LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE SEPTIÈME. — 1845-1847.

 

 

Retour à Alger. — Bou-Maza et le Dahra (1845). — Sidi-Brahim. — La campagne de cinq mois (fév. 1846). — Massacre de la Deïra. — La Kabylie (1847). — Départ définitif. — Les adieux (5 juin 1847).

 

Malgré les ovations dont il venait d'être l'objet en France, il tardait au maréchal de retourner en Algérie sur le théâtre de ses exploits. L'œuvre de la conquête et de la colonisation était loin d'être achevée, et nul mieux que lui ne savait ce qu'il restait encore à faire. Cette fois le gouverneur général retournait à son poste, investi de la confiance du souverain et de la nation, et rehaussé par le prestige de la victoire.

A son arrivée, il publia l'ordre général suivant :

Au quartier général d'Alger, le 29 mars 1845.

Citoyens et soldats de l'Algérie, je suis revenu dans mon gouvernement, heureux de m'associer de nouveau aux destinées de notre conquête.

J'ai vu avec une vive satisfaction qu'en mon absence aucune affaire n'avait périclité. Les progrès en tout genre ont continué, malgré l'hiver extraordinaire que nous avons subi.

Aucun fait militaire de quelque importance n'a signalé cette période de quatre mois, si ce n'est l'attaque de quelques fanatiques contre notre poste de Sidi-bel-Abbès. Ce fait étrange a fourni à nos soldats une nouvelle occasion de prouver leur inébranlable fermeté.

Je n'aurais donc, en revenant parmi vous, que des sujets de joie, sans le douloureux événement de l'explosion de la poudrière du Môle.

Vous apprendrez avec bonheur que notre noble entreprise n'a pas moins de succès en France qu'en Afrique. La presque universalité des citoyens et des hommes politiques y ont foi ; le commerce du nord, de l'est et de l'ouest de la métropole s'est ému, à son tour, par l'accroissement extraordinaire de l'exportation de nos tissus dans l'intérieur de l'Afrique, exportation qui ne peut que s'accroître par les nouvelles routes commerciales que nous comptons ouvrir dans le petit Désert.

Notre cause est donc gagnée dans l'opinion. Elle grandira chaque jour par la valeur et les travaux de l'armée, par l'activité et la courageuse persévérance des colons, et surtout par l'intelligente sollicitude du gouvernement.

Maréchal duc D'ISLY.

 

Telle fut la proclamation par laquelle le vainqueur d'Isly annonça à la colonie son retour impatiemment attendu après le voyage triomphal de cinq mois qu'il venait de faire en France.

A peine arrivé, le maréchal s'embarque le 31 mars sur le Caméléon, commandant Fourichon, borne son apparition dans l'Ouest à la ville d'Oran et au poste d'extrême frontière de Diemâ-Ghazaouat, qui devait, avant la fin de la même année acquérir une si triste célébrité. Il était rentré à Alger dès le 6 avril, se proposant de laisser à Lamoricière le soin d'étendre notre autorité dans le sud d'Oran, et de se réserver-pour lui-même une excursion militaire d'importance secondaire sur l'Oued Sebdou.

S'il la projetait secondaire seulement, c'était, comme il le laisse entendre, pour obéir aux intentions des Chambres et du Gouvernement. Livré à son propre sentiment, il eut constamment, en effet, pendant ses sept années de gouvernement et dès qu'Abdel-Kader lui laissait un répit, l'intention d'unifier toute l'Algérie sous la domination française par la soumission de la Kabylie.

Mais pendant qu'il songeait à la Kabylie, c'était l'Ouest encore qui allait le rappeler. La guerre sainte se prêchait dans le Dahra, dépendant en partie de la subdivision d'Orléansville commandée par le colonel de Saint-Arnaud. Le drapeau du Prophète y était déployé par le plus redoutable adversaire que nous ayons rencontré en Afrique après l'Émir, par le chérif Mohammed ben Abdallah que les Français, plus peut-être que les Arabes, ont popularisé sous le nom de Bou-Maza — l'homme à la chèvre.

Quand il s'agissait de payer de sa personne, le maréchal n'était pas homme à s'attarder dans des polémiques stériles. Après avoir fait, dans la journée du 25, une pointe par mer sur Cherchell, il se mit en route le 3 mai par voie de terre, en passant par Milianah, à la tête de la colonne expéditionnaire du Dahra. Le duc de Montpensier l'accompagnait.

Les opérations furent constamment contrariées par un temps affreux. Le maréchal, dans l'Ouarensènis, allait et venait sous des pluies torrentielles, presque sans résultat. Les insurgés, qui le connaissaient de longue date, évitaient avec lui les engagements, tombant de préférence sur son lieutenant Saint-Arnaud qui opérait séparément et dont la colonne était moins nombreuse. Le maréchal, ne rencontrant jamais le gros de l'ennemi, n'obtenait que des soumissions incomplètes, parfois fictives.

Tout l'honneur de cette campagne du printemps de 1845 appartient au colonel Saint-Arnaud, qui agissait de son côté sur la rive droite du Chélif avec quatre bataillons tandis que le maréchal manœuvrait sur la rive gauche avec onze bataillons.

Le colonel Saint-Arnaud, ayant appris qu'un fort rassemblement s'était formé sous la conduite du chérif instigateur de la révolte s'était porté dans l'ouest de Ténès. Le 21 mai, à la pointe du jour, le lieutenant-colonel Bisson, du 53e, mis en mouvement pendant la nuit, enlevait la position très forte où se trouvaient les insurgés ; 150 Arabes restaient sur le carreau. Dans la même journée, le colonel Saint-Arnaud les atteignit de nouveau et leur tua 200 hommes. Le drapeau du chérif fut pris pendant l'action.

Le maréchal était de retour à Alger le 12 juin ; il avait ramené avec lui le duc de Montpensier, qui, après avoir subi toutes les fatigues de cette pénible et stérile campagne allait entreprendre un long voyage en Orient.

 

Sept jours après la rentrée du maréchal à Alger, la colonne même dont il avait laissé le commandement au colonel Pélissier eut à soumettre la tribu des Ouled-Rhia, dont une fraction importante s'était réfugiée dans les grottes du Dahra. Le procédé plus qu'énergique employé par le futur vainqueur de Malakoff pour exterminer ses ennemis, donna lieu à une polémique qui n'est pas encore éteinte aujourd'hui.

La tâche que le maréchal avait confiée à ses lieutenants était de punir les tribus qui avaient accueilli et soutenu Bou-Maza ; il leur avait prescrit en outre de procéder à leur désarmement.

Trois colonnes, sous les ordres des colonels Ladmirault, Saint-Arnaud et Pélissier, devaient manœuvrer, dans le Dahra d'abord, ensuite dans l'Ouarensènis, où le départ du maréchal avait laissé la répression incomplète.

Le 19 juin, le colonel Pélissier après une razzia importante, somma la tribu insurgée des Ouled-Rhia de demander l'aman ; une partie de la tribu se soumit. Le reste refusa d'une manière absolue de reconnaître notre autorité : il fallut l'attaquer. Les guerriers, reculant devant notre colonne, se retirèrent dans leurs grottes célèbres où, d'avance, ils avaient envoyé leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux. Le colonel en fit l'investissement. Cette opération lui coûta quelques hommes des goums et plusieurs soldats. Lorsque l'investissement fut complet, il tenta de parlementer. Ce fut en vain qu'on promit aux Arabes de respecter les personnes et les propriétés en se bornant à exiger d'eux la remise de leurs armes. Ils firent feu sur nos parlementaires et l'un d'eux fut tué. Épuisant vis-à-vis de ces malheureux, pendant plus de cinq heures, la mesure des procédés pacifiques, le colonel Pélissier les avertit trois fois, par des indigènes soumis, du danger auquel ils s'exposaient, eux et leurs familles. Enfin, il les prévint qu'on allait les chauffer, que le combustible était préparé, qu'il fallait en finir. De délai en délai, la nuit arriva. Des fascines furent jetées du haut des rochers à l'entrée des grottes ; quelque temps après le feu y fut lancé de la même -manière. A une heure du matin, le colonel Pélissier, qui voulait surtout les effrayer, ordonna d'éteindre le feu. Il était trop tard ; la catastrophe était consommée, et plus de 500 créatures humaines avaient péri étouffées.

L'impression produite par ce fatal événement fut immense en France et en Algérie. Le plus ému peut-être fut le maréchal-gouverneur ; toutefois on lui doit cette justice qu'il n'hésita pas un instant à justifier son lieutenant et à le couvrir même de sa responsabilité personnelle. Il le fit avec une grande vivacité.

Non seulement l'armée approuva la conduite du colonel Pélissier, mais, il faut bien le dire, la colonie tout entière n'eut qu'une voix en faveur de ce vigoureux soldat qui, pour anéantir l'insurrection, pour frapper de terreur les Arabes, pour arrêter l'effusion du sang, sacrifiait quelques victimes à l'intérêt général.

Le rapport du colonel Pélissier, adressé au gouverneur général, se terminait par ces mots :

Ce sont là, monsieur le maréchal, de ces opérations que l'on entreprend quand on y est forcé, mais que l'on prie Dieu de n'avoir jamais à recommencer !

 

Interpellé à la chambre des pairs par le prince de la Moskowa, le maréchal Soult, ministre de la Guerre, manqua, dit M. Guizot, dans cette occasion, de sa présence d'esprit et de son autorité accoutumées. Il exprima en quelques paroles embarrassées un blâme froid et timide, livrant le colonel Pélissier sans satisfaire ceux qui l'attaquaient.

Le maréchal Bugeaud ressentit vivement cet abandon et n'eut garde de l'imiter. Avec un héroïsme inouï, dit un républicain, M. Léon Plée, le gouverneur général prit sur lui, devant l'opinion publique soulevée, la responsabilité du commandement. Voici d'ailleurs sa lettre au ministre de la guerre :

Le maréchal Bugeaud au maréchal Soult.

Alger, 18 juillet 1845.

Je regrette, monsieur le maréchal, que vous ayez cru devoir blâmer, sans correctif aucun, la conduite de M. le colonel Pélissier. Je prends sur moi ta responsabilité de son acte ; si le Gouvernement jugeait qu'il y a justice à faire, c'est sur moi qu'elle doit être faite. J'avais ordonné au colonel Pélissier, avant de nous séparer à Orléansville, d'employer ce moyen à la dernière extrémité. Et, en effet, il ne s'en est servi qu'après avoir épuisé toutes les ressources de la conciliation. C'est à bon droit que je puis appeler déplorables, bien que le principe en soit louable, les interpellations de la séance du H. Elles produiront sur l'armée un bien pénible effet qui ne peut que s'aggraver par les déclamations furibondes de la presse.

Avant d'administrer, de civiliser, de coloniser, il faut que les populations aient accepté notre loi. Mille exemples ont prouvé qu'elles ne l'acceptent que par la force, et celle-ci même est impuissante si elle n'atteint pas les personnes et les intérêts[1]. Par une rigoureuse philanthropie, on éterniserait la guerre d'Afrique en même temps que l'espoir de révolte et alors on n'atteindrait même pas le but philanthropique. Agréez, etc.

Signé : BUGEAUD.

 

Ce malheureux événement avait retardé d'un grand mois l'expédition de Kabylie. Le maréchal tenait cependant à la faire, malgré l'état avancé de la saison avant de donner suite à un projet de voyage en France.

La maréchale et sa suite partirent pour Marseille le 20 juillet. Le 23, le gouverneur général s'embarqua pour Dellys où il allait prendre le commandement d'une colonne de 5.000 hommes devant opérer contre Ben-Salem.

