LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE NEUVIÈME. — 1848-1849.

 

 

Révolution de 1848. — La place du Carrousel. — Abdication du Roi. — La République ; Lamartine. — Les Veillées d'une chaumière. — Bugeaud, candidat à la présidence de la République. — Le Prince-Président, 10 décembre 1848. — Commandant en chef de l'armée des Alpes. — L'Assemblée législative. — La séance du 30 mai 1849. — La mort, 10 juin 1849. — Les funérailles. — Conclusion.

 

Nous n'avons point à nous appesantir sur ces journées à jamais néfastes du mois de février 1848, journées fatales qui revêtirent, il faut bien l'avouer, comme un caractère d'expiation. Il s'accomplit alors à Paris la révolution la plus inopportune, la plus inutile, la plus sotte qui ait bouleversé la France. Les, terribles conséquences de cette désastreuse folie pèsent bien lourdement encore aujourd'hui sur la France, et lorsque nous nous reportons à ces désordres, nous ne saurions nous empêcher de maudire de toute notre âme et de flétrir la mémoire de ceux qui en furent les auteurs et les complices.

Les outrages étaient déversés par les journaux d'opposition sur le Roi, la famille royale, et sur tous les défenseurs de l'ordre de choses établi. A entendre ces irréconciliables, il n'y avait d'honneur, de vertu, de patriotisme que dans les rangs d'une opposition intolérante et systématique.

Et cependant la France était prospère, glorieuse, et jamais gouvernement n'avait su donner aux populations plus de bien-être, plus de sécurité ! Jamais gouvernement n'avait pratiqué plus consciencieusement le respect des droits de chacun.

La famille royale offrait à la France et à l'Europe l'exemple de toutes les vertus. La Reine et ses filles étaient les femmes les plus accomplies et les plus vertueuses ; les princes rivalisaient de patriotisme et de vertus militaires.

De quelle folie était donc atteinte une partie de la France pour oser renverser le trône du plus paternel des souverains ? Pourquoi ce déchaînement de violence et de haine contre un des gouvernements les meilleurs et les plus honnêtes que la France ait jamais possédés ?

Le maréchal Bugeaud, plus qu'aucun député conservateur, était en butte aux attaques malveillantes et injustes de l'opposition, et le grand citoyen qui avait donné l'Algérie à la France et ramené la victoire sous nos drapeaux, se voyait presque dédaigné et en 'Suspicion. Lui, dont la haute personnalité devait être l'un des plus fermes appuis du trône, avait été attaqué avec tant de rage et de perfidie qu'il était presque diminué dans l'esprit des populations. Bref, tous les empiriques politiques qui parlaient de secourir le trône en recueillant l'héritage de M. Guizot, repoussaient l'appui du maréchal comme compromettant et impopulaire.

Quant à lui, fort de sa conscience et du devoir accompli, il était à Paris, remplissant modestement ses fonctions de député, lorsqu'éclata la révolution.

A deux heures du matin, le 24 février 1848, le maréchal Bugeaud fut mandé au château, où il reçut du Roi le commandement en chef des troupes et de la garde nationale. Il prit aussitôt les mesures les plus énergiques et les plus utiles employant la nuit à organiser ses colonnes dans les quartiers de Paris. — A huit heures du matin, MM. Thiers et Barrot vinrent lui apporter de la part du Roi l'ordre de faire rentrer les troupes et de ne se servir que de la garde nationale[1] ! Cette funeste démarche perdit tout. A onze heures, deux aides de camp du Roi vinrent annoncer au maréchal Bugeaud qu'il était révoqué de son commandement et remplacé par le maréchal Gérard. Il courut au château et essaya en vain de faire revenir le Roi de son abdication[2].

Après les terribles angoisses et les tristesses de ces journées, le maréchal Bugeaud, se sentant inutile et suspect, reprit le chemin de la Durantie.

Dans le courant de mars 1848, lorsqu'il avait pu, un instant, croire à l'éventualité d'une guerre européenne, Bugeaud avait offert ses services à M. de Lamartine, le plus modéré des ministres du jour. Mais ses offres furent déclinées. C'est alors qu'insulté par les journaux et les feuilles démagogiques, il se décida à adresser au ministre de la Guerre, colonel Charras, cette lettre fière et hautaine dans laquelle il se plaignait d'avoir été indignement calomnié et repoussait, avec les preuves à l'appui, toute participation au prétendu massacre de la rue Transnonain.

Les doctrines nouvelles qui s'épanouissaient à Paris en toute licence, les rêves insensés et humanitaires des communistes, socialistes et autres idéologues, avaient le don d'exaspérer l'esprit si lucide de Bugeaud. Aussi ses amis ne furent-ils pas étonnés de le voir partir en guerre et réfuter tous ces principes qui choquaient son admirable bon sens. — Nous trouvons dans un opuscule, sorte de traité publié à Lyon en 1848, sous ce titre : les Socialistes et le travail en commun, des petits cahiers d'économie politique, chefs-d'œuvre de logique et de clarté.

En présence de la propagande révolutionnaire, des livres et des pamphlets odieux qui, chaque jour, attaquaient la famille, la religion et la propriété, le maréchal ne pouvait demeurer silencieux. C'est alors qu'il composa sous ce titre : Veillées d'une chaumière de la Vendée, un de ces dialogues familiers, à la Franklin, où il exposa dans une langue claire et facile ses préceptes et ses sages exhortations.

Aux époques de grandes crises sociales, lorsque la Révolution jette dans les familles le désordre et le trouble, dispersant parents et amis, chacun éprouve le désir d'échanger ses impressions avec ceux qu'il aime ; l'homme devient plus confiant, plus communicatif. — La lettre ci-dessous, écrite à un ami sincère, M. Gardère, indique bien la situation d'esprit dans laquelle se trouvait le maréchal, après la catastrophe de Paris, et renferme d'admirables enseignements :

La Durantie, le 29 mars.

Je ne puis vous dire, mon cher Gardère, à quel point j'ai été heureux de recevoir votre lettre du 26. Je demandais de vos nouvelles à tout le monde et vous étiez parti pour le Havre, dès les premiers signes du cataclysme. Est-il en Angleterre, en Amérique, à Bordeaux ? Enfin, vous êtes à Paris, Dieu soit loué ! Vos affaires, vu leur nature, sont moins affectées que celles des autres, Dieu soit loué encore ! et en vous disant cela, mes petits intérêts y entrent pour une faible part. Nous sommes ici tranquilles, parce que nos voisins, bourgeois et paysans, nous aiment. Je suis même très populaire dans toutes nos campagnes. J'aurais été nommé pour la représentation nationale à une grande majorité ; mais j'ai pensé que j'avais soutenu trop chaleureusement la monarchie constitutionnelle pour qu'il convînt que j'allasse fonder la république un mois après m'être opposé — je ne dis pas après l'avoir combattue — à elle dans la rue ! Ma présence aurait inspiré des soupçons aux républicains de la veille, à ceux des rues. J'aurais été plus nuisible qu'utile. Et puis, j'aurais beaucoup souffert des déclamations que j'aurais entendues. J'aurais été un véritable contresens. J'ai donc déclaré dans les journaux du département que je renonçais aux suffrages qui m'étaient offerts de toute part. A cette occasion, j'ai reçu de l'armée des lettres fort touchantes.

