La Durantie. — Le duc d'Aumale, gouverneur (sept. 1847). — Reddition d'Abdel-Kader. — La Révolution de 1848. — Le départ des princes. — Les circulaires du maréchal ; les bureaux arabes. — Le colonisateur. — Les Trappistes de Staouéli ; les Jésuites en Algérie.Après six années de luttes, de triomphes et aussi de déboires, Bugeaud rentrait au foyer. Son long gouvernement d'Afrique n'avait épuisé ni son énergie morale, ni ses forces physiques ; cependant, il faut bien le dire, il revenait l'âme froissée et meurtrie. Son esprit absolu et son caractère un peu entier ne comprenaient point toutes les exigences, et tous les sacrifices, que le fonctionnement du régime parlementaire imposait aux ministres, parfois même au souverain. Aussi se montrait-il, malgré lui, quelquefois injuste à l'endroit des membres du cabinet présidé par M. Guizot. Parti d'Alger le 5 juin, il prit, sans toucher barre à Paris, la route d'Excideuil et s'établit à la Durantie d'une façon définitive. Pour la seconde fois, dans sa longue carrière, il allait redevenir agriculteur et reprendre la charrue. Tel fut, du moins, son désir le plus sincère. Toutefois, il avait laissé en Algérie une trop grande place pour que son souvenir ne rendît point la tâche presque impossible à un successeur autre qu'un fils du Roi. La lettre suivante du duc d'Aumale fait allusion à une lettre confidentielle dont nous n'avons point trouvé de traces, et dans laquelle le maréchal indiquait au prince quelles étaient ses vues au sujet de sa succession : Villiers, ce 15 juin 1847. Mon cher Maréchal, Je me suis rendu moi-même, au reçu de votre lettre du 1er, chez M. le ministre de la Guerre, pour soutenir auprès de lui les titres de M. le capitaine Ducrot à l'avancement. J'ai raconté au général Trezel le brillant début de carrière de ce jeune officier, que j'ai eu la bonne chance de rencontrer plusieurs fois sous mes ordres. C'est, je crois, ce que j'avais à dire de mieux en sa faveur ; de tels faits sont plus éloquents que tous les éloges[1]. Je ne puis négliger cette occasion de vous complimenter sur la glorieuse issue de votre expédition de Bougie. Pourquoi dois-je mêler à ces félicitations l'expression du regret très vif que me cause votre départ d'Afrique ? Il ne m'appartient pas d'en discuter les motifs ; mais, témoin des obstacles que vous avez surmontés en Algérie et des grands services que vous y avez rendus à la France, je ne puis que joindre ma voix à celle de tant de bons citoyens qui désiraient vous voir continuer une œuvre si brillamment entreprise. J'ai mis sous les yeux du Roi tout ce que vous me dites du choix de votre successeur ; j'en ai également entretenu M. Guizot ; c'est certainement une des questions les plus graves que le Gouvernement ait à résoudre. Laissez-moi vous remercier de m'en avoir parlé avec autant de confiance, et recevez, mon cher Maréchal, la nouvelle assurance du sincère attachement que je vous ai voué depuis longtemps. Votre affectionné, H. D'ORLÉANS. Au moment du départ du gouverneur général Bugeaud, le choix de son remplaçant était fixé. Le gouvernement du Roi voulait laisser à l'opinion en France le temps de s'habituer à la pensée de l'établissement d'une vice-royauté. Quant à la colonie, administrée par un gouverneur intérimaire, elle aspirait avec impatience à voir un prince du sang installé aux palais d'Alger et de Mustapha. Le duc d'Aumale, intelligence élevée, esprit mûri avant l'âge, ne se dissimulait point les graves responsabilités et les difficultés de sa tâche. La lettre suivante le démontre suffisamment : Villiers, ce 3 août 1847. Mon cher Maréchal, J'attendais toujours pour répondre à votre dernière lettre, dans l'espoir que je pourrais vous annoncer quelques promotions pour l'armée d'Afrique ; mais la réalisation de mes vœux, à cet égard, se fait trop attendre pour excuser un plus long retard. Du moins, ai-je l'espoir que mes instances auront peut-être un résultat utile pour tant de gens auxquels nous nous intéressons tous les deux. Vous avez raison, il est grandement question de moi pour vous succéder, quoique rien ne soit décidé encore. Je n'ai jamais brigué cet honneur ; je l'ai au contraire, décliné, non par indifférence pour les affaires de France, ni par la crainte d'échanger une vie douce et agréable contre une vie pleine de chances et de labeurs, mais parce que j'ai la conscience des difficultés de l'œuvre et de mon insuffisance à satisfaire l'attente du pays. J'ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le gouvernement général, et j'ai la conviction qu'aux très grands services que vous avez-déjà rendus, vous pouviez en ajouter de nouveaux que nul autre peut-être Ife pourra rendre. Si tout espoir doit être perdu à cet égard, si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement du Roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai l'objet, sur les déceptions qui m'attendent ; mais j'apporterai à l'accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle et un dévouement de tous les instants. Je conserverai précieusement le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d'utile et de grand sur cette terre d'Afrique, et je ferai tous mes efforts pour y suivre vos traces et y continuer votre œuvre. Laissez-moi vous remercier, ici, de ce que vous voulez bien me dire d'aimable dans votre lettre ; vous m'avez toujours témoigné une sympathie qui m'est bien précieuse, et vous savez que j'y réponds par la plus haute estime et par un bien sincère attachement. Votre affectionné, HENRI D'ORLÉANS. P. S. — J'espérais pouvoir vous faire, cet automne ou cet hiver, les honneurs de Chantilly et y causer quelquefois avec vous de guerre et d'agriculture. Si j'étais absent de Paris lorsque vous y viendrez, j'espère que vous me rendrez le service d'aller y tirer quelquefois des lièvres qui rongent mes plantations. Nous avons eu la bonne fortune de retrouver la réponse du maréchal Bugeaud à la lettre du prince. Rien n'est plus touchant, que cet accord, cette communauté d'idées, cet attachement qui unissait -d'une façon si étroite le vieux soldat au jeune prince, dans une unique pensée, vers un même but : le bien et la gloire de la France. La Durantie, le 9 août 1847. Mon Prince, Votre admirable lettre du 3 août n'appelait aucune réponse de ma part, mais je ne puis résister au désir de vous exprimer une partie des impressions qu'elle a produites sur mon esprit et sur mon cœur. Elle respire le plus grand dévouement au pays et au Roi. Vous n'êtes pas séduit par le brillant du commandement ; vous en connaissez, dès longtemps, tous les écueils, vous avez prévu la critique et même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la France et obéir à votre père. Cette noble conduite serait une critique de la mienne si je n'avais pas payé mon tribut pendant six ans et demi, et surtout si je n'avais pas eu l'espoir qu'en me retirant, je servirais mieux les intérêts de l'Algérie qu'en restant au poste qui m'avait été confié. Déjà mes prévisions se réalisent puisqu'on vous destine ma succession. Si je n'ai pas conseillé ce choix, vous en connaissez la seule cause, la crainte de faire peser une responsabilité morale de plus sur la monarchie. Puisque le gouvernement du Roi n'en juge pas ainsi, j'en félicite l'Algérie et la France. Ce ne sera pas le seul avantage de ma retraite ; mes idées sur la colonisation doivent y gagner du crédit. On ne pourra plus douter d'une conviction à laquelle j'aurai sacrifié le plus beau commandement du royaume, et puis je serai à la Chambre pour combattre les idées fausses, les théories creuses des Dufaure, Tocqueville, Beaumont et consorts, qui s'imaginent qu'il suffit de quelques institutions libérales et civiles pour aplanir tous les obstacles. Ah ! s'il n'y avait pas d'Arabes en Algérie, ou s'ils ressemblaient à ces peuples efféminés de l'Inde, je me serais bien gardé de conseiller à mon pays de faire, à coups de budget, une base de colonisation avec l'élément militaire. Mais l'existence de cette nation si vigoureuse, si bien préparée pour la guerre, si supérieure en ce point aux masses européennes que nous pourrons introduire dans le-pays, nous impose l'obligation absolue d'établir devant elle, à côté d'elle, au milieu d'elle, la population la plus vigoureuse possible ; et où la trouver telle, si ce n'est dans l'armée ? Mais laissons cette digression ; je crois qu'à cet égard vous partagez mon opinion. Qu'on essaie les entrepreneurs de colonisation, si l'on en trouve ; on comprendra bientôt leur impuissance. Revenons à votre lettre. Je voudrais qu'il me fût permis de la livrer à la publicité afin de faire rougir les factieux et les brouillons qui calomnient si souvent votre noble famille. Si je ne puis pas la publier, je la lirai aussi souvent que je le pourrai à mes amis et quelquefois aux ennemis de la dynastie élevée par la révolution de Juillet. Je leur démontrerai par là, plus encore que par mes arguments, qu'elle