Ben-Salem était alors assisté de deux autres grands chefs insurgés nommé Bel-Kassem et Bou-Chareb. Tous les trois avaient répandu à profusion de fausses lettres au cachet de l'émir Abdel-Kader, où il était dit que l'empereur du Maroc nous avait battus, que l'émir allait arriver, que le maréchal était mort. Dans toutes les zaouïas, les marabouts prophétisaient la fin du règne des chrétiens.

La présence du gouverneur général devenait nécessaire. Il se porta rapidement à Aïn-el-Arba, où sa colonne avait été rassemblée. Le 25 juillet, il arrivait au pied de la montagne occupée par les Ouled-Mioun, les plus ardents à la sédition.

Le lendemain, la colonne française couronnait les crêtes réputées inaccessibles au temps des Turcs et y brûlait tous les villages. Nos soldats y bivouaquèrent deux nuits et en redescendirent, sans avoir tiré ni reçu un coup de fusil.

Passant ensuite l'Oued Sebaou ; l'armée vint chez les Beni-Raten qui promirent de ne plus recevoir Bel-Kassem[2].

Le 14 août 1845, le premier anniversaire de la bataille d'Isly fut fêté à Alger dans un banquet où le maréchal prononça une courte allocution.

 

Le maréchal s'embarqua pour la France à Alger, le 4 septembre. Il se rendait à Soultberg pour y conférer avec le maréchal duc de Dalmatie, Président du Conseil, sur les affaires d'Algérie et spécialement sur la question de colonisation militaire. Il allait en France dans l'intention d'exprimer franchement, de vive voix, toute sa façon de penser.

Si l'on ne me comprend pas, disait-il, le 21 août à son ancien aide de camp Saint-Arnaud, si l'on ne veut pas me comprendre, je ne reviendrai pas. Si tout s'arrange comme je le crois, je serai de retour à Alger dans les premiers jours de novembre.

 

Tout ne devait point s'arranger à son gré avec le gouvernement du Roi ; et néanmoins le devoir devait ramener brusquement le maréchal en Algérie avant le terme indiqué par lui.

Le maréchal Bugeaud eût été heureux de laisser l'intérim au milieu de circonstances encore inquiétantes, à celui de ses divisionnaires dans les talents et la loyauté duquel il avait le plus de confiance, le général Bedeau. Mais les fatigues d'un séjour trop prolongé en Algérie avaient altéré la santé de Bedeau, qui, à cette époque, commandait la province de Constantine, et avait dû, dès le 16 juillet, se rendre lui-même en France en congé.

C'était au commandant d'Oran, au général de Lamoricière, que revenaient dès lors l'honneur et la responsabilité du gouvernement intérimaire.

Les causes de mésintelligence entre le Gouvernement et le maréchal Bugeaud étaient de plusieurs sortes. La grande, l'unique préoccupation du gouverneur général après la conquête était, nous l'avons déjà dit, la colonisation. Autant pour le salut de la colonie que pour l'économie du budget, et la disponibilité de l'armée nationale (dans le cas toujours présent à son esprit de complications européennes), il désirait ardemment cette colonisation militaire. Le courant de l'opinion, dans la presse et dans les Chambres était, au contraire, opposé à des tendances que l'on croyait inspirées par ce qu'on appelait alors le militarisme. Or le gouvernement de Juillet, plus qu'aucun autre, malheureusement, se croyait tenu de compter avec l'opinion, avec ses caprices et ses injustes préjugés.

L'argent, qu'on lui marchandait pour la colonisation militaire, le maréchal le voyait avec douleur absorbé par la création en Algérie d'un fonctionnarisme civil qui prenait des proportions exagérées.

Ces mesures étaient décrétées à son insu, sans même qu'il fût consulté ; on légiférait sans même lui demander son avis.

Le colonel de Saint-Arnaud écrivait à cette époque à son frère sur ce sujet délicat :

Il n'y a pas deux camps dans l'armée d'Afrique, mais il y a deux hommes : l'un grand, plein de génie, qui, par sa franchise et sa brusquerie, se fait quelquefois des ennemis, lui qui n'est l'ennemi de personne ; l'autre capable, habile, ambitieux, qui croit au pouvoir de la presse et la ménage, qui pense que le civil tuera le militaire en Afrique et se met du côté du civil. L'armée n'est pas divisée pour cela entre le maréchal Bugeaud et le général de Lamoricière ; seulement, il y a un certain nombre d'officiers qui espèrent plus du jeune général qui a de l'avenir que du vieillard illustre dont la carrière ne peut plus être bien longue.

 

Le maréchal ne devait pas jouir longtemps de ses loisirs de la Durantie[3], loisirs assez agités, du reste, par les discussions sur la politique algérienne et qui allaient être interrompus par des nouvelles d'Alger.

Après le départ du gouverneur général, les tribus de la province d'Oran, du Dahra, de l'Ouarensènis avaient pris feu comme une traînée de poudre. Le gouverneur par intérim, M. de Lamoricière, dans son émotion, avait publié, un peu imprudemment, ces fâcheuses nouvelles dans toute leur étendue, avant de se porter de sa personne au foyer de l'incendie. Il est vrai que, se jugeant impuissant à le maîtriser, il avait sur l'heure expédié en France le commandant Rivet, auprès du maréchal. L'annonce d'événements aussi graves devait naturellement faire oublier au duc d'Isly tous ses griefs et ses velléités d'abandonner le gouvernement d'Afrique.

Le soir même de l'arrivée à la Durantie du commandant Rivet, le maréchal écrivait la lettre suivante à M. de Marcillac, préfet de la Dordogne :

La Durantie, 6 octobre 1848.

M. le chef d'escadron Rivet m'apporte d'Alger les nouvelles les plus fâcheuses. L'armée et la population réclament à grands cris mon retour. J'avais trop à me plaindre de l'abandon du Gouvernement vis-à-vis de mes ennemis de la presse et d'ailleurs pour que je ne fusse pas parfaitement décidé à ne rentrer en Algérie qu'avec la commission que j'ai demandée et après la promesse de satisfaire à quelques-unes de mes idées fondamentales. Mais les événements sont trop graves pour que je marchande mon retour au lieu du danger. Je me décide donc à partir après-demain. Je vous prie de m'envoyer quatre chevaux de poste qui me conduiront à Périgueux. Il est fort à craindre que ceci ne soit une rude guerre à recommencer. — Hélas ! les événements ne donnent que trop raison à l'opposition que je faisais au système qui étendait sans nécessité l'administration civile et diminuait l'armée pour couvrir les dépenses de cette extension. J'ai le cœur navré de douleur de tant de malheurs et de tant d'aveuglement de la part des gouvernants et de la presse, qui nous gouverne bien plus qu'on n'ose l'avouer.

Signé : Maréchal BUGEAUD.

 

Parti précipitamment de la Durantie, Bugeaud arrivait le 15 octobre, après un voyage aussi rapide que le permettaient les ressources de locomotion de cette époque.

Aussitôt que les trois coups de canon eurent appris que la frégate le Panama amenant le gouverneur général était en vue, toute la population fut sur pied. La milice prit les armes, et les troupes furent échelonnées sur la rue de la Marine.

A 4 heures, le maréchal débarquait sous la voûte de l'Amirauté au milieu d'une foule immense. Messieurs, dit-il en saluant l'Assemblée, je voudrais arriver dans des circonstances plus favorables ; mais je n'en éprouve pas moins un vif sentiment de plaisir à me trouver au milieu de vous. Au reste, ces circonstances, quelque graves qu'elles soient, n'ont rien de désespéré ; avec l'aide de Dieu, nous rétablirons les choses en bon état. Vous savez que le gouvernement du Roi met à ma disposition les moyens nécessaires pour arriver à ce résultat.

Le maréchal avait utilisé ses heures, fort agitées cette fois, de la traversée pour donner aussi à ses lieutenants les instructions que comportaient les circonstances. Des surprises comme celles de Sidibel-Abbès, au printemps, des imprudences comme celles de Djemâa-Ghazaouat et Sebdou, portaient leur enseignement. On s'était départi des règles de la vigilance dans les postes régulièrement créés ; on avait multiplié sans autorisation des créations de postes, rentrant ainsi dans le système ingrat et dangereux des blockhaus de la Mitidjah si vivement blâmés par le député-général Bugeaud du haut de la tribune.

Nous avons vu, après le retour triomphal du vainqueur d'Isly, combien les populations algériennes étaient promptes à l'enthousiasme et avec quelle facilité elles se laissaient aller à la confiance extrême. La terreur, il est vrai, n'était pas moins prompte à envahir leur cœur au premier incident fâcheux, et jamais peuple ne fut plus disposé à l'exagération et à la panique que la population de notre colonie. — C'est ainsi que pendant l'absence du gouverneur général, le terrible événement de Sidi-Brahim prit les proportions d'une catastrophe épouvantable et d'un désastre sans précédent. A en juger par l'effroi qui se répandit à Alger, on aurait pu croire les résultats de nos campagnes entièrement compromis et le royaume arabe reconstitué entre les mains du puissant Emir.

Il convient donc de raconter sans passion cet épisode et de rentrer dans la vérité.

Cet événement, très improprement désigné par certains historiens sous le nom de massacre de Sidi-Brahim, est un fait de guerre dans lequel, selon leur habitude, nos admirables soldats se sont défendus avec un héroïsme antique et ont vendu leur vie, pied à pied, après l'avoir, de prime abord, fort imprudemment compromise. Je trouve un saisissant récit de ce combat de géants dans le livre Zouaves et Chasseurs à pied du général duc d'Aumale. (Paris, 1855).

Nous occupions depuis un an, près des frontières du Maroc, une petite crique appelée Djemâa-Ghazaouat, mouillage fort médiocre, mais le meilleur de cette plage inhospitalière et le seul point d'où l'on pût assurer le ravitaillement des colonnes qui opéraient dans cette partie sans cesse agitée de nos possessions. Bien qu'on y eût déjà créé quelques établissements, les défenses en étaient à peine ébauchées. Aussi, le commandement en avait-il été confié à un officier d'une vigueur et d'une résolution bien connues, le lieutenant-colonel de Montagnac. Comme tout semblait tranquille sur la frontière, on avait, pour faciliter les subsistances et les fourrages, réuni à Djemâa plus d'infanterie et surtout de cavalerie qu'il n'en fallait pour la défense de ce petit poste. Tout à coup on apprend qu'Abdel-Kader a rassemblé des forces nouvelles et qu'il envahit notre territoire. Le général Cavaignac, qui commandait à Tlemcen, s'empresse de concentrer ses troupes : il envoie en conséquence des ordres à Djemâa ; mais Montagnac était déjà en campagne. Informé que l'émir allait attaquer la tribu des Souhalia qui nous avait donné de nombreuses preuves de fidélité, il avait cru que l'honneur ne lui permettait pas de laisser nos alliés sans secours, et malgré la défense formelle qui lui en avait été faite, il sortit avec 62 cavaliers du 2e hussards et 350 hommes du 8e d'Orléans. En vain reçoit-il à son premier bivouac les ordres de son général : avant de les exécuter, il veut avoir repoussé l'ennemi. Entraîné par sa bouillante ardeur, égaré par de faux renseignements, il morcelle encore ses troupes, laisse dans le camp le commandant Froment-Coste du 8e bataillon et s'avance avec sa cavalerie soutenue par deux compagnies de chasseurs. Bientôt un combat inégal s'engage. Abdel-Kader est là, avec tout son monde. A la première décharge, Montagnac tombe blessé mortellement. En peu d'instants, tous les chevaux, presque tous les hommes, sont atteints. Le commandant de Cognord, du 2e hussards, rallie ceux qui restent. Cette poignée de braves se serre sur un mamelon et ne cesse de s'y défendre jusqu'à ce que les munitions soient épuisées. Alors les Arabes, se rapprochant de ce groupe devenu immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu comme un vieux mur. L'ennemi ne ramassa que des cadavres et des blessés qui ne donnaient plus signe de vie. Avant d'expirer, Montagnac avait fait appeler le commandant Froment-Coste. Ce dernier accourt avec une compagnie ; ce nouveau détachement est entouré et, après une héroïque défense, détruit jusqu'au dernier homme.

