LE MARÉCHAL BUGEAUD — 1784-1849

 

LIVRE TROISIÈME — 1815-1834.

 

 

Le brigand de la Loire. — Le soldat-laboureur. — Retraite à Excideuil ; les comices agricoles (1830). — Le général député (1831). — Le gouverneur de Blaye et la duchesse de Berry (1833). — Le duel (1834). — La guerre des rues.

 

Cette période de quinze années (1815-1830), durant laquelle le brillant soldat se vit contraint par les événements d'abandonner la vie militaire, fut loin d'être oisive, et le vaillant, l'infatigable officier apporta dans sa retraite cette même ardeur, ce dévouement, ce besoin d'activité qui avait déjà rempli la première partie de son existence. Ce n'était pas la première fois, d'ailleurs, qu'il allait s'occuper d'agriculture, et les travaux des champs l'avaient depuis longtemps déjà attiré. Nous avons raconté par suite de quelle circonstance il faillit, plusieurs années auparavant, interrompre sa carrière et se consacrer entièrement à l'exploitation de son petit domaine.

En 1815, cette fois, sa vie allait changer définitivement d'objet. Nous trouvons dans ses notes manuscrites, sorte de biographie dictée par lui-même à l'une de ses filles, l'histoire de ses premiers essais et de l'installation du premier comice agricole qui fonctionna en France.

Frappé de la misère des paysans de sa contrée, il en trouva les causes dans le système d'agriculture qui était la jachère dans son état primitif. Il comprit que s'il ne pouvait plus servir de son épée le pays, il pouvait encore être utile au peuple des campagnes en.lui enseignant l'art d'améliorer son sort par un travail plus intelligent. Cette mission, qu'il se donna avec une ardeur sans égale, contribua puissamment à le consoler de la perte d'une carrière qui lui offrait la perspective la plus brillante.

Une femme aussi vertueuse que belle s'associa bientôt à son sort, et le soldat ne fut plus que l'agronome le plus actif et le plus zélé. Dès l'aube du jour, il était dans les champs, à la tête de ses ouvriers, leur montrant lui-même la manière dont les travaux devaient être exécutés.

Pour être professeur avec plus d'autorité, il s'était formé au plus vite à manier la charrue, la faux et tous les instruments agricoles avec autant de dextérité que l'ouvrier le plus exercé. Mais c'était surtout par ses enseignements qu'il ouvrait l'esprit des cultivateurs et qu'il excitait chez ses voisins bourgeois le goût pour l'agriculture.

Il comprit bientôt cependant que ses efforts, s'ils restaient isolés, ne seraient pas suffisants pour vaincre les mauvaises routines qui régnaient depuis des siècles. Il songea donc à s'associer tous les propriétaires du canton. Dès qu'il put montrer en bel état l'assolement dont il avait fait choix en raison de la nature des terres et du climat, il réunit tous ses voisins. Après le déjeuner, on fut visiter les champs ; on s'extasia sur la beauté des prairies artificielles, des racines et de toutes ces cultures toutes nouvelles pour le pays. Il se manifesta un véritable enthousiasme, parce qu'on ne croyait pas que ces terres fussent susceptibles de pareils produits. Le colonel Bugeaud avait préparé à l'avance un cahier contenant un acte d'association et un programme pour les encouragements à donner à l'agriculture dans le canton. Il profita de la disposition des esprits pour le présenter à la réunion, et tous les assistants le signèrent. Ainsi fut organisé le premier comice agricole de la Dordogne, et, nous le croyons, de France. Ceci se passait en 1819.

Le comice prospéra et fit faire dans le canton des progrès qui frappèrent les cantons voisins. Le colonel Bugeaud les excita à l'imitation, et il eut le bonheur de devenir l'inspirateur et l'organisateur de plusieurs autres comices.

 

Au commencement de l'année 1818, le colonel Bugeaud épousa Mlle de Lafaye, issue d'une des familles les plus respectées du pays.

Rentré dans ses foyers et devenu bientôt chef de la famille, le colonel Bugeaud ne pouvait demeurer inactif. A son imagination vive, à son esprit élevé, à son cœur toujours plein du désir de bien faire, il fallait un aliment qui lui fit oublier les champs de bataille. Il l'eut bientôt trouvé. Un horizon immense s'ouvrait devant lui. Le Limousin, où il était né, le Périgord, sa terre d'adoption, étaient loin de compter alors parmi nos provinces les plus fertiles. La misère s'étendait partout.

