LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE CINQUIÈME. — 1841-1844.

 

 

Bugeaud gouverneur général (février 1841). — Medeah et Milianah. — Tackdempt ; Saïda (1841). — Chélif et Ouarensènis (1842-43). — Ténès et Orléansville. — La smalah (mai 1843).

 

Lorsqu'au mois de décembre 1840, le Gouvernement rappela d'Alger le maréchal Valée, le commandement en chef de l'armée d'Afrique fut confié au général Schramm. Le comte Schramm, né en 1789, était déjà un des plus vieux soldats de l'Empire. C'était un homme de grande probité et dont les talents militaires étaient appréciés. Toutefois, l'état de la colonie exigeait un homme plus actif et plus entreprenant.

Le conseil des ministres (octobre 1840) était alors présidé par le maréchal Soult, duc de Dalmatie[1], assisté de MM. Guizot, aux Affaires étrangères, Martin du Nord, garde des Sceaux, le comte Duchâtel, à l'Intérieur, l'amiral Duperré, à la Marine, et M. Villemain, à l'Instruction publique. Les critiques ardentes et successives dont l'administration et la direction militaires du maréchal Valée étaient l'objet, avaient déterminé le Gouvernement à le remplacer par le général Bugeaud.

Il fallait au roi Louis-Philippe un certain courage, et une confiance absolue dans le général Bugeaud, pour un tel choix. Aucun homme politique, en effet, ne comptait autant d'ennemis personnels que le nouveau gouverneur. Les républicains, les légitimistes, plusieurs conservateurs même lui étaient franchement hostiles et la presse était loin de le ménager. Sa nomination excita la verve des journalistes et donna lieu aux critiques les plus acerbes. C'était, disait-on, une véritable provocation que d'avoir choisi pour gouverner nos possessions en Afrique l'homme qui avait si souvent déclaré à la tribune la nécessité de renoncer à notre conquête et était allé jusqu'à en conseiller l'abandon. En 1837, en effet, au retour de son premier voyage en Algérie, après l'expédition de la Sickack, Bugeaud n'avait pas craint, comme nous l'avons vu, de se montrer hostile à la colonisation de l'Algérie[2]. Le massif d'Alger, disait-il, n'est qu'un immense rocher entouré de broussailles incultivables ; l'olivier ne pourra croître dans ces plaines arides qu'au moyen d'irrigations, et c'est folie pure que de continuer la guerre.

Le Gouvernement n'ignorait pas l'effet que devait produire à Alger cette nomination ; aussi le ministre de la guerre prit-il soin de faire précéder l'arrivée du nouveau chef de la colonie de l'avis suivant qui fut affiché partout :

Le général Bugeaud ne tardera pas à partir pour Alger. On ne doit point inférer de sa nomination que l'occupation sera restreinte ; la campagne qui doit s'ouvrir au printemps prouvera le contraire.

M. Guizot, dans ses Mémoires, trace ainsi le portrait du général Bugeaud au moment de son départ. Nous ne saurions faire mieux apprécier l'homme de guerre qu'en reproduisant le jugement magistral du grand écrivain homme d'Etat.

Quand, le 29 décembre, le Roi, sur la demande du cabinet, nomma le général Bugeaud gouverneur général de l'Algérie, je ne me dissimulai point les conséquences de ce choix et les obligations, j'ajoute, les difficultés qu'il nous imposait. Le général Bugeaud n'était pas un officier à qui l'on pût donner telles ou telles instructions, avec la certitude qu'il bornerait son ambition à les exécuter de son mieux et à faire son chemin dans sa carrière en contentant ses chefs. C'était un homme d'un esprit original et indépendant, d'une imagination fervente et féconde, d'une volonté ardente, qui pensait par lui-même et faisait une grande place à sa propre pensée, en servant le pouvoir de qui il tenait sa mission. Ni l'éducation ni l'étude n'avaient, en la développant, réglé sa forte nature. Jeté de bonne heure dans les rudes épreuves de la vie militaire et trop tard dans les scènes compliquées de la vie politique, il s'était formé par ses seules observations et sa propre expérience, selon les instincts d'un bon sens hardi qui manquait quelquefois de mesure et de tact, jamais de justesse ou de puissance. Il avait sur toutes choses, en particulier sur la guerre et les affaires d'Algérie, ses idées à lui, ses plans, ses résolutions ; et non seulement il les poursuivait en fait, mais il les proclamait d'avance en toute occasion, à tout venant, dans ses conversations, dans ses correspondances avec une force de conviction et une verve de parole, qui allaient croissant à mesure qu'il rencontrait la contradiction et le doute.

Il s'engageait ainsi passionnément, soit envers lui-même, soit contre ceux qui n'acceptaient pas toutes ses vues, tellement plein de son ferme jugement et de sa patriotique intention qu'il ne s'apercevait pas des préventions qu'inspirait l'intempérance de son langage et ne pressentait pas les difficultés que ces prétentions sèmeraient sur ses pas quand, après avoir tant parlé, il aurait à agir.

 

Le lieutenant général Bugeaud, disait le Moniteur algérien du 23 février 1841, nommé gouverneur général de l'Algérie par ordonnance du Roi, du 29 décembre 1840, est arrivé hier à deux heures de l'après-midi par le bâtiment à vapeur de l'État le Phaéton, commandé par M. Laërdrich, lieutenant de vaisseau. On lui a rendu tous les honneurs dus à son rang. Après avoir reçu à bord la visite de l'amiral de Bougainville et de M. le général de Tarlé, chef de l'état-major général de l'armée, il est descendu à terre, où il a été reçu à l'entrée du débarcadère par M. le lieutenant général Schramm, gouverneur général par intérim, qui lui a présenté les membres du conseil d'administration de la colonie. Une foule nombreuse d'Européens et d'indigènes s'était portée sur le passage du cortège et l'accompagna jusqu'à l'hôtel du Gouvernement où a eu lieu ouvertement la réception des autorités et des divers fonctionnaires français et indigènes.

 

Le jour même de son arrivée, les deux proclamations suivantes étaient affichées sur les murs d'Alger :

Habitants de l'Algérie,

A la tribune, comme dans l'exercice de mon commandement en Afrique, j'ai fait des efforts pour détourner mon pays de s'engager dans la conquête absolue de l'Algérie. Je pensais qu'il lui faudrait une nombreuse armée et de grands sacrifices pour atteindre ce but ; que, pendant la durée de cette vaste entreprise, sa politique -pouvait en être embarrassée, sa prospérité intérieure retardée.

Ma voix n'était pas assez puissante pour arrêter un élan qui est peut-être l'ouvrage du destin. Le pays s'est engagé : je dois le suivre. J'ai accepté la grande et belle mission de l'aider à accomplir son œuvre, j'y consacre désormais tout ce que la nature m'a donné d'activité, de dévouement et de résolution.

Il faut que les Arabes soient soumis ; que le drapeau de la France soit seul debout sur cette terre d'Afrique.

Mais la guerre indispensable aujourd'hui n'est pas le but. La conquête serait stérile sans la colonisation.

Je serai donc colonisateur ardent, car j'attache moins de gloire à vaincre dans les combats qu'à fonder quelque chose d'utilement durable pour la France.

L'expérience faite dans la Mitidjah n'a que trop prouvé l'impossibilité de protéger la colonisation par fermes isolées ; et c'est à peu près la seule qui ait été tentée jusqu'ici ; elle a disparu au premier souffle de guerre. Ne recommençons pas cette épreuve avant que le temps soit venu ; la force militaire s'y affaiblirait par le fractionnement, et l'armée y périrait par les maladies, sans donner aux cultivateurs la sécurité agricole.

Commençons la colonisation par agglomérations dans des villages défensifs, en même temps commodes pour l'agriculture et assez militairement constitués et harmonisés entre eux pour donner le temps à une force centrale d'arriver à leur secours, et je me dévoue à cette œuvre.

Formons de grandes associations de colonisateurs ; mon appui, mon zèle de tous les instants, mes conseils d'agronome, mes secours militaires ne vous manqueront pas.

L'agriculture et la colonisation sont tout un. Il est utile et bon sans doute d'augmenter la population des villes et d'y créer des édifices ; mais ce n'est pas là coloniser. Il faut d'abord assurer la subsistance du peuple nouveau et de ses défenseurs que la mer sépare de la France ; il faut donc demander à la terre ce qu'elle peut donner.

La fertilisation des campagnes est au premier rang des nécessités coloniales. Les villes n'en seront pas moins l'objet de mes sollicitudes ; mais je les pousserai autant que je pourrai à porter leur industrie et leurs capitaux vers les champs ; car avec les villes seules nous n'aurions que la tête de la colonisation et point le corps ; notre situation serait précaire et intolérable à la longue pour la mère patrie.

Empressons-nous donc de fonder quelque chose de vital, de fécond ; appelez, provoquez les capitaux du dehors à se joindre aux vôtres ; nous édifierons des villages ; et quand nous pourrons dire à nos compatriotes, à nos voisins : Nous vous offrons dans des lieux salubres des établissements tout bâtis, entourés de champs fertiles et protégés d'une manière efficace contre les attaques imprévues de l'ennemi, soyez sûrs qu'il se présentera des colons pour les peupler[3].

Alors la France aura véritablement fondé une colonie et recueillera le prix des sacrifices qu'elle aura faits.

Le gouverneur général,

Signé : BUGEAUD.

 

La seconde proclamation était adressée à l'armée.

Soldats de l'armée d'Afrique,

Le Roi m'appelle à votre tête.

Un pareil honneur ne se brigue pas, mais si on l'accepte avec enthousiasme pour la gloire que promettent des hommes comme vous, la crainte de rester au-dessous de cette immense tâche modère l'orgueil de vous commander.

Vous avez souvent vaincu les Arabes, vous les vaincrez encore ; mais c'est peu de les faire fuir, il faut les soumettre.

Pour la plupart, vous êtes accoutumés aux marches pénibles, aux privations inséparables de la guerre. Vous les avez supportées avec courage et persévérance dans un pays de nomades qui, en fuyant, ne laissent rien au vainqueur.

La campagne prochaine vous appelle de nouveau à montrer à la France ces vertus guerrières dont elle s'enorgueillit. Je demanderai à votre ardeur, à votre dévouement au pays et au Roi tout ce qu'il faut pour atteindre le but, rien au delà. Je serai attentif aménager vos forces et votre santé. Les officiers de tout grade et les sous-officiers me seconderont, j'en suis sûr. Ils ne négligeront jamais ni d'épargner quelques instants de fatigue à la troupe, ni de donner les encouragements moraux que les circonstances pourraient exiger.

C'est par ces soins constants que nous conserverons nos soldats. Notre devoir, l'humanité, l'intérêt de notre gloire nous le commandent également.

Je serai toujours heureux de pouvoir signaler au Roi, non seulement les actes de courage, mais encore et sur la même ligne, les chefs qui se distingueront par les soins paternels qu'ils auront de leurs troupes, sous un climat où il faut multiplier les précautions.

Soldats ! à d'autres époques j'avais su conquérir la confiance de plusieurs des corps de l'armée d'Afrique ; j'ai l'orgueil de croire que ce sentiment sera bientôt général, parce que je suis résolu à tout faire pour la mériter. Sans la confiance dans le chef, la force morale qui est le premier élément de succès ne saurait exister.

Ayez donc confiance en moi comme la France et votre général ont confiance en vous.

Le lieutenant général,

Signé : BUGEAUD.

 

En Algérie, dans l'armée et parmi les colons, ce langage nouveau fut goûté. Ce ton de brusque franchise, ce dédain des précautions oratoires, ce mélange de pensées originales, de conseils et d'idées pratiques, se retrouve en effet dans les proclamations du général Bugeaud, comme dans les discours du député d'Excideuil.

La population européenne, qui s'accroissait dans une proportion constante, atteignait, au 21 décembre 1840, le chiffre de 28.000, dont 13.000 Français, 9.000 Espagnols, 6.000 Italiens, Maltais ou Allemands.

Le nouveau gouverneur avait sous ses ordres 78.000 hommes dont 13.500 cavaliers[4]. La grande guerre allait cesser en Afrique. Le général Bugeaud se hâta de renoncer à cette ceinture de postes isolés qui ne protégeaient rien. On allait occuper le& villes et mettre en pratique ce système qui consiste à rayonner autour de soi en partant d'une position fixe et permanente. De cette façon l'ennemi, sans cesse en alerte, maintenu à distance, se tenait forcément dans une défensive fatigante et ruineuse qui devait l'appauvrir chaque jour.

L'éternelle gloire du général Bugeaud sera d'avoir compris que nous n'avions pas en face de nous une véritable armée, mais la population elle-même, et qu'il fallait, par conséquent, pour se maintenir dans un tel pays, que nos troupes y restassent presque aussi nombreuses en temps de paix qu'en temps de guerre. Il découvrit en même temps que les populations qui repoussaient notre domination n'étaient pas nomades comme on l'avait cru longtemps, mais seulement beaucoup plus mobiles que celles d'Europe. Chaque tribu, en effet, avait son territoire limité d'où elle ne s'éloignait pas sans peine, pour faire paître les troupeaux et où elle était toujours obligée de revenir. Si on ne pouvait occuper les maisons des habitants, on pouvait s'emparer des récoltes, prendre les troupeaux et arrêter les personnes, les femmes et les enfants.

Dès lors les nouvelles conditions de la guerre d'Afrique apparurent au général Bugeaud. Il ne s'agissait plus, comme en Europe, de rassembler de grandes armées destinées à s'ébranler contre des masses semblables, mais de couvrir le pays de petits corps légers qui pussent atteindre les populations à la course, ou qui, placés près de leur territoire, les puissent surveiller et les forcer d'y rester et d'y vivre en paix. Les principes de guerre inaugurés par lui à la Sickack en 1836 allaient être mis en pratique. On allait renoncer à tout ce qui encombre la marche des soldats en Europe et supprimer presque entièrement le canon. A la voiture on allait substituer le chameau et le mulet. Des postes-magasins placés de loin en loin permirent de n'emporter avec soi que peu ou point de vivres. Les officiers apprirent l'arabe, étudièrent le pays et guidèrent leurs colonnes sans hésitation. Comme la rapidité faisait bien plus que le nombre, on ne composa les colonnes elles-mêmes que de soldats choisis et déjà faits à la fatigue. On devait obtenir ainsi une rapidité de mouvement presque incroyable. Si aujourd'hui nos troupiers, aussi mobiles que l'Arabe armé, vont plus vite que la tribu en marche, c'est au maréchal Bugeaud que nous le devons.

Tandis qu'à Paris, aux Chambres, dans la presse, on discutait avec passion sur les différents modes d'occupation de la Régence, et sur les défauts de caractère du député d'Excideuil, le nouveau gouverneur général s'apprêtait à faire la guerre en homme qui la comprend. Frapper l'ennemi dans ses bases d'opérations et dans ses points d'appui politiques, atteindre les populations hostiles dans leurs intérêts matériels, c'est-à-dire poursuivre Abdel-Kader à outrance et opérer dans les tribus de fréquentes razzias, telle fut sa conception, et ce fut en l'appliquant qu'il démolit pièce à pièce l'édifice de l'Émir.

Dès ses débuts, ainsi que nous le verrons dans les pages suivantes, le général Bugeaud inaugure un nouveau système, une tactique nouvelle. Jusqu'alors nos troupes, immobilisées dans des blockhaus, des redoutes, des camps retranchés, étaient décimées par la maladie, les privations, et rendaient peu de services. Pour assurer la sécurité du pays, le gouverneur général avait un plan politique plus simple et plus efficace ; c'était d'abord de forcer les tribus arabes, une fois soumises, à reconnaître des chefs pris dans leur sein, lesquels répondaient de la tranquillité du territoire. Un des mérites du général Bugeaud fut d'avoir un système précis, un plan raisonné. En effet, dès qu'il eut prouvé par des succès que sa méthode était bonne, sa présence personnelle fut moins nécessaire. Il lui fut loisible de charger ses généraux et même des officiers d'un rang moins élevé d'agir sur une portion plus ou moins étendue du territoire africain, d'après les exemples et les instructions catégoriques donnés par lui.

Les colonnes mobiles ou expéditionnaires comprenaient habituellement trois ou quatre bataillons d'infanterie, deux escadrons de cavalerie, deux obusiers de montagne et un convoi de bêtes de somme. Ces cavaliers, montés sur des chevaux du pays, avaient un harnachement aussi simplifié que possible, un vêtement léger, et ne portaient rien au delà du strict nécessaire. Les indigènes à notre solde, les contingents d'Arabes soumis nous fournissaient en outre des cavaliers excellents pour les reconnaissances, les renseignements à prendre, l'escorte et la conduite des convois. — Ces cavaliers jouaient alors le rôle que les uhlans, de lugubre mémoire, ont joué pendant la désastreuse invasion prussienne, en 1870-1871.

Ce fut l'infanterie surtout qui fut modifiée par le général Bugeaud. Le sac de campagne que portait autrefois le fantassin lui fut donné décousu, c'est-à-dire sous la forme d'un simple morceau de toile. Arrivés au bivouac, trois ou quatre camarades réunissaient chacun leur fragment, en fabriquaient une tente à l'aide de ficelles et de bâtons de support. En expédition, le soldat ne portait plus d'habit ou de chaussures de rechange, seulement ses vivres, ses munitions et ses armes. La viande sur pied accompagnait la colonne. Les bagages suivaient ou restaient en réserve. Les soldats durent avoir des vêtements larges, la plupart du temps flottants sur la poitrine ; le col fut supprimé et remplacé par la cravate de cotonnade. Le képi léger et mou devint la coiffure générale.

L'ordre de marche des colonnes était presque toujours ainsi réglé : la cavalerie, le gros de l'infanterie, l'artillerie, l'ambulance, le convoi, le troupeau et une solide arrière-garde. On campait en carré, l'infanterie sur les quatre faces, la cavalerie, l'artillerie, l'état-major et tous les bagages au centre en dedans de l'infanterie. La nuit, des grand'gardes de surveillance étaient établies en avant des faces du carré. On partait, suivant la saison, de trois à six heures du matin ; toutes les heures il y avait une halte de vingt minutes pour la tête de la colonne, qui ne repartait que quand l'arrière-garde avait rejoint.

Arrivés à la moitié de la journée de marche, on faisait une grande halte d'une heure environ que l'on appelait le café, parce que c'était la seule préparation que les troupiers eussent le temps de mener à bien. Dans les journées de marche ordinaire on s'arrêtait au bivouac à deux ou trois heures de l'après-midi, on abattait de suite la viande et le soldat faisait cuire pour le soir la soupe et le bœuf. — Le matin, avant le départ, il prenait le riz.

Lorsque, pendant la marche, il était nécessaire de pousser rapidement une pointe, il arrivait quelquefois que le commandant de la colonne, après avoir laissé dans une bonne position tous les bagages et le convoi, sous la garde d'un ou deux bataillons, partait avec la cavalerie et le restant de l'infanterie, auquel il avait fait déposer les sacs au même endroit que les bagages. Le fantassin, qui n'avait plus à porter que son fusil, sa giberne et des paquets de cartouches dans la tente roulée en bandoulière, partait allègre et plein d'ardeur, entonnant une chanson de bivouac.

Tous ces détails de l'équipement du soldat, les mille soins qu'exige une marche en campagne, aussi bien que les innovations importées dans notre façon de combattre les Arabes et d'occuper le pays, absorbèrent entièrement le nouveau chef de la colonie. Jusqu'alors, il faut bien le dire, les gouverneurs qui s'étaient succédé en Algérie, tout étant animés d'excellentes intentions, étaient loin de posséder ce patriotisme ardent, ce dévouement entier, absolu, à leur œuvre, à leur tâche, dont le général Bugeaud donna le rare exemple.

Toutefois si les prédécesseurs du général Bugeaud n'avaient point possédé ces hautes qualités si nécessaires pour administrer et gouverner les hommes, il est juste de dire que lorsqu'il arriva en Afrique, au mois de février 1841, le nouveau gouverneur eut la fortune de trouver autour de lui, et en sous-ordre, une réunion d'officiers et de jeunes chefs de corps qui, chacun dans leur sphère, avec des aptitudes et des caractères différents, étaient déjà des soldats remarquables et devaient presque tous devenir d'illustres généraux. Changarnier, Lamoricière, Bedeau, Cavaignac, Pelissier[5], Saint-Arnaud, Moriss, Yusuff, Tartas, et tant d'autres formaient, dans des grades secondaires, les cadres de cette vaillante armée d'Afrique qui restera à jamais la gloire et l'honneur de la France et de la monarchie de 1830.

Nous avons vu plus haut quel rôle avait rempli le prince royal de France dans l'histoire des premières années de notre conquête. Au moment où le général Bugeaud prit possession du commandement en chef de l'armée, deux fils du Roi allaient le seconder dans sa tâche, et, en combattant sous ses ordres, donner à tous de magnifiques exemples de' respect à la discipline, de courage et d'abnégation.

Mgr le duc d'Aumale[6], le troisième fils du roi Louis-Philippe, était déjà, malgré son âge, un ancien Africain. Il avait en effet accompagné son frère aîné dans ses dernières campagnes de 1840.

De retour en France, à la fin de l'année 1840, il ne tarda pas à repartir pour l'Afrique avec l'emploi de son grade, dans le 248 de ligne.

Il se trouvait donc pour la première fois, en 1841, sous les ordres du général Bugeaud. Le duc d'Aumale avait alors dix-neuf ans. Dans la lettre qu'on va lire, fraîche, alerte, toute pleine d'entrain, on croit entendre une fanfare de clairon, éclatant sous l'ardeur guerrière et juvénile du colonel d'Orléans. La réponse du général Bugeaud est sur le même ton. On sent déjà dans cette lettre familière et gaie l'attachement profond que le vieux général devait vouer au duc d'Aumale, qu'il chérissait et estimait entre tous et ne cessa jamais d'appeler son petit prince.