On veut bien, autour de moi, une république honnête', mais un sentiment qui se généralise tous les jours et au loin dans le Sud et Sud-Ouest, c'est qu'il faut résister à une tyrannie odieuse. Il ne serait pas facile d'établir la Terreur ou d'attaquer la propriété ; ce serait le signal de la guerre civile.

Quant à moi, cher ami, je reprends volontiers ma vie des champs, car j'ai horreur de la vie politique et de certain peuple des villes ; plus d'horreur encore pour les intrigants ou les- esprits faux qui abusent ce peuple. Quelle démence que cette organisation du travail, le droit au travail, l'association, la destruction de la concurrence, etc. Insensés ! vous bouleverserez l'industrie et la société ; vous ferez peut-être couler des flots de sang, et puis les choses reviendront telles que le temps, les nécessités et Dieu lui-même les avaient faites.

Mille amitiés, etc.

 

La Révolution suivit son cours normal, et les excès ne tardèrent point à succéder aux folies. Nous croyons intéressant de reproduire ici une lettre confidentielle de M. Thiers au maréchal Bugeaud[3], adressée peu de jours après l'envahissement de la Chambre par les radicaux du temps (15 mai 1848).

Paris, 18 mai 1848.

Mon cher Maréchal,

Je vais tâcher d'écrire plus lisiblement. MM. Dezaimon et Dupont ont manifesté pour moi de très mauvaises dispositions. Il ne faut donc pas songer à se servir d'eux. En général, il faut beaucoup de courage pour me porter. Je représente le passé qu'on appelle la Réaction, et on sait que je voudrais des choses toutes contraires à l'esprit du temps. Aussi veut-on me porter partout, parce que partout aussi ces gens-là sont en minorité.

On me porte dans la Seine-Inférieure, dans la Seine, dans l'Orne, dans la Gironde, sans compter beaucoup d'autres lieux où je suis porté moins sérieusement. Or, partout, à côté de quelques partisans courageux qui se mettent en avant, de leur pur mouvement, sans que je les connaisse, il y a les méticuleux qui trouvent inopportun ou dangereux de me porter. Aussi, ne sais-je pas même si je serai élu avec tant de candidatures ? J'incline à croire que non. Je n'ai une forte espérance qu'à Paris, et ce sera une lutte épouvantable. Mais la garde nationale, qui vient de sauver l'ordre — cette espèce d'ordre qui nous reste —, n'a pas peur des dictateurs et me portera franchement. Il n'y a à craindre que les fraudes et les quatre-vingt mille pensionnaires de M. Louis Blanc, payés par le Trésor à quarante sous par jour. En somme, je pense et je dirai sur la propriété, sur l'impôt, sur les finances, sur le bon ou le mauvais gouvernement, des choses insupportables au temps présent. Si j'avais été, ces jours derniers, dans l'Assemblée, j'aurais voulu que le crime commis envers elle eût des conséquences, et je serais aussi incommode à mes amis qu'odieux à mes ennemis. Au fond, je doute de mon utilité à l'Assemblée ; je n'y vais que par honneur. Je crois qu'il vaut mieux que l'on me laisse mourir dans la retraite, d'où l'on pourrait me tirer s'il y avait quelque chose d'utile à faire. En tous cas, je ne veux pas me rendre ridicule par trop de candidatures, et je veux supprimer celles qui n'ont aucune chance. Celle de la Dordogne me semblant du nombre, je crois qu'il faut, mon cher Maréchal, épargner vos peines, et en rester là. Je le pense du moins ainsi, MM. Dupont, Dezaimon et autres m'étant tout à fait contraires. Du reste, je vous laisse juge.

Vous n'imaginez pas tout ce que fait de fourberies, de sottises, de doubles menées M. de Lamartine ; c'est lui qui a été cause de tout, ces jours derniers. C'est lui qui a été cause de l'irrésolution des ordres donnés ; il n'avait pas voulu l'arrestation de Blanqui demandée par Caussidière. J'attends toujours et je désire beaucoup l'aveu de votre colère concentrée. Je vous ai écrit lisiblement pour obtenir cet aveu à titre de récompense. Je vous répète que je m'en remets à vous de la candidature de la Dordogne ; mais elle me semble pour vous une peine inutile et pour moi une chance invraisemblable. Tout à vous de Cœur.

Signe : A. THIERS.

Écrivez-moi toujours chez M. Léon Pillet, rue Neuve-Saint-Georges, 14.

 

Le déchaînement des passions de la rue, joint à l'impopularité, à la faiblesse et à l'isolement du gouvernement républicain, amena les journées de juin, c'est-à-dire une des insurrections les plus sanglantes et les plus formidables que la France ait eu à supporter. En songeant aux torrents de sang qui coulèrent dans les rues de Paris pour permettre aux républicains du National de conserver quelques mois de plus le pouvoir, nous ne pouvons nous empêcher de rappeler les outrages et les calomnies déversés sur le gouvernement du roi Louis-Philippe et sur le maréchal Bugeaud, à la suite de répression d'émeutes, par ces mêmes républicains qui ; devenus membres du gouvernement, ne reculèrent devant aucune violence pour garder le pouvoir.

Pendant ces journées de deuil, le maréchal était à la Durantie, et Dieu épargna au vainqueur d'Isly la douleur de verser le sang français.

Malgré le peu de confiance qui lui inspirait le gouvernement républicain, le maréchal, avant tout homme d'ordre et d'autorité, avait approuvé sincèrement l'énergie déployée par le général Cavaignac dans la répression de l'émeute.

Malgré la victoire remportée sur les insurgés de juin, c'est-à-dire sur les seuls républicains vraiment logiques, le gouvernement de la République était sorti singulièrement affaibli de cette crise. La répression de l'émeute ordonnée par le général Cavaignac rendait désormais cet honnête citoyen impopulaire et haïssable à l'égal du prétendu bourreau de la rue Transnonain. — Lasse du provisoire et guérie des folies, l'Assemblée nationale se hâta bientôt de jeter les bases d'un nouveau gouvernement et d'ajouter à la liste déjà longue une Constitution nouvelle établie sur une Chambre unique et un Président élu par le suffrage universel. — C'était constituer deux pouvoirs rivaux sans intermédiaire aucun, qui pût prévenir leur antagonisme ou amortir les coups.

Depuis le 24 juin 1848, Cavaignac était, on le sait, investi du pouvoir exécutif par l'Assemblée nationale. Le 25 novembre, un nouveau vote de l'Assemblée déclara qu'il avait bien mérité de la patrie. Le prince Louis-Napoléon, dans le courant de juin, avait été élu aux élections partielles, à Paris et dans trois départements ; mais il avait donné sa démission et était retourné en Angleterre, lorsqu'au mois de septembre cinq départements le renvoyèrent au Parlement. Il prit, cette fois, part aux travaux législatifs et vota la Constitution.