Le colonel regarda autour de lui, nous dit M. de Bezancenetz, un Algérien, qui avait voué au maréchal Bugeaud un véritable culte ; il vit une lande semée de maigres bruyères, plus loin d'immenses terrains sans végétation, grillés comme s'ils eussent été dévastés par le feu, et sur lesquels ressortaient seulement des pierres grises semblables à des ossements dans un cimetière abandonné. Il tourna ses regards d'un autre côté : sur une colline, de maigres ceps étendaient avec peine leurs rameaux rabougris ; dans la vallée, une prairie marécageuse fournissait à peine assez de joncs pour nourrir les quelques vaches étiques qui y paissaient tristement. Ici une châtaigneraie clairsemée, aux arbres mutilés ; là-bas un taillis dont le feuillage jaunissait avant le temps. Une émotion puissante s'empara du vieux soldat de trente ans. Il sortit pour voir si les champs étaient mieux tenus : hélas ! la moitié était en jachère, et ceux que la charrue avait retournés semblaient ne promettre qu'un demi-salaire aux laboureurs.

Par un chemin effondré, encombré de pierres roulantes, sillonné d'ornières, le colonel arriva à une métairie. Des enfants déguenillés, à moitié nus, jouaient sur du fumier que grattaient les poules et que foulaient les porcs. Il entra dans la maison dont la porte tombait. La pièce unique de l'habitation n'avait pour toute ouverture que deux petites fenêtres sans croisées et pourvues seulement d'un volet intérieur que l'on fermait la nuit, lorsqu'on n'avait plus besoin d'y voir clair. Des planches grossières réunies en formes de coffres et recouvertes de paille, avec quelques haillons par-dessus, formaient comme deux lits destinés à recevoir toute la famille ; un vieux bahut vermoulu, une planche à pain, deux bancs, deux escabeaux, complétaient le mobilier du métayer. Le sol inégalement battu pour plancher, une échelle de meunier qui conduisait à un grenier presque vide, tel était l'aspect des métairies du Périgord en 1815, lorsque vint s'installer dans son pays le colonel licencié.

Celui qui maintenant parcourt le pays qu'a colonisé le colonel Bugeaud, ajoutait M. de Bezancenetz en 1852, ne pourrait croire qu'en si peu de temps, dans l'espace de quinze ans, l'aspect des campagnes ait pu être changé ainsi par l'influence d'un seul homme. En admirant ces champs aux sillons si bien tracés et couverts d'un blé vigoureux, ces prairies artificielles à la toison si grasse, si épaisse ; ces chemins à la chaussée solidement macadamisée, ces fermes riantes et confortables, ces villageois pleins de santé et bien vêtus, il ne pourrait pas croire que cette abondance, cette prospérité ne datent que d'une vingtaine d'années. — Comment n'en serait-il pas ainsi ? Les habitants mêmes du pays, habitués à ce miracle, ne se souviennent plus que confusément du passé.

Les tentatives du colonel Bugeaud avaient d'abord été jugées avec défiance. En lui voyant tout défaire et tout détruire dans ses domaines, les paysans secouaient la tête et les propriétaires avançaient hardiment que le novateur se ruinerait. Chaque nouvel essai, chaque instrument inconnu au pays, étaient l'objet de la curiosité maligne et de la critique de tous. A quoi bon ces herses ? Jamais leurs dents ne briseraient les mottes aussi bien que le hoyau du vieux paysan. A quoi bon ces rouleaux de pierre pour séparer les grains de la paille ? Mais le fléau connu de toute l'antiquité faisait bien mieux sa besogne. Le colonel n'avait-il pas aussi la folle idée de faire fouler sur l'aire les récoltes par les pieds des chevaux ? Évidemment le colonel était possédé d'une manie d'innovation qui le conduirait à la ruine et aux plus funestes résultats.

Mais quand, au bout d'un certain nombre d'années, les plus entêtés ne purent plus nier la lumière, lorsqu'on vit qu'au lieu de se ruiner, le novateur avait considérablement augmenté son revenu, on fit trêve aux dénigrements, on commença même à reconnaître que M. Bugeaud avait parfois de bonnes idées, et on finit par l'imiter. C'est là que le colonel attendait ses hommes. Améliorer ses propriétés, ce n'était que remplir la moitié de ses projets : ce qu'il voulait, c'était régénérer le canton, l'arrondissement, le département tout entier.