Paris, le 25 février 181.

Mon Général,

Le Roi m'ayant désigné pour remplir un emploi de mon grade vacant au 248 régiment de ligne, d'ici à peu de jours je vais me rendre en Afrique pour rejoindre mon corps, et j'y resterai longtemps, je l'espère. J'ai tenu à vous dire moi-même et le plus tôt possible combien j'étais heureux et fier de servir sous les ordres d'un chef aussi distingué que vous, et que je ferai de mon mieux pour mériter votre estime, pour justifier l'honneur qui m'est fait. Je vous prierai, mon Général, de ne m'épargner ni fatigues ni quoi que ce soit. Je suis jeune et robuste, et, en vrai cadet de Gascogne, il faut que je gagne mes éperons. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas oublier le régiment du duc d'Aumale quand il y aura des coups à recevoir et à donner.

Agréez, mon Général, l'assurance de mon respect.

Votre affectionné,

HENRI D'ORLÉANS.

 

Le général Bugeaud répondit à Mgr le duc d'Aumale :

Alger, le 6 mars 1841.

Mon Prince,

Vraiment le Roi me gâte cette année ! Ce n'était point assez de m'avoir donné une mission d'autant plus honorable qu'elle est plus difficile, Sa Majesté veut encore me confier deux des Fils de France ! C'est trop d'honneur à la fois. Mais si j'en suis confus, je n'en suis pas alarmé. Je ne redoute point la responsabilité que m'imposent de si grandes marques de confiance. Ma tâche est d'ailleurs allégée par la présence de deux princes ; elle augmentera l'émulation déjà si remarquable de l'armée d'Afrique ; c'est là un gage de succès.

Vous ne voulez pas être ménagé, mon Prince ? Je n'en eus jamais la pensée. Je vous ferai votre juste part de fatigues et de dangers ; vous saurez faire vous-même votre part de gloire.

Agréez, etc.

Général BUGEAUD.

 

A peine arrivé à Alger, le gouverneur général se prépara à entrer en campagne. Il mit en effet fort peu de temps à s'installer et à prendre possession de son gouvernement. Dès le surlendemain de son débarquement, il allait visiter la banlieue immédiate de sa nouvelle capitale. En traversant les terres incultes de Dely-Ibrahim et de Douera, il descendit de cheval pour adresser quelques conseils aux habitants et il les engagea notamment à ne pas abandonner leurs terres, que la terreur des pillards et des maraudeurs leur avait fait délaisser.

Dans ces nouveaux centres algériens, la triste industrie des cabaretiers, vulgairement désignés en Algérie sous le nom de marchands de goutte, était seule prospère. Cette industrie résultant du passage ou de la réunion des troupes, absorbait les petits capitaux de nos rares colons et faisait déserter les champs. Dans sa course à Blidah, le gouverneur remarqua une superficie de 2.000 mètres de terrain fertile, entouré d'un fossé, système Rogniat. Il fit tracer à la hâte des chemins et désigna l'emplacement d'un village, en formant des lots de dix hectares à adjuger aux premiers colons qui se présenteraient. Ces soucis, ces préoccupations de la première heure, ne semblaient-ils pas indiquer que le nouveau gouverneur, sans négliger les graves devoirs militaires, avait compris que sa mission ne se bornait pas à conquérir de nouveaux territoires, mais aussi à conserver, à fertiliser et à coloniser ceux que nous possédions ?

Après avoir visité, comme nous l'avons dit, en courant, les positions d'Alger à Blidah, il s'embarqua au commencement de mars pour la province de Constantine, laissant au général Baraguey d’Hilliers, qui prenait le commandement en son absence, l'ordre de faire abandonner et détruire le camp du Fondouk et celui de Mahelma. — Mais cette absence fut de courte durée. Arrivé dans la province par Bône, il en sortit par Philippeville, Djidjelly et Bougie, en prenant soin de faire évacuer tous les établissements militaires sauf Ghelma et Sétif, Abdel-Kader pouvant transporter de ce côté le théâtre de la guerre[7].

Rentré à Alger le 18 mars, le gouverneur rendait un arrêté qui déclarait en état de guerre tous les points de l'Algérie occupés par nos troupes. Cette mesure, nécessitée impérieusement par l'état des choses, mettait partout la milice africaine sous les ordres de l'autorité militaire, à laquelle elle subordonnait l'autorité civile pour toutes les mesures de police.

Il fallut avant tout songer à ravitailler Medeah et Milianah. C'était le début de cette série d'expéditions contre Abdel-Kader qui devaient, après les combats du 29 avril et du 3 mai, aller chercher beaucoup plus loin notre redoutable adversaire, jusqu'au centre de la province d'Oran.

Il n'est pas un acte, une parole, une ligne de Bugeaud qui ne porte l'empreinte de son caractère, de son tempérament, de son esprit pratique et hardi.

Dès le 6 mars 1841, à la veille de son excursion dans l'Est, et en prévision de l'ouverture de la campagne, le gouverneur général avait pris des arrêtés : 1° pour interdire le commerce avec toutes les tribus n'ayant pas fait la paix avec la France ; 2° pour déclarer qu'on ne recevrait pas la soumission de familles isolées mais seulement celles de chefs de tribus ; 3° pour prescrire aux Arabes circulant dans la zone pacifiée le port obligatoire et ostensible d'une médaille hexagonale en fer-blanc portant les mots en langue française et arabe : Arabe soumis.

Le 23 mars, un arrêté interdit aux colons la chasse aux armes à feu dans toutes les circonscriptions, celle de Bône exceptée, afin ne pas donner aux troupes de fausses alertes.

Son premier voyage dans l'Est avait duré douze jours. Il avait donné le commandement de Constantine au général Négrier, celui de Philippeville au général Lafontaine. — Le nouveau gouverneur avait ainsi visité Bône, Ghelma, Constantine, Philippeville et Bougie. C'est au retour de cette excursion rapide qu'il organisa des milices indigènes à Djidjelly, à Medeah et à Coleah.

Parti d'Alger le 30 mars, à la tête de sa colonne d'expédition et du convoi de ravitaillement, le gouverneur général rendait compte douze jours après des résultats de sa première campagne[8].

Rentré à son quartier général à Alger, le gouverneur annonçait (le 10 avril 1841) à l'armée l'arrivée de S. A. R. le duc de Nemours[9], désigné pour commander la 1re division de l'armée dans la province d'Alger. Dès que fut signalée l'arrivée en rade du vapeur de l'État le Grondeur, le général Bugeaud, accompagné de Mgr le duc d'Aumale, alla recevoir au débarcadère le second fils du Roi.

La première expédition avait permis de porter quatre cent mille rations à Medeah. Il fallait s'occuper, d'urgence, de Milianah. Dès le 22 avril, le général en chef recevait à Blidah les troupes que les pluies empêchèrent de se mettre en marche avant le 26. Il y eut deux divisions : la première sous les ordres du duc de Nemours, nouvellement débarqué ; la seconde, sous les ordres du général Baraguey d’Hilliers.

Du 27 avril au 1er mai, l'armée franchit le col du Gontas, et le 2 et le 3 mai l'on descendit dans la plaine du Chéliff, à Aïn Sultan. On était sous Milianah. La garnison, formée du 47e léger, grâce à un plan ingénieux du général en chef, fit une sortie qui, combinée avec une manœuvre de cavalerie, réussit, bien que le succès ne fût pas complet, à tuer quatre cents Arabes. Un coup de canon, tiré de la place pour annoncer la sortie, avait éveillé l'attention des Kabyles, et nos troupes impatientes avaient montré un peu trop d'ardeur.

Abordés par les gendarmes d'abord, puis par le 1er et enfin par le 4e régiment de chasseurs, les Arabes furent mis en déroute et poursuivis l'épée aux reins pendant une heure et demie : cent trente-quatre cavaliers rouges restèrent sur le terrain. Dans cette poursuite on prit huit cent cinquante moutons, quatre cents bœufs, dix-neuf hommes et quatre-vingt-deux femmes.

Alors s'engagea une deuxième et troisième affaire que le général en chef expose comme il suit :

Je ramenais la cavalerie avec les prises vers la colonne restée stationnaire lorsque nous aperçûmes du côte d'El-Kantara (pont du Chélif) une grosse masse de chevaux arrivant rapidement au secours des populations. Craignant pour ma cavalerie très fatiguée et mise en désordre par la conduite du troupeau, je courus prendre trois bataillons que je portai rapidement sur le flanc gauche de l'ennemi. Le duc de Nemours dirigea fort à propos ses bataillons de manière à les mettre en contact avec moi. Miloud Bel Arrach avec toute sa cavalerie de l'Ouest craignit d'être acculé au pied des montagnes très escarpées ; prit le galop et s'écoula par le haut de la vallée ; l'absence d'eau sur ce chemin m'empêcha de le poursuivre.

Je revenais de nouveau près de nos bagages, quand tout à coup apparut de l'autre côté du fleuve un troisième corps de 3.000 chevaux aux ordres de Berkani, bey de Medeah. Il y avait un gué entre lui et moi. Je le passai rapidement ; mais Berkani, au lieu de me charger tandis que je passais le gué, s'enfuit lâchement.

Cette journée, commencée par un combat brillant, a donc été intéressante encore par cette circonstance que trois gros corps de cavalerie, formant entre eux un triangle au milieu duquel je me trouvais, ont été mis en fuite par environ 1.000 chevaux que soutenaient quelques bataillons d'infanterie

 

Telle fut cette série de combats sous Milianah, dont plus tard le maréchal se glorifiait volontiers et dont il plaçait les manœuvres au-dessus de celles de la bataille d'Isly.

Le général cite à l'ordre du jour, comme après le ravitaillement de Medeah, nombre de ses officiers dont plusieurs sont devenus les héros d'Afrique, de Crimée et d'Italie : le capitaine Vergé ; le général Changarnier ; le colonel Gentil ; le lieutenant-colonel duc d'Aumale ; le lieutenant Ducrot, qui a tué deux Arabes ; le capitaine d'Adelsward, aide de camp du général Baraguey d'Hilliers, qui a tué aussi deux Arabes ; le colonel d'Arbouville, le lieutenant-colonel Cavaignac, les commandants Leflô et Saint-Arnaud[10], le colonel Korte, le lieutenant-colonel Tartas, le lieutenant Valabrègue, le capitaine d'Allonville, le maréchal des logis Marguerite et l'interprète Roches.

A la veille de la bataille de Milianah, les Arabes, voulant sans doute montrer que le ravitaillement de Medeah ne les avait point intimidés, prenaient l'offensive tout près d'Alger, en arrière des corps expéditionnaires, en attaquant Koleah.

Sidi-Mohammed ben Allai Embarek, bey de Milianah, se heurta infructueusement à l'énergie du commandant Pœrio. Mais, se détournant vers Staouëli, il y enleva le troupeau de l'administration et ne nous tua pas moins de quarante hommes, ainsi que leur chef, le capitaine Muller, de la légion étrangère.

Moins de vingt jours après, le 19 mai, dans une entrevue avec Mgr Dupuch, évêque d'Alger, le même personnage musulman remettait cent vingt-huit prisonniers chrétiens, parmi lesquels le sous-intendant militaire Massot, enlevé avec sa famille, sous le maréchal Valée, près de Douera, aux portes d'Alger même !

Bien que les négociations eussent été entamées par le vénérable évêque avant le départ du maréchal Valée, il est permis de croire que la vigueur des premières attaques du général Bugeaud ne fut pas étrangère à cet acte d'humanité fait au nom d'Abdel-Kader et par l'un de ses parents, au lendemain même de l'attaque de Coleah et de Staouëli.

Le lendemain du jour où le gouverneur général envoyait à Paris son important rapport sur la campagne du Chélif, il laissait au général Baraguey d’Hilliers le commandement de la province d'Alger et s'embarquait pour l'Ouest.

A son arrivée à Mostaganem, le 15 mai, il trouva les troupes que Lamoricière lui amenait d'Oran. Le 18 commençait la campagne de Tackdempt : quinze jours après, l'armée rentrait à Mostaganem son point de départ.

Pendant que s'écroulaient les murs de la forteresse de Tackdempt, Abdel-Kader, des montagnes voisines, contemplait cette œuvre de destruction à laquelle il était du reste d'avance résigné. Mais avant de posséder le sol arabe, les Français devaient lutter pas à pas, et se tenir jour et nuit sur leurs gardes, sans paix ni trêve.

La petite armée du général Bugeaud, arrivée à Mascara le 30 mai, y laissa trois bataillons sous les ordres du colonel Tempoure, en même temps qu'un approvisionnement de cinquante jours. Quant au reste du corps expéditionnaire, il prit, le 1er juin, la direction de Mostaganem, non sans être vivement inquiété, comme le signale le gouverneur dans son rapport, sur l'arrière-garde commandée par le général Levasseur.

Le 3 juin, l'armée arrivait à Mostaganem, où Mgr le duc de Nemours s'embarqua pour rentrer en France. Le général Bugeaud était revenu dans cette place pour y prendre le matériel nécessaire à la garnison de Mascara. Les transports considérables arrivèrent à Mascara le 10 juin, avec l'armée. C'est alors que pour ravitailler cette place et augmenter ses approvisionnements, le sage gouverneur pensa qu'au lieu de brûler les moissons de la plaine fertile d'Ehgris, il était plus logique et plus simple de les récolter. Pendant plus de quinze jours, nos soldats, la faucille d'une main et le fusil de l'autre, parcoururent les parties les plus accessibles du territoire des Hachem-Ehgris. Le colonel Tempoure, malade, fut remplacé à Mascara par le lieutenant-colonel Gery et l'armée rentra à Mostaganem le 27.

En même temps, un ordre du jour, daté du quartier général de Mostaganem, 5 juin 1841, annonçait en ces termes le départ du duc de Nemours :

ORDRE DE LA COLONNE EXPÉDITIONNAIRE.

S. A. R. Mgr le duc de Nemours rentre en France après avoir partagé, durant ces expéditions, la fatigue et la gloire de nos soldats. L'armée avait appris à connaître le Prince à Constantine : son nouveau séjour dans les rangs n'a pu que resserrer les liens qui l'unissaient à elle.

Son souvenir vivra dans les trois provinces, car il a fait les guerres avec les trois grandes divisions de cette armée, dont le Prince a su apprécier le courage et la constance. L'armée vivra aussi dans son cœur ; il dira au Roi combien elle a mérité et peut mériter encore l'estime de la patrie, ce qui est le mobile de ses actions.

M. le général de Lamoricière reprend, sous mes ordres, le commandement général de la colonne expéditionnaire.

Le gouverneur général,

Signé : BUGEAUD.

Pour copie conforme,

Le lieutenant-colonel chef d'état-major général,

Signé : A. PELISSIER.

 

Le fils du Roi rentra en France. C'était la dernière fois qu'il touchait le sol d'Afrique. La mort de son frère aîné devait désormais le retenir, auprès du Roi, dans la mère patrie.

Telle fut la première campagne dans la province d'Oran. Mais cette province n'était que la moitié du royaume de l'Émir.

 

Abdel-Kader avait réuni toutes les ressources de la province de Titery à Boghar et à Thaza. Le général Bugeaud ayant annoncé son intention de ruiner ces forteresses réputées imprenables, la stupeur parmi les indigènes fut immense. Voici la lettre curieuse à plus d'un titre que leurs cheiks principaux adressèrent à Alger, au gouverneur général, représentant du sultan de France.

Quel est donc cet esprit qui peut pousser la France, qui se dit nation si puissante et si forte, à venir guerroyer chez nous ? N'a-t-elle pas assez de son territoire ? Quel tort nous fera ce qu'elle nous prendra, comparé à ce qui nous reste ? Elle marchera en avant, nous nous retirerons, mais elle sera forcée de se retirer et nous reviendrons.

Et toi, gouverneur d'Alger, quel mal nous fais-tu ? Dans les combats, tu perds autant de monde que nous. Les maladies déciment chaque année tes armées. Quelle compensation iras-tu offrir à ton Roi, à ton pays, pour tes pertes immenses en hommes et en argent ? Un peu de terre et les pierres de Mascara ! Tu brûles, tu détruis nos moissons, tu coupes nos orges et nos blés et pilles nos silos. Mais qu'est-ce que la plaine d'Ehgris, dont tu n'as pas dévasté un vingtième, quand il nous reste les moissons de ... (citation de trente noms de contrée), et outre cela la moisson du Maroc même ? Le mal que tu as cru nous faire, c'est un verre d'eau tiré de la mer. Nous nous battrons quand nous le jugerons convenable ; tu sais que nous ne sommes pas des lâches. Nous opposer à toutes les forces que tu promènes derrière toi serait folie ; mais nous les fatiguerons, nous les harcèlerons, nous les détruirons en détail ; notre climat fera le reste. Envoie un homme contre un homme, dix contre dix, cent contre cent, mille contre mille, et tu verras si nous reculerons. Vois-tu la vague se soulever quand l'oiseau l'effleure de son aile ? C'est l'image de ton passage en Afrique...

 

Préoccupé de l'importance d'avoir dans la main de l'administration les indigènes soumis, le gouverneur général rétablissait en août la direction des affaires arabes et la confiait au chef d'escadrons Daumas, qui fut, on le sait, un de ses précieux collaborateurs, de plume comme d'épée. C'est à la même époque que le général Bugeaud, distinguant le mérite du capitaine d'état-major d'Allonville, lui confiait le commandement supérieur de toutes les troupes indigènes irrégulières de la province d'Alger (arrêté du 16 août 1841).

Tandis que, les 22 et 23 septembre, Lamoricière opérait à Mascara un ravitaillement rapide, le gouverneur général, opérant sur la Mina, affluent du Chélif inférieur, faisait, en vue d'Abdel-Kader en personne, une razzia de 2.200 bœufs et 3.700 moutons. Ce fut le combat de Sidi-Yahia, qui coûta, en outre, à l'ennemi, un grand nombre de chevaux et mulets, deux cents hommes tués et trois cent vingt-quatre prisonniers.

Au sud de Mascara, à dix-huit lieues de la ville, Abdel-Kader avait fondé la forteresse de Saïda, sur une petite chaîne de montagne, à la lisière méridionale de la chaîne d'Ehgris.

Pendant que les généraux Lamoricière et Levasseur se dirigeaient encore une fois sur Mascara avec un fort convoi de ravitaillement, Bugeaud, à la tête d'une seconde colonne qu'il avait qualifiée, on ne sait trop pourquoi, du nom assez bizarre de colonne politique, se mettait à la poursuite de l'Émir.

Il rallia ses deux lieutenants dans la nuit du 6 au 7 octobre. Le 8, il y eut un combat assez animé dans lequel nous comptâmes dix tués et seize blessés.

Quelques jours après (16 octobre) l'armée allait détruire la Guetna de Sidi-Mahi-Eddin, où se trouvait la maison paternelle de l'Émir. Cette Guetna était une sorte de couvent, de séminaire, d'université, un lieu d'études et de prières dans lequel Abdel-Kader avait été élevé. La veille encore, Saïd, le frère aîné de l'Emir, était sur les lieux. Une trentaine d'habitations, et quantité de meules de paille furent brûlées ; le grain fut transporté avec soin à Mascara, où l'armée rentra le lendemain.

Deux jours après, le 19, sans laisser de répit aux troupes, le général Bugeaud quittait Mascara pour se diriger vers Saïda. Abdel-Kader avait construit cette petite forteresse sur les ruines d'une ville romaine : elle était formée d'une enceinte garnie de tours, et adossée à des rochers escarpés.

De même que Tackdempt, quelques mois auparavant, on trouva Saïda évacuée. L'ennemi y avait mis le feu la veille, et enlevé à l'aide d'un millier de chameaux tout ce qui était transportable, notamment quelques canons en fort bon état. L'armée française détruisit un moulin que faisait tourner le petit cours d'eau de l'Oued-bou-Telleugr. On n'eut pas le temps de raser l'enceinte. On y fit seulement de larges brèches aussi rapprochées que l'on put.

Après quelques battues dans la montagne où l'ennemi ne se laissa aborder que dans un petit combat de cavalerie livré le 26 octobre, le gouverneur général rentra à Mostaganem le 5 novembre et à Alger le 10. En partant, il laissa Lamoricière à Mascara, Bedeau à Mostaganem et Tempoure à Oran avec le commandement de la division.

L'ordre du jour qui clôt cette campagne est, suivant les goûts favoris du général Bugeaud, moitié militaire moitié agricole.

Rentré à Alger, le gouverneur général s'occupa un peu de l'enceinte continue et beaucoup de ses projets de colonisation militaire qu'il tenta pour la première fois d'amener à une solution pratique. Il fit une circulaire pour offrir des terres à tous les soldats libérables, s'ils voulaient demeurer en Algérie comme colons.

Voulant, sans doute, user de son influence personnelle pour cet objet auquel il attachait tant d'importance, il passa, quelques jours après, la revue de huit cents soldats libérables qu'il fit ranger en cercle autour de lui, et auxquels il adressa, notamment, les paroles suivantes :

Vous avez noblement payé votre dette à la patrie ; il est juste que vous rentriez dans le repos et la vie de famille après tant de fatigues et de dangers. Ce sont ces titres incontestables qui m'ont fait vous réunir ici pour vous répéter ce que je vous ai dit dans ma circulaire du 14 décembre. Oui, soldats, c'est parce que j'apprécie vos services que je veux vous donner la préférence pour l'occupation des villages que nous construisons. Vous connaissez tous les lieux où ils sont situés. Le sol y est fertile et sain, le site agréable ; ses abords faciles ; tout leur présage une grande prospérité. Il y a une immense différence entre cultiver les champs d'autrui et son propre domaine. Ici personne ne viendra prendre une part dans le produit de vos travaux. Tout sera bien à vous et, pendant plusieurs années, vous ne paierez pas d'impôt.

