LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE SIXIÈME. — 1844-1845.

 

 

Dellys et Biskra. — La bataille d'Isly (16 août 1844). — Le maréchal de France. — Retour triomphal en France. — Le parlement. — Le banquet de la Bourse à Paris (mars 1845).

 

Le 31 juillet 1843, comme nous l'avons vu, le général Bugeaud avait été fait maréchal. Par une étrange maladresse de langage ou par une rudesse hautaine, dit M. Guizot dans ses Mémoires, le maréchal Soult, en annonçant à Bugeaud son élévation prochaine à cette dignité, ajoutait :

Sa Majesté y met toutefois une condition, dans l'intérêt du bien du service et de votre gloire, c'est que vous continuerez à exercer vos doubles fonctions de gouverneur général et de commandant en chef de l'armée d'Afrique pendant un an, et que d'ici là vous renoncerez à votre projet de revenir en France, même par congé, afin que la haute direction de la guerre et du gouvernement reste encore dans vos mains assez de temps pour que vous puissiez achever ce que vous avez si habilement commencé.

Ce mot condition avait blessé profondément le nouveau maréchal.

C'est la première fois, je crois, écrivait-il à M. Guizot, que pareille chose a été faite. Vous jugerez vous-même si ma susceptibilité est excessive. Je vous donne copie du passage de la lettre de M. le maréchal Soult et de la réponse que j'y fais.

 

Sa réponse était digne et amère, ajoute M. Guizot. On ne se doute guère des difficultés qu'ajoute aux affaires le défaut de tact et de délicatesse dans la façon de les traiter.

Ce fut, en effet, seulement sur les vives instances de M. Guizot et sur celle du Roi que le maréchal se décida à ne point quitter l'Algérie. Il voulait laisser le gouvernement de l'Algérie aux mains de M. le duc d'Aumale, au besoin, avec le titre de gouverneur général intérimaire. Le Roi, bien avisé, ne voulut -point relever le nouveau maréchal de son commandement.

L'Algérie est un lourd fardeau, sans doute, disait familièrement le roi Louis-Philippe, un fardeau embarrassant. — Le bon maréchal voudrait bien le déposer entre les bras d'un autre et le confier à d'Aumale. Mais c'est trop tôt ! Il faut qu'il reste encore en Afrique. A peine nommé maréchal, il ne saurait, consciencieusement, abandonner la partie et se dérober aux difficultés. Avec son idée fixe de retraite, il me rappelle un peu certain personnage d'une comédie de Scarron, Jacques Arimathie, je crois, et dans lequel un des héros, portant dans ses bras un poupon, cherche vainement à s'en débarrasser, parcourt la scène et l'offre à tout venant. — L'enfant, notre Algérie, est fort bien là où il est, c'est-à-dire dans les bras du maréchal, ajoutait le Roi ; il faut qu'il se résigne à le garder !

La trace de ses hésitations se manifeste dans le discours que le maréchal Bugeaud adressa aux autorités algériennes le 12 août 1843, le jour même où un officier d'ordonnance du Roi, le commandant Liadières, lui apportait à Alger les insignes de sa haute dignité. La satisfaction, cependant, déborde dans les paroles du nouveau maréchal de France.

Messieurs, dit-il, c'est trop de bonheur en un jour ! Un grade éminent, une lettre honorable de Sa Majesté, et vos félicitations, c'est trop, je le répète. J'aurais mieux aimé que vous ne vinssiez que demain.

La haute faveur que je reçois me retiendra en Afrique, par la reconnaissance, plus longtemps que je ne comptais y rester. Je pensais être bien près d'avoir acquitté ma dette. Je craignais, d'ailleurs, que l'âge et mes forces ne me permissent pas de soutenir longtemps les travaux inséparables de cette rude tâche. Ces pensées ont aujourd'hui loin. de moi ; je me consacrerai de nouveau à l'œuvre poursuivie avec une ardeur et une persévérance que vous reconnaissez, puisque que vous venez me féliciter...

 

Recevant ensuite les officiers de l'armée, le maréchal crut devoir faire allusion à leurs travaux pacifiques, en même temps qu'à leurs fatigues de guerre :

Nos soldats, leur dit-il, ont suffisamment prouvé déjà qu'ils savent manier la pioche aussi bien que leurs armes. Vous avez ouvert cette année 163 lieues de routes carrossables, en même temps que vous faisiez la guerre la plus active. Vos routes ont franchi l'Atlas ; les voitures publiques vont aujourd'hui à Medeah ; elles pourraient aller jusqu'à Oran. Elles vont aussi de Mostaganem à Oran, à Mascara, à Tlemcen, de Mascara à Tiaret. Vous avez en outre jeté sept ponts : un sur le Rio Salado, un sur l'Isser, un sur l'Oued-el-Hammam, deux sur la Mina, deux sur le Chélif. Où sont les bras pour exécuter ces travaux, si ce n'est dans l'armée ? L'armée n'est donc pas moins indispensable pour féconder, utiliser la conquête qu'elle ne l'a été pour la faire. Ce sera une éternelle gloire pour l'armée d'Afrique de pouvoir se dire : Nous avons vaincu un peuple belliqueux dont les intérêts étaient presque insaisissables comme les personnes ; dont le sol est horriblement tourmenté ; dont le climat est brûlant pendant sept mois de l'année ; un pays qui n'a ni routes, ni ponts, ni villes, ni villages, qui n'offre pas un abri contre l'intempérie, pas une ration de vivres si ce n'est les moissons qu'on peut saisir et les silos qu'on peut découvrir. Et après avoir vaincu ce peuple, nous avons sillonné son pays de routes ; nous l'avons couvert de grands travaux d'utilité publique, qui feront prospérer l'agriculture et le commerce[1].

 

L'une des lettres que Bugeaud reçut à l'occasion de sa promotion au maréchalat donna lieu, de sa part, à un élan des plus touchants que nous racontait récemment un témoin oculaire.

Les compliments venaient de son ancien chef en Espagne, le général Harispe, qui, en 1843, n'était point encore maréchal. Après avoir lu rapidement la lettre dans laquelle le vieux soldat d'Espagne félicitait son ancien officier avec une touchante admiration, le maréchal Bugeaud se leva comme d'un bond, et saisissant une plume, se mit à écrire quelques mots qu'il nous lut à haute voix et qui nous firent venir les larmes aux yeux :

Vous ! mon général, écrivait-il, vous ! me parler de respect et d'admiration ! Vous, qui m'avez fait ce que je suis, sans lequel je ne serais rien ! Vous à qui je dois tout ce que je sais, le peu que je vaux ! Oh ! non, jamais, de vous à moi ce mot respect ne saurait être prononcé !

Ainsi qu'il l'avait dit en réponse aux compliments des autorités algériennes, le maréchal, désormais, était décidé à poursuivre son œuvre en Afrique. Mais sa grandeur nouvelle n'était point faite pour l'immobiliser au palais du gouvernement, à Alger. Dès le commencement du mois de septembre, nous le voyons faire, vers Medeah, une excursion de faible durée. Il revint à Alger, et le 14 septembre, dans une cérémonie grandiose et touchante, posait la première pierre de l'établissement des Trappistes à Staouëli, sur l'emplacement même où s'était livrée, en 1830, la sanglante bataille qui avait donné Alger aux Français.

Le bruit d'agressions de l'Émir dans la province d'Oran, sur les lignes de Lamoricière, amena le gouverneur général à se rendre en personne dans l'Ouest. Voici ce qui était survenu :

Dans les derniers jours d'août 1843, notre infatigable adversaire s'était jeté sur les tribus du Sud-Oranais qui nous avaient fait leur soumission. Toute notre première ligne dans la province, depuis Mascara et Tiaret jusqu'à Tlemcen, s'était portée immédiatement à la rencontre de l'Émir. Le 26 août, Lamoricière avait réussi un coup de main heureux à l'Oued-Bourbour. Après une marche forcée de dix lieues, par une chaleur accablante, on aperçut les tentes ennemies. Le colonel de Bourgon se jeta sur le camp au moment où on le levait, tua 40 fuyards, fit 12 prisonniers, enleva 60 chameaux, un grand nombre de chevaux et mulets, et une certaine quantité de provisions en blé, orge et poudre.

Le 22 septembre, un engagement plus sérieux avait eu lieu entre Lamoricière et l'Émir. Nous n'eûmes pas moins de 12 tués et 15 blessés. Du côté des Arabes, on constata la mort d'Abdel-Baki, lieutenant d'Abdel-Kader. L'Émir s'était enfui dans la direction de l'Ouest.

C'est dans ce combat que se produisit l'épisode légendaire du dévouement du trompette Escoffier, si connu des Parisiens. Il fut en effet plus tard récompensé par une nomination de garde au jardin des Tuileries. Voici en quels termes le maréchal notifia à l'armée cet acte héroïque :

Au quartier général à Alger, le 25 novembre 1843.

L'armée admire encore le généreux dévouement du trompette Escoffier, du 2e régiment de chasseurs d'Afrique, qui, au combat du 22 septembre, donna son cheval à son capitaine, M. de Cotte, démonté, en lui disant : Il vaut mieux que vous l'ayez que moi, car vous rallierez l'escadron, et je ne le pourrais pas. Un instant après, il fut fait prisonnier.

Le Roi, informé de cette conduite héroïque, n'a point attendu qu'Escoffier fût rendu à la liberté ; il l'a nommé membre de la Légion d'honneur, par ordonnance du 12 novembre.

Cette récompense, qui calmera, chez Escoffier, les douleurs de la captivité, toute l'armée y prendra part ; elle y verra une nouvelle et éclatante preuve que le Gouvernement ne laisse jamais dans l'oubli les belles actions[2].

Signé : BUGEAUD.

 

Le maréchal ne pouvait connaître encore le combat du 22 septembre quand il se mit en route pour l'Ouest. Au moment où il partit pour entrer en campagne, le 24 septembre, sa voiture fut brisée en quittant Alger. Le maréchal n'éprouva aucun mal et continua sa route pour Milianah. Un Romain, sur ce fâcheux présage, eût peut-être rebroussé chemin : il n'aurait pas eu tort ; car le voyage ne fut pas heureux et dut être interrompu.

Le maréchal Bugeaud arriva à Milianah le 28 : Pelissier y commandait depuis le départ du duc d'Aumale et de Changarnier. Le maréchal, après s'être rencontré dans la vallée du Chélif avec la colonne venue d'Orléansville, laissa des troupes à Pelissier, et se dirigea, à la tête du 1er zouaves, sur Orléansville. Il dut renoncer à poursuivre ses pas dans l'Ouarensènis comme il en avait l'intention. Une grave indisposition l'obligea à rétrograder. Embarqué à Ténès, il rentrait le 15 octobre à Alger.