Restait la compagnie de carabiniers du 8e, commandée par le capitaine de Géreaux. Les Arabes vont fondre sur elle de toutes parts. C'est, en effet, la présence de l'ennemi qui apprend à la fois à Géreaux le danger qui le menace et le désastre de ses compagnons. Mais son courage ne se trouble pas. Il rassemble sa petite troupe, se saisit du marabout de Sidi-Brahim qui est à sa portée et s'y barricade. Il y est aussitôt attaqué avec fureur. Cependant le feu des grosses carabines décime les assaillants, dont les plus hardis sont renversés à coups de baïonnette. Abdel-Kader, qui dirige le combat, le suspend un moment. Il envoie au capitaine français une sommation écrite, l'engageant à cesser une lutte inutile, promettant la vie sauve à ses hommes. Géreaux lit la lettre aux chasseurs d'Orléans qui n'y répondent que par les cris de Vive le Roi ! Un drapeau tricolore fait avec des lambeaux de vêtements est hissé sur le marabout ; on y pratique quelques créneaux à la hâte ; on coupe les balles en quatre ou en six pour prolonger la défense. L'attaque recommence plus acharnée que jamais, puis le feu s'arrête encore. Le capitaine Dutertre, adjudant-major du bataillon, fait prisonnier quelques heures plus tôt, s'avance vers le marabout : Chasseurs, s'écrie-t-il, on va me décapiter si vous ne posez les armes, et moi je viens vous dire de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre ! Sa tête tombe aussitôt. Deux fois encore la sommation et le combat sont renouvelés ; les rangs de nos braves sont bientôt éclaircis, mais pas un d'eux n'hésite. Lassé par cette résistance, l'Émir, qui a déjà perdu plus de monde qu'il n'avait tué de Français le matin, a recours à un moyen qui lui paraît plus sûr. Il s'éloigne hors de la portée des carabines et enveloppe le marabout d'un cordon de postes qui ferme toutes les issues. Les chasseurs sont sans eau et sans vivres, ils restèrent ainsi trois jours ! Enfin, le 26 septembre au matin, Géreaux remarqua que l'ennemi semblait s'être relâché de sa vigilance. D'ailleurs les hommes étaient épuisés. Ils aimaient mieux mourir en combattant que de succomber à la faim et à la soif. Géreaux s'élance avec sa petite troupe, — soixante-dix hommes, portant une dizaine de blessés, — fait une trouée à la baïonnette à travers la ligne ennemie et s'achemine sur la crête d'une chaîne de collines qui le ramène vers Djemâa. L'audace de ce mouvement frappe les Arabes de stupeur ; ils redoutent le feu des grosses carabines et se bornent à suivre les Français à distance. Nos soldats touchent au port ; ils aperçoivent déjà l'enceinte de la ville, lorsque quelques-uns d'entre eux découvrent un filet d'eau au fond du ravin. Tous se jettent aussitôt sur la source. Ceux qui ont connu les souffrances de la soif savent qu'il est souvent impossible de résister à ce besoin impérieux. En vain Géreaux s'efforce de retenir sa compagnie sur la crête qu'il n'avait cessé d'occuper. Les officiers restent seuls et sont forcés de descendre. Les Arabes saisissent ce moment avec un cruel à-propos. Ils s'emparent de la hauteur, écrasent d'un feu plongeant les malheureux chasseurs. Géreaux, cependant, essaye de continuer la retraite. Les débris de sa petite troupe se remettent en marche, échelonnés en trois petits carrés. Mais les Arabes sont revenus plus nombreux.

Le lieutenant Chappedelaine, le docteur Rogazetti, qui n'avaient cessé de seconder vaillamment leur héroïque chef, sont frappés à mort. Géreaux tombe à son tour pour ne plus se relever. Tout est anéanti. - De toute la colonne qui avait quitté Djemâa, le 21, douze hommes seulement furent recueillis par une sortie de la petite garnison qu'y avait laissée Montagnac. — Mais cette lutte terrible, malgré sa funeste issue, suffit pour illustrer à jamais le nom de Géreaux et le numéro du 8e bataillon d'Orléans.

 

Le désastre de Sidi-Brahim fut suivi d'une autre disgrâce militaire plus grave sous certains rapports. Un détachement de la colonne du général Cavaignac avait été chargé d'aller renforcer la petite garnison d'Aïn-Temouchent. C'étaient 200 hommes récemment sortis des hôpitaux, impropres au service de campagne, mais jugés capables de faire leur devoir dans un poste fermé. Rencontrée en route par le chef Bou-Hamidi, qui se trouvait à la tête d'un corps considérable, la petite troupe mit bas les armes sans combat. Un pareil fait, inouï jusque-là, excita au plus haut degré l'orgueil des Arabes. Les historiens taisent, en général, le nom du commandant de ces 200 hommes. Nous le laisserons également dans l'oubli.

Le 9 octobre, Lamoricière rallia Cavaignac au col de Beni-Taza. Les deux généraux allèrent se ravitailler à Djemâa-Ghazaouat. Une affaire heureuse contre les Trara fut suivie d'une marche sur Nédrouma. Abdel-Kader, qui se tenait dans le voisinage, fit remettre une lettre au commandant Courby de Cognord, le principal des prisonniers de Sidi-Brahim.

La politique de l'Émir était de saisir toutes les occasions de négocier. Nous le verrons, jusqu'à la dernière heure, rêver le retour désormais impossible d'une sorte de traité de la Tafna. Quant au maréchal, il repoussait d'une façon absolue toute démarche de nature à reconnaître à l'Émir, même un semblant de qualité de belligérant, dût cette abstention systématique coûter la vie à nos malheureux prisonniers de Sidi-Brahim et d'Aïn-Temouchent ; ce qui malheureusement advint.

Telle était la situation militaire en octobre, lorsque le maréchal vint imprimer une direction unique à tous ces corps détachés, et les mettre lui-même en mouvement.

 

Le général de Lamoricière avait pu manquer de sang-froid, mais non de bravoure. S'il avait trop peu dissimulé le danger aux habitants d'Alger, qu'aucun péril immédiat ne menaçait alors, il ne s'était pas moins comporté en vaillant homme d'action. Il s'était jeté sans hésiter, avec son camarade Cavaignac, demeuré sur place à l'extrémité Ouest de la colonie, aux points où l'Émir venait de manifester sa présence par deux coups de guerre si désastreux pour nous.

Sûr de ses deux lieutenants, le maréchal voulut se porter sur un autre point de la ligne de défense, sur celui des incursions probables. Connaissant la soudaineté de l'Émir dont la poursuite dans l'extrême Ouest était désormais éventée, il choisit, pour s'y porter de sa personne, une ligne au centre des opérations, celle de Tiaret à Teniet-el-Hâd.

En même temps, il rappelait d'urgence de France son homme de sagesse et d'action, Bedeau : Bedeau, dont toute la vie militante s'était écoulée sur la frontière du Maroc. Envoyé depuis dix-huit mois au repos dans le gouvernement de Constantine, il allait, cette fois, veiller, en arrière du maréchal lui-même, à la sécurité du Titery.

Il est un jeu où les enfants, se tenant par la main, forment une chaîne. Toujours en mouvement, il s'agit pour eux d'empêcher un adversaire, auquel ils font face, de pénétrer dans leur demi-cercle. Loin de nous la pensée de comparer à un simple jeu d'enfants les veilles et les fatigues surhumaines de notre armée d'Afrique pendant l'hiver de 1845 à 1846. Mais, cette réserve faite, nous nous arrêterons à une pareille image, parce qu'elle représente bien les marches et contre-marches de nos colonnes luttant d'énergie et d'activité pour empêcher l'ennemi de pénétrer dans le Tell.

Par l'ennemi, l'on entend désigner ici l'adversaire principal, Abdel-Kader ; car nous en avions un autre. Le loup se trouvait dans la bergerie dans la personne de Bou-Maza. Ce dernier était aussi difficile à joindre dans l'intérieur que l'Émir sur notre périmètre. D'ailleurs les Bou-Maza se multipliaient ; il en avait surgi successivement une douzaine, se distinguant par des surnoms, mais s'appelant tous Mohammed ben Abdallah. Une vieille légende musulmane voulait alors qu'un certain Mohammed ben Abdallah dût nous jeter à la mer. Il suffisait qu'un fanatique isolé vînt prêcher la guerre sainte, sous ce nom, pour soulever les tribus en apparence les mieux pacifiées.

Contre ces ennemis de l'intérieur, le maréchal avait organisé aussi une pléiade d'intrépides gens de guerre qui ne le cédaient point aux autres en énergie. C'étaient, outre Bedeau, Comman à Blidah ; Saint-Arnaud à Orléansville ; Canrobert à Ténès ; Bourjolly à Mostaganem ; Eynard avec un corps mobile sur le Chélif.

Nous eûmes simultanément jusqu'à dix-huit colonnes en mouvement. L'incendie, il se manifestait, partout à la fois dans le Dahra, sur le Chélif et ses affluents ; sur la lisière du Maroc, et dans le petit désert du Titery.

Comme on le voit, l'insurrection dans l'intérieur avait gagné de toute part. Sans se préoccuper, outre mesure, des petits chérifs, le maréchal avait pour seul objectif de ne pas laisser pénétrer l'Émir dans le Tell. Surtout en présence d'agitations pareilles, Bugeaud avait présumé, non sans raison, qu'Abdel-Kader, après Sidi-Brahim, ne tenterait pas de franchir la ligne de fer que lui opposaient Lamoricière et Cavaignac, mais se porterait dans le Titery. De là, le choix de sa ligne personnelle de manœuvres. Dix jours après son départ d'Alger, il était à quatre-vingt-dix lieues de son point de départ, à Teniet-el-Hâd.

Il demeura entre ce poste et celui de Tiaret pendant les mois de novembre et décembre ; toujours en alerte, parcourant toutes les vallées des affluents du Chélif, et poussant vers le Sud jusqu'au Chottel-Chergui. L'Émir en personne fut heurté par la colonne du maréchal le 23 décembre, à Temda. L'affaire fut même assez sérieuse.

Après ces deux mois, les troupes du maréchal étaient tellement harassées qu'il dut renvoyer sa cavalerie, commandée par Yusuf, à Alger, où elle fut dissoute. Quant à son infanterie, ne pouvant la réexpédier si loin, il la conduisit à Orléansville, le 29 décembre, où elle resta. Mais après avoir pris vingt-quatre heures seulement de repos personnel, il emmena avec lui toute la colonne de Saint-Arnaud, à qui il laissait en échange ses bataillons exténués. Lui, le maréchal, repartait, seul infatigable.

Pendant ce temps (décembre 1845-et janvier 1846), le chassé-croisé, le va-et-vient de droite et de gauche des généraux et des colonels était incessant. Yusuf circulait de Tiaret à Teniet-el-Hâd, Lamoricière du Tell à Tiaret, Marey à Boghar, d'Arbouville de Sétif à Médéah.

D'Orléansville, le maréchal-gouverneur s'était rendu sur le Nahr-Ouassel[4] — nom du Chélif dans son cours supérieur —. N'y trouvant pas l'Émir, il s'y fit relever par Pélissier, qui venait de conduire un gros convoi à Tiaret et d'y remplacer Lamoricière passé à Mascara, et se rendit à Boghar.