 

Il avait fait rebâtir, ses domaines ; les hommes qu'il employait étaient mieux vêtus, mieux nourris, plus intelligents que leurs semblables. Par ses soins encore, une école avait été fondée dans sa propre maison pour les enfants de sa commune. Mais ce n'était pas assez : il fallait que le bien se propageât de proche en proche, comme autrefois le mal contagieux. Le colonel, loin de repousser ceux qui semblaient vouloir marcher avec lui dans la voie qu'il parcourait avec tant de succès, se mit donc entièrement à leur disposition. Il les aida de ses conseils, les fit entrer graduellement dans ses vues, et, un matin, comme il nous l'a conté lui-même, le comice agricole fut fondé.

Ce fut un beau jour pour le colonel Bugeaud. Dans sa pensée, l'existence d'un comice agricole était une source de prospérité pour la contrée au progrès et au bien-être de laquelle il s'était consacré. L'agriculture étant une science de pratique locale, disait-il, c'est aux hommes éclairés des localités à faire choix des pratiques qui conviennent le mieux aux localités diverses ; c'est là l'idée mère des comices agricoles. Et ce n'était pas seulement dans son département qu'il voulait introduire ces réunions d'agriculteurs pratiques ; c'est dans toute la France ; il demandait plus tard à la Chambre qu'une somme de deux millions fût allouée pour encourager la formation d'institutions semblables dans tous les cantons de France, afin que deux cent mille individus fussent moralement associés à la même œuvre de régénération. Son rêve s'est réalisé, et, sous le second Empire, les comices agricoles annuels et régionaux ont été établis sur toute la surface de notre territoire. Toutefois, il ne faut point oublier que cette idée si simple, si féconde, c'est à l'initiative du colonel Bugeaud que nous la devons.

Ces idées du soldat-laboureur se propagèrent dans ses alentours. La semence fructifia, et ses exemples et ses conseils furent si bien suivis, que le canton de Lanouaille devint bientôt, au point de vue agricole, un des plus avancés d'une partie des provinces du Centre et de tout le Midi. Le mouvement ne s'arrêta point là, et le mode de culture qu'il préconisait se répandit dans le Périgord et une partie du Limousin ; des comices furent installés dans plusieurs cantons, et le pays prit partout un nouvel aspect.

Le colonel Bugeaud était adoré des paysans. Sa parole à la fois affable, encourageante et grave, sa sollicitude paternelle, entrèrent pour bonne part dans la réussite de son entreprise de régénération agricole et morale. Il parvint à améliorer ces natures généreuses et un peu abruptes. Aussi le paysan périgourdin garde-t-il encore précieusement dans sa mémoire le souvenir du maître de la Durantie. Dans ses entretiens familiers, au coin de la ferme, sur la botte de paille à la grange, sur la place de l'église, comme dans les solennités champêtres des distributions de primes, son langage était simple, énergique et naïf. Il trouvait toujours le moyen d'enseigner aux laboureurs mille choses qu'ils ignoraient, et de redresser leurs idées sur des objets qu'ils connaissaient mal. Il causait familièrement avec eux, politique, industrie, agriculture, économie sociale même, de façon à leur faire comprendre les questions les plus ardues.

Voici le passage d'une de ses allocutions en patois, comme l'étaient d'ailleurs presque tous les discours prononcés par le colonel et plus tard par le maréchal Bugeaud, dans les comices agricoles :

Mes amis, depuis longtemps les bourgeois se creusent la cervelle pour améliorer le sort des classes pauvres ; car les bourgeois vous aiment, ils ont usé, pour chercher ce secret, plus de papier que ne pouvez imaginer. Les uns ont dit : Il faut leur donner beaucoup de liberté et de l'instruction ; mais déjà vous êtes libres comme les oiseaux dans les airs, et vous n'êtes pas plus riches !...

Moû omi, depei louten loû bourdzei se viren lo têto per fâ vôtré bounur ; v'aïmen loù bourdzei ! — et per v'autrei an plô grata dé papié... N'io que disen : Loû foudrio fà librei, loù fâ sabin ; mâ sei plo livous brei coumo loû auzeu ; n'en sei pà mai ritzei !...

Ni la liberté, ni l'art d'écrire et de lire, ne vous donneront du pain, des habits, des souliers, une bonne maison, des meubles et le reste. C'est peu de chose que la liberté, quand elle n'est accompagnée d'aisance. La misère, mes amis, est la cause de votre ignorance ; c'est aussi la seule oppression qui pèse sur vous, et c'est le plus dur de tous les esclavages.