Les deux seuls candidats sérieux à la Présidence de la République furent le prince Louis-Napoléon et le général Cavaignac. D'autres candidatures avaient surgi, parmi lesquelles celle de M. Ledru-Rollin et celle du maréchal Bugeaud. Ce dernier ne tarda point à se désister dès que le parti conservateur et les royalistes de toute nuance se furent déclarés en faveur du prince Louis-Napoléon.

Mais avant que la candidature du prince Louis Bonaparte, grâce à la légende napoléonienne, eût pris de sérieuses proportions, le nom du maréchal était à coup sûr celui qui réunissait le plus de suffrages. Ainsi qu'il l'avait décidé, le maréchal rendit publique la déclaration suivante, qui fut insérée dans les principaux journaux de Paris :

La Durantie, 6 novembre 1848.

Poussé par le patriotique et ardent désir de concourir à sauver la patrie des dangers qui la menacent encore, j'inclinais à accepter la candidature à la Présidence de la République, qui m'était spontanément offerte de divers points de la France. Une appréciation plus mûre de l'esprit public, les faits survenus, ont modifié mes idées, sans altérer mon dévouement à la cause sacrée de la liberté et de l'ordre social.

Je déclare donc à mes amis et à mes partisans que je crois utile au bien du pays de renoncer à l'honneur insigne dont ils voulaient couronner ma longue carrière militaire et politique.

En persistant, je pourrais contribuer à diviser les suffrages des modérés ; je ne me le pardonnerais jamais. Je les supplie de concentrer leurs voix sur un homme à qui l'assentiment le plus général puisse donner assez de force pour dominer le présent et consolider l'avenir.

Maréchal BUGEAUD, duc D'ISLY.

 

Ce fut dans la séance du 20 décembre 1848 que le prince Louis-Napoléon Bonaparte reçut l'investiture de ses fonctions de Président de la République, des mains du président de l'Assemblée législative, Armand Marrast. — Le soir même, le nouveau ministère était composé[4]. Par arrêté présidentiel du 20 décembre, le maréchal Bugeaud était nommé commandant en chef de l'armée des Alpes, en remplacement du général Oudinot ; le général Changarnier, par le même décret, réunissait le commandement de la 1re division militaire à celui de la Garde nationale du département de la Seine et de la Garde nationale mobile.

L'armée des Alpes avait été constituée par le Gouvernement provisoire, au lendemain même de la Révolution de février (décret du 7 avril 1848). A peine le bruit de la chute de la dynastie d'Orléans avait-il passé les Alpes, que la Révolution ébranlait l'Italie. Milan insurgé chassait les Autrichiens après quatre jours de lutte ; Venise se préparait à en faire autant. Quant aux souverains légitimes, ils étaient expulsés de Florence et de Rome. Le gouvernement populaire du roi de Sardaigne sympathisait ouvertement avec l'insurrection.

Un retour offensif de la part de l'Autriche était facile à prévoir. De son côté, le Gouvernement provisoire de France, tout en déclarant à l'Europe, par la plume de M. de Lamartine, ses intentions pacifiques, affirmait, par la création de cette armée des Alpes, qu'il n'était point indifférent aux révolutions qui venaient de troubler l'Italie, et que, le cas échéant, il pourrait tenir l'Autriche en respect.

L'armée conservait encore le nom d'armée des Alpes lorsque le maréchal Bugeaud fut appelé subitement à sa tête. Le nouveau commandant en chef envisagea bien plus les dangers de l'intérieur que ceux du dehors. Cette préoccupation ressort des termes de la proclamation qu'il adressa presque immédiatement à ses troupes.

Le 6 février, le maréchal recevait à Bourges les officiers de la garde nationale et de l'armée. Après les avoir remerciés de leur sympathie, il leur dit :

Vous le voyez, les factions n'ont pas renoncé à leurs coupables desseins ; elles espèrent s'emparer du pouvoir et imposer à la France leurs absurdes et coupables théories. Mais nous y mettrons bon ordre. Il est impossible que tous les honnêtes gens, réunis dans la commune et patriotique pensée d'assurer le maintien des lois, ne triomphent pas de ces hommes pervers, qui veulent bouleverser la France.

Quant à moi, Messieurs, je consacrerai toutes mes forces, toutes mes facultés et tout ce qui me reste de vie à défendre avec vous l'ordre social, non pas dans l'intérêt exclusif d'une classe privilégiée, mais, au contraire, dans l'intérêt de toutes, des riches comme des pauvres. des pauvres encore plus que des riches. Les perturbations, en effet, qui arrêtent partout le travail, attaquent, à coup sûr, le bien-être des riches, mais ne leur enlèvent pas les moyens d'existence ; tandis qu'elles frappent de tout leur poids sur les classes ouvrières qui, ne vivant que du travail journalier, manquent du nécessaire aussitôt que le travail est suspendu. Je crois donc déployer un vrai patriotisme en me dévouant tout entier à la cause de l'ordre.

Il existe, Messieurs, un revirement d'opinion auquel j'applaudis, et qui s'est répandu d'un bout de la France à l'autre. C'est que les départements ne doivent plus subir, à l'avenir, la tyrannie des factions de Paris. Non, nous ne devons plus supporter qu'une poignée de Catilinas, — et encore cette comparaison leur fait-elle trop d'honneur, — nous ne devons pas supporter que ces quelques milliers d'hommes pervers ou égarés imposent leurs volontés à l'immense majorité du pays.

Moi, j'y suis résolu : si, par impossible, la république rouge venait à triompher, un seul jour, dans Paris, je me mettrais aussitôt à la tête de tous ceux qui voudraient me suivre... pour aller défendre la société. Oui, Messieurs, je partirais des premiers, dussé-je n'emmener avec moi que quatre hommes et un caporal, et je suis fermement convaincu que de tous les points de la France de bons et courageux citoyens viendraient se serrer derrière moi.

J'espérais, Messieurs, séjourner au milieu de vous, considérant votre ville comme un centre convenable pour diriger les mouvements de l'armée des Alpes, en raison des éventualités actuelles. Toutefois le Gouvernement continue à fixer mon quartier général à Lyon ; je lui obéis, et demain je partirai pour cette ville. Mais, de là, j'aurai toujours les yeux fixés sur Paris ; et s'il était nécessaire que j'y entrasse à la tête de l'armée des Alpes, à la tête des gardes nationales de la province, espérons que cette fois, Dieu aidant, l'ordre y serait rétabli, non pour quelques moments, comme il est arrivé, mais pour toujours.

Je suis heureux et fier de vous voir réunis autour de moi, Messieurs, et ce n'est pas, croyez-le bien, par un vain sentiment d'amour-propre, c'est parce que je puise dans votre présence et dans la sympathie avec laquelle vous accueillez mes paroles, la force dont je puis avoir besoin pour servir Je pays comme j'entends le servir.

