, qu'il a fait en notre faveur, il vient encore de nous sauver par la
main d'un enfant (le dauphin).
Je ne ferai aucune réflexion sur l'atrocité des brames de la Cour. » Qui n'en
serait saisi d'horreur ! Mais je ne puis m'empêcher d'observer que le
monarque, quoi qu'on en dise, est plus clairvoyant et plus judicieux que
ces hommes lâches et perfides dont il a formé son conseil. C'est avec raison
qu'il redoute que les mesures insensées qu'ils prennent pour rétablir sa
couronne et leur dignité, ne renversent sa couronne. Puisse-t-il avoir
toujours devant les yeux cette crainte salutaire, seule capable de le
maintenir sur le trône, s'il n'a pas le bon esprit de sentir que ce n'est
qu'en renonçant à tout projet de contre-Révolution et en s'attachant à être
juste, qu'il peut s'y affermir. » Marat
avait souvent accusé le roi lui-même. Il l'avait désigné comme le chef du
complot ; il avait même, depuis peu, précisé qu'il comptait sur Bouillé pour
son projet de fuite. Quand le roi protestait de son amour pour la
Constitution, Marat rappelait tous ses attentats contre elle, et il disait :
« Le cœur d'un roi se retourne-t-il comme un gant ? Pour qu'il renonçât donc
à l'accuser, et pour qu'il consentît à ne voir en lui qu'un homme faible
auquel les meneurs essayaient de faire violence, il faut qu'il ait pris tout
à fait au sérieux le récit qui lui était fait. N'y avait-il pas là de quoi
émouvoir un peu l'attention de La Fayette et de Bailly ? «
Citoyens, concluait Marat, le 6 juin, jamais nous ne fûmes menacés par des
dangers plus alarmants ; redoublez de zèle pour veiller sur le château des
Tuileries et empêcher que la famille royale ne prenne la fuite. » Enfin,
par une coïncidence vraiment dramatique et qui dut donner à ce numéro du
journal de Marat une puissance extraordinaire sur le peuple, voici ce que
disait Marat dans le numéro du 21 juin, c'est-à-dire le matin même où Paris
apprenait que les Tuileries étaient vides et que le roi était parti pendant
la nuit. — « La fusée prête à se démêler. « En
attendant, l'Ami du peuple, dont le devoir est de réveiller éternellement le
peuple de sa fatale léthargie et de lui mettre le feu sous le ventre pour
l'empêcher de périr, ne cessera de crier que jamais les dangers n'ont été
plus éminents, et que nous touchons au moment d'une explosion terrible. Tout
est prêt. L'empereur est à Bruxelles le 26, où doivent se trouver le roi de
Suède, plusieurs princes des cercles de l'Empire, et les deux Capet, chefs
des conspirateurs fugitifs. On parle aussi de la présence de Louis XVI dans
le conciliabule de ces brigands couronnés. La famille royale n'attend pour
prendre la fuite, que de voir le peuple endormi. Amis de la patrie,
souvenez-vous que vous êtes voués au carnage, comme des moutons à la
boucherie ; souvenez-vous qu'ayant affaire à des ennemis implacables, le
comble de la démence serait de ne pas les prévenir. Si le roi vous
échappe, dès l'instant de sa fuite, main basse immédiatement sur tous les
suppôts connus du despotisme, à commencer par les traîtres de l'Assemblée
nationale, de l'état-major, de la municipalité, du département, du club
monarchique, des sections, jusqu'aux mouchards de l'ancienne police, ils sont
tous connus, que lei race en soit anéantie à jamais. Le seul principe qui
doit alors régler votre conduite, c'est qu'il n'y a rien de sacré sous le
soleil que le salut du peuple. » « Et
pour que les membres pourris de la Nation soient à la fois retranchés des
parties saines, qu'à la nouvelle de la fugue royale, chaque ville ferme ses
portes et donne la mort à tous les conjurés antirévolutionnaires. » Mais ce
n'étaient pas seulement les avertissements répétés et terribles de Marat qui
auraient dû tenir en éveil la municipalité de Paris et la garde nationale. Un
aide de camp de La Fayette, Gouvion, raconta à la Constituante, aussitôt
après le départ du roi, que des avis pressants avaient été donnés depuis
plusieurs jours sur les préparatifs de fuite de la famille royale, Bailly et
La Fayette s'étaient bornés à prendre acte de ces avis, et il ne semble pas
qu'ils aient ordonné des précautions exceptionnelles. Pourquoi ? Il est
absurde de supposer avec Marat qu'ils étaient dans le complot. Mais d'abord,
des rumeurs de fuite leur étaient si souvent parvenues que, sans doute, ils
ne s'en inquiétaient plus suffisamment. Et, surtout, ils craignaient, en
répandant l'alarme parmi le peuple par leurs précautions mêmes, de provoquer
et de justifier les rassemblements révolutionnaires. Ils redoutaient sans
doute un renouvellement des scènes d'avril, et ils gardaient pour eux les
avis alarmants qui leur étaient transmis. Ainsi s'explique que la famille
royale ait pu quitter les Tuileries à onze heures du soir sans être aperçue. L'ATTITUDE DE L'ASSEMBLÉE A la
nouvelle de la fuite du roi, l'Assemblée retrouva les grandes inspirations à
la fois révolutionnaires et bourgeoises de ses premiers jours. Elle domina
son émotion et délibéra avec un calme solennel et presque grandiose. Sa
préoccupation était double. D'abord, elle voulait rassurer le pays, prévenir
tout abattement des révolutionnaires. La confiance même qu'elle témoigna
alors dans la Révolution se communiqua rapidement à la Nation tout entière. L'Assemblée
manda immédiatement les ministres ; elle décréta que tous les arrêtés qu'elle
prendrait en l'absence du roi auraient force de loi, sans qu'il fût besoin de
sanction. Elle s'empara ainsi de l'autorité souveraine, et l'on peut dire
qu'elle remplit l'intérim de la royauté. En même temps la Constituante
s'employa à calmer toute effervescence populaire et à maintenir, dans la
crise, la primauté de la bourgeoisie. Pour cela, il fallait d'abord couvrir
La Fayette, contre lequel les soupçons les plus violents s'élevaient dans le
peuple. Il était accusé d'être le complice de la fuite du roi au par trahison
ou par négligence. Un moment, sa situation fut terrible. De tous les
chantiers de Paris, où les ouvriers étaient rassemblés, des cris s'élevaient,
écho du formidable article de Marat. La
Fayette discrédité ou supprimé, c'était la bourgeoisie révolutionnaire
modérée perdant son chef militaire ; c'était la rue d'abord, et bientôt
peut-être la puissance, livrée aux prolétaires exaspérés. Barnave, qui fut en
cette grande crise le vrai chef de la bourgeoisie, comprit le péril, et dès
la séance du 21 juin, se hâta, contre les insinuations de Reubell, de
défendre La Fayette : « J'arrête
l'opinant sur les doutes qu'il a paru vouloir répandre. L'objet qui doit nous
occuper dans le moment actuel, c'est de sauver la chose publique, de réunir
toutes nos forces et d'attacher la confiance populaire à ceux qui la méritent
véritablement. Je demande que l'Assemblée ne laisse pas continuer le discours
de l'opinant, et qu'il ne soit pas permis d'élever des doutes injurieux
contre des hommes qui n'ont pas cessé de donner des preuves de patriotisme.
Il est des circonstances dans lesquelles il est facile de jeter des soupçons
sur les sentiments des meilleurs citoyens. (Le calme se rétablit.) Il est des
hommes sur lesquels ces circonstances malheureuses pourraient appeler des
défiances que je crois profondément, que je jurerais à la face de la Nation
entière qu'ils n'ont pas méritées... (Applaudissements.) M. de La Fayette mérite toute
notre confiance ; il importe à la Nation qu'il la conserve, nous devons la
lui marquer hautement. (Applaudissements dans les tribunes.) » Barnave
avait été longtemps, il était encore la veille l'adversaire de La Fayette.
Aussi son plaidoyer parut-il aussi généreux qu'il était habile, et les
défiances du peuple tombèrent presque aussitôt. Dans son Introduction à la
Révolution française, c'est-à-dire dans ses Mémoires, Barnave a
écrit, en parlant de la crise d'impopularité qu'il traversa avant le 21 juin
: « Heureusement que quelques semaines ne suffirent pas pour détruire
entièrement mon influence, et quelques soins qu'eussent pris mes ennemis pour
me priver de cette scandaleuse popularité, au 21 juin, il m'en restait encore
assez pour sauver La Fayette... » Et c'est bien tout le régime bourgeois
qu'il entendait sauver ainsi à la fois contre la Cour et contre le peuple. Il
le déclara dès le 21 juin à la tribune même de l'Assemblée avec une netteté
audacieuse. « Je
rappelle à tous les bons citoyens que ce qui importe surtout dans les
circonstances actuelles, c'est qu'au lieu où la puissance publique peut
parler, peut agir, elle puisse le faire librement, qu'elle jouisse du plus
grand calme, de la plus ferme union, et que tous ses mouvements, livrés à la
seule prudence des représentants de la Nation, ne soient pas influencés par
des causes qui, quelque populaires qu'elles puissent paraître, ne seraient
que le résultat d'influences étrangères. (C'est bien vrai.) « Messieurs,
il faut de la force dans Paris, mais il y faut de la tranquillité. Il faut de
la force, mais il faut que cette force soit mue par une seule volonté, et
cette volonté doit être la vôtre. Du moment qu'on croirait pouvoir
l'influencer, on mettrait dès lors en péril la chose publique dont vous êtes
seuls les dépositaires et de laquelle seuls vous pouvez répondre. Le
véritable danger du moment est dans ces circonstances extraordinaires où
l'effervescence est excitée par des personnes dont le patriotisme serait loin
d'être le sentiment, dont le salut public serait loin d'être l'objet. « Il
importe actuellement que tous les hommes véritablement amis de la patrie, que
tous ceux qui ont un intérêt commun avec elle, que ceux qui sont devenus les
sauveurs de la France et de Paris dans cette journée du 14 juillet qui a fait
la Révolution, se réunissent encore et se tiennent prêts à marcher. « Vous
vous rappellerez qu'alors le premier mouvement fut donné par une classe peu
réfléchie, facilement entraînée et que des désordres en furent l'effet. Le
lendemain, LES HOMMES PENSANTS, LES PROPRIÉTAIRES, les citoyens véritablement
attachés à la patrie s'armèrent, les désordres cessèrent, les actes
véritablement civiques leur succédèrent et la France fut sauvée. Telle est la
marche que nous devons prendre. Je demande donc que l'Assemblée nationale
prenne une résolution par laquelle elle ordonne à tous les citoyens de Paris
de se tenir armés et prêts, mais de se tenir dans le plus profond silence,
dans une attente immobile jusqu'au moment où les représentants de la Nation
auront besoin de les mettre en mouvement pour le maintien de l'ordre public
ou pour la défense de la patrie. » C'était
concentrer aux mains de l'Assemblée toute la direction des événements.
C'était jeter le soupçon sur ceux qui tenteraient d'animer le peuple jusqu'au
renversement de la Monarchie. C'était proclamer que la conduite du monde
nouveau appartenait à l'élite propriétaire considérée seule comme pensante.
Reubell essaya en vain de répliquer : il fut interrompu dès le premier mot,
et il est à noter que ni Pétion, ni Robespierre, ni aucun des démocrates de
l'extrême gauche ne tentèrent de protester contre les paroles si bourgeoises
de Barnave. On
dirait que la Révolution, menacée d'un péril soudain, se repliait sur son
centre, la bourgeoisie modérée. Aussi bien l'action hardie et confiante de la
Constituante saisissant tout le pouvoir, envoyant partout l'ordre d'arrêter
le roi et ordonnant à tous les fonctionnaires publics de prêter un nouveau serment
à la Nation et à la loi ralliait autour d'elle tous les esprits. De toute
part, les adresses enthousiastes lui arrivaient. Partout les municipalités,
les directoires lui disaient que bien loin d'abattre le courage, le péril les
électrisait. Et partout aussi, sans que le mot de République fût prononcé, un
sentiment républicain se faisait jour. J'ai
déjà cité le mot admirable de la municipalité nantaise : « Le roi est parti ;
la Nation reste. » Il faut encore, entre bien d'autres adresses, noter celle
de la ville de Givet : « Le roi est parti, se dirent les bons citoyens, hé
bien ! cet événement n'a rien qui doive nous décourager. L'Assemblée
nationale suppléera à tout, et si la royauté était une récompense, ses
travaux immortels lui en ont mérité les droits ». C'est
la royauté de l'Assemblée élue, c'est-à-dire de la Nation elle-même qui
remplace la royauté défaillante et traîtresse des Capet. Les ouvriers des
ateliers publics, dont l'Assemblée, comme nous l'avons vu, venait de
prononcer la dissolution, se présentaient à la barre, non pas pour
récriminer, mais pour assurer l'Assemblée de leur dévouement à la patrie et à
la loi : « Un d'entre eux, dit le procès-verbal, prête en leur nom le serment
de fidélité à la Nation. Il fait de respectueuses représentations sur le
décret qui fixe l'époque de la cessation des ateliers de charité, et demande
le rapport de ce décret. Il jure que dans tous les cas ils ne seront jamais
infidèles à leur serment. » Ainsi l'adhésion était universelle. Le roi,
en partant, avait laissé à Laporte, intendant de la liste civile, un pli
cacheté. Ce pli fut remis au ministre de la justice Duport-Dutertre. C'était
une déclaration du roi à tous les Français. Il s'y plaignait longuement des
empiétements de l'Assemblée nationale sur l'autorité royale. Il affirmait
n'avoir jamais été libre, et il gémissait sur la médiocrité de la liste
civile (fixée
à 25 millions), sur
l'insuffisance des aménagements du palais des Tuileries. 11 terminait cette
terne et vulgaire déclaration par l'annonce filandreuse d'un changement
constitutionnel : « Français, et vous surtout Parisiens, vous habitants d'une
ville que les ancêtres de Sa Majesté se plaisaient à appeler la bonne ville
de Paris, méfiez-vous des suggestions et des mensonges de vos faux amis ;
revenez à votre roi ; il sera toujours votre père, votre meilleur ami. Quel
plaisir n'aura-t-il pas à oublier toutes les injures personnelles et à se
revoir au milieu de vous, lorsqu'une Constitution, qu'il aura acceptée
librement, fera que notre sainte religion sera respectée, que le gouvernement
sera établi sur un pied stable et utile par son action, que les biens et
l'état de chacun ne seront plus troublés, que les lois ne seront plus
enfreintes impunément et qu'enfin la liberté sera posée sur des bases fermes
et inébranlables. » C'était
la contre-Révolution. L'Assemblée écouta ce triste papier dans un silence
méprisant. Mais du coup se posa ou se précisa pour elle le problème : Quelle
attitude allait-elle prendre envers ce roi qui désertait son poste et qui
répudiait en bloc la Constitution dont il avait déjà sanctionné les parties
principales ? L'Assemblée comprit qu'elle ne pouvait laisser sans réponse
devant le pays la protestation royale, et elle rédigea une adresse aux
Français. Dans cette adresse, elle s'appliqua à ne pas créer de l'irréparable
et à réfuter vigoureusement les allégations de Louis XVI sans se mettre dans
l'obligation de prononcer sa déchéance. Elle
commença à exprimer l'hypothèse que Louis XVI pouvait bien avoir été enlevé.
C'est Démeunier qui, à la séance du 22 juin, lut le projet d'adresse aux
Français : « Un grand attentat vient de se commettre. L'Assemblée nationale
touchait au terme de son long travail, la Constitution était finie, les
orages de la Révolution allaient cesser, et les ennemis du bien public ont
voulu, par un seul forfait, immoler la Nation entière à leur vengeance. Le
roi et la famille royale ont été enlevés dans la nuit du 20 au 21 de ce mois.
» (Murmures.) Rœderer
interrompt avec violence : « C'est faux, il a lâchement déserté son poste...