Si èrâ librei, si sabia letzi, vou dounôriô co dô pô, de' la vestà, dô sutzou, 'no meîtzou, dô meublei. È sabi io qué !... Sei paobrei, qué volei sobei ? È à co qué voû abrâco, lo misèpas rio !. qu'è loû pù terriblé de toû loû esclavatzei !

Eh bien, ce tyran, nous voulons vous aider à le combattre ; nous avons trouvé ce secret ; il est simple et tout entier renfermé dans ces trois mots : Progrès de l'agriculture.

E ! bé, n'autréi vôlen v'aïdâ : lou sécré l'aven troubâ ; è plô sïmplé : — ün méliour trobaï ; surtei mé dé qui vîei meitzan tzomî !...

Mais, mes amis, si nous avons des recettes pour rendre les gens vaillants, nous ne pouvons rien pour les fainéants. Rien ne vient sans travail ; la terre est un corps mort, si elle n'est pas travaillée. De quelque manière qu'on arrange les choses, il faut que20 ou 25 millions de Français travaillent pour que la nation puisse vivre. Ceux qui ne travaillent pas la terre s'occupent d'une autre façon, et sont loin d'être inutiles ; les artisans embrassent des professions qui vous sont nécessaires et que vous ne pouvez pas faire, parce que la terre vous occupe assez. Les messieurs étudient les lois et font aller le commerce, sans lequel vous ne pourriez vendre vos denrées. Si les huit cent mille personnes qui habitent Paris travaillaient la terre, nous ne leur vendrions pas nos magnifiques bœufs.

Ma, moû ami, si n'autréi aven lou mouïen dé fà ritzei loù troriches bailladoû, nepoden ré per loû fénian ! Ré né vë sin trobaï ; lou trobaï revicoulo lo tèro ! Prenei zou coumo voudrei ; fau que lo meïta dô moundé fâzé véni lou blâ qué faï viaure toû loû paï.
Loù que démôren di là vilâ trobaien de n'autro feïssons :
Lou oubrié dé loùr ma, tobé coumo voül, fan çé qué né podei fà ; loû moussur fan lâ leï ; dos u fan lou coumercé qué voû faï vendré ço que massâ. Si toû loû moudé bessavo n'i aurio dégu per tzotâ vautrei bravéi biaù.

Ce fut au milieu de ces attachantes occupations, de ces jouissances si pures, que s'écoulèrent pour le colonel Bugeaud les années de la Restauration. Il se mêlait fort peu de politique, refusant d'assister aux conciliabules républicains et bonapartistes qui entretenaient à Périgueux, et surtout à Limoges, le feu sacré de la Révolution.

Le gouvernement de la Restauration, qui avait si maladroitement tenu à l'écart le jeune colonel, n'inspirait cependant à ce dernier aucune aversion. Il comptait même, parmi les hommes influents du jour, des amis intimes et dévoués qui déploraient amèrement que tant de qualités solides et brillantes fussent enfouies dans un fond du Périgord, sans se douter des prodiges et des transformations accomplis dans sa province par cet homme de bien, énergique et persévérant.

 

Le lendemain de la révolution de Juillet, croyant à une guerre imminente, le colonel Bugeaud demanda du service. Il reçut au mois de septembre le commandement du 56e de ligne, en garnison à Grenoble. Tout entier à l'instruction de son régiment, il suivait néanmoins avec intérêt la politique de Paris, témoignant une égale aversion pour les manifestations démagogiques et les déclarations belliqueuses qui se produisaient à la tribune, dans la presse[1] et dans la rue.

Nous avons eu sous les yeux plusieurs lettres dans lesquelles ce sentiment est exprimé dans un langage vif, éloquent, pratique, où il est aisé de reconnaître non seulement le bon citoyen, mais l'homme de guerre et l'homme d'État appelé aux plus hautes destinées.

La fille cadette du maréchal Bugeaud, Mme la comtesse Feray, a pris la peine de reconstituer pour nous, dans de précieuses notes, la vie intime de son illustre père.

Voici ce qui se rapporte à l'année 1830 :

Le départ pour Grenoble fut très pénible. Que de larmes versées ! Ma mère voyait avec tristesse mon père rentrer dans la vie publique. Nous étions si heureux ! L'appartement qui nous attendait était sombre, dans une rue étroite. Le nouveau colonel devint bientôt l'idole du régiment et fut l'objet de soins touchants dans la grande maladie qui le retint longtemps en convalescence. Peu de mois après notre arrivée, le plus jeune de mes deux frères fut enlevé par une fièvre cérébrale.