Croyez donc les conseils de votre général qui s'honore aussi du titre de votre ami. Des officiers vont passer dans vos rangs pour prendre les noms de ceux qui acceptent...

Enfin, soldats, j'accorderai des congés à ceux qui voudront visiter leurs parents, et je les exhorterai à se marier avant de revenir. Je leur dirai aussi : Amenez votre père et votre mère, vos frères et vos sœurs ; la terre est généreuse, et je vous en distribuerai assez pour que la famille puisse vivre largement !

 

Les soldats ayant été formés en bataille, les officiers se partagèrent la tâche d'interroger chaque homme séparément.

Le succès ne fut pas concluant ; soixante-trois hommes seulement sur huit cents demandèrent à rester. Le Moniteur algérien, pour pallier l'échec relatif du gouverneur, estime que presque tous étaient ébranlés, incertains ; beaucoup ont dit qu'ils voulaient consulter leurs parents et que probablement ils reviendraient.

Le lendemain, le gouverneur général, accompagné du directeur de l'Intérieur, de trois généraux et d'un nombreux état-major, se rendit à la colonie de l'Harrach pour inaugurer ce qu'il appelait la fête du labourage. Grand nombre de dames, à la suite de Mme Bugeaud, et beaucoup de notables s'étaient joints au cortège champêtre. Soixante charrues étaient réunies en avant de la Maison-Carrée. Le gouverneur général mit pied à terre et traça lui-même un sillon pour montrer aux Arabes, dit la feuille officielle, qu'il n'en était pas à son coup d'essai.

L'année 1841 avait vu tomber Tackdempt et Saïda, Boghar et Thaza. La main du gouverneur général, qui avait abattu les forteresses et la maison paternelle d'Abdel-Kader et poursuivi l'Émir l'épée dans les reins dans les gorges de l'Atlas, venait, pour terminer, de diriger elle-même une charrue sur les rives de l'Harrach.

C'était une année bien remplie. Le Roi le constata en insérant dans le discours du trône prononcé le 27 décembre 1841 les paroles suivantes :

Nos braves soldats poursuivent, sur cette terre désormais et pour toujours française, le cours de ces nobles travaux auxquels je suis heureux que mes fils aient eu l'honneur de s'associer. La France portera dans l'Algérie sa civilisation à la suite de sa gloire.

Le 14 juin 1830, les troupes du roi Charles X, sous la conduite du général Bourmont, avaient débarqué à Sidi-Feruch et pris possession de la terre d'Afrique en y plantant le drapeau français. Ce fut seulement douze ans après, le 1er janvier 1842, que l'Algérie conquise put véritablement être appelée terre française, et c'était au général Bugeaud que la France le devait. La véritable année de la conquête de l'Algérie est l'année 1841.

Le général Bugeaud, en partant pour la province d'Oran, remettait le 10 janvier 1842 la direction supérieure de l'administration au lieutenant général comte de Rumigny, aide de camp du Roi, envoyé quelques semaines auparavant pour prendre le commandement de la province d'Alger, en attendant, disait-on, l'intérim de gouverneur général.

Le bruit se répandit alors, en France et en Algérie, que le général de Rumigny, familier du roi Louis-Philippe, était destiné au gouvernement général de l'Algérie en remplacement du général Bugeaud dont le départ serait devenu définitif. On vit, à ce moment, se produire un phénomène singulier : ce fut l'opposition de la presse et celle du parlement, adversaires irréconciliables de Bugeaud, un an auparavant, faisant subitement campagne, avec la violence du temps, contre cette substitution présumée d'un favori de la cour à l'homme considéré par tous, après sa campagne dé 1841, comme le conquérant et le pacificateur de l'Algérie.

Le roi Louis-Philippe était d'ailleurs trop patriote, trop sage, pour penser différemment. Il ne pouvait que s'applaudir d'un mouvement d'opinion en faveur d'un homme qu'il estimait profondément et il sacrifia volontiers son aide de camp, si tant est qu'il eût sérieusement songé à en faire un gouverneur général.

Aussitôt la remise du service faite au général de Rumigny, le général Bugeaud s'embarqua sur le Cocyte pour se rendre à Oran et y organiser une campagne d'hiver. Il s'agissait d'enlever à Abdel-Kader Tlemcen, la seule ville qui lui restât, l'ancienne capitale arabe de la Mauritanie, et dont l'abandon par Bugeaud lui-même au traité de la Tafna avait fait l'objet de si vives critiques.

Tout ce terrain cédé, nous le reprendrons dès que vous le voudrez, avait dit Bugeaud du haut de la tribune à ses collègues de la Chambre. Il tenait donc à la reprise de Tlemcen, dont la cession lui avait été tant reprochée. Parti d'Alger le 12 janvier, il datait dans le courant du mois de février de Tlemcen une série d'arrêtés et d'ordres généraux.

A Oran, Bugeaud prit en personne la conduite des troupes du colonel Tempoure. Il emmenait avec lui le vieux 'général indigène Mustapha ben Ismaël.

La colonne réunie spontanément à Oran vers la fin de janvier a opéré pendant la saison la plus pénible de l'année. Elle n'a été arrêtée ni par les rivières torrentueuses ni par les neiges couvrant les montagnes. Elle a obtenu dans cette campagne de vingt-cinq jours la soumission de toutes les tribus qui s'étendent de l'Habra aux frontières du Maroc. L'occupation de Tlemcen en a été la suite.

 

L'infatigable Bugeaud ne s'arrêta pas à Tlemcen malgré la rigueur de la saison. Pour compléter la soumission de l'Ouest, il poussa jusqu'à Sebdou, forteresse de l'Émir située à treize lieues au sud-ouest de Tlemcen. Le fort fut détruit le 9 février : on y trouva un approvisionnement de fer et de plomb, et sept pièces de canon en bronze dont deux fondues à Tlemcen.

Le gouverneur général rentra le 23 février 1842 à Alger, après cinq semaines d'absence seulement.

L'impulsion vigoureuse donnée par lui à ses lieutenants ne se ralentissait jamais. On savait le gouverneur à Alger, ayant à ses ordres un bateau à vapeur chauffé en rade prêt à se rendre en vingt-quatre heures sur celui de ses postes qui serait soit menacé, soit simplement inactif[11].

Aussi, quoique l'armée fût réputée au repos, après cette longue campagne de cinquante-trois jours faite en automne, suivie presque immédiatement, dans une saison si inusitée, à travers les neiges de l'Atlas et les torrents débordés, d'une campagne d'hiver, les razzias se multipliaient-elles de toutes parts. D'Arbouville en faisait à Mostaganem, Changarnier sur les Hadjoutes entre Cherchell et Coleah, d'autres commandants, à Constantine et à Bougie.

Afin d'occuper les loisirs de l'aide de camp du Roi, le gouverneur pensa à l'envoyer à Medeah.

Le Moniteur du 15 mars constate que la colonne du général de Rumigny venait de ravitailler Medeah sans obstacle. Sans obstacle ! Medeah, où l'on ne parvenait que par le col de Mouzaia, passage qui coûtait périodiquement, jadis, un nombre de soldats dont l'état-major chaque fois supputait d'avance le chiffre !

Pendant cette promenade du général de Rumigny, le 21 mars, Changarnier partait de Saïda pour se rendre à Milianah, l'autre ville du Titery.

Dans son ordre général daté d'Alger, 25 mars, le gouverneur général, en notifiant à l'armée et au pays tous ces petits faits d'armes qui indiquaient assez que ni lui ni ses soldats ne sommeillaient, ajoute : C'est ainsi que l'armée se prépare à la campagne de printemps !

Ce bilan de fatigues et de gloire pouvait se résumer de cette façon : juin-juillet 1841, triple campagne d'été pour moissonner autour de Mascara ; en automne cinquante-trois jours de chasse à Abdel-Kader vers les montagnes qui l'avaient vu naître et destruction de Saïda ; au cœur de l'hiver courses incessantes des lieutenants Bedeau et Lamoricière pour empêcher les Arabes d'ensemencer les riches plaines de Mascara ; pointe du général en chef occupant en personne Tlemcen et Sebdou.

Pendant les jours de repos, on faisait des razzias de toute part ; mais c'était pour mieux se préparer à la campagne du printemps !

Si le général en chef faisait marcher ses soldats et ses lieutenants sans relâche, il n'entendait pas demeurer inactif. Débarqué le 24 février à Alger après sa campagne d'hiver de Tlemcen, il semblait, dès la fin de mars, que le séjour du palais du Gouvernement lui pesait. Aussi le 25 mars signait-il un ordre général dans lequel il menaçait tous les Kabyles montagnards, et faisait pressentir une grande expédition à l'intérieur du Tell.

On n'avait fait jusqu'à l'arrivée de Bugeaud que des promenades militaires dans la plaine, autour des places de la côte. Bugeaud y avait joint dans la campagne de 1841 l'occupation définitive de places de l'intérieur, Mascara, Tlemcen, et le va-et-vient des expéditions et des ravages entres ces places et les ports correspondants. Il annonçait, désormais, la guerre de montagnes.

Nos frères d'Oran, disait-il, viendront sur le Chélif concourir avec nous. Telle était l'expédition nouvelle qu'il méditait pour commencer, et dont il ne voulait laisser à aucun autre qu'à lui-même l'honneur de la direction. Au lieu de petits trajets tels que ceux de Mostaganem à Mascara, d'Oran à Tlemcen, il voulait diriger en personne une grande expédition d'Oran à Alger par la vallée du Chélif.

 

En admirant aujourd'hui, après quarante années écoulées, cette admirable plaine si bien cultivée, semée de villages et de stations, sillonnée plusieurs fois par jour par des trains de chemins de fer, où la sécurité pour le voyageur isolé est aussi complète qu'en France, il semble que cette prospérité et cette civilisation datent de plusieurs siècles. Que de périls cependant pour le voyageur et le colon qui s'y fussent aventurés en 1841 ? Aucun Français n'avait osé entreprendre ce parcours de 300 kilomètres. Un chef militaire, en s'engageant dans ce long couloir du Chélif, entre deux chaînes de montagnes inexplorées et peuplées de tribus entièrement hostiles, devait penser qu'il se lançait dans la plus hasardeuse des expéditions ; le moindre souffle de guerre soulevant les montagnards à droite et à gauche, pouvait rappeler en quelque sorte la retraite des Dix mille Grecs de Xénophon.

C'était renouveler, dans l'Ouest, l'expédition des Portes de fer de 1839. Il y avait deux différences toutefois. Entre Constantine et Alger le terrain était sans doute plus difficile ; mais en entrant à l'improviste sur la section orientale du royaume d'Abdel-Kader, la plus éloignée de l'action personnelle de l'Émir, après deux ans de paix et sans déclaration de guerre préalable, le duc d'Orléans, en 1839, surprenait les tribus de l'Est non préparées. En 1842, après les hostilités multipliées de la campagne de 1841, Bugeaud savait trouver toutes les tribus du Chélif sous les armes.

Le hardi soldat se lança sans hésiter dans cette entreprise. Il estimait les Arabes, mais ne les craignait pas, pourvu qu'il se trouvât entouré de soldats français ayant confiance en lui. Il comptait d'ailleurs beaucoup sur l'effet moral d'une semblable trouée.

En publiant son ordre général du 25 mars, le général en chef songeait à mettre ses projets presque immédiatement à exécution. Son départ fut retardé par un incident de guerre qui prouvait combien était grande l'insécurité à cette époque, même à une faible distance d'Alger.

Le 11 avril, aux portes de Boufarick, sur le territoire des Beni-Mered, un petit détachement de vingt-deux hommes, sous les ordres du sergent Blandan, fut attaqué par trois cents cavaliers arabes[12]. Le brave sous-officier cria à ses hommes de se défendre jusqu'à la mort. Il fut tué et cinq autres avec lui ; onze furent blessés dont plusieurs assez grièvement pour motiver l'amputation. Le feu dura une-demi heure. Au bruit de l'engagement le lieutenant-colonel Morris survint à franc-étrier avec un peloton du 4e chasseurs d'Afrique et sauva ce qui restait du détachement d'infanterie, dont cinq hommes seulement n'avaient pas été atteints. C'est plus beau que Mazagran, s'écria le gouverneur général, en apprenant ce fait ; car à Mazagran, on était couvert par des murailles ![13] Les noms de ces vingt-deux braves furent mis à l'ordre du jour de l'armée.

Le général Bugeaud partit le 2o avril seulement, après avoir, dans un ordre général du 19, signalé une campagne de vingt-deux jours de Bedeau et de Lamoricière sur la Mina, et de nouvelles razzias de Changarnier entre Coleah et Cherchell. Comme d'habitude, le gouverneur s'embarqua sur le Phare, commandé par son fidèle secrétaire Fourichon, après avoir-laissé au général de Bar le commandement de la division d'Alger[14].

 

Rentré à Alger le 11 juin 1842, plus tôt -qu'il ne l'avait sans doute pensé lors de son départ, le gouverneur général, après avoir embarqué sa famille, demeura, pendant quatre mois, dans un repos qui ne lui était pas habituel. Il semblait se recueillir et chercher un ennemi qui ne se montrait guère, attendant une alerte un peu sérieuse qui motivât de nouveau son déplacement personnel.

L'enlèvement, à la fin de l'année 1841, du troupeau de l'administration, à Staouëli, les massacres du capitaine Muller et de ses quarante soldats, l'attaque un an plus tard, en avril 1842, de l'héroïque détachement du sergent Blandan aux portes de Boufarick, n'étaient que des coups de main audacieux, œuvre d'intrépides partisans de la dernière heure ; toutefois, il était évident qu'une détente générale se produisait. La physionomie de l'Algérie se modifiait sur tous les points. On en trouvait la preuve dans ce fait que le ravitaillement de Medeah et de Milianah, entreprise si difficile et si sanglante pendant les onze premières années, s'accomplissait sans difficultés. Jadis, en effet, le ravitaillement de Medeah, en raison du passage périodique de l'infernal col de Mouzaia, exigeait le sacrifice de nombreux soldats chaque fois chiffré d'avance par l'état-major. Or, à l'heure actuelle, il s'opérait presque en dehors de l'administration militaire, par les mercantis.

Une des préoccupations constantes du général Bugeaud était alors, comme nous l'avons vu, de se débarrasser pour l'avenir des difficultés et des dangers résultant de l'approvisionnement de Medeah par la traversée du col de Mouzaia. Le général chercha donc une autre voie. Après avoir fait étudier le terrain, et il en est peu d'aussi difficile, il arrêta le tracé de la magnifique route des gorges de la Chiffa et fit procéder à son exécution immédiate. — Du 11 au 15 août 1842, nous voyons le gouverneur général accompagné du directeur de l'intérieur, le comte Guyot, et des colonels Korte et Yusuf, de l'abbé Landemann, visiter le Sahel vers Coleah, puis la coupure de la Chiffa jusqu'à Medeah.

C'est donc au gouverneur général Bugeaud, dans la deuxième année de son gouvernement, que la ville de Medeah est redevable de la communication assurée par les gorges de la Chiffa[15] jusque-là infranchissables.

La route achevée en septembre devint le parcours ordinaire et relativement facile entre Blidah et Medeah. Le col de Mouzaia cessa d'être visité si ce n'est par de rares touristes qui viennent chercher des souvenirs dans ces lieux presque inaccessibles, où tant de sang fut versé par les premiers conquérants français de l'Algérie.

Le général Bugeaud profita de cet été de 1842 pour donner à la colonisation une impulsion jusque-là inconnue. L'on fit cette année pour la colonisation plus que durant les douze années qui avaient précédé. Neuf villages étaient actuellement installés ; neuf autres le furent l'année suivante.

Le 16 octobre au soir, le vapeur le Météore débarquait à Alger vingt-neuf familles comprenant ensemble, soixante-onze personnes. C'étaient des colons civils volontairement venus de l'arrondissement de Grasse. Bugeaud donnait l'ordre au comte Guyot, directeur de l'intérieur, de les recevoir en personne. Des voitures fournies par l'administration transportaient dans les centres nouveaux le mobilier, les grains, les instruments aratoires. Des lots de terre sur chacun desquels était dressé un baraquement furent tirés au sort entre les nouveaux venus. Dès le soir même, sous des abris provisoires, chacun était installé chez lui.

Le 30 août la France avait reçu la soumission des Isser, puissante tribu occupant les premières collines à l'est de la grande plaine. Cette soumission complétait la pacification des tribus de la Mitidjah.

Toutefois notre infatigable général méditait de se remettre en campagne. Après une pointe sur Oran (du 3 au 11 septembre), il partit pour une expédition dans l'Est, au delà des Isser, où un petit chef, nommé Ben-Salem, occupait la vallée du Sebdou.

La famille du gouverneur général, depuis longtemps absente, était sur le point de rentrer en France. Mais, pour le général Bugeaud, les devoirs militaires primaient les affections de famille. Dans la lettre touchante qui suit, le gouverneur général fait connaître à Mme Bugeaud qu'il ne pourra être présent à son retour.

Alger, le 3 septembre 1842.

Chère amie, cette lettre te trouvera à Gréouls. Tu es de 150 lieues plus près de moi ; mon cœur en palpite déjà. Mais aussi il s'afflige en pensant que selon toute apparence je ne serai pas Alger pour te recevoir. Hélas ! non, chère et tendre amie, je serai en campagne dans l'est de la Mitidjah. Voici l'emploi de mon temps : je pars aujourd'hui pour la province d'Oran. Je serai de retour le 13 ou le 14 et du 20 au 25 je serai en route contre Ben-Salem et je ne rentrerai guère que du 15 au 20 octobre. C'est cruel, mais c'est indispensable. Tant qu'on est là, il faut faire son devoir largement. Aussi, avec quel bonheur je rentrerai près de vous, chères âmes ! Mais je ne verrai pas mon pauvre Charles. Enfin c'est pour son bien, c'est pour le conserver. Mes affaires continuent de prospérer ; je gagne du terrain dans l'Est. Il y a trois jours je recevais la soumission des Isser, tribu puissante de la vallée de l'Isser. Aujourd'hui je reçois celle de la tribu des Sliman, sur le revers de l'Atlas sud-est et partie de la plaine de Hamza. C'est une grande tribu qui formerait à elle seule un agalick.

Mille baisers bien tendres pour vous trois. Mille fois adieu.

Signé : BUGEAUD.

 

Peu de jours après ces succès, le général Bugeaud écrivait à M. Guizot, la lettre suivante :

Alger, septembre 1842.

Je viens de terminer prématurément, à cause des pluies, une campagne dans l'Est contre Ben Salem[16], cinquième khalifa (lieutenant) d'Abdel-Kader. Je crois avoir à peu près détruit sa puissance. Je lui ai enlevé tout ce qu'il avait de beau et de bon dans son gouvernement. Il ne lui reste que quelques tribus kabyles sur lesquelles il a conservé son crédit. Cette expédition serait des plus heureuses, si je n'y avais perdu un de mes meilleurs officiers, le colonel Leblond. Abdel-Kader, en homme de cœur et de valeur, lutte contre sa mauvaise fortune avec une énergie bien remarquable. Il écrit de tous côtés pour faire prendre les armes, ou du moins pour entretenir le feu sacré. Partout où il voit l'espérance de ranimer un foyer de résistance, il s'y porte avec sa poignée de cavaliers fidèles et il parvient quelquefois à réunir douze à quinze cents hommes. Il dispose encore, dit-on, d'une somme de deux ou trois millions et il paraît vouloir s'établir pour l'hiver dans les montagnes de l'Ouarensènis, entre le Chélif et la Mina. Je travaille à jeter un pont sur cette dangereuse rivière, afin que les colonnes de Mostaganem puissent la franchir pour protéger les tribus soumises sur la rive droite et même attaquer l'Émir dans sa retraite après les grandes pluies. Dans tous les cas, au printemps, je l'étreindrai dans ce pâté montagneux avec trois colonnes, et je pense qu'en quinze jours, je lui enlèverai ce refuge dans lequel il s'appuie sur plus de 20.000 fantassins kabyles.

 

Malgré les succès qui couronnaient son activité, le général, qui malheureusement était toujours préoccupé des discussions de la Chambre, des attaques de la presse au sujet de l'Algérie, avait cru découvrir dans certains actes du ministre de la guerre l'intention de réduire l'effectif des troupes en Algérie. Il ne se borna pas à adresser des observations à son supérieur, le maréchal Soult, il voulut porter sa cause devant le public en publiant une brochure, dans laquelle il protestait contre toute mesure de ce genre. Le maréchal Soult fut assez justement blessé de ce procédé et ne dissimula point au gouverneur général son mécontentement.

M. Guizot correspondait alors régulièrement avec le général Bugeaud. Le grand ministre témoignait au soldat, malgré la divergence de leur tempérament et de leur caractère, une estime et un attachement qui ne se démentirent jamais. Les Mémoires de M. Guizot donnent sur cette intimité d'intéressants détails. L'on voit avec quelle habileté, avec quel tact le diplomate ramenait le gouverneur général à ses opinions, sans les heurter de face, comme le faisait trop souvent le ministre de la guerre. Rien de plus intéressant que de suivre, pas à pas, la correspondance échangée entre ces deux hommes, qui tous deux, unis par une estime et une admiration réciproque, luttaient, l'un à'la tribune, l'autre sur le champ de bataille, pour le triomphe des mêmes idées, et de la même cause. Afin d'adoucir sur le général Bugeaud l'effet du blâme que le ministre de la guerre avait cru devoir adresser à son inférieur hiérarchique au sujet de la brochure dont nous parlions, voici les belles et sages paroles que M. Guizot adressait à son ami.