est parfaitement légitime, puisqu'elle s'appuie non seulement sur le vœu national, mais encore sur son ardent patriotisme, sur ses services et sur les distinctions de l'esprit. Mais comment se fait-il qu'on n'ait encore donné aucune suite aux propositions de récompenses que j'ai faites pour l'armée l'Afrique avant de m'en séparer ? A quoi faut-il attribuer un pareil retard qui, je vous l'avoue, commence à m'indigner ? Jamais, à aucune époque, l'armée d'Afrique n'a mieux mérité que dans la période de 1846 à 1847. Non seulement elle a livré des combats et fait des courses nombreuses et prolongées pour consolider notre domination jusqu'aux confins du Petit Désert, mais encore elle a fait des travaux immenses, et elle ne les a quittés qu'à la fin de juillet. Toute ou presque toute l'infanterie a bivouaqué pendant tout l'hiver dernier sur ses ateliers, sans qu'on ait entendu un seul murmure. Il me semble que de tels services, une telle conduite, méritaient un peu plus d'empressement. Veut-on que vous apportiez vous-même les récompenses ? Cela seul pourrait calmer l'irritation que j'éprouve. On m'écrit que, dans la prochaine promotion de maréchaux de camp, l'armée d'Afrique n'aura qu'un emploi. Oh ! c'est pour le coup que je serais profondément mécontent ! A propos des trois dernières promotions, l'armée d'Afrique a été entièrement oubliée dans une, et fort mal partagée dans les deux autres. Nous avons vu avancer des colonels de France, de six ou sept ans de grade, n'ayant jamais vu le feu, et l'on marchande un avancement à ceux d'Afrique, tout aussi anciens et qui mènent depuis dix ou douze ans la vie la plus dure et la plus laborieuse ! Pour faire justice, il nous faudrait quatre ou cinq maréchaux de camp. Je suis bien reconnaissant de l'autorisation que vous me donnez d'aller tuer vos lièvres de Chantilly. Il est probable que je n'en abuserai pas, car j'aurai beaucoup d'affaires pendant la session. Mais j'irai peut-être deux ou trois fois dans tout l'hiver, si vous avez la bonté de laisser des ordres pour cela à vos gardes. Si vous me le permettez, mon Prince, je vous communiquerai mes idées sur la manière de compléter la domination de la Grande Kabylie sans aucune occupation nouvelle et seulement par la force morale déjà acquise par nos expéditions de cette année et par celles qu'il me parait encore nécessaire de faire. Je n'ai pas besoin de vous dire, mon Prince, que je fais les vœux les plus ardents pour vos succès dans la belle tâche que vous vous imposez avec tant de générosité. Vous voulez, dites-vous, marcher sur mes traces ; moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien heureux si vous faites mieux que moi ; je ne serai pas le dernier à le proclamer. Agréez, mon Prince, l'assurance de mon respectueux dévouement. Maréchal duc D'ISLY. Quelques jours après, le 11 septembre 1847, le Moniteur universel contenait la nomination du duc d'Aumale gouverneur général de l'Algérie, en remplacement du maréchal duc d'Isly. Le 5 octobre, le prince arrivait sur le Labrador dans la rade d'Alger et débarquait aux cris enthousiastes et unanimes de : Vive le Roi ! Vive le duc d'Aumale ! L'idée d'une vice-royauté en Algérie et le choix d'un prince du sang n'était point de la part du maréchal Bugeaud une idée nouvelle. En effet, dès le 23 octobre 1843, il écrivait à M. Blanqui, député : Je désire qu'un prince me remplace ici ; non pas dans l'intérêt de la monarchie constitutionnelle, mais dans celui de la question : on lui accordera ce qu'on me refuserait. Le duc d'Aumale est et sera davantage chaque jour un homme capable. Je lui laisserai, j'espère, une besogne en bon train ; mais il y aura, longtemps, beaucoup à faire encore ; c'est une œuvre de géants et de siècles. Dans le courant de l'année 1845, il écrivait à son ami M. Guizot : Quant au gouvernement du duc d'Aumale, je n'y vois d'inconvénient que pour la monarchie, qui prendra une responsabilité de plus. Le jeune prince est capable, et il va vite en expérience. Je pense que, dès le début, il administrera et deviendra un militaire très distingué ; sur ce point, il ne lui faut qu'un peu plus d'expérience et de méditation. Pendant que le maréchal Bugeaud, retiré dans son château de la Durantie, s'y installait d'une façon définitive, le fils du roi de France faisait en Afrique ses glorieux débuts de gouverneur Vice-Roi. Le dénouement si longtemps attendu vient enfin de s'accomplir, disait le Moniteur algérien du 23 décembre. Abdel-Kader s'est rendu au camp français. Il a été présenté le même jour par M. le lieutenant général de Lamoricière à S. A. R. le gouverneur général. Cette fois, c'est d'Alger, siège de son gouvernement général, que le fils du Roi écrit à son ancien chef. Cette lettre, adressée peu de jours avant la Révolution de Février, démontre, une fois encore, l'attachement et l'estime réciproques qui unissaient les deux soldats. Quelle joie, quel honneur pour le jeune général d'annoncer à son compagnon d'armes, à son vieux maître de guerre, l'issue de leurs longues campagnes et de leurs sanglantes luttes, l'immense résultat enfin, obtenu par la reddition d'Abdel-Kader ! Le principal soin du successeur du maréchal Bugeaud est d'en instruire le premier conquérant l'Algérie. Il n'oublie pas de lui dire que son nom est dans toutes les bouches, et que l'Algérie devenue française compte encore sur son dévouement pour la défendre devant le Parlement. Alger, le 2 janvier 1848. Mon cher Maréchal, Les événements du Maroc et la vie politique d'Abdel-Kader ont eu le dénouement que vous prévoyiez dans votre dernière lettre et que je n'avais pas osé espérer. Lorsque ce grand fait s'est accompli, votre nom a été dans tous les cœurs. Chacun s'est rappelé avec reconnaissance que c'est vous qui aviez mis fin à la lutte, que c'est l'excellente direction que vous aviez donnée à la guerre et à toutes les affaires de l'Algérie, qui a amené la ruine morale et matérielle d'Abdel-Kader. Qu'il soit permis à un de vos anciens et modestes lieutenants de vous offrir, à l'occasion du renouvellement de l'année, ses vœux personnels et ceux de toute l'armée que vous avez si brillamment commandée pendant sept ans. Nous attendons avec confiance le résultat des discussions qui s'engageront dans le Parlement à propos des affaires de l'Algérie. Je me réjouis de savoir que vous y prendrez part, et je ne doute pas que vous ne jetiez une grande lumière sur la situation et sur les besoins d'un pays encore si peu connu. Agréez, mon cher Maréchal, les sentiments de haute estime et de sincère amitié avec lesquels je suis Votre affectionné H. D'ORLÉANS. Le maréchal Bugeaud lui répond : Paris, le 15 janvier 1848. Mon Prince, J'étais certain d'avance que vous pensiez ce que vous m'écrivez sur la chute d'Abdel-Kader. Vous avez l'esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables causes de cet événement et l'âme trop élevée pour ne pas rendre justice à chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes choses, vous ne voulez que votre juste part de gloire, et au besoin vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon Prince, vous m'avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien davantage. Si votre lettre pouvait être publiée, elle doublerait l'estime, déjà si grande, que vous portent le pays et l'armée. Ne pouvant la publier, je la fais lire autant que je le puis, et plusieurs personnes en ont pris copie, deux ministres notamment ; tous ont admiré comme moi le noble sentiment qui l'a dictée. Je crains qu'on ne veuille trop réduire l'armée ; ce serait une imprudence militaire et politique, ce serait aussi contraire à l'économie publique et à la prompte utilisation de la conquête. La fin de l'Émir n'est pas une garantie complète de tranquillité ; les Arabes restent, et, quoique affaiblis, leurs révoltes sont encore à redouter ; ils ne subiront pas sans de fréquentes résistances la révolution cruelle que nous leur apportons, et il se trouvera des hommes pour se mettre au service de leurs mécontentements. Les troupes ne sont pas seulement indispensables pour les contenir, elles le sont encore pour activer les grands travaux publics, et, à ce titre, elles coûtent moins cher qu'en France, puisqu'elles peuvent produire plus qu'elles ne coûtent. Il n'y aurait économie à retirer des troupes d'Afrique qu'autant qu'on les licencierait. Or, dans l'état de fermentation où est l'Europe, je ne crois pas qu'on puisse diminuer l'armée française. Agréez, mon Prince, l'assurance de mon respectueux dévouement. Maréchal duc D'ISLY. La suite des événements nous amène à la date, si fatale pour la France, du 24 février 1848, date de cette révolution inepte qui allait précipiter la France dans une ère d'aventures et d'humiliations, dont elle n'est point encore sortie. La nouvelle de la chute du roi Louis-Philippe frappa de stupeur la population d'Alger. Le duc d'Aumale, après avoir pourvu à l'intérim du gouvernement général[2], fut