» Démeunier
reprend : « Je prie l'Assemblée d'écouter avec attention jusqu'à la fin. Le
Comité de Constitution a rédigé son projet d'adresse dans le sens que les
circonstances ont paru lui dicter : peut-être après l'avoir entendu en entier
la réclamation qui vient d'avoir lieu n'existera plus. » L'adresse en effet,
après cette première réserve savamment calculée pour ménager toutes les chances
d'avenir, était très rigoureuse et très sévère. « La liberté publique sera
maintenue ; les conspirateurs et les esclaves apprendront à connaître
l'intrépidité des fondateurs de la liberté française, et nous prenons à la
face de la Nation, l'engagement solennel de venger la loi ou de mourir. » (Applaudissements.) « La
France veut être libre, et elle sera libre ; on cherche à faire rétrograder
la Révolution ; elle ne rétrogradera pas... » Et
Démeunier, rappelant tous les serments de fidélité du roi à la Constitution,
s'écrie : « Si un jour le roi ne déclarait pas que les factieux l'ont
entraîné, on aurait dénoncé son parjure au monde entier... » « Des
adresses de félicitations et de remerciements sont arrivées de toutes les
parties du royaume ; on dit que c'est l'ouvrage des factieux, oui sans doute,
de 24 millions de factieux. (Vifs applaudissements.)... On nous reproche de n'avoir pas
soumis la Constitution au refus du roi ; mais la royauté n'est établie que
pour le peuple, et si les grandes nations sont obligées de la maintenir,
c'est parce qu'elle est la sauvegarde de leur bonheur ; la Constitution lui
laisse sa prérogative et son véritable caractère. Vos représentants seraient
criminels s'ils avaient sacrifié 24 millions de citoyens à l'intérêt d'un
seul homme... » « La
capitale peut servir de modèle au reste de la France ; le départ du roi n'a
pas causé d'agitation, et, ce qui fait le désespoir de nos ennemis, elle
jouit d'une tranquillité parfaite. » (Vifs applaudissements.) « Il
est, envers les grandes Nations, des attentats que la générosité seule
peut faire oublier. Le peuple français était fier dans la servitude, il
montrera les vertus et l'héroïsme de la liberté. Que les ennemis de la
Constitution le sachent ; pour asservir de nouveau le territoire de cet
Empire, il faudrait anéantir la Nation. Le despotisme formera, s'il le veut,
une pareille entreprise ; il sera vaincu ou, à la suite de son affreux
triomphe, il ne trouvera que des ruines. » (Vifs applaudissements.) Ce sont
déjà presque les accents de la Marseillaise : mais en même temps, avec une
extrême prudence politique, l'Assemblée se réservait ou de constater que le
roi avait été contraint, ou de faire appel à la générosité de la Nation
envers ce grand attentat. Elle rappelait la nécessité de la Monarchie pour un
grand peuple, jusque dans le document qui accusait la royauté
contre-révolutionnaire. L'ARRESTATION DU ROI Mais,
en cette même séance du 22 juin, une demi-heure après la lecture de l'adresse
de Démeunier, des cris du dehors annoncent l'arrivée d'un courrier : on
entend dire confusément, note le procès-verbal : le roi est pris I le roi
est arrêté l Les députés rentrent avec précipitation dans la salle, une
grande agitation règne dans l'Assemblée, deux touriers entrent au milieu des
applaudissements et remettent un paquet au président. Le roi était pris en
effet ; c'étaient des lettres des officiers municipaux de Sainte-Menehould
annonçant qu'au passage le roi avait été reconnu et que Drouet courait à la
poursuite des voitures. « Il est 3 heures du matin et ils ne sont pas encore
revenus. » Mais des lettres de Chalon et de Clermont annonçaient qu'à
Varennes le roi avait été arrêté. En vain
avait-il essayé d'attendrir la municipalité de Varennes. En vain les
détachements de hussards, placés à Varennes, par Bouillé, avaient-ils été
invités à enlever le roi ; un gros rassemblement de peuple avait obligé les
hussards à se retirer, et le roi fut ramené vers Paris. L'Assemblée ordonna
immédiatement que Bouillé serait mis en état d'arrestation. Elle ordonna que
le roi fût reconduit sous la protection des gardes nationales et que toutes
les précautions fussent prises pour assurer sa vie. Elle dépêcha trois
commissaires : Pétion, Latour-Maubourg et Barnave à la rencontre de la
famille royale. En
apprenant l'arrestation du roi, les modérés de l'Assemblée se félicitèrent de
n'avoir prononcé aucune parole irrévocable. Ils n'avaient plus à craindre un
mouvement contre-révolutionnaire organisé et dirigé par le roi avec l'appui
de l'étranger. Ils songèrent dès lors à terminer la crise en douceur sans
bouleverser la Constitution, sans abolir la royauté et même sans remplacer le
roi. Au
langage si prudent tenu par Barnave dans la séance même du 21 juin,
c'est-à-dire sous le coup immédiat de la nouvelle du départ, il est clair que
dès ce moment il inclinait à cette solution. Il se peut, comme le disent ses
adversaires, qu'il ait été fasciné par la beauté et ému par la douleur de la
reine, pendant le voyage où il l'escortait, mais c'est bien dans une vue
politique, c'est bien, comme il avait coutume de le dire, pour « achever la
Révolution », qu'il conseille à tous ses amis de mettre le roi hors de cause
et de lui restituer son pouvoir. Il a
d'ailleurs lui-même, dans ses mémoires, expliqué sa conduite et analysé, de
son point de vue, l'état des esprits : « L'Assemblée ne se livra point à
cette précipitation, à cette affluence de mesures désespérées qui n'annoncent
que la faiblesse, mais elle pourvut à tout et aucune mesure importante ne fut
omise, et lorsque, deux jours après sa disparition, on apprit que le roi
était arrêté à Varennes, ah ! combien, dans ce moment, le long travail de la
calomnie fut promptement effacé, combien la confiance revint rapidement à
ceux dont chacun, au fond de son cœur, connaissait la sincérité, le
dévouement et l'inflexible courage. Ces moments sont ceux peut-être où il a
été le plus facile de distinguer l'esprit des différents partis qui
divisaient la gauche de l'Assemblée : Tandis que quelques-uns s'abandonnaient
à leurs chimères favorites, méditaient, dans des comités obscurs, les moyens
de profiter de ces événements pour parvenir à l'accomplissement de leurs
funestes décisions... tout le reste parut tourner les yeux sur ceux qui
s'étaient rendus le plus dignes de leur estime, et ces hommes qui, quelques
jours auparavant, étaient en butte aux attaques des factions, se virent
subitement environnés d'une confiance presque unanime et investis d'une
autorité qui approchait de la dictature. « Je
fus l'un des trois commissaires nommés pour accompagner le roi à son retour à
Paris ; époque à jamais gravée dans ma mémoire, qui a fourni à l'infâme
calomnie tant de prétextes, mais qui, en gravant dans mon imagination ce
mémorable exemple de l'infortune m'a servi sans doute à supporter facilement
les miennes. « Pour
juger si ce fameux voyage a changé quelque chose à mes dispositions
personnelles, il suffit d'examiner dans ma conduite ce qui le précède et si
tout est d'accord avec ce qui l'a suivi. « Avant
le voyage de Varennes comme depuis, je n'ai pas cru un moment que cet
événement inattendu dût porter atteinte à la Constitution. Les preuves, les
voici : 1° Le jour même du départ du roi, je proposai et je fis adopter à la
société des Jacobins une adresse à leurs sociétés affiliées, qui finissait
par ces mots : L'Assemblée nationale ! voilà notre guide : La Constitution !
voilà notre cri de ralliement. 2° Le lendemain, l'Assemblée avait décidé que
tous les militaires seraient tenus de lui prêter serment de fidélité. Je
concourus dans les comités réunis, à la rédaction du serment qu'ils
prescrivirent à l'Assemblée. La formule portait : Fidélité au roi
constitutionnel, car si nous eussions été réduits à faire la guerre, nous
devions la faire contre un rebelle, au nom de tous les pouvoirs nationaux.
L'Assemblée retrancha cette partie de la formule. 3° J'ai rédigé, dans les
mêmes comités, le décret qui réglait les pouvoirs des commissaires envoyés à
Varennes et qui leur enjoignaient spécialement de veiller à ce que le respect
dû à la dignité royale soit maintenue. 4° Lorsque nous eûmes joint la voiture
du roi, sur la route de Dormans à Epernay, et avant d'y être monté, le roi
répondit, à la lecture qui lui fut faite du décret de l'Assemblée nationale,
qu'il n'avait jamais eu l'intention de sortir de la France. Je me retournai
vers M. Dumas, qui était derrière moi, et je lui dis : Voilà un mot qui
sauvera le royaume. » Ce que
Barnave n'ajoute pas, c'est que, dès le retour du roi, il se fit son
conseiller et lui suggéra ou même rédigea pour lui les habiles réponses qu'il
fit aux commissaires de l'Assemblée chargés de l'interroger. L'agitation
populaire et l'agitation des clubs étaient assez grandes. Mais les modérés de
l'Assemblée étaient bien décidés à ne pas rouvrir l'inconnu en mettant le roi
en accusation. C'est le 13 juillet que l'ordre du jour de l'Assemblée appela
le rapport des comités sur les événements relatifs à l'évasion du roi et de
la famille royale. Le Comité de Constitution déclara que le roi était
inviolable ; que la Constitution n'avait pas prévu le délit de fuite avec une
précision suffisante ; que d'ailleurs si le roi pouvait facilement être mis
en cause, la stabilité que les législateurs ont voulu donner au pouvoir royal
par le maintien de la royauté serait sans cesse à la merci des accusateurs ;
que toujours les ministres devaient être responsables des actes du roi ; ou
que si le roi agissait à l'insu de ses ministres c'étaient les conseillers,
les inspirateurs de cet acte illégal qui étaient considérés, par une fiction
nécessaire, comme les principaux coupables. Et
c'est en ce sens que les Comités concluaient à mettre Bouillé en accusation
et le roi hors de cause. Barnave fit mieux que de résumer tous ces arguments
juridiques. Il fit appel, dans un discours très ample et très habile, à
l'instinct conservateur des révolutionnaires de l'Assemblée. Et au fond il
posa deux questions : Voulez-vous substituer la République à la monarchie ?
Voulez-vous susciter une Révolution nouvelle ? « On a très bien établi les
faits : mais je les prends en masse et je dis : tout changement est
aujourd'hui fatal ; tout prolongement de la Révolution est aujourd'hui
désastreux ; la question, je la place ici et c'est bien là qu'elle est
marquée par l'intérêt national. Allons-nous terminer la Révolution ?
Allons-nous la recommencer ? (Applaudissements répétés). Si vous vous défiez une fois
de la Constitution, où sera le point où vous vous arrêterez, et où
s'arrêteront surtout nos successeurs ?... « On
nous fait un grand mal quand on perpétue ce mouvement révolutionnaire qui
a détruit tout ce qui était à détruire et qui nous a conduits au point où il
fallait nous arrêter... Songez, messieurs, songez à ce qui se passera
après vous. Vous avez fait ce qui était bon pour la liberté, pour l'égalité ;
aucun pouvoir arbitraire n'a été épargné, aucune usurpation de l'amour-propre
ou des propriétés n'est échappée ; vous avez rendu tous les hommes égaux
devant la loi civile et devant la loi politique ; vous avez repris, vous avez
rendu à l'Etat tout ce qui lui avait été enlevé. De là résulte cette grande
vérité que si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire
sans danger ; c'est que dans la ligne de la liberté le premier acte qui
pourrait suivre serait l'anéantissement de la royauté ; c'est que dans la
ligne de l'égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait
l'anéantissement de la propriété. (Applaudissements.) La
question était largement posée : et au point de vue de la Révolution
bourgeoise Barnave aurait eu raison si l'on avait pu supposer que le roi
était maintenant résigné à la Révolution et qu'il ne tenterait pas, lui, de
la rouvrir à sa manière. Là était le point décisif : et il semble que c'est
sur ce point que les démocrates de l'extrême-gauche auraient dû porter leur
effort. Ils n'avaient en somme qu'une chose à dire. L'expérience démontre,
après tant de serments solennels et violés, que Louis XVI et la Révolution ne
peuvent s'accorder. LES THÈSES DES DÉMOCRATES Il est
permis de penser que ni le fils, ni le frère, ni le cousin de Louis XVI
n'accepteront avec plus de sincérité les principes révolutionnaires. H n'y a
donc qu'une solution : écarter non seulement le monarque mais la monarchie et
installer un véritable gouvernement national. C'est à tort que l'on
redouterait des agitations et du trouble : le calme profond de Paris et du
pays tout entier pendant l'absence du roi et pendant la royauté de
l'Assemblée démontre que la Nation est préparée à l'exercice direct de la
souveraineté toute entière. Au demeurant, les agitations seront bien plus
grandes si le roi, humilié par son arrestation, recommence ses entreprises
contre la Révolution. Il faudra alors procéder au milieu des orages et des
périls à un changement de Constitution que nous pouvons accomplir aujourd'hui
dans une tranquillité suffisante. A la thèse monarchique et conservatrice de
Barnave, c'est une thèse républicaine et démocratique qu'il fallait opposer.
L'extrême-gauche n'osa pas. Elle se borna à ergoter sur l'inviolabilité
royale. « Si le roi fait violence à votre femme ou à votre fille, le
déclarerez-vous inviolable ? » Pétion termina bien son discours en demandant
que le roi fût jugé soit devant l'Assemblée nationale, soit devant une
Convention ad hoc. » Mais sa pensée était très incertaine. Tout en
réclamant les poursuites, il paraissait prévoir et désirer l'acquittement : «
Quand il ne serait prononcé en définitive aucune peine, il est très essentiel
de déclarer qu'il peut en être prononcé et de consacrer le principe. « Si la
Nation, dans sa clémence, veut jeter un voile religieux sur le délit de celui
qu'elle a choisi pour son chef, il faut que cette clémence parle et que
l'absolution ne paraisse pas dictée par la loi. » Ce
n'est pas ainsi qu'on détermine un grand peuple à mettre en accusation la
royauté séculaire : il faut être réellement résolu à aller jusqu'au bout et à
frapper la monarchie. Pétion disait avec embarras. « Nous ne sommes pas
forcés de recourir à des rigueurs », et il annonçait, sans le formuler à la
tribune, un système qui concilierait tout. Ce système, qu'il expliqua par
écrit, consistait à « entourer le chef du pouvoir exécutif d'un certain
nombre de représentants du peuple électifs et temporaires ». C'était comme un
conseil exécutif délégué par l'Assemblée auprès du roi. Et, dans la pensée de
Pétion, le Conseil des ministres choisi par le roi subsistait, aussi. C'était
compliqué et puéril. C'était le maintien de la royauté avec un conseil de
tutelle qui aurait été ou ridicule ou souverain. Ah ! que d'efforts, que de
tâtonnements, que de transitions maladroites et incertaines pour passer de
l'idée de monarchie à l'idée de République ! Robespierre opposa en termes
vagues l'inviolabilité de la Nation à l'inviolabilité du roi, et sur la
République il eut les paroles les plus équivoques : « Qu'on m'accuse, si l'on
veut, de républicanisme ; je déclare que j'abhorre tout espèce de
gouvernement où les factieux règnent. Il ne suffit pas de secouer le joug
d'un despote ; l'Angleterre ne s'affranchit du joug de l'un de ses rois que
pour retomber sous le joug plus avilissant encore d'un petit nombre de ses
concitoyens. Je ne vois point parmi nous, je l'avoue, le génie puissant qui
pourrait jouer le rôle de Cromwell ; je ne vois pas non plus personne disposé
à le souffrir ; mais je vois des coalitions plus actives et plus puissantes
qu'il ne convient à un peuple libre, mais je vois des citoyens qui réunissent
entre leurs mains des moyens trop variés et trop puissants d'influencer
l'opinion. » La
question n'était pas là Il ne s'agissait pas de savoir si la République
substituée à la monarchie pourrait être plus ou moins menacée d'oligarchie.