Le gouverneur général, rétabli, ne tardait pas à repartir pour l'Ouest. Ses voyages eurent un caractère tout pacifique, ce fut une fête arabe continue.

Le maréchal se vit accueilli par les Arabes comme pouvait l'être, autrefois, Abdel-Kader. Les cavaliers des tribus, accourues de cinq ou six lieues sur son passage, marchaient en tête. On se disputait l'honneur de lui offrir l'hospitalité du matin et l'hospitalité du soir ; deux fois par jour, on lui servait des repas à l'antique, dont l'abondance était telle qu'ils dépassaient de beaucoup les besoins de l'état-major et de l'escorte d'environ 500 chevaux. L'escorte arabe était souvent beaucoup plus considérable que l'escorte française ; elle ne prenait congé du maréchal qu'à la limite de son territoire, et lorsqu'elle était relevée par les cavaliers des tribus chez lesquelles le gouverneur allait entrer. Les chefs des environs de Mascara sollicitèrent de participer à la confection de plusieurs grands travaux d'avenir, tels que le barrage du Sig et de la Mina pour l'irrigation des terres.

La situation de l'Émir devenait de plus en plus difficile : elle est décrite dans une lettre du maréchal à un de ses lieutenants.

Le Gouverneur général à S. A. R. le duc d'Aumale.

Alger, 21 janvier 1844.

Abdel-Kader est dans une petite chaîne de montagnes à trois journées sud-ouest de Tlemcen. Il a quatre ou cinq cents cavaliers ou fantassins valides ou non ; mais il peut réunir chez les tribus qui lui restent fidèles, sur cette extrême frontière, cinq ou six cents cavaliers pour faire une razzia. Sa deïra est à quarante lieues plus loin dans la même direction, mais sur un terrain à peu près neutre, quoique vis-à-vis du Maroc. L'Émir a envoyé près de l'empereur Muley-Abder-Rahman une ambassade composée de Berkani, Miloud-ben-Arach et Tefanchi. Il fait courir le bruit que l'empereur l'envoie en France avec une lettre par laquelle il demande au Roi de faire la paix avec son khalifa Hadj-Abdel-Kader. Il paraît que celui-ci a fait hommage à l'empereur et s'est mis entièrement sous sa protection. Il écrit partout qu'il obtiendra la paix d'une année pour reprendre ses États. Ces bruits ont semé quelque inquiétude sur la frontière, et les Ouled-Ouriech, qui habitent à huit lieues au sud de Tlemcen, ont déserté...

Depuis deux mois, Abdel-Kader n'a pas fait de mouvements militaires ; mais il n'est pas resté inactif en diplomatie et en intrigues. Il sollicite avec ardeur des secours du Maroc, et je crois qu'il en a reçu d'occultes. Il écrit dans toute l'Algérie pour fomenter l'insurrection et compromettre nos chefs arabes. Il est impossible d'avoir plus d'activité et de persévérance que n'en a cet homme-là...

 

Le maréchal tenta de profiter de cette détresse. Il avait près de lui, comme on sait, l'interprète Léon Roches, qui connaissait à fond les musulmans en général, et l'émir Abdel-Kader en particulier, puisqu'il avait vécu à ses côtés pendant deux ans, après le traité de la Tafna. M. Léon Roches fut donc chargé de sonder Abdel-Kader en lui offrant de se retirer en terre sainte, à la Mecque, avec des honneurs, et une large pension servie par la France. Rapprochement bizarre ! Cette proposition, faite en 1843, n'était autre que la solution réalisée en 1852 par la retraite de l'Émir à Damas !

Une correspondance secrète fut alors échangée. On y remarque la dignité des réponses de l'Émir, qui, malgré sa situation presque désespérée, réclame, en quelque sorte, l'exécution ou le renouvellement du traité de la Tafna.

Dans cette correspondance arabe, le maréchal laisse échapper le désir de remettre prochainement le gouvernement de la colonie au duc d'Aumale, fils du Roi. Telle était la- pensée secrète du Gouvernement, pensée maladroitement manifestée par le maréchal Soult dans sa lettre au gouverneur promu maréchal. Ce dernier l'avait acceptée sans arrière-pensée, grâce à son entier dévouement à la dynastie d'Orléans. Il avait été seulement blessé par la forme, mais non par le fond. Il avait compris et approuvait absolument les graves motifs politiques qui devaient amener le fils de son Roi au gouvernement de l'Algérie.

Après -un court voyage en France à la suite du brillant fait d'armes de la smalah, le duc d'Aumale n'avait pas tardé à revenir avec le grade de général de division et le commandement de la province de Constantine, province soumise ou à peu près. C'est là que le jeune prince devait s'exercer au gouvernement des Arabes, en attendant que le vieux maréchal pût lui remettre celui de l'Algérie pacifiée tout entière.

Arrivé à Alger le 21 novembre sur l'Asmodée, le duc d'Aumale fut complimenté à bord par le maréchal Bugeaud en personne, reçu avec les honneurs militaires du décret de messidor an XII, et fêté dans un banquet par les notables algériens. Le 28, il se réembarquait sur l'Asmodée pour se rendre à Stora, où il débarquait dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre.

Les diverses campagnes que le duc d'Aumale avait déjà faites en Algérie, l'administration des cercles de Medeah et de Milianah pendant les premiers mois de 1843 avaient bien préparé le nouveau lieutenant général au commandement d'une province entière. Il s'acquittait de sa tâche à la satisfaction des populations et de son chef.

Dès le mois de février 1844, M. le général duc d'Aumale se porta sur le Ziban, afin d'en chasser Mohammed-El-Sgrir, khalifa d'Abdel-Kader, et y rétablir les intérêts du cheik Ben-Gannah. Les journaux d'opposition du temps y virent l'esprit d'aventure et l'envie de guerroyer sans nécessité. Tel n'était point, certes, le but de nos armes. La force des événements nous obligeait à renverser le drapeau d'Abdel-Kader partout où il restait encore debout, et on ne pouvait réellement espérer de repos et de sécurité pour l'Algérie que le jour où la bannière de l'Émir aurait disparu de tous les points du territoire. Il y avait d'ailleurs intérêt vital au point de vue de notre commerce et de notre politique à étendre notre influence sur le désert. On ne pouvait faire de conquêtes à demi. Nous ne devons pas rester plus petits que les Turcs, écrivait-on alors ; car nous n'aurions pas même sur les populations de l'Algérie l'autorité qu'ils avaient. Ce n'est pas en s'amoindrissant que l'on commande aux peuples le respect et l'obéissance ; tout ce que nous ne prendrions pas en puissance, resterait à nos ennemis, et il en résulterait des troubles et des hostilités continuelles.

Si-Mohammed-Sgrir, dernier khalifa d'Abdel-Kader dans le Ziban, avait fui vers le mont Aurès, où il avait rassemblé des Kabyles. Le prince, parti le 15 mars, dispersa cette réunion après un combat que le Moniteur algérien déclare des plus honorables.

Si-Mohammed-Sgrir, en s'enfonçant dans l'Aurès, avait laissé une partie de ses richesses à Mechmech (l'Abricot), jolie petite oasis située à huit lieues N.-E. de Biskra. L'Aurès s'y termine en rochers escarpés. L'Oued el Abiod (Rivière blanche), sortant d'une gorge impraticable, y arrose une petite vallée de palmiers. Sur les flancs à pic des collines, trois petits fortins et un village retranché servaient de dépôt à l'oasis et à la région saharienne voisine.

En approchant de Mechmech, le 11 mars, nos cavaliers furent accueillis à coups de fusil. Ils se replièrent sans riposter sur le quartier général. Le prince partit le 15 de Biskra avec 1.200 baïonnettes, 400 chevaux et 2 pièces de montagnes. Trois mille montagnards saluèrent notre approche par de grands cris de guerre. Au pas de course nos soldats enlevèrent la position ouest. De là, les obusiers, sous la direction du duc de Montpensier, lancèrent, des obus sur la section est et sur l'oasis. Il fallut quatre heures d'un combat très vif pour se rendre maître de la position et des trois fortins.

Cette journée nous coûta 6 hommes tués dont 1 capitaine ; 16 blessés dont 5 officiers ; parmi eux le duc de Montpensier, légèrement atteint à la joue[3].

Le lendemain, le duc d'Aumale séjourna à Mechmech. Les forts et magasins arabes furent incendiés. On apprit que le khalifa d'Abdel-Kader s'était retiré dans le Serès en Tunisie.

Pendant que le duc d'Aumale parcourait victorieusement les premières oasis, l'ex-bey de Constantine, Ahmed, réfugié, lui aussi, dans le mont Aurès, prêchait la guerre sainte et faisait attaquer à Batna le dépôt de l'expédition.

 

Dans cet hiver relativement pacifique de 18431844, le maréchal, obéissant à ses instincts personnels, s'occupa vivement d'améliorations locales. — Le 28 décembre, en compagnie de Mme la maréchale Bugeaud, des directeurs de l'Intérieur et des Finances, du procureur général et d'autres notables, il promena le député de l'opposition Gustave de Beaumont dans les villages du Sahel nouvellement fondés, Saint-Ferdinand, Sainte-Amélie, le marabout d'Aumale, les Cheragas et la Trappe de Staouëli.

Infatigable et sans cesse en alerte, il portait son attention sur tout ce qui pouvait intéresser les populations, notamment les Arabes désarmés et pacifiés, dont il tenait à assurer la protection et le bienêtre. Ayant entendu les lions rugir la nuit à Teniet-el-Had, il décréta une prime pour la destruction des animaux féroces encore assez nombreux alors, lions, panthères et hyènes. Il visait dans ses considérants la protection due aux Arabes et à leurs troupeaux. — Ayant remarqué entre Blidah et Milianah la quantité de beaux oliviers sauvages qui ne produisaient presque aucun fruit, il y envoya des greffeurs européens, avec des greffes de bonne espèce, et en même temps dans la province de Mostaganem, où ses précédentes observations lui avaient fait noter une situation analogue. Il fit remettre à ces montagnards des plants de châtaigniers, attendu qu'à une certaine altitude, le climat est analogue à celui de France.

Il voulait ainsi arrêter la destruction barbare de l'olivier dans un pays où, malheureusement, l'on ne trouve souvent pas d'autre bois de chauffage.

Toutefois, c'était sur les routes qu'il concentrait ses soins, les considérant avec raison comme le premier élément de prospérité d'un pays. On retrouve toujours en lui le conseiller général qui s'intéressait tant aux chemins vicinaux de la Dordogne.