De Paris, 20 septembre 1842.

Vous vous plaignez de moi, mon cher Général, et vous en avez quelque droit. Pourtant je ne manque pas d'excuses. J'ai un grand dégoût des paroles vaines. Je n'avais rien de nécessaire, rien de pratique à vous dire. J'ose croire que vous comptez sur moi de loin comme de près, soit que je parle, ou que je me taise. Je ne vous ai donc pas écrit. J'ai joui de vos succès auxquels j'avais cru d'avance, parce que j'ai confiance en vous. Je vous ai soutenu, dans le Conseil et ailleurs, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. J'ai travaillé avec quelque fruit à faire prévaloir la seule politique qui puisse vous soutenir et que vous puissiez soutenir. Voici mes marques d'amitié, mon cher Général : tenez pour certain que la mienne vous est acquise, que je vous la garderai fidèlement et que je serai toujours charmé de vous la prouver.

Vous êtes chargé d'une grande œuvre et vous y réussirez. C'est de la gloire ; vous l'aimez et vous avez raison ; il n'y a que deux choses en ce monde qui vaillent la peine d'être désirées, le bonheur domestique et la gloire. Vous les avez l'une et l'autre. Le public commence à se persuader qu'il faut s'en rapporter à vous sur l'Afrique et vous donner ce dont vous avez besoin pour accomplir ce que vous avez commencé. Je viens de lire ce que vous venez d'écrire ; c'est concluant. A votre place, je ne sais si j'aurais écrit ; l'action a plus d'autorité que les paroles. Mais vos raisonnements s'appuient sur vos actes. Je m'en servirai dans la session prochaine. D'ici là, achevez de bien assurer et compléter la domination militaire. Nous nous occuperons alors de l'établissement territorial. Je suis aussi frappé que vous de la nécessité d'agir en Afrique pendant la paix de l'Europe ; l'Afrique est l'affaire de nos temps de loisir.

 

Voici la réponse du général.

Alger, 18 octobre 1842.

Oui, je compte sur vous, de loin comme de près, soit que vous m'écriviez, soit que vous gardiez le silence, mon cher Ministre, et je m'honore de l'amitié dont vous me donnez l'assurance.

A votre place, me dites-vous, je ne sais si j'aurais écrit : l'action a plus d'autorité que les paroles. Je n'ai pas écrit pour faire valoir mes actions dont je n'ai pas dit un mot. J'ai écrit surtout pour combattre une idée qui se manifestait dans les journaux, dans les conversations particulières, dans les lettres, et surtout dans la correspondance du ministre de la Guerre, la réduction de l'armée d'Afrique. M. le Maréchal ministre de la Guerre a blâmé cette publication. Était-il en droit de le faire d'après les précédents ? Vous en jugerez par la réponse que je lui ai faite et dont je vous envoie copie. Mais à supposer que je fusse répréhensible, fallait-il m'admonester dans les journaux ? J'ai été vivement peiné d'un article inséré à ce sujet dans le Moniteur parisien. Je ne crois pas avoir manqué ni à la discipline, ni aux convenances, et je me flatte qu'aucun général en chef, placé à deux cents lieues de son pays, n'a été plus discipliné que moi.

 

Ces susceptibilités du général africain avaient -quelque raison d'être. N'était-ce pas, en effet, jouer de malheur ! Lui, si sensible aux attaques et aux calomnies de la presse d'opposition, de la presse républicaine, critiqué cette fois et ridiculisé par un journal du gouvernement ! La patience lui avait, à la fin, échappé. Au moment où, tout seul, par son ardeur infatigable, son admirable instinct militaire, il réparait les fautes et l'indolence de ses prédécesseurs, et obtenait les grands résultats des campagnes de 1841 et de 1842, n'était-il pas en vérité pénible, pour un homme tel que lui, de se voir harcelé sans cesse par des critiques de mauvaise foi et de mesquines jalousies ! Le maréchal Soult, brillant et magnifique soldat, sans doute, était loin, il faut bien l'avouer, de posséder les facultés maîtresses du général Bugeaud. C'était moins au ministre d'ailleurs qu'à son entourage, aux députés-militaires, aux généraux-avocats, que le gouverneur général devait attribuer cette recrudescence de malveillance et d'injustes défiances témoignées au chef de l'armée d'Afrique.

Bien qu'il fût ombrageux par tempérament et autoritaire, le maréchal Soult avait en haute estime son ancien compagnon des grandes guerres. Il aimait à lui rappeler que tous deux assistaient à la bataille d'Austerlitz, l'un avec les galons de caporal, l'autre revêtu de la dignité de maréchal de France. Malheureusement le général Bugeaud n'était point patient. Pour supporter avec plus de silence et de résignation les injustices et l'ingratitude de ses concitoyens, le général Bugeaud n'avait qu'à se rappeler les outrages qui, de tous temps, ont abreuvé les grands capitaines. Il aurait dû se représenter les souffrances de tous ses illustres devanciers, depuis celles de Scipion l'Africain, jusqu'au martyre de l'infortuné Montcalm, que les ministres du roi Louis XV et les intendants de l'époque ne se contentaient pas de blâmer, mais abandonnaient sans ressources, au milieu de son héroïque campagne du Canada.

L'année 1842 fut fatale à la France. La mort du prince royal le duc d'Orléans, tué le 13 juillet 1842 sur la route de Neuilly, anéantit les espérances de tout un peuple. L'armée d'Afrique, qui l'avait vu à l'œuvre sur les champs de bataille, le chérissait et l'avait en haute estime. Le duc, intelligent, brave, avait ce don singulier et si rare de charmer et de séduire. Aussi, les cœurs se sentaient-ils entraînés vers lui d'une façon irrésistible, et peu de princes, il faut le dire, furent plus populaires, plus aimés, plus sincèrement et plus amèrement pleurés que le fut le père de Mgr le comte de Paris[17].

Au mois d'octobre 1842, le duc d'Aumale, qui venait d'être promu général, reprit le chemin de l'Afrique. Le roi Louis-Philippe, encore sous le coup de l'épouvantable catastrophe de la route de Neuilly, voyait partir avec regret son jeune fils. La lettre royale que l'on va lire, datée de Saint-Cloud, est empreinte d'un réel sentiment de grandeur et de mélancolie.

Saint-Cloud, 6 octobre 1842.

Mon cher Général,

C'est mon bien-aimé fils, le duc d'Aumale, qui vous remettra cette lettre. Il va reprendre sous vos ordres, le service que vous lui avez fait commencer si glorieusement. Quelle que soit la peine que j'éprouve de voir mes enfants s'éloigner de moi, peine douloureusement aggravée par la perte de ce fils chéri qui avait aussi glorieusement et tant de fois combattu en Afrique, leur zèle et leur empressement à rejoindre nos drapeaux partout où ils peuvent s'associer à la gloire de notre brave armée, sont une des plus douces consolations que je puisse trouver au malheur qui m'accable.

J'espère que l'armée d'Afrique reportera sur mon fils d'Aumale l'affection si vive qu'elle avait vouée à son frère aîné, et qu'il continuera à partager avec celui que la Providence m'a conservé, mon bien-aimé fils le duc de Nemours.

Elle trouvera toujours les princes dignes de son estime et de sa confiance. Vous connaissez, mon cher Général, celle que j'ai en vous. Je ne puis vous en donner une preuve plus éclatante que celle de vous envoyer mon fils, et je sens que je n'ai pas besoin de vous recommander de veiller sur lui.

Je vous renouvelle bien sincèrement, mon cher Général, l'assurance de tous mes sentiments pour vous.

Votre affectionné,

LOUIS-PHILIPPE.

 

Le général Bugeaud répondit aussitôt au Roi. Il iest pénétré de la haute responsabilité qui pèse sur lui, et remercie le souverain de la confiance qu'il lui manifeste, en plaçant sous sa tutelle et sous ses ordres son fils bien-aimé. Le soldat se révèle toujours dans les écrits du général Bugeaud. Peu de phrases et des faits.

Alger, 20 novembre 1842.

Sire,

La lettre dont Votre Majesté m'a profondément honoré m'a été remise, hier au soir, par son fils bienaimé S. A. R. le duc d'Aumale.

Après avoir placé en mes mains une armée et le soin d'une grande conquête, Votre Majesté me confie un Fils de France. C'est me combler d'estime, mais c'est aussi me charger d'une immense responsabilité. J'en serais effrayé, si je ne sentais dans mon dévouement les forces nécessaires pour remplir vos espérances patriotiques et paternelles. Oui, Sire, mon patriotisme ne veillera pas seulement sur les grands intérêts de la France en Afrique et sur votre gloire, il veillera aussi, et avec non moins d'ardeur, sur le prince qui m'est confié, et c'est encore servir hautement le pays.

Nous partons aujourd'hui pour opérer entre le Chélif et la Mina. Le duc d'Aumale, avant de débarquer, m'avait déclaré qu'il voulait en être. J'y ai consenti d'autant plus volontiers que sa santé m'a paru parfaite. Il commandera l'infanterie de la colonne que je conduirai moi-même, car nous devons nous diviser pour attaquer les montagnes de l'Ouarensènis. J'espère que Son Altesse Royale y trouvera de la gloire.

Je suis avec profond respect, Sire, etc.

Général BUGEAUD.

 

Le 19 novembre, le jour même en effet où un arrêté remettait de nouveau l'intérim du gouvernement au général de Bar, débarquait à Alger, au milieu des salves d'artillerie, amené par l'Asmodée, le général duc d'Aumale. La mort récente du duc d'Orléans donnait à la cérémonie de la réception du jeune et vaillant prince un caractère particulièrement touchant ; l'armée avait voulu témoigner sa sympathie par une solennité exceptionnelle. Toutes les troupes étaient sous les armes en grande tenue, les officiers généraux portant la ceinture, la cavalerie en bataille.

Le gouverneur général, en se portant, lui-même, à la rencontre du prince, lui annonça que dès le lendemain il se mettait personnellement en marche pour une campagne sur le Chélif et la Mina. Malgré la fatigue du voyage — le trajet de Paris à Toulon ne se faisait pas, comme de nos jours, en chemin de fer —, le prince n'hésita pas à demander à faire partie de l'expédition. Il rallia la colonne à Blidah, vingt-quatre heures après son débarquement à Alger.

 

Dans le long parcours de la vallée du Chélif, le regard, promené sur la ligne bleue des montagnes du sud, s'arrête incessamment sur le grand dôme de l'Ouarensènis, géant de pierre dressant sa tête chauve au milieu d'une ceinture boisée. C'est l'œil du monde, disent les Arabes, faisant ainsi allusion à la forme hémisphérique du pic, et à l'incomparable vue dont on jouit, de ses hauteurs, sur le cours du Chélif, sur les fraîches vallées du pied de la montagne, et enfin sur le bleu sombre du Sahara, qui commence au lointain vers le sud, dans la direction de Tiaret.

C'est en effet une admirable région que celle des versants boisés qui se déroulent au pied du pic. Partout ailleurs, dans les provinces d'Oran et d'Alger, ce que l'on décore du nom officiel de forêts n'est guère que de maigres taillis, des broussailles. Ici, les futaies de chênes verts, de pins d'Alep et de pistachiers garnissent les flancs ondulés des fraîches vallées, pour aboutir vers l'est à l'admirable massif de cèdres de Teniet-El-Had, la merveille des bouquets forestiers de cette terre française.

Dans ces ondulations boisées de l'Ouarensènis, vallées dont la fraîcheur contraste délicieusement avec la température de fournaise qui règne neuf mois sur douze, dans le long couloir du Chélif, la population se pressait partout nombreuse encore il y a quinze ou vingt ans. Le typhus de 1867, l'année du mal, disent les Arabes, — y a fait d'épouvantables ravages. La solitude n'est plus troublée, dans la plupart de ces gorges, que par le passage de petites caravanes, et le bruit soudain de volées de perdrix ou de compagnies de sangliers qu'elles y font lever.

La chaîne de l'Ouarensènis était alors un rempart de pierre au sud duquel s'abritait Abdel-Kader sans y avoir été jamais attaqué. Bugeaud avait deux fois déjà interrogé du regard le géant calcaire, et il n'était pas homme à s'effrayer de cette région inconnue. Sans chercher encore à y pénétrer, ii avait abordé une première fois les flancs escarpés de la chaîne, en mai 1841, dans la poursuite qui avait suivi la bataille du pont du Chélif sous Milianah. Une seconde fois, au printemps de 1842, il avait passé en revue, en guise de défi, toute la montagne, en remontant la longueur du Chélif de l'ouest à l'est. Les montagnards n'étaient pas sortis de leurs gorges. Bugeaud était décidé à les y aller chercher, et c'est ce qu'il fit dans sa campagne de novembre et de décembre 1842.

Quatre affluents du Chélif descendent à peu près parallèlement vers le fleuve de la chaîne de l'Ouarensènis dans la direction du sud au nord. Ce sont, en remontant par l'ouest : l'Oued Ribou, l'Oued Isly, l'Oued Fodda et l'Oued Rouina, ce dernier prenant sa naissance dans la région des cèdres.

A l'ouest de ces quatre vallées, la plus considérable était celle de la Mina, où, par ordre du général en chef, les généraux de Lamoricière et Gentil barraient le passage en guise de rabatteurs.

Parti le 22 novembre de Blidah, le général en chef atteignit rapidement le Chélif, et s'enfonça dans le massif montagneux de la rive gauche, refoulant les tribus devant lui. Les Flittas, formant l'avant-garde de la masse ennemie, opérèrent un mouvement de retraite immédiat, rencontrant devant eux, au débouché occidental des défilés, Lamoricière ; ils durent capituler entre ses mains. Les autres, après avoir reculé en franchissant les trois premières rivières, tinrent tête dans les gorges de l'Oued Rihou. L'Émir en personne était accouru pour leur donner courage.

Après avoir repoussé une première attaque des Arabes le 28 novembre, Changarnier, qui avait rallié le corps d'armée principal depuis Milianah, se jeta le 8 décembre sur les tribus et leur fit subir des pertes importantes, n'ayant lui-même que deux tués et sept blessés. Abdel-Kader était venu en toute hâte du sud pour soutenir de sa présence ces masses de fidèles refoulées par une attaque inattendue en cette saison : il sentait que la perte de l'Ouarensènis serait pour lui un désastre irréparable. Ses cavaliers se prirent corps à corps avec les chasseurs du colonel Korte. Trois jours de suite, ils renouvelèrent ces charges furieuses sur la cavalerie française. Cette fois, nos pertes furent plus sérieuses ; elles se chiffrèrent par sept tués et dix-sept blessés. Le capitaine d'artillerie Persac se fit hacher sur une de ses pièces, pendant quelques instants compromise.

Après ce combat, beaucoup plus sanglant que d'habitude, pour les siens comme pour les nôtres, l'Émir disparut.

Pendant que la colonne Changarnier prenait ainsi possession de l'Oued Rihou et exécutait dans la vallée secondaire de l'Oued Talata un mouvement tournant barrant toute issue vers l'ouest, le corps d'armée principal, sous les ordres du gouverneur général et du duc d'Aumale, suivait la ligne de faîte, refoulant devant lui la masse énorme des tribus de la montagne, guerriers, femmes, enfants, vieillards, troupeaux.

Cette horde affolée se sentait, avec sa connaissance des lieux, poussée vers une mort certaine. A la dernière marche, elle devait parvenir au dôme de l'Ouarensènis, au grand pic de Chebba, coupé subitement en rochers glissants et bouleversés formant précipice. Au pied du pic, le sabre haut, Changarnier d'abord, Lamoricière en seconde ligne, attendaient la grappe humaine qui allait tomber.

De hardis cavaliers pouvaient encore s'y lancer, peut-être, en risquant de briser les jambes de leurs chevaux, mais que seraient devenus les familles, les enfants, les vieillards ? La proie d'un vainqueur inconnu, ennemi de la vraie religion et dont l'Émir avait cent fois conté la cruauté. La crainte d'un massacre général et d'une mort horrible au fond des précipices était bien de nature à épouvanter les tribus ; car cette solution cruelle eût sans nul doute été celle des Turcs, leurs ennemis habituels.

La journée du 15 décembre fut terrible. Les Français avançaient toujours. C'était parmi les tribus une confusion inexprimable. Les chefs s'agitaient et délibéraient, entourés de cette multitude effarée, au milieu des bêlements des troupeaux dont on hâtait la fuite, au milieu de ces cris gutturaux des femmes arabes, sinistres même lorsqu'ils expriment la joie, et qui ne manifestaient, en ce moment, que le désespoir.

Le 16 au matin, le plus vieux des chefs, Si-Mohammed bel Hadj, caïd des Beni-Ourag, se rendit auprès du gouverneur général pour implorer sa piété, lui demandant qu'un si grand nombre de familles ne fussent pas vouées à la destruction. Il s'exprima ainsi devant le général Bugeaud :

La parole d'un Beni-Ourag est proverbiale. Si tu es humain, je suis à toi pour toujours ! Je dirai à Abdel-Kader : Je t'ai sacrifié six fils dans les combats. La tribu t'a tout sacrifié ; nous ne pouvons plus rien pour toi, puisque tu ne peux plus nous protéger.

La clémence entrait dans le caractère et dans les vues du général en chef, Un homme tel que lui ne pouvait songer à un massacre ; une masse si considérable de prisonniers à ramener par des gorges difficiles l'eût d'ailleurs fort embarrassé. Il jugea plus politique de la laisser libre. Et à Mohammed bel Hadj, qui lui offrait son dernier fils en otage, il répondit :

Ma clémence sera complète. Je n'ai que faire d'un otage ; ton visage m'inspire la confiance. D'ailleurs, j'ai mieux que des otages, j'ai la force, la mobilité, la connaissance de tes montagnes, la certitude de reprendre tous nos avantages, si tu manques à ta parole.

Telle fut la fin de la première expédition de l'Ouarensènis. On vécut huit jours au milieu des tribus et de leurs troupeaux pour faire reposer l'armée. Le duc d'Aumale fut chargé de ramener la division d'Alger vers Milianah et Medeah. Changarnier, le héros de Constantine et du Titery, que Je général en chef jugeait bon pour tous les terrains, surtout pour les terrains inconnus, eut ordre de se rabattre sur la côte vers Ténès ; Ténès, dont Bugeaud estimait l'occupation nécessaire comme point d'appui à la prise de possession du Chélif central, sur cette longue côte où aucun point n'était occupé entre Cherchell et Mostaganem. On a vu que le général de Bar y avait été envoyé de Cherchell au commencement de 1842, sans pouvoir y parvenir ; Bugeaud comptait faire mieux en y expédiant Changarnier. Cette fois encore, par une fatalité singulière, la tentative échoua de nouveau.

Le gouverneur, qu'un vapeur attendait à Mostaganem, alla de sa personne s'y embarquer pour Alger, comptant visiter au passage la première occupation de Ténès. Il y stoppa en effet ; mais il n'y trouva que la solitude. Changarnier n'y était pas, ou, du moins, n'y était plus.

La campagne de l'Ouarensènis avait duré quarante-sept jours. Le gouverneur général rentra à Alger le 30 décembre. Mais il n'était pas d'humeur à se reposer longtemps ni à donner à l'armée des loisirs prolongés. D'ailleurs, un retour offensif d'Abdel-Kader allait obliger à reprendre les armes presque immédiatement sur plusieurs points.

J'étais en Afrique de 1832 à 1842, nous disait récemment un vieil Algérien des premiers temps de la conquête. Je n'ai donc vu le général Bugeaud que pendant un an ; mais il a certainement plus fait, dans cette première année, que tous ses prédécesseurs en dix ans !

A l'exécution du plan magistral de 1841, s'étaient joints les résultats remarquables de la campagne de 1842. Ils semblaient motiver, pour le gouverneur général, une récompense exceptionnelle, chacun le croyait, en Algérie et même en France, et Bugeaud comme les autres. Le Roi, en effet, et les ministres, par l'entremise du conseiller d'État Laurence, lui avaient fait pressentir sa prochaine promotion au maréchalat. Il avait toutefois l'âme trop haute pour rien demander. Quoi que l'on fasse, je n'en ferai moi-même ni plus ni moins pour ma difficile mission, écrivait-il, sur ce sujet, à un ami intime.

Il eut le vif déboire de voir attribuer à un autre un bâton de maréchal qui venait de vaquer, et de recevoir seulement le grand cordon de la Légion d'honneur. Les nobles préoccupations de la grande œuvre algérienne dominaient de beaucoup, chez le gouverneur général, les déboires personnels et les dépits passagers.

 

A ce moment même, au cœur de l'hiver, au lendemain de la rentrée des troupes, après cette rude campagne de quarante-sept jours, le duc d'Aumale venait de détacher un officier revêtu de toute la confiance du général Bugeaud pour compléter, dans la partie orientale de l'Ouarensènis, insuffisamment visitée, l'œuvre commencée par le gouverneur général en personne. L'attention que le général Bugeaud portait à cette petite expédition se manifeste dans une lettre adressée par lui, dès les premiers jours de 1843, au duc d'Aumale lui-même.

Alger, 4 janvier 1843.

Mon Prince,

Si je n'ai pas répondu immédiatement à votre lettre du 2, c'est d'abord parce qu'il n'y avait pas une extrême urgence, et puis que je suis tellement tiraillé depuis mon retour, que je ne fais pas ce que j'aimerais le mieux faire.