Il s'agissait de savoir si, en ouvrant le procès du roi et de sa famille, on
était résolu à aller jusqu'à la République, qui était, pour tout homme sensé,
l'inévitable conséquence de la mise en jugement et de la condamnation de
Louis XVI[2]... Robespierre
se dérobait donc ; il se dérobait aussi lorsqu'il demandait « de quel droit
on excepte dans le décret les personnes qui ne sont pas inviolables ; je veux
parler de Monsieur, frère du roi, par exemple ». Il n'osait pas nommer la
reine. Le langage de l'abbé Grégoire fut plus net : « La défiance est la
sauvegarde d'un peuple libre : la confiance ne se commande pas. Hé bien,
pouvez-vous jamais réinvestir Louis XVI de la confiance nationale ? S'il
promet d'être fidèle à la Constitution, qui osera s'en porter garant ?... Je
demande qu'au plus tôt on assemble les collèges électoraux et qu'on nomme une
Convention nationale. » C'est la marche que la Révolution suivra une année
plus tard, après le 10 août. Mais l'abbé Grégoire lui-même n'ose pas dire : «
Et si cette Convention reconnaît qu'il y a incompatibilité non seulement
entre Louis XVI et la Révolution, mais entre la Révolution et la monarchie,
nous sommes prêts pour la liberté républicaine. » Lui aussi a laissé un voile
sur Parvenir prochain de la France. Grande faiblesse pour des politiques ! Le
vieux Vadier, auquel M. Tournier a consacré une pénétrante étude très
documentée, fut d'une extrême violence contre Louis XVI. L'ancien officier
démissionnaire après Rosbach, l'ancien procédurier, juge naguère au présidial
de Pamiers, crut le moment venu de sortir de l'ombre par un coup d'éclat. Il
prononça devant l'Assemblée, le 14 juillet, un discours où abondaient les
réminiscences de Marat : « Le décret que vous allez rendre décidera du salut
ou de la subversion de l'empire. Un grand crime a été commis ; il existe de
grands coupables ! L'Univers vous contemple et la Postérité vous attend. Vous
pouvez en un instant perdre ou consolider vos travaux. Il est, selon moi, une
question préliminaire à celle de l'inviolabilité : c'est celle de savoir si
un roi parjure qui déserte son poste, qui emmène avec lui l'héritier
présomptif de la couronne, qui se jette dans les bras d'un général perfide,
qui Veut assassiner sa patrie, qui répand un manifeste où il déchire la
Constitution ; si, dis-je, un tel homme peut être qualifié du titre de roi
des Français ? L'inviolabilité ne réside plus sur sa tête depuis qu'il a
abdiqué sa couronne. (Quelques membres de la partie gauche et les tribunes
applaudissent.) Aucun de nous a-t-il pu entendre qu'un brigand couronné... (La
grande majorité de la partie gauche murmure... Quelques applaudissements se
font entendre dans la salle et les tribunes. Plusieurs membres de la partie
droite se lèvent avec précipitation et menacent l'opinant.) Aucun de nous
a-t-il jamais pu croire qu'un brigand couronné pût impunément massacrer,
incendier, appeler dans le royaume des satellites étrangers ? Une telle
monstruosité enfanterait bientôt des Néron et des Caligula ! (On entend des
applaudissements). « Je
fais une question à ceux qui proposent de remettre le roi sur le trône :
Lorsqu'il s'agira de l'exécution de vos lois contre les traîtres à la patrie,
sera-ce au nom d'un transfuge, d'un parjure que vous la réclamerez ? Sera-ce
au nom d'un homme qui les a ouvertement violées ? Jamais une nation
régénérée, jamais les Français ne s'accoutumeront à un pareil genre
d'ignominie. N'est-ce donc pas assez d'avoir acquitté les déprédations de sa
faiblesse, d'avoir sauvé son règne d'une infâme banqueroute ? Ses valets,
dont le faste contraste tant avec le régime de l'égalité, nous accusent de
parcimonie. (Les applaudissement recommencent.) La sueur et le sang de
plusieurs millions d'hommes ne peuvent suffire à sa subsistance. Je ne veux
pas vous rappeler ici les circonstances de son règne, cette séance royale,
ces soldats envoyés pour entourer l'enceinte où vous étiez rassemblés ; en un
mot, la guerre et la faim dont on voulait en même temps affliger le royaume. «
Jetons sur tous ces désastres un voile religieux. (L'agitation se
manifeste dans les diverses parties de la salle.) On m'accuse de parler comme
Marat ; je fréquente peu la tribune. — Plusieurs voix s'élèvent dans la
partie droite : « Tant mieux ! monsieur, tant mieux ! » — Je n'ai d'autre
éloquence que celle du cœur ; je dois mon opinion à mes commettants ; je la
déclarerai au péril de ma vie. La Nation vous a revêtus de sa confiance ;
vous connaissez son vœu ; ne transigez pas, ou bien empressez-vous de rendre
aux corps électoraux l'activité que vous leur avez ôtée. Mais n'allez pas
vous charger d'une absolution qui ne peut que flétrir votre gloire. (Nouveaux
applaudissements.) Je conclus à ce que les complices, fauteurs ou adhérents
de la fuite du roi soient renvoyés à la Cour provisoire séant à Orléans, que
l'activité soit rendue aux corps électoraux pour choisir vos successeurs, et
qu'il soit nommé une Convention nationale pour prononcer sur la déchéance de
la couronne que Louis XVI a encourue. » (Les applaudissements de la
gauche et des tribunes recommencent.) C'est
déjà le langage et le ton de la Convention. Vadier envoie à Marat le texte de
son discours avec prière de le publier. Qui ne croirait que l'homme qui parle
du roi avec cette violence est au moins préparé à l'idée de la République ?
Or, le surlendemain 16 juillet, le décret sur l'inviolabilité royale ayant
été adopté, Vadier déclara à la tribune : « J'ai développé hier une opinion
contraire à l'avis des comités avec toute la liberté qui doit appartenir à un
représentant de la Nation. Cependant je déclare que je déteste le régime
républicain, je le crois subversif et inconciliable avec notre situation
politique ; mais aujourd'hui que la loi est rendue et quoique je n'aie pas
été d'avis de l'inviolabilité absolue du roi, je déclare qu'autant j'ai mis
de zèle à soutenir mon opinion avant le décret, autant j'en emploierai
aujourd'hui à en maintenir l'exécution, et s'il faut sacrifier ma vie pour le
défendre en bon citoyen, je la sacrifierai de grand cœur ! » (Vifs
applaudissements.) Quel
agneau ! Marat, exaspéré, l'accusa d'avoir reçu de l'or de la Cour. La vérité
est simplement que Vadier était un homme de peu de consistance, que le
courant monarchiste était encore très fort, et que le procédurier finaud,
après s'être signalé à l'attention par un coup de réclame, rentrait
prudemment dans le rang pour attendre ta suite des choses. Plus tard, il se
vanta de son discours contre le roi et se garda bien de 'appeler son désaveu
de la République. « Ce n'est pas sans indignation que j'ai vu ces vampires
voraces, au mois de juillet 1791, se prosterner traîtreusement devant ce
mannequin couronné, lorsqu'on le ramena de Varennes, prostituer leurs talents
à le remonter sur le trône, tandis que leur devoir était de le conduire à
l'échafaud ; mais ils avaient besoin de ce monstre pour assouvir leur
insatiable cupidité. La minorité incorrompue du corps constituant fut
interdite à la vue de cette ignominieuse coalition ; l'énergie qu'elle avait
développée dans son adolescence fit place à une espèce de torpeur, déplorable
effet de sa caducité. Je fus le seul qui eus la courageuse audace de
proposer une Convention nationale pour juger ce roi parjure et fugitif...
J'osai demander au nom de la Nation outragée la tête de ce scélérat couronné.
Je fus donc le seul qui osai, d'une main hardie, porter la cognée sur le
colosse de la royauté, et qui osai poser la première pierre de l'édifice
républicain. » On sait
ce qu'il faut penser de ces hâbleries ; mais ce qui est vrai, ce qui est à
retenir, c'est la « torpeur », le défaut de vigueur de l'extrême-gauche
démocratique... Comment l'expliquer ? Sans doute, tout en demandant des
poursuites contre le roi, elle avait le sentiment qu'il serait difficile
d'obtenir contre lui une condamnation. En fait, la tentative du roi n'avait
pas abouti : il lui était permis de dire qu'il n'avait pas voulu quitter le
royaume ; les étrangers n'avaient pas mis leurs troupes en mouvement ; les
négociations de trahison conduites par le roi avec les souverains de l'Europe
étaient inconnues ; ainsi, l'énergie du sentiment national, qui, au 10 août
1792, emporta la royauté, complice des premières défaites, n'aurait pas suffi
à la fin de 1791, et en pleine paix, à refouler les vieux instincts
monarchiques. Dès lors, le procès ne devenait-il pas dangereux et n'aurait-il
point pour unique effet de ramener au roi les sympathies ? Cette crainte
secrète paralysait à coup sûr les démocrates de l'Assemblée. De
plus, l'idée de la République était toute nouvelle. Tous comprenaient bien
qu'il ne pouvait s'agir ni d'une république comme celles de la Grèce et de
Rome, fondées sur l'esclavage, ni d'une République aristocratique comme celle
de Genève. L'exemple
d'un pays neuf comme l'Amérique ne pouvait non plus être invoqué. C'est donc
une République sans précédent qu'il s'agissait de créer : et la plupart des
révolutionnaires reculaient devant cette entreprise incertaine et obscure.
Voilà pourquoi l'Assemblée vota la mise hors de cause de Louis XVI et se
prépara tout doucement à lui rendre le pouvoir à la seule condition qu'il
voulût bien accepter l'ensemble de la Constitution révisée. Mais,
malgré tout, la secousse fut forte : et on peut dire que dès ce jour le roi
et la royauté n'ont plus une seule faute à commettre. La suspension de
l'autorité royale est, en fait, un premier essai du régime républicain.
L'idée de République est posée. Quelques grands esprits commencent à la
formuler nettement : et si le peuple n'est pas encore nettement républicain,
du moins, est-il prêt à suivre jusqu'à la République le mouvement de la
Révolution. Brissot mêlait à ses idées républicaines trop d'intrigues, trop
de combinaisons à échappements multiples. C'est lui qui avait suggéré à
Pétion l'idée bizarre du Conseil exécutif. Ce qui
est plus remarquable, c'est que dès cette époque il s'appliquait à préparer
l'opinion à ne pas redouter l'intervention étrangère. Il disait aux Jacobins
dans la séance du 10 juillet : « On ne peut mettre, disent les comités, le
roi en cause, on ne peut le juger sans s'exposer à la vengeance des
puissances étrangères. On fait entrevoir à l'Assemblée nationale un tableau
effrayant des calamités que leur ligue, leur invasion entraînerait en France.
C'est avec ces terreurs imaginaires qu'on espère ranger autour d'un parti
honteux ou faible des patriotes sincères, mais timides et peu instruits...
Qui êtes-vous ? un peuple libre : et on vous menace de quelques brigands
couronnés et de meutes esclaves ! Athènes et Sparte ont-ils jamais craint les
armées innombrables que les despotes de la Perse traînaient à leur suite ?
A-t-on dit à Miltiade, à Cimon, à Aristide : Recevez un roi du vous périrez ?
Ils auraient répondu dans un langage digne des Grecs : Nous nous verrons à
Marathon, à Salamine... » Et les Français aussi auront leur Marathon, leur
Salamine, s'il est des puissances assez folles pour les attaquer. Ici,
messieurs, le nombre est même du côté de la liberté, et nuls aurons à envier
aux Spartiates la gloire qu'ils ont eue de lutter avec peu de héros contre
des nuées ennemies : Nos Thermopyles seront toujours couvertes de légions
nombreuses. » «
D'ailleurs, disait-il, les puissances doivent éviter la guerre précisément
pour éviter le contact du peuple avec la France révolutionnaire. Est-ce en
s'armant contre nous, en inondant la France de leurs troupes, que les rois
étrangers préviendront la contagion de la liberté ? Peuvent-ils croire que
leurs soldats n'entendront pas ces saints cantiques : qu'ils ne seront pas
ravis d'une Constitution où toutes les places sont ouvertes à tous ; où
l'homme est l'égal de l'homme ? Ne doivent-ils pas craindre que leurs soldats
n'imitent la conduite des Allemands en Amérique, ne s'enrôlent sous les
drapeaux de la liberté, ne se mêlent dans nos familles, ne viennent cultiver
nos champs qui deviendront les leurs ? » « Ce
n'est pas seulement ceux qui resteront avec nous qu'ils auront à redouter,
mais ceux qui, lassés d'une guerre impie et infructueuse, retourneront chez
eux. Ceux-là feront naturellement des comparaisons de leur sort avec le sort
des Français, de la perpétuité de leur esclavage avec l'égalité des autres. Ils
trouveront leurs seigneurs plus insolents, leurs ministres plus oppresseurs,
les impôts plus pesants et ils se révolteront. La Révolution américaine a
enfanté la Révolution française ; celle-ci sera le foyer sacré d'où partira
l'étincelle qui embrasera les nations dont les maîtres oseront l'approcher !
» Ainsi,
dans la tête active de Brissot, est formé dès maintenant tout le système
prochain de la Révolution : la tendance à la République, la Révolution
belliqueuse, la guerre de propagande. En ces
chaudes et troubles journées de juillet, bien des idées fermentaient. Mais
elles étaient trop confuses et trop contradictoires pour prendre sur les
événements. Par
exemple, le procès intenté à Louis XVI pouvait appeler sur la France
révolutionnaire la violence des rois : Brissot dit, non sans témérité, que la
France était prête à repousser l'agression du monde. Mais que devenait alors
le procès même ? Le roi
ne pouvait alors être acquitté sans que cette absolution parût une concession
de la peur à la force armée des souverains. C'était donc la condamnation
obligatoire non seulement du roi, mais de la monarchie pour les droits de
laquelle les rois et les empereurs auraient pris les armes. De l'hypothèse de
Brissot la République jaillissait donc nécessairement. Et
pourtant cette République nécessaire, Brissot lui-même la masquait par toutes
sortes de combinaisons compliquées comme celle du conseil exécutif. Le
brusque départ du roi et sa tentative, à demi innocente pour avoir été
arrêtée à temps, obligent les démocrates, les républicains, à avouer leur
système avant que l'heure soit venue. De là toutes les réticences, toutes les
mollesses de ce qu'on pourrait appeler l'opposition démocratique de juillet
1791. Condorcet,
avec beaucoup de sérénité et de grandeur, défendit l'idée républicaine. C'est
le premier manifeste de philosophie politique où la République soit vraiment
affirmée avec force, et non comme un rêve lointain, mais comme l'immédiate
nécessité. Il ne manque à la démonstration de Condorcet, pour être décisive,
que d'avoir prévu le péril d'une dictature militaire, survenant après de
grandes guerres et de grandes victoires. « Les
amis de la royauté nous disent : il faut un roi pour ne pas avoir un tyran :
un pouvoir établi et borné par la loi est bien moins redoutable que la puissance
usurpée d'un chef qui n'a d'autres limites que celles de son adresse et de
son audace. « Mais
cette puissance d'un usurpateur est-elle à craindre pour nous ? Non sans
doute : la division de l'empire en départements suffirait pour rendre
impossible ces projets ambitieux — il s'agit, bien entendu, de l'organisation
administrative de la Révolution où les autorités départementales et locales
sont toutes électives —... La division des pouvoirs, fondée non seulement sur
cela, mais sur la différence des fonctions, est une barrière... Enfin la
liberté de la presse, l'usage presque universel de la lecture, la multitude
de papier publié suffisent pour préserver de ce danger. Pour tout homme qui a
lu avec attention l'histoire de l'usurpation de Cromwell, il est évident
qu'une seule gazette eût suffi pour en arrêter le cours : il est évident que
si le peuple d'Angleterre eût su lire d'autres livres que la Bible, l'hypocrite,
démasqué dès ses premiers pas, eût bientôt cessé d'être dangereux. » « Les
tyrans populaires ne peuvent agir que sous le masque et dès qu'il existe un
moyen sûr de le faire tomber avant le succès, de les forcer à marcher le
visage découvert, ils ne peuvent plus être à craindre. » Foi
admirable dans la puissance de la liberté et de la lumière... « Un
roi, dit-on, est nécessaire pour donner de la force au pouvoir exécutif ;
mais dans un pays libre il n'existe de force réelle que celle de la Nation
même, les pouvoirs établis par elle et pour elle ne peuvent avoir que la
force qui naît de la confiance du peuple et de son respect pour la loi. Quand
l'égalité règne, il faut bien un peu de force pour forcer les individus à
l'obéissance, si l'intérêt de toutes les parties de l'Empire
est qu'aucune d'elle ne se soustraie à l'exécution des lois que les
autres ont reconnues. « On
parle toujours comme au temps où des, associations puissantes donnaient à
leurs membres l'odieux privilège de violer les lois, comme au temps où il
était indifférent à la Bretagne que la Picardie payât ou non les impôts.