 

Le maréchal n'hésitait pas à se montrer partout en public. Au lendemain de son arrivée, il se rendait au cercle de la rue Bourbon ; le 20 février, il allait voir jeter un pont sur le Rhône et rentrait par le faubourg populeux de la Croix-Rousse ; le 5 mars, il visitait les fortifications de l'Ouest, au delà de Fourvières. A chacune de ces sorties, la population était plus nombreuse et témoignait plus, en province, d'enthousiasme. Ses excursions principales eurent pour étapes : Saint-Étienne (27 février), Bourgoin (20 mars), Voiron (21 mars), Grenoble (22 mars), Valence (24 mars), Villefranche (15 avril). Plus la localité était secondaire et plus chaleureux était l'accueil fait à sa personne, spécialement dé la part des populations rurales.

Au cercle de Grenoble, le 24 mars, se trouvait le général Marchand, alors octogénaire. Le maréchal Bugeaud, allant droit à lui, embrassa son vieux camarade : Messieurs, dit-il aux Dauphinois qui se pressaient en foule, Marchand était déjà lieutenant général quand je n'étais encore que soldat sous ses ordres. A Villefranche, le 15 avril, quelques officiers en retraite se présentèrent, revêtus de leurs vieux uniformes. L'un d'eux, M. Perraud, lui rappela qu'ils avaient combattu ensemble au siège de Lérida en Espagne. Je commandais, dit M. Perraud, une des deux compagnies qui montèrent les premières à l'assaut ; vous commandiez l'autre. Le maréchal, dont la mémoire et la présence d'esprit étaient rarement en défaut, répondit alors : Vous avez eu une balle à la cuisse ? — M. Perraud confirma cette indication. Eh bien, reprit le maréchal, vous avez été plus heureux que moi ; je n'ai pas été blessé dans cette affaire. Et il tendit la main à son ancien camarade.

L'élection du prince Louis-Napoléon à la Présidence était loin d'avoir calmé les passions révolutionnaires, et Paris était encore, grâce aux chefs du parti démagogique, en proie à l'agitation et à l'effervescence, suites inévitables du déchainement de toutes les convoitises et de tous les appétits.

Durant cette année 1849, dont il devait à peine voir écouler la première moitié, le maréchal, rappelé subitement à la vie politique et militaire, obligé d'organiser un commandement important dans un milieu révolutionnaire, sut conquérir cette honnête et saine popularité qu'imposait sa nature loyale à tous ceux qui l'approchaient.

Séparé de sa chère famille, il pensait toujours à elle, avant tout et en dépit des soucis des affaires. Il songeait aussi à ses cultures en même temps qu'à la défense sociale. Enfin. il n'oubliait pas davantage la grande œuvre de sa vie, la conquête et la colonisation de l'Algérie. L'immense intérêt qu'il y portait se manifeste dans une lettre qu'il adressa à son successeur, le lieutenant général Charon. Ce document, écrit quelques jours avant sa mort, est bien digne du grand soldat. Ce fut en quelque sorte son testament algérien.

 

La situation sans égale de Bugeaud, maréchal de France, ancien gouverneur général de l'Algérie, commandant en chef de l'armée des Alpes, eût été de nature à porter ombrage au nouveau chef de l'État, si ce dernier n'avait apprécié le patriotisme et la probité politique du grand soldat.

Quelles que pussent être ses préférences politiques, le vainqueur d'Isly n'avait pas hésité à apporter au nouveau gouvernement le prestige de son nom et de ses services, l'éclat de sa popularité militaire. Et même, faut-il le dire, en présence d'un gouvernement de fait, tel que celui de la République sous la présidence d'un Bonaparte, le maréchal Bugeaud, investi d'un grand commandement militaire en France, député au Parlement, avait en quelque sorte ses coudées plus franches et pouvait plus à son aise haranguer ses soldats et parler aux ministres, qu'au temps où il se sentait enserré dans les liens étroits du parlementarisme et retenu par son respect pour le Roi et la tendre affection qu'il avait vouée au duc d'Aumale.

Le maréchal Bugeaud obtint à Paris 107,437 voix sur la liste des élections du 20 mai 1849. Vingt-huit députés furent élus, il arrivait le vingt-neuvième. Ce qui démontre bien quels étaient à cette époque, de même qu'aujourd'hui, la confusion, le trouble des esprits : le premier élu de Paris était le prince Lucien Murat, avec 134.825, et le second, Ledru-Rollin, avec 129.068 suffrages !

L'Assemblée législative, ayant fait place à l'Assemblée nationale constituante, se réunit au Palais Bourbon, le 28 mai 1849. Le surlendemain, pendant la séance du 30 mai, une scène tumultueuse se produisit. Le bureau provisoire dut se retirer. Il y eut, entre le président d'âge, M. de Kératry, et M. Ledru-Rollin, un échange de paroles des plus acerbes. Le parti modéré était représenté par 505 membres ; les ultra-démocrates, par 229 voix. Ces derniers remplaçaient par la violence l'infériorité du nombre.

Au moment où l'effervescence de l'Assemblée menaçait de passer aux tribunes, Bugeaud, se ralliant à une motion d'ordre de Ledru-Rollin, chef de la Montagne, prononça des paroles célèbres qui, dans sa bouche, plus que dans celle de tout autre, prenaient une haute importance.

Voici la fin de l'incident d'après le Moniteur officiel :

M. LEDRU-ROLLIN. — Je fais appel à la justice de l'Assemblée. L'ancien bureau s'est retiré parce qu'il lui a paru que la tribune n'était pas libre. Les paroles de M. le président ont effacé toute trace de l'incident. Quant à moi, je crois qu'il est bon que les secrétaires reprennent leurs places. (Non ! non ! Cris. Cela est juste !)

Une voix. — Nous ne voulons pas vous céder.

M. LEDRU-ROLLIN. — L'Assemblée ne peut s'associer à un pareil sentiment. Je crois que si le bureau reprend ses fonctions, ce sera un acte de justice ; le bureau s'était associé au sentiment qui m'avait à moi-même fait quitter la tribune. (Rumeurs à droite.) Leur démission n'a été que conditionnelle. (Non ! non !) Je déclare à mon tour que si l'on persiste à s'y opposer, je renoncerai à la parole parce que je devrais penser que la tribune n'est pas libre. (Mouvements divers.)

M. LE MARÉCHAL BUGEAUD. — Je désire que dans le courant de cette session je puisse me trouver souvent d'accord avec M. Ledru-Rollin, ou le citoyen Ledru-Rollin, comme vous voudrez. (Rires et murmures.) Je viens appuyer ses conclusions. (Très bien !) Les majorités, Messieurs, sont tenues à plus de modération que les minorités. (Approbation générale.)