J'ai été bien heureux d'apprendre que Saint-Arnaud n'était pas sorti. C'est bien assez d'avoir dehors la colonne du général Changarnier. Mais s'il fait beau encore demain et que le temps ne se gâte pas, on aura de bonnes chances pour manœuvrer pendant tout le mois de janvier, et l'on doit d'autant en profiter que le mois de février sera probablement très pluvieux, sans compter la neige et la grêle.

Je vous avoue que je ne suis pas très rassuré de voir sortir Saint-Arnaud avec environ 800 hommes d'infanterie. Il en faudrait au moins 1.500, pour peu qu'il dût entrer dans les montagnes de l'Ouarensènis.

Pour qu'il sorte avec 1.200 hommes, ne faudrait-il pas lui envoyer un petit bataillon pris parmi ceux qui n'ont pas fait la grande course ? Un bataillon suffirait, car il pourrait le laisser à Milianah et prendre sa garnison. Vous devez connaître sa situation. S'il a besoin d'un petit renfort, envoyez-le-lui tout de suite, car il serait bon qu'il sortit le 7 ou le 8 si le temps et le baromètre sont satisfaisants. Informez-le du renfort et du désir que j'ai qu'il ne sorte que le 7 ou le 8.

Dites-lui aussi, je vous prie, que ce à quoi il faut s'attacher chez les tribus insoumises, c'est à détruire les arbres des vergers. Il vaut mieux ne pas tant courir et bien détruire chez ceux qu'on veut châtier. Qu'il s'attache à l'une des tribus les plus hostiles et qu'il ne leur laisse rien, aux Ouled-Bessem, par exemple.

Vous avez bien fait de pas convoquer les cavaliers de Si-Ali. Le temps n'était pas plus favorable pour eux que pour nous. Il ne faut pas en abuser et leur fournir l'occasion de désobéir.

Je pense comme vous que Si-Ali est mou et peu capable. Nous avons pris ce que nous avons trouvé, ce que les Arabes nous ont indiqué. Patientons encore ; quand nous aurons fini la guerre, nous traiterons chacun selon ses œuvres.

Ce n'est pas le cas de rappeler les 80 chevaux. Mais Saint-Arnaud a-t-il assez d'orge ? S'en fait-il apporter par les tribus ?

J'écris à Saint-Arnaud pour une mesure qui pourrait nous donner des gages et nous ferait restituer les femmes et les enfants des Ben-Ferrah.

Agréez, mon Prince, l'assurance de mon respectueux et entier dévouement,

BUGEAUD.

 

Le billet ci-dessous, dans lequel le jeune prince, arrivant à Alger, s'excuse tout d'abord de ne pas s'être présenté à la femme de son chef, témoigne aussi de préoccupations très sérieuses. Le nouveau commandant du Titery, comprenant toute l'importance de son rôle, ne veut pas compromettre les troupes confiées au lieutenant-colonel du 53e de ligne, de Saint-Arnaud, placé sous ses ordres.

Alger, 7 janvier 1843.

Mon Général,

J'étais hier soir en tenue de route, et je n'ai pas osé vous demander de me présenter à Mme Bugeaud. Voudriez-vous me faire savoir quand je pourrai lui présenter mes respects ?

La conversation que nous avons eue hier soir m'a agité toute la nuit : la responsabilité du mouvement de M. de Saint-Arnaud me pèse. Je me rappellerai, mon Général, que j'avais toujours pensé que cette opération se combinerait avec une sortie de la garnison de Blidah. Si cette sortie ne doit plus avoir lieu, ne serait-il pas prudent d'écrire à M. de Saint-Arnaud de ne pas prolonger son séjour au Teniet-El-Ahd, et de rentrer à Milianah ?

Veillez agréer l'assurance de mes respects.

Henri D'ORLÉANS.

 

Une nouvelle soudaine, d'une gravité inattendue, vint décupler les inquiétudes du gouverneur général, tant à l'égard de son ancien aide de camp de Blaye, Saint-Arnaud, pour lequel il avait une très vive affection, que pour la responsabilité du prince sous les ordres duquel Saint-Arnaud avait été lancé dans cette aventure.

L'Émir avait pénétré au cœur du Titery. On venait de le signaler à quelques lieues de Cherchell. Abdel-Kader, qui avait soigneusement évité les combats et nous avait laissés tranquillement ravager et soumettre les tribus de l'Ouarensènis, profita habilement de notre retraite pour reparaître au milieu des populations que nous venions de parcourir. Il avait avec lui trois ou quatre cents cavaliers réguliers, et sept ou huit cents chevaux des tribus de l'Ouarensènis. Il se trouvait donc plus fort que chacune des tribus prise isolément. Grâce à son prestige encore indiscutable, il entraîna sans peine la première tribu qu'il rencontra, se grossit en route de nouvelles recrues, et arriva sur le Chélif avec plus de deux mille cavaliers.

Aux tribus des environs de Cherchell, l'audacieux Arabe ne craignit pas de dire que la France voulait la paix ; que le Roi venait d'envoyer son fils précisément pour la négocier, et qu'une grande démonstration des Arabes ferait obtenir des conditions meilleures. Dans quelques tribus qui refusèrent d'abandonner notre cause, Abdel-Kader fit trancher la tête aux chefs et laissa les cadavres sans sépulture.

Sur ces entrefaites le gouverneur général, sentant l'importance de cette pointe offensive de l'Émir, se rendit en personne en Cherchell, par voie de terre, le 17 janvier. Du reste, dès la première heure d'alerte, tous ses lieutenants avaient été mis en mouvement. On a vu que Changarnier avait été lancé de suite à la rencontre de Saint-Arnaud avec le peu d'hommes que l'on put trouver. A la même date, le duc d'Aumale sortait de Medeah ; Gentil et Lamoricière, qui n'avaient pas eu le temps d'être avisés de l'attaque de l'Émir dans le Titery, manœuvraient, en vertu d'ordres antérieurs, dès le 10 janvier, au nord et à l'est de Tackdempt.

Le 3 février, le général Changarnier rentrait à Milianah, après avoir châtié les tribus ; le duc d'Aumale rentrait le même jour à Medeah. Quant à Abdel-Kader, se voyant menacé dans sa retraite, il avait encore disparu.

Ne trouvant plus Abdel-Kader, le gouverneur général ne voulut pas s'être mis inutilement en campagne. Depuis plusieurs mois, il avait une pensée persistante, et cette idée fixe le domina pendant le printemps de 1843 au point de lui faire abandonner à ses lieutenants Lamoricière et d'Aumale, l'honneur de poursuivre l'Émir en personne et de lui porter, en l'absence du général en chef, des coups terribles, et que l'on était fondé alors à espérer décisifs. Cette idée était celle de l'établissement d'un poste français sur le Chélif central, avec un port de ravitaillement sur un point correspondant de la côte, Ténès.

On se rappelle qu'au printemps de 1842 le gouverneur général avait envoyé de Cherchell vers ce point le général de Bar, lequel avait rétrogradé avant de pouvoir y parvenir. Une seconde fois Bugeaud y avait expédié son plus solide lieutenant, Changarnier. Après la campagne de l'Ouarensènis, Changarnier avait été dépossédé, en faveur du duc d'Aumale, des commandements du Titery (Medeah et Milianah), où il faisait merveille depuis si longtemps, afin de se rabattre, parle Dahra, sur Ténès, et de s'y maintenir. Changarnier n'y était pas resté ; il avait reculé devant une station ingrate, établie sur un plateau battu parles vents d'hiver et dénué de toute ressource. Le gouverneur général allait tenter l'aventure en personne, et y échouer comme ses lieutenants.

Dans une lettre intéressante, adressée au duc d'Aumale, le général Bugeaud a exposé les causes de sa marche rétrograde.

Cherchell, le 9 février 1843.

Mon Prince,

J'ai reçu avec un bien grand plaisir le rapport de vos opérations. M. le colonel Neveu, par respect pour la hiérarchie, a cru devoir me l'envoyer au lieu de l'adresser directement au ministre. J'aurais préféré qu'il l'expédiât sur-le-champ, mais je ne saurais le blâmer et j'espère que vous ne lui en saurez pas mauvais gré. Ce ne sera donc qu'un retard de quelques jours, je l'envoie au ministre en original, car je ne pourrais le rendre mieux qu'il ne l'est.

Vous avez, mon Prince, dépassé mes espérances ; vos rapides coups de main à longue portée ont dû produire un grand effet. D'abord il est évident qu'ils ont contribué à disperser le rassemblement opéré par Ben-Allal pour fondre sur l'agalik du sud, et peut-être de Djendell ? Chacun, craignant pour sa famille et ses troupeaux, n'a plus songé à l'attaque. Il y a longtemps que je m'aperçois que la meilleure manière de défendre et protéger, c'est d'attaquer et de faire redouter à l'ennemi les maux dont il nous menace. C'est pourquoi j'ai ordonné l'offensive de toute part, et cela nous a parfaitement réussi. J'ai la conviction que notre situation est meilleure qu'avant l'entreprise hardie et bien calculée de l'Émir. Nos ennemis ont vu qu'il ne faisait pas bon réveiller le lion qui dort et les populations soumises, de même que les chefs, ont appris qu'elles pouvaient compter sur notre active surveillance. Les liens entre eux et nous s'en seront resserrés et les chefs arabes seront plus compromis avec l'Émir.

Je trouve très bien que vous ayez largement indemnisé nos alliés des pertes qu'ils ont faites. Cependant il me semble que vous avez été un peu trop généreux et qu'il fallait faire une petite part pour l'administration de la guerre qui a tant de dépenses à supporter. Si vous étiez un maréchal de camp ordinaire, votre rapport ne manquerait pas de provoquer une longue lettre ministérielle, sortant des bureaux de M. Evrard, ainsi qu'il est arrivé plusieurs fois pour M. le général Lamoricière qui énumérait de grosses prises et versait très peu à l'administration. A l'avenir, quand vous croirez devoir agir comme vous l'avez fait, je vous engage à ne pas énumérer les quantités prises.

Du reste, votre générosité n'a pu que nous attacher davantage nos alliés et les compromettre de plus en plus vis-à-vis de l'Émir ; mais en prenant pour nous une part modérée, le résultat politique eût été le même.

Il me semble, mon Prince, que l'abandon de tout le butin nous donne le droit de demander à ces tribus de nous aider de leurs moyens de transport pour réapprovisionner Medeah et surtout Milianah. Ce dernier point me donne des inquiétudes. Tous mes mulets sont répartis dans les diverses colonnes et il y en a beaucoup d'invalides. Il faut donc chercher des moyens en dehors de ceux de l'administration. Je vous conjure donc, mon Prince, de faire tous vos efforts pour réunir un grand convoi d'animaux pris dans tous vos environs et de les diriger sur Blidah aussitôt que le temps sera un peu assuré. Je crains bien que cela ne puisse avoir lieu que dans l'autre lune et dans les premiers jours de mars. D'ici là, M. Durieu peut faire la statistique des moyens de transport que peuvent fournir les diverses tribus qu'il est possible d'appeler à nous rendre cet immense service. Il sera bon d'avertir à l'avance le sous-intendant de Blidah du jour de l'arrivée des animaux, afin qu'il soit préparé à les charger.

Un mot à présent sur ce que nous avons fait. Du 30 janvier au 4 février, j'ai brûlé les villages et coupé les arbres fruitiers des Menasser de l'Ouest et des Béni Ferrah que travaillait de son côté M. le colonel de Saint-Arnaud. J'allais probablement brûler les villes kabyles de Zatima et Ouled-Aïssa lorsque, le 4 au soir, nous fûmes assaillis par la tempête, la grêle et la neige. Les villes précitées m'avaient envoyé demander ma clémence ; j'ordonnai que tous les chefs se rendissent auprès de moi. L'ouragan ou la mauvaise volonté les en empêcha. Le 5, après une nuit horrible, je dus songer à regagner la mer. A la neige et à la grêle succéda une pluie torrentielle qui fit beaucoup souffrir les troupes. Les ruisseaux étaient devenus des torrents impétueux, nous eûmes grand'peine à les traverser ; nous y avons perdu deux hommes, des mulets, des ânes, des fusils, des bagages ; enfin nous étions rentrés le 7 au soir à Cherchell. Tout le monde trouva un abri, du vin, du pain, de la paille et aujourd'hui tous les maux sont oubliés. Les troupes ont été admirables de patience et de résolution.

Je compte rentrer à Alger le 11 ou le 12, mais le général de Bar reste à Cherchell avec 6 bataillons pour achever la soumission du pays jusqu'auprès de Ténès.

Agréez, mon Prince, l'assurance de mon respectueux dévouement.

Signé : BUGEAUD.

 

L'établissement définitif de la France sur le Chélif central devait être le principal objectif du général Bugeaud dans la grande campagne de la première moitié de 1843. Avec son activité ordinaire, le gouverneur général fit d'abord une pointe sur Mostaganem le 24 mars ; il en revint presque immédiatement.

En commençant cette courte excursion dans l'Ouest par voie de mer, Bugeaud avait annoncé qu'il ne tarderait pas à faire une campagne prolongée. Avant de partir il rassura la colonie en déclarant que du Chélif au Jurjura tout le pays était à nous, que la surveillance toutefois était plus nécessaire que jamais. Partout, disait la feuille officielle du 15 avril, nous sommes obligés de combattre, contenir, protéger. Pour atteindre ce résultat, il faut que notre armée continue à déployer une immense activité. Elle versera moins de sang peut-être, mais plus de sueurs. Ce n'est qu'à ce prix qu'on peut dompter le peuple arabe.

A la veille d'une longue absence, le général-laboureur n'oublie pas ses préoccupations agricoles et horticoles que lui rappelle sans doute le retour du printemps. Par circulaire du 7 mars, il recommande à tous les commandants supérieurs les soins à donner aux plantations, les rigoles à creuser au pied des arbres, les fagots d'épines à palisser pour les protéger de la dent des bestiaux ; il proscrit la mauvaise habitude de couper la tête aux mûriers, etc.

En dépit de cette affectation de tranquillité, les inquiétudes du gouverneur général étaient réelles. Ben Salem, qu'il laissait en arrière, excitait du Jurjura les tribus du Sebdou placées, par les Français, sous le khalifa Mahiddin, et d'autre part la situation politique de la région comprise entre la Mina, le Chélif et la mer était loin d'être brillante au mois d'avril 1843. L'insurrection était encore aux portes de Cherchell ; tout le Dahra, sauf la grande tribu des Beni-Jeroual soumise par le général Gentil le 22 mars, subissait l'influence d'Abdel-Kader. Toutes les tribus du Chélif et de l'Ouarensènis lui obéissaient. L'ouest du Titery, l'est de Mascara étaient ébranlés. Les lettres de l'Émir, répandues à profusion du Maroc au Sebdou, agitaient nos alliés, enflammaient ses partisans. Avec 800 cavaliers et 2.000 fantassins réguliers, notre intrépide adversaire avait repris confiance dans sa fortune.

Une vigoureuse offensive était nécessaire ; elle comportait, dans les idées du gouverneur général : 1° la fondation immédiate de deux postes dans la région du Chélif central (Ténès et Orléansville) ; d'une troisième ligne de postes comportant, à partir du sud-est de Mascara jusqu'au sud de Medeah : Tiaret, Khmis des Beni-Ourag, Oued Rouina, Teniet-el-Had, Boghar ; 2° la poursuite dans le désert de la smalah de l'Émir avec deux colonnes légères empruntées aux divisions d'Alger et d'Oran, et partant, l'une de Boghar, l'autre de Tiaret.

L'ouverture de la route de la Chiffa, conquise dans l'été de 1842, sur le terrain le plus difficile, avait inspiré à Bugeaud la pensée bien naturelle d'eir faire construire d'autres par l'armée. La route partant de Milianah, à travers la petite chaîne du Gontas, se présentait en première ligne. Dès le 15 mars, huit bataillons furent établis sur la communication de Blidah au Chélif pour ouvrir une route carrossable entre cette vallée et la Mitidjah. Dans peu de mois, disait le général, cette route ne sera pas moins utile au commerce qu'à la guerre.

En dépit de l'activité déployée, la communication ne fut praticable que le 20 avril. Ce fut ce jour même que le gouverneur, parti d'Alger le 17, franchit le Gontas avec un grand convoi de voitures et d'animaux. Le 23, ayant rallié ses troupes sous Milianah, il se mit en marche sans perdre de temps.

En descendant le cours du Chélif, il atteignit enfin, le 26, le point de El-Esnam. El-Esnam devait être l'emplacement de la future ville d'Orléansville !

C'était au confluent du fleuve et du Tigraouet, jusqu'à un point de la rive gauche marqué par des ruines romaines. Quelques statues renversées et mutilées avaient fait donner à ce lieu par les Arabes le nom de El-Esnam (les Idoles). Le général, en chef s'arrêta là, car il avait donné rendez-vous en ce lieu au général Gentil, parti de Mostaganem.

Le. 27 avril, le général Bugeaud, sur un carré irrégulier de six cents mètres sur trois cents, indiqué par les ruines romaines de Castellum Tigintii, marqua l'emplacement de la capitale de la plaine du Chélif.

Entre Cherchell et Milianah à l'est, Mostaganem et Oran à l'ouest, s'étend l'immense plaine agricole du Chélif. La région montagneuse dont l'extrémité occidentale porte le nom historique de Dahra barre le passage au fleuve et l'oblige à couler pendant près de trois cents kilomètres parallèlement à la Méditerranée, vers laquelle il se dirige dans son cours supérieur.

Au moment où le général Bugeaud conquérait ce territoire, la montagne comme la plaine n'avaient aucun centre appréciable de population.

L'armée, dans l'hiver de 1842, venait de tenir campagne pendant quarante-sept jours ; elle -avait parcouru toutes les montagnes de l'Ouarensènis entre le Chélif et la Mina. Une de ses colonnes était rentrée par le Dahra, Ténès et Cherchell. On avait obtenu la soumission, sincère ou non, de la presque totalité des tribus qui vivent sur ces vastes espaces.

Aucune de nos campagnes n'avait en apparence offert des résultats aussi satisfaisants ; et certes ces avantages eussent été conservés, s'il nous eût été possible de laisser une partie de l'armée sur le Chélif central. Mais nous n'y avions aucun établissement, aucun dépôt de vivres et de munitions, et la saison n'était pas favorable pour y faire des créations de cette nature.

Pour conquérir la vallée du Chélif, le Dahra et l'Ouarensènis, le général Bugeaud voulait, suivant le système exposé si souvent par lui à la tribune, une double base : le camp d'intérieur, et la place de ravitaillement, sur la côte.

A partir du 26 avril, date de son arrivée sur le terrain choisi à l'avance, Bugeaud procéda avec une activité merveilleuse à la fondation des deux établissements à la fois.

Un arrêté créa immédiatement la subdivision militaire d'El-Esnam.

Dès le 28, c'est-à-dire au lendemain même du tracé de ce camp destiné à devenir certainement une ville importante, le gouverneur général se dirigea au nord vers Ténès.

C'était la quatrième tentative ! Une malchance vraiment singulière avait obligé à s'y reprendre à quatre fois pour occuper un point maritime, alors que nous étions maîtres incontestés de la mer.

Après avoir traversé le Chélif, Bugeaud marchait en tête du convoi, ouvrant lui-même la route aux, voitures, encourageant en personne les travailleurs et faisant enlever les principaux obstacles.

Cette marche militaire, compliquée de la préparation d'une route et de la conduite d'un important convoi au cœur d'une région hostile, motivait une dispersion des compagnies, dont l'ennemi devait songer à profiter.

Le 29 avril, Ben Kabrili, agha du Dahra, vint attaquer le flanc gauche de nos troupes éparpillées sur une longue ligne de travail, avec quatre à cinq cents cavaliers et autant de fantassins ; mais il fut mis en fuite et poursuivi trois heures par le général de Bourjolly que le gouverneur général avait mis en réserve pour protéger les travaux.

Il fallait pratiquer la route carrossable à travers des roches calcaires que sillonnait péniblement un étroit sentier. La pioche et la pelle ne pouvaient plus être utilisés ; c'étaient la mine et le pic à roc. On jugea qu'il fallait quinze jours ; mais les troupes y mirent tant d'ardeur qu'en sept jours le convoi parvint au port de Ténès.

Le 1er mai, presque aussitôt après l'arrivée de l'armée de terre, on signala en rade trois vapeurs expédiés d'Alger. La marine apportait, avec son concours fraternel, les matériaux nécessaires pour jeter les bases de l'établissement de Ténès. La plage ne tarda pas à se couvrir de denrées et de matériel de toute espèce.

Après des travaux prodigieux que l'armée seule pouvait exécuter aussi rapidement, la route de Ténès au camp d'El-Esnam put être livrée à la circulation des voitures le 8 mai. Dès le 9, le premier convoi s'est mis en route ayant le gouverneur général en tête ; les tribus nouvellement soumises apportèrent le plus grand empressement à fournir trois cent cinquante bêtes de somme, comme supplément de transport.

Par décision du maréchal, président du Conseil, ministre de la Guerre, en date du 16 mai 1843, le camp d'El-Esnam prit le nom d'Orléansville. Ce fut sur l'initiative du gouverneur général que cet hommage fut rendu à la fois à la dynastie régnante et à la mémoire du duc d'Orléans, à la mémoire du prince qui avait été un des instigateurs de la nomination de Bugeaud au gouvernement de la colonie. Le prince, en effet, connaissant l'Afrique par lui-même, avait, un des premiers, pressenti que ce grand homme serait le conquérant et l'organisateur de l'Algérie.