Alors, sans doute, il fallait une grande force aux chefs du pouvoir exécutif,
alors nous avons vu que même celle du despotisme armé ne lui suffisait pas. Il
a existé des abus, des dangers contre lesquels l'existence d'un roi a été
utile, et sans cela y aurait-il eu jamais des rois ? Les institutions
humaines les plus vicieuses sont-elles autre chose que des remèdes
maladroitement appliqués à des maux imaginaires ou réels ?... C'est au
contraire l'existence d'un chef héréditaire qui ôte au pouvoir exécutif toute
sa force utile en armant contre lui la défiance des amis de la liberté, en
obligeant à lui donner des entraves qui embarrassent et retardent ses
mouvements. La force que l'existence d'un roi donnerait au pouvoir exécutif
ne serait, au contraire, que honteuse et nuisible ; elle ne pourrait être que
celle de la corruption. « Nous
ne sommes plus au temps où l'on oserait compter, parmi les moyens d'assurer
la puissance des lois, cette superstition impie qui faisait d'un homme une
espèce de divinité. Sans doute, nous ne croyons plus qu'il faut,
pour gouverner les hommes, imposer à leur imagination par un faste puéril et
que le peuple sera tenté de mépriser les lois si leur suprême exécuteur n'a
pas un grand maître de la garde-robe. » Ainsi,
Condorcet, avec une haute philosophie historique, reconnaît que la royauté a
été utile. Mais elle a cessé de l'être depuis que la société française,
devenue plus homogène par l'effet de la Révolution, favorise par son unité
même le jeu du pouvoir exécutif. Et le prestige religieux qui s'attachait à
la monarchie s'étant évanoui à la lumière de la raison, l'inutilité présente
des rois apparaît sans voile. Voici
maintenant des vues admirables de philosophie historique : « Des hommes qui
se souviennent des événements de l'histoire, mais qui ne connaissent pas
l'histoire, sont effrayés des tumultes, des injustices, de la corruption de
quelques républiques anciennes. « Mais
qu'ils examinent ces Républiques, ils y verront toujours un peuple souverain
et des peuples sujets ; ils y verront dès lors de grands moyens pour
corrompre ce peuple et un grand intérêt de le séduire. Or, ni cet intérêt ni
ces moyens n'existent quand l'égalité est entière non seulement entre les
citoyens, mais entre tous les habitants de l'Empire. Que le peuple d'une
ville règne sur un grand territoire, que celui d'une province domine par la
force sur des provinces voisines, ou qu'enfin des nobles répandus dans un
pays y soient les maîtres de ceux qui l'habitent, cet empire d'une multitude
sur une autre est la plus odieuse des tyrannies ; cette forme du corps
politique est la plus dangereuse pour le peuple qui obéit comme pour le
peuple 'qui commande. Mais est-ce là ce que demandent les vrais amis de la
liberté, ceux qui veulent que la raison et le droit soient les seuls maîtres
des hommes ? Aux dépens de qui pourrions-nous satisfaire à l'avidité de nos
chefs ? Quelles provinces conquises un général français dépouillera-t-il pour
acheter nos suffrages ? Un ambitieux nous proposera-t-il, comme aux
Athéniens, de lever des tributs sur les alliés pour élever des temples ou
donner des fêtes ? PROMETTRA-T-IL À NOS SOLDATS, COMME AUX CITOYENS DE
ROME, LE PILLAGE
DES ESPAGNES OU DE
LA SYRIE ? Non, sans doute, et c'est
parce que nous ne pouvons être un peuple-roi, que nous resterons un peuple
libre. » On ne
peut lire ce passage extraordinaire sans une émotion d'enthousiasme et de
douleur. Si j'osais emprunter le langage d'un art qui n'était point inventé
encore, je dirais que dans les dernières lignes Condorcet nous donne comme
une épreuve négative de la monstrueuse tyrannie napoléonienne. H nous semble
voir tout le butin de la Syrie et des Espagnes payant la servitude héroïque
des généraux de César. Au fond, bien qu'il n'ait pas pressenti, comme bientôt
le pressentira Robespierre, que de la lutte armée de la Révolution contre les
rois une dictature militaire sortirait, Condorcet ne se trompait point sur la
condition vitale de Ra liberté républicaine. Elle suppose, de la part de la
France, une politique de paix constante et profonde. Par le
plus tragique des contrastes, la grande conception de liberté et de paix de
Condorcet s'affirme au moment même où Brissot formule la politique
belliqueuse de la Révolution. Comment fut-elle jetée dans la voie d'aventure
et de péril qu'ouvrait le parti de Brissot ? La guerre était-elle nécessaire,
et pourquoi ? Nous étudierons à fond ce terrible problème quand la
Révolution, en avril 1792, jette a ses premiers
défis de guerre. Mais
maintenant il nous plaît, en regard de la politique belliqueuse de Brissot,
que la force des événements et la faiblesse des hommes imposeront à la
Révolution, de dresser le sublime idéal (le paix républicaine tracé par
Condorcet. Il nous plaît, que dans le premier manifeste grand et noble de
l'esprit républicain, dans le premier titre philosophique et politique dont
nous puissions nous réclamer, la paix soit liée d'une chaîne d'or à la
liberté. C'est bien là notre vrai et noble destin. En un sens idéal, qui ne
contrarie pas le déterminisme des faits de l'histoire, la formidable épopée
guerrière de Napoléon est une déviation révolutionnaire. En rentrant dans la
politique de paix, nous rentrons dans notre vérité à-nous ; nous retrouvons
notre lumineux chemin marqué dès juillet 1791 par le philosophe en qui le
génie du xviii° siècle s'élargissait à la mesure des événements nouveaux. L'AGITATION RÉPUBLICAINE Pendant
que Condorcet agitait ces spéculations sublimes et s'efforçait en vain
d'amener la Constituante à la République, le peuple, en bien des points se
soulevait. Aux Cordeliers, aux Jacobins, des voix irritées réclamaient la
mise en jugement du roi. Les Cordeliers, sous l'inspiration de Danton,
allaient plus loin. Ils demandaient qu'on en finît avec tous les rois. Dans
la séance des Jacobins du 22 juin, le lendemain même du jour où avait été
connue la fuite du roi, un ami de Danton, Robert, porte toute vive la pensée
républicaine des Cordeliers : « J'étais à quatre heures au club des
Cordeliers, je fus envoyé avec deux autres membres de ce club pour porter à
la Société Fraternelle une adresse pour demander la destruction de la
monarchie. » Des
cris d'indignation, dit le procès-verbal, s'élevèrent de toutes parts. Les
Jacobins ne voulaient pas sortir de la légalité constitutionnelle, et
Brissot, qui avait d'abord lancé un mot d'ordre de république, recula et
louvoya. Robespierre, craignant d'être entraîné hors du terrain légal qui
seul lui paraissait solide, continue ses symétries savantes. Il n'est ni
républicain ni monarchiste. Il veut la Constitution et la liberté. Le vif
courant populaire des Cordeliers semble se briser, sur le roc de la légalité
jacobine. Pourtant les Jacobins eux-mêmes commencent à s'ébranler. Les
Cordeliers, animés par les événements, venaient plus souvent aux Jacobins,
ils envoyaient des délégations, ils assistaient aux séances. Il se faisait
ainsi comme un mélange de l'esprit révolutionnaire et spontané des uns, de
l'esprit révolutionnaire et légal des autres. D'ailleurs,
le peuple ouvrier, remué par la grandeur du drame et par les mystérieuses
promesses que renfermait pour lui l'inconnu des événements, affluait dans les
clubs où jusque-là la bourgeoisie seule s'était pressée. Barnave signale avec
insistance et avec son habituelle netteté de vues cette soudaine pénétration
des éléments prolétaires dans la Révolution bourgeoise. «
Paris, dit-il, qui depuis le départ du roi n'avait cessé d'offrir le tableau
le plus imposant, fut menacé de quelques troubles à l'approche de la
délibération qui devait prononcer sur l'inviolabilité ; ce n'est pas que 'la
presque unanimité des citoyens ne fût fort tranquille, mais les Jacobins,
livrés aux différents partis qui espéraient faire triompher leur système sur
la condamnation de Louis XVI, étaient violemment agités. On était parvenu
à soulever un assez grand nombre d'ouvriers occupés aux différents ateliers
près de Paris, gens qui, quoique tous sans propriété, la plupart sans patrie
connue, et souvent, à ce qu'on avait cru jusqu'alors, sans lumières
politiques, parurent cependant attacher un grand intérêt à la punition du
tyran. » H est
inutile de relever le ton dédaigneux et presque insultant de Barnave. C'est
le fait seul qu'il importe de retenir. Barnave ajoute : «
Tandis que Paris applaudissait à ce décret (qui mettait le roi hors de
cause), les Jacobins s'en indignèrent ; ils proclamèrent hautement
l'insurrection, ils admirent dans leur sein une multitude d'ouvriers, qu'ils
appelèrent la Nation et les incitèrent à la révolte. » Ainsi,
tandis que Barnave et les chefs de la bourgeoisie modérée font appel « aux
propriétaires et aux hommes pensants » pour maintenir la Constitution malgré
la fuite du roi, et pour raffermir la monarchie, les bourgeois démocrates
ouvrent leurs rangs aux ouvriers pour commencer la lutte contre le pouvoir
royal. Pendant que l'Assemblée discutait, des pétitions, les unes violentes,
d'autres plus mesurées, étaient proposées aux Cordeliers et aux Jacobins. Les
Cordeliers, dès le départ du roi, allaient droit à la République. « Nous
étions esclaves en 1789, nous nous étions crus libres en 1790, nous le sommes
à la fin de 1791. » « Législateurs,
vous aviez distribué les pouvoirs de la Nation que vous représentez ; vous
aviez investi Louis XVI d'une autorité démesurée ; vous aviez consacré la
tyrannie en l'instituant roi inamovible, inviolable et héréditaire ; vous
aviez consacré l'esclavage des Français en déclarant que la France était une
monarchie. « Les
bons citoyens ont gémi, los opinions se sont choquées avec véhémence, mais la
loi existait et nous lui avons obéi, nous attendions notre salut du progrès
des lumières et de la philosophie. « Ce
prétendu contrat entre une nation qui donne tout et un individu qui, ne
fournit rien semblait devoir être maintenu, et jusqu'à ce que Louis XVI eût
été traître et ingrat, nous ne pouvions imputer qu'à nous-mêmes d'avoir gâté
notre propre ouvrage. « Mais
les temps sont changés. Elle n'existe plus, cette prétendue convention d'un
peuple avec son roi. Désormais Louis XVI n'est plus rien pour nous, à moins
qu'il ne devienne notre ennemi. « Nous
voilà donc au même état où nous étions lors de la prise de la Bastille : libres
et sans roi. Reste à savoir s'il est avantageux d'en nommer un antre. « La Société
des Amis des Droits de l'Homme pense qu'une nation doit tout faire ou par
elle ou par des officiers amovibles et de son choix ; elle pense qu'aucun
individu, d'ans l'Etat, ne doit, raisonnablement, posséder assez de
richesses, assez de prérogatives, pour pouvoir corrompre les agents de
l'administration politique ; elle pense qu'il ne doit exister aucun emploi
dans l'Etat qui ne soit accessible à tous les membres de l'Etat ; elle pense
enfin que plus un emploi est important, plus sa durée doit être courte,
passagère. » «
Pénétrée de la vérité, de la grandeur de ces principes, elle ne peut donc
plus se dissimuler que la royauté, que la royauté héréditaire surtout, est
incompatible avec la liberté. « Telle
est 'son opinion : elle en est comptable à tous les Français. Elle prévoit
qu'une telle proposition va faire lever une légion de contradicteurs, mais la
Déclaration des Droits elle-même n'a-t-elle pas éprouvé des contradictions ?
— Quoi qu'il en soit, cette question est assez importante pour mériter une
discussion sérieuse de la part des législateurs. Déjà ils ont manqué une
fois la Révolution par un reste de condescendance pour le fantôme de la
royauté (sans doute après le 14 juillet), il a disparu ce fantôme ; agissons donc sans
crainte et sans terreur et tâchons de ne pas le faire revivre. « La
Société des Droits de l'Homme et du Citoyen n'aurait peut-être pas de sitôt
demandé la suppression de la royauté si le 'roi, fidèle à ses serments, s'en
fût fait un devoir, si les peuples, toujours dupes de cette institution
funeste au genre humain n'eussent enfin ouvert les yeux à la lumière. « Mais
aujourd'hui que le roi, libre de garder la couronne, l'a volontairement
abdiquée, aujourd'hui que da voix publique s'est fait entendre, aujourd'hui
que tous les citoyens sont désabusés, nous nous faisons un devoir de servir
d'organe à leur intention en demandent instamment et à jamais la destruction
de ces fléaux de la liberté. «
Législateurs, vous avez une grande leçon devant les yeux : sachez bien,
qu'après ce qui vient de se passer, il est impossible que vous parveniez à
inspirer au peuple aucun degré de confiance dans le fonctionnaire appelé roi
et d'après cela nous vous conjurons, au nom de la patrie, ou de déclarer sur
le champ que la France n'est plus une Monarchie, qu'elle est une République,
ou au moins d'attendre que tous les départements, que 'toutes les Assemblées primaires,
aient émis leur vœu sur cette question importante avant de penser à replonger
une seconde fois le plus bel empire du monde dans les entraves du
monarchisme. » Voilà
qui est net : c'est le premier manifeste populaire et politique de la
République dont Condorcet formulait le manifeste philosophique. Le
lendemain 23 juin, Danton, de sa voix puissante, proclamait aux Jacobins que
le roi était un criminel ou un imbécile ; or « l'individu royal ne peut plus
être 'roi, dès qu'il est imbécile, et ce n'est pas un régent qu'il faut,
c'est un conseil à l'interdiction. « Le
conseil ne peut être pris dans le corps législatif. II faut que les
départements s'assemblent, que chacun d'eux nomme un électeur, que ces
électeurs nomment ensuite les dix ou douze membres qui devront composer ce
conseil, et qui seront changés, comme les membres de la législature, tous les
deux ans. » En
fait, sous la forme sarcastique d'un conseil judiciaire pour la royauté
imbécile, c'était l'organisation définitive du pouvoir exécutif républicain
que proposait Danton[3] il était déjà l'homme du 10
août, et sa clairvoyante et audacieuse pensée allait bien au-delà des vagues
et prudentes généralités .de Robespierre. L'idée
grandissait, aux Cordeliers, aux Jacobins, qu'il faudrait, par voie de
pétition, faire appel à l'Assemblée elle-même de la décision de l'Assemblée,
si elle rétablissait le roi. Le 15 juillet, Laclos propose aux Jacobins une
formule de pétition assez modérée et constitutionnelle. Cette
pétition fut portée au Champ-de-Mars avec toutes les formes légales le 16
juillet, et elle n'excita qu'un médiocre intérêt[4]. C'était un langage plus
véhément et plus net qu'attendait le peuple. Devant cette agitation naissante
l'Assemblée constituante s'énervait un peu. Elle
sentait bien, malgré tout, ce qu'il y avait de factice dans la solution
adoptée par elle. Proclamer que Bouillé était le principal coupable et mettre
le roi hors de cause c'était un expédient qui laissait à coup sûr du trouble
dans l'esprit du législateur lui-même. Aussi,
comme il arrive toujours aux pouvoirs qui ne sont pas bien contents
d'eux-mêmes, l'Assemblée voulut imposer le Silence et traiter comme des
factieux tous les protestataires. Dans la séance du 16 juillet elle manda à
sa barre les officiers municipaux, les accusateurs publics, les ministres, et
elle leur donna l'ordre de réprimer avec vigueur toute agitation. Le maire
Bailly fut spécialement appelé, et plusieurs députés se plaignirent que la
veille et le LE
MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS 399 matin
même la municipalité eût manqué de fermeté. Funestes reproches qui
contribuèrent sans doute beaucoup aux tristes événements du lendemain. LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS Les
Cordeliers avaient décidé en effet de porter au Champ-de-Mars une pétition
plus énergique. Les Jacobins, envahis, la veille au soir, par un flot de
manifestants venus du Palais-Royal, s'étaient séparés sans prendre de
décision[5] ; mais le peuple, dont
l'animation croissait, alla, en assez grande masse, au Champ-de-Mars ; toute
l'après-midi, la pétition se couvrit de signatures. Elle était ainsi conçue : « Sur
l'autel de la Patrie, le 17 juillet, l'an III (de la Révolution). « Représentants de la Nation, « Vous
touchiez au terme de vos travaux ; bientôt des successeurs, tous nommés par
le peuple, allaient marcher sur vos traces sans rencontrer les obstacles que
nous ont présentés les députés de deux ordres privilégiés, ennemis
nécessaires de tous les principes de la sainte égalité. Un grand crime se
commet : Louis XVI fuit, il abandonne indignement son poste, l'Empire
est à deux doigts de l'anarchie. Des citoyens l'arrêtent à Varennes, il est
ramené à Paris. « Le
peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur le
sort du coupable sans avoir entendu l'expression du vœu des
quatre-vingt-trois autres départements[6]. « Vous
différez. « Une
foule d'adresses arrivent à l'Assemblée ; toutes les sections de l'Empire
demandent simultanément que Louis soit jugé. Vous, Messieurs, avez préjugé
qu'il était innocent et inviolable, en déclarant, par votre décret d'hier,
que la Charte constitutionnelle lui sera présentée alors que la Constitution
sera achevée. «
Législateurs, ce n'était pas là le vœu du peuple, et nous avions pensé que
votre plus grande gloire, que votre devoir même consistait à être les organes
de la volonté publique. « Sans
doute, Messieurs, que vous avez été entraînés à cette décision par la foule
de ces députés réfractaires qui ont fait d'avance leur protestation contre
toute espèce de constitution ; mais, Messieurs, représentants d'un peuple
généreux et confiant, rappelez-vous que les deux cent trente protestants (les
députés de la droite qui avaient déclaré, après l'arrestation du roi, qu'ils
ne prendraient plus part aux délibérations) n'avaient plus de voix à l'Assemblée
nationale ; que le décret est donc nul et dans la forme et dans le fond ; nul
au fond, parce qu'il est contraire au vœu du souverain ; nul en la forme,
parce qu'il est porté par deux cent quatre-vingt-dix individus sans qualité. « Ces
considérations, toutes en vue du bien général, le désir impérieux d'éviter
l'anarchie à laquelle nous exposerait le défaut d'harmonie entre les
représentants et les représentés, tout nous fait la 'loi de vous demander, au
nom de la France entière, de revenir sur ce décret, de prendre en
considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que le roi a abdiqué, de
recevoir son abdication et de convoquer un nouveau pouvoir constituant pour
procéder d'une manière vraiment nationale au jugement du coupable et surtout
au remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif. » Pour la
première fois depuis les journées d'octobre 1789, la partie la plus ardente
du peuple s'élève contre une décision de l'Assemblée. En octobre, au marnent
où l'on craignait que l'Assemblée donnât au roi le veto absolu, les
démocrates aussi disaient que sa décision serait nulle, parce que les
représentants de la Noblesse et du Clergé, qui formaient la moitié de
l'Assemblée, n'avaient pas le droit de décider au nom de la Nation. Cette
fois, c'est parce que les députés de la droite, après avoir annoncé qu'ils ne
voteraient plus, avaient cependant pris part au scrutin sur l'inviolabilité
du roi, que les juristes de la démocratie contestaient la validité du vote. Pendant
que la pétition se couvrait de signatures, sans désordre d'ailleurs et sans
cris, la municipalité, réunie à l'Hôtel de Ville, était dans le plus grand
émoi. Le matin, sous l'autel de la Patrie, deux hommes avaient été trouvés :
ils s'étaient cachés là probablement avec une pensée égrillarde, dans
l'espoir que des femmes monteraient aux marches de l'autel. Découverts, ils
furent tués par le peuple, qui les soupçonna d'avoir voulu pratiquer une mine
sous l'autel de la Patrie. La nouvelle de ce meurtre parvint, enflée et
déformée, jusqu'à la mairie. Le sang coule ! L'émeute est maîtresse du
Gros-Caillou ! La municipalité proclama la loi martiale. Le drapeau rouge,
drapeau de la répression bourgeoise, fut arboré aux fenêtres de l'Hôtel de
Ville. Le maire et La Fayette, en tête de bataillons de gardes nationaux, se
mirent en marche vers le Champ-de-Mars. Ils y arrivèrent tard, vers sept
heures et demie ou huit heures moins un quart, presque à la tombée du jour.