Ce fut alors que l'Émir, par un prodige d'audace et de célérité, trouvant la ligne impénétrable à l'ouest et au centre, essaya de la forcer à l'est. Il reparut à l'improviste chez son beau père Ben-Salem, sur le Sebdou et sur l'Isser, là où, depuis la rupture du traité de la Tafna, on ne l'avait point revu.

Le 5 février 1846, le général Gentil attaqua le camp de Ben-Salem qui venait de razzier nos tribus sur l'Isser. Quelle fut la surprise du maréchal quand il apprit, par des lettres trouvées sur les morts et le témoignage des prisonniers, la présence de l'Émir en personne, au camp de Ben-Salem pendant l'affaire du 5. A marches forcées, le maréchal joignit, dès le 9, le général Gentil. Bedeau le suivait de près. Ainsi, peu s'en était fallu que l'Émir ne rentrât dans la Mitidja, comme en 1840 après l'affaire des Portes de Fer ! L'alerte fut grande à Alger laissée sans garnison. Aussitôt le maréchal mit sur pied la milice, par le télégraphe, dans des termes qui essayaient de rassurer les colons.

L'ordre était donné en même temps, d'établir un camp à Bou-Farik. Yusuf, qui n'avait guère eu le loisir de prendre du repos, fut chargé, en outre, de former une colonne de protection éventuelle pour la Mitidjah, tandis que le général Gentil fermait l'entrée principale de la plaine au col des Beni-Aïcha.

Quant à Abdel-Kader, surveillé par son ennemi partout en éveil, il ne quittait pas, par prudence, les flancs du Djurjura.

Ce fut alors que, se trouvant, sans l'avoir cherché, si près de sa capitale, le maréchal y rentra après cinq mois d'absence, sans être attendu, le soir du 24 février, à la tête de la colonne d'Arbouville. Son entrée, dans ce jour d'émotions, fut l'occasion des manifestations les plus touchantes. L'intrépide maréchal, avant de prendre un instant de repos, passa en revue les deux bataillons de la milice d'Alger qu'il trouva sur pied.

Le général Trochu a rendu compte de cette campagne d'une façon saisissante :

Cette campagne n'a pas été la plus profonde en périlleux et brillants combats, mais la plus étendue, la plus active et la plus efficace de toutes celles qui ont rempli et honoré son gouvernement de l'Algérie.

Dix-huit colonnes mobiles furent mises en mouvement. Celle que commandait le maréchal en personne ne comptait pas plus de 2.500 baïonnettes et 400 sabres. Des marches, des contre-marches, des fatigues écrasantes, des efforts inouïs furent imposés à toutes ; mais pas une, à proprement parler, ne combattit sérieusement l'ennemi, qui, ne s'étant organisé nulle part, demeurait insaisissable, on pourrait dire invisible. La petite cavalerie du maréchal rencontra seulement à Temda celle d'Abdel-Kader, qui ne fit pas grande contenance et s'en alla de très bonne heure, paraissant obéir à un mot d'ordre de dispersion. Finalement, lorsque les dix-huit colonnes épuisées étaient au loin, en opération, celle du maréchal entre Médéah et Boghar, on apprit soudainement qu'Abdel-Kader, les tournant toutes avec 2.000 cavaliers du Sud, avait pénétré parla vallée de l'Isser jusque chez les Khrachna dont il avait tué les chefs nos agents et pillé les tentes. Il était donc à l'entrée de la Mitidja, la plaine de la grande colonisation, défendue seulement par trois ou quatre douzaines de gendarmes dispersés, à douze lieues d'Alger qui n'avait pas de garnison, et où un bataillon de condamnés, outre la milice, dut être formé à la hâte et armé. L'alerte fut des plus vives ; Alger ne courait là aucun risque, ni l'Algérie non plus, car la pointe audacieuse d'Abdel-Kader ne pouvait être qu'une incursion ; mais les oreilles des colons de la Mitidja l'échappèrent belle !

La sérénité du maréchal dans cette redoutable crise, on pourrait dire sa gaieté, nous remplit d'étonnement et d'admiration. Ce calme profond d'un chef responsable sur qui la presse algérienne et métropolitaine s'apprêtait à déchaîner toutes ses colères, et aussi des veilles continuelles, des fatigues excessives pour son âge, furent, dans cette campagne ultra-laborieuse de près d'une année, des faits qui mirent dans un nouveau relief la vaillante organisation morale et physique du gouverneur. Mais son rôle dans l'action ne différa et ne pouvait pas différer de celui des autres généraux lancés comme lui, avec de petits groupes, à la poursuite d'un ennemi qui n'avait pas de corps et se montrait partout inopinément, alors que les populations indigènes, d'ailleurs restées en intelligence avec lui, s'étaient généralement soumises et avaient repris leurs campements accoutumés.

La guerre se termina tout à coup, comme il arrive si souvent, par un hasard qui fut un coup de fortune inattendu. Les cavaliers d'Abdel-Kader étaient des gens du Désert, grands pillards, et qui, une fois gorgés de butin, n'avaient plus, selon leur coutume, qu'une préoccupation, celle de le remporter à leurs tentes, entreprise qui avait ses difficultés et ses périls. En ce moment, dix compagnies de jeunes soldats venant de France et un bataillon venant de Djidjelli furent envoyés à tout hasard contre l'Émir dans l'Isser. Ils surprirent la nuit, un peu surpris eux-mêmes, je crois, ses gens livrés aux idées de retour que j'ai dites. Aux premiers coups de fusil, les Arabes se débandèrent et coururent vers le Sud. Abdel-Kader, abandonné, faillit être pris, et ne put jamais se relever de cet échec qui ne nous coûta rien.

De cette campagne, qui ne fut marquée par aucune action militaire éclatante, le maréchal parlait souvent avec complaisance, et c'était à bon droit ; elle fut l'une des plus grandes crises, la plus grande crise peut-être de sa carrière algérienne. Quand il rentra dans Alger avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut au comble. Le vieux maréchal en jouit pleinement. C'est qu'il venait d'apercevoir de très près, le cheveu auquel la Providence tient suspendues les grandes renommées et les grandes carrières, à un âge — soixante-deux ans — où quand ce cheveu est rompu, il est difficile de le renouer.

 

Le temps de repos que le maréchal prit à Alger, après sa campagne de cinq mois, ne fut que de huit jours. Le 5 mars, il se mettait de nouveau en route dans la direction de l'Est. Il s'était fait précéder par la proclamation suivante :

Le Gouverneur général à toutes les tribus kabyles des revers nord et sud du Djurjura.

Alger, 2 mars 1846.

Je vous ai écrit, il y a peu de jours, avant d'entrer chez vous pour annoncer que je ne venais pas vous faire la guerre, mais seulement pour chasser El hadj Abdel-Kader de votre pays, ainsi que tous les autres perturbateurs qui travaillaient à vous mettre en hostilité avec nous. Vous avez vu qu'aussitôt que l'ex-Émir a eu quitté vos montagnes, je suis moi-même rentré à Alger.

Mais j'apprends que El hadj Abdel-Kader vous a convoqués en assemblée à Bordj-Boghni pour vous provoquer de nouveau à ce qu'il appelle la guerre sainte, comme s'il était dans la volonté de Dieu de plonger tous les musulmans dans la misère et d'en faire périr une bonne partie, comme il est déjà arrivé dans le centre et à l'Ouest.

Ayant épuisé toutes les ressources et la bonne volonté des Arabes, Abdel-Kader s'adresse maintenant aux Kabyles à qui il apporte le même sort.

Quelques-uns d'entre vous ont répondu à son appel ; d'autres s'y sont refusés, et ce sont les plus sages.

Dans votre intérêt bien plus que dans le mien, je veux vous donner encore un avertissement salutaire.

Repoussez de votre sein Abdel-Kader, Ben-Salem, Bou-Chareh et tous les autres ambitieux et intrigants qui veulent vous précipiter dans les horreurs de la guerre.

Je vous déclare que je traiterai en ennemis toutes les tribus qui auront reçu et assisté ces hommes de malheur et que je respecterai le territoire de toutes celles qui n'auront pas écouté leurs funestes conseils. Elles pourront venir commercer librement avec nous ; elles seront respectées, et justice leur sera toujours rendue. Les méchants, au contraire, seront traités comme ils le méritent.

 

A la poursuite d'Abdel-Kader était alors lancée la colonne de cavalerie de Yusuf et une colonne d'infanterie, sous les ordres du lieutenant-colonel Camou. La nouvelle de la razzia accomplie par 'l'Émir étant connue, le colonel Camou se mit à sa poursuite et l'atteignit quarante-trois heures après. Il lui reprenait 2.500 têtes de bétail, 1.000 chameaux, 250 chevaux.

Le combat du 10 mars, dans lequel Abdel-Kader avait failli être pris, inspira au maréchal pour le brave colonel Camou une singulière estime.

Quant au maréchal, dans l'impossibilité de suivre de sa personne un adversaire qui avait une telle avance, il revint à Alger treize jours seulement après l'avoir quitté. Le 18 mars au soir, il y rentra, devançant l'armée de vingt-quatre heures et ayant fait dix-sept lieues dans sa journée. Cette fois, la foule ne se trouva pas sur son passage. Elle assistait, au même moment, au débarquement du duc d'Aumale et de son beau-frère le prince de Saxe-Cobourg. Comme Bedeau, le duc d'Aumale revenait en Afrique à l'heure du danger. Peu de jours après son arrivée, il prenait le chemin de l'Ouarensènis, accompagné du commandant Rivet.

Le 20 avril 1846, S. A. R. le grand-duc Constantin[5], second fils de l'empereur de Russie, débarquait à Alger, accompagné de son gouverneur, le vice-amiral Sutka. Deux corvettes russes faisaient escorte au vaisseau l'Ingermanland, monté par le prince. Le duc d'Aumale, mandé par le maréchal, rencontra le lendemain le grand-duc Constantin à Bou-Farik et lui fit lui-même, avec le gouverneur général, les honneurs de la ville. L'escadre impériale séjourna peu de jours à Alger.

Après avoir reçu à bord de son vaisseau amiral le duc d'Aumale, le duc de Saxe-Cobourg et le maréchal, le grand-duc Constantin mit sous voile et la division russe quitta Alger, le 24 avril, dans l'après-midi.

C'est ici que se place un des incidents, sinon parmi les plus graves, au moins parmi les plus douloureux de nos guerres d'Afrique : le massacre des prisonniers français faits à Sidi-Brahim et à, Aïn-Temouchent.

Nous avons vu qu'à la suite de ces deux échecs, un grand nombre de nos braves soldats étaient tombés entre les mains de l'Émir. Celui-ci, dans le courant du mois de mars, avait envoyé son beau-frère Mustapha ben Thamy rejoindre la deïra en territoire marocain, avec les malades et les blessés qui ralentissaient la marche de sa colonne légère. Il devait remplacer dans le commandement de la deïra Bou-Hamidi, un de ses khalifas, et ce dernier devait rejoindre l'Émir à la tête de renforts tirés de la deïra elle-même. Bou-Hamidi arriva le 10 avril, à la deïra, après vingt-cinq jours de marche avec son convoi de blessés.

Le 27 avril, à la suite de divisions entre Ben Thamy et Bou-Hamidi, les renforts n'étaient pas encore partis. Ce jour-là, les prisonniers remarquèrent une grande agitation parmi les indigènes. Le soir, onze des principaux prisonniers, officiers et sous-officiers, furent séparés de leurs compagnons. La nuit venue, les réguliers qui gardaient les soldats français procédèrent à leur massacre. Les victimes dépassaient le nombre de deux cent cinquante.