rejoint par son frère le prince de Joinville, qui, de son côté, venait de résigner le commandement de l'escadre. Ils quittèrent Alger le 3 mars 1848. Un témoin oculaire nous racontait dernièrement cette scène dramatique. Ce fut, nous disait-il, une des plus grandes douleurs, un des plus navrants spectacles de ma vie. Le jour de leur départ, la pluie, je m'en souviens, tombait à torrents. La place, les quais d'embarquement regorgeaient de foule. Lorsque le duc d'Aumale parut auprès des siens, avec le prince et la princesse de Joinville, ce fut une explosion de larmes, de cris de désespoir. Les Arabes se jetaient à ses pieds ; chacun de nous voulait le retenir ; les officiers, les soldats pleuraient comme des enfants, tandis que les princesses sanglotaient en descendant dans leur canot rempli de fleurs, dernier souvenir, dernier hommage. Hélas ! nous sentions tous qu'avec le Prince s'éloignait l'âme de la vieille France. Ah ! si notre jeune chef avait consenti à rester, s'il avait dit un mot, fait un geste ! L'armée entière, l'Algérie se serait soulevée. Que se fût-il alors passé en France ! La renommée militaire du maréchal Bugeaud est assise sur des bases inébranlables, et cette grande figure militaire tient désormais une large place dans l'histoire de l'Algérie et dans l'histoire de France. Mais ce que l'on ne sait pas assez, c'est que le maréchal Bugeaud, autant que le comportent les forces humaines, a employé les courts loisirs que lui laissaient les expéditions militaires et le commandement d'une armée de cent mille hommes, à l'administration proprement dite. Sans nous étendre sur les détails, il est utile de rappeler l'impulsion féconde donnée par lui aux travaux qui en sept ans ont changé la face de l'Algérie. Ce fut lui qui, avec autant de bonheur que de fermeté, sut unir pour le même but, selon sa devise célèbre, ense et aratro, ces deux instruments de conquête et de civilisation : la charrue et l'épée... C'est à lui que la France doit ces travaux gigantesques, ces routes magnifiques dont se seraient enorgueillis les Romains. Rien ne serait plus intéressant que de reproduire, ou au moins d'analyser ses nombreux arrêtés, ses rapports, ses circulaires. Ils embrassent toutes les parties du service et témoignent une sollicitude infatigable pour les hommes, sans acception de race, qu'il est appelé à gouverner, en même temps qu'ils révèlent un rare esprit d'organisation et d'application pratique. En effet, il s'occupa avec un soin tout paternel de l'administration des Arabes et fut loin de traiter la nationalité vaincue avec ce mépris, cette arrogance et cette cruauté trop souvent érigées en principe, en système par certains généraux d'Afrique et surtout par les prétendus libéraux et républicains de la colonie. Ses instructions aux généraux attestent cette constante sollicitude[3]. Bugeaud s'attacha surtout, comme il le disait, à donner aux indigènes une administration qui fût conforme à leurs mœurs, qui les forçât à préférer notre autorité à celle de l'Émir. Pour obtenir ce résultat, il suffisait d'être équitable. Le principe des amendes fut maintenu, mais l'application en fut réglementée de telle sorte que chacun pût payer ou recevoir intégralement ce qui était dû. Il ne s'agissait point seulement d'établir l'ordre, il fallait encore asseoir sur des bases sérieuses et indestructibles notre domination. Il fallait amener le bien-être et nous attacher les populations soumises par le lien si puissant de l'intérêt. De là, la transformation du territoire au moyen des travaux publics, barrages de rivières pour les irrigations, construction de routes, chemins, ponts, fontaines, puits, abreuvoirs. Le maréchal Bugeaud conçut ingénieusement la pensée de faire participer les tribus à ces travaux multiples dont l'exécution dé, passait les ressources du budget de la colonie. Elles durent s'imposer, pour la totalité des dépenses en certains cas, d'autres fois pour une part seulement quand les dépenses excédaient leurs facultés pécuniaires. (Circulaire du 15 novembre 1844.) Notre génie militaire et les entrepreneurs civils y concouraient de leur côté. Les Arabes, du reste, ne se montrèrent point réfractaires à cette association. Après la victoire d'Isly, il adressa à ses généraux une circulaire des plus touchantes sur le rôle que l'armée française est appelée à remplir (17 septembre 1844) : Nous nous sommes toujours présentés aux Arabes comme plus justes et plus capables de les gouverner que leurs anciens maîtres ; nous leur avons promis de les traiter comme s'ils étaient enfants de la France, nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes de tenir en tout point notre parole... Il faut nous servir des hommes en possession de l'influence sur les tribus, soit par leur naissance, sait par leur courage, soit par leur aptitude à la guerre ou à l'administration. La naissance exerce encore un grand empire chez les indigènes ; si elle ne doit pas être l'unique cause de notre préférence, elle doit toujours être prise en grande considération. Éloigner du pouvoir les familles influentes serait s'en faire des ennemis dangereux. Il vaut beaucoup mieux les avoir dans le camp qu'en dehors. Il ne suffira pas de faire un bon choix des fonctionnaires arabes ; il faut encore les surveiller, les diriger, s'occuper de leur éducation, il faut en même temps les entourer de considération, afin de maintenir leur dignité et de les faire respecter de leurs administrés. Quand on aura des leçons à leur donner, des reproches à leur faire, ce ne doit jamais être devant les Arabes ; il faut éviter avec eux les emportements, surtout en public. La sollicitude de Bugeaud pour le soldat est demeurée légendaire. Combien d'anecdotes n'avons-nous pas entendu raconter à ce sujet I Les officiers, il faut l'avouer, voyaient souvent avec déplaisir les soins minutieux que le général en chef, le maréchal-gouverneur prenait du troupier. - Peu d'entre eux, en effet, portaient au même degré que lui cette sollicitude. C'est, cependant, grâce à cette bonté paternelle, à cette humanité, à cet amour du soldat, que le grand homme put accomplir ses marches merveilleuses et faire supporter à ses troupes des fatigues sans nom, dont l'idée seule les eût révoltées, si l'ordre avait été donné par un autre chef que lui. Les gros officiers, dit quelque part dans ses lettres le maréchal de Saint-Arnaud, trouvaient qu'il n'avait pas toute la dignité, toute la tenue désirable. Le maréchal se préoccupait peu, il est vrai, de plaire à son état-major. Le bien-être, la vie du plus petit soldat lui tenaient tellement au cœur, qu'il négligeait volontiers pour lui cette prétendue dignité du commandement, et n'hésitait pas à se livrer à ces actes qui offusquaient ces gros officiers. — C'est ainsi, me disait un ancien officier général, que je l'ai vu un jour, étant en marche, descendre de cheval pour aider un de nos muletiers qui ne pouvait venir à bout de replacer ses sacs sur le bât retourné. Arrivant parfois à l'improviste à l'arrière-garde, il prenait, un à un, les soldats, les admonestait vivement et les encourageait ensuite. Après leur avoir interdit de tirer en masse, à l'aveugle, il les plaçait lui-même dans des fourrés. D'autres fois, lorsqu'il s'agissait d'échelonner les grand'gardes et les sentinelles avancées, il accompagnait lui-même l'officier chargé de cette commission. Je l'ai vu, nous disait un autre témoin oculaire, lui-même, à la tombée de la nuit, prendre la peine de faire changer de place les sentinelles afin de tromper la vigilance des Arabes. Sans ces précautions, en effet, la plupart du temps négligées par nos officiers, les Arabes venaient en rampant, à la faveur de l'obscurité, assassiner, à coup sûr, nos malheureux soldats[4]. D'autres fois, le maréchal s'avançait seul vers une colonne et après avoir fait brusquement déshabiller les soldats devant le docteur, il punissait impitoyablement tous les hommes qui ne portaient point sur eux la ceinture de flanelle réglementaire. Ces menus détails hygiéniques du commandement faisaient sans doute hausser les épaules de nos officiers généraux ; toutefois cette prodigieuse activité du général en chef les tenait eux-mêmes en éveil, et ils comprenaient souvent les leçons indirectes qui leur étaient données par leur vieux maréchal. A ce propos nous croyons intéressant de citer, parmi les circulaires relatives aux soins à donner aux soldats, le premier ordre daté de 1841 : Au quartier général à Mostaganem, le 8 août 1841. Considérant que l'expérience de dix années a fait connaître que la maladie la plus à craindre en Algérie est la dysenterie ; que le meilleur moyen de se garantir de cette maladie est de porter une ceinture ; Considérant que la ceinture de flanelle actuellement en usage dans les troupes ne remplit pas le but qu'elle doit atteindre, parce qu'elle n'est pas assez haute pour couvrir le ventre, qu'elle ne fait qu'une seule fois le tour du corps, et