 

Ces belles paroles du député-maréchal eurent un grand retentissement. Son généreux appel à la modération, à la conciliation, à la justice, fut, sur le moment, accueilli comme il devait l'être. Malheureusement, les esprits étaient trop surexcités, les haines des vaincus du suffrage universel trop exaspérées pour que l'apaisement réclamé par le maréchal pût durer plus d'une séance. Quoi qu'il en soit, cette grande et noble parole fut prononcée par lui ; c'était la dernière qui devait sortir de ses lèvres.

Bien que les députés ses collègues l'eussent élu président du 4e bureau, le maréchal n'avait pas l'intention de séjourner longtemps à Paris. Il savait que d'impérieux devoirs le rappelaient à Lyon, et il s'apprêtait à reprendre le commandement de son armée des Alpes, lorsque le mal terrible qui régnait alors à Paris le surprit à l'improviste. Pendant son court séjour, il avait accepté l'hospitalité d'un de ses amis, le comte Vigier, ancien pair de France, dont l'hôtel était situé au numéro 1 du quai Voltaire.

C'est en revenant le 6 juin, vers quatre heures du soir, de la Chambre, que ce soldat si robuste sentit les premières atteintes du choléra. J'étais en voiture, et me rendais précisément chez le maréchal, nous disait M. Léon Roches, lorsque je l'aperçus se traînant à pas lents, le long du quai, à la hauteur de la caserne du quai d'Orsay. Il était pâle, son front ruisselait de sueur ; sa démarche était incertaine ; il s'avançait, s'appuyant contre le parapet du quai. Je descendis précipitamment de mon fiacre, et le reconduisis à son domicile. Il se coucha, pour ne plus se relever.

Le Journal des Débats, dans son numéro du 9 juin 1849, imprimait ceci :

Toutes les préoccupations semblent se concentrer en ce moment sur un seul homme, parce que cet homme est à la fois la personnification du patriotisme et de l'honneur militaire et le drapeau de l'ordre. Cet homme, nous n'avons pas besoin de le nommer, c'est le maréchal Bugeaud.

Depuis qu'il le sait atteint de l'épidémie cruelle qui sème la désolation dans nos murs, Paris entier est venu chaque jour, à chaque heure, demander des nouvelles du grand capitaine et du grand citoyen, dont l'existence est sérieusement menacée.

Le Président de la République, à peine prévenu de la gravité du mal, a été l'un des premiers à venir porter au maréchal l'expression de l'immense intérêt que sa santé excite dans les rangs de la société sans exception. Peu de paroles et beaucoup d'émotion ont marqué cette visite, qui honore également et celui qui l'a faite et celui qui l'a reçue. M. Louis-Napoléon pouvait à peine, en quittant l'appui sur lequel il a tant de raisons de compter, dérober les larmes qui inondaient ses yeux.

 

Dès la soirée du 9, l'état du maréchal laissait peu d'espoir. De dix heures du soir à quatre heures du matin, un assoupissement presque constant s'empara de lui. Les souffrances se ralentirent : le calme survint peu à peu.

A cinq heures du soir, une agitation fébrile se manifesta. L'abbé Sibour, resté seul avec le maréchal, se disposa à lui administrer les derniers sacrements. L'ancien interprète d'Afrique, M. Léon Roches, les deux aides de camp, et tous les amis de la dernière heure étaient agenouillés autour du lit de l'illustre malade.

Le maréchal reçut la communion avec toute la ferveur du chrétien et avec le calme de l'honnête homme. Avant de lui administrer le viatique, le prêtre lui ayant adressé quelques paroles pour l'exhortera la résignation, à une bonne mort, le maréchal répéta avec le ministre de Dieu ces trois mots : Fiat voluntas tua. — Quelques instants auparavant, le docteur Chomel étant venu ausculter le cœur du malade, le maréchal lui répondit d'une voix forte et naturelle : Je suis un homme perdu. A peine le malade eut-il reçu les derniers sacrements que les symptômes alarmants se manifestèrent sur ses traits. L'agonie commença ; elle ne fut ni longue ni cruelle. Dieu daigna l'épargner.

Le maréchal rendit le dernier soupir à 6 heures 30 minutes, au milieu des larmes, des gémissements de ses fidèles amis, pressés autour de son lit pour lui baiser une dernière fois la main.

Peu de minutes après le moment suprême, le général Cavaignac, le comte Molé et le ministre de la guerre, général Rulhières, entrèrent dans la chambre. La douleur du général Cavaignac était particulièrement navrante. Agenouillé près du lit, il éclatait en sanglots.

L'archevêque de Paris arriva à sept heures et demie, croyant voir une dernière fois le maréchal. Les généraux Tartas, Gentil, entraient en même temps. Le prélat, après s'être agenouillé devant la figure calme et sereine du grand soldat, honnête homme, lui donna une dernière bénédiction.

Cette journée du 10 juin fut une des plus meurtrières de l'épidémie. Le chiffre de décès des cholériques à domicile et dans les hôpitaux s'éleva à 672. Le temps était orageux, l'atmosphère étouffante. L'émotion produite à Paris parla nouvelle de l'événement fut considérable. La ville en fut atterrée. Quelques journaux républicains, de Paris et de Lyon, — nous avons honte de le dire pour l'honneur du nom français, — laissèrent lâchement éclater leur joie en apprenant la disparition du conquérant de l'Algérie, de l'implacable ennemi des révolutionnaires.

Par une étrange coïncidence, la maladie et la mort de l'illustre homme de guerre devaient être comme le signal de l'incendie. Les passions révolutionnaires semblaient vouloir attendre, pour se déchaîner plus violentes encore, l'heure même de son agonie. Peu s'en fallut, en effet, que de sanglantes funérailles fussent faites au duc d'Isly[5].

L'oraison funèbre du député Bugeaud, prononcée à l'Assemblée nationale, au début de la séance du 11 juin, par le président Dupin, fut courte, mais ce laconisme portait en lui-même son éloquence, ces quatre lignes valaient un discours :

LE CITOYEN PRÉSIDENT. — Messieurs, j'ai la douleur d'annoncer à l'Assemblée la mort de M. le maréchal Bugeaud. Cette perte sera vivement sentie par toute la France. Le maréchal était tout à la fois un grand capitaine et un grand citoyen ! (Vive approbation.) Je vais tirer au sort la députation qui devra assister à ses obsèques.

PLUSIEURS MEMBRES. — Nous irons tous !

 

Les funérailles solennelles eurent lieu, le 19 juin, aux Invalides, en présence du Prince-Président, suivi d'un nombreux état-major. Le cercueil était, depuis le 11 juin, dans les caveaux de l'église, où il avait été transporté pendant la nuit.

Les coins du poêle étaient tenus par le vice-président de la République, Boulay (de la Meurthe) ; le maréchal Molitor, grand chancelier de la Légion d'honneur ; le général Changarnier, commandant en chef de l'armée de Paris, et le général Rulhières, ministre de la guerre. Le président du Conseil et le président de l'Assemblée étaient présents ; presque tous les représentants, revêtus de leurs insignes tricolores, s'étaient réunis à la grande députation.