Depuis, Abdel-Kader a toujours protesté de son innocence. Il a employé tous ses soins à sauver et à mettre en liberté les officiers quelles chefs de la deïra, auteurs du massacre, gardaient encore comme otages. Son humanité habituelle, les soins qu'il eut toujours de ses prisonniers, et plus tard son admirable conduite envers les chrétiens de Syrie, rendent invraisemblable sa participation à un pareil crime.

 

Le 20 mai, le maréchal entrait dans l'Ouarensènis pour y poursuivre les populations rassemblées dans les gorges qui avoisinent le grand pic. C'était déjà dans ces retraites que les Arabes s'étaient réfugiés lors de la première invasion de 1842. Après avoir laissé le colonel Saint-Arnaud occupé à leur couper le passage, le maréchal rentrait à Alger le 25 mai. Il y avait apaisement général, et les opérations militaires dans la province d'Alger avaient pris fin ; l'Ouarensènis, le Dahra, le Djebel Amour et les Ouled-Naïl ne donnant plus signe de résistance. Le général duc d'Aumale rentrait à Alger le 2 juin.

Après avoir pacifié l'Ouennougha, disait le gouverneur général dans son ordre du jour du 4 juin 1846, organisé les contrées nouvellement soumises dans le désert du Titeryet celles qui avaient pris part à la révolte, le prince laisse dans le calme et l'obéissance une profondeur de 140 lieues.

 

Pendant que le duc d'Aumale s'embarquait, le 4 juin, sur le Titan, pour visiter les provinces de l'Ouest qu'il ne connaissait pas encore, le maréchal partait pour Oran, à bord du Caméléon, et rentrait dans sa capitale après avoir visité Djémâa-Ghazaouat. Lalla-Magrhnia, Mascara et Tlemcen. Il revenait à Alger, appelé par des préoccupations de famille. Le mariage de sa seconde fille avec un de ses officiers d'ordonnance, le commandant Feray, venait d'être fixé, et le beau-frère du fiancé, le comte de Salvandy, ministre de l'instruction publique, était attendu à Alger, où il devait assister à la cérémonie.

Ce fut à la fin de ce mois de juin que le Moniteur Algérien (30 juin 1846) annonça officiellement la fondation de la ville d'Aumale.

Rentré en France dans le courant du mois de juillet, le maréchal Bugeaud passa tout son congé en famille, au château de la Durantie. Les élections ayant eu lieu au mois d'août, ses compatriotes d'Excideuil renouvelèrent son mandat, en même temps que le ministère présidé par M. Guizot recevait des électeurs de France un nouveau bill d'encouragement. Toutes les politiques vous promettront le progrès, avait dit le ministre, au moment des élections, la politique conservatrice seule vous le donnera. Malheureusement l'opposition libérale et dynastique, aussi bien en Algérie qu'en France, allait, par ses imprudences et ses intrigues, renverser ces deux grands représentants de l'autorité et du progrès, après avoir lassé leur courage et dénaturé leurs intentions.

Et cependant, quels citoyens, autant que ces deux hommes au tempérament si divers, se consacrèrent avec plus de dévouement, d'abnégation, on pourrait dire de passion, au service de leur pays ?

 

Le maréchal rentrait à Alger le 5 décembre. — Chacune de ses excursions, chacune de ses tournées lui permettait d'étudier les besoins de ses sujets et de travailler à leur bien-être. Sans cesse, il réclamait à Paris de nouveaux subsides, et lorsque son fidèle auxiliaire, son lieutenant aimé, le duc d'Aumale, se trouvait en France, c'était lui que le vieux maréchal chargeait de plaider la cause de leur chère Algérie. La lettre suivante du jeune prince montre de quelle façon ces deux hommes servaient leur pays.

S. A. R. le duc d'Aumale au maréchal Bugeaud.

Paris, ce 31 décembre 186.

Mon cher Maréchal,

Aussitôt que j'ai reçu votre lettre du 25 décembre, je me suis empressé de la mettre sous les yeux du Roi ; je l'ai accompagnée d'une note où j'insistais sur l'importance des routes et des communications que vous indiquez et sur les inconvénients de leur mauvaise viabilité. Le Roi, dont vous connaissez toute la sollicitude pour les intérêts de l'Algérie, parut vivement frappé et de ce que vous m'écriviez et de ce que je lui disais. Il a emporté votre lettre et ma note au Conseil ; et, bien que le budget de 1848 y eût déjà été discuté, cette question a été de nouveau examinée. Mais le Conseil a jugé que l'état de nos finances ne permettait pas de demander une allocation égale à celle que vous indiquiez ; et il a décidé que le budget de 1848 portera seulement, par comparaison avec celui de 1847, une augmentation de 500.000 fr. sur le crédit des routes, et une allocation nouvelle de 400.000 fr. pour construction d'aqueducs[6].

Je regrette beaucoup, monsieur le Maréchal, de n'avoir pu obtenir davantage, croyez bien que si je n'ai pas été meilleur avocat, ce n'est pas la bonne volonté qui m'a manqué. Je vous remercie d'avoir compté sur moi comme un des défenseurs les plus zélés, sinon les plus influents, des véritables intérêts pour l'Algérie. Permettez-moi, à l'occasion de cette nouvelle année, d'unir mes vœux aux vôtres pour le succès de cette grande cause, et recevez aussi mes souhaits pour votre bonheur personnel, ainsi que l'assurance du sincère attachement avec lequel je suis

Votre affectionné,

H. D'ORLÉANS.

 

Au moment où le duc d'Aumale adressait cette lettre au maréchal, celui-ci, toujours préoccupé de la question de la colonisation militaire, écrivait au Roi :

Le maréchal Bugeaud à Sa Majesté le Roi Louis-Philippe.

Alger, 30 décembre 1846.

Sire,

Lorsque, au mois de septembre dernier, j'eus l'honneur insigne d'entretenir Votre Majesté de l'importance de la colonisation militaire pour la consolidation de notre conquête, vous parûtes partager mon opinion, comme, vous l'aviez déjà fait l'année précédente, dans un Conseil où je fus appelé. Votre Majesté m'engagea à en parler à M. Guizot, pour tâcher d'obtenir de ce ministre, avant mon départ, un engagement formel de poser la question devant les Chambres, dès l'ouverture de la prochaine session, par la demande d'un crédit d'essai. Cet engagement a été pris par M. Guizot en ce qui le concerne, car il ne pouvait s'engager pour ses collègues. J'étais donc autorisé à compter sur le succès, puisque j'avais l'assentiment du Roi et d'un ministre qui exerce, à juste titre, une haute influence dans le Conseil. Cependant on m'apprend qu'après une haute délibération, la question a été ajournée. Est-ce une fin de non-recevoir ? Votre Majesté voudra bien se rappeler les paroles que j'eus l'honneur de lui adresser lorsqu'elle insistait pour mon retour en Afrique ; ces paroles, les voici : Sire, j'obéis ; mais je supplie Votre Majesté de faire que j'aie quelque chose de grand, de décisif à exécuter en colonisation. Après avoir fait les grandes choses qui ont résolu les deux premières questions, la conquête du pays et l'organisation du gouvernement des Arabes, je ne voudrais pas m'user dans les misères d'un repeuplement impuissant qui, ne pouvant satisfaire en aucun point les impatiences publiques, me ferait chaque jour assaillir par des critiques et même des outrages. Je viens d'adresser à M. Guizot un mémoire sur la colonisation en général. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien en agréer une copie. Si ce travail ne me rallie pas la majorité du Conseil, il ne me restera plus qu'à faire des vœux pour qu'on trouve de meilleurs moyens d'assurer l'avenir de l'Algérie. Je suis, etc.

Maréchal duc D'ISLY.

 

L'année 1847 devait être pour l'Algérie une année décisive. Cette année vit s'accomplir, presque en entier, la grande œuvre de conquête et de pacification entreprise par le maréchal Bugeaud. Mais plus d'un combat fut encore nécessaire pour assurer ce résultat, depuis si longtemps attendu.

Tandis que lé général de Lamoricière, nouvellement élu député, quittait Oran pour venir siéger à la Chambre sur les bancs de l'opposition, le maréchal, accompagné du colonel Rivet et de son gendre, le commandant Feray, s'embarquait pour aller visiter le nouveau poste d'Aumale. Bien que le duc d'Aumale fût alors en France, Bugeaud, selon son habitude, le tenait exactement au courant des faits qui se passaient en Algérie, et entretenait avec celui qu'il considérait comme son successeur une active correspondance. Les lettres adressées au prince par le gouverneur nous manquent ; en revanche, voici une réponse du duc d'Aumale qui présenté un haut intérêt :

Paris, le 25 mars 1847.

Mon cher Maréchal,

Il y a déjà plusieurs jours que je vous aurais' remercié de la bonne et cordiale lettre où vous me donnez de si curieux détails sur la ville à laquelle on a attaché mon nom, tout indigne que j'en étais. Mais M. Guizot m'annonça votre très prochaine arrivée à Paris, et je me préparais, avec grande satisfaction, à vous répondre de vive voix, quand j'appris que vous étiez retenu à Alger par une indisposition. Aujourd'hui, quelque souhait que je forme pour votre prompte guérison et votre prochaine arrivée, je ne sais à quelle époque j'aurai le plaisir de vous voir ; je ne veux donc pas prolonger mon silence, [bien que j'ignore où et quand cette lettre pourra vous rencontrer.

Vous ne doutiez pas du plaisir qu'ont éprouvé tous les véritables amis de l'Algérie — et je prétends être du nombre — en apprenant les événements importants qui se déroulent dans la Kabylie. Les soumissions que vous êtes allé recevoir à Aumale, celles qui se présentent simultanément à Bougie, à Sétif et à Philippeville sont des symptômes d'une haute gravité et un bien bon argument pour ceux qui ne croient pas que la Kabylie puisse être, à volonté, rayée de la carte d'Algérie. Vous savez que j'ai toujours fidèlement soutenu le principe de la domination entière, sans restriction et avec toutes ses conséquences.

Du reste, votre présence à Paris ne peut qu'éclairer cette grave question. Il sera aussi bien utile que vous puissiez prêter l'appui de votre parole et de votre expérience au projet de colonisation présenté par le Gouvernement ; il rencontre des obstacles et des scrupules qui ont été, sinon suscités, au moins encouragés par l'état de nos finances. Mais vous devez être mieux au courant que moi de toute cette situation, et bientôt, d'ailleurs, vous pourrez en juger par vous-même. J'espère avoir l'occasion d'en causer quelquefois avec vous ; il me tarde aussi de vous entretenir de tout ce qui regarde l'armement de notre infanterie et l'amélioration de notre tir ; c'est une haute question et qui mérite, je crois, de fixer la sérieuse attention de tous les hommes de guerre.

Veuillez croire, mon cher Maréchal, au bien sincère attachement de votre affectionné

H. D'ORLÉANS.

Je n'ai pas oublié l'appel que vous m'avez fait en faveur de l'église d'Aumale. Nous tenons notre offrande à votre disposition, dès que vous ferez savoir qu'elle peut être utile, et qu'il y a quelque travail de prescrit et d'entrepris.

H. O.

 

Devant l'échec qu'il subit au Parlement, le maréchal, malade, découragé, prit la résolution définitive de quitter l'Afrique ; il l'annonça ainsi au premier ministre M. Guizot :

Alger, 21 mars 1847.