que, dans la marche, par les mouvements de l'homme, cette ceinture ne tarde pas à s'enrouler en corde de manière à devenir une gêne, en cessant d'être un préservatif ; Considérant que lorsque la ceinture est ainsi tordue et imprégnée de sueur, les soldats, en arrivant au bivouac, se hâtent de s'en débarrasser au moment même où la ceinture doit remplir son effet utile ; Considérant que le placement de la ceinture sous les vêtements rend difficile aux officiers de s'assurer que les soldats sont constamment porteurs de leur ceinture et qu'ils la tiennent en état de propreté ; Considérant que les indigènes, qui connaissent bien cette influence du climat, qui cause la dysenterie, se servent d'une large ceinture de laine qui les entoure plusieurs fois par-dessus les vêtements ; que cette ceinture des indigènes est depuis longtemps adoptée avec avantage par les spahis et les zouaves et qu'elle est portée par les individus auxquels un séjour de quelques années en Afrique a permis de se faire un bon système hygiénique ; Considérant enfin que cette ceinture soutient bien les reins dans l'exercice, qu'elle s'accommode avec l'uniforme, et ne peut, sans que le chef sans aperçoive, être mise de côté par les soldats insouciants de leur propre santé : Par ces motifs, le gouverneur général ordonne que la ceinture rouge de laine ayant environ 3 mètres de longueur remplacera la ceinture de flanelle. La nouvelle ceinture, mise en double sur sa largeur, enveloppera, par-dessus les vêtements, le corps, dont elle fera le tour deux fois et demie ou trois fois. Voici un ordre général daté de l'Oued Tirouet, qui fut, nous ne saurions en douter, mieux accueilli par' les soldats que par les officiers d'infanterie : Le gouverneur général a remarqué que, contrairement au règlement et aux ordres donnés à diverses reprises, beaucoup des officiers de compagnie ont des chevaux de selle dans le rang. Cet abus doit cesser immédiatement. MM. les officiers d'infanterie ne doivent pas perdre de vue que le plus sûr moyen d'obtenir de leur troupe la résignation et l'énergie dont elle a besoin pour supporter les marches pénibles sous un soleil ardent, est de lui donner l'exemple, en étant à pied comme elle. Dans sa circulaire du 23 mars 1844, le maréchal-gouverneur s'occupe des recrues d'une façon touchante : Les recrues appartenant aux régiments d'infanterie de l'armée d'Afrique et qui sont dans les dépôts de France - vont être dirigées sur les corps. Vous comprenez que ces jeunes soldats, dont l'instruction n'est qu'ébauchée, dont l'éducation militaire est à faire, ne peuvent être employés immédiatement ni aux expéditions ni aux travaux pénibles. Il faut d'ailleurs les acclimater, et, sous tous les rapports, nous devons les laisser en station pendant le printemps, l'été et l'automne dans les lieux que nous occupons d'une manière permanente. Vous recommanderez qu'ils y soient traités avec des ménagements paternels, afin d'éviter la maladie et surtout la nostalgie... Ces recrues pourront faire un léger service et rendre ainsi disponible, pour les besoins extérieurs, une grande partie des soldats aguerris qu'on aurait été obligé de laisser dans les places. Ce sera donc un véritable renfort pour les travaux et pour les rares expéditions qui pourront avoir lieu. Faut-il s'étonner que les gros officiers maugréassant souvent contre le Gouverneur et que celui-ci fût adoré des soldats, lorsque l'armée était appelée à lire un ordre du jour tel que celui-ci : Au camp d'Aïn-Kebira, 20 janvier 1846. Le maréchal de France gouverneur est informé que plusieurs chefs de corps se sont permis de distraire les mulets destinés au service spécial des cantines d'ambulance pour des usages particuliers. Il importe de faire cesser immédiatement un abus aussi préjudiciable au bien du service. En conséquence, il est enjoint à tous les commandants de colonne de s'assurer qu'à tous les départs d'un point de ravitaillement, chaque bataillon est pourvu de son mulet d'ambulance avec ses cantines complètement garnies en médicaments, linges à pansement, etc. Tout chef de corps qui contreviendrait au présent ordre serait sévèrement ramené à l'observation du règlement et signalé parla voie de l'ordre de l'armée, comme ne prenant pas le premier de tous les soins, celui de la santé des hommes dont le commandement lui est confié. Il s'agit maintenant de la salubrité des campements : Camp de Sidi-Aïchoun, 22 mai 1846. J'ai remarqué que la plupart du temps, pendant les expéditions de printemps et d'été, MM. les commandants de colonne choisissent leurs campements au bord des cours d'eau, et, par conséquent dans des bas-fonds. Ils le font dans la louable intention d'éviter à leurs troupes des corvées pour aller à l'eau, et de leur procurer un peu d'ombrage sous les lauriers-roses ou les buissons qui bordent ordinairement les ruisseaux. Mais l'expérience a démontré que cette manière de camper donnait un nombre considérable de malades. En effet, les bas-fonds sont privés d'air pendant le jour, et la température y est de plusieurs degrés plus chaude que sur les hauteurs ou les collines voisines ; la nuit, au contraire, il y fait plus froid et surtout plus humide. Une seule nuit passée dans un bas-fond suffit, quelquefois, pour donner une centaine de malades sur un effectif de 3.000 hommes. On comprend avec quelle rapidité une colonne serait fondue si cette manière de camper se renouvelait, plusieurs fois, dans le cours d'une expédition. Je recommande donc de la manière la plus formelle à tous les commandants de colonne de choisir toujours leurs campements sur des hauteurs et des coteaux, toutes les fois que le terrain le permettra. On ne doit pas s'astreindre, pour camper, à former un carré bien régulier. Pourvu que l'on puisse bien se garder dans la position que l'on choisit, peu importe la forme donnée au camp, si l'on est dans un endroit salubre. Il vaut infiniment mieux imposer quelques corvées aux hommes pour aller à l'eau et mener les chevaux et mulets à l'abreuvoir. La santé des soldats en souffrira beaucoup moins que de camper dans un endroit soumis à des influences morbides. Le gouverneur général d'Algérie, Maréchal duc D'ISLY. Par un ordre général daté du quartier général à Alger, le 17 juillet 1846, le maréchal notifie, à l'occasion de divers décès survenus à la suite de haltes dans une marche sur Aumale, les avis motivés de deux chirurgiens militaires. Il ajoute : Je crois devoir ajouter à cette note les conseils suivants, dont on s'est toujours bien trouvé lorsqu'on était assailli par une de ces journées brûlantes qui laissent à peine aux hommes la faculté de marcher. Il faut s'arrêter au premier lieu où l'on trouve de l'eau ou des ombrages, et laisser passer la plus grosse chaleur. Sur le soir, il survient ordinairement une bise ; on en profite pour finir sa journée après avoir rempli d'eau tous les bidons, ainsi que les barils et les outres, s'il y en a. La marche, ainsi scindée et coupée de haltes suffisamment fréquentes, se fait ordinairement sans accidents. On voit que je n'admets pas la marche continue que conseille le docteur Guyon, mais je pense avec lui que, dans ces courtes haltes, il faut que les soldats restent debout. Ces haltes, de même que la grande station, doivent être faites de préférence sur les lieux élevés et où aucun accident de terrain n'intercepte la bise. Quand une colonne traverse un pays peuplé par des tribus amies, et c'est aujourd'hui la situation générale, elle peut faire la grande station quoiqu'il n'y ait pas d'eau. Dans ce cas, les officiers montés et les cavaliers de la colonne vont demander de l'eau aux douars voisins, qui s'empresseront toujours d'en apporter au camp, avec les petites outres que les Arabes ont en grande quantité. La méthode de scinder les marches peut encore s'appliquer aux grandes marches sans eau. Après le repas du soir, la colonne, portant de l'eau dans tous les contenants qu'elle possède, fait deux ou trois lieues et raccourcit d'autant la marche du lendemain. On n'a pas besoin de beaucoup d'eau pour passer les courtes nuits de juillet, août et septembre. Une des préoccupations les plus graves du maréchal fut l'organisation administrative des Arabes. Livrer le territoire indigène à des officiers, qui, après avoir soumis les Arabes, les administreraient militairement, c'était compléter la conquête du pays. Ces officiers choisis comme administrateurs devaient parler là langue arabe, rendre la justice, étouffer dans leurs germes toute insurrection naissante et conduire les guerriers au combat. L'arrêté ministériel du 1er février 1844, où nous reconnaissons à chaque ligne l'esprit lucide et net du maréchal, forme les premières pièces du dossier des Bureaux arabes ; ce sont les premiers documents qu'il faut connaître pour se rendre compte de cette institution si utile, si mal connue, si attaquée aujourd'hui et qui disparaîtra malheureusement d'ici à peu d'années. Pour quelques