On peut citer enfin, comme un acte considérable d'administration de cet hiver 1843-44, l'organisation de l'Algérie en trois divisions militaires, Alger, Oran, Constantine. Les propositions du maréchal furent sanctionnées le 29 novembre 1843 par le ministre de la guerre.

Le maréchal, dont les efforts militaires s'étaient surtout portés à la poursuite de son grand adversaire, l'Émir, dans le Titery d'abord, et ensuite dans la province d'Oran, ne pouvait méconnaître qu'Alger sa capitale fût menacée à l'est par des tribus indépendantes singulièrement rapprochées. Dès l'automne de 1842, il avait conquis la province du Sebdou, dont il avait remis l'administration au khalifa Mahi-Eddin, gérant fidèle, mais trop souvent troublé par les tribus indépendantes du voisinage, qui obéissaient aux instigations de Ben-Salem, réfugié dans le Jurjura.

La côte même de Dellys, cette escale si rapprochée d'Alger, n'était pas soumise. Le maréchal méditait de ce côté une petite campagne. Il la fit précéder d'une proclamation.

La colonne qui devait opérer se réunit le 25 avril 1844 au bivouac de la. Maison Carrée. Le lendemain 26, le gouverneur général s'y rendit et leva le camp à dix heures. Mme la maréchale et d'assez nombreuses personnes de la ville s'étaient rendues, à cette occasion, à la Maison Carrée.

Une réquisition de bêtes de somme avait été adressée à toutes les tribus du Titery et du Sebdou. Malgré la pluie, le mauvais état des chemins et le débordement des rivières, au jour indiqué, mille mulets et chameaux étaient réunis à la Maison Carrée.

Le 7 mai, après avoir traversé la Mitidjah et les montagnes des Issers, le maréchal arrivait à Dellys, dont il prenait possession et où il marquait les emplacements nécessaires à un établissement définitif. L'entreprise était plus aisée qu'à Ténès et Orléansville, car la ville mauresque de Dellys existait encore sur les ruines d'une ancienne colonie romaine.

Le 12 mai, la moitié de la colonne de l'est qui, sous les ordres du maréchal, était allée prendre possession de Dellys et y charger un convoi, fut attaquée au moment où elle repassait l'Oued Neça pour retourner au camp de Bordj-Menaïel.

Les vivres et les bagages furent placés sur la rive gauche sous la protection d'un bataillon du 48e. Avec le reste de l'infanterie qui se composait d'environ deux mille hommes et les goums indigènes, le maréchal prit l'offensive sur la rive droite. Plusieurs positions furent enlevées à la cavalerie ennemie. Derrière elle, un gros rassemblement d'infanterie kabyle réuni par. Ben-Salem couvrait les collines disposées en demi-cercle, et poussait de grands cris. La vue d'un ennemi cinq fois supérieur en nombre n'arrêta pas l'élan de nos troupes. Nos goums, conduits par des officiers et sous-officiers français, se jetèrent sur la droite de l'ennemi avec le soutien de vingt spahis et neuf gendarmes et tous les hommes du train des équipages. Le maréchal utilisait tout ce qu'il avait sous la main ; car il avait laissé au camp quatre à cinq cents chasseurs d'Afrique.

L'infanterie, poussant au centre, coupa le demi-cercle en deux. Les masses confuses des Kabyles prirent la fuite dans toutes les directions et par les lieux les plus escarpés, laissant trois cents morts, beaucoup d'armes et un drapeau. Si la cavalerie française eût été présente, on eût tué et pris beaucoup plus de monde. De notre côté, il y eut seulement une vingtaine de blessés, et quelques chevaux tués.

Cinq jours après, le 17 mai, il fallut combattre à nouveau sur la rive gauche de l'Oued Sebaou. L'ennemi laissa sur le terrain quatre cents morts et un plus grand nombre de blessés ; de notre côté, l'on ne compta pas moins de trente morts et une centaine de blessés.

Le 21 mai, la grande tribu des Flissas, jusque-là opiniâtrement rebelle, fit sa soumission. Au bruit du canon, Ben-Zamoun, petit-fils d'un chef illustre de ce nom, reçut le burnous d'investiture. Deux autres tribus se soumirent également.

En se soumettant, les Flissas s'excusèrent en ces termes d'avoir combattu. Quel homme, en vérité, n'admirerait de si nobles sentiments !

Nous ne pouvions nous dispenser de combattre. Nos femmes n'auraient plus voulu nous regarder ni préparer nos aliments. Nous avions promis à Ben-Salem de mourir avec lui s'il voulait mourir avec nous. S'il eût tenu parole, nous nous serions fait tuer jusqu'au dernier ; mais il a fui au commencement de l'attaque. Nous ne lui devons plus rien. Il ne reparaîtra plus dans nos montagnes et nous serons aussi fidèles à la parole que nous te donnons qu'à celle que nous lui avions donnée.

Dans la discussion de leurs intérêts, les chefs kabyles prétendirent se dispenser de payer l'impôt, sous prétexte qu'ils ne l'avaient jamais payé ni à Abdel-Kader ni aux Turcs.

Je ne me règle, répondit le maréchal, ni sur Abdel-Kader ni sur les Turcs. La France est autrement, puissante que l'était le dey d'Alger. Elle veut que les Arabes, comme les Français, soient traités avec égalité. Vous payerez l'impôt comme les autres.

Les Kabyles baissèrent la tête en signe de résignation.

 

Le duc d'Aumale avait bien occupé Biskra, l'oasis située au sud de la province d'Alger. Ce n'était pas assez. Aussi le maréchal donnait-il bientôt l'ordre d'occuper Laghouat, l'oasis située sur le méridien d'Alger. Il s'y préparait depuis près d'un an.

Dès le lendemain, en effet, de l'enlèvement de la smalah, il avait songé à s'étendre au sud de Boghar.

Après avoir pris à Alger, le 20 juillet 1843, les ordres du gouverneur général, le colonel Yusuf était parti pour le Sud avec mille vingt-huit fantassins montés surmulets, deux mille cavaliers arabes, trois mille huit cents chameaux. Les premières tribus se soumirent avec empressement.

Une colonne française reçut l'ordre de descendre au sud de Medeah et de Boghar, et de pénétrer jusqu'à Laghouat, et au delà s'il le fallait.

Les troupes, prêtes le 27 avril, partirent de Medeah le 1er mai, sous les ordres du général Marey. Elles se composaient de deux mille huit cents hommes, dont deux mille cent Français et sept cents Arabes auxiliaires : mille sept cents soldats d'infanterie, deux cent quarante cavaliers, des artilleurs, soldats du train, etc., et deux pièces de canon. Le colonel Saint-Arnaud faisait partie de l'expédition.

Le 18 mai la colonne atteignit le Djebel-Amour ; le 21, Tedgemont. Le 24, elle bivouaquait sur l'Oued-Mejemzi, rivière qui passe à Laghouat, et le lendemain à Laghouat même où elle séjourna les 26 et 27. L'accueil des populations fut excellent. Cinq ou six cents cavaliers vinrent au-devant de nos troupes tirant des coups de fusil en signe de réjouissance. Le drapeau et la musique du khalifa accompagnaient le général Marey. On apporta chaque jour, comme diffa, des dattes à profusion et quarante plats de couscous.

Le général Marey poussa encore jusqu'à onze lieues au delà de Laghouat. La chaleur était très forte ; l'eau et l'herbe disparaissaient. Les Turcs n'avaient jamais été au delà de Laghouat même ; on jugea inutile de pénétrer plus loin. Le 31 mai, l'on remontait vers le Nord.

Le caractère pacifique de cette expédition était pressenti d'après les ouvertures faites, depuis un an, par les chefs de cette lointaine vallée. Quand la nouvelle de ce succès arriva à Alger, le gouverneur général n'y était plus. A peine de retour de sa campagne de Dellys, il avait dû s'embarquer d'urgence pour l'Ouest, appelé par une dépêche inquiétante du général de Lamoricière.

Dès le 31 mai, le maréchal partait pour Oran avec sa famille. Après quelques jours passés à Oran, le gouverneur général renvoya à Alger sur le Ténare la maréchale et ses filles ainsi que Mme la générale de Bar. Quant à lui, il se rendait précipitamment, sans attendre le général Marey, à Lalla Maghrnia, sur la frontière du Maroc. L'orage grondait de ce côté. Il s'y préparait des événements d'une extrême gravité.

L'Algérie allait être exposée, en effet, à une épreuve des plus rudes. L'empereur du Maroc, Abder-Rhaman, si puissant par le nombre de ses sujets et de ses soldats, chef de la religion dans tout le nord de l'Afrique, chérif, c'est-à-dire ayant dans ses veines le sang même du prophète, mettait son épée dans la balance du côté d'Abdel-Kader et faisait prêcher la guerre sainte contre les chrétiens.

Des émissaires étaient envoyés dans nos tribus par Abdel-Kader et par des agents du Maroc pour les préparer à la révolte. La moindre hésitation, le moindre indice de peur, de notre part, pouvait tout remettre en question dans nos possessions algériennes.

Les troupes du général Bedeau[4] eurent à repousser sur notre territoire une agression marocaine dans la journée du 30 mai. Le caïd marocain, ne -pouvant maîtriser les passions fanatiques des contingents réunis autour de lui, fut entraîné à franchir la frontière non loin d'Ouchda, au lieu dit Lalla-Maghrnia, à 60 kilomètres de Tlemcen. Le camp français fut attaqué avec impétuosité par les Abias-Boukkari, excellent corps de cavalerie régulière.

Le général Lamoricière les repoussa et nos troupes furent admirables d'entrain.

Le lendemain, le maréchal Bugeaud, mandé par une dépêche de Lamoricière, s'embarquait à Alger. A peine arrivé sur les lieux, voulant user des moyens pacifiques, il prescrivit au général Bedeau d'avoir une entrevue avec le chef marocain. Pendant la conférence, qui eut lieu le 15 juin à Lalla-Maghrnia, les troupes marocaines s'approchèrent insensiblement, firent feu sur les nôtres et blessèrent le capitaine Daumas et deux hommes. Après quelques excuses et quelques efforts pour rétablir l'ordre, le chef marocain déclara que la frontière devait être reportée à la Tafna, et qu'en cas de refus, c'était la guerre. Ces paroles rompirent la conférence ; mais au moment où nos troupes se retiraient, elles furent vivement attaquées.