M. le Ministre de la Guerre a sans doute déjà fait connaître au Conseil ma détermination de me retirer devant l'accueil que la Chambre a fait au projet de loi sur les colonies militaires. Je suis sûr que, in petto, vous approuverez ma résolution. De même que vous ne voudriez pas, en gouvernement, défendre des idées qui ne seraient pas les vôtres, vous penserez que je ne dois pas plus vouloir appliquer en Afrique des systèmes de colonisation et de gouvernement qui répugnent à ma raison pratique, et partant, à mon patriotisme. L'état de ma santé ne me permet pas de me rendre à Paris, comme j'en avais le projet ; je fais des remèdes qui exigent que je sois chez moi tranquille ; puis, je dois aller aux eaux. Toutefois ma forte constitution me donne l'espoir de me rétablir dans le courant de l'année.

 

La prise de Bou-Maza, survenue dans le courant d'avril, mit fin à ces poursuites interminables. Le prisonnier du colonel Saint-Arnaud fut envoyé en France, où il excita une curiosité et même une sorte d'enthousiasme dont le héros était fort indigne.

Ce fut alors que, décidé à quitter l'Afrique, Bugeaud eut le légitime orgueil de terminer sa brillante carrière par la soumission complète de la Kabylie. La grande insurrection de 1845-1846 avait révélé tous les dangers que présentait une enclave indépendante à quinze lieues de la capitale.

Le 6 mai, une forte colonne, sous le commandement du général Bedeau, quitta Alger et prit la nouvelle route stratégique d'Aumale, que nos soldats venaient de créer. Après avoir rallié la garnison mobile d'Aumale, ce qui portait son effectif à 8.000 hommes, la colonne campait le 15 à Sidi-Moussa, au bord de la Soummam. Sur la rive opposée s'élevait en amphithéâtre le pays riche, mais d'un accès si difficile, des Beni-Abbès. Leurs villages, nombreux et rapprochés, se commandant et se flanquant l'un l'autre, garnissent une série de pitons ardus. Le plus inaccessible et en même temps le plus considérable est Azrou, que couronne un plateau dénudé sur le faîte du chaînon. Le 16, à la pointe du jour, l'attaque commença. La position d'Azrou, réputée inexpugnable, fut emportée, les maisons brûlées et les tours qui dominaient le pays s'écroulèrent sous les coups de notre artillerie. Le lendemain tous les chefs des Benis-Abbès descendaient des montagnes et étaient réunis dans la tente du gouverneur, qui leur dictait les conditions de l'aman.

Ainsi fut accomplie en quelques jours la soumission de tout ce territoire montagneux compris dans le grand triangle formé par Hamza, Sétif et Bougie. Cette contrée était habitée par cinquante-cinq tribus ayant 33.260 fusils. La grande vallée du Sebdou et tout le revers nord du Djurjura jusqu'à la mer possédait alors une population encore plus considérable. On évaluait à plus de 40.000 les guerriers de ce pays. Toute cette partie ayant reconnu l'autorité de la France ; il en résultait qu'au total, notre domination plus ou moins directe était rétablie sur des montagnes qui contenaient plus de 70.000 hommes armés. Tel fut le dernier acte du maréchal gouverneur général Bugeaud, le maître de la fortune, ainsi que le désignaient dans leur fanatisme oriental les Arabes de la plaine et les Kabyles montagnards.

Au sujet de cette campagne, nous ne saurions négliger de rapporter un fait important et bien caractéristique que nous tenons d'un témoin oculaire.

Nul ne redoutait moins que lui les responsabilités, nous disait, un jour, l'amiral Fourichon, en parlant du maréchal Bugeaud. Au moment où la dépêche télégraphique contenant l'ordre du jour Dufaure-Tocqueville qui lui interdisait d'entrer en Kabylie parvint à Alger, le maréchal sortait du palais pour se mettre en route. Ses chevaux étaient devant la porte. Il ouvrit le pli, et, sans prendre la peine de remonter dans son cabinet, il s'arrêta au bureau des officiers d'ordonnance. Là, sans hésiter, sans réfléchir un seul instant, il saisit une plume et écrivit au ministre la dépêche suivante qu'il fit expédier sur-le-champ :

Je reçois votre dépêche. Il est trop tard. Mes troupes de Constantine sont en marche depuis quarante-huit heures. Les miennes sont déjà parties et je vais les rejoindre. Si nous avons le succès, le Gouvernement et la France en auront l'honneur. Dans le cas contraire, la responsabilité tout entière retombera sur moi ; je la réclame.

 

Ceci fait, le maréchal monta à cheval et se mit à causer avec sa gaieté, sa bonne humeur, son esprit habituel. Lorsqu'une décision grave était arrêtée dans son esprit, et lorsque ses ordres avaient été donnés pour l'exécution, il en attendait le résultat avec une tranquillité, une sérénité singulières. Rien ne pouvait l'émouvoir alors, et, dans les circonstances les plus graves de sa vie, il ne se départit jamais de ce calme, de cette possession de lui-même.

Le 30 mai, le Moniteur algérien, qui tant de fois avait eu à enregistrer les fastes de Bugeaud l'Africain, annonçait, avec la nouvelle de la soumission des Kabyles, le départ du maréchal :

En ce moment, depuis la frontière du Maroc jusqu'à celle de Tunis, depuis la Méditerranée jusque la mer de sable, l'autorité française règne incontestée sur toute l'Algérie.

Le maréchal duc d'Isly rentre en France. Il a prié le ministre de la Guerre de vouloir bien pourvoir à son remplacement.

La durée de son gouvernement rempli de faits qui appartiennent à l'histoire, a duré six ans. Le départ du maréchal-gouverneur aura lieu le 5 juin.

 

Le 4 juin 1847, à midi, l'escadre d'évolution aux ordres du prince de Joinville mouillait dans la rade d'Alger. Le maréchal alla au-devant du prince et eut la satisfaction, avant de quitter à jamais le sol d'Afrique, de saluer son glorieux complice d'Isly et de Mogador.

L'émotion que causa en Afrique la nouvelle du départ du gouverneur général fut profonde.

Le maréchal adressa ses adieux aux colons, à l'armée et à la marine dans les proclamations suivantes : Voici les adieux à l'armée :

Au quartier général d'Alger, le 5 juin 1847.

Officiers, sous-officiers et soldats de l'armée d'Afrique !

Ma santé et d'autres motifs puissants m'ont obligé de prier le Roi de me donner un successeur. Sa Majesté ne me refusera pas un repos devenu indispensable. En attendant sa décision, je vais jouir d'un congé qui m'est accordé depuis longtemps. Comment me séparer de vous sans éprouver de profonds regrets ! Vous n'avez cessé de m'honorer pendant six ans et demi d'une confiance qui faisait ma force et la vôtre. C'est cette union entre le chef et les troupiers qui rend les armées capables de faire de grandes choses. Vous les avez faites. En moins de trois ans, vous avez dompté les Arabes du Tell et force leur chef à se réfugier dans l'empire du Maroc. Les Marocains entrèrent alors dans la lutte ; vous les avez vaincus en trois combats et une bataille. Abdel-Kader, rentré en Algérie à la fin de 1845, a soulevé presque tout le pays ; vous l'avez vaincu de nouveau. Il avait trouvé des appuis et des ressources dans le Désert, vous avez su l'y atteindre en vous rendant aussi légers que les Arabes. En apprenant l'art de subsister dans ces contrées lointaines où les populations, en fuyant, ne laissent aucune ressource au vainqueur, vous avez pu frapper vos ennemis partout, dans les plaines du Sahara comme dans les montagnes les plus abruptes du Tell. Vous ne leur avez laissé aucun refuge, aucun répit, et voilà comment vous avez établi cette puissance morale qui garde les routes et protège la colonisation sans exiger votre présence constante. C'est ainsi que vous avez pu vous dispenser de multiplier les postes permanents, ce qui aurait immobilisé une grande partie de vos forces et vous aurait mis dans l'impuissance d'achever l'œuvre de la conquête.

La Grande Kabylie servait de refuge et d'espérance à vos adversaires. Un danger permanent était là suspendu sur vos têtes. Le simple bruit d'une expédition a suffi pour vous soumettre l'Ouest de la chaîne du Djurjura, et par trois combats vous avez dompté ces fiers montagnards du centre qui se glorifiaient de n'avoir été soumis par personne. L'Est ne vous résistera pas davantage.

Mais ce qui ne doit pas moins vous honorer aux yeux de la France et du monde, c'est d'avoir compris, dès les premiers pas, que votre tâche était multiple ; qu'il ne suffisait pas de combattre et de conquérir, qu'il fallait encore travailler pour utiliser la conquête. Vous avez trouvé glorieux de savoir manier, tour à tour, les armes et les instruments de travail ; vous avez fondé presque toutes les routes qui existent ; vous avez construit des ponts et une multitude d'édifices militaires ; vous avez créé -des villages et des fermes pour les colons civils ; vous avez défriché les terres des cultivateurs trop faibles encore pour les défricher eux-mêmes ; vous avez créé des prairies, vous avez semé des champs, et vous les avez récoltés. Vous avez montré, par là, que vous étiez dignes d'avoir une bonne part dans le sol conquis, et que vous sauriez aussi bien le cultiver que le faire respecter de vos ennemis.

Il est des armées qui ont pu inscrire dans leurs annales des batailles plus mémorables que les vôtres. Il n'en est aucune qui ait livré autant de combats et qui ait exécuté autant de travaux ! Ce que vous avez fait, soldats, vous saurez le faire encore pour un autre chef que pour moi. La Patrie et le Roi l'attendent de vous, vous ne serez jamais sourds à leur voix.

Pour moi, retiré dans mes foyers, ma pensée sera toujours dirigée vers vous, je vous suivrai dans vos marches pénibles, dans vos combats, dans vos ateliers, et je serai toujours heureux et fier de vos succès.

Signé : Maréchal duc D'ISLY.

 

Les maréchaux du premier Empire, sauf de rares exceptions, n'eurent presque jamais de grandes conceptions à imaginer ni d'entreprises de longue haleine à conduire. Aussi leur gloire, il faut bien l'avouer ne fut-elle pour ainsi dire qu'un rayon, un reflet de la gloire éclatante de Napoléon IER, qui souvent leur dictait jusqu'aux détails de leurs opérations ; leur rôle se réduisait surtout à entraîner leurs troupes et à les maintenir au combat.

Bugeaud, au contraire, a seul imaginé ce qu'il a fait. La conquête de l'Algérie, ses campagnes, ses victoires sont bien des œuvres personnelles, des conceptions qui lui appartiennent en propre et qui le placent incontestablement au premier rang parmi les généraux qui ont commandé des armées. Quant à ses lieutenants, il avait l'âme trop grande, le cœur trop haut placé, pour qu'un éclair d'envie eût jamais traversé sa pensée.

Nous ne voudrions point jeter une ombre sur une figure que nous avons été habitués à aimer et à respecter ; cependant la vérité nous force à dire que, plus d'une fois, le maréchal eut à souffrir des caprices, des rébellions, des -hostilités inavouées de l'un de ses meilleurs lieutenants, le général de Lamoricière.

Une comparaison tirée de l'histoire, — je ne sais si déjà elle a été faite, — s'est souvent présentée à notre pensée. N'y aurait-il pas en effet, un curieux rapprochement à établir entre deux grands soldats, qui tous deux s'illustrèrent sur la terre d'Afrique, et qui tous deux à de nombreux siècles de distance subirent le même sort et furent sacrifiés à leurs lieutenants ? Marius, n'est-ce point Bugeaud ; Sylla, Lamoricière[7] ?

Lui aussi, en effet, comme le vainqueur des Numides, comme le vieux Marius desservi, calomnié à Rome par Sylla, idole du peuple, le vainqueur d'Isly chargé de gloire et d'années fut plus d'une fois discuté, méconnu, dans la mère patrie par la coterie du brillant général-député Lamoricière ! Pour mener jusqu'au bout la comparaison, n'y aurait-il pas lieu de rappeler que ce fut sur les bords du fleuve Melochus, chez Bocchus, souverain de la Mauritanie — empereur du Maroc —, que se rendit au superbe, à l'heureux Sylla, Jugurtha l'insaisissable. Vingt siècles plus tard, sur les rives de ce même fleuve Melochus (la Mouïlah), l'heureux Lamoricière obtenait la soumission du chef des Arabes, héritier et fils des Numides, du puissant Abdel-Kader !