officiers tarés et deux ou trois généraux pillards que les richesses de Salluste empêchaient de dormir, quelle liste interminable d'officiers d'une bravoure et d'une probité à toute épreuve ont produite les Bureaux arabes ! Combien d'entre eux, martyrs du devoir, tués à leur poste, au milieu des tribus arabes, au moment d'un de ces soulèvements prévu, annoncé par eux, et le plus souvent fatalement amené par l'ignorance ou les mauvaises passions des politiciens de France ou des radicaux d'Algérie ! Supprimée en 1839, la direction des Affaires arabes fut rétablie par un arrêté du général Bugeaud en date du 17 août 1841. Un arrêté ministériel du 1er février 1844 vint donner à ce service spécial son organisation régulière. La circulaire du maréchal Bugeaud sur les Bureaux arabes est un modèle d'esprit pratiqué et de sentiments élevés. Quant aux principes qu'elle contient sur le gouvernement des indigènes, ils devraient être encore aujourd'hui le vade-mecum de tout bon fonctionnaire militaire ou civil. Combien d'ouvrages ont été écrits pour prôner les bienfaits du régime civil et battre en brèche l'institution des Bureaux arabes et le régime militaire ! Les événements récents ont prouve que notre colonie devait, pour de longues années encore, bénir et respecter l'armée en même temps qu'elle avait grand besoin de puiser à son contact des exemples de discipline, de patriotisme et de moralité[5]. Il n'est aucun des principes du maréchal Bugeaud, soit en fait de guerre, soit en fait de colonisation qui n'ait, au moins, sur les systèmes de ses adversaires ou de ses détracteurs ces grands avantages : la clarté, la précision, le côté pratique. L'armée est tout en Afrique, disait-il : elle seule a détruit, elle seule peut édifier. Elle seule a conquis le sol, elle seule le fécondera par la culture et pourra, par de grands travaux publics, le préparer à recevoir une nombreuse population civile. Pour qu'elle accomplisse cette double tâche, il ne faut que deux choses : maintenir son effectif au chiffre actuel et conserver en Afrique le régime militaire qui y est en vigueur. Ce dernier point est le plus important. Comme l'armée est tout en Afrique, il n'y a de possible que le pouvoir militaire. Ainsi, diminuer l'armée d'Afrique et modifier le régime militaire, c'était, dans l'esprit de Bugeaud, non seulement annuler les bons effets de la guerre, mais encore étouffer dans son germe la colonisation. La même pensée se reproduit sans cesse dans ses discours et ses écrits : On doit considérer l'armée comme le plus puissant élément de la colonisation et de l'utilisation de notre conquête. Elle contribue à l'œuvre par trois grands moyens : ses armes, qui assurent la sécurité ; ses bras nombreux et à bon marché, qui exécutent les grands travaux d'utilité publique sans lesquels la conquête resterait stérile ; son budget enfin, qu'elle verse dans le mouvement colonisateur. Diminuer l'armée serait donc diminuer la sécurité et retarder les progrès en tout genre. (Moniteur Algérien, 1842.) Dès l'année 1841, Bugeaud faisait écrire par le général de Berthois à M. Achard, conseiller général du Bas-Rhin, une lettre chaleureuse de remercîment au sujet d'un projet de colonisation de l'Algérie par des familles alsaciennes. Trente ans plus tard, ce projet devait être repris par M. le comte d'Haussonville, après nos désastres et à la suite de la fatale dispersion de nos compatriotes d'Alsace. Bugeaud mettait alors comme condition la création de villages défensifs et l'inscription de tous les hommes valides dans la milice. A peine installé, nous avons vu le nouveau gouverneur exposer ses idées relatives à la colonisation et mettre en pratique les théories qu'il avait courageusement exposées à la tribune. Ses premiers essais pratiques de colonisation remontent à l'année 1842. Il établit dans les environs d'Alger trois villages ; n'ayant pas de cultivateurs à sa disposition, il les peupla de soldats. L'un, Fouka, fut peuplé avec des libérés ; Mered et Mâelmâ, avec des hommes qui devaient encore trois ans de service à l'État. Accessible, quoi qu'on en ait dit, aux idées nouvelles, il voulut, malgré ses convictions bien arrêtées, tenter une expérience de l'association, regardée, déjà à cette époque, par les rêveurs comme la panacée universelle[6]. Tandis qu'il poursuivait son but sur place et dans le beau domaine qu'il était appelé à gouverner, Bugeaud ne se lassait point de tenter de faire triompher à Paris ses idées personnelles sur la colonisation. Ces projets trouvaient dans le ministère de la Guerre, dans les Chambres une grande résistance, et c'est en vain que le gouverneur adressait à Paris mémoire sur mémoire et réclamait des subsides pour arriver à la réalisation de ce qu'il jugeait devoir assurer la possession paisible et durable du territoire arabe. Son système de colonisation qui, s'il eût été appliqué, aurait pu être couronné du même succès que son système de guerre, consistait à prendre au choix des soldats ayant déjà fait deux ans ou trois ans de service, à les établir militairement dans des villages créés par eux. Pendant cinq ans encore, ils étaient astreints, de par la loi, à servir le pays ; ce temps écoulé, la liberté leur était rendue. Mais combien parmi ces hommes mariés, établis, devenus propriétaires, vivant sur le sol, eussent rompu le pacte ? L'idée était grande, simple et fructueuse. Le maréchal, qui avait préparé avec soin tous les calculs, tous les comptes, demandait 60 millions pendant dix ans. Combien de millions gaspillés depuis et jetés au vent avec les essais avortés, les tentatives successives et les plans chimériques patronnés par le Gouvernement ! Organisé disciplinairement sous les ordres d'un chef, chaque village[7] avait sa vie propre, et travailleurs sans relâche, soldats à l'occasion, les hommes devenaient de merveilleux colons, occupant le Tell, c'est-à-dire les meilleures terres. En présence de l'Arabe toujours armé et cultivant la terre, l'idée du maréchal opposant le soldat-paysan n'était-elle pas féconde et pratique ? Au delà de cette zone, d'ailleurs, tout autre essai pourrait être tenté. Le Mémoire aux Chambres du 1er janvier 1847 était suivi d'une note, véritable mise en demeure, ainsi conçue : Je prie le Gouvernement de demander le plus promptement possible aux Chambres une allocation pour faire une expérience de colonisation militaire avec mille colons. Il serait à désirer que cette mesure fût adoptée dans le courant de janvier ou les premiers jours de février, afin de pouvoir mettre la main à l'œuvre, dès le mois de mars. L'allocation, qui serait de trois millions, devrait être divisée en deux millions pour 1847, parce que l'année de la création des villages est la plus dispendieuse, et un million pour 1848. Dès la fin de 1847, l'expérience pourra être très concluante, car la principale question, celle du mariage des colons, sera alors suffisamment connue. Elle aura échoué ou réussi. Quant au reste, je n'ai aucune incertitude ; il ne me paraît pas douteux le moins du monde que des hommes vigoureux et acclimatés, pour lesquels on aura fait ce que j'indique, ne réussissent à se fonder sur le sol africain une existence meilleure que celle de la plupart des cultivateurs de nos villages de France. Cela est prouvé d'ailleurs par les résultats obtenus dans les villages de Mered et de Mâelmâ. — Ainsi, dès l'année prochaine, on saura à peu près exactement à quoi s'en tenir sur cette expérience, qui loin d'arrêter le mouvement colonisateur actuel, le favorisera moralement et matériellement. La confiance publique ne peut que s'accroître en voyant le Gouvernement tenter des choses sérieuses pour la colonisation. Ce suprême appel du vieux soldat, du vainqueur d'Isly, du conquérant et du colonisateur de nos possessions algériennes, ne fut pas entendu. Les Chambres refusèrent le crédit. Le projet, comme on l'a vu, fut retiré par le Gouvernement, qui, du reste, avait mis quelque tiédeur à le défendre. Trois semaines après, le maréchal-gouverneur abandonnait la colonie pour ne plus y revenir. Ce fut dans le courant de l'année 1843, à la suite de longues négociations entre le gouvernement français et le supérieur général de la Trappe, que la colonie religieuse des Pères Trappistes avait été envoyée en Algérie. La communauté de Staouëli fut authentiquement constituée comme société civile ; elle se composait de quarante-cinq religieux. Le Révérend Père Régis, institué canoniquement prieur de la nouvelle Trappe, se mit en route pour Alger. Les Trappistes débarquèrent à Alger le 12 août 1843 ; les autorités leur firent un accueil bienveillant. Bugeaud, qui poursuivait toujours son plan de colonisation militaire au moyen de soldats mariés, n'avait- pas, dès le premier abord, goûté le projet d'introduire des colons célibataires. Cependant, quelques jours après, 27 août 1843, il écrivait au Père Régis la lettre suivante : Monsieur l'Abbé, Vous avez raison de compter