 

Il convient de se reporter aux temps assez difficiles et encore troublés que traversait la monarchie de Juillet pour bien se pénétrer de la situation respective du gouverneur général de nos possessions d'Afrique vis-à-vis la représentation nationale et les ministres du Roi. La correspondance de M. Guizot avec le maréchal témoigne de cette situation bizarre et de ces difficultés. Le tempérament du maréchal, il faut bien l'avouer, s'accommodait mal des nécessités, des contraintes parlementaires. Aussi, les conseils et les instructions ambiguës qu'il recevait du cabinet des Tuileries par l'intermédiaire du ministre de la Guerre ou du ministre des Affaires étrangères, n'étaient-ils pas toujours exactement suivis. Voilà pourquoi, dans les préliminaires de cette campagne du Maroc, ainsi que dans les résolutions prises, nous retrouvons à chaque pas les traces non équivoques de l'initiative du gouverneur général. Éloigné de France, séparé par la mer, il n'était pas possible, l'eût-il même voulu, à un général en chef, chargé à la fois d'intérêts politiques et diplomatiques, dé consulter à toute heure du jour son gouvernement et de se dérober aux responsabilités. Le maréchal Bugeaud, d'ailleurs, ne reculait devant aucune initiative et les résultats de cette glorieuse campagne le démontrent suffisamment.

En cette occurrence, il faut bien l'avouer, le vieux maréchal fut admirablement secondé dans cette complicité patriotique par un des fils du Roi, le jeune amiral, prince de Joinville[5], qui commandait la croisière des côtes du Maroc. Le prince avait alors vingt-six ans. La vivacité de son intelligence, l'énergie et la décision de son tempérament, cet amour d'indépendance dont il ne se départit jamais, le sentiment de l'honneur très développé, l'attiraient naturellement vers l'ancien soldat d'Espagne.

Combien devons-nous regretter, en ce moment, de ne point avoir sous les yeux l'intéressante correspondance échangée entre le prince de Joinville et le gouverneur général Bugeaud ! Tous deux s'étaient compris à demi-mot. En présence des réticences, des hésitations, des complications, des atermoiements diplomatiques du cabinet des Tuileries, ils se jugèrent assez forts et assez sages l'un et l'autre pour agir dans un but commun et entamer ouvertement les hostilités.

Le prince de Joinville, aussi désireux que le maréchal d'agir vigoureusement, avait été jusqu'alors retenu par les instructions du Gouvernement, qui lui recommandait à tout prix la modération. Une lettre du ministre contenait cette phrase : Tant que le pavillon de la France n'aura pas été insulté, vous ne devez pas agir.

Le jeune chef d'escadre transmettait cette partie de ses instructions au maréchal. Le maréchal dont le drapeau venait d'être, à plusieurs reprises, insulté par les Marocains, répondait au prince :

Depuis quand, Monseigneur, cherche-t-on à établir une distinction entre le pavillon et le drapeau de la France ? Gardez-vous, mon Prince, de prêter l'oreille à de pareilles subtilités. Le drapeau de la France a été insulté, et vous et moi sommes chargés de le faire respecter. Le soin de votre gloire, mon Prince, doit l'emporter sur la crainte de complications diplomatiques. N'écoutez que les inspirations de l'honneur dont vous êtes la personnification.

Pour toute réponse, le 10 août, le maréchal recevait une lettre du prince de Joinville qui lui annonçait que le 6, il avait bombardé Tanger sous les yeux des Anglais et qu'il allait bombarder Mogador !

Le maréchal lui répondit, cette courte phrase :

Vous avez tiré sur moi une lettre de change, mon Prince. Soyez assuré que je ne tarderai pas à y faire honneur. Vive la France !

Et en même temps il lui envoyait le plan de la bataille d'Isly, lequel fut, comme on le verra, ponctuellement exécuté au jour annoncé.

En France, le Gouvernement, poussé par l'opinion publique, se décida à agir. Malgré les jalousies presque menaçantes de l'Angleterre, M. Guizot, interpellé à la Chambre par la gauche et la droite, unies dans un même sentiment, déclara son intention fermement arrêtée d'obtenir une juste réparation et d'assurer la sécurité de nos possessions d'Afrique. Des instructions furent envoyées. Le prince de Joinville, qui croisait dans les eaux de Cadix à la tête d'une escadre volante, reçut l'ordre de se rendre à Tanger pour y prendre et emmener en Espagne notre consul le comte de Nyon et nos nationaux. Avant de quitter sa résidence, M. de Nyon fit parvenir à la cour de Fez l'ultimatum adressé par le maréchal Bugeaud au caïd Si-El-Gennaoui.

Le gouvernement du Maroc répondit hypocritement en promettant la punition exemplaire de tous les chefs marocains coupables d'agression sur notre territoire, mais à la condition expresse que le maréchal Bugeaud serait destitué, en raison de l'occupation d'Ouchda. Quant au sort réservé à Abdel-Kader, on y faisait à peine allusion en termes obscurs.

L'escadre française vint mouiller devant Tanger. La ville renfermait une nombreuse garnison et était défendue par de nombreuses batteries armées de 105 canons, servies par des déserteurs espagnols. Notre escadre se composait de trois vaisseaux de guerre : le Suffren, le Jemmapes et le Triton ; une frégate à voiles, la Belle-Poule ; trois frégates à vapeur, le Labrador, l'Asmodée, l'Orénoque ; quatre corvettes à vapeur, le Pluton, le Gassendi, le Véloce et le Cuvier, onze vapeurs de force moindre, trois bricks de guerre, trois gabares, en tout vingt-huit bâtiments.

Le 6 août, à huit heures du matin, les navires prirent leur poste de combat, sans résistance de l'ennemi, et sur le signal du Suffren, le bombardement commença. Au bout d'une heure, toutes les batteries extérieures étaient détruites. Deux ouvrages résistèrent plus longtemps, la batterie de la Kasbah et celle du fort de la Marine ; mais bientôt les Marocains durent évacuer leurs derniers retranchements et se replier sur la ville. — A onze heures, le feu cessa, le prince commandant l'escadre avait exécuté les ordres des ministres : les fortifications extérieures étaient en ruines, la ville avait été respectée.

L'œuvre de destruction accomplie, l'escadre descendit dans l'Atlantique, longea les côtes du Maroc, et, malgré le mauvais temps, vint mouiller devant Mogador le 11 août. L'état de la mer ne permit pas aux vaisseaux de prendre immédiatement l'ordre de combat. Pendant trois jours, ils durent rester sur leurs ancres sans pouvoir communiquer entre eux.

Enfin, le 15, le temps se mit au beau. Le Suffren, le Jemmapes et le Triton ouvrirent le feu, tirant de plein fouet sur les fortifications et les ouvrages avancés. La Belle-Poule et les autres vaisseaux d'un tirage moindre entrèrent dans le port, et attaquèrent les batteries de la Marine et celles de l'île défendant la passe.

L'île seule tenait encore, défendue avec le courage du désespoir par un détachement de trois cent vingt hommes. Les vapeurs le Pluton, le Gassendi et le Phare débarquèrent un détachement de cinq cents marins qui, sous une vive fusillade, enlevèrent la position et poursuivirent les défenseurs hors des derniers retranchements. Le lendemain une compagnie de débarquement acheva de ruiner les ouvrages épargnés par le canon. Toutes les pièces non démontées furent enclouées, les poudres noyées, et toutes les marchandises qui se trouvaient à la douane brûlées ou jetées à la mer.

Au lieu de reproduire le rapport officiel de la bataille d'Isly, nous pensons plus utile de publier ici une relation entièrement inédite de cette importante affaire. Les détails précis et intimes que, seul, M. Léon Roches pouvait fournir, donnent à ce récit un palpitant intérêt.

La bataille d'Isly, examinée au point de vue de la tactique militaire, fait certes un grand honneur à la petite armée qui y a pris part et à l'illustre capitaine qui la commandait. Elle est pourtant moins digne d'admiration que la résolution même de la livrer, prise par le maréchal Bugeaud.

Malgré plusieurs combats meurtriers entre nos troupes et les troupes marocaines, rencontres dont la responsabilité incombait aux agents de l'empereur du Maroc, le gouvernement français, redoutant de graves complications avec l'Angleterre, persistait à écrire, et au prince de Joinville commandant l'escadre qui croisait dans les eaux du Maroc, et au maréchal Bugeaud, que le pavillon français n'ayant pas été insulté, il n'y avait pas lieu à déclarer la guerre au Maroc.

L'inaction à laquelle cette raison politique condamnait notre escadre et notre armée encourageait l'audace du fils de l'empereur qui, contrairement aux ordres de son père — nous en avons eu depuis la preuve dans les lettres de ce souverain que je trouvai moi-même dans la tente de son secrétaire à Isly —, s'avançait vers l'Algérie avec l'intention formelle de nous chasser de Lalla-Maghrnia. Trompé par les rapports des personnages fanatiques qui l'entouraient, poussé, peut-être, par les agents d'AbdelKader, il osait même parler du projet de reconquérir la province d'Oran.

A la tête d'une nombreuse cavalerie régulière à laquelle étaient venus se joindre les contingents de toutes les tribus berbères et arabes.qui occupent le vaste territoire qui s'étend de Fez jusqu'à Ouchda, Muley-Mohammed — héritier présomptif de Muley-Abder-Rhaman, empereur du Maroc —, voyait augmenter chaque jour le nombre de ses soldats. Toutes les tribus marocaines voulaient prendre part à la guerre contre les Infidèles, et combien de tribus algériennes faisaient des vœux pour le succès de la sainte entreprise ! Que de protestations de dévouement arrivaient chaque jour à ce prince par les émissaires de ceux qui se disaient nos alliés !

Selon eux, que pouvait la petite armée française contre les masses formidables de cavaliers intrépides conduits par le prince des Croyants ? Le moindre revers essuyé par les Français eût été, il faut le dire, le signal du soulèvement général de tous les Arabes de l'Algérie.

En face de pareilles éventualités, ne serait-il pas téméraire de tout remettre au sort d'une bataille ? ne serait-il pas plus prudent de temporiser ? Telle était la pensée secrète de plusieurs généraux, dont, certes, on ne pouvait mettre en doute ni le courage ni le patriotisme. Tel ne fut point l'avis du maréchal. Il comprit que l'occasion se présentait de frapper un coup qui aurait le triple avantage de mettre à jamais un terme aux projets ambitieux des souverains du Maroc, de consolider notre domination en Algérie et d'ajouter une belle page aux annales glorieuses de la France.

Dès le 10 août, le maréchal avait entre ses mains un travail que je lui avais remis et qui contenait des renseignements aussi précis que possible sur l'emplacement du camp marocain, sur les diverses routes qui y aboutissaient, sur la composition de son armée, et enfin sur le nombre des cavaliers et des fantassins qui formaient l'armée du fils de l'empereur. J'ai conservé la minute de ce travail.