Les maréchaux de France, tous les officiers généraux présents à Paris, une foule d'officiers de tous grades s'étaient empressés de rendre au défunt les derniers honneurs. Le général Cavaignac, retenu au chevet de sa mère mourante, seul manquait. Après le service, le cercueil fut ramené dans la cour des Invalides devant la statue de Napoléon Ier. Lorsque les troupes eurent défilé devant le cercueil, le comte Molé, au milieu d'un profond silence, prononça un éloquent discours.

Le général Bedeau, au nom de l'armée, prit ensuite la parole :

Messieurs,

Les services militaires de M. le maréchal Bugeaud d'Isly appartiennent à deux époques.

L'armée de l'Empire, si noblement représentée dans cette enceinte par les illustrations et les glorieux vétérans qui nous entourent, se rappelle le soldat vélite de 1804, conquérant successivement tous les grades sur les champs de bataille d'Austerlitz, d'Iéna, de Pulstuck, d'Eylau et de Friedland, au prix de son sang généreux.

L'armée de l'Empire a confirmé l'histoire écrite par l'illustre chef de l'armée d'Aragon. Le maréchal Suchet signale presque à chaque page l'intrépidité et la remarquable intelligence de la guerre du chef de bataillon Bugeaud, dont le nom se trouve inscrit sur les mémorables bulletins datés de Tortose, de Tarragone, de Valence, d'Alicante, d'Ordal et du Llobregat.

L'armée de l'Empire, enfin, nous a transmis comme un des actes les plus glorieux de nos fastes militaires le dernier combat livré en 1815 pour la défense du territoire français envahi par la coalition de l'étranger. Le colonel Bugeaud, commandant le 14e de ligne, était aux avant-postes de l'armée des Alpes. Il reçut le même jour la nouvelle de la bataille de Waterloo et la députation qui lui apportait l'aigle remise au Champ de Mai. Une division actuellement de 12.000 hommes est en marche pour attaquer les positions occupées par les 1.700 soldats du 14e. Le colonel Bugeaud réunit son régiment, lui remet l'aigle et termine une allocution chaleureuse par les paroles suivantes : Vous jurez tous que, tant qu'un soldat du 14e sera debout, cette position sera défendue, et que pas une main ennemie ne touchera le drapeau sacré de la patrie.

Le serment est répété avec enthousiasme, et, après dix heures de combat, la division autrichienne, repoussée, laisse 2.000 hommes sur le champ de bataille et 960 prisonniers entre les mains des braves soldats qui ont si vaillamment répondu à l'entraînement patriotique de leur intrépide colonel.

Les souvenirs de la seconde époque remontent à 1836. C'est dans la province d'Oran que le général Bugeaud vient, pour la première fois, donner à la jeune armée d'Afrique l'appui de son expérience et de sa valeur. Les troupes qu'il rejoint sont réfugiées sur une plage nue et sablonneuse. Elles viennent d'éprouver un revers. Dès le lendemain de l'arrivée du général, l'offensive est ordonnée, et, quelques jours après, la victoire de la Sickack répondit aux espérances que la renommée du nouveau chef avait déjà fait concevoir.

Quatre ans plus tard, le général Bugeaud fut nommé gouverneur de l'Algérie, au moment où la lutte y était le plus gravement engagée. Je n'entreprendrai pas de reproduire les faits si multipliés de cette guerre contemporaine. La France entière s'est associée au triomphe décerné en 1844 au conquérant et au pacificateur de l'Afrique, au vainqueur d'Isly.

Mais la France ne saura jamais les causes de la confiance absolue que nous inspirait notre général en chef, les motifs de l'affection respectueuse que nous avions pour lui. Le maréchal Bugeaud possédait au plus haut degré l'énergique résolution qui grandit avec le péril, la sûreté de coup d'œil, la promptitude de la décision. Animé du plus pur patriotisme, il restait calme et maître absolu de sa pensée, quand la responsabilité de ses actes s'accroissait avec la gravité des événements. Il mesurait avec un admirable sens l'importance des difficultés. Habile appréciateur des particularités de la guerre d'Afrique, il nous avait donné à cet égard des principes dont l'imitation, continuée par ses lieutenants, est acceptée par tous en Algérie comme règle de conduite. — Le maréchal avait conquis l'affection de l'armée par les témoignages constants d'une sollicitude intelligente qui comprenait merveilleusement les instincts, les sentiments et les besoins du soldat. — Il savait allier à l'énergie de la volonté qui commande la bonté communicative du cœur qui fait aimer le commandement. L'union de ces qualités a donné à l'illustre maréchal une popularité qui ne sera pas éphémère. Cent mille soldats ont pris part sous ses ordres à la conquête de l'Algérie. Ils vivront longtemps après lui pour répéter partout et glorifier avant l'histoire le nom du chef qui savait lier la victoire à leurs drapeaux.

Hier encore, l'armée des Alpes, justement fière et confiante, espérait en lui, attendant que l'honneur de la France lui commandât le dévouement des combats.

Tous aujourd'hui, soumis à la volonté de Dieu qui l'appelle, unanimes dans notre profonde douleur, nous apportons sur sa tombe le tribut de nos regrets, la promesse de la fidélité au souvenir.

 

Les assistants se retirèrent profondément émus.

Le clergé de l'église de Saint-Louis conduisit le corps du maréchal dans la chapelle sépulcrale, où il repose entre le cercueil de l'amiral Duperré et celui du général Duvivier.

Dès le lendemain s'ouvrait en Algérie une souscription à laquelle soldats et colons concouraient avec enthousiasme.

Le 15 août 1852, la ville d'Alger fêtait l'inauguration de la statue du maréchal Bugeaud. Le gouverneur général et l'évêque d'Alger, Mgr Pavy, présidèrent la cérémonie ; le général Espinasse, au nom de l'Empereur, et le colonel Saget y glorifièrent le conquérant africain.

Le héros est représenté debout, tête nue, vêtu de sa capote légendaire. A ses pieds sont épars des attributs de guerre et de labour. Le monument, placé à la sortie de la vieille porte Bab-Azoun, aujourd'hui démolie, est au centre du nouveau quartier européen créé par le maréchal, et qui porte même le nom glorieux d'Isly. Du haut de son piédestal, les regards de l'homme de bronze s'étendent vers l'horizon de la Kabylie et vers les cimes du Djurjura, théâtre de sa suprême campagne.

Le 6 septembre 1853, ce fut à la ville de Périgueux de célébrer par une fête l'érection du monument élevé au maréchal-député d'Excideuil. Les généraux de Bar, Trochu et Tartas y prononcèrent d'éloquents discours.

Paris n'a point dressé de statue au duc d'Isly. Une des grandes avenues qui avoisinent l'Arc de Triomphe de l'Étoile porte son nom.