Le général Bugeaud, après avoir jeté la base des deux établissements et rendu praticable la route de Ténès à El-Esnam, se décida à agir sur les côtes pour la rendre sûre désormais.

L'extension subite de notre influence sur -les oasis de la province d'Alger, sur ce territoire que jusque-là on appelait le désert, allait être le contrecoup manifeste de l'échec infligé le 16 mai à Abdel-Kader en personne, au sud de Boghar, par S. A. R : le duc d'Aumale[18].

 

L'année 1843 devait être, sur tous les points de l'Algérie, glorieuse et décisive pour nos armes. Nous occupions alors, suivant le plan présenté en 1835 par le maréchal Clauzel, toutes les places centrales du Tell que nous avions dû abandonner à la suite du traité de la Tafna et toutes celles du littoral. Le général Bugeaud avait, jugé nécessaire et était parvenu, comme nous venons de le voir, à établir sur les limites méridionales du Tell une seconde ligne de places destinées, d'un côté à dominer les tribus extrêmes du Tell, et de l'autre à tenir en respect celles du Sahara, en leur ouvrant et leur fermant à volonté la contrée d'où elles tirent le grain nécessaire à leur existence. Les Romains avaient suivi le même système indiqué par la nature et l'observation, et Abdel-Kader, dont l'intelligence subtile devinait ce que la tradition nous apprend, avait eu la même pensée.

Sans cesse hors d'Alger où il campait à peine, toujours en campagne, le général Bugeaud parcourait le territoire à la tête de ses troupes. Jamais les colonnes expéditionnaires sous ses ordres et sous ceux des généraux Lamoricière, Bedeau, Changarnier ne sillonnèrent davantage, dans toutes les directions, les plaines habitées par les Arabes de la lente et les régions montagneuses occupées par les Kabyles.

La guerre c'est la ruse appliquée par la force, dit un proverbe arabe. Si l'Émir mettait en pratique ce proverbe, son adversaire, le général Bugeaud, en faisait également large profit. C'est ainsi que la poursuite et la prise de la smalah d'Abdel-Kader, sans diminuer en quoi que ce soit la valeur, l'audace et le sang-froid du duc d'Aumale dans l'exécution du fait lui-même, furent une admirable conception militaire, une merveilleuse combinaison du général Bugeaud. Ses-trois petits corps d'armée, en effet, agirent séparément, sans qu'aucun d'eux eût une donnée certaine sur le véritable but, la rencontre de la smalah. Annoncer d'avance ce que nous voulons faire serait compromettre le succès, disait le général Bugeaud à l'un de ses intimes ; il faudra bien, qu'ayant enfermé Abdel-Kader dans un cercle, dans un triangle, le choc arrive ; Napoléon donnait au hasard le tiers, je lui donne la moitié. Abdel-Kader nous tient en alerte par ses ruses, par son incomparable stratégie, par son insaisissabilité ! Nous aussi, devons avec lui lutter de ruses. Voilà pourquoi le général Bedeau et le général Lamoricière, ignorant le véritable objectif de leurs marches et contre-marches, maugréaient souvent contre les ordres incompréhensibles du général en chef. C'était de cette incompréhensibilité de ses ordres que le grand homme espérait le succès, et c'est à ce prix qu'il l'obtint.

En effet, depuis la prise des deux citadelles de l'Émir, Tackdempt et Boghar, la smalah d'Abdel-Kader était errante, évitant l'approche de nos colonnes, lorsque le général Bugeaud, apprenant par les éclaireurs que la smalah était aux environs de Boghar, donna subitement au général de Lamoricière et au duc d'Aumale, qui commandait à Medeah, l'ordre de poursuivre l'Émir.

Le duc partit de Boghar avec treize cents fantassins, six cents chevaux réguliers, spahis, chasseurs et gendarmerie sous les ordres des colonels Yusuf -et Morris, et d'un goum de deux à trois cents cavaliers.

Trois jours après, il était informé que la smalah campait à quinze lieues de Goudjilas. Après, trente heures d'une marche accablante, pendant laquelle on avait à peine dormi quelques heures, -.les chevaux bride au bras, — et mangé du. biscuit et du chocolat pour ne pas trahir notre présence par les feux du bivouac, il arriva dans un pays inculte.

C'était le 16 mai. Le matin, à la pointe du jour, on saisit quelques traînards de la smalah. Trompé par les indications qu'ils donnèrent, le prince fit une reconnaissance vers le sud.

Il était onze heures, lorsque l'aga des Ouled-Ayad, envoyé en avant pour reconnaître l'emplacement de l'eau, revint au galop, annonçant, avec force gestes et pâle d'émotion, que la smalah de l'Émir tout entière était en train de s'établir à la source même du Taguin. Les replis du terrain la cachaient encore ; mais, derrière le mamelon qui la séparait seul de la colonne, disait-il, on apercevait une foule immense qu'il était insensé de songer, un moment, à aborder.

Le colonel Yusuf, qui marchait à l'avant-garde avec ses spahis, avait reçu le premier les renseignements de l'Arabe Mohamed-ben-Ayad. Avant de conduire l'aga au prince, il voulut reconnaître par lui-même l'exactitude de son effrayante version. Accompagné de son officier d'ordonnance, le lieutenant Fleury, et de l'aga Mohamed, il se transporta à toute vitesse sur le point culminant du mamelon servant de rideau entre la smalah et la colonne.

L'Arabe n'avait pas exagéré l'importance et le nombre des masses confuses qui se déroulaient à perte de vue.

La smalah venait d'arriver sur le cours d'eau. Elle s'installait pour camper. Femmes, enfants, défenseurs, troupeaux, tout était pêle-mêle ; mais au milieu de cette population, l'on voyait luire les armes des nombreux réguliers de l'Émir qui présidaient au campement. La circonstance était grave ; notre petite colonne se trouvait surprise, en face d'une foule de quinze à vingt mille âmes et d'environ cinq mille fusils.

Pendant que s'opérait cette reconnaissance, le prince, prévenu par un officier de Yusuf, le sous-lieutenant du Barail, s'était avancé rapidement. Le commandant des spahis le rejoignit presque en bas du mamelon ; tout au plus, à mille mètres de la smalah. Il expliqua avec calme, mais sans les dissimuler, les difficultés et la gravité de la situation. A ce moment se forma comme un conseil de guerre improvisé.

Les chefs indigènes commandant le goum s'étaient approchés. Ils donnaient le conseil de rétrograder, en toute hâte, avant que la présence de la colonne fût signalée. Le colonel Yusuf et Morris étaient d'avis d'attaquer, mais les aides de camp du prince,' les colonels Jamin et de Beaufort, crurent devoir faire de sages observations, au nom de la responsabilité qui pesait sur eux vis-à-vis du Roi. Ils insistaient vivement pour que le jeune général attendit au moins l'arrivée du lieutenant-colonel de Chasseloup avec ses zouaves et la section de l'artillerie.

En présence de ces opinions diverses, le prince, se recueillant un instant, fit cette belle réponse :

Messieurs, nous allons marcher en avant ! Mes aïeux n'ont jamais reculé ! Je ne donnerai pas l'exemple. Et, prenant ses dispositions avec le plus grand sang-froid, le jeune général donne l'ordre à Yusuf d'attaquer par la gauche, tandis que lui, par la droite avec le lieutenant-colonel Morris et ses chasseurs d'Afrique, traverserait le centre de la smalah et diviserait la résistance.

A la vue de nos cavaliers chargeant à fond de train, tout aussitôt les femmes, les vieillards, les enfants s'enfuirent en poussant des cris affreux. Les réguliers d'Abdel-Kader qui veulent protéger leur fuite sont poursuivis et sabrés. La panique s'empare de ces masses surprises à leur tour, et une heure après, quatre mille prisonniers, le trésor de l'Émir, ses tentes, ses drapeaux, les familles de tous les grands chefs étaient au pouvoir de notre cavalerie. La mère et la femme d'Abdel-Kader, un instant prisonnières, étaient sauvées par un esclave fidèle et s'enfuyaient sur un mulet au milieu de la bagarre.

On aurait de la peine à se faire une juste idée de ce combat d'une poignée de braves, où la valeur individuelle fit des prodiges, où six cents hommes déterminés culbutèrent plus de cinq mille défenseurs armés, leur tuèrent trois cents hommes et surent épargner la vie d'une population immense et désarmée.

Le colonel républicain Charras disait un jour, en parlant de l'enlèvement de la smalah, et, en matière de courage, l'homme était bon juge :

Pour entrer, comme l'a fait le duc d'Aumale, avec cinq cents hommes au milieu d'une pareille population il fallait avoir vingt-trois ans, ne pas savoir ce que c'est que le danger ou bien avoir le diable dans le ventre ! Les femmes seules n'avaient qu'à tendre les cordes des tentes sur le chemin des chevaux pour les culbuter, et qu'à jeter leurs pantoufles à la tête des soldats pour les exterminer tous, depuis le premier jusqu'au dernier.

 

Il y a quelques mois, le hasard m'ayant fait rencontrer un vieil Algérien, le général' Fleury, j'en profitai pour recueillir de lui de nouveaux renseignements sur l'enlèvement de la smalah. Le récit pittoresque et émouvant que me fit le général de ce brillant fait d'armes auquel lui-même avait pris part, aux côtés de son ami le colonel Yusuf, me laissa une impression très vive. Rentré chez moi, je le transcrivis aussitôt, et le voici, presque textuellement, tel qu'il s'est fixé dans ma mémoire.

Autant que je m'en souviens, me dit le général, voici comment les choses se sont passées. Le 16 mai, au matin, Yusuf, qui était l'âme de l'expédition, s'était porté bien en avant de la cavalerie pour recevoir, de première main, les rapports qui lui viendraient de ses coureurs et les communiquer au prince. Nous cheminions depuis une heure, intrigués par un nuage de poussière qui s'élevait au loin, lorsque, tout à coup, un cavalier qu'un pli de terrain nous cachait, quelques instants avant, - par cet effet de mirage qui se produit dans le sud, - surgit, débusquant à fond de train à notre rencontre, ému, pâle et comme poursuivi par un songe.

Fuyez, fuyez, dit-il, quand vous le pouvez encore. Ils sont là ! tout près, derrière le mamelon ! Et il montrait la direction. Ils arrivent au campement sur le Taguin. S'ils vous voient, vous êtes perdus ! Ils sont soixante mille, et rien qu'avec des bâtons ils vous tueront comme des lièvres qu'on chasse. Pas un seul d'entre vous ne reviendra pour porter à Medeah la nouvelle de votre désastre !

Allons, calme-toi, dit Yusuf froidement, avec l'habitude qu'il avait du caractère impressionnable des Arabes ; raconte-moi bien ce que tu as vu. Puis, après s'être fait répéter avec plus de précision et moins d'émotion l'état des choses, il se retourna vers moi : Laissons l'escorte, allons voir de nos yeux ; et vous, du Barail, courez prévenir le prince de ce qui se passe. Priez-le d'avancer au galop.

Alors, suivi seulement du coureur arabe, nous partons comme l'éclair, nous espaçant pour ne pas faire de poussière à notre tour, et nous arrivons en quelques minutes, comme trois fantômes, sur le point culminant du mamelon.

Là s'offrait devant nous, à nos pieds, le spectacle le plus saisissant. Mohamed-ben-Ayad n'en avait pas exagéré la dangereuse réalité. La smalah venait, en effet, d'arriver sur le cours d'eau. Elle s'installait pour camper. Femmes, enfants, défenseurs, muletiers, troupeaux, tout était encore pêle-mêle. On entendait les cris, les bêlements de - cette foule confuse. A la lorgnette, on distinguait les armes des nombreux réguliers de l'Émir présidant à l'assiette du campement. Quelques rares tentes blanches abritant les femmes d'Abdel-Kader ou des grands chefs étaient à peine dressées. Tout était en travail, comme dans une ruche. Des milliers de chameaux ou de mulets encore chargés attendaient. Ceux qui avaient été soulagés de leur fardeau se répandaient au loin tout le long des bords verdoyants de la petite rivière. D'innombrables troupeaux de moutons, de chèvres, venaient encore augmenter ce gigantesque désordre. Tous ces êtres assoiffés semblaient devoir tarir le filet d'eau précieux qui se déroulait en sinuosités au milieu de ce chaos.

Il a raison, dit Yusuf, après que nous eûmes contemplé ce panorama inimitable, il a dit vrai Ben-Ayad. Il n'y a pas une minute à perdre. Venez ! Et repartant avec la même vitesse que nous avions mise pour arriver, nous nous dirigeons vers le prince qui s'était sensiblement rapproché.

Dès que nous l'eûmes rejoint, le duc s'arrêta, et à ce moment se forma comme un conseil de guerre composé des chefs indigènes et des Français. Les chefs indigènes étaient unanimes dans leur avis et suppliaient le général d'attendre, ajoutant que ce serait folie d'avancer. Après avoir entendu le rapport de son chef de cavalerie, le prince, avec un grand calme, lui dit : Quelle est votre opinion ?Mon avis, répond Yusuf, est qu'il faut attaquer de suite, si nous ne voulons pas être écrasés par un ennemi très nombreux, qui d'un instant à l'autre va découvrir nos traces ; mais je ne dois pas dissimuler à Votre Altesse Royale que l'entreprise offre de très sérieuses difficultés.

Le colonel Morris, consulté, fit la même réponse, et conseilla fermement d'attaquer. Je pense absolument comme vous, dit le duc d'Aumale, nous allons marcher en avant ! Puis, se tournant vers ses deux aides de camp, les colonels Jamin et de Beaufort : Faites prévenir l'infanterie qu'elle ait à hâter sa marche pour nous soutenir, et en même temps le général distribuait ses ordres aux colonels Yusuf et Morris, comme s'il se fût agi d'aller à la manœuvre.

L'on se séparait pour aller chacun occuper son poste de combat, lorsque le colonel de Beaufort, prenant la parole, dit : Monseigneur, nous sommes ici, le colonel Jamin et moi, responsables vis-à-vis du Roi, et nous avons mission de veiller sur Votre Altesse Royale. Permettez-nous de vous faire remarquer que l'infanterie est encore bien loin, qu'elle est fatiguée par les marches forcées de ces derniers jours et qu'il est de toute prudence d'attendre au moins que les zouaves et l'artillerie du colonel Chasseloup soient à votre portée. — L'infanterie, que l'on est allé prévenir, va faire un effort, reprend le prince ; mais la situation périlleuse que vous signalez commande justement de marcher en avant. Mes aïeux n'ont jamais reculé, je ne donnerai pas l'exemple, dit le jeune duc ; et à ce moment, il s'inscrivait bien comme un des généraux de l'avenir[19].

Il nous paraît intéressant de détacher des notes tenues par M. le général Daumas pendant sa mission auprès d'Abdel-Kader interné à Toulon, le récit de cet événement, émané de l'Émir lui-même. On y verra la description de la smalah, ce mot qui n'a point d'équivalent en français, mais qui pourrait être ainsi défini : réunion considérable d'individus avec l'idée de locomotion, l'agmen des Latins :

Quand ma smalah a été attaquée par le duc d'Aumale, je n'évalue pas à moins de 60.000 âmes la population qu'elle renfermait ; il n'en a pas été enlevé la dixième partie.

J'avais avec moi les tribus entièrement organisées des Hachem, des Beni-Median, des Oulad-Cherif, des Ouladel-Akreud, des Beni-Lent, etc., etc., etc., et, de plus, des fractions d'à peu près toutes les tribus qui s'étaient soumises à vous. Ces fractions étaient composées de marabouts, de tholbas (chefs) enfin, qui n'avaient pas voulu vivre sous vos lois. Ils m'étaient très utiles, parce qu'ayant tous eu de l'influence dans leur pays, ils y avaient conservé des relations et me tenaient informé de vos mouvements.

Ce monde s'étendait depuis Taguin jusqu'au Djebel-Amour. Quand un Arabe y avait perdu sa famille, il lui fallait quelquefois deux jours pour la retrouver, et si un troupeau de gazelles venait à se lever sur son passage, il était tué sans qu'il fût besoin de tirer un coup de fusil, et cela, rien qu'avec les bâtons des hommes du peuple. Là où nous campions, nous mettions à sec les ruisseaux, les puits, les mares. Aussi, avais-je établi avec soin un service pour reconnaître les eaux et empêcher les troupeaux de les salir ou de les gaspiller. Malgré ces précautions, il est mort beaucoup de monde par la soif.

Ma smalah renfermait des armuriers, des selliers, des tailleurs, tous les ouvriers nécessaires à notre organisation. Il s'y tenait un immense marché fréquenté par les Arabes de la lisière du Tell. Quant aux grains, ou ils nous étaient apportés, ou nous allions nous en approvisionner dans les tribus du nord.

L'ordre de campement des tribus était parfaitement réglé. Quand j'avais dressé ma tente, chacun connaissait l'emplacement qu'il devait occuper. Autour de moi, de ma famille, de mon petit trésor, j'avais toujours 300 ou 400 fantassins réguliers, mes khialas, et puis les Hachem d'Ehgris qui m'étaient dévoués plus que les autres. Tu vois par là qu'il n'eût pas été facile d'arriver jusqu'à moi, non pas que je prisse ces précautions par un sentiment de cruauté, mais je sentais que j'étais nécessaire pour accomplir l'œuvre de Dieu, car j'étais le bras qui portait son drapeau. Au lieu de se garder dans les environs de la smalah, j'avais donné aux miens la bonne habitude d'aller vous garder chez vous. Je me trouvais, moi, du côté de Tackdempt, observant la division d'Oran qui était dans le voisinage et que je croyais avoir le plus à redouter. J'avais avec moi 15 ou 1.600 cavaliers ; mais je n'avais pas cru avoir à me méfier du côté de Medeah, et aucun de mes khalifas ne surveillait le fils du Roi.

Malgré cela, nous n'eussions pas été surpris si Dieu n'avait pas aveuglé les miens. Mais en voyant arriver vos spahis avec leurs burnous rouges, on crut dans la smalah que c'étaient mes khialas qui rentraient avec moi. Les femmes poussaient des cris de joie en notre honneur : elles ne furent désabusées que lorsque les premiers coups de fusil partirent. Ce fat alors une confusion inexprimable qui annihila les efforts de ceux qui voulaient se défendre.

Si je m'étais trouvé là, nous aurions combattu pour nos femmes, pour nos enfants. Et vous eussiez vu sans doute un grand jour. Mais Dieu ne l'a pas voulu ; je n'ai connu ce malheur que trois jours après. Il était trop tard !

 

Quelques fuyards ayant appris au général de Lamoricière l'enlèvement de la smalah, le général se porta dans la direction qui lui était indiquée comme étant celle que devaient suivre les débris de la smalah, et il rejoignit les fugitifs pensant qu'Abdel-Kader était au milieu d'eux.

Cette population de 2.500 âmes, dénuée de tout et mourant de faim, implora la générosité du vainqueur. Lamoricière eut pitié de ces malheureux ; il les fit reconduire dans la plaine d'Ehgris et pourvut à tous leurs besoins. La prise de la smalah coûta la mort du plus ancien et du plus fidèle de nos auxiliaires : c'est en retournant à Oran que Mustapha-ben-Ismaël, chef des Douairs et des Smèlas, tomba dans une embuscade et fut assassiné.

Nous avons trouvé dans la correspondance du gouverneur général une pièce des plus importantes : c'est la lettre adressée par lui au duc d'Aumale, pour le féliciter de son succès. Le vieux soldat ne marchande point l'éloge à son jeune lieutenant. Toutefois, après lui avoir exprimé sa haute satisfaction, il l'engage à ne revenir à Alger qu'après avoir terminé la campagne.

Bivouac de l'Oued Bou Bara, le 23 mai 1843, moitié chemin de Ténès à EI-Esnam (Orléansville).

Mon Prince,

Je reçois votre rapport du 20 mai.

L'allégresse était déjà grande, car nous avions reçu dans la journée une très bonne nouvelle de M. le général Changarnier ; mais bientôt votre rapport, répandu dans le camp, y a produit des transports que je n'essaierai pas de vous décrire. On n'était pas seulement enivré de vos succès, pour l'influence qu'ils doivent avoir sur les destinées du grand œuvre que nous poursuivons, mais encore parce qu'ils étaient obtenus par le fils du Roi, que l'armée chérissait déjà, et qu'elle honore aujourd'hui.

Il y a trois jours que j'écrivais, ou dans une lettre au ministre, ou dans un article qui doit être inséré au Moniteur algérien du 25, que dans la poursuite de la smalah, quelles que fussent les dispositions prises, quelle que fût l'intelligence du prince chargé de cette mission, il fallait encore une faveur de la fortune, pour saisir cette agrégation si bien avertie, si mobile, si bien défendue. lié bien, la fortune n'y a été presque pour rien. Vous devez la victoire à votre résolution, à la détermination de vos sous-ordres, à l'impétuosité de l'attaque. Oui, vous avez bien fait de ne pas attendre l'infanterie ; il fallait brusquer l'affaire comme vous l'avez fait. Cette occasion presque inespérée, il fallait la saisir aux cheveux. Votre audace devait frapper de terreur cette multitude désordonnée. Si vous aviez hésité, les guerriers se seraient réunis pour protéger les familles ; un certain ensemble eût été mis dans leur défense, et le succès, à supposer que vous l'eussiez obtenu, vous eût coûté fort cher. La décision, l'impétuosité d'à-propos, voilà ce qui constitue le vrai guerrier. Il est des cas où il faut être prudent et mesuré, où il faut manœuvrer avec ordre et ensemble : c'est quand on trouve un ennemi bien préparé, fort et bien échelonné. Il en est d'autres où il faut l'élan et la rapidité d'exécution, sans s'occuper beaucoup de l'ordre. L'affaire de Taguin était dans cette dernière classe ; vous l'avez compris à l'instant, et c'est là surtout ce qui fait le grand mérite de cette action.