Les bruits répandus portaient le nombre des combattants à cent cinquante mille. C'était faux. D'après mes renseignements, dont l'exactitude a été vérifiée depuis, nous devions nous attendre à combattre six mille cavaliers réguliers de la garde de l'empereur, mille à douze cents fantassins préposés à la garde de Muley-Mohammed et environ soixante mille cavaliers, contingents des tribus de l'est de l'empire.

La journée du 12 avait été consacrée par le maréchal à la rédaction des instructions données à chaque chef de corps. Il était fatigué plus que de coutume et il s'étendit sur son lit de camp, immédiatement après notre dîner. Dans la matinée, deux régiments de cavalerie, arrivant de France, étaient venus nous rejoindre, et les officiers des chasseurs d'Afrique et des spahis avaient invité tous les officiers du camp, que ne retenait pas leur service, à un punch donné en l'honneur des nouveaux arrivés.

Sur les bords de l'Isly, ils avaient improvisé un vaste jardin dont l'enceinte et les allées étaient formées par de splendides touffes de lauriers-roses et de lentisques. Des portiques en verdure garnissaient l'allée principale qui conduisait à une vaste plate-forme également entourée de lauriers-roses. Tout cet emplacement était splendidement illuminé par des lanternes en papier de diverses -couleurs. Que ne trouve-t-on pas dans un camp français ?

En voyant ces nombreux officiers de tout grade et de toutes armes réunis dans ce lieu pittoresque, mes camarades et moi, composant l'état-major du maréchal, regrettâmes vivement son absence. Il eût trouvé là une de ces occasions qu'il recherchait, de se mettre en communication directe avec ses compagnons d'armes. Mais il était terriblement fatigué, et qui oserait troubler son repos ?

Moins astreint que mes amis aux règles sévères de la hiérarchie militaire, je me chargeai de la commission, et retournai à nos tentes.

Il s'agissait de réveiller notre illustre chef. Je reçus une rude bourrade. Mais il était si bon ! En deux mots je lui expliquai le motif de ma démarche. Il se couchait tout habillé ; aussi n'eût-il qu'à mettre son képi à la place du casque à mèche légendaire qui a donné lieu à la fameuse marche : La casquette du père Bugeaud, et nous voici partis ! Il maugréa bien encore un peu durant le trajet de sa tente au jardin improvisé, car il nous fallut marcher pendant plus d'un kilomètre à travers les inégalités du terrain, embarrassés par les cordes des tentes et les piquets des chevaux.

Ces petites contrariétés furent vite oubliées. A peine, en effet, le maréchal était-il entré dans l'allée principale, qu'il fut reconnu et salué par des acclamations qui l'émurent singulièrement. Chacun voulait le voir ; les officiers supérieurs, les généraux n'avaient pas seuls le privilège de lui toucher la main. Enfin il arrive sur la plate-forme où le punch est servi. Tous les assistants forment le cercle autour de lui. Les généraux et les colonels sont à ses côtés. Il n'a pas de temps à perdre, dit-il, il a besoin de se reposer pour se préparer aux fatigues de demain et d'après-demain.

Après-demain, mes amis, s'écrie-t-il de sa voix forte et pénétrante, sera une grande journée, je vous en donne ma parole.

Avec notre petite armée dont l'effectif s'élève à 6,500 baïonnettes et quinze cents chevaux, je vais attaquer l'armée du prince marocain qui, d'après mes renseignements, s'élève à soixante mille cavaliers. Je voudrais que ce nombre fùt double, fut triple, car plus il y en aura, plus leur désordre et leur désastre seront grands. Moi j'ai une armée, lui n'a qu'une cohue. Je vais vous prédire ce qui se passera. Et d'abord je veux vous expliquer mon ordre d'attaque. Je donne à ma petite armée la forme d'une hure de sanglier. Entendez-vous bien ! La défense de droite, c'est Lamoricière ; la défense de gauche, c'est Bedeau ; le museau, c'est Pelissier, et moi je suis entre les deux oreilles. Qui pourra arrêter notre force de pénétration ? Ah ! mes amis, nous entrerons dans l'armée marocaine comme un couteau dans du beurre.

Je n'ai qu'une crainte, c'est que, prévoyant une défaite, ils ne se dérobent à nos coups.

 

Comment pouvoir décrire l'enthousiasme soulevé par le discours du maréchal dont je rends le fond, mais qui perd cette forme originale que revêtait sa parole si bien faite pour remuer les fibres de ses soldats !

Le lendemain, toute l'armée connaissait le discours du punch, et s'identifiant avec l'âme de son chef : elle, comme lui, n'avait plus qu'une crainte, celle de voir se dérober les Marocains.

Chaque jour le maréchal ordonnait un fourrage. Tout ou partie de la cavalerie, appuyée par de l'infanterie, allait couper les blés, l'orge ou l'herbe nécessaires pour nourrir les chevaux et les bêtes de somme. Les Marocains, qui nous observaient, s'étaient habitués à cette opération, qu'ils entravaient parfois, mais qui ne leur inspirait aucun soupçon sur nos intentions. Le 13, le fourrage se fit comme d'habitude, mais toute l'armée y prit part et, à la tombée de la nuit, au lieu de rentrer au camp, on resta sur place. Défense expresse d'allumer le moindre feu, et même de fumer. Chaque cavalier tenait son cheval par la bride.

A une heure du matin, toute l'armée se mit en marche, en gardant le plus profond silence, dans la direction du camp marocain. A six heures du matin, nous venions de gravir une colline qui nous séparait de l'Oued Isly, quand apparut à nos yeux le camp marocain, que dis-je le camp, les camps marocains. Ils étaient au nombre de sept et occupaient un espace plus grand que le périmètre de Paris.

A cette vue tous les soldats poussèrent un hurrah formidable et jetèrent en haut la canne qui sert à soutenir leur tente-abri pendant la nuit et leurs sacs pendant les haltes de jour. Ce lieu a été nommé le Champ des cannes. Les Marocains commençaient à peine à sortir de leurs tentes. L'alerte fut vite donnée. Bientôt nous les vîmes à cheval et un grand nombre s'avança pour nous disputer le passage de la rivière.

La petite armée française se remit en marche dans l'ordre indiqué parle maréchal. Après le passage de l'Isly, qui s'effectua avec un ordre parfait sans nous coûter trop de pertes, elle s'avança au travers des masses marocaines qui l'enveloppaient complètement. Elle ressemblait, me disait un de nos cavaliers arabes, à un lion entouré par cent mille chakals.

Les Marocains opéraient sur nos petits bataillons des charges composées de quatre ou cinq mille cavaliers. Nos fantassins les laissaient arriver à petite portée ; nos décharges de mousqueterie arrêtaient le premier rang et le refoulaient sur le second qui mettait tous les autres en désordre.

Pendant deux heures environ, ces charges se renouvelèrent avec le même insuccès, et toujours notre petite armée s'avançait sans que les fameuses défenses, les généraux Bedeau et Lamoricière, fussent obligées de faire former le carré à leurs bataillons ainsi que le maréchal en avait donné l'ordre, au cas où les charges des cavaliers marocains eussent été mieux conduites. On pouvait très justement dire que nous essuyions une pluie de balles ; en effet, dans les charges que la cavalerie ennemie exécutait sur une grande profondeur, le premier et le second rang ayant seuls un tir un peu efficace, tous les autres étaient forcés de tirer en l'air, et je n'exagère nullement en disant que tous, soldats, officiers et généraux, nous avons été atteints au moins une fois par des balles mortes.

Arrivé aux premières tentes, le maréchal voyant le désordre augmenter dans les rangs ennemis, lança sa cavalerie qu'il avait gardée jusque-là entre les deux oreilles de la hure.

Une partie des chasseurs d'Afrique, les spahis et les régiments de cavalerie arrivés l'avant-veille, sous les ordres de Yusuf et du colonel Tartas, envahirent le camp marocain et s'emparèrent de toute l'artillerie, quatorze pièces. Un combat très vif s'engagea autour de la tente du prince marocain. L'arrivée presque immédiate de notre infanterie compléta la déroute de cette immense armée que le maréchal avait bien nommée une cohue.

Je ne vous parle pas de la pointe du colonel Morris qui, poursuivant les fuyards à plus de six kilomètres au delà de l'Isly, se trouva tout d'un coup enveloppé par six mille cavaliers. Il put les maintenir à distance avec ses cinq cents chasseurs, à force de sang-froid et de courage ; mais il fallut le coup d'œil du maréchal pour apercevoir, comprendre le danger de la situation et réparer cette impétuosité. Enfin, à midi, le maréchal faisait son entrée dans la magnifique tente du fils de l'empereur et nous avalions avec bonheur le thé et les gâteaux préparés, le matin, pour ce malheureux prince.

Nous avions tué ou fait prisonniers douze ou. quinze cents Marocains, sans compter, bien entendu, les morts et les blessés qui avaient été emportés par leurs camarades. Nous avions pris plus de mille tentes, toute l'artillerie, une grande quantité d'armes de toute sorte, plusieurs drapeaux et fait un butin immense. Nous n'avions eu que deux cent cinquante hommes tués et blessés.

Quant à moi, j'avais fait la prise la plus importante, c'était la cassette renfermant toute la correspondance politique de l'empereur avec son fils. Nous aurons lieu de revenir sur cette intéressante correspondance.

Quelques mots encore sur les suites de la bataille.

Le fils d'Abder-Rhaman, terrifié par cette sanglante et honteuse défaite, ne s'était arrêté qu'à Théza, où le maréchal s'apprêtait à le poursuivre. C'était le bruit du moins que nous avions fait répandre par nos émissaires. Il reçut l'ordre de son père de tâcher de suspendre la marche du maréchal, en lui faisant des propositions de paix. Le lendemain, deux chefs, porteurs d'une lettre impériale, nous arrivèrent.

Chargé en campagne de traiter toutes les affaires arabes, j'avais une tente beaucoup plus confortable que celle du maréchal, et c'est dans ma tente que descendaient d'abord les chefs musulmans qui venaient le visiter.

C'est là que je reçus les deux chefs marocains. Je n'ai pas besoin de vous dire que je les laissai sous la salutaire impression de la crainte qu'ils avaient de ne pouvoir arrêter le maréchal dans sa marche sur Théza. Dieu sait, cependant, si nous avions hâte de rentrer, car nos soldats, soutenus par la surexcitation de l'attente d'un grand événement, commençaient à succomber aux chaleurs torrides et aux fatigues de cette rude campagne. Près de deux cents malades par jour entraient à l'ambulance.

Après bien des pourparlers, des allées et des venues de ma tente à celle du maréchal, je dis à mes chefs marocains que le khalifa du roi de France, — c'était le titre que je donnais au maréchal quand je traitais avec les Arabes en Algérie, — consentait à les recevoir.