 

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Arrivé au terme de l'œuvre que nous avons entreprise, nous nous sentons troublé. Etions-nous digne de faire revivre une telle figure ? L'histoire de cette vie magnanime, véritable épopée, n'était-elle pas au-dessus de nos forces ? Quoi qu'il en soit, si l'ampleur du sujet a écrasé l'écrivain, il ne regrette point le temps consacré à cette patiente étude : il souhaiterait seulement que le lecteur trouvât, en parcourant ces pages, les satisfactions profondes et les inspirations réconfortantes que lui-même a recueillies en les composant.

En effet, durant les heures que nous avons passées à étudier la longue carrière de ce soldat immortel, de ce grand citoyen, nous nous sommes si bien imprégné de ses pensées et de ses actes, qu'il nous a été accordé, en quelque sorte, d'être identifié à son esprit juste et ferme, à son âme si ardente et si généreuse. Le salut, la gloire de la France, furent les deux mobiles qui dominèrent sa volonté, qui gouvernèrent sa vie. Le souci de sa renommée, l'amour pour sa famille, passaient après.

Quand nous embrassons par la pensée cette période d'un demi-siècle qui s'étend de l'an VIII de la République à l'année 1849, nous suivons notre héros, tour à tour soldat patient, laborieux et brave ; officier discipliné, héroïque devant l'ennemi, et non moins admirable dans son patriotisme résigné, lorsque, condamné à la retraite, il se révèle agriculteur inventif et novateur fécond. Nous le retrouvons, après quinze ans de recueillement, législateur pratique, orateur nerveux, sans pitié pour les sophismes, les légendes et les chimères, esclave du devoir jusqu'au sacrifice ; enfin général en chef, organisateur et tacticien de génie, conquérant et pacificateur d'une seconde France.

Dans toutes les phases de sa vie, l'homme se montre partout égal à lui-même, immuable dans sa passion pour son pays. Soit que son bras désarmé tente encore de soutenir un trône qui s'écroule, soit qu'il s'efforce à relever la société des décombres de la Révolution, c'est toujours le même sentiment, celui de la patrie seule, qui le guide et l'enflamme.

Le spectacle de tant de grandeur, de tant de simplicité, de tant de vertu, nous pénètre d'admiration et de respect. Mais, tout à coup une pitié profonde, une honte immense nous envahit, quand notre regard descend aux misères du présent.

Cependant, par un singulier retour, comme si le contact de cette robuste et fière nature avait eu le don de hausser nos cœurs, nous nous sentons ranimé au souffle vivifiant de cet héroïsme et de cette foi. Et alors, aux découragés d'entre nous, nous sommes tenté de redire les paroles de Bugeaud à ses troupes de Savoie, lorsqu'avant de les mener au dernier combat, il leur apprenait la nouvelle de l'effondrement de Waterloo : Ne désespérons pas, mes amis : la France reste !

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Un an environ après la proclamation de la République, le duc d'Isly aperçut dans un salon officiel, un soir de réception, certain fabricant du quartier du Sentier qui, le 24 février, aux Tuileries, devant lui, Mgr le duc de Nemours et M. Thiers, avait, par ses supplications arraché au prince et au président du Conseil le retrait des ordres du maréchal. — Bugeaud alla droit a lui, et, le prenant par le bras : Je vous reconnais, Monsieur, lui dit-il ; vous nous avez fait bien du mal. J'aurais dû, sans vous écouter, vous faire chasser de ma présence, et, sourd aux lamentations de vos bourgeois de Paris et de votre garde nationale, défendre mon Roi dans ses Tuileries et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe serait encore sur le trône et vous me porteriez aux nues à l'heure qu'il est. Mais, que voulez-vous ? J'étais harcelé, étourdi par un tas de poltrons et de courtisans. Ils m'avaient rendu imbécile comme eux. (DANIEL STERN.)

[2] Il était onze heures, écrit M. de Lamartine dans son Histoire de la Révolution de 1848 (livre III). A ce moment, on était venu annoncer coup sur coup au maréchal Bugeaud que le Roi l'avait révoqué de son commandement et que le maréchal Gérard commandait à.sa place. Il avait cédé impatiemment à ces ordres, il était accouru chez le Roi pour lui représenter le danger d'abdiquer dans une défaite. En entrant dans les Tuileries, on lui avait annoncé l'abdication, il s'était précipité, comme nous l'avons vu, dans le cabinet. Il était à côté du Roi. Le prince, assis devant une table, tenait la plume ; il écrivait lentement sou abdication, avec un soin et une symétrie de calligraphe, en lettres majuscules qui semblaient porter sur le papier la majesté de la main royale. Les ministres de la veille, de la nuit et du jour, les courtisais, les officiers, les princes, les princesses, les enfants de la famille royale remplissaient l'appartement de foule de confusion, de dialogues, de chuchotements, de groupes agités. Les visages portaient l'expression de l'effroi qui précipite les résolutions et qui brise les caractères. On était à une de ces heures suprêmes où les cœurs se révèlent dans leur nudité, où le masque du rang, du titre, de la dynastie, tombe des visages et laisse voir la nature souvent dégradée par la peur. On entendait de loin à travers la rumeur de la chambre les coups de feu retentissants déjà à l'extérieur de la cour du Louvre. Une balle siffla distinctement à l'oreille exercée du maréchal ; elle alla se perdre dans les toits. Le maréchal ne dit pas à ceux qui l'entouraient la sinistre signification de ce bruit. Le palais des Rois pouvait devenir un champ de bataille. A ses yeux, c'était le moment de combattre et non de capituler.

Eh quoi ! Sire, dit-il au Roi, on ose vous conseiller d'abdiquer au milieu d'un combat ? Ignore-t-on que c'est vous conseiller plus que la ruine : la honte ? L'abdication dans le calme et dans la liberté de la délibération, c'est quelquefois le salut d'un empire et la sagesse d'un roi. L'abdication sous le feu ressemble toujours à une faiblesse ; et de plus, ajouta-t-il, cette faiblesse, que vos ennemis traduiraient en lâcheté, serait inutile en ce moment. Le combat est engagé, il n'y a aucun moyen d'annoncer cette abdication aux masses nombreuses qui se lèvent et dont un mot jeté des avant-postes ne saurait arrêter l'impulsion. Rétablissez l'ordre d'abord et délibérez ensuite.

Eh bien ! dit le Roi, se levant à ces paroles et pressant de ses mains amies les mains du maréchal, vous me défendez donc d'abdiquer, vous ?

Oui, Sire, reprit avec une respectueuse énergie le brave soldat, j'ose vous conseiller de ne pas céder, en ce moment du moins, à un avis qui ne sauvera rien et qui peut tout perdre.

Le Roi parait rayonnant de joie en voyant son sentiment partagé et autorisé par la parole ferme et martiale de son général. Maréchal, lui dit-il avec attendrissement et d'un ton suppliant, pardonnez-moi d'avoir brisé votre épée dans vos mains en vous retirant votre commandement pour le donner à Gérard. Il était plus populaire que vous !Sire, répliqua Bugeaud, qu'il sauve Votre Majesté, et je ne lui envie rien de votre confiance !