Mon père ne fut pas nommé général, comme on le lui avait promis. Sa santé altérée ne se rétablissait point. Il demanda un congé et toute la famille retrouva avec bonheur la modeste et champêtre existence de la Durantie.

Avec quel plaisir les amis, les paysans vinrent au-devant du maître, qui reprit ses occupations agricoles ! La santé de ma mère tourmentait mon père ; il acheta une maison à Excideuil, où nous fûmes nous installer. C'était une demeure bien simple, mais nous nous y trouvions si bien ! Des fruits, des fleurs dans le jardin, du soleil partout. Mon père cherchait sans cesse à la rendre plus agréable, et nous aimions tous la maison si gaie. Cette nouvelle demeure devint bientôt le rendez-vous de toute la société des environs et de la ville.

Mon père, élu député, était général depuis le 2 avril 1831. Il commandait à Paris, et nous l'attendions à la campagne, lorsque, au mois de janvier 1833, ma mère, recevant une lettre de lui, éclata en sanglots. Mon père lui annonçait son départ pour Blaye. Le Roi, en lui donnant cet ordre, ne lui avait pas accordé le temps de refuser, encore moins d'en parler à sa femme. Il ajoutait que la mission était difficile, qu'il la remplirait comme celles qui lui avaient été confiées, en homme de cœur et d'honneur. Pauvre Thom ! disait ma mère, il juge les hommes bons comme lui, il croit toujours, malgré tout, à leur justice. N'importe, en dépit de son dévouement et de son désintéressement, il sera calomnié par les partis excités. Le roi le sacrifie sans penser qu'il a une famille, et, devant le déchaînement des partis, le gouvernement ne le soutiendra pas !

Ma mère ne se trompait pas entièrement.

 

Nous voici arrivés à une période des plus graves et des plus intéressantes de la vie du maréchal Bugeaud. Il y aura tantôt un demi-siècle que se sont passés les événements dont nous allons parler. L'heure est venue, croyons-nous, de dire la vérité tout entière ; les passions, les haines politiques qui suivirent la révolution de 1830, se sont calmées, et il nous sera permis, nous l'espérons, d'aborder les premières années du règne du roi Louis-Philippe sans troubler la sérénité de l'histoire. Notre œuvre, d'ailleurs, n'est point une œuvre de polémique, et l'on ne saurait nous accuser de porter sur les faits un jugement partial.

Nous nous bornerons à mettre en lumière les incidents personnels à notre héros et à bien circonscrire la part de responsabilité qui lui incombe dans un événement d'une haute importance politique et qui fut, au milieu de l'animosité des partis, très diversement apprécié.

Dès les débuts de son règne, le roi Louis-Philippe s'était trouvé aux prises avec d'immenses difficultés. Toutefois, il eut cette rare bonne fortune de rencontrer à ces heures de crise un grand ministre, homme d'autorité et de liberté à la fois, Casimir Périer, dont l'énergie, le bon sens politique et le patriotisme l'aidèrent puissamment à consolider son trône. Ce trône, en effet, n'avait pas tardé à être ébranlé à la fois par des ennemis différents, mais également acharnés : d'un côté, les républicains, dont le prince avait trompé les espérances anarchiques ; de l'autre, les partisans de l'ancien régime, qui ne pouvaient pardonner au neveu du roi Charles X de n'avoir pas refusé la couronne offerte par les représentants de la nation. Au moment même où mourait Casimir Périer (16 mai 1832), après avoir, dans une lutte terrible, étouffé l'émeute à Paris et à Lyon, les légitimistes agitaient les provinces de l'Ouest, et Mme la duchesse de Berry, débarquée en France, ne tardait pas à décréter une prise d'armes dans la Vendée. C'est alors que le Moniteur du 11 octobre 1832 appela aux Affaires étrangères M. le duc de Broglie, à l'Intérieur M. Thiers, M. Guizot à l'Instruction publique. Le maréchal Soult gardait le ministère de la guerre avec la présidence du conseil.

Le 7 novembre, Mme la duchesse de Berry était arrêtée à Nantes. Nous n'avons point à qualifier ni à juger les singuliers procédés d'arrestation employés par le jeune, zélé et ardent ministre de l'intérieur. M. Thiers avait alors trente-cinq ans.