La foule était nombreuse, mais calme. A l'arrivée des gardes nationaux,
l'émoi, la colère aussi s'emparent du peuple. Des cris hostiles sont poussés.
A bas le drapeau rouge ! A bas 'les baïonnettes ! Quelques pierres sont
jetées ; au témoignage de Bailly, un coup de pistolet est tiré, la balle
effleure le maire et va percer la cuisse d'un dragon. Effrayés ou irrités,
les gardes nationaux font feu sans prendre le temps d'adresser au peuple les
trois sommations légales. Bailly
assure que, cette première fois, fis tirèrent en l'air et que personne ne fut
blessé. Il est étrange que des hommes qui avaient assez de sang-froid pour
tirer en l'air n'en aient pas eu assez pour attendre les sommations légales.
Le peuple, exaspéré par cette décharge, jette de nouveau des projectiles, et
la garde nationale lait feu. Au 'dire des démocrates ; plusieurs centaines
d'hommes et de femmes tombèrent dans ce que Marat appela le « gouffre
infernal du Champ-de-Mars ». Bailly, dans son rapport du 18 juillet à la
Constituante, n'avoue que onze à douze morts et une dizaine de blessés. Il y
eut, en tout cas, une large effusion de sang. Ce ne fut point là à proprement
parler, une bataille sociale de la bourgeoisie et des prolétaires, car c'est
une fraction de la bourgeoisie qui avait rédigé la pétition, et la question
de la propriété n'était point posée. Pourtant, il est certain que la
bourgeoisie possédante était du côté de 'l'Assemblée nationale et que le
peuple ouvrier était sympathique aux pétitionnaires. Il y a donc bien en
cette triste journée un commencement de lutte de classes, quoique du sang
bourgeois ait coulé pour la République en même temps que le sang ouvrier. La
stupeur de le France et de Paris fut grande, et grande la douleur. Mais on se
trompe si l'on croit qu'il y eut une indignation générale contre la
municipalité et contre l'Assemblée. Au contraire, c'est contre les
pétitionnaires surtout que se souleva, à ce moment, le sentiment public de la
France révolutionnaire. L'autorité morale de l'Assemblée était encore
immense, même dans le peuple. La vigueur qu'elle avait montrée dans les jours
qui suivirent le départ du roi, le rôle souverain qu'elle avait joué, tout
avait ranimé sa popularité. Elle apparaissait comme le pouvoir nécessaire
jusqu'au jour où la Nation aurait constitué une autre Assemblée. Et combattre
ses décrets, une fois rendus, semblait une grave imprudence. Quelle garantie
resterait à la Nation si les révolutionnaires eux-mêmes attaquaient la
Constitution ? Ne devaient-ils pas la respecter jusque dans ses fautes pour
avoir le droit d'en imposer le respect aux nobles, aux prêtres réfractaires,
à la Cour, aux émigrés, aux 4yrans ? Aussi l'avant-garde courageuse et
républicaine formée par les Cordeliers fut-elle désavouée, assez piteusement
d'ailleurs, même par les démocrates. Le 18
juillet, dans la séance de l'Assemblée où Bailly vint en personne raconter le
drame de la veille et rejeter toute la responsabilité sur le peuple, pas une
voix ne s'éleva pour protester : ni celle de Prieur, ni celle de Pétion, ni
celle de Robespierre. Bien mieux, le président Charles de Lameth, au nom même
de l'Assemblée, félicita la municipalité et la garde nationale : «.
D'Assemblée nationale a appris avec douleur que des ennemis du bonheur et de
la liberté des Français, usurpant le masque, le langage da patriotisme,
avaient égaré quelques hommes, les avaient rendus séditieux, rebelles à la
loi, et vous avaient forcés de substituer les moyens de 'rigueur aux moyens
de persuasion dont jusqu'ici vous avez fait usage avec tant de succès. «
L'Assemblée nationale approuve votre conduite et toutes les mesures que vous
avez prises ; elle voit avec satisfaction que la garde nationale parisienne,
que les soldats de la liberté et de la loi, que les citoyens mêmes à qui
leurs occupations ne permettent pas de faire un usage constant et dont on
s'était efforcé de calomnier les intentions, ont, dans ces circonstances,
donné des preuves éclatantes de leur attachement à la Constitution et à la
loi, et ont continué de justifier la haute estime et la reconnaissance de la
Nation par leur zèle, leur modération et leur fidélité. » (Vifs
applaudissements.) Robespierre
même n'osa pas formuler une réserve, lui qui, plus tard, parlera avec tant de
violence du sang qui couvrait La Fayette. Les Jacobins, qui avaient toujours
adopté comme règle absolue de ne jamais laisser mettre en discussion un
décret de l'Assemblée, ne se pardonnaient pas à eux-mêmes leur attitude
incertaine et assez médiocre de ces derniers jours. Ils s'étaient laissé
pénétrer et déborder par les Cordeliers. Et ils n'avaient eu le courage ni de
les désavouer à temps, ni de les suivre. Maintenant, les éléments modérés les
abandonnaient en masse pour aller constituer un club de modérantisme, le Club
des Feuillants. Les sociétés de province, affolées, menaçaient d'abandonner
la Société mère. Les Jacobins envoyaient des circulaires très humbles où ils
assuraient qu'ils n'étaient Jour rien dans la pétition du Champ-de-Mars. Non,
vraiment, l'heure de la République n'était pas encore venue, puisqu'ici, sous
la menace de la bourgeoisie révolutionnaire modérée, les bourgeois démocrates
baissaient ainsi la tête. Par leur silence accablé, ils permettaient qu'en
leur nom on glorifiât les meurtres du Champ-de-Mars. Dans la
même séance du 18, et aussitôt après le rapport de Bailly, l'Assemblée, comme
si la loi martiale appliquée la veille ne suffisait pas, vota une nouvelle
loi répressive : « L'Assemblée
nationale, après avoir ouï le Comité de conciliation et de jurisprudence
criminelle, décrète ce qui suit : « Article
premier. — Toutes personnes qui auront provoqué formellement le meurtre, le
pillage, l'incendie ou la désobéissance à la loi, soit par des placards ou
affiches, soit par des écrits publics ou colportés, soit par des discours
tenus dans des lieux ou assemblées publics, seront regardées comme
séditieuses ou perturbatrices de la paix publique, et, en conséquence, les
officiers de police seront tenus de les faire arrêter sur-le-champ et de les
remettre au tribunal pour être jugées suivant la loi. « Article
2. — Tout homme qui, dans un attroupement ou émeute, aura fait entendre un
cri de provocation au meurtre, sera puni de trois ans de chaîne, si le
meurtre ne s'en est pas suivi, et comme complice du meurtre, s'il a eu lieu.
Tout citoyen présent est tenu de s'employer ou de prêter main-forte pour
l'arrêter. « Article
3. — Tout cri contre la garde nationale tendant à lui faire baisser ou
déposer les armes est un cri de sédition et sera puni d'un emprisonnement qui
ne pourra excéder deux années. « Le
présent décret sera imprimé et envoyé dans tous les départements. » Pétion
était monté à la tribune ; mais, à sa vue, une grande agitation s'était
produite comme s'il était responsable du sang versé la veille. « Aux voix ! »
criait l'Assemblée. Ceux qui ont vu ces sortes de déchaînements savent qu'il
faut du courage à un orateur pour affirmer sa pensée contre la violence de
l'orage. Pétion parla : « Le moment dans lequel je parle est peu favorable à
l'opinion que je vais défendre. Je la défendrai cependant avec la plus intime
conviction. Je dis que le premier article du projet des. Comités, dans la
partie que je vais exposer à l'Assemblée, est très funeste à la liberté de la
presse. » (Rires ironiques.) A
gauche : « Oui ! funeste à Marat, Brissot, Laclos, Danton ! » Pétion
reprend : « Il est des expressions dans cet article à l'aide desquelles on
pourrait rendre des jugements très arbitraires. (Applaudissements
à l'extrême gauche.)
Vous n'avez pas cru sans doute que mon dessein était de m'élever contre la
totalité de l'article ; du moins on n'a pas dû le croire ». (Murmures.) Ainsi,
Pétion, dès les premiers mots, se dérobait à la bataille. Il se borna à
demander que le mot formellement fût joint au mot provoqué. Le rapporteur y
consentit, et, avec cette addition, Pétion vota la loi nouvelle. Le torrent
de réaction bourgeoise emportait tout. Robespierre,
menacé, chercha un abri chez le menuisier Duplay, rue Saint-Honoré.
Desmoulins se cacha. Danton, pour plusieurs semaines, passa en Angleterre. Il
y eut un moment ce que M. Robinet appelle « une Terreur constitutionnelle »,
ce que M. Aulard appelle « une petite Terreur bourgeoise ». LA RÉVISION DE LA CONSTITUTION L'Assemblée,
achevant dans un sens conservateur la révision de la Constitution, réprima,
par une loi, les « calomnies » de la presse contre les fonctionnaires
publics. Et elle remania, au profit des possédants, la loi du cens électoral.
La loi d'éligibilité, qui exigeait quarante marcs d'argent d'impôt des députés,
gênait la bourgeoisie ; elle écartait des fonctions publiques un certain
nombre de bourgeois instruits et pauvres. Et elle n'offrait aux principes
conservateurs qu'une médiocre garantie. Le Comité de Constitution demanda
l'abolition du décret du marc d'argent ; toute condition de cens était
supprimée pour l'éligibilité. Mais en même temps il élevait de beaucoup le
cens électoral : les électeurs, c'est-à-dire ceux qui étaient choisis par les
assemblées primaires pour désigner les députés, devaient, dans le nouveau
projet, payer, non plus dix journées de travail d'impôt, mais quarante
journées. Des députés de campagne, notamment Dauchy, remarquèrent qu'à ce
taux il n'y aurait presque plus d'électeurs dans les campagnes. L'Assemblée
modifia le système et elle décida enfin que pour faire partie de l'assemblée
électorale, il faudrait « être propriétaire ou usufruitier d'un bien évalué
sur les rôles de contribution à un revenu égal à la valeur locale de deux
cents journées de travail dans les villes au-dessus de 6.000 âmes ; de cent
cinquante journées de travail dans les villes au-dessous de 6.000 âmes et
dans les campagnes ; ou encore être locataire d'une habitation évaluée sur
les mêmes rôles à un revenu égal à la valeur soit de cent cinquante, soit de
cent journées de travail, selon la population des villes ; ou, enfin, être
métayer ou fermier de biens évalués à un revenu de quatre cents journées de
travail ». C'était une restriction considérable du nombre de ceux qui
pouvaient être choisis comme électeurs. Les assemblées primaires restaient
composées de citoyens ne payant que trois journées de travail, mais elles ne
pouvaient choisir les électeurs du second degré que dans une catégorie assez
restreinte. L'Assemblée Constituante s'éloignait de la démocratie ; elle se
rapprochait de la politique des classes moyennes. Ce
système électoral ne pouvait être appliqué aux élections de 1791, pour
lesquelles les rôles étaient dressés déjà d'après les premières bases
constitutionnelles déterminées en 1789 ; et de fait, il ne sera jamais
appliqué. Mais il caractérise bien l'état d'esprit « bourgeois » qui se
développait de plus en plus dans la Constituante. Barnave fut le théoricien
des classes moyennes dans tout ce débat. Son grand discours du 11 août 1791
est vraiment le manifeste de la bourgeoisie censitaire, un premier essai du
doctrinarisme à la Guizot. En ces journées de pensée féconde, presque toutes
les conceptions qui devaient pendant un siècle soutenir la lutte des partis
et des classes se faisaient jour. Aux manifestes démocratiques et
républicains de Condorcet et des Cordeliers s'opposait la thèse bourgeoise et
doctrinaire de Barnave. Il commence par formuler la théorie que reprendra
plus tard Royer-Collard : « Le vote n'est pas un droit, c'est une fonction. » « La
qualité d'électeur, dit Barnave, n'est qu'une fonction publique à laquelle
personne n'a droit et que la société dispense ainsi que le prescrit son
intérêt... La fonction d'électeur (du second degré) n'est pas un droit ; c'est
encore une fois pour tous que chacun l'exerce ; c'est pour tous que les
citoyens actifs nomment les électeurs ; c'est pour la société entière qu'ils
existent ; c'est à la société entière qu'il appartient de déterminer les
conditions avec lesquelles on peut être électeur ; et ceux qui méconnaissent
profondément la nature du gouvernement représentatif, comme ses avantages,
viennent sans cesse nous mettre sous les yeux les gouvernements d'Athènes et
de Sparte. Indépendamment de la différence de population, d'étendue, ont-ils
donc oublié que la démocratie pure n'exista dans ces petites Républiques,
qu'elle n'exista dans Rome, au déclin de sa liberté, que par une institution
plus vicieuse que celle qu'on peut reprocher au gouvernement représentatif ?