Le général de Bar pense que vous viendrez à Alger, et il parait désirer que j'y aille moi-même, pour disposer des nombreux et grands personnages de tout sexe que vous trainerez à votre suite. Quel que soit le désir que j'aie d'aller moi-même vous complimenter, je crois devoir m'en abstenir. Il vaut mieux poursuivre le cours de nos travaux et tirer tout le parti possible du grand effet moral que produisent votre belle affaire, celle du général Changarnier et ce que nous avons fait dans le Dahra.

Vous sentirez vous-même que, chacun de notre côté, nous n'avons pas une minute à perdre pour compléter notre ouvrage autant qu'il peut l'être. Les chaleurs arrivent à grands pas, profitons du beau temps qui nous reste.

Il vous appartient de disposer de vos prisonniers ; vous connaissez mieux que moi l'importance de chacun, et vous jugerez de ceux qui doivent être envoyés en France, ou gardés à Alger pour nous en servir dans la politique.

Si vous n'allez pas il Alger, indiquez vos vues à M. le général de Bar, d'une manière bien circonstanciée, et, dans tous les cas, ne tardez pas à mettre vos troupes et vos services à la disposition de M. le général Changarnier, pour l'aider à réduire l'Ouarensènis et toutes les tribus du sud de ces montagnes.

Ce qui me parait le plus judicieux, serait, une fois que vous atteindrez la vallée du Chélif, d'envoyer vos trophées à Alger par une partie de votre infanterie, et quelques cavaliers, et avec la cavalerie et le reste de votre infanterie — si vous en aviez de reste — vous porter au Teniet-el-Had, unir vos forces à celles disponibles du colonel Korte, et recommencer la campagne dans le sud de l'Ouarensènis. Il est bien entendu que votre cavalerie prendrait deux ou trois jours de repos sous Milianah. Le général Changarnier doit y rentrer le 30 ; vous concerteriez avec lui vos mouvements ultérieurs. Nous sommes à la crise décisive ; profitons des dons de la fortune, car elle n'est fidèle qu'à ceux qui lui font la cour sans relâche.

Au mois de juillet, vous reviendrez à Alger, et l'accueil que vous y recevrez sera plus flatteur encore qu'aujourd'hui.

A moins de nouvelles qui fassent changer mes déterminations, je compte m'occuper incessamment d'expulser Berkani de l'agalik de Zatima, après quoi je porterai mes efforts sur le centre de l'Ouarensènis, si cela est nécessaire. J'espère n'avoir point à m'occuper de l'ouest de cette chaîne, car on dit que Sidi-Mohammed-bel-Hadj, délivré par la catastrophe de la smalah, est rentré chez les Beni-Ouragh où il a été reçu à bras ouverts, ce qui amènerait leur soumission sans coup férir.

Je suis bien curieux de détails plus circonstanciés sur les prises que vous avez faites, en nombre de personnes, en chevaux, bestiaux, armes, butin, etc. La liste des personnes importantes est déjà considérable, vous en découvrirez d'autres dans la masse ; cela influera beaucoup sur la conduite de plusieurs personnages attachés à Abdel-Kader.

Le général Bedeau a obtenu de jolis succès chez les Djaffras ; il a surpris, de jour, un bivouac de cavalerie dans lequel il a tué ou pris plusieurs personnages importants ; au nombre des prisonniers se trouve le nouveau khalifa de cette contrée, Zestoun-bou-Chareb.

Le 16, le général Gentil a fait une assez forte razzia sur les Flittas insoumis ; mais 51 chasseurs sous les ordres du capitaine Daumas, s'étant aventurés trop loin, ont été enveloppés par 300 ou 400 réguliers et de nombreux cavaliers des tribus ; ils ont été obligés de se retirer au marabout de Sidi-Rached, de mettre pied à terre, et de se défendre comme fantassins. Le capitaine Favas, à la tête d'un faible escadron, a traversé l'ennemi pour venir secourir nos braves, mais il a été bientôt contraint lui-même de se défendre de la même manière. Tous auraient succombé sans l'arrivée d'un bataillon du 32e qui les a délivrés. La défense a été héroïque ; mais nos pertes ont été sensibles ; nous avons perdu 14 chasseurs et en tout 22 hommes et 37 chevaux ; nous en avons eu 30 blessés. Les prises faites dans la razzia ont été ramenés à Sidi-bel-Abbès sans autre accident. Dans cette circonstance critique, les détachements du 2e chasseurs se sont couverts de gloire ; sur 7 officiers, 6 ont été blessés.

Adieu, mon Prince ; la campagne me paraîtra longue, car je suis tourmenté du désir de vous voir et de vous dire combien je suis content de vous.

Agréez, en attendant, l'assurance de mon respectueux et entier dévouement.

Signé : BUGEAUD.

 

Un ordre à l'armée signé du général de Bar, en date du 19 juillet, annonça que S. A. R. Mgr le duc d'Aumale, maréchal de camp, commandant supérieur à Medeah, était promu au grade de lieutenant général par ordonnance royale en date du 3 juillet courant.

Quelques jours après, le 31 juillet, le général Bugeaud était élevé àla dignité de maréchal de France.

Trois mois auparavant, par ordonnance du 9 avril, le général Bugeaud avait été nommé grand-croix de la Légion d'honneur, et ses deux lieutenants, Changarnier[20] et Lamoricière, promus au grade de lieutenants généraux.

Ce fut le 20 septembre seulement que le duc d'Aumale, après un court séjour en France, revint à Alger. Le maréchal quitta Oran pour venir le recevoir.

Le jeune héros de la smalah fut reçu avec enthousiasme dans la capitale algérienne, et l'élite de la population civile lui offrit un banquet dans les salons de la Régence ainsi qu'au nouveau maréchal.

 

 

 



[1] Nous ne croyons pas sans intérêt de rappeler ici la succession des ministres de la Guerre depuis l'année 1830 jusqu'en 1848.

1er août 1830. — Gérard (Maurice-Étienne, comte), lieutenant général, député.

17 novembre 1830. — Soult de Dalmatie (Jean-de-Dieu, maréchal duc) (pour la deuxième fois) ; président du Conseil, il avait occupé le ministère du 3 décembre 1814 au 11 mars 1815).

18 juillet 1834. — Gérard (maréchal comte), pair de France.

10 novembre 1834. — Bernard (Simon, baron), lieutenant général.

18 novembre 1834. — De Trévise (Adolphe-Édouard-Casimir-Joseph Mortier, duc), maréchal et pair de France (président du Conseil).

30 avril 1835. — Maison (Nicolas-Joseph, marquis), maréchal et pair de France.

19 septembre 1836. — Bernard (baron), lieutenant général, pair de France (pour la deuxième fois).

31 mars 1839. — Cubières (Amédée-Louis Despans-), lieutenant général.

12 mai 1839. — Schneider (Antoine-Virgile), lieutenant général, député.

1er mars 1840. — Cubières (Despans-) (pour la seconde fois).

29 octobre 1840. — Soult de Dalmatie (maréchal duc) (pour la troisième fois ; président du Conseil jusqu'au 15 septembre 1845).

10 novembre 1845. — De Saint-Yon (Alexandre-Pierre Molinc), lieutenant général, pair de France.

9 mai 1847. — Trezel (Camille-Alphonse), lieutenant général, pair de France.

25 février 1848. — Subervie (Jacques-Gervais, baron), lieutenant général.

5 avril 1848. — Arago (François), membre du gouvernement provisoire.

17 mai 1848. — Cavaignac (Louis-Eugène), général de division, membre de l'Assemblée constituante.

28 juin 1848. — De Lamoricière (Christophe-Louis-Léon Juchault) général de division, membre de l'Assemblée constituante.

20 décembre 1848. — Rulhières (Joseph-Marcellin), général de division, membre de l'Assemblée constituante.

[2] Lorsque le général Bugeaud, désigné pour remplacer le maréchal Valée, alla prendre congé du duc d'Orléans, le prince le plaisanta sur sa détermination d'aller conquérir, coloniser un pays qu'il n'aimait pas et dont il avait dit tant de mal. Monseigneur, reprit le général, il est très agréable et très facile à un homme d'épouser une jeune femme belle, riche, séduisante et dont il est éperdument amoureux. Quoi d'étonnant s'il se conduit bien avec elle !Mais que diriez-vous de l'homme forcé d'épouser une femme laide, pauvre, disgracieuse qu'il ne pouvait souffrir, que diriez-vous de lui si cet homme cependant n'oubliait auprès d'elle aucun devoir, aucun égard ? Eh bien, Monseigneur, je serai envers l'Algérie ce mari, ce galant de nouvelle espèce, et je la traiterai si bien, je l'entourerai de tant de soins, de tant d'amour, que force lui sera bien de redevenir jeune, séduisante et belle ! — Quelques personnes ont prétendu que S. A. le prince royal avait vu avec déplaisir la désignation du général Bugeaud comme gouverneur de l'Algérie, et avait regretté que le choix du Gouvernement ne se fût point porté sur le général Despans-Cubières. — Cette assertion nous semble absolument controuvée ; nous n'en voudrions pour preuve que la sagacité du prince et l'estime très haute dans laquelle il tenait le général Bugeaud, et dont les lettres écrites en 1839 sont un témoignage irrécusable.

[3] L'Algérie, a écrit le général Daumas, à partir de la mer, au nord, jusqu'à une profondeur variable de 450 à 500 kilomètres, se divise en deux zones principales, le Tell et le Sahara. Le Tell est la partie la plus rapprochée de la mer ; c'est le pays des montagnes et des vallées, des céréales et des cours d'eau. Sa population se compose d'Arabes et de Kabyles. Les uns et les autres suivent la religion musulmane ; mais leurs mœurs, la constitution de leur société, aussi bien que leur origine et leur langue en font comme deux nationalités distinctes. Le Sahara est le pays des plaines ; c'est le séjour privilégié des Arabes pasteurs qui trouvent de précieuses ressources dans ces étendues immenses et de vastes pâturages. Le manque d'eau rend cette contrée à peu près impropre à la culture. Cette différence dans la constitution du sol a pour conséquence naturelle de produire des dissemblances notables dans les mœurs et dans les richesses des populations qui l'habitent. Aux unes les produits d'une terre fertile, l'élève des bœufs, mais une vie plus sédentaire amenée par la nécessité de ne se mouvoir que dans un cercle restreint. Aussi leur donne-t-on le nom de Hal el Gueraba (les gens de la chaumière), Hal el Haouach (les gens de la ferme) ou Hal bit-echchâar (les gens de la maison de poil), suivant qu'elles vivent dans le village, dans la ferme ou sous la tente. Aux autres la facilité de posséder de nombreux troupeaux (chevaux, chameaux et moutons), d'aller et de venir sur de plus larges espaces ; pour ce motif, on les appelle arabes Rahhala, c'est-à-dire qui changent souvent de campement.

[4] Voici le tableau progressif des contingents de l'armée française en Afrique relevés dans la séance de 14 mai 1840, sur des renseignements donnés par M. Emmanuel Poulie, député :

1831 : 17.900 ; 1832 : 22.400 ; 1833 : 27.000 ; 1834 : 31.000 ; 1835 : 30.800 ; 1836 31.400 ; 1837 : 42.600 ; 1838 : 48.000 ; 1839 : 54.000 ; 1840 : 63.000.

Au 1er juillet 1841, nos troupes en Algérie s'élevaient à 78.989 hommes, tant troupes françaises qu'auxiliaires et indigènes.

Au 1er juillet 1842 elles s'élevaient à 83.281 hommes ; en 1843 à 85.664 ; en 1844 à 90.562 ; en 1845 à 89.099 ; en 1846 à 107.688 et en 1847 à 101.520 hommes.

[5] Pelissier (Amable-Jean-Jacques), est né le 6 novembre 1794 à Maromme (Seine-Inférieure). Il fil ses études au Prytanée militaire et à l'école Saint-Cyr. Deux jours avant le retour de l'île d'Elbe, il recevait le brevet de sous-lieutenant et fut incorporé dans un régiment posté en observation sur le Rhin. En 1823 Pelissier fit la campagne d'Espagne et fut décoré de la Légion d'honneur et de l'ordre de Saint-Ferdinand. A la suite de l'expédition d'Alger, à laquelle il prit part, Pelissier reçut le grade de chef d'escadron, puis il devint aide de camp du général Pelet pendant l'expédition d'Anvers. En 1839, il repasse en Algérie avec le grade de lieutenant-colonel et pendant trois ans dirige l'état-major de la province d'Oran. Il se distingue pendant l'expédition de Tackdempt (1841), au combat d'Oued-Melah, et après l'expédition du Chélif est nommé colonel.

Pelissier prit part à la guerre contre le Maroc, et se signala à la bataille d'Isly où il commandait l'aile gauche. Chargé en 1845 de poursuivre un gros d'Arabes qui se réfugièrent dans les grottes de l'Ouled-Rhia, et voyant la difficulté de les déloger de leur position, il fit allumer des feux à l'entrée des grottes et les Arabes périrent étouffés. L'opinion s'émut, le ministre de la guerre Soult, interpellé à la Chambre, blâma le colonel Pelissier, qui pourtant n'avait agi que d'après les ordres du maréchal Bugeaud qui couvrit énergiquement son subordonné. L'année suivante, Pelissier reçut les épaulettes de général de brigade. Au moment du coup d'État, il remplaça le général d'Hautpoul comme gouverneur général, mit l'Algérie en état de siège et se rallia complètement au nouveau gouvernement. — Remplacé par le maréchal Randon, il retourna à Oran, organisa la première expédition de Kabylie, s'empara de Laghouat et en 1852 força les tribus du sud à faire leur soumission.

Le général Pelissier venait d'être promu au grade de grand officier de la Légion d'honneur, lorsqu'il reçut l'ordre de diriger les opérations du siège de Sébastopol, le général Canrobert, commandant en chef, ayant donné sa démission. Après plusieurs combats menés avec une rare vigueur, le général Pelissier sut réduire la place en s'emparant de la tour Malakoff (1855).

Cette victoire lui valut le bâton de maréchal et le titre de duc de Malakoff. Rentré en France, il reçut l'ambassade de Londres. Lors de la guerre de 1859, l'Empereur le chargea d'organiser à Nancy une armée pour observer l'Allemagne et au besoin la contenir. Après la paix de Villafranca (1859), il devint grand chancelier de la Légion d'honneur, puis en 1860 fut nommé gouverneur général de l'Algérie. Il y mourut en 1864. Le maréchal Pelissier, à un courage et à une audace peu commune, joignait une haute intelligence militaire. Sa brutalité, sa brusquerie légendaires, étaient mitigées par un grand sentiment d'équité et un rare esprit naturel.

[6] Henri-Eugène-Philippe-Louis d'Orléans, duc d'Aumale, né à Paris le 16 janvier 1822, est le quatrième fils du roi Louis-Philippe. Élevé comme ses frères au collège Henri IV, il y fit des études remarquables. — Il entra à dix-sept ans dans les rangs de l'armée et débuta au camp de Fontainebleau. Après avoir dirigé quelque temps l'école de Vincennes, il fut en 1839 promit capitaine au 4e de ligne. Eu 1840, il accompagna, en qualité d'officier d'ordonnance, son frère le duc d'Orléans, à qui l'unissait la plus vive amitié, et fil vaillamment ses premières armes aux combats de l'Affroun, du col de Mouzaia et du bois des Oliviers. Il obtint la même année les grades de chef de bataillon et de lieutenant-colonel. — C'est à cette époque, mars 1841, qu'il revint en Afrique et prit part avec son frère le duc de Nemours à la campagne de Medeah et de Milianah. Atteint par les fièvres, il revint en France en juillet 1841 et traversa la France au milieu des ovations ; c'est au moment où il faisait à Paris sa rentrée triomphale à la tête du 11e léger qu'il faillit être avec son frère le duc d'Orléans la victime de l'attentat du républicain Quenisset (13 septembre).

Après avoir complété à Courbevoie son instruction militaire, le duc d'Aumale, qui venait d'être créé maréchal de camp, octobre 1842, revint en Algérie. Il commandait la subdivision de Medeah lorsque, envoyé par le gouverneur général Bugeaud à la poursuite d'Abdel-Kader, il enleva la smalah de l'Émir, avec une intrépidité et un sang-froid surprenants (16 mars 1843). Nommé lieutenant général en octobre de la même année, il reçut le commandement supérieur de la province de Constantine.

En 1844, il dirigea l'expédition de Biskra et se distingua dans les campagnes contre les Ziban et les Ouled-Sultan. Le 25 novembre de la même année, il épousait la fille du prince de Salerne, Marie-Caroline de Bourbon. — Après avoir commandé en chef le camp de la Gironde (1845) il repasse en Afrique où il prend part à la pacification de l'Ouarensènis (1846). — Le maréchal Bugeaud avant abandonné le gouvernement de l'Algérie, le duc d'Aumale lui succéda le 22 septembre 1847. Le jeune prince exerça, au milieu des sympathies de l'armée et de la colonie, une sorte de vice-royauté. La reddition d'Abdel-Kader fut le dernier acte de son gouvernement. Au moment où éclata la révolution de février 1848, malgré les instances des chefs militaires, les espérances de l'armée et de la colonie, il remit le pouvoir au général Cavaignac et adressa à l'armée, qui attendait mieux de lui, des adieux pleins de dignité. Il s'embarqua le 3 mars avec le prince et la princesse de Joinville sur le bateau français le Solon, qui les conduisit à Gibraltar. — A partir de cette époque, le prince n'a cessé d'habiter l'Angleterre, résidant à Claremont et à Twickenham. — Héritier par la mort du prince de Condé d'une fortune considérable, le prince s'occupa à réunir dès cette époque une splendide collection de tableaux et de livres, et attira l'attention par de nombreux écrits militaires et politiques. Sa Lettre sur l'histoire de France, critique vive, éloquente et hautaine du gouvernement impérial, fut saisie et déférée aux tribunaux de Paris, les éditeurs-condamnés à un an de prison et à 5.000 francs d'amende. — Ce fut peu de temps après qu'un cartel, adressé par le duc d'Aumale au prince Jérôme-Napoléon, à la suite d'un discours de ce dernier au Sénat, fut décliné par le fils du roi Jérôme.

Il publia plus tard : Histoire des princes de Condé, et une étude sur les Institutions militaires de la France. Survint l'année fatale de 1870, la chute de l'Empire, l'avènement de la République et l'invasion. En 1871, le duc d'Aumale fut nommé représentant de l'Oise par 52.222 voix. Au mois de mars 1872, il fut réintégré dans le cadre d'activité comme général de division.

Désigné au mois d'octobre 1873 pour présider le conseil de guerre chargé de juger le maréchal Bazaine, le prince, forcé d'obéir, dirigea les débats avec une magistrale autorité. Ses ennemis et M. Thiers, en contraignant le prince à cette pénible mission, avaient espéré lui tendre un piège et rendre son nom odieux et impopulaire. Le contraire advint. Son altitude sévère, impartiale et patriotique, les hautes facultés qu'il déploya dans ce difficile interrogatoire et dans le cours du procès lui donnèrent en France une situation telle que tout autre prince en eût certainement profité.

Nommé au commandement du 7e corps d'armée par le maréchal de Mac-Mahon au mois de septembre 1873, il alla prendre possession de son poste après le procès de Trianon. Un décret du 11 février 1879 l'a remplacé dans son commandement. — Élu membre de l'Académie française au mois de décembre 1871, le duc d'Aumale s'est aujourd'hui absolument désintéressé de la politique ; il a même cessé d'habiter Paris, et s'est retiré au château de Chantilly, qu'il a fait restaurer d'une façon royale et où sont réunies ses merveilleuses collections.

[7] Le traité de paix de la Tafna, signé le 3 mai 1837 entre Abdel-Kader et le représentant de la France, avait été rompu en novembre 1839. Peut-être serait-il imprudent de rechercher laquelle des deux parties entama les hostilités. Quoi qu'il en soit, la promenade militaire du duc d'Orléans (octobre 1839) à travers le défilé des Bibans (Portes de fer) fut considérée par l'Émir comme une provocation et amena de sa part de sanglantes représailles, les massacres de nos colons dans la Mitidjah. L'année suivante, en 1840, le prince royal, après le brillant enlèvement du col de Mouzaia, s'emparait de Medeah et de Milianah, et rentrait en France, laissant au général Bugeaud le soin de continuer la lutte contre le puissant Émir.

[8] Parmi les officiers cités à l'ordre du jour par le gouverneur général, nous relevons les noms suivants : du 23e de ligne : le colonel de Macors ; du 24e de ligne : le colonel Gentil, le lieutenant-colonel S. A. R. le duc d'Aumale, le lieutenant Ducrot, etc. ; 48e de ligne : colonel Leblond, le lieutenant-colonel Regnault, blessé ; 47e léger : le colonel Bedeau, les capitaines de Marguenat et Fromont, etc. ; gendarmerie maure : le capitaine d'Allonville, chargé du bureau arabe et du commandement des forces indigènes, etc.