Le Roi ne se rapprochait plus de la table et paraissait renoncer à l'idée d'abdication. Les groupes de ses conseillers parurent consternés, Ils attachaient à cette idée, les uns leur salut, les autres le salut de la royauté, quelques-uns de secrètes ambitions peut-être. Tous du moins y voyaient une de ces solutions qui font diversion d'un moment aux crises et qui soulagent l'esprit du poids de longues incertitudes.

Leduc de Montpensier, fils du Roi, qui paraissait plus dominé encore que les autres par l'impatience d'un dénouement, s'attacha de plus près à son père pour l'engager à se rasseoir et à signer. La Reine, seule dans ce tumulte et dans cet entraînement de, conseils timides, conserva la grandeur, le sang-froid et la résolution d'épouse, de mère et de reine. Après avoir combattu, avec le maréchal Bugeaud, la pensée d'une abdication précipitée, elle céda à la pression de la foule : elle se retira dans l'embrasure d'une fenêtre d'où elle contemplait le Roi, avec l'indignation sur les lèvres et de grosses larmes dans les yeux.

Le Roi remit son abdication à ses ministres et rejoignit la Reine dans l'embrasure du salon. Il n'était plus roi, mais personne n'avait autorité légale pour saisir le règne. Le peuple ne marchait déjà plus au combat contre le Roi, mais contre la royauté. En un mot, il était trop tôt et trop tard.

Le maréchal Bugeaud en fit encore l'observation respectueuse au Roi avant de s'éloigner. Je le sais, Maréchal, dit le Roi, mais je ne veux pas que le sang coule plus longtemps pour ma cause. Le Roi était brave de sa personne, le mot n'était donc pas un prétexte dont il couvrait sa fuite, ni une lâcheté. Ce mot doit consoler l'exil et attendrir l'histoire : Ce que Dieu approuve, les hommes ne doivent pas le flétrir.

 

A dix heures du soir, dit un écrivain républicain dont la sincérité aussi bien que l'indépendance ne sauraient être discutées, M. Hippolyte Castille, dans son Histoire de la seconde République, après la fusillade du boulevard des Capucines, il était encore possible de sauver la monarchie de Juillet. Il eût fallu pour cela décréter instantanément l'état de siège, ne pas nommer de ministres, ordonner à toutes les troupes une initiative prompte et foudroyante et lâcher le maréchal Bugeaud. Le pouvoir ne se conserve pas par des négociations. Louis Bonaparte a donné, dans une situation semblable, un exemple dont pourront profiter les gouvernements quelconques, monarchies ou républiques, qui se croiraient en droit de résister aux insurrections.

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L'impuissance du maréchal Bugeaud ne venait point d'un défaut d'énergie, et de talents militaires dont nul ne conteste l'existence. Accolé à un ministère de conciliation qui avait obtenu du Roi la permission de suspendre le feu, il lui fut littéralement impossible d'agir. Le Roi, naturellement ennemi des mesures radicales, résista au maréchal, qui eut d'ailleurs la maladresse de lui montrer, dans ses projets, Paris nageant dans le sang. La ville était coupée en tous sens par des barricades, les communications devenaient presque impossibles ; les officiers d'ordonnance arrivaient après des retards infinis ou n'arrivaient pas. Une portion des troupes obéissait à des ordres antérieurs lorsque déjà les plans étaient changés. D'autres se croyaient encore sous le commandement du duc de Nemours quand, depuis plusieurs heures, ils étaient sous celui du maréchal Bugeaud. Les généraux, mieux informés, sentaient qu'avec un ministère de conciliation, il ne pouvait exister de répression sérieuse.

Or, dans ces crises extrêmes, chaque fonctionnaire civil ou militaire songe à l'avenir. Le sentiment de la conservation des places se mêlant simplement à celui de la fidélité au Gouvernement, on craint d'agir quand le maître hésite ; et si l'opposition paraît devoir l'emporter, on ne veut pas se la rendre irréconciliable. C'est dans ces causes simples et humaines, dans l'énorme perte de temps et dans les discussions de la nuit qu'il faut voir les motifs de l'inaction de l'armée.

[3] Cette lettre montre M. Thiers, qui n'était point député, très préoccupé de ses candidatures multiples à l'Assemblée législative. N'était-ce pas une sorte de plébiscite que l'ancien ministre rêvait déjà, plébiscite dont la France devait, dix-huit ans plus tard, honorer son patriotisme ? Il eût été intéressant toutefois, en 1873, au moment où M. Thiers, chef de l'État, était traîtreusement excité par les républicains extrêmes contre les conservateurs, de lui rappeler ce qu'il pensait, en 1848, de ses futurs alliés.

[4] Le ministère était ainsi réparti : Justice : M. Odilon Barrot. Affaires étrangères : M. Drouyn de Lhuys. Instruction publique et cultes : M. de Falloux. Intérieur : M. Léon de Malleville. Agriculture et commerce : M. Bixio. Travaux publics : M. Léon Faucher. Guerre : général Rulhières. Marine et colonies : M. de Tracy. Finances : M. Hippolyte Passy.

[5] Le lendemain du jour où le maréchal avait été forcé de quitter le Palais Bourbon, c'est-à-dire le 7 juin, Ledru-Rollin, avec une rare âcreté et une singulière vigueur de langage, interpellait le Gouvernement sur les événements de Rome. Il déposa séance tenante une protestation au nom de l'article 5 de la Constitution qui défendait toute guerre contre les nationalités étrangères. Son discours se terminait par ces mots : La Constitution est violée : nous la défendrons par tous les moyens, même par les armes. En même temps, il demandait la mise en accusation du Président de la République et des ministres.

Le lendemain, 10 juin, expirait le maréchal. Le 11, dès le début de la séance, la Chambre irritée mettait fin, par un ordre du jour pur et simple, à la discussion des affaires de Rome (361 voix contre 203). — Une sourde agitation régnait dans Paris ; des groupes nombreux stationnèrent autour du Palais Bourbon. Le 13, les députés de la Montagne s'étant retirés en masse dès l'ouverture de la séance de la Chambre, une proclamation au peuple français fut rédigée par eux, dans laquelle étaient déclarés hors de la Constitution le Président de la République, les ministres et la partie de l'Assemblée qui s'était rendue leur complice. La garde nationale était invitée à se réunir, les ateliers à se fermer, le peuple à rester debout.

En même temps, Ledru-Rollin, à la tête d'un certain nombre de députés de la Montagne et escorté des artilleurs de la garde nationale, descendait dans la rue. L'insurrection allait partout s'étendre, lorsque son chef, Ledru-Rollin, et ses amis se réunirent au Conservatoire. — On sait ce qui advint ; ils furent cernés par les troupes, et la panique se mit dans les rangs des agitateurs. Le tribun s'échappa par un vasistas et disparut pour toujours de la scène politique. Quant aux comparses, ils furent jugés quelques jours après par la haute Cour de Versailles.