sur l'appui que je me fais un vrai bonheur d'accorder à l'établissement de vos Frères en Algérie. Mon opinion est que la colonisation ne peut réussir que par des populations organisées militairement. Or rien ne se rapproche plus de l'organisation militaire que l'organisation religieuse. Le moine et le soldat ont de grands rapports l'un et l'autre ; ils sont soumis à une discipline sévère, accoutumés à supporter les privations et à obéir passivement. Ils travaillent l'un et l'autre pour la communauté, et ils sont dirigés par une seule volonté. Aussi suis-je persuadé que votre établissement prospérera. L'exemple de vos vertus, l'exercice de vos bonnes œuvres, et surtout votre charité tolérante, s'étendant à tous sans distinction de classe ni de religion, servira, j'en suis certain, à nous gagner le cœur des Arabes que nous avons soumis par la force des armes. J'ai donné des ordres pour que l'on mit à la disposition de vos frères 50 condamnés militaires habitués au travail et quelques officiers du génie capables de diriger les travaux d'installation. Quoique ce secours n'ait pas été stipulé dans les conditions, il ne laisse pas d'être égal au moins à la subvention de 62.000 fr. demandée par vous et accordée par le Gouvernement. Je l'ai cru nécessaire pour-aider à vaincre les premières difficultés et pour attendre l'arrivée de vos Frères en nombre suffisant pour trouver en eux-mêmes les moyens de faire prospérer cet intéressant établissement. Mon concours et ma protection ne vous manqueront jamais. Signé : BUGEAUD. La pose de la première pierre dé la nouvelle abbaye eut lieu solennellement le 14 septembre 1843, en présence des autorités ecclésiastiques, civiles et militaires. Mgr Dupuch, évêque d'Alger, célébra d'abord la messe sous les magnifiques palmiers qui, quelques années auparavant, le matin du grand combat (19 juin 1830), abritaient l'agha, gendre du dey d'Alger, et son brillant état-major. La première pierre fut placée sur un lit de boulets, ramassés sur le champ de bataille de Staouëli. Le maréchal Bugeaud reçut la truelle des mains du R. Père Régis, il s'en servit pour étendre le ciment ; puis lorsque la pierre fut roulée en place, le gouverneur général vint l'affermir d'un coup de maillet, et chacun, après lui, répéta la même opération. Les débuts de l'installation furent pénibles pour les Trappistes. La maladie les atteignit tous successivement, et les religieux furent obligés de se transporter momentanément dans des lieux plus salubres. Le 13 avril 1845, le maréchal Bugeaud fit, en petit comité, célébrer à la Trappe l'anniversaire de la bataille d'Isly. Il y avait longtemps, dit-il, qu'il n'avait vu ses amis les Trappistes. Aussi sa visite fut-elle longue. Il demeura satisfait des changements notables qui avaient été apportés. Il voulut tout examiner en détail, les ateliers des forgerons, des menuisiers, des boulangers. Il se faisait expliquer par les religieux dans quel but, dans quelle intention avait été disposé tel aménagement. — Le dortoir, en particulier, lui sembla judicieusement distribué. En pénétrant dans la première cellule, il souleva la couverture, et sentit sa main s'aplatir contre la dureté inflexible d'une petite paillasse piquée. Pauvres gens, dit-il, ils sont plus mal couchés que nos soldats au quartier ! La ferme naturellement devait attirer son attention plus que la chapelle. En effet, là, il se livra devant les Pères à une longue dissertation sur l'élevage des bestiaux ; rien ne lui était étranger dans les détails agricoles. Son inspection se termina par le don au monastère de vingt-cinq jeunes vaches prises dans une récente razzia, et par la promesse, pour l'automne, d'un bataillon de défricheurs. Les graves événements qui survinrent en Algérie, vers la fin de l'année 1845, ne lui permirent pas de tenir ses engagements. Le 10 juillet 1846 est la date de la dernière visite du maréchal à ses amis de Staouëli. Il y vint accompagné de Mgr Pavy, du comte de Salvandy, ministre de l'Instruction publique. Les illustres visiteurs furent conduits processionnellement à l'église, on l'on chanta le Te Deum. L'évêque donna ensuite la bénédiction, et, sans descendre de l'autel, au grand étonnement de tous les religieux, il fît approcher le R. Père Régis, et là, d'une voix fortement accentuée, il lut le bref par lequel Sa Sainteté le pape Grégoire XVI érigeait en Abbaye le Prieuré de Staouëli Dans toutes ses campagnes, le maréchal faisait la part de Dieu et n'oubliait jamais, par une offrande à Staouëli, de lui rendre grâces de ses succès. La dernière année de son séjour, il voulut, comme les précédentes années, que l'anniversaire du débarquement des Français à Sidi-Ferruch fût célébré avec éclat. Il fit prier le Père Régis de présider la cérémonie religieuse, qui eut lieu sur le mamelon de Sidi-Ferruch, en regard de la mer. Le maréchal avait pour Mer Pavy, le grand évêque d'Alger qui succéda à Mgr Dupuch, un attachement tout particulier[8]. Ces deux natures actives, ardentes, généreuses, avaient plus d'un point de contact. — Tenez, Monseigneur, dit un jour brusquement le maréchal au prélat, si vous n'étiez évêque, je vous voudrais soldat ! Près de moi, sur un champ de bataille, quel bon général vous feriez ! Ce ne furent point seulement les Trappistes qui trouvèrent en Algérie aide et protection auprès du maréchal Bugeaud. Un autre ordre religieux, les Jésuites, rencontra en lui un ardent et intelligent défenseur. La lettre suivante adressée à M. X., rédacteur du Journal des Débats, est le plaidoyer le plus spirituel et le plus concluant que l'on puisse faire en faveur de ces prêtres si calomniés, dont l'abnégation et le dévouement ont enfanté des prodiges. Alger, 24 juin 1843. J'ai été peiné de l'article sur les Jésuites que j'ai lu dans votre numéro du 13 juin. Vous savez bien que je ne suis ni jésuite ni bigot, mais je suis humain et j'aime à faire jouir tous mes concitoyens, quels qu'ils soient, de la somme de liberté dont je veux jouir moi-même. Je ne puis vraiment m'expliquer la terreur qu'inspirent les Jésuites à certains membres de nos Assemblées. Ils ont pu être dangereux quand ils se mêlaient à la politique des gouvernements et qu'ils dirigeaient la conscience des souverains. Mais aujourd'hui leur influence politique est nulle, et nous pouvons tirer d'eux un grand avantage pour l'éducation de la jeunesse, car, de l'avis de leurs ennemis les plus acharnés, ils sont passés maîtres en l'art d'enseigner. Quant à moi qui cherche par tous les moyens à mener à bonne fin la mission difficile que mon pays m'a confiée, comment prendrais-je ombrage des Jésuites qui, jusqu'ici, ont donné de si grandes preuves de charité et de dévouement aux pauvres émigrants qui viennent en Algérie, croyant y trouver une terre promise, et qui n'y rencontrent tout d'abord que déceptions, maladies, et souvent la mort ? Eh bien ! oui, ce sont les sœurs de Saint-Joseph et les Jésuites qui m'ont puissamment aidé à secourir ces affreuses misères que l'administration, avec toutes les ressources dont elle dispose, est complètement insuffisante à soulager. Les sœurs de charité ont soigné les malades qui ne trouvaient plus de places dans les hôpitaux et se sont chargées des orphelines. Les Jésuites ont adopté les orphelins. Le père Brunaud, leur supérieur, a acquis moyennant 120.000 francs, une vaste maison de campagne (Ben-Aknoun) entourée de 150 hectares de terre cultivable, et là, il a recueilli plus de cent trente orphelins européens qui, sous la direction de différents professeurs, apprennent les métiers de laboureur, jardinier, charpentier, menuisier, maçon, etc. Il sortira de là des hommes utiles à la colonisation, au lieu de vagabonds dangereux qu'ils eussent été. Sans doute les Jésuites apprendront à leurs orphelins à aimer Dieu. Est-ce là un si grand mal ? Tous mes soldats, à de rares exceptions près, croient en Dieu, et je vous affirme qu'ils ne s'en battent pas avec moins de courage. Je ne puis m'empêcher de sourire quand je lis dans les journaux l'énumération des dangers dont la corporation des Jésuites menace la France. Il faudrait, en vérité, qu'un gouvernement fût bien faible pour redouter quelques prêtres, qu'il est, du reste, si facile de surveiller. Mais au gouvernement du Roi, seul, appartient de résoudre cette question. Pour moi, gouverneur de l'Algérie, je demande à conserver mes Jésuites, parce que, je vous le répète, ils ne me portent nullement ombrage et qu'ils concourent efficacement au succès de ma mission. Que ceux qui veulent les chasser nous offrent donc les moyens de remplacer les soins gratuits et la charité de ces terribles fils de Loyola. Mais je les connais ; ils déclameront et ne feront rien que grever le budget colonial, sur lequel ils commenceront par prélever leurs bons traitements, tandis que les Jésuites ne nous ont rien demandé que la tolérance. Signé : BUGEAUD, duc D'ISLY. |
[1] Voir la note relative au général Ducrot.