Ont-ils donc oublié que les Lacédémoniens n'avaient le droit de voter dans
les assemblées publiques que parce que les Lacédémoniens avaient des ilotes,
et que c'est en sacrifiant non pas les droits politiques, mais les droits
individuels de la plus grande partie de la population du territoire, que les
Lacédémoniens, les Romains eux-mêmes, avaient mis la démocratie pure à la
place du gouvernement représentatif, encore inconnu dans cet âge du monde ? « Je
demande à ceux qui veulent mettre en comparaison ces gouvernements et le
nôtre, s'ils veulent à ce prix acheter la liberté ? » (Applaudissements.) Etrange
thèse et puérile. Comme s'il était nécessaire de rétablir l'esclavage pour
donner à tous les citoyens de la France nouvelle le droit de figurer parmi
les électeurs du second degré ! Un ail
exactement après ce discours de Barnave, le lendemain du 10 août 1792, la
Législative, sous la poussée populaire, instituait le Suffrage universel à
deux degrés. Il suffira d'un mouvement du peuple pour renverser les savants
systèmes historiques de Barnave, comme il suffira en février 1848 d'un
mouvement du peuple pour renverser les savants systèmes historiques de
Guizot. Barnave
poursuit : « Les trois moyens de liberté, les trois gages — lumière, intérêt
à la chose publique, indépendance de la fortune — que les assemblées
électorales pensent donner à la Nation, et aux électeurs qui la composent, je
ne les cherche pas dans la classe supérieure ; car c'est là sans doute
qu'avec l'indépendance de fortune on trouverait trop facilement des motifs
individuels, un intérêt particulier d'ambition séparé de l'intérêt public, et
des moyens de corruption qui pour être différents de ceux du besoin, n'en
sont souvent que plus alarmants pour la liberté. « Mais
s'il est vrai que ce n'est pas dans les classes supérieures que se trouvent
le plus généralement les trois garanties, il est également vrai que ce n'est
pas dans la classe des citoyens qui, obligés immédiatement et sans cesse, par
la nullité absolue de leur fortune, de travailler pour leurs besoins, ne
peuvent acquérir aucune des lumières nécessaires pour faire les choix, n'ont
pas un intérêt assez puissant à la conservation de l'ordre social existant,
étant enfin sans cesse aux prises avec le besoin et étant chaque jour, par
l'absence d'un moment de travail, réduits aux dernières extrémités,
offriraient par là même à la corruption de la richesse un moyen trop facile
de s'emparer des élections. C'EST DONC DANS LA CLASSE MOYENNE qu'il faut chercher des
électeurs, et
je demande à tous ceux qui m'écoutent, si c'est une contribution de 10
journées de travail qui constitue cette classe moyenne, et qui peut assurer à
la société un degré certain de sécurité. » Barnave,
découvrant toute sa pensée, déclaré qu'il ne redoute pas précisément les
prolétaires. Ceux-ci étaient à ce moment trop faibles, trop peu conscients de
leur intérêt de classe pour effrayer directement la bourgeoisie possédante. Ce que
Barnave redoute, ce sont, si l'on peut dire, les nouvelles couches
bourgeoises, cette bourgeoisie pauvre, avide et ambitieuse qui, pour se créer
un rôle, prolongera la Révolution, agitera les éléments populaires qui sans
elle resteraient passifs. C'est
la haine contre Brissot et sa suite, c'est la peur des libellistes qui anime
Barnave. Ecoutez-le, comme sa parole est âpre ! « Il se
glisse cependant dans les assemblées électorales une espèce d'hommes qui
n'ont pas les qualités que vos comités voudraient exiger, mais qui est bien
loin d'appartenir à cette 'classe pure d'artisans et d'agriculteurs que je
verrais avec autant de plaisir que tout autre dans les assemblées
électorales. Parmi les électeurs qui sont choisis sans payer .30 ou 40
journées de travail, ce n'est pas l'ouvrier sans crédit, ce n'est pas le
laboureur, ce n'est pas l'artisan honnête et incessamment adonné aux travaux
que ces besoins nécessitent qui va exercer la fonction d'électeur, ce sont
quelques hommes animés, poussés par l'intrigue, qui vont colportant dans les
assemblées primaires la turbulence et le désir de changement dont ils sont
intérieurement dévorés ; ce sont des hommes qui, par la même raison qu'ils
n'ont rien et qu'ils ne savent pas trouver dans un travail honnête la
subsistance qui leur manque, cherchent à créer un nouvel ordre de choses, qui
puisse mettre l'intrigue à la place de la probité, un peu d'esprit à la place
du bon sens, et l'intérêt particulier et toujours actif à la place de
l'intérêt général et stable de la société. (Vifs applaudissements.) « Si je
voulais appuyer par des exemples la proposition que je viens d'énoncer, je
n'irais certainement pas les chercher fort loin, je demanderais aux membres
de cette Assemblée qui ont soutenu l'opinion contraire : Ceux des membres
électoraux qui vous sont connus, qui sont tout près de nous, ceux qui ne
payent pas 30 ou 40 journées de travail, sont-ils des ouvriers ? Non.
Sont-ils des cultivateurs ? Non. Sont-ils des libellistes ? Sont-ils des
journalistes ? Oui ! (Vifs applaudissements.) « Dès
que le gouvernement est déterminé, dès que par une Constitution établie, les
droits de chacun sont réglés et garantis — c'est le moment auquel j'espère
que nous allons toucher — alors il n'y a plus qu'un même intérêt pour les
hommes qui vivent de leurs propriétés et pour ceux qui vivent d'un travail
honnête : alors il n'y a plus dans la société que deux intérêts opposés,
l'intérêt de ceux qui veulent conserver l'état de choses existant parce
qu'ils voient le bien être avec la propriété, l'existence avec le travail, et
l'intérêt de ceux qui veulent changer l'état de choses existant parce qu'il
n'y a de ressources pour eux que dans une alternative de Révolution, parce
qu'ils sont des êtres qui grossissent et grandissent pour ainsi dire dans les
troubles comme les insectes dans la corruption ! » (Vifs
applaudissements.) Ces
habiles et violentes paroles flattaient les passions conservatrices de la
bourgeoisie révolutionnaire. Elles étaient couvertes d'acclamations, mais
quel sophisme ! Est-ce parce que, en ce moment, les artisans, les ouvriers,
les laboureurs, ne choisissaient point parmi eux les électeurs du second
degré, qu'il fallait leur fermer à jamais l'accès des assemblées électorales
? Et que signifient ces dédains, ces outrages pour la bourgeoisie pauvre,
ambitieuse à coup sûr, qui remuait des couches plus profondes de démocratie ?
Barnave a-t-il donc oublié que trois ans plus tôt ce n'étaient pas les
artisans, les laboureurs, qui rédigeaient eux-mêmes leurs Cahiers mais qu'ils
empruntaient la plume et les passions mêmes de la petite bourgeoisie de
campagne ? Il y a
dans cette colère de l'inquiétude. La bourgeoisie révolutionnaire modérée
sait que, malgré tout, son œuvre est instable, que sa combinaison savante des
pouvoirs est minée sourdement, d'un côté par le mauvais vouloir du roi, de
l'autre par le mouvement démocratique, et elle témoigne une extrême
nervosité. Barnave
donnait à ces sentiments de la majorité de la gauche une expression
passionnée. Le 15 août, un député, Guillaume, ayant dit que la Constitution révisée
présentait des lacunes, Barnave présenta avec véhémence la défense des
Comités : « Une autre classe à la vérité, s'est montrée opposée à notre
travail, mais quelle était cette classe ? « Je la
divise en deux espèces très distinctes, l'une est celle des hommes qui dans
l'opinion intime de leur conscience donnent la préférence à un autre
gouvernement, au gouvernement républicain, qu'ils déguisent plus ou moins
dans leurs opinions, mais qui, lors même qu'ils l'abandonnent, reviennent
toujours, dans le détail, aux principes de ce gouvernement-là et cherchent à
enlever à notre Constitution monarchique tout ce qui pourrait éloigner des
résultats qu'ils désirent. « Je
déclare que, quant à ceux-là je ne les attaque point ; quiconque a une pensée
sincère, une opinion politique pure, comme pour la plupart je les en crois
parfaitement capables, a le droit de l'énoncer. Chacun a sa façon de voir ;
c'est l'opinion de la majorité qui fait la loi. Mais il s'est élevé une autre
classe de personnes contre notre travail. ; et celle-là ce n'est pas à raison
de ses opinions politiques qu'elle s'est montrée opposante, ce n'est pas
parce qu'elle aime mieux la République que la monarchie, la démocratie que
l'autocratie, c'est parce qu'elle ne veut aucune .espèce de gouvernement ;
c'est parce que tout ce qui fixe la machine politique, tout ce qui est
l'ordre public, tout ce qui rend à chacun ce qui lui appartient, tout ce qui
met à sa place l'homme probe et l'homme honnête, l'homme improbe et le
calomniateur, lui est odieux et contraire. » (On applaudit à
plusieurs reprises dans la très grande majorité de la partie gauche.) L'extrême
gauche, encore affaiblie et ébranlée par la journée du 17 juillet, laissait
passer l'orage. Robespierre se bornait à des interventions de détail. Mais
peu à peu, aidé par Pétion, il raffermissait les Jacobins, retenait les
sociétés affiliées, et il n'attendait qu'une occasion de frapper sur ses
adversaires un grand coup en les accusant de faire le jeu de la Cour, en
insinuant qu'ils avaient révisé la Constitution pour lui être agréables. Il
éclata dans la séance du le' septembre. Le vote
des lois constitutionnelles était terminé. H s'agissait de soumettre
l'ensemble de la Constitution à l'acceptation du roi. Plusieurs députés
exprimaient l'espoir que le roi l'accepterait en effet. Robespierre s'écria
avec sarcasme qu'il serait vraiment étrange que le roi n'agréât pas une
Constitution où tant de remaniements avaient été faits pour lui plaire. «
C'est bien le moins, ajouta-t-il, qu'on nous assure la possession des débris
qui nous restent de nos premiers décrets. » Et
haussant le ton jusqu'à la menace révolutionnaire : « Si on peut attaquer
encore notre Constitution après qu'elle a été arrêtée deux fois, que nous
reste-t-il à faire ? reprendre ou nos fers ou nos armes. » Cette sorte
d'appel à l'insurrection témoigne que Robespierre avait repris confiance en
sa force et que la période « de terreur bourgeoise » ou, pour parler plus
exactement, de terreur feuillantiste était passée. L'Assemblée
s'indigna comme si Robespierre appelait de nouveau le peuple au
Champ-de-Mars, et pour une action plus décisive. Duport, le théoricien, ami
de Barnave, s'emporta, dit-on, jusqu'à le menacer. Ou du
moins, Robespierre interpréta son geste comme un outrage. « Je vous prie,
Monsieur le Président, de dire à M. Duport de ne pas m'insulter s'il veut
rester auprès de moi. » Soutenu par l'extrême gauche, qui se réveillait de
son silence effrayé et par les tribunes, Robespierre faisant allusion à 'une
brochure récente de Duport, accable son adversaire d'insinuations terribles.
« Je ne présume pas qu'il existe dans cette assemblée un homme assez lâche
pour transiger avec la Cour sur un article de notre Code constitutionnel,
assez perfide pour faire proposer par elle des changements nouveaux que la
pudeur ne lui permettrait pas de proposer lui-même, assez ennemi de la patrie
pour chercher à discréditer la Constitution parce qu'elle mettrait quelque
borne à son ambition, ou à sa cupidité, assez imprudent pour avouer aux yeux
de la Nation qu'il n'a cherché dans la Révolution qu'un moyen de s'agrandir
et de s'élever ; car je ne veux pas regarder certain écrit et certain
discours qui pourraient présenter ce sens que comme l'explosion passagère du
dépit déjà expié par le repentir. » Cette
fois, c'est Duport et Barnave qui gardèrent le silence : Mirabeau ne serait
point resté immobile et muet sous de tels outrages et de si dangereuses
accusations. Barnave n'avait-il donc point un suffisant ressort ? ou bien
était-il en effet comme interdit par ses relations secrètes avec la Cour ?
Sentait-il lui-même le péril que si âprement Robespierre dénonçait ? La
Constitution fut portée au roi le 3 septembre par une députation de soixante
membres ; le roi l'accepta le 13 et le lendemain 14, il vint une fois de plus
jurer fidélité à la Nation et à la loi. Il y eut des fêtes dans Paris. Au
même moment continuait la correspondance secrète de la famille royale avec
Fersen et les Cours étrangères. LA DÉCLARATION DE PILLNITZ Celles-ci,
effrayées par les événements de Varennes et commençant à redouter la
propagande révolutionnaire, s'engageaient par de mystérieuses conventions sur
le chemin de la guerre. Le 27 août, à Pillnitz, l'empereur d'Autriche et le
roi de Prusse signaient une déclaration fameuse qui est le premier acte
officiel de la coalition contre-révolutionnaire : « Sa Majesté l'Empereur et
Sa Majesté le roi de Prusse ayant entendu les désirs et les représentations
de conséquence, elles ne refuseront pas d'employer, conjointement qu'elles
regardent la situation où se trouve actuellement le roi de France comme un
objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Elles
espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances
dont le secours est réclamé et que, en conséquence, elles ne refuseront pas
d'employer, conjointement avec leurs dites Majestés, les moyens les plus
efficaces relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état
d'affermir, dans la plus parfaite liberté, les bases d'un gouvernement
monarchique également convenable aux droits des souverains et au bien-être de
la Nation française. Alors et dans ce cas, leurs dites Majestés, l'empereur
et le roi de Prusse, sont résolues d'agir promptement d'un mutuel accord,
avec les forces nécessaires, pour obtenir le but proposé en commun. « En
attendant, elles donneront à leurs troupes le▪ s ordres convenables
pour qu'elles soient en état de se mettre en activité. « A Pillnitz, le 27 août 1791. « Signé : LÉOPOLD, FRÉDÉRIC-GUILLAUME. Ce
n'était pas l'intervention immédiate. Visiblement, les souverains hésitaient
puisqu'ils subordonnaient leur entrée en campagne à l'adhésion de plusieurs
autres puissances. Mais quelque incertain encore que fût cet engagement des
souverains, les princes chefs de l'émigration avaient fuite de la faire
connaître au monde : et, avec une imprudence et une
inconscience inouïes, le comte de Provence et le comte d'Artois
écrivirent à Louis XVI une lettre publique qui pouvait soulever contre lui
toute la France. « Sire, notre Seigneur et frère, lorsque l'Assemblée qui
vous doit l'existence : à l'indignité de vous tenir captif au milieu de votre
capitale, ajoute la perfidie de vouloir que vous dégradiez votre trône de vos
propres mains, nous nous empressons d'apprendre à Votre Majesté que les
puissances dont nous avons réclamé pour elle les secours sont déterminées à y
employer toutes leurs forces... Dans votre malheur, Sire, vous avez la
consolation de voir toutes les puissances coopérer à les faire cesser, et
votre fermeté, dans le moment critique où vous êtes, aura pour appui l'Europe
entière. Les intentions des souverains qui vous donneront des secours sont
aussi droites que le zèle qui nous a fait les solliciter. Le but des
puissances confédérées n'est que de soutenir la partie délirante et
d'éteindre au sein du royaume le volcan du fanatisme dont les éruptions
propagées menacent tous les empires... Tout Paris doit savoir que si une
scélératesse fanatique ou soudoyée osait attenter à vos jours ou à ceux de la
reine, des armées puissantes chassant devant elles une milice faible,
viendraient aussitôt fondre sur la ville qui aurait attiré sur elle la
vengeance de l'univers... Nous devons cependant vous annoncer que, si des
motifs qu'il nous est impossible d'apercevoir forçaient votre main de
souscrire une acceptation que votre cœur rejette, nous protesterions pour
vous-même, Sire, en protestant pour vos peuples, pour la religion, pour les
maximes fondamentales de la monarchie et pour tous les ordres de l'Etat. Nous
obéirons, Sire, à vos véritables volontés en résistant à des défenses
extorquées et nous serons sûrs de votre approbation en suivant les lois de
l'honneur. « Signé : LOUIS STANISLAS-XAVIER (Comte de Provence). « CHARLES-PHILIPPE
(Comte
d'Artois). « Au château de Schœnbornlust, près Coblentz, le 10 septembre 1791 ». C'est
une lettre insensée. On ne pouvait jouer plus témérairement avec la vie du
roi, que ces menaces furibondes pouvaient mettre en péril. Et, pour le roi
même, la lettre était offensante. Les princes lui reprochaient en somme,
comme une lâcheté, l'acceptation éventuelle de la Constitution : ils
déclaraient n'en pas apercevoir les motifs. Et ils jetaient sur cette
acceptation qui, même hypocrite, ne pouvait servir le roi qu'à condition de
paraître sincère, un soupçon public de fraude. Bouillé, après Varennes, avait
déjà écrit à l'Assemblée une lettre délirante et sans dignité, où il appelait
les Français brigands et anthropophages et les menaçait de la destruction par
les armes de l'étranger. Qu'allait
dire. Paris cette fois de cette nouvelle menace, lancée par les frères mêmes
du roi ? Louis XVI fut pris d'épouvante, et il essaya de détourner le coup en
adressant au baron de Breteuil une lettre publique : « Je suis informé,
Monsieur le baron de Breteuil, que mon très cher frère, Monsieur, comte de
Provence, trompé sur ma véritable situation et me croyant dans les chaînes, a
cru devoir établir une autorité centrale destinée à régir mon empire, comme
si le trône était vacant ou en minorité. Les choses, avec la permission de
Dieu, ne sont point ainsi ; à quelques orages près, je jouis de la liberté
nécessaire à un prince, et moi seul dois donner des ordres dans mon Etat.