Quand ils entrèrent dans la tente du maréchal, je leur fis encore attendre son arrivée et l'un d'eux me dit : Mais quand nous mèneras-tu dans la tente du khalifa ?

Vous y êtes, lui-dis-je. Ils ne pouvaient me croire, en face de l'extrême simplicité de la demeure du grand chef.

Le maréchal entra. Ils le saluèrent avec une contenance en même temps humble et digne. La question de l'armistice fut traitée. Les bases furent arrêtées et, à la fin de l'audience, je dis au maréchal, avec l'assentiment des chefs marocains, l'étonnement qu'ils avaient éprouvé en voyant la simplicité de sa tente.

Voici la réponse textuelle du maréchal :

Vous direz à votre prince qu'il ne doit pas concevoir de honte de la perte de la bataille d'Isly, car lui, jeune, inexpérimenté et n'ayant jamais fait la guerre, avait pour adversaire un vieux soldat blanchi dans les combats. Dites-lui qu'à la guerre, il faut toujours prévoir une défaite et, par conséquent, ne jamais s'embarrasser d'objets de luxe et de bien-être qui peuvent servir de trophées à l'ennemi vainqueur.

Si le prince Muley-Mohammed s'était emparé de mon camp, il n'aurait pu se flatter d'avoir pris la tente d'un khalifa du roi des Français.

Que mon expérience lui serve !

Ces paroles graves et bienveillantes m'ont été rappelées depuis par plus d'un chef marocain.

 

L'effet produit par la victoire d'Isly eut un grand retentissement en France et en Europe et le gouvernement du Roi comprit, cette fois, qu'il avait sagement agi en confiant au maréchal le soin de sauvegarder son honneur et de juger seul les questions militaires. Le roi Louis-Philippe octroya au vainqueur de l'armée marocaine le titre de duc d'Isly, et le 29 août adressait au gouverneur la missive suivante :

Le Roi au maréchal Bugeaud.

Neuilly, 29 août 1844.

Mon cher Maréchal, c'est avec une vive et profonde émotion que je viens vous féliciter sur les brillants exploits que vous venez d'ajouter à tous ceux qui ont illustré nos drapeaux. La noble résolution que vous avez prise de livrer la bataille d'Isly avec une armée aussi disproportionnée en nombre à celle que vous attaquiez, a produit sur nos braves soldats la sensation que j'ai éprouvée, moi-même, en l'apprenant. J'ai senti que cet appel à des soldats français devrait les rendre invincibles et ils l'ont été ! Soyez, mon cher Maréchal, mon organe auprès d'eux. Dites-leur que c'est au nom de la France, autant qu'au mien, que je vous demande d'offrir à cette brave armée que vous avez si glorieusement conduite à la victoire, l'expression de la reconnaissance nationale, et celle de l'admiration qu'inspirent sa valeur et son dévouement.

Recevez, mon cher Maréchal, l'assurance de tous les sentiments que vous conservera toujours,

Votre affectionné,

LOUIS-PHILIPPE.

 

S. A. R. Mgr le duc de Nemours au Maréchal.

Buchy (Moselle), 31 août 1844.

Monsieur le Maréchal,

C'est avec un sentiment d'orgueil national que j'ai lu le récit de l'éclatante victoire que vous venez encore de remporter sur l'armée marocaine. Comme Français, je jouis du nouveau service que vous venez de rendre au pays ; comme militaire, j'éprouve une nouvelle joie avoir ce beau fait d'armes accompli par un général sous les ordres duquel j'ai moi-même servi avec des troupes qui viennent de donner encore cette brillante preuve de l'énergique dévouement au drapeau et à la France, traditionnel dans nos armées. Aussi, ne puis-je résister au désir de joindre ici mes félicitations à toutes celles que vous vous êtes déjà si justement acquises.

Recevez, je vous prie, monsieur le Maréchal, l'assurance des sentiments que vous me connaissez pour vous.

Votre affectionné,

Louis D'ORLÉANS.

 

La victoire est une situation commode, car elle permet de la sagesse avec dignité. Nous n'avions, d'ailleurs, aucun intérêt à poursuivre à outrance les Marocains et à affaiblir l'autorité déjà ébranlée de l'empereur Abder-Rhaman, au profit d'Abdel-Kader, que son intelligence et son prestige rendaient plus dangereux que le souverain.

Nos exigences furent modestes et des négociations s'ouvrirent. Elles eurent lieu naturellement à Tanger. Le prince de Joinville désirait que la France recueillît des satisfactions complètes ; le maréchal, au contraire, inclinait à la modération, comme on le verra par la lettre suivante écrite le 3 septembre 1844.

Quant aux conditions de la paix, mon Prince, je serais moins rigoureux que vous, pour ne pas ajouter de nouvelles difficultés à celles qui existent et qui sont déjà assez grandes. Si nous n'avions pas à côté de nous la jalouse Angleterre, je crois que nous pourrions tout obtenir à cause des succès déjà réalisés, et parce que l'empire du Maroc est fort peu en état de continuer la guerre, tant il est désorganisé et indiscipliné. Mais, dans notre situation vis-à-vis de nos voisins ombrageux, nous devons nous montrer faciles. Je ne demanderais donc pas que l'empereur payât les frais de la guerre, ni qu'il nous livrât Abdel-Kader : j'ai la conviction que l'empereur s'exposerait plutôt à continuer une mauvaise guerre que de donner un seul million. Je sais qu'il est sordidement intéressé. Quant à Abdel-Kader, il ne pourrait pas le livrer sans se faire honnir par tout son peuple. Contentons-nous d'exiger qu'il soit placé dans une des villes de la côte de l'Océan et que l'on s'oblige à ne pas le laisser reporter la guerre à la frontière.

Signé : BUGEAUD.

 

Le comte de Nyon, consul général et chargé d'affaires, et M. le duc de Glücksberg, secrétaire de l'ambassade de France à Madrid, étaient chargés, de concert avec le prince de Joinville, de suivre les négociations.

Les plénipotentiaires avaient l'ordre de se transporter devant Tanger, à bord d'un des vaisseaux de notre escadre, et de faire remettre aux autorités de cette place une lettre adressée à l'empereur dans laquelle ils devaient lui annoncer que, s'il acceptait purement et simplement les conditions de cet ultimatum, ils étaient autorisés à traiter sur ces bases.

Partis de Cadix, avec M. le prince de Joinville, MM. de Nyon et de Glüksberg écrivaient le lendemain de leur arrivée, le 10 septembre, en rade de Tanger et à bord du Suffren, que l'impatience était grande dans la ville et que Sidi-Bousselam, pacha des provinces septentrionales du Maroc et confidente de l'empereur, attendait avec anxiété leur arrivée et les communications qu'ils avaient à lui faire. Il fut immédiatement procédé à la signature de la convention ; un texte français et un texte arabe dûment signés et scellés restèrent entre les mains de Sidi-Bousselam ; les deux autres instruments furent portés à Paris par le jeune duc de Glücksberg.

 

Le maréchal débarqua à Alger le 5 septembre. Le journal officiel annonçait ainsi son retour :

La population a salué, le 5 de ce mois, le retour à Alger de M. le maréchal gouverneur général par les manifestations de la plus vive sympathie. Sur la place Royale on avait improvisé, dans la nuit, un arc de triomphe, à côté duquel se trouvaient exposés les précieux trophées pris à la bataille d'Isly. Les diverses autorités ainsi que les fonctionnaires de la magistrature et de l'administration, les membres du clergé, les notabilités du commerce, les officiers de la milice, ceux de toutes armes de l'armée de terre et de mer présents à Alger, lui ont fait cortège, en l'accompagnant depuis l'amirauté jusqu'à son hôtel. — Avant de se retirer dans ses appartements, le maréchal, vivement touché de cet accueil empressé, a exprimé aux assistants ses remerciements, en leur disant qu'il acceptait avec orgueil les honneurs qu'on venait de lui rendre, moins comme s'adressant à lui personnellement que comme un hommage public pour les glorieux travaux de l'armée dont il se regardait, en cette circonstance, comme la personnification. Dans l'après-midi, les consuls des diverses nations sont venus complimenter le gouverneur général.

 

Un Te Deum solennel fut chanté, le 14 septembre, en commémoration de la victoire d'Isly dans l'église de Notre-Dame des Victoires, rue Bab-ElOued. Le maréchal gouverneur général y assista avec les hauts fonctionnaires et une députation de l'armée. Mgr l'évêque officia, et lecture fut faite d'un mandement remarquable qui énumérait les travaux glorieux de l'armée d'Afrique. — Le surlendemain 16 septembre, un banquet et un bal furent offerts au maréchal sur la place du Gouvernement.

Partout, en France comme en Algérie, la nouvelle de nos succès fut accueillie avec enthousiasme. La société agricole de l'Algérie, au nom de la population civile de la colonie, Paris, Périgueux, demandèrent au Gouvernement l'autorisation d'offrir par souscription volontaire une épée d'honneur au maréchal duc d'Isly. Le Roi, par une double ordonnance du 13 novembre 1844, accéda à ce vœu et permit au maréchal d'accepter ce témoignage de l'estime et de la reconnaissance publique.

A peine rentré à Alger, le maréchal eut de nouveau à s'occuper des Kabyles de Dellys, dont il avait été forcé de s'éloigner, un peu à la hâte, au printemps précédent, pour accourir sur la frontière du Maroc. Ben-Salem, redevenu entreprenant, depuis qu'il sentait le danger éloigné, était sorti de sa retraite, soutenu par Bel-Cassem. Vers la fin de septembre, le général Comman fut envoyé dans ce district avec une colonne de 3.000 hommes environ. Le 17 octobre, il se trouva sur le territoire des Flissa-El-Bahr, en face d'un rassemblement considérable de Kabyles, près Tlélat. Il y eut un engagement sérieux et fort meurtrier pour nous, efle général se replia sur Dellys où il arriva le 19. Le maréchal, en effet, était accouru, et le lendemain il se trouvait en présence de 4.000 Kabyles placés sur les côtes boisées et rocheuses qui dominent l'Abizzar, position formidable qu'il fallut attaquer sans hésitation. Son audace lui réussit. Sa présence décuple l'entrain des troupes, et l'ennemi est successivement délogé de ses crêtes abruptes sur une ligne de plus d'une lieue. L'armée, sur ce champ de bataille, lequel, d'après un témoin oculaire, représentait admirablement le chaos, fut admirable par son élan et son énergie.

Le 29, l'agalik de Taourga étant entièrement soumis, le maréchal rentra à Alger.