[2] Voici en quels termes le duc d'Aumale prit congé des colons et l'armée de d'Afrique :
Habitants de l'Algérie,
Fidèle à mes devoirs de
citoyen et de soldat, je suis resté à mon poste tant que j'ai pu croire ma
présence utile au service du pays.
Cette situation n'existe plus.
M. le général Cavaignac est nommé gouverneur général de l'Algérie. Jusqu'à son
arrivée à Alger, les fonctions de gouverneur général par intérim seront
remplies par M. le général Changarnier.
Soumis à la volonté nationale,
je m'éloigne ; mais du fond de l'exil, tous mes vœux seront pour votre
prospérité et pour la gloire de la France que j'aurais voulu servir plus
longtemps.
Alger, 3 mars 1848.
HENRI D'ORLÉANS.
ORDRE GÉNÉRAL.
Au quartier général à Alger, le 3 mars 1848.
M. le général Changarnier
remplira par intérim les fonctions de gouverneur général jusqu'à l'arrivée à
Alger de M. le général Cavaignac, nommé gouverneur général de l'Algérie.
En me séparant d'une armée
modèle d'honneur et de courage, dans les rangs de laquelle j'ai passé les plus
beaux jours de ma vie, je ne puis que lui souhaiter de nouveaux succès. Une
nouvelle carrière va peut-être s'ouvrir à sa valeur, elle la remplira
glorieusement, j'en ai la ferme croyance.
Officiers, sous-officiers et
soldats, j'avais espéré combattre encore avec vous pour la patrie !. Cet
honneur m'est refusé ; mais du fond de l'exil, mon cœur vous suivra partout où
vous appellera la volonté nationale, il triomphera de vos succès ; tous ses
vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France.
Signé : HENRI D'ORLÉANS.
[3] Combien la légende est parfois injuste ! Le maréchal Bugeaud, pour le plus grand nombre, a passé pour un homme farouche, presque brutal ; on vient de voir avec quelle sollicitude il s'occupait des indigènes et de ses soldats ; mais ce n'est pas tout. Voici, entre tant d'autres, une anecdote qui peint bien le caractère du grand soldat, de cet homme aux allures brusques, à l'écorce rude, qui cachait sous cette enveloppe une âme pleine de délicatesse et de naïveté.
C'était sous la tente, sur la frontière du Maroc : les secrétaires et les aides de camp du maréchal se tenaient dans un campement contigu à celui occupé par le gouverneur. — Que font en ce moment Rivet, Roches et Trochu ? demanda un jour le maréchal à l'un de ses aides de camp ; envoyez-moi l'un d'eux, j'en ai besoin ; sont-ils très occupés ? — Je ne crois pas, monsieur le Maréchal, répondit l'officier. Ils lisent tout haut Jocelyn, le nouveau livre de Lamartine. — Ah ! ils lisent des poésies, ces messieurs, fit le maréchal, et en même temps il entra dans la tente de ses secrétaires. Belle occupation, ma foi ! que la vôtre, Messieurs, fit-il en s'animant ; avez-vous donc tant de loisirs, tant d'heures à perdre pour lire des rêveries et des songe-creux ? — Ah ! les poètes et les députés-poètes qui font de la politique ! En vérité, je vous croyais plus sérieux. — Et voilà le maréchal s'emportant contre les poètes et prenant en pitié tous les rimailleurs, gent inutile et non sans nuisance, etc. Les jeunes officiers tentèrent en vain de défendre l'auteur des Harmonies ; ils furent battus.
Cependant, le soir, après dîner, voyant le calme revenu, un des officiers de l'état-major reprit la conversation et chercha à persuader le maréchal.
Bref, que lisiez-vous donc de si intéressant lorsque je vous ai interrompus ? fit le maréchal. — Le poème de Jocelyn, répondit l'un des jeunes gens, une des plus belles pages de Lamartine. — Si monsieur le Maréchal, ajouta timidement M. Roches, me permettait de lui citer un seul passage de l'œuvre, peut-être nous pardonnerait-il de ne point partager son avis ? — Eh bien, faites ! dit en maugréant le maréchal.
M. Roches commença à déclamer les vers harmonieux du maître. Lorsqu'il eut achevé la première page : Donnez-moi cela ! s'écria tout à coup le maréchal. Et, arrachant le livre des mains de son interprète, voilà le vieux soldat, de sa voix superbe et timbrée, relisant le passage et poursuivant le touchant et dramatique récit de la mère de Jocelyn mourante.
Peu à peu, malgré lui subjugué par le charme entraînant du poète et pénétré du sujet, on sentait que l'émotion gagnait le déclamateur improvisé, jusqu'au moment où les mots étranglés s'arrêtèrent dans sa gorge. De grosses larmes obscurcirent ses yeux : Ah ! c'en est trop, cette fois ! s'écria en riant le maréchal, et jetant le livre : Voilà que je vais pleurer comme vous !
M. Roches raconta plus tard l'anecdote à M. de Lamartine, qui déclara n'avoir de sa vie reçu plus bel éloge de ses poésies.
Par une matinée pluvieuse du mois de mars 1844, M. le gouverneur général était, dans son cabinet, à se faire la barbe : il entend du bruit dans la rue, regarde et voit un Maltais qui frappait brutalement un Arabe. Sans prendre le temps de passer un habit, le maréchal, la figure encore pleine de savon, les bras nus, descend, appelle sa garde, fait arrêter le Maltais et ordonne qu'il soit conduit à la police.
Le soir, tous les fonctionnaires civils et militaires furent convoqués au palais du Gouvernement. J'ai été témoin ce matin, leur dit le maréchal, d'un fait qui malheureusement se renouvelle trop souvent : un Européen frappait un indigène ; pour l'honneur de notre situation, il n'était pas Français. Vous comprenez facilement, Messieurs, tout ce qu'un pareil acte renferme d'impolitique et de lâcheté, — d'impolitique parce qu'il entretient des sentiments de haine qu'il faut à tout prix faire disparaître. L'Arabe, frappé dans nos villes, contient sa colère et sa vengeance ; mais ces sentiments comprimés font violemment explosion dans l'intérieur du pays, et ce sont nos malheureux soldats qui en sont les victimes. — Je dis de plus que c'est une lâcheté ; car on ne frappe pas un ennemi vaincu et terrassé. Par tous ces motifs, j'ordonne à tous les officiers et fonctionnaires d'arrêter sur-le-champ et de conduire au poste le plus voisin tout individu qui frappera des indigènes, je donne des ordres au ministère public pour que les coupables soient sévèrement punis.