Vous voudrez donc bien, Monsieur le baron de Breteuil, dès la réception de la
présente, vous transporter à Vienne, auprès de notre puissant et cher frère
l'Empereur, pour lui communiquer nos intentions. Vous agirez de même auprès
de toutes les têtes couronnées pour les supplier de ma part en mon nom de
n'admettre ni reconnaître la susdite régence. Les actes de cette autorité
contradictoire n'aboutiraient qu'à irriter davantage mon peuple et le
porteraient infailliblement aux derniers excès contre moi. » C'est
le cri de la peur : mais la peur, du moins depuis Varennes, avait-elle assagi
Louis XVI ? L'avait-elle décidé enfin à accepter sans arrière-pensée de
résistance et de trahison la Constitution à laquelle il allait jurer fidélité
? Il continue au contraire ses négociations obscures et son double jeu :
toujours redoutant les imprudences des émigrés et des princes, mais toujours
sollicitant le secours de l'étranger. Dès le
27 juin, peu de jours après Varennes, Fersen écrit de Bruxelles à
Marie-Antoinette une lettre chiffrée : « Le malheur qui vient d'arriver doit
changer entièrement la marche des affaires, et si l'on persiste dans la
résolution où l'on était, de faire agir pour soi, ne le pouvant plus
soi-même, il est nécessaire de recommencer les négociations et de donner à
cet effet un plein pouvoir. Il faut que la masse des puissances qui agira
soit assez forte pour en imposer et préserver ainsi des jours précieux. Voici
les questions auxquelles on doit répondre : « 1°
Veut-on qu'on agisse malgré toutes les défenses qu'on serait dans le cas de
recevoir ? « 2°
Veut-on donner les pleins pouvoirs à Monsieur ou au comte d'Artois ? « 3°
Veut-on qu'il emploie sous lui le baron de Breteuil ou confie-t-on à M. de
Calonne, ou veut-on lui en laisser le choix ? » Et
Fersen adresse au roi une « forme des pleins pouvoirs », qui aurait été
l'abdication de Louis XVI aux mains de ses frères. « Etant
détenu prisonnier dans Paris, et ne pouvant plus donner des ordres
nécessaires pour rétablir l'ordre dans mon royaume, pour rendre à mes sujets
le bonheur et la tranquillité, et recouvrer mon autorité légitime, je charge
Monsieur et, à son défaut, le comte d'Artois, de veiller pour moi à mes
intérêts et à ceux de ma couronne, donnant à cet effet des pouvoirs illimités
; j'engage ma parole royale de tenir religieusement et sans restriction tous
les engagements qui seront stipulés avec lesdites puissances : et je m'engage
à ratifier dès que je serai en liberté tous les traités, conventions ou
autres pactes qu'il pourrait contracter avec les différentes puissances qui
voudront bien prendre ma défense ; de même, toutes les commissions, brevets
ou emplois que Monsieur aurait cru nécessaire de donner, ce à quoi je
m'engage, foi de roi. Fait à Paris, ce vingt juin mil sept cent
quatre-vingt-onze. » « Ce
plein pouvoir sera écrit en encre blanche et remis le plus tôt possible à la
personne qui remettra cette lettre. » C'était
l'aliénation de la monarchie et de la France elle-même au profit des princes.
Louis XVI ne se résigna point à aller jusque-là : et il adressa à ses frères,
le 7 juillet, une lettre de confiance, non pas un blanc-seing absolu : « Je
m'en rapporte absolument à la tendresse de mes frères pour moi, à leur amour
et à leur attachement pour leur patrie, à l'amitié des princes souverains mes
parents et alliés, et à l'honneur et à la générosité des autres souverains
pour convenir ensemble de la manière et des moyens à employer dans les
négociations dont le but doit tendre au rétablissement de l'ordre et de la
tranquillité dans le royaume ; mais je pense que tout emploi de forces...
(des mots manquent) ; que, placé en arrière des négociations, je donne tout pouvoir
à mes frères de traiter dans ce sens-là avec qui ils voudront et de choisir
les personnes à employer dans ces moyens politiques. » Quelles
ambiguïtés ! quelles incertitudes ! quels appels de trahison réfrénés par la
peur ! Et comme il eût été plus simple et plus sage, aussi bien que plus
honnête, d'accepter loyalement l’œuvre constitutionnelle de la France ! La
reine, commentant cette lettre du roi, écrit à Fersen à la même date du 8
juillet, pourquoi on ne peut donner les pleins pouvoirs absolus : « Le roi
pense que la prison resserrée où il est retenu et l'état de dégradation
totale où l'Assemblée nationale a porté la royauté, en ne lui laissant plus
exercer aucun acte quelconque, est assez connu des puissances étrangères pour
qu'il soit besoin de l'expliquer ici. « Le
roi pense que c'est par la voie des négociations seules que leur secours
pourrait être utile à lui et à son royaume ; que la démonstration des forces
ne doit être que secondaire et si l'on se refusait ici à toute voie de
négociation. « Le
roi pense que la force ouverte, même après une première déclaration, serait
d'un danger incalculable, non seulement pour lui et sa famille, mais même
pour tous les Français qui dans l'intérieur du royaume ne pensent pas dans le
sens de la Révolution. Il n'y a pas de doute qu'une force étrangère ne
parvienne à entrer en France, mais le peuple armé comme il est, en fuyant les
frontières et les troupes du dehors, se servirait dans l'instant de leurs
armes contre ceux de leurs concitoyens que depuis deux ans on ne cesse de
leur faire regarder comme leurs ennemis. « Le
roi pense qu'un plein pouvoir illimité tel qu'il est composé, même en le
datant du 20 de juin, serait dangereux pour lui, dans l'état où il se trouve.
11 est impossible qu'il ne fût pas communiqué, et tous les cabinets ne sont
pas également secrets. « On
annonce que d'ici à quinze jours les articles regardés comme constitutionnels
seront présentés au roi, qu'alors on le mettra en liberté, le laissant maître
d'aller où il voudra, pour qu'il se décide à les accepter, oui ou non, mais
en gardant son fils, ce qui rendrait la liberté illusoire. On doit
regarder tout ce qui est fait depuis deux ans comme nul, quant à la volonté
du roi, mais impossible à changer, tant que la grande majorité de la Nation
sera pour les nouveautés. C'est à faire changer cet esprit qu'il faut
tourner toute notre application. « Résumé
: Il désire que la captivité du roi soit bien constatée et bien connue des
puissances étrangères ; il désire que la bonne volonté de ses parents, amis
et alliés et des autres souverains, qui voudraient y concourir, se manifestât
par une manière de Congrès où on employât la voie des négociations, bien
entendu qu'il y eût une force imposante pour les soutenir ; mais toujours
assez en arrière pour ne pas provoquer au crime et au massacre. « Le
roi ne croit pas devoir ni pouvoir donner un plein pouvoir illimité, mais il
envoie ce papier écrit en blanc pour être remis à son frère. » Ainsi
la force des manifestations révolutionnaires après Varennes fait hésiter le
roi et la reine : ils n'osent plus appeler le secours des armes étrangères de
peur d'être massacrés par le peuple. Mais ils ne se résignent pas à la
Constitution : ils font constater officiellement leuç captivité pour pouvoir
désavouer ensuite devant le monde le serment prêté à la loi nouvelle. Ils
désirent que les puissances étrangères pèsent sur la France, mais par une
intervention prudente et en dissimulant leurs armées derrière un rideau de
Congrès et de diplomatie. Mais ils se placent par là dans une situation tout
à fait fausse. En se
déclarant prisonniers ils autorisent les princes à dépasser leurs
instructions, et la fougue de ceux-ci, leur zèle immodéré ou égoïste les
compromettent à tout instant. A vrai dire, même après Pillnitz, les étrangers
attendent encore et se réservent. Seul le roi de Suède, ayant recueilli
Bouillé à sa Cour, médite des entreprises aventureuses contre la France : il
rêve de réunir une flotte dans la Manche, et de débarquer des troupes en
Normandie. Mais nul en Europe ne le prend au sérieux ; il avait demandé, pour
ses projets de rassemblement naval, la bienveillance de l'Angleterre : le roi
Georges II, conseillé par ses ministres, se refusa par une lettre catégorique
à toute démarche compromettante. Il
écrit, le 13 août 1791, au roi de Suède : « Ma conduite par rapport aux
troubles qui ont tant agité le royaume de France a été dirigée par les
principes d'une neutralité exacte et parfaite, et jamais, dans aucune des
occasions qui se sont élevées, je ne me suis départi de ce système. « Je
suis bien éloigné de vouloir m'immiscer dans les affaires intérieures de ce
royaume, afin de profiter de ce moment de crise, ou pour en retirer les
avantagés que les circonstances pourraient m'offrir. Par une suite des mêmes
principes, je suis dans l'intention de ne prendre aucune part aux mesures
que les autres puissances de l'Europe pourront se trouver dans le cas
d'adopter à ce sujet, ni en les secondant, ni en m'y opposant. « Les
vœux que je forme à cet égard tendent uniquement au bonheur de LL. MM.
Très-Chrétiennes et de leurs sujets, et à l'établissement de la tranquillité
et de l'ordre public dans ce royaume si voisin de mes Etats et avec lequel
mes sujets ont des relations d'amitié et de commerce. Je verrai avec plaisir
tout événement qui pourra contribuer à des objets si intéressants ; et si le
nouvel ordre de choses paraissait présenter des conséquences qui pourraient
influer sur les intérêts de mes sujets, je n'aurais aucune difficulté de
m'expliquer ultérieurement là-dessus de la manière la plus franche avec les
différentes puissances de l'Europe avec lesquelles j'ai le bonheur de vivre
en paix et en bonne intelligence. » Gustave
III avait beau tourner et retourner cette lettre. C'était un refus
catégorique. Et l'Angleterre, bien décidément, ne voulait pas à cette date se
mêler des choses de France. D'ailleurs Fersen constatait l'irrésolution, les
lenteurs de l'empereur Léopold lui-même. Et le 10 octobre, il écrit à la
reine : « Je vous plains d'avoir été forcés de sanctionner, mais je sens
votre position : elle est affreuse, et il n'y avait pas d'autre parti... L'Empereur
est le moins voulant ; il est faible et indiscret ; il promet tout, mais son
ministère, qui craint de se compromettre et voudrait éviter de s'en mêler, le
retient sur tout. » Ainsi,
dans cette période qui suit Varennes, tout est inconstant, incohérent et
vague dans les conseils de l'Europe comme dans les conseils du roi. Dans la
Révolution même il y a malaise et incertitude. Elle sent très bien que la
volonté du roi reste une inconnue redoutable : et elle essaie en vain de se
persuader que tout conflit avec la royauté est clos. Mais enfin aucun péril
immédiat et précis ne menace l'œuvre révolutionnaire, et elle se dresse,
édifice résistant et superbe, sous les grises et changeantes nuées. Sera-ce
bientôt l'orage et la foudre ? Ou bien l'éternelle sérénité ? L'ŒUVRE DE LA CONSTITUANTE Au
moment où la Constituante se séparait, elle put, au plus profond de sa
conscience, se rendre ce témoignage qu'elle avait fait un effort immense et
que cet effort n'était pas vain. Les ordres étaient abolis, et l'Assemblée
prochaine ne compterait plus que des représentants de la Nation. Le système
féodal était blessé à mort. L'arbitraire royal était aboli, et la loi, œuvre
de la Nation, expression de sa volonté, pouvait se transformer avec cette
volonté même, se prêter aux nécessités toujours nouvelles des sociétés
vivantes. Le conflit social entre la bourgeoisie et le prolétariat
s'ébauchait, le conflit politique entre l'oligarchie bourgeoise et là
démocratie était déjà aigu, mais toujours, entre bourgeois et prolétaires,
l'union se refaisait aux grands jours de crise, quand la Révolution et la
Nation paraissaient menacées. Dans
les derniers mois de la Constituante, la tendance bourgeoise s'était affirmée
avec une force particulière, et Barnave, dans son Examen critique de la
Constitution, en a justement souligné les éléments conservateurs. « J'ai
fait les plus grands efforts lors de la révision pour faire augmenter le taux
de contribution exigé de la part des électeurs, ainsi je ne dois pas être
suspect en disant que le reproche d'avoir donné trop peu d'influence à la
propriété a été extrêmement exagéré. « Sur
ce point comme sur beaucoup d'autres on a 'absolument confondu les effets de
l'état révolutionnaire avec ceux de la Constitution. Les riches propriétaires
étant, pour la plupart, émigrés, ont prononcé contre le nouveau régime ; et
ceux mêmes qui étaient demeurés paisibles, étant devenus suspects au milieu
de la fermentation générale, un très petit nombre ont été élus aux places et
on en a conclu que la Constitution les en excluait, ou, du moins, ne les y
appelait pas assez. « Cependant
une observation plus attentive prouve que dans le petit nombre de citoyens
riches et même d'anciens nobles qui ont adopté le nouvel ordre de choses
assez clairement pour écarter les soupçons, la plupart ont été élus aux
premières places, et l'ont emporté à cet égard sur beaucoup d'autres citoyens
qui, avec beaucoup plus de capacités n'avaient pas les mêmes avantages de
fortune. « D'ailleurs
le deuxième degré d'électeurs, avec quelques inconvénients, a pleinement
réparé le peu que la loi exigeait de propriété dans les électeurs. 2° A
l'exception de deux ou trois départements, où la fermentation révolutionnaire
a été excessive, et où des villes anarchiques ont donné la loi à la masse du
département, les corps électoraux constitués avant le 10 août, quoiqu'ils
eussent été composés au milieu .des troubles, des soupçons, des haines que la
Révolution a enfantés, ont été formés de la partie la plus saine et la plus
recommandable de la société : la presque totalité de leurs membres avaient
plus de propriété non seulement que la loi n'en exigeait pour conférer les
droits électoraux, mais qu'aucune loi raisonnable ne pourrait en exiger. « Chacun
d'eux joignait à la garantie résultant de sa fortune celle de la
considération publique que le choix des assemblées primaires suppose. Dans
les campagnes surtout, à l'exception de quelques personnes fortement
prononcées contre la Révolution, les principaux citoyens ont été choisis pour
électeurs. » Cette
vue générale de Barnave confirme ce que nous a montré déjà l'analyse sociale
de quelques municipalités : c'est que la moyenne et la grande bourgeoisie
avaient en 1791 la direction du mouvement révolutionnaire. Et même quand le
peuple renversait la vieille bourgeoisie privilégiée d'ancien régime, c'est à
de nouvelles forces bourgeoises qu'il faisait appel. Ainsi Vadier déclare,
dans son rapport sur les troubles de Pamiers en 1790 : « La Révolution ne
pouvait donc s'opérer à Pamiers que par la sainte insurrection d'un peuple
opprimé. Les choses demeurèrent dans cet état précaire jusques au décret sur
l'organisation des municipalités. C'est alors seulement que le peuple se mit
à son aise, et qu'il usa de l'intégrité de ses droits. Au lieu de nommer ses sangsues
ordinaires, ces vampires et ces frelons rapaces qui dévoraient depuis
longtemps sa substance ; au lieu d'élire ceux qu'on appelait si improprement chapeaux
noirs et gens comme il faut, il prit ses municipaux dans son propre sein
et dans tous les états ; il jeta les yeux sur ceux qui avaient montré le plus
d'ardeur pour la Révolution et qui avaient suivi les bannières de la liberté.
» Mais ce
n'étaient pas à proprement parler des prolétaires. Vadier lui-même possédait
environ trois cent mille livres de biens fonciers, et l'aristocratie
exaspérée essaya de prendre la revanche contre les bourgeois de la Révolution
en prêchant à Pamiers, dès 1790, une sorte de loi agraire. La prédominance
politique et sociale de la bourgeoisie à cette date est donc incontestable. Mais la
Constitution n'était pas rigide : elle pouvait s'assouplir dans le sens de la
démocratie. La vie municipale surtout créait quelques foyers populaires
ardents, dont le rayonnement pouvait pénétrer peu à peu toute la Nation. Les
sections de Paris travaillaient à élargir le droit de suffrage, à l'étendre à
tous au moment même où la Constituante s'appliquait à le restreindre. En juin
1791, quand Paris procéda, dans ses assemblées primaires, au choix des
électeurs qui devaient nommer les députés, un mouvement très vif se produisit
en plusieurs points pour le suffrage universel. Le 8 juin, la section de
Sainte-Geneviève prit un arrêté portant qu'il serait nommé deux commissaires
chargés de se réunir à ceux des autres sections pour rédiger, en se servant
du discours de Robespierre, une pétition contre les distinctions de classes. (Voir Mellié : Les
Sections de Paris.)