La plupart des contemporains du maréchal Bugeaud et de la grande épopée algérienne sont morts. Un seul parmi ceux qui y tinrent le premier rang survit aujourd'hui : le héros de la smalah, le général, duc d'Aumale.

Le vif intérêt historique contenu dans les dépêches adressées au fils du Roi par le maréchal Bugeaud, dépêches dont nous avons eu la fortune de trouver les minutes dans les papiers de la famille, nous décida récemment à solliciter du prince quelques détails sur son ancien professeur de guerre et compagnon d'armes.

La correspondance du maréchal, avec moi nous dit M. le duc d'Aumale, est en effet d'un vif intérêt, ses appréciations, ses conseils et ses instructions fort précieux. Je ne parle pas de la partie confidentielle et de ses épanchements intimes dans lesquels les ministres du Roi et quelquefois le Roi mon père, dit en souriant le prince, n'étaient pas toujours épargnés. Mais nous connaissions tous son dévouement et son grand cœur, ses légers défauts et ses grandes vertus.

Pendant mon séjour à Constantine, je recevais de lui des dépêches presque chaque semaine. Lorsqu'il dictait ses lettres, elles étaient plus précises, plus nettes que lorsqu'il les écrivait de sa main. Il se laissait alors entraîner à de longues digressions sur les précautions à prendre pour les soldats sur leur hygiène, sur l'agriculture, et puis finissait brusquement par ces mots : — Après tout, mon prince, faites comme vous voudrez, je m'en rapporte à vous. — Il me témoignait, je dois le dire, une grande affection, une entière confiance, et s'ouvrait avec moi volontiers. Très souvent sévère dans ses jugements, il avait un remarquable sentiment d'équité et appréciait les hommes à leur juste valeur.

Que de fois l'ai-je entendu établir un parallèle entre ses lieutenants en faisant ce geste : il tenait écartés les trois doigts de la main. — Le premier, disait-il, en prenant le pouce de l'autre main et en le secouant durant la démonstration, le premier, c'est Changarnier, méchant caractère, mauvais coucheur, mais rude soldat, le plus fort, le meilleur de tous mes généraux. Ensuite vient Bedeau. — Et en même temps il abaissait le pouce ; c'était son index qui représentait le second général. — Celui-là est un homme de devoir et de conscience ; solide et qui ne bronche pas au feu. Puis enfin, arrive Lamoricière, faisait-il en touchant le médium : il est vaillant, infatigable, débrouillard, sans doute, mais doctrinaire ; il discute sans cesse, ergote, hésite et n'aime pas les responsabilités ; enfin, c'est mon numéro trois !

Nous avons eu souvent maille à partir ensemble, Changarnier et moi, ajoutait le maréchal, mais quoi qu'il en soit, si je le chéris médiocrement, je l'estime très haut ; je l'appelle Changarnier le montagnard. Il est le seul qui aborde la montagne de front, comme moi, qui l'aime et qui y pénètre, sans faire de détours. Les autres sont braves sans doute, mais préfèrent la plaine et multiplient les circuits.

Le général Changarnier n'avait, en effet, le caractère ni facile ni aimable. Toutefois, ajouta M. le duc d'Aumale, lui aussi, le maréchal était par moments absolu et dur pour ses lieutenants. L'histoire du mulet est légendaire. Vous la connaissez, n'est-ce pas, Messieurs ? dit un jour Bugeaud, — il n'était pas encore maréchal, je crois, — aux généraux réunis chez lui. Le maréchal Suchet, en Espagne, parlait toujours de certain mulet qui après avoir fait pendant dix ans la guerre et assisté à tous les engagements, n'en savait pas a plus qu'au premier jour.

A cette apostrophe brutale, Changarnier ne put se contenir et releva le mot du gouverneur général : Vous nous traitez comme des bêtes, général ; mais croyez-vous donc que nous ayons attendu votre arrivée pour apprendre la guerre et savoir notre métier ! Ces discussions orageuses finissaient toujours par s'apaiser, et je fus plus d'une fois employé à raccommoder ces deux grands soldats.

Le maréchal Bugeaud, continua le duc d'Aumale, était non seulement un vaillant soldat, mais un merveilleux tacticien. Il aimait à raconter ses campagnes, à expliquer, à raisonner ses plans d'attaque. C'est ainsi que la conversation revenait sans cesse aux guerres d'Espagne. Il était méridional, contait bien, avec feu et se répétait rarement. Un des faits militaires qu'il préférait, la combinaison dont il était le plus fier, même avant Isly, c'était ce qu'il appelait sa bataille sous Milianah.

Les détails que voulut bien me donner M. le duc d'Aumale sur le maréchal de Saint-Arnaud ne sont pas moins intéressants. Le prince faisait le plus grand cas de cet homme de guerre, et ses jugements m'ont beaucoup frappé en raison de leur bienveillance et de leur impartialité. — C'était un des hommes les plus remarquables que j'aie connu, dit-il ; un soldat de rare énergie et un esprit des plus charmants. J'avais pour lui une affection véritable, et il me témoignait un grand dévouement. Il n'a cessé de m'écrire après 1848, pendant notre exil en Angleterre. Sa dernière lettre est datée de 1851, huit jours avant le 2 décembre ! Depuis il resta muet. Le maréchal Bugeaud le prisait particulièrement. Sans ses embarras d'argent continuels et son défaut d'ordre, Saint-Arnaud eût été un homme complet ! Sa mort a été héroïque, et sa correspondance restera comme un monument.

Je vous parlais, continua le prince, des soucis du maréchal Bugeaud à l'endroit de la colonisation et de son goût dominant pour tout ce qui touchait à l'agriculture. Je me souviens qu'un jour, à Alger, je déjeunais au palais du Gouvernement, chez le maréchal avec le colonel de Saint-Arnaud. Je commandais alors à Milianah. Le gouverneur, comme d'habitude, causait agriculture et colonisation. Ayant appris que j'avais commencé, autour du camp, des plantations importantes, que je faisais tailler les vignes et que nous avions récolté des luzernes, il m'exprima ses félicitations avec une chaleur singulière ; puis s'adressant à son autre conseil : Ce n'est pas vous, Saint-Arnaud, qui auriez jamais l'idée de faire de pareilles choses ! Écoutez M. le duc d'Aumale, admirez-le au moins si vous ne l'imitez pas ! Voyez comme il emploie ses loisirs, lui ! En sortant du palais, le colonel de Saint-Arnaud s'approcha de moi : Ah ! Monseigneur, laissez-moi vous le dire, vous êtes un abominable courtisan ! Vous flattez les manies de notre grand jardinier en chef, pour aller droit à son cœur ! Entre nous, croyez-vous que je m'y laisse prendre, moi, à vos légumes, à vos vignes taillées, et que je coupe dans vos luzernes ?

J'étais encore en Afrique lorsque Saint-Arnaud fut nommé général. Cette nomination me causa une satisfaction véritable. Comme je vous le disais, je possède une correspondance de lui des plus curieuses, et ses appréciations sur la République, sur les hommes du jour surprendraient bien des gens.

Ce fut en 1841 pour la première fois, me dit le duc d'Aumale en terminant, que je vis le maréchal Bugeaud. Nous débarquâmes presque en même temps à Alger, lui comme gouverneur, moi comme commandant du 24e de ligne. Il me fit immédiatement entrer en campagne. L'année suivante, je revins en France, mais je repris bientôt la route d'Afrique, où je demeurai, neuf mois, sans congé. Nous étions, en effet, sans cesse en expédition.

En 1842 et 1843, à Medeah et à Milianah, je me trouvais sous les ordres du général Changarnier, mon divisionnaire. C'est à lui hiérarchiquement que j'adressais mes rapports, en les communiquant en même temps au gouverneur général. Je revins en Afrique en 1845 et 1846. Au mois de juin 1847, le maréchal quitta son gouvernement. Je le remplaçai. Vous savez le reste[8].

 

Parmi les jeunes officiers supérieurs placés sous ses ordres, le maréchal Bugeaud en avait remarqué trois auxquels il prédisait un grand avenir : c'étaient les colonels de Saint-Arnaud, Cousin-Montauban et Canrobert. Il les avait vus à l'œuvre de très près, et, bien qu'ils n'eussent servi sous ses ordres que dans des situations secondaires, il les jugeait dans ses entretiens particuliers comme des soldats hors ligne.

Le colonel Pélissier, fanatique de la discipline, est un chef d'état-major incomparable, disait-il. Pour l'exécution des ordres, c'est un militaire sans pareil. Il a une énergie indomptable un caractère de fer. — Le colonel Ladmirault, d'une trempe peu ordinaire, possède des qualités puissantes, et, de plus, est organisateur. — Le colonel Morris, selon lui, était superbe au feu, d'une bravoure sans égale, tempérament militaire par excellence. — Quant à Yusuf, soldat magnifique, il exerçait un grand prestige sur les Arabes. Ses qualités et son origine lui assignaient une place à part. — Le général Cavaignac, homme énergique, mais connaissant mal les Arabes, avait le caractère un peu susceptible, mais soldat de devoir, de discipline et de probité.

 

 

 



[1] Seize ans plus tard, en 1861, le colonel Pélissier, devenu maréchal de France, duc de Malakoff, gouverneur général de l'Algérie, était reçu par les colons à Mascara. Les notables lui faisaient les honneurs d'un cercle qui porte son nom en mémoire des luttes d'autrefois. UI, dans le voisinage du Dahra, au milieu de cette foule algérienne, les outrages que la presse française et les politiciens de l'époque avaient déversés sur lui revinrent à sa mémoire. Personne ne parlait avec plus d'originalité et de feu, on le sait, que ce soldat à l'écorce rude. Sous l'émotion du moment, il rappela ce terrible fait de guerre avec l'éloquence que lui donnait la conviction du devoir accompli, quelque pénible qu'il eût été. Il reçut, ce jour-là, un nouveau témoignage chaleureux de la reconnaissance des colons.

[2] C'est sur le territoire des Beni-Raten que s'élève aujourd'hui, à 950 mètres d'altitude, à 132 kilomètres d'Alger, dominant toute cette magnifique vallée montagneuse, la place de guerre de Fort National, alias Fort Napoléon, chef-lieu de circonscription cantonale et faisant partie de l'arrondissement (cercle de Tizi-Ouzou). La ville-citadelle est protégée par une enceinte flanquée de dix-sept bastions et embrasse une étendue de 12 hectares. — Les tribus kabyles qui habitent ce pâté de montagnes se glorifiaient jadis d'échapper à toute domination. Tizi-Ouzou, en effet, le Tubusuptus d'Ammien Marcellin, était le point le plus avancé de l'occupation romaine dans le Djurjura et les Turcs eux-mêmes n'avaient pas dépassé cette limite.

Le maréchal Bugeaud, en parcourant, en -1843, le territoire des Beni-Raten, n'eut point à les soumettre. De leur gré, ces Kabyles se déclarèrent ses alliés. Ce ne fut que plus tard, après 1848 et les années suivantes, que ces tribus kabyles devinrent un foyer permanent d'insurrection, attaquant nos avant-postes et incendiant nos nouveaux villages.