[9] Louis, duc de Nemours, né à Paris, le 25 octobre 1814, est le deuxième fils du roi Louis-Philippe. Comme ses frères, il suivit les classes du collège Henri IV, obtint des succès au concours et s'adonna plus spécialement à l'étude des sciences. Il était encore enfant lorsque le roi Charles X, d'après un usage de l'ancien régime, le nomma, en 1826, colonel du 1er régiment de chasseurs à cheval, à la tête duquel il fit, le 3 août 1830, son entrée à Paris. Quelques mois plus tard, il fut élu roi des Belges (3 février 1831). Mais son père, qui ne se croyait pas en mesure de faire accepter ce choix aux puissances européennes, refusa l'offre du congrès national ; il ne se prêta pas davantage aux avances qui lui furent faites pour placer son fils sur le trône de Grèce.

Après avoir pris part aux deux campagnes de Belgique et s'être formé au commandement dans les camps de Compiègne, de Lunéville et de Saint-Omer, le duc de Nemours fut promu, le 1er juillet 1834, maréchal de camp. Ce fut dans la première expédition de Constantine (1836) qu'il débuta sur la terre d'Afrique. Pendant deux mois, il partagea les fatigues et les dangers de l'attaque et de la retraite, et, de retour à Alger, refusa les fêtes qui lui furent offertes. Dans la seconde expédition (1837), il commanda la première brigade d'infanterie, puis les troupes du siège, et reçut, le 11 novembre suivant, le grade de lieutenant général.

Le 27 avril 1840, le duc de Nemours épousa Victoire-Auguste-Antoinette, duchesse de Saxe-Cobourg-Gotha, héritière, par sa mère, d'une partie de la grande fortune des princes de Rohan. L'année suivante, il retourna pour la dernière fois en Afrique et prit part à une campagne décisive contre Abdel-Kader sur les bords du Chélif.

La mort prématurée de son frère aîné donna au duc de Nemours une grande importance. Contrairement aux traditions de l'ancienne monarchie qui étaient en faveur de la mère de l'héritier présomptif, un projet de loi fut présenté aux Chambres qui lui attribua la régence ; l'opinion ne parut pas ratifier celle loi que le sentiment du danger fit abandonner en 1848. Plusieurs fois le duc se retrouva à la tête des troupes réunies dans des camps d'instruction ; il assistait avec régularité aux travaux de la chambre des pairs, et fit plusieurs voyages dans les départements.

Lorsque éclata la révolution de Février, le duc de Nemours commandait un corps de troupes massé sur la place du Carrousel. Sans essayer de se prévaloir de ses droits, il s'effaça aussi complètement que pouvaient le réclamer les exigences de la situation, et accompagna sa belle-sœur, la duchesse d'Orléans, à la chambre des députés. A ce dernier acte de sa vie publique se rattache le souvenir d'un devoir dignement rempli. Depuis qu'il a rejoint sa famille dans l'exil, le prince n'a cessé de résidera Claremont.

Après la chute de l'Empire, en 1870, il est rentré en France avec ses frères et ses neveux, et depuis s'est constamment tenu à l'écart de la politique. Le duc de Nemours, dont la ressemblance physique avec son illustre aïeul Henri IV est remarquable, a toujours fui la popularité. Ses hautes qualités, son désintéressement, la noblesse de son caractère, sont relevées par une rare modestie, et une réserve qui ont été, souvent et bien inconsidérément, prises pour de la hauteur et de la morgue.

[10] Saint-Arnaud (Jacques Leroy de), maréchal de France, né à Paris en 1798, mort en 1854, était fils d'un ancien avocat au Parlement, qui fut depuis membre du tribunat et préfet de l'Aude. Après avoir fait ses études au lycée Napoléon, il entra, en 1816, dans les gardes du corps, passa sous-lieutenant successivement dans la légion départementale de la Corse, dans celle des Bouches-du-Rhône, et au 49e de ligne ; quitta le service actif, pour aller, en 1822, combattre comme volontaire pour la cause hellénique ; voyagea à l'étranger pendant quelques années, et, en 1831, reprit son grade dans le 64e de ligne. Promu lieutenant, il prit part à la guerre de Vendée, fut officier d'ordonnance du général Bugeaud, et l'accompagna à Blaye. En 1836, envoyé en Afrique dans la légion étrangère, il y fut nommé capitaine, en 1837, et prit une part héroïque à l'assaut de Constantine. Après la prise de Djidjelly sa belle conduite lui valut d'être mis à l'ordre du jour de l'armée. Il devint l'année suivante chef de bataillon au 18e léger en 1840, au corps des zouaves en 1841 ; lieutenant-colonel du 53e de ligne en 1842 ; colonel du 32e puis du 53e en 1844. Son avancement était le prix de la valeur qu'il avait déployée à l'assaut de Constantine, à l'attaque du col de Mouzaia et à la prise de Mascara. Après avoir commandé les subdivisions de Milianah et d'Orléansville, il comprima l'insurrection du Dahra (1845-1847), réduisit Bou-Maza à se constituer prisonnier, fut récompensé par le grade de maréchal de camp (1847). Il commanda la subdivision de Mostaganem après la révolution de février 1848, celle d'Alger en 1849, dirigea une expédition brillante dans la Kabylie de Bougie, fut élevé en 1850 au commandement supérieur de la division de Constantine, et subjugua en 1851 la petite Kabylie.

Signalé au Prince-Président, le général de Saint-Arnaud, fut mis à la tête de la 2e division de l'armée de Paris, et bientôt appelé au ministère de la guerre. Il exécuta les mesures militaires qui devaient assurer le coup d'État du 2 décembre et lors du rétablissement de l'Empire, en 1852, reçut le bâton de maréchal de France et le titre de grand écuyer de l'Empereur. Son administration a été signalée par de nombreuses améliorations dans le service : reconstitution du cadre d'état-major général de l'armée, et rétablissement de la section de réserve pour les officiers généraux et les intendants militaires ; augmentation de la solde des sous-officiers de toutes armes ; amélioration du pain du soldat ; réorganisation de la gendarmerie, de l'artillerie, du corps de santé de l'armée de terre, de l'école de cavalerie de Saumur ; création d'une section de cavalerie à l'école impériale militaire de Saint-Cyr, formation du régiment des guides, de deux nouveaux régiments de zouaves, de dix nouveaux bataillons de chasseurs à pied et d'un régiment de tirailleurs algériens.

Quand éclata la guerre avec la Russie, en 1854, Saint-Arnaud reçut le commandement en chef de l'armée d'Orient. Il opéra une heureuse descente en Crimée, de concert avec lord Raglan, gagna la bataille de l'Aima, et, au moment d'attaquer Sébastopol, succomba à la maladie qui le minait depuis longtemps. Sa lutte contre la douleur et sa mort debout, furent dignes de l'antiquité. Son corps a été déposé aux Invalides, et son buste en bronze a été placé dans la cour du lycée Napoléon. Le maréchal Saint-Arnaud était un officier actif, infatigable, plein de bravoure, de résolution et de prévoyance, un tacticien habile, un administrateur intelligent. Il a laissé des lettres (Paris 1855), ravissantes d'esprit et de naturel, et fort précieuses par leurs détails sur la conquête de l'Algérie.

Malgré les outrages et les calomnies que les ennemis du régime impérial ont cherché à amasser sur la tête du maréchal Saint-Arnaud, l'homme, en dépit de sa prodigalité et de son insouciance dans les questions d'argent, demeurera néanmoins comme une des personnalités les plus brillantes et les plus originales de ce temps. Sa mort héroïque et chrétienne rachètera bien des fautes.

[11] L'activité de corps et d'esprit du maréchal, nous disait dernièrement l'amiral Fourichon qui commandait alors, en 1841, comme lieutenant de vaisseau, le Phare, bateau du gouverneur général, était incomparable. Il dormait fort peu et ne craignait pas de réveiller son entourage lorsqu'il ne sommeillait pas. — Il écrivait rarement lui-même, et toujours lentement et d'une main mal assurée ; mais les secrétaires de son cabinet, Trochu, Verge, et moi-même, étions continuellement occupés à écrire sous sa dictée. Travailleur au tempérament infatigable, il avait le tort de juger les autres tels que lui. Toutefois son esprit, sa gaieté, son entrain, sa bonhomie et sa bonté le faisaient adorer de tous ceux qui vivaient dans son intimité. — Il aimait à parler et professait toujours. C'était un merveilleux conteur, sachant donner à ses récits un tour pittoresque, original, et toujours varié. Je me souviens qu'un jour au palais d'Alger, en 1841, il était assis sur un petit canapé bas, tandis que se tenaient debout devant lui trois députés voyageurs, commissaires, et quelque peu inspecteurs de ses faits et gestes, MM. de Beaumont, de Corcelles et de Tocqueville. Seul de ces interlocuteurs, M. de Corcelles était juste pour le maréchal et l'aimait. Le maréchal racontait à ses hôtes la prise de Saragosse et cela avec tant de chaleur, avec un entrain, une vérité, une simplicité telles que M. de Tocqueville, peu admiratif d'habitude, s'approcha de nous et nous avoua qu'il n'avait jamais soupçonné chez notre général une semblable éloquence.

Son cœur était placé très haut : il était plein de générosité et de grandeur, ajoutait avec émotion, l'amiral Fourichon, et dans mille circonstances, de combien de traits superbes et touchants ai-je été témoin de sa part !

[12] Les cavaliers arabes qui essayèrent d'enlever le détachement Blandan venaient de la province du Sebaou gouvernée par un petit chef indépendant nommé Bou-Salem que nous reverrons plus tard. Le gouverneur général résolut dès lors de le châtier, à la première occasion.

[13] Par l'initiative du gouverneur général Bugeaud (arrêté du 6 juillet 1842), un monument commémoratif a été érigé sur le lieu de ce fait d'armes. Le touriste est surpris de voir cette pyramide se dresser au milieu de fermes plantureuses et de jardins aujourd'hui si bien cultivés. — Beni-Mered, petit village de 400 habitants, situé entre Blidah et Boufarick, est à quelques kilomètres de cette dernière ville. C'est en revenant de Boufarick que je m'arrêtai à Beni-Mered pour voir le monument du sergent Blandan élevé sur la place du village.

Parmi mes excursions de préfet d'Alger en 1874, pour connaître mon département, celle du canton de Boufarick fut une des plus intéressantes. — Occupé en 1832 par le général d'Erlon qui y avait établi un camp retranché, Boufarick, humide bocage entouré de marais aux exhalaisons pestilentielles, fut pendant de longues années la- plus vaste nécropole de nos colons et des soldats. Le chiffre des victimes de la fièvre enterrées à Boufarick est incalculable. Des générations de colons disparurent. Les terres furent si profondément fouillées que le sol se couvrit de nombreuses plantations, des routes furent ouvertes, l'eau circula partout, et à cette heure la ville de Boufarick, qui compte plus de 5.000 habitants, avec ses grandioses avenues de platanes qui semblent séculaires, produit l'impression d'une résidence royale. — Le marché de chevaux et bestiaux qui se tient les lundis à Boufarick est un des plus importants de l'Algérie.

[14] Le général de Bar naquit à Thiais en 1783. Engagé volontaire, il gagna ses premiers galons sur les champs de bataille de l'Empire. Grièvement blessé à Bautzen, il resta prisonnier jusqu'en 1819. Il se distingua à Waterloo où il fut blessé grièvement. En 1823, il fit la guerre d'Espagne comme lieutenant-colonel, et fut nommé colonel en 1830. Maréchal de camp en 1837, il prit une part glorieuse à nos combats d'Algérie, et le maréchal Bugeaud lui fit obtenir le grade de lieutenant général. Il eut, plusieurs fois, à remplir par intérim les fonctions de gouverneur en l'absence du maréchal Bugeaud qui lui témoignait une affection et une confiance absolues. En 1848 il fut mis à la retraite et nommé colonel de la troisième légion de la garde nationale. Sénateur en 1852, et grand officier de la Légion d'honneur, de Bar est mort en 1861.

[15] La gorge de la Chiffa est une des merveilles de l'Algérie, une des beautés du monde. Dans une coupure à pic de cinq lieues de long, la route a été conquise tantôt sur le rocher qui la surplombe de cent mètres et que la mine a dompté, tantôt sur le torrent qui lui cède une partie de son lit. Les lichens, les herbes de toute espèce poussent dans les fentes de rochers ; dans les places plus favorisées où la terre végétale n'a pu être enlevée, de véritables forêts se dressent sur vos têtes. La Chiffa s'est frayé, à travers les rochers, ce chemin torrentueux, et reçoit dans sa course vagabonde les cascades qui tombent des sommets escarpés. (Piesse, Itinéraire de l'Algérie, Hachette.) — Un fait de détail emprunté à l'histoire naturelle prouve combien ces gorges sont abruptes, combien les difficultés y étaient immenses. Malgré l'instinct de destruction de l'homme, malgré les armes perfectionnées dont disposent aujourd'hui les chasseurs, des tribus de singes continuent à vivre tranquilles dans les gorges de la Chiffa. C'est le seul point de l'Algérie, en dehors de la montagne de Bougie, où se produise ce phénomène. Les quadrumanes, défiant sur ces pentes à pic les poursuites de l'homme et les carabines à percussion centrale, se jouent dans les rochers qu'ils escaladent, et vont le soir en troupe boire l'eau du torrent.

[16] Dans la réponse du khalifa après la cérémonie de l'investiture, on remarque les passages suivants :

Tu as été terrible avec tes ennemis, et aussitôt après ta victoire, tu as oublié ta force pour ne songer qu'à la miséricorde, la plus belle qualité que Dieu puisse donner aux sultans !...

Ton arrivée dans le pays des Arabes a été le lever d'un astre. Tu as renversé la muraille qui s'élevait entre chrétiens et musulmans : tous tes ennemis ont dû reconnaître que le doigt de Dieu t'avait marqué pour les gouverner. Tous ont entrevu par toi des jours de paix et de tranquillité. Tous t'ont donné spontanément le surnom de Bou Saad (Père du Bonheur).

[17] Les Algériens, j'entends la bonne population militaire, les colons sérieux et les vieilles familles de soldats implantées eu Afrique ont conservé pour le duc d'Orléans un culte en quelque sorte légendaire. La statue élégante du prince royal, qui se détache sur la place du Gouvernement, est le premier monument qu'aperçoit tout nouvel arrivé. Dans les jours sinistres de la Commune algérienne, en 1870, au moment même où notre armée était si lâchement insultée par quelques républicains, la statue du duc d'Orléans fut respectée de tous.

Au retour du voyage qu'il fit, en 1873, en Algérie, Mgr le comte de Paris, dans un entretien particulier que nous eûmes l'honneur d'avoir avec lui, nous avouait qu'une des émotions les plus pro fondes qu'il avait éprouvées de sa vie était lorsque, débarquant sur le quai, ses yeux avaient été frappés par la statue équestre de son père, monument élevé sur cette terre française où tous les siens s'étaient illustrés.

Après la révolution de février 1848, dans les premiers jours qui suivirent le départ du duc d'Aumale, le nouveau gouverneur, général Cavaignac, obéissant bien plus à des ordres venus de Paris qu'à son sentiment personnel, voulut faire procéder à l'enlèvement de la statue du duc d'Orléans, érigée sur la place d'Alger. Déjà, l'on avait commencé à dresser les charpentes devant servir à soulever la masse de bronze, quand la population, ivre de colère, se rua sur les échafaudages et les jeta à la mer. Bien plus, la milice organisa, spontanément, un service de faction de jour et de nuit autour du monument pour empêcher qu'il ne fût donné suite à cette profanation.

Devant ces énergiques manifestations, le gouvernement provisoire renonça à son projet, et la statue élevée à la mémoire du prince par une souscription nationale est encore debout sur la terre d'Afrique.

[18] L'année 1843 en Afrique peut ainsi être résumée :

1° Campagne du printemps. — Abdel-Kader, profitant de notre retraite forcée, reparaît dès le mois de janvier 1843 et porte l'insurrection jusqu'aux barrières de Cherchell.

Le gouverneur général jette les bases d'Orléansville et de Tenès, puis il pénètre avec trois colonnes dans le pays soulevé par Abdel-Kader. La ville d'Haïnda est brûlée ; l'Émir est refoulé dans les monts Gouraïa. — L'Émir en retraite est atteint à Taguin par le duc d'Aumale (prise de la smalah, mai 1843). — En juin une deuxième expédition, conduite par le gouverneur général dans l'Ouarensènis, achève de soumettre ce pays et en amène une première organisation sous un chef dévoué, l'aga Kadj-Ahmed-ben-Slah.

— 2° Campagne d'automne. — Le gouverneur général envahit de nouveau les montagnes avec quatre colonnes, maintient le commandement à Ben Slah quoique son influence soit médiocre. — Le poste de Teniet-el-Had établi par Changarnier, celui de Tiaret par Lamoricière.

Développement de la colonisation : 65.000 colons fin 1843, au lieu de 44.500 fin de 1842 ;

22 villages créés ; 16 autres en construction ;

19 grandes routes entreprises ; 12 praticables, dont Ténès-Orléansville, Milianah, Teniet-el-Had ;

Construction de 259 mètres du môle d'Alger sur 450.

[19] Nous trouvons, d'autre part, dans la correspondance du maréchal Saint-Arnaud, les réflexions suivantes relatives à la prise de la smalah :

Milianah, 26 mai 1843.

... Le prince vient de faire un coup de maître exécuté avec autant de vigueur que d'habileté. Toute la smalah d'Abdel-Kader, après laquelle j'ai tant couru l'automne et l'hiver derniers, est tombée en son pouvoir, et c'est avec cinq cents chevaux qu'il a obtenu ce brillant résultat. Il a fait trente lieues en trente-six heures, son infanterie était à plus de trois lieues derrière lui et quand il a vu cette immense population devant lui, il n'a pas hésité à attaquer. C'est bien, c'est intrépide, c'est habile ! Il a tué trois cents hommes ; trésor, troupeaux, butin, tout a été pris. La famille de Ben-Allah, beaucoup de familles importantes du pays attachées à Abdel-Kader sont prisonnières ! La femme et la mère de l'Émir ont pu se sauver sur un mulet. Nous avons eu douze hommes tués et seize blessés. Les lieutenants-colonels Yusuf et Morris ont été admirables. De ce coup-là Morris sera colonel. Je ne puis te dire à quel point je suis heureux que ce soit le prince qui ait ainsi réussi. C'est d'un bon augure, il y a de l'avenir dans ce trait-là.

[20] Changarnier (Nicolas-Anne-Théodule), né à Autun (Saône-et-Loire), le 26 avril 1793, sortit de Saint-Cyr en 1815 avec le grade de sous-lieutenant, et fut incorporé dans l'une des compagnies privilégiées des gardes du corps de Louis XVIII. Lieutenant en janvier 1815 au 60e de ligne, il fit la campagne d'Espagne en 1823 et devint capitaine le 9 octobre 1825. En 1830, il faisait partie du premier régiment de la garde royale. Réintégré dans les cadres, il fut envoyé en Afrique, où il se distingua par une série d'actions de vigueur et d'éclat. Il prit part à l'expédition de Mascara. Chef de bataillon (31 décembre 1835), il devint légendaire par son héroïsme au 2e léger, qui, lors de la désastreuse retraite de la première expédition, de Constantine, tint constamment tête à l'ennemi à l'arrière-garde, et, pour ainsi dire, sauva l'armée. Il fut nommé lieutenant-colonel le 25 janvier 1837.

Colonel du 2e léger après l'expédition des Portes-de-Fer (1839), il fut promu maréchal de camp à la suite de l'expédition de Medeah, où il reçut une blessure grave, et du combat du Chélif (21 juin 1840). Élevé au rang de général de division (3 août 1843), il rentra alors en France. En 1847, il fut appelé au commandement de la division d'Alger. Ce fut à lui que le duc d'Aumale en partant pour l'exil remit le gouvernement de la colonie. Après le 24 février 1848, Changarnier, rentré en France, offrit ses services au gouvernement républicain. M. de Lamartine le nomma ambassadeur à Berlin. Mais il préféra rester à Paris, où il contribua à rétablir l'ordre, lors de la manifestation révolutionnaire du 16 avril. Au mois de mai, il alla remplacer en Algérie le général Cavaignac qui venait siéger à la Constituante. Mais aux élections partielles du 4 juin, il fut lui-même élu représentant du peuple dans le département de la Seine. Le général Cavaignac, devenu chef du pouvoir exécutif, confia à Changarnier le commandement supérieur de la garde nationale de Paris, qu'il conserva après l'élection présidentielle du prince Louis-Napoléon, et auquel il joignit même à deux reprises (9 janvier et 14 juin 1849) celui des troupes de Paris, portées alors à 100.000 hommes.

Le général Changarnier joua alors un rôle politique important ; mais s'étant prononcé contre le gouvernement du prince Louis-Napoléon, il se vit arrêté, le matin du 2 décembre, puis éloigné de France par le décret du 9 janvier 1852. Depuis, il résida en Belgique, refusant de profiter de l'autorisation qui lui avait été donnée de rentrer dans son pays.

Au moment de la déclaration de guerre à la Prusse (juillet 1870), il offrit ses services au gouvernement de son pays, et accompagna l'empereur Napoléon III à Metz. Prisonnier de guerre en Allemagne, Changarnier revint après l'armistice, et lors des élections du 8 février 1871, fut élu représentant à l'Assemblée nationale dans plusieurs départements. Il mourut à Paris en 1880.

Le 24 mai 1873, au moment où M. Thiers, président de la République, fut renversé par la Chambre, peu s'en fallut que le général Changarnier ne fût investi du pouvoir. Les bonapartistes curent la fatale pensée de désigner le maréchal de Mac-Mahon, et c'est ainsi que fut sauvée et affermie la République. Il est avéré aujourd'hui que, selon le vœu très manifeste alors de la Chambre et du pays, la République eût promptement disparu, si, au lieu de M. le duc de Magenta, les députés eussent fait appel au patriotisme et à la décision du général Changarnier.