La tranquillité se trouva ainsi momentanément assurée. Elle régnait depuis plusieurs mois dans la province de Constantine, dont le duc d'Aumale avait remis, au mois d'octobre, le commandement au général Bedeau, remplacé à Tlemcen par le général Cavaignac.

Quant à Abdel-Kader, il attendait patiemment au Maroc, à quelques lieues de nos frontières, que les événements le remissent en scène. C'est en vain que l'empereur Muley-Abder-Rhaman lui avait enjoint de se rendre à Fez. L'Émir ne tint pas compte de l'injonction.

Le duc d'Aumale avait quitté l'Algérie le 14 octobre. Le gouverneur général le suivit de près. Il remit le commandement des troupes et ses pouvoirs au général de Lamoricière, commandant de la division d'Alger, et s'embarqua pour Marseille, le 16 novembre, à bord de la frégate à vapeur le Montézuma.

A peine le maréchal eut-il mis le pied sur le sol français qu'une imposante manifestation eut lieu en l'honneur du vainqueur d'Isly. Le banquet offert par le commerce de Marseille, dans le GrandThéâtre, au général africain, eut un grand retentissement. Bien qu'un demi-siècle se soit écoulé, les habitants de la ville ont, paraît-il, gardé le souvenir de cette solennité patriotique et de l'hommage rendu à l'illustre soldat.

Avant de rentrer à Paris, le maréchal voulut aller embrasser les siens à la Durantie. En traversant Périgueux pour gagner la capitale, il dut recevoir les hommages enthousiastes de ses compatriotes. Plusieurs banquets lui furent offerts ; réceptions officielles, ovations, discours, aubades, arcs de triomphe, rien ne lui fut épargné. L'ivresse était générale et toutes les opinions se réunirent pour fêter l'arrivée du maréchal dans sa bonne ville de Périgueux. Nous ne citerons ni les toasts du préfet, M. de Marcillac, ni du maire, M. de Trémisot ; nous retenons seulement une des nombreuses réponses du maréchal.

Messieurs,

Vous me faites plier sous le poids des honneurs ! Vous me touchez au cœur, vous m'enivrez ! A peine revenu des émotions que m'a causées le brillant accueil que j'ai reçu à Marseille, je me suis trouvé au milieu des fêtes qu'on a organisées à Excideuil.

J'ai quitté cette ville ce matin ; les laboureurs des campagnes sont accourus sur ma route ; ils ont voulu me voir, me complimenter. J'arrive ici, au milieu d'une population en fête qui m'attendait avec de nouvelles ovations. J'y ai reçu les hommages des autorités, de la garde nationale, de la corporation des ouvriers. On m'a conduit dans les banquets où la population industrielle était en majorité, et j'ai pu, enfant de mes œuvres, fraterniser avec les enfants du peuple. J'arrive ici au milieu de cette cité où je reçois de nouveaux hommages, de nouveaux honneurs. C'en est trop !

Ah ! vraiment, il y a de quoi faire perdre la raison ! Mais, je le sens, une grande partie de ces manifestations s'adresse à cette armée d'Afrique, si vaillante, si éprouvée, et à laquelle je raconterai comment vous la récompensez de ses fatigues, de ses succès. Une forte part en revient au gouvernement du Roi, qui ne néglige rien pour le triomphe de nos armes, pour le bien-être du soldat et pour la gloire de notre drapeau.

 

A son arrivée à Paris, le 29 novembre, le duc d'Isly fut immédiatement reçu par le Roi. Le souverain et son Gouvernement, il faut le dire, ne ménagèrent point les félicitations et les éloges au maréchal. C'était, sans doute, malgré les conseils du Gouvernement, que le maréchal avait engagé la bataille, mais le succès était là, et le vainqueur d'Isly n'avait jamais manqué d'associer le Gouvernement aux hommages qu'il avait reçus sur son passage à Marseille et en Périgord. Il y eut dans la presse d'opposition comme une trêve ; toute attaque, à cette heure, en effet, eût été inopportune et fort maladroite. Le vieux sentiment chauvin, réveillé par les combats et les victoires du Maroc, était trop chatouilleux pour que les républicains et les légitimistes osassent l'irriter en ce moment. —

A la Chambre même, il y eut apaisement. Depuis le retour de Napoléon, après ses campagnes, nul général n'avait reçu de la. population une ovation plus sincère et plus chaleureuse. Le maréchal Bugeaud était, à cette heure, le second personnage du royaume ; sa loyauté, son patriotisme le mettaient à l'abri de tout soupçon d'ambition personnelle, mais, il faut bien le constater, en ce moment, seule, la personnalité du Roi dominait la sienne.

Le Roi et les princes ne cessèrent de témoigner à ce grand serviteur de la France l'estime à laquelle il avait tant de droits. Cependant, quelques membres du cabinet ne voyaient pas sans jalousie les hommages rendus à un soldat qui n'avait jamais été et ne fut jamais ministre.

Dès l'ouverture des Chambres, le maréchal député d'Excideuil assista assidûment aux séances. L'occasion pour lui était trop belle pour qu'il laissât échapper l'occasion de défendre sa politique et de répondre à ses ennemis. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire l'important discours que le vainqueur d'Isly prononça dans la séance du 24 janvier 1845, à l'occasion du traité avec le Maroc. Toutes ses idées, en effet, sur la guerre avec les Arabes, sur le système de gouvernement et de colonisation sont contenues dans ce discours, qui est en quelque sorte le résumé de sa doctrine et de ses principes.

On comprend aisément le retentissement que produisit cet exposé de principes. Les adversaires du maréchal, à la Chambre et dans la presse, se trouvant en présence du triomphateur, désarmèrent pendant quelque temps. — Mais cette trêve fut de courte durée. — Le silence d'ailleurs leur était en ce moment imposé par l'opinion publique et la juste popularité dont jouissait alors le conquérant de l'Algérie.

La ville capricieuse et légère par excellence, Paris, le fêta avec transport. Il devint le héros du jour, et chacun voulait le voir de près avant son départ pour l'Afrique. C'est alors que fut organisé en son honneur le célèbre banquet du commerce de Paris.

Ce fut le 18 mars 1845 qu'eut lieu, au palais de la Bourse, le banquet offert par les négociants de Paris au maréchal Bugeaud, vainqueur d'Isly, et aux. princes de la famille royale. Cette fête imposante prit les proportions d'un événement en France et en Algérie.

Cette manifestation pleine d'entraînement, disait le Globe, a fait sentir à ceux qui y assistèrent combien sont misérables nos petites querelles de parti. L'armée et la marine représentées par un illustre maréchal et par le vainqueur de Tanger et de Mogador ; notre dynastie si puissante par l'amour du pays, pour ainsi dire vivante dans la personne des quatre fils du Roi ; le commerce de la capitale représenté par plus de quatre cent cinquante de ses membres éminents, toutes les forces vives enfin de la nation étaient réunies dans cette magnifique salle et se donnaient pour ainsi dire la main.

 

Quinze tables furent dressées. Le maréchal Bugeaud était placé au centre de la table d'honneur. A sa droite se trouvaient Mgr le duc de Nemours et ses frères, Mgr le prince de Joinville, Mgr le duc d'Aumale, Mgr le duc de Montpensier. A gauche du maréchal, furent placés M. Gouin, ancien ministre, président du banquet, le ministre du Commerce, le gouverneur de la Banque, les préfets de la Seine et de police et à leur suite les autres invités. De nombreux toasts furent portés au Roi, aux princes, à l'armée, au commerce de Paris. Après un discours chaleureux du duc de Nemours, répondant au toast porté au Roi, le maréchal répondit en ces termes aux toasts adressés par M. Odiot et M. Blanqui à lui et aux armées de terre.

Messieurs,

J'avais eu l'honneur déjà d'être accueilli et fêté dans plusieurs villes, mais j'étais loin d'espérer une telle manifestation de l'élite d'une cité qui est le centre du commerce, de l'industrie, des sciences et des arts du monde. Je comprends parfaitement bien le sens de cette manifestation ; je sais que vous honorez dans ma personne ceux qui, de près ou de loin, ont coopéré à la grande entreprise que nous poursuivons tous. Vous avez déjà fait une large part à ces jeunes princes, l'espoir de la France. Vous venez aussi de reconnaître d'une manière généreuse les services qu'a rendus l'armée. Permettez-moi, à mon tour, de vous signaler les droits du Gouvernement à votre reconnaissance. C'est lui qui m'a donné les moyens de bien faire et qui a tacitement pour cela, engagé sa responsabilité.

 

Le maréchal présenta quelques considérations sur le système définitif adopté pour la guerre et la colonisation, et signala les immenses avantages que la sécurité de nos possessions devait assurer au commerce français.

Après avoir rappelé que déjà, l'année précédente, le mouvement du commerce entre l'Algérie et la France s'était élevé à quatre-vingts millions, il annonça qu'il avait la conviction que dans dix ou douze ans l'Algérie se suffirait à elle-même. Il termina en ces termes :

Je suis fier de vos suffrages ; mais je sais tout ce qu'ils m'imposent de zèle et de persévérance.

Je pars dans deux jours et je redirai à nos soldats les flatteuses paroles que vous leur avez adressées : ce sera leur plus belle récompense.

 

Le banquet de la Bourse de Paris fut en quelque sorte dans la vie du maréchal Bugeaud l'apogée de sa gloire militaire ; il y revenait souvent dans ses conversations de famille. Cette ovation spontanée offerte par la grande ville, était à ses yeux la consécration de son système et de ses idées sur l'Afrique, le couronnement de sa vie.

 

 

 



[1] A propos des services rendus par l'armée en Algérie, certain fait nous revient en mémoire qui prouve que depuis le maréchal Bugeaud rien n'a changé.

Pendant mon séjour à la préfecture d'Alger, en 1873, un incendie ayant éclaté dans un ancien casernement servant de magasin de fourrages, j'en fus averti sur-le-champ par le commissaire central, et me rendis sur le théâtre de l'incendie. Le général commandant la place et le maire y vinrent peu de temps après moi, et me trouvèrent avec mon ami et voisin le général d'Eudeville, du génie, qui, avec une rare précision et un sang-froid remarquable, avait, des les débuts de l'incendie, organisé les secours et le sauvetage. Nos soldats seuls prenaient part aux- manœuvres.

Le voisinage de la mer (les bâtiments étaient sur le quai) avait permis d'établir un système de pompes, et une foule d'Algériens, de curieux, de flâneurs de la place du Gouvernement étaient accourus. Loin de s'offrir pour aider les travailleurs de l'armée, ils les entouraient en goguenardant, sans craindre de les gourmander au besoin.