C'est en 1857 que le maréchal Randon, gouverneur général, entreprit la conquête de cette partie jusque-là inaccessible de la Kabylie. Pour bien comprendre les difficultés de l'expédition, il faut se rappeler que les villages kabyles, édifiés pour la plupart au sommet des pitons des montagnes et protégés par des obstacles naturels, étaient défendus par la population la plus belliqueuse de l'Algérie. L'armée française sut triompher de tous ces obstacles. Le corps expéditionnaire, formé de troupes régulières et de goums arabes, comprenait trois divisions et deux colonnes d'observation, soit plus de 35.000 hommes. Les trois divisions étaient commandées par les généraux Renault, Yusuf et Mac-Mahon. Nos troupes escaladèrent sous un feu continu des positions qui semblaient inabordables, poursuivirent l'ennemi jusque dans ses derniers retranchements. Chaque village fut pris d'assaut, et, après soixante jours de combat, toutes les tribus demandèrent l'aman, la Kabylie entière déposa les armes le 17 juin 1857.

Il fallait assurer notre domination. L'armée, sans désemparer, fut employée à percer une large route partant de Tizi-Ouzou, des bords du Sebaou, jusqu'au Fort National. Ce travail gigantesque, c'est-à-dire la construction d'une route superbe à travers les sinuosités de la montagne, fut accompli en trente-six jours. Le Fort Napoléon, construit sur le plateau de Souk-el-Arba, domine tout le pays qu'il tient en respect.

Nous nous souvenons avoir parcouru en poste, à la fin de décembre 1873, avec notre famille, ces merveilleuses contrées. Partis le matin de Tizi-Ouzou, après avoir traversé à gué le Sebaou et gravi les rampes, nous arrivions dans la journée au Fort National, occupé alors par le commandant Saint-Mars. Je ne saurais oublier l'impression profonde que me causa le spectacle imposant de ces montagnes verdoyantes, de ces champs cultivés, de ces innombrables villages distants tous d'une portée de fusil. A nos pieds, le Sebaou couvrait la plaine, baignant la vallée fertile qui s'étend jusqu'aux bords de la Méditerranée. Malgré moi, en visitant ces établissements militaires, ces splendides casernes installées au cœur de la grande Kabylie, en voyant se dérouler devant moi cette longue route que nous venions de parcourir, ma pensée se reportait à ces admirables soldats qui avaient en si peu de jours, après avoir arrosé ces rochers et ces buissons de leur sang et de leur sueur, accompli ces prodiges. En même temps que j'adressais à ces humbles serviteurs de la patrie un tribut d'admiration, je songeais que deux ans auparavant, l'Algérie républicaine, israélisée par le citoyen Crémieux, après avoir chassé l'armée avec mépris, se livrait avec enthousiasme aux folies du régime civil. Doit-on s'étonner qu'alors les anciens Kabyles de Bugeaud et de Randon se soient soulevés, se soient apprêtés à détruire l'œuvre de tant d'années ? Heureusement qu'une poignée d'héroïques soldats oubliés au Fort Napoléon tint deux mois en échec les belliqueux montagnards, soutenant un siège digne de l'antiquité. — Il est bon d'ajouter, que, durant ce temps-là, les républicains d'Alger, la municipalité en tête, insultaient lâchement les braves représentants de notre armée et souffletaient un général de ses épaulettes sur la place du Gouvernement !

[3] Au sujet de ce voyage à Soultberg, et de la visite faite au maréchal Soult, avant de se rendre à la Durantie, nous avons recueilli d'un de nos amis, le marquis Philippe de Mornay, petit-fils du maréchal duc de Dalmatie, un précieux témoignage qui détruit certaine légende attribuant aux deux grands soldats une inimitié réciproque. Philippe de Mornay, qui avait à peine quinze ans à cette époque, se trouvait à Soultberg, au moment de la visite du maréchal Bugeaud. Je me souviens encore, me disait-il récemment, de l'agitation de mon grand-père, avant l'arrivée du maréchal Bugeaud, et de son émotion lorsque la voiture parut dans l'avenue. Il descendit à la hâte le perron du château et pressa longuement dans ses bras son camarade, son hôte, l'ancien caporal d'Austerlitz. — Ceci prouve que si, entre les deux maréchaux de France, les bureaux, les politiciens n'avaient point interposé leurs intrigues et leur détestable influence, aucun conflit ne se serait produit.

[4] Nahr ouassel veut dire : Fleuve naissant.

[5] Le duc d'Aumale était dans le Sud, lorsqu'il fut rappelé par le gouverneur général à Alger. Le grand-duc Constantin venait de débarquer, et le Roi désirait que son fils lui fût présenté. J'arrivai donc à Alger, nous disait dernièrement M. le duc d'Aumale. Le prince russe, second fils de l'empereur Nicolas, était un homme d'une rare intelligence et d'un esprit très élevé. Il demeura, par sa faute, toujours à l'écart. C'est lui qui fut compromis, à plusieurs reprises, dans des complots. Son fils fut plus tard exilé et chassé de l'empire pour des faits graves. Le père est lui-même aujourd'hui en disgrâce et n'habite plus la Russie. Je l'ai vu dernièrement à Paris. — Né en septembre 1827, le grand-duc Constantin, second fils du czar Nicolas et frère d'Alexandre II, a été grand amiral, vice-roi de Pologne.

[6] A cette époque de fonctionnement loyal du gouvernement parlementaire, un fils de roi, un roi lui-même, avaient scrupule à engager une dépense de quelques centaines de mille francs dont la nécessité n'était pas douteuse. On était loin de la désinvolture avec laquelle, sans souci des voies et moyens, les centaines de millions pour l'instruction primaire et les milliards de travaux publics sont acclamés par les Chambres républicaines de l'an 1882.

[7] Nous laissons à un politique, enthousiaste ami du général de Lamoricière, le soin de qualifier lui-même le rôle du général-député. L'éminent vicomte de Meaux s'exprimait ainsi : Lorsque, du milieu des camps, le général Lamoricière s'élança vers la carrière politique, il ne détacha de sa patrie militaire ni ses yeux ni son cœur. A la Chambre des députés, c'était encore l'Algérie, ses intérêts, son avenir qu'il prétendait défendre et servir. Quel parti la France devait-elle tirer de ce beau territoire arrosé de son sang ? Comment la civilisation européenne pouvait-elle y prendre racine et porter ses fruits ? A côté des plans de guerre, cet esprit inventif et organisateur avait conçu depuis longtemps des projets d'organisation. Il ne croyait pas, tout soldat qu'il était, que l'armée seule pût suffire à la tâche que la possession de cette terre féconde et dévastée imposait à notre pays, et il voulait y appeler des ressources et une population civiles. Trois députés, poussés par une curiosité patriotique vers cette conquête sur la barbarie, que les armes seules ne pouvaient pas consommer, étaient venus visiter le général jusqu'à son bivouac ; et frappés de ses entretiens toujours brillants et lucides, ils l'avaient engagé à les suivre eux-mêmes dans l'enceinte ou se décidaient toutes les questions. C'étaient l'illustre et regrettable Alexis de Tocqueville, le généreux et fidèle compagnon de ces investigations savantes M. Gustave de Beaumont, et un autre ami de la liberté qui devait, avant Lamoricière, représenter à Rome les catholiques de France. Sous les auspices de ces hommes qu'on appelait alors indépendants et qui ont gardé ce titre depuis qu'il est devenu plus rare et peut-être plus méritoire, le général Lamoricière entra donc à la Chambre. Il s'assit à leurs côtés (11 octobre 1846, député de Saint-Calais, Sarthe). Jusqu'alors, quels qu'eussent été ses souvenirs de jeunesse et plus tard les avances que lui avait values sa gloire, il était demeuré sans engagements politiques. Les impatiences de son patriotisme irritable et fier, les entraînements d'un esprit naturellement libéral le poussèrent vers l'opposition, et l'opposition, heureuse de compter dans ses rangs le héros de Constantine et de Mascara, adopta ses vues sur l'Algérie comme le ministère avait épousé celles du vainqueur d'Isly. Il apportait d'ailleurs au Parlement non seulement le prestige de son expérience administrative et militaire, mais encore l'éclat d'une parole qui, dès le premier jour, jaillit éloquente.

[8] Il serait impossible d'attribuer au hasard le choix des hommes distingués qui se trouvèrent groupés autour du maréchal Bugeaud, soit comme aides de camp, secrétaires ou officiers d'ordonnance.

Un contemporain, esprit très judicieux et fort indépendant, voulait bien, dernièrement, remontant avec nous le passé, nous donner sur chacun de ces dévoués collaborateurs du maréchal qui formèrent son cabinet militaire et politique, des renseignements d'un haut intérêt. Ces notes nous ont paru utiles à reproduire. L'homme qui les a écrites connaissait bien, pour avoir vécu au milieu d'eux, les officiers dont il parle, et ses appréciations, ses jugements sont empreints d'une grande impartialité.

Eynard, aide de camp du général Bugeaud, chef d'escadron d'état-major de 1841 à 1843. Nommé lieutenant-colonel, il reste l'aide de camp du maréchal. Il devint colonel en 1846. Nature rude et dévouée, un peu à la façon de l'ours qui frappe son maître pour le débarrasser d'une mouche. A fait, ainsi, plus d'un ennemi à son chef. Jaloux de l'entourage du maréchal, assez malveillant pour ceux dont il redoutait l'influence. Fidèle, mais hargneux. Intelligence un peu trop absorbée par des questions de détails.

Fourichon, lieutenant de vaisseau, commandant le stationnaire à la disposition du gouverneur général, était plutôt l'ami que le subordonné du maréchal, qui avait pour lui une tendresse toute particulière et en lui une confiance illimitée. Esprit lucide et élevé, il a été bien souvent le trait d'union entre le maréchal, Lamoricière et Cavaignac. Aujourd'hui amiral et ancien ministre de la marine.

De Garraube, fils du général de Garraube, courageux, dévoué, cœur plein de délicatesse ; souvent enfant terrible, était très aimé du maréchal dont il était le compatriote. A quitté le service comme colonel. Aujourd'hui retiré en Périgord.

Vergé. Plein d'intelligence et de dévouement, il connaissait fort bien les Arabes et a rendu de grands services au maréchal, quoique son esprit fût plus poétique que pratique. Or le maréchal, on le sait, goûtait surtout les esprits positifs. Général de division aujourd'hui en retraite.

L'Heureux, nature exquise : autant de cœur que d'esprit, et rempli de tact. Nulle jalousie pour les supériorités qu'il proclamait lui-même. A été un des amis les plus fidèles, un des plus zélés défenseurs du maréchal, qu'il aimait et admirait sans réserve. Mort général de division en 1870.

Feray, esprit sceptique, intelligence très remarquable, connaissant les hommes et étudiant surtout leur mauvais côté. Très séduisant de manières, qualités très brillantes et caractère généreux, aimant le faste et la prodigalité. Il poussait le dévouement pour ses amis jusqu'à l'exagération. Mort général de division en 1870.

Trochu. Le maréchal avait pour lui un goût particulier. Trochu le charmait, et exerçait sur l'esprit de son chef une grande influence. Son mérite incontestable, ses hautes qualités, étaient un peu exagérées par le maréchal. Trochu parlait si bien, était écouté avec tant de faveur, qu'il parlait un peu trop. Caractère élevé, mais un peu théâtral. N'a cessé, tant qu'il a vécu, d'admirer et de vénérer le maréchal. Général de division en retraite.

Rivet, aussi dévoué, aussi intelligent, aussi courageux que Trochu, il lui était supérieur parce qu'il agissait plus et parlait moins. Le maréchal l'appréciait autant que Trochu. Cœur et esprit très élevés, caractère absolument sûr. Le maréchal avait placé en lui toute sa confiance et le recommanda, au moment de son départ, au général duc d'Aumale, dont il devint le chef d'état-major. Mort général de division en Crimée.