La section des Gobelins fit une pétition dans le même sens. La
section du Louvre, le 25 juillet 1792, rédigera une adresse sur la «
nécessité de donner le droit de citoyen actif à tous les citoyens qui paient
même la plus légère contribution, attendu leurs justes murmures de n'être
comptés pour rien dans l'Empire, tandis qu'ils servent la patrie par leurs
bras, par leurs femmes et leurs enfants ; mais de priver de cet avantage tous
citoyens connus pour être de mauvaise conduite, accapareurs, agioteurs, de
les laisser juger par leurs pairs dans les assemblées mêmes et exclure
d'icelles ». Ainsi, dans les sections ardentes, c'étaient les « accapareurs
», c'est-à-dire évidemment des bourgeois, qui devenaient les citoyens
passifs. Marat dressait et publiait, quartier par quartier, la liste des
mauvais patriotes qui devaient être écartés des assemblées. La
section du Théâtre Français ne se bornait pas à pétitionner pour le suffrage
universel. Elle l'instituait elle-même, dans ses limites, par un acte
révolutionnaire. Déjà le 23 juin, elle avait décidé d'ouvrir les assemblées
primaires à tous les citoyens âgés de vingt-cinq ans et domiciliés, et elle
avait effacé du serment le mot actif. Elle renouvela solennellement cet
arrêté le 27 juillet, et elle abolit dans son sein la distinction de citoyens
actifs et de citoyens passifs. A coup sûr, ces décisions révolutionnaires se
heurtaient à la loi générale, à la Constitution, et elles ne tardaient pas à
être réprimées. Mais je veux marquer la force des poussées démocratiques qui
se produisaient et qui, dans une longue période de liberté et de paix,
auraient sans doute neutralisé les tendances censitaires de la bourgeoisie.
La Constitution, en même temps qu'elle assurait la prédominance bourgeoise,
laissait aux forces populaires un assez libre jeu pour que l'avènement
graduel de l'entière démocratie ne fût pas chimérique. Des germes de vie
populaire abondaient dans la Constitution, malgré son caractère bourgeois, et
cette complexité ajoutait singulièrement à sa puissance. De
plus, la vaste opération de finances entreprise par l'Assemblée avait réussi
à merveille. Non seulement la vente des biens nationaux avait été rapide ;
mais elle s'était faite à de hauts prix. Partout les adjudications avaient
sensiblement dépassé les prix d'estimation. Dans sa substantielle et
pénétrante étude sur la formation du département du Calvados, M. Le Brethon a
donné le tableau des ventes avant le 1er août 1791. On y voit qu'à Caen les
estimations avaient été de 6.114.230 livres ; les adjudications s'élevèrent à
8.227.429 livres, un quart en plus. A Bayeux, les estimations avaient été de
2.700.999 livres ; les adjudications s'étaient élevées à 4.945.011 livres. A
Lisieux : estimations, 1.869.168 livres ; adjudications 3.001.828 livres. A
Falaise : estimations, 1.032.731 livres ; adjudications, 1.668.923 livres. A
Vire : estimations, 865.928 livres ; adjudications, 1.389.735 livres. A
Pont-l'Evêque : estimations, 1.703.382 livres ; adjudications, 2.538.991
livres. — Au total, les estimations avaient été, pour les ventes effectuées
jusqu'au 1" août 1791, de 15.358.450 livres ; les adjudications avaient
été de 21.771.128 livres : un quart en sus, et même un peu plus. C'était pour
la Révolution un véritable triomphe. L'élan continua, et, six mois plus tard,
d'après le relevé des ventes du premier trimestre de 1792, M. Le Brethon
dresse ce tableau : - District de Caen.
Ainsi,
non seulement la Révolution recueillait d'abondantes ressources et pouvait
attendre sans crise que le fonctionnement régulier du nouveau système
d'impôts assurât son budget, mais ces ventes attestaient une foi absolue de
la Nation en la Révolution même. Devant ces résultats, la Constituante était
fière de son œuvre, et, malgré la lassitude de travaux immenses, malgré
l'âpreté croissante des divisions entre révolutionnaires, elle avait
confiance dans le jugement de la postérité. Elle était fière surtout d'avoir
pu accomplir cette révolution immense dans un calme presque complet, que même
le grand drame de la fuite du roi n'avait pu troubler. Calme si profond, que
l'activité économique du pays s'était développée à un degré inconnu jusque-là La
Nation entière tressaillit d'une émotion presque sacrée lorsque Thouret, au
nom du Comité de Constitution, termina la lecture de la Constitution par ces
belles paroles, acclamées de l'Assemblée : « L'Assemblée nationale
constituante remet le dépôt de la Constitution à la fidélité du Corps
législatif, du roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux
épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous
les Français. » La
Constituante peut se séparer : la liberté sainte est vraiment au cœur de la
Nation. Mais
moi, au moment où nous quittons la grande Assemblée, j'éprouve un trouble et
presque un remords. Je me demande si j'ai assez marqué la force de pensée qui
était en elle, l'action du grand esprit du XVIIIe siècle. Pour ne point
forcer démesurément le cadre du récit, je n'ai pas commencé par exposer
l'œuvre de Voltaire, de Montesquieu, de Jean-Jacques, de Diderot, de Buffon ;
j'ai analysé surtout les causes économiques trop peu connues de la
Révolution, la croissance des intérêts bourgeois. Je n'ai point rappelé avec
une ampleur suffisante tout l'immense travail de pensée du XVIIIe siècle, et
ainsi je n'ai pas donné assez fortement l'impression qu'en tous les
révolutionnaires cette pensée était présente et vivante. Pour bien comprendre
ces hommes .il aurait fallu, avant d'entrer avec eux dans l'orage des
événements, vivre longuement avec eux dans la grande paix ardente de l'étude,
dans les horizons silencieux et enflammés que leur ouvrait Jean-Jacques, dans
les horizons infinis que leur ouvrait Buffon. Presque aucun des grands
écrivains, des grands philosophes du siècle n'est mêlé, de sa personne, à la
Révolution. Montesquieu, Voltaire, Diderot, Buffon, Rousseau sont morts
depuis des années. Condorcet, le correspondant de Voltaire et de Turgot, le
vaste et libre esprit, n'a pas encore la haute gloire que lui donneront son Essai
sur le progrès et sa mort. L'abbé Raynal, vieilli, fatigué, est le seul
survivant des générations héroïques de la pensée, et morose, troublé par les
désordres inévitables qui se mêlent à tout changement, il écrit à la
Constituante une lettre de blâme écoutée dans un silence respectueux et
irrité. Mais si
les grands penseurs du siècle ont disparu avant l'heure où leur pensée même
va déterminer les événements, leur esprit est présent à tous les
Constituants. Mirabeau portait dans son puissant cerveau toute l'œuvre du
siècle. Robespierre, aux heures de lutte triste et de lassitude, relisait
Jean-Jacques pour se réconforter. Barnave, malgré le tourbillon d'intrigue et
de vanité où il se laissa emporter presque aussitôt, faisait retour parfois
vers ses longues lectures méditatives de la première jeunesse, vers cette
allée du jardin paternel où il lisait Werther pendant que le vent d'automne
roulait des feuilles flétries. La
plupart des Constituants étaient arrivés à Versailles avec une sorte
d'inexpérience touchante de la vie « pratique » ; beaucoup ne connaissaient
pas Paris, et c'est surtout pour s'assister les uns les autres, pour ne pas
se perdre de vue dans la grande tourmente, qu'ils fondèrent les premiers
clubs, notamment à Versailles, le club breton. Mais presque tous, dans la
demi-solitude de leur province, ils avaient lentement accumulé les idées, les
émotions, les rêves. C'est avec un accent admirable que Salle, dans une des
premières séances de la Constituante, raconte ses longues angoisses : il ne
pouvait se promener dans la campagne de France, sans se demander si ces
paysans, ces laboureurs sauraient se réveiller enfin de leur torpeur
séculaire et comprendre la liberté. Et une vision puissante de démocratie
rurale, où les couleurs de Plutarque se fondaient avec les idées de Rousseau,
obsédait son esprit. C'est cette force secrète de pensée et de rêve qui
soutint toujours la Constituante et qui lui donna, de s les premières heures,
une puissance grave, une autorité clairvoyante. Cette
Assemblée, toute neuve aux choses de la politique, sut, à peine réunie,
déjouer toutes lei manœuvres de la Cour. Pourquoi ? Parce qu'elle portait en
elle quelques idées abstraites et grandes, fortement et longuement méditées,
qui lui étaient une lumière. L'idée du droit de la Nation, de la loi
consentie par la volonté générale, l'idée du Droit de l'Homme supérieur aux
prétentions des castes étaient entrées si avant dans les esprits qu'elles
leur donnaient, si je puis dire, la sûreté de l'instinct, et que ces novices
de l'action trouvaient soudain, dans leur foi profonde, des ressources
merveilleuses d'habileté. Et aussi des ressources de courage. Nous ne nous
représentons pas assez ce qu'il y eut d'héroïsme tranquille dans le serment
du Jeu de Paume, et dans tant d'autres journées. Malgré nous, nous voyons les
hommes de la Révolution dans la majesté de leur œuvre, et il nous semble, par
une illusion étrange, que dès les premiers jours, cette majesté les
enveloppait et les protégeait ; mais, le 20 juin 1789, les hommes des
Communes n'étaient encore que les pauvres représentants contestés et bafoués
du Tiers Etat. Ce n'était pas leur puissance d'action, naissante à peine et
incertaine encore, c'était la puissance sublime de l'esprit du siècle
incorporé à chacun d'eux qui leur donnait cette audace tranquille en face de
la Cour menaçante et des privilégiés insultants. La
pensée des Constituants était plus complexe et plus vaste que leur œuvre, car
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, avaient mis en eux des tendances
multiples dont quelques-unes seulement purent être réalisées ; parmi tous les
germes semés en ces esprits quelques-uns seulement se développèrent d'abord,
d'autres, plus profondément enfouis, attendaient une heure plus favorable et
une saison plus ardente pour éclore et percer. Que de conflits secrets et
douloureux durent se produire dans les consciences ! Quand on discutait la
Déclaration des Droits de l'Homme, fallait-il se livrer tout entier à la
logique du droit humain et aller jusqu'à la démocratie républicaine, ou
fallait-il transiger avec la royauté, avec les nécessités historiques ? C'est
à un compromis entre l'idée et le fait que la Constituante se fixa un moment
; mais qui ne sentait en elle que cet équilibre était instable ? Plus
tard, après Varennes, les esprits, qui se croyaient comme assurés dans une
Constitution moyenne, semi-monarchique, semi-populaire, durent entrevoir,
comme en un éclair, la possibilité, la nécessité même d'un ordre nouveau,
tout démocratique et républicain. Et sans doute Montesquieu et Jean-Jacques
se heurtaient dans les intelligences. C'est la solution moyenne et
transactionnelle qui l'emporta encore une fois, mais la logique inquiète de
l'idée réclamait sourdement dans les esprits, et la Constituante, à l'heure
même où elle organisait, selon des lois tempérées et un équilibre complexe,
le monde nouveau, pressentait confusément la naissance d'un ordre plus
systématique, plus passionné, où la volonté du peuple serait portée à son
expression suprême. Les luttes tragiques de la Révolution et de l'Europe
feront jaillir ce système de démocratie ; mais il était déjà tout au fond de
la pensée des Constituants, et il ne faut pas oublier que beaucoup des hommes
de la Constituante n'eurent pas besoin de se transformer pour aller à la
Convention, il leur suffit de laisser agir en eux la logique profonde de
leurs idées premières, que tout d'abord le poids des traditions historiques
avait à demi comprimées. Dans la
conscience de la Constituante, on pourrait démêler, en y regardant bien, à
côté de la joie grave et forte d'avoir vraiment créé un monde nouveau, je ne
sais quelle mélancolie d'avoir retranché beaucoup des hardiesses de l'idée,
et déjà on pressent, en ces esprits modérés et sévères, le germe encore
obscur d'une œuvre plus audacieuse. Sous la majesté mesurée et sereine de la
première œuvre révolutionnaire, on démêle, pour emprunter une belle espressione
de Mlle de Lespinasse, « l'âme de douleur et de feu » d'une Révolution
nouvelle. Ainsi
apparaissent les limites de ce qu'on a appelé la méthode « marxiste » en
histoire. La conception du matérialisme économique, qui explique les grands
événements par les rapports' des classes, est un guide excellent à travers la
complication et la confusion des faits ; mais elle n'épuise pas la réalité de
l'histoire. D'abord,
il est à peine besoin de dire qu'elle ne nous donne pas la clef des
diversités individuelles. Pourquoi, par exemple, Robespierre fut-il le
théoricien fanatique de la démocratie, tandis que Barnave était le théoricien
brillant de la bourgeoisie ? Pourquoi Robespierre avait-il une sorte
d'adoration pour Jean-Jacques et pourquoi Barnave écrivait-il de lui qu'il
avait rendu fous bien des hommes qui, sans lui, n'auraient été que des sots ?
Et ce n'est pas seulement l'action, la pensée des hommes éclatants qui ne
peut s'expliquer tout entière, à un moment donné de l'histoire, par le seul
jeu ou par le seul reflet des intérêts de classe ; il n'y a pas dans
l'immense multitude humaine en fermentation, un seul individu dont tout
l'être moral, toute l'action puissent ainsi être
déterminés par l'influence exclusive des rapports économiques. Il n'y
a pas d'individu humain qui cesse tout entier d'être un homme pour devenir
uniquement un individu de classe, et ainsi en d'innombrables consciences, en
d'innombrables centres d'énergie, un fond à peu près indéfinissable
d'humanité, de traditions lointaines et d'aspirations confuses, se mêle à
l'action déterminée des intérêts immédiats. Mais il y a mieux, et les classes
elles-mêmes, comme telles, n'ont pas exclusivement une conscience de classe.
De même que sous des températures différentes, les mêmes éléments chimiques
réalisent des combinaisons très variées, ainsi il y a une température morale,
une température humaine qui, des mêmes éléments économiques, forme des
combinaisons historiques très diverses. Pourquoi, par exemple, la bourgeoisie
révolutionnaire, tout en prenant des précautions contre les citoyens les plus
pauvres, a-t-elle admis quatre millions d'électeurs, tandis que sous
Louis-Philippe, la bourgeoisie n'en admettra que deux cent mille ? Je sais
bien que l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat apparaissait moins
en 1790 qu'en 1830, et qu'ainsi l'instinct de classe de, la bourgeoisie était
d'abord moins défiant et moins resserré. Mais, qui
pourrait contester l'action toute présente, toute vive, de la philosophie du
XVIIIe siècle qui, en dissolvant par l'analyse toutes les institutions
factices, n'avait laissé subsister que « la nature », c'est-à-dire, dans les
sociétés humaines, l'humanité ? La raison du siècle était imprégnée de droit
humain, et nul ne peut dissocier, dans l'œuvre révolutionnaire, cette grande
influence des premiers calculs de l'esprit de classe. Par
Vauban, Racine et Fénelon, qui lui avaient transmis je ne sais quelles
tendresses chrétiennes tournées au salut social, par la sensibilité irritée
de Voltaire et la sensibilité ardente de Rousseau, le XVIIIe siècle s'était
formé une âme d'humanité infiniment riche, et il n'y a pas un seul événement
de la Révolution où cette âme ne palpite. L'ardente éducation donnée aux
esprits par Rousseau, bientôt le drame même de la Révolution portèrent si
haut la température des esprits que des combinaisons de démocratie et
d'humanité se réalisèrent, que la seule évolution des rapports économiques
n'aurait suscitées peut-être qu'un siècle plus tard. Les survivants de la
Révolution s'étonnaient eux-mêmes, après bien des années, que de leur cœur,
où il ne restait plus que de la cendre, tant de lave enflammée eût jailli. Ce
feu intérieur de la Révolution a bouleversé plus d'une fois les rapports
économiques des classes, comme le feu intérieur de la terre, quand il éclate,
bouleverse et mélange les terrains superposés. FIN DU DEUXIÈME VOLUME
|
[1]
Ce n'est que par la loi du 20 septembre 1792 que l'état civil fut remis aux
autorités civiles. La Constituante n'a pas « tranché le différend ». — A. M.
[2]
Robespierre avait en vue, en parlant de Cromwell, l'ambition de La Fayette, que
certains membres du club de 89. Condorcet, le duc du Châtelet, Dupont de
Nemours, Rœderer, Brissot, La Rochefoucauld avaient songé un moment à porter à
la présidence de la République. — A. M.
[3]
Danton ne faisait que reprendre les articles constitutionnels qui avalent
organise la Régence, dans le cas où, aucun membre de la famille royale ne
jurerait la Constitution. — A. M.
[4]
Cette pétition, rédigée par Danton et Brissot, demandait le remplacement de
Louis XVI « par les moyens constitutionnels », autrement dit l'avènement du duc
d'Orléans. Voir A. MATHIEZ,
Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes. — A. M.
[5]
Ils avaient décidé de maintenir leur pétition orléaniste. — A. M.
[6]
C'est ce qu'avait demandé Robespierre à la Constituante. — A. M.