J'en exprimai mon étonnement au général et m'offris à forcer ces oisifs à participer aux manœuvres qu'il dirigeait. Gardez-vous-en bien, mon cher préfet, reprit le brave général d'Eudeville. On voit que vous ne connaissez pas encore vos administrés et que vous n'avez pas pratiqué les colons ! Triste engeance par ma foi ! Vous voyez ce tas de braillards et de désœuvrés, n'est-ce pas. Parmi eux, pas un seul n'aurait l'idée de nous prêter aide. Ah ! les gaillards, depuis le temps que notre pauvre armée les protège, les remplace, et fait leur besogne en Algérie, ils s'imaginent que tout leur est dû. Nous sommes ici pour leur tenir lieu de domestiques. Notre rôle est d'éviter tout travail, toute fatigue à ces messieurs. — Il nous faut leur verser leur absinthe ; ce n'est pas encore assez : quand elle est dans le verre, il faut la tourner, afin qu'ils n'aient plus qu'à la boire !

[2] Un détail intéressant et peu connu nous a été conté au sujet de cette décoration par M. Léon Roches. L'Émir, qui, lui aussi, voulait lutter de grandeur d'âme avec ses ennemis, ayant eu connaissance de l'ordre du jour du maréchal au sujet de son prisonnier, fit remettre à celui-ci solennellement la croix de la Légion d'honneur, devant ses troupes réunies.

[3] Antoine-Marie-Philippe-Louis d'Orléans, duc de Montpensier, né à Neuilly, le 31 juillet 1824, est le cinquième fils du roi Louis-Philippe. Comme ses frères, il fit ses études au collège Henri IV et fut en 1842 reçu, après un examen spécial, dans le troisième régiment d'artillerie, avec le grade de lieutenant. Parti pour l'Afrique, en 1844, il prit part à l'expédition contre Biskra et se distingua dans la campagne du Ziban où il reçut une légère blessure près de l'œil gauche. Il obtint alors la croix d'honneur et l'épaulette de chef d'escadron. Après avoir accompagné le Roi dans son voyage en Angleterre, il retourna en Algérie en 1843, et se signala de nouveau contre les Kabyles de l'Ouarensènis ; puis il s'embarqua à Alger pour visiter Tunis, l'Égypte, la Syrie, Constantinople et la Grèce. Il venait d'être promu au grade de général de brigade, lorsqu'il épousa, à Madrid, Marie-Louise-Ferdinande de Bourbon, sœur d'Isabelle II (10 octobre 1846). On se rappelle le vif désappointement que suscita, au sein du gouvernement anglais, cette question des mariages espagnols, menée à si bonne fin par notre diplomatie, et que le roi Louis-Philippe considérait comme le fait capital, à l'extérieur, de son règne.

Le duc de Montpensier, banni de France comme les membres de la famille royale, par la révolution de février 1848, passa d'abord en Angleterre, puis en Hollande, d'où il s'embarqua pour l'Espagne ; il établit sa résidence à Séville. Décoré du titre d'infant d'Espagne, il fut nommé, le 10 octobre 1859 capitaine-général de l'armée espagnole.

Sa personnalité n'est guère arrivée au premier plan qu'à l'époque. de la chute de la reine Isabelle. Dans les crises politiques qui la précédèrent, le duc fut invité, dès le mois de juillet 1868, par le ministre Gonzalès Bravo, à quitter l'Espagne, comme pouvant servir de drapeau aux ennemis des institutions espagnoles. Avant de quitter le territoire, il envoya à la reine la démission de son grade dans l'armée, celle de son titre d'infant d'Espagne et les décorations qu'il avait reçues d'elle. Après le triomphe de la révolution de septembre, il reconnut le gouvernement provisoire et demanda l'autorisation de se rendre à Séville. La candidature du duc de Montpensier au trône devenu vacant fut une des premières proposées et la plus sérieusement soutenue par divers organes de la presse espagnole et étrangère. On a beaucoup discuté ses chances de succès et l'opposition prétendue que lui faisait le gouvernement impérial de France.

Le duc de Montpensier réside presque habituellement en France depuis 1870. Il semble aujourd'hui avoir abandonné toute participation à la politique.

[4] Bedeau (Marie-Alphonse), général, né à Verton près de Nantes, en 1804, mort en 1863, fit la campagne de Belgique en 18311832 comme aide de camp des généraux Gérard et Schramm, fut envoyé en Algérie en 1836, se distingua au siège de Constantine, dans l'expédition de Cherchell, au col de Mouzaia, à Medeah et à Milianah, prit une grande part à la conquête de la province de Titery en 1842, et à la bataille d'Isly en 1844, reçut le commandement de la province de Constantine et figura encore dans l'expédition contre les Kabyles de Bougie en 1847. Il était à Paris lors de la révolution de 1848 : mis à la tête de l'une des colonnes chargées de combattre les insurgés, il se tint dans une inaction qui lui attira certains reproches du maréchal Bugeaud, mais qu'expliquaient des ordres formels. Le gouvernement provisoire lui donna le commandement de la place de Paris, puis celui d'une division de l'armée des Alpes. Député de la Loire-Inférieure à l'Assemblée constituante, il devint vice-président de cette assemblée et participa à la répression de l'insurrection de juin, durant laquelle il fut blessé. Élu à l'Assemblée législative par le département de la Seine, il fut arrêté lors du coup d'État du 2 décembre 1851, et éloigné de la France, où il ne consentit à rentrer qu'après 1860.

Le général Bedeau était un homme de grande énergie et d'une grande honnêteté. Ce fut l'une des gloires les plus pures de l'armée d'Afrique.

[5] François-Ferdinand-Philippe-Louis-Marie d'Orléans, prince de Joinville, est le troisième fils du roi Louis-Philippe. Né à Neuilly en 1818, il reçut comme ses frères une éducation universitaire.

Destiné à la marine, il fit en compagnie du capitaine Hernoux un voyage sur les côtes d'Italie et de Rome, et se présenta à l'École navale de Brest dans un examen public. Reçu élève, il fut assujetti à toutes les exigences du service, devint en 1836 lieutenant de vaisseau, rallia dans le Levant l'escadre de l'amiral Hugon et débarqua en 1837 à Bône, pour aller rejoindre devant Constantine son frère le duc de Nemours. — Malheureusement, quand il arriva, la ville venait d'être prise.

En 1838, lors de la guerre entre la France et le gouvernement mexicain, il montra, à bord de. la corvette la Créole, beaucoup d'audace et d'habileté en attaquant les batteries de Saint-Jean d'Ulloa. Quelques jours après il forçait les portes de la Vera-Cruz et prenait de sa main le général Arista. Ces prouesses lui valurent la croix de la Légion d'honneur et le grade de capitaine de vaisseau.

En 1840, il reçut la mission de ramener de Sainte-Hélène les cendres de l'empereur Napoléon Ier. On se souvient que la guerre était imminente alors avec l'Angleterre ; le jeune prince annonça hautement sa résolution, dans le cas où son précieux dépôt serait attaqué, de le défendre jusqu'à la mort. — Après plusieurs croisières aux États-Unis, dans la Méditerranée, au Sénégal, il se rendit en 1843 à Rio-Janeiro, où il épousa, le 1er mai, la princesse de Bragance, sœur de l'empereur dom Pedro.

La même année, nommé contre-amiral, il assistait avec voix délibérative aux séances du conseil d'amirauté, et prit une part active aux travaux de la commission supérieure chargée de l'organisation de la marine à vapeur. Il siégeait en même temps à la chambre des pairs. Au printemps de l'année 4844, il reçut le commandement de l'escadre d'évolution qui croisait sur les côtes du Maroc. Le 7 août, en vue de la flotte anglaise et de Gibraltar, il bombardait Tanger et s'emparait de Mogador, pendant que le maréchal Bugeaud livrait la bataille d'Isly. Le Roi le lit à cette occasion vice-amiral.

Le prince de Joinville se trouvait à Alger avec son frère le duc d'Aumale, lorsque survint la fatale nouvelle de la révolution du 24 février 1848. Il remit son commandement aux autorités républicaines et s'embarqua trop docilement, hélas ! pour l'Angleterre avec son frère le duc d'Aumale, malgré les supplications de l'armée et de la population algérienne. — Il vécut dans la retraite jusqu'en 1861. Lorsque éclata aux États-Unis la guerre civile, il se rendit à New-York avec son fils le duc de Penthièvre et ses deux neveux le comte de Paris et le duc de Chartres. Il les présenta au président Lincoln. Son fils entra à l'École de marine des États-Unis, tandis que ses neveux étaient admis comme officiers dans l'armée de terre et attachés à l'état-major du général Mac-Cleltan.

En 1870, lors de nos premiers désastres, le prince de Joinville s'adressa vainement à son ancien camarade l'amiral de Genouilly, ministre de Napoléon III, pour obtenir la faveur de servir la France. — La République du 4 septembre refusa, comme l'Empire, aux nobles princes d'Orléans l'honneur de combattre les ennemis de la France, considérant leur présence sur le territoire comme un danger pour le Gouvernement. Avec son frère d'Aumale et ses neveux, il reprit le chemin de l'exil. Mais au moment de la formation de l'armée de la Loire, il tenta de nouveau de servir dans les rangs français, sous le général d'Aurelle. Couvert du pseudonyme américain de colonel Lutherod, de même que son neveu le duc de Chartres, en Normandie, sous le pseudonyme de Robert le Fort, il assista aux combats du 15e corps, en avant d'Orléans, servit dans une des batteries de la marine et ne quitta la ville qu'avec les derniers soldats. Le 21 décembre suivant, présenté au quartier général du Mans par l'amiral Jaurès, commandant le 21e corps, il demanda à suivre les opérations en conservant le plus strict incognito. Le général Chanzy l'accueillit avec empressement, sous réserve d'en référer au ministre de la guerre. Mais l'avocat Gambetta ne crut pas devoir confirmer cette décision, il fit arrêter le 13 janvier le colonel Lutherod par un commissaire de police qui le retint cinq jours à la préfecture du Mans, puis l'embarqua ensuite à Saint-Malo pour l'Angleterre. — Les départements de la Manche et de la Haute-Marne envoyèrent le prince siéger à la Chambre (février 1871). Toutefois, il ne fut admis avec son frère Mgr le duc d'Aumale que lorsque M. Thiers eut fait habilement consacrer son titre de président de la République par la plus naïve et la plus royaliste des Chambres françaises.

Le prince de Joinville, esprit très large, très patriote et fort libéral, n'a cessé, au temps même où son père était roi, de montrer une grande indépendance et d'exprimer hautement sa pensée. Il a écrit sur la marine des ouvrages fort estimés. La fille de Mgr le prince de Joinville est Mme la duchesse de Chartres.