Malgré tout son zèle, M. Thiers ne put conserver le portefeuille de l'intérieur. Il fut remplacé, le 1er janvier 1833, par le comte d'Argout, ancien auditeur au conseil d'État sous Napoléon Ier, préfet, conseiller d'État et pair de France sous le roi Louis XVIII. M. d'Argout, homme laborieux, conciliant, légèrement sceptique, accepta ces fonctions sans grand enthousiasme ; mais le programme politique étant admis, il s'y conforma sans hésitation.

Nous trouvons, dans un livre fort curieux : les Salons d'autrefois, par Mme la comtesse de Bassanville, le passage suivant :

Un de ceux qui tenaient le plus souvent et le plus volontiers tête à Mme de Girardin, était le maréchal Bugeaud, que les légitimistes habitués de l'hôtel d'Osmond regardaient toujours d'un mauvais œil, lui reprochant d'avoir sollicité l'infâme honneur d'être le geôlier de Mme la duchesse de Berry, à Blaye. Ce reproche était lui-même une infâme calomnie. D'ailleurs, la lettre parfaitement authentique qu'il m'a été permis de copier le prouve, et son caractère historique ne peut laisser aucun doute sur ce triste événement, bien loin de nous aujourd'hui, mais qui pouvait marquer une tache sur la mémoire de l'honnête homme qui n'avait fait qu'obéir, comme soldat, à un ordre dont il gémissait d'être chargé.

Cette lettre, la voici :

Blaye, le 13 janvier 1833.

C'est avec un bien vif plaisir, mon cher F..., que j'ai appris votre nomination. Je souffrais, chaque jour, lorsque j'y pensais, de vous voir dans ce délaissement. Mais je vous en estimais davantage, parce que vous supportiez cela sans murmurer, sans attaquer le gouvernement, comme font tant de gens qui n'ont pu obtenir les emplois auxquels ils n'avaient nuls droits.

Vos droits étaient patents, et vous ne vous êtes pas plaint, parce que vous savez que les gouvernements ne peuvent pas toujours faire tout ce qui est juste, ni le faire tout de suite ; que, dans tous les cas, le roi et le gouvernement ne sauraient être accusés de ces petits dénis de justice, qui auront lieu sous tous les gouvernements, parce qu'ils sont formés avec des hommes, et que les hommes ne sont pas des dieux.

Vous ne vous attendiez pas plus que moi à me voir aller à Blaye. Voici comment cela m'est advenu : Le 30, j'étais au bal chez le roi ; M. d'Argout vint à moi, et me dit : J'ai toujours pensé, général, que vous étiez très dévoué à la monarchie et au gouvernement de Juillet. Accepteriez-vous une mission de confiance et de dévouement ?..... et il me regarda d'une façon étrange, en prononçant ces mots. Quand je me dévoue à une cause, ce n'est point à demi, répondis-je ; donc j'accepterai, et je ferai tout ce qui ne sera pas contraire à l'honneur ; plus l'emploi sera périlleux et difficile, plus j'en serai flatté !Je m'attendais à cela, et je vais porter votre réponse au roi, fit M. d'Argout, s'éloignant aussitôt.

Là-dessus mon esprit travaille à deviner de quoi il s'agit. Faut-il aller aider don Pedro ?... ou bien est-ce en Turquie qu'on veut m'envoyer ?... à moins que ce ne soit en Grèce... — Mais je finis par me confier au sort sans y plus penser, et je restai au bal jusqu'à cinq heures du matin.

En rentrant chez moi, je trouvai l'ordre de partir pour Blaye ; je fus chez MM. d'Argout et Soult prendre mes instructions. Le roi me fit demander, me remercia d'avoir accepté, et me donna aussitôt ses instructions. Je vous assure que j'aurais préféré conduire 6,000 hommes à don Pedro, ou au Grand Turc. Ce métier de gardien convient peu à mon caractère et à mon esprit ; mais il faut bien obéir !... car, nous autres soldats, nous ne devons pas agir selon nos convenances, mais marcher quand on nous ordonne de marcher. D'ailleurs, n'est-ce point par l'entier dévouement des hommes de cœur que la France-peut être mise à l'abri des factions et des factieux ?

Adieu, mon cher F..., amusez-vous, soyez heureux et pensez quelquefois au pauvre prisonnier.

Votre affectionné, BUGEAUD.