Et il fit une circulaire en conséquence. Cette pièce, traduite en arabe, parvint au milieu des tribus et y répandit, avec la joie, la plus profonde reconnaissance pour l'auteur d'une mesure aussi juste, aussi bienfaisante.
[4] Une nuit, une seule nuit, la vigilance des zouaves fut en défaut, dit M. le duc d'Aumale, dans son livre si populaire : les Zouaves et les Chasseurs à pieds. Le réguliers de l'Émir se glissèrent au milieu de leurs postes, vinrent faire sur le camp une décharge meurtrière. Le feu fut un moment si vif que nos soldats surpris hésitaient à se relever. Il fallut que les officiers leur donnassent l'exemple. Le maréchal Bugeaud était arrivé des premiers : deux hommes qu'il avait saisis de sa vigoureuse main tombent frappés à mort.
Bientôt, cependant, l'ordre se rétablit, les zouaves s'élancent et repoussent l'ennemi. Le combat achevé, le maréchal s'aperçut à la lueur des feux du bivouac, que tout le monde souriait en le regardant. Il porte la main à sa tête, et reconnaît qu'il était coiffé comme le roi d'Yvetot de Béranger. Il demande aussitôt sa casquette et mille voix de répéter : La casquette, la casquette du maréchal ! Or cette casquette, un peu originale, excitait déjà l'attention des soldats. Le lendemain, quand les clairons sonnèrent la marche, le bataillon des zouaves les accompagna, chantant en chœur :
As-tu vu
La casquette
La casquette ?
As-tu vu
La casquette
Du père Bugeaud ?
Depuis ce temps, la fanfare de la marche ne s'appela plus que la Casquette, et le maréchal, qui racontait volontiers cette anecdote, disait souvent au clairon de piquet : Sonnez la Casquette.
Quelquefois, dans l'ennui d'une longue marche, il faisait sonner l'air favori. Le troupier comprenait, se mettait à chanter la Casquette et bien souvent le général en chef accompagnait.
Dans un article patriotique (juin 1881) publié dans le Figaro, M. Aimé Giron constatait l'incurie du général Farre se perdant dans les ordres et les anti-ordres, n'organisant pas la victoire, mais désorganisant l'armée et envoyant des conscrits mourir, un peu de la fièvre et beaucoup des privations que lui imposait son inepte administration. Et après chacun de ses griefs, l'éloquent écrivain répétait, comme un souvenir à jamais perdu cette phrase : As-tu vu la casquette. ? Hélas ! aujourd'hui les clairons et les cœurs français demanderont-ils toujours en vain et à tous les échos la Casquette du père Bugeaud ?
[5] Quant à nous, s'il nous est permis d'invoquer modestement notre humble expérience, nous avouerons que notre séjour en Algérie nous a convaincu d'une façon absolue que l'extension hors de toutes les prévisions, qui vient d'être donnée au territoire civil, constitue un des plus grands dangers auxquels la colonie ait été exposée depuis 1847.
La destruction complète de l'œuvre du maréchal Bugeaud aura les conséquences les plus graves. Ce sera d'abord la disparition de ce personnel des Bureaux arabes, dont l'instruction spéciale et les précieuses traditions constituaient une force nécessaire à la France pour lui permettre de tenir en échec la nationalité arabe ; d'autre part, l'impossibilité pour l'administration civile de remplacer avant longtemps ce personnel d'élite tout formé. Il résultera, en effet, pour le Gouvernement, l'obligation, s'il veut prendre possession même apparente de tout le Tell remis au régime civil, d'improviser des administrateurs et d'accepter des candidats de toutes mains.
[6] Les œuvres du maréchal Bugeaud sont nombreuses, et voici, d'après les recherches les plus minutieuses que nous avons faites, la liste des ouvrages et brochures publiés par lui :
1. Essai sur quelques manœuvres d'infanterie. Lyon, 1815.
2. Mémoire sur l'impôt du sel. Paris, 1831.
3. Aperçus sur quelques détails de la guerre, avec planches. Paris, 1832.
4. De l'Organisation unitaire dans l'armée, avec l'infanterie partie détachée, partie cantonnée. Paris, 1833.
5. Réflexions sur l'état de la guerre en Biscaye et en Navarre. Juin 1835, Paris.
6. Mémoire sur notre établissement dans la province d'Oran, par suite de la paix. Paris, 1833.
7. De la Guerre des rues, 1836. Ce mémoire n'a pas été imprimé. Une copie a été déposée par lui au ministère de la guerre. L'autre copie est entre les mains de la famille.
8. Établissement de légions de colons militaires dans les possessions françaises du nord de l'Afrique. Paris, Didot, 1838.
9. La Guerre d'Afrique. Paris, 1839, in-8° (Gaulthier-Laguionie).
10. Établissement des troupes à cheval dans les grandes fermes. Paris, 1841.
11. L'Algérie, moyens d'utiliser et de conserver notre conquête. 1842, Paris, in-8°, Marseille, Toulon, Alger.
12. Exposé de l'état actuel de la société arabe, du gouvernement, de la législation. 1844, Alger, in-8°. Ouvrage revu et publié par ordre du gouverneur général.
13. Quelques réflexions sur trois questions fondamentales de notre établissement en Algérie, 1846. Guyot et Scribe, imprimeurs du Roi à Paris.
14. Discours prononcés par le général Bugeaud à l'occasion de la fête agricole d'Excideuil. Périgueux, 1839, in-8°.
13. Lettre d'un lieutenant de l'armée d'Afrique. Alger, imprimerie du Gouvernement, 1841, in-16.
16. Du Service des avant-postes et des reconnaissances en Afrique. Alger, 1842, in-8°.
17. De la Stratégie, de la tactique, des retraites et du passage des défilés dans les montagnes. Alger (sans date).
18. Discours de M. le maréchal duc d'Isly, député de la Dordogne, dans la discussion de l'adresse (séance du 24 janvier 1845). Paris, 1845, in-8°.
19. Instructions pratiques du maréchal Bugeaud pour les troupes en campagne. Avec planches in-18, format de poche. Paris.
20. Nécessité pour la France d'une puissante armée et considérations nouvelles sur les troupes à cheval. In-18, Paris.
21. Réflexions et souvenirs militaires. Alger, 1845, in-8°.
22. Réponse au discours prononcé par M. de Corcelles, député de l'Orne, dans la séance du 22 mai 1845, pendant la discussion générale du projet de loi relatif aux crédits extraordinaires de l'Algérie (15 juin 1845, France-Algérie). Alger, 1845, in-8°.
23. Relation de la bataille d'Isly, suivie du rapport de M. le maréchal-gouverneur. 1845, Alger, in-18.
24. De la Colonisation de l'Algérie, par M. le maréchal duc d'Isly, gouverneur général. Alger, 1847, in-8°.
25. Observations de M. le maréchal-gouverneur général sur le projet de colonisation présenté pour la province d'Oran, par M. le lieutenant général de Lamoricière. Alger, 1847, in-8°.
26. Les Socialistes et le travail en commun, par M. le maréchal Bugeaud, duc d'Isly, Paris, 1848, in-12.
27. Économie sociale. Des travailleurs dans nos grandes villes, par M. le maréchal Bugeaud d'Isly. Paris, 1848, in-12.
28. Veillées d'une chaumière de la Vendée, par M. le maréchal Bugeaud d'Isly. Paris et Lyon, 1849.
[7] Que se serait-il passé en 1870, nous le demandons aux partisans du régime civil, aux républicains, ennemis acharnés du sabre, si, au lieu de trouver des villages sans défenseurs, des fermes isolées, l'insurrection kabyle s'était heurtée à des cités florissantes, à de grands villages militaires tels que les rêvait le maréchal ?
[8] C'est en 1867 que mourut Mgr Pavy. Son successeur fut Mgr Lavigerie, troisième titulaire de l'évêché d'Alger, érigé en archevêché pour lui. Mgr Lavigerie, docteur en théologie et professeur d'histoire ecclésiastique à la Faculté de Paris, après avoir rempli à Rome la fonction d'auditeur de rote pour la France, fut nommé évêque de Nancy en 1863.
L'arrivée du nouveau prélat dans notre colonie, en 1867, fut signalée par un important déploiement de zèle apostolique. Des fondations pieuses, la création d'orphelinats, d'écoles et de villages chrétiens arabes, à la suite de la terrible famine de 1864, ont rendu le nom de Mgr Lavigerie populaire dans toutes nos possessions algériennes. Nommé par la Cour de Rome, en 1881, administrateur apostolique de la Tunisie, il a été promu au cardinalat en 1882.