 

De tous les témoins oculaires de la captivité de Blaye, deux personnes seulement, croyons-nous, survivent : les deux filles du général Bugeaud. L'une d'elles, la plus jeune, Mme la comtesse Feray d'Isly, a bien voulu pour nous recueillir encore ses souvenirs de cette époque. Nous nous permettons de reproduire, sans les modifier, ces notes intimes écrites au courant de là plume, mais tout imprégnées de la saveur des souvenirs d'enfance, toujours si pleins de fraîcheur et de vérité :

Mon père, le lendemain de son arrivée à Blaye, se présenta à Mme la duchesse de Berry, qui comprit bien vite que sa situation serait adoucie. Elle sut apprécier ce caractère si ouvert et si complètement honnête. L'excessive surveillance à laquelle elle était soumise cessa. Elle recevait qui lui plaisait. Les personnes qu'elle refusait de recevoir, dans leur amour-propre offensé, en accusaient le gouvernement. Bien peu de temps après sa nomination, les relations de mon père avec Mme la duchesse de Berry devinrent très cordiales.

Dès notre arrivée, sans attendre que ma mère eût sollicité l'honneur de lui être présentée. Mme la duchesse lui fit demander de venir la voir avec ses enfants. On nous fit à toutes deux, à ma sœur et à moi, une belle toilette — robe d'alépine aventurine, recouvert d'un colossal nœud rose —. J'insiste sur ces détails pour vous convaincre de l'exactitude de mes souvenirs. Depuis la veille, je recevais de ma mère des sermons sur la bonne tenue que je devais observer, et le lieutenant Saint-Arnaud me faisait répéter mes révérences. Nous partons avec mon père à l'heure indiquée par Son Altesse, qui vint très gracieusement au-devant de ma mère dans son salon. La duchesse, pour saluer ma mère, avait quitté un très grand fauteuil garni de gros coussins de duvet ; l'aspect confortable de ce siège me fascina sans doute : j'oublie tout à coup les sermons, les révérences, je me précipite dans le fauteuil en disparaissant dans le moelleux duvet. On ne vit plus que le nœud rose de mon chapeau. La duchesse se mit à rire aux éclats, autant de la confusion de ma mère que de mon procédé peu civilisé ; elle s'opposa formellement à ce que je fusse dérangée et prit un autre fauteuil. Heureusement, ma sœur s'était conduite en fille de bonne maison ; mais quand elle me vit si bien en possession de mon agréable retraite elle s'enhardit et vint la partager.

Le jour du départ de la duchesse pour Palerme, par une journée très chaude, nous étions sur le quai pour assister au départ de la duchesse ; Son Altesse aperçut ma mère qui se tenait à l'écart, lui fit les adieux les plus affectueux[2], nous donna un baiser et nous fit embrasser la petite princesse. La foule était considérable ; des gens de tous les partis étaient réunis sur le quai, attendant du hasard une circonstance qui prouverait à cette masse de témoins que l'enfant n'appartenait pas à la princesse et que l'infâme gouverneur avait supposé un enfant. Au moment de descendre dans le canot, la duchesse se retourna, cherchant avec anxiété la nourrice, dont elle était séparée par quelques personnes. A ce moment, un rayon de soleil dardait sur la figure de l'enfant. La duchesse s'avançant brusquement, donna son ombrelle pour abriter sa fille. Il y eut un murmure dans la foule, le doute n'était plus permis ! Cette scène, dont je ne comprenais pas la portée, est très présente à ma mémoire ; M. Veuillot l'a racontée dans un de ses livres.

 

Pour comprendre ce qui se passait alors, il faut, avant tout, se transporter à l'année 1832. Le roi Louis-Philippe, souverain de fait et de droit national, — ceci est indiscutable, — se trouvait placé dans une situation des plus critiques et des plus perplexes, le lendemain de l'arrestation de sa nièce Mille la duchesse de Berry. Sans vouloir atténuer d'aucune façon les hautes qualités d'esprit et de cœur, la noblesse et l'énergie de l'héroïque princesse, il est impossible de ne point admettre qu'à ce moment Son Altesse Royale avait levé en France l'étendard de la guerre civile. Prisonnière d'État, elle eût certainement été immédiatement rendue à la liberté, si la presse d'opposition, les journaux républicains, n'avaient, le lendemain de son arrestation, révélé chez la jeune princesse un état que son veuvage rendait déshonorant, alors qu'on ignorait qu'un mariage secret avait été précédemment conclu.

Le parti carliste, — c'est sous cette dénomination que l'on désignait alors le parti de la branche aînée, — n'hésita pas un moment à nier ouvertement l'état de la princesse. Le gouvernement du roi Louis-Philippe se trouvait donc acculé devant une douloureuse et terrible alternative. Pour sortir d'embarras et repousser les calomnies, il lui fallait choisir entre deux résolutions. Rendre immédiatement la liberté à la duchesse, c'était se déclarer coupable, aux yeux des légitimistes, d'un mensonge infâme et assumer cette responsabilité odieuse d'avoir voulu, pour vaincre une opposition dynastique, déshonorer une noble princesse de sang royal, la propre nièce du roi ! Détenir la duchesse en captivité, de façon à constater l'état de grossesse, le mariage secret et la naissance de l'enfant royal, était sans doute une triste et pénible nécessité, mais la raison d'État, la responsabilité de l'ordre, dictaient impérieusement ces dernières mesures. C'est à celles-ci que le gouvernement du roi Louis-Philippe s'arrêta.

Quel autre souverain, en présence de semblables circonstances, au moment où les feux de la guerre civile étaient à peine éteints, devant l'exaltation des partis révolutionnaires, devant l'Europe menaçante ou mal disposée, eût pris un autre parti ?

Le général Bugeaud, nommé, le 31 janvier 1833, commandant du fort de Blaye, quittait la citadelle, le 8 juin de la même année, et s'embarquait sur l'Agathe pour Palerme avec son illustre prisonnière. La duchesse, on le sait, au moment de la naissance de sa fille (10 mai 1833), avait déclaré être mariée secrètement au comte Lucchesi Palli. Nous n'entrerons pas dans les détails de la captivité, détails qu'on trouvera très complets dans le Journal de la citadelle, tenu par le gouverneur et écrit de la main de son aide de camp le capitaine de Saint-Arnaud. Durant ces six mois, le général Bugeaud, dans ces fonctions qui répugnaient autant à ses goûts qu'à son caractère, fit preuve d'un tact, d'une bonté, d'une élévation de sentiments et d'une fermeté bien rares, qui cependant ne désarmèrent point la calomnie.

Le plus grand hommage qui puisse être rendu au gouverneur de la citadelle de Blaye est la lettre ci-dessous du comte de Chambord au comte de X... Le fils de la prisonnière eût-il écrit les lignes suivantes, si le geôlier de Blaye n'avait pas, tout en accomplissant son devoir, entouré la duchesse de Berry de respects et d'égards ?

Venise, 13 octobre 1848.

Je profite, mon cher ami, d'une occasion sûre pour tous remercier des diverses lettres que vous m'avez adressées depuis quelque temps. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt tous les détails que vous me donnez sur la situation des choses et des esprits ; mais ce qui m'a le plus frappé, c'est de voir les hommes de cœur et de talent des divers partis oublier leurs anciennes divisions et s'unir dans leurs efforts pour la défense de la société près de périr. C'est là un symptôme heureux et qui doit fortifier nos espérances pour l'avenir. Je me réjouis surtout de ce que vous me dites des bonnes dispositions du maréchal Bugeaud. Je ne m'en étonne pas, car l'excellent colonel d'Esclaibes, que nous avons eu le malheur de perdre et qui était son ami, m'avait appris à le connaître depuis longtemps. Par ses talents militaires, sa haute capacité, son caractère ferme et énergique, et l'influence 'qu'il exerce sur l'armée, le maréchal peut être appelé à rendre à notre patrie, dans les circonstances actuelles, les services les plus signalés. Quant à moi, dont la devise a toujours été : Tout pour la France ! mon seul vœu, ma seule ambition, vous le savez, est dé servir ma patrie, de me dévouer pour elle et ceux qui m'aideront à la sauver, à lui rendre repos, liberté, prospérité, grandeur. Ah ! ceux-là peuvent bien compter sur toute ma reconnaissance. Ils me trouveront toujours prêt à leur tendre la main, de quelque côté qu'ils viennent.

HENRY.

(Correspondance de M. le comte de Chambord.)

 

En quittant Palerme, le général Bugeaud se dirigea directement sur Paris, où il dut rendre compte au gouvernement du roi de la délicate et pénible mission qui lui avait été confiée. Peu de jours après, il regagnait son cher Périgord où sa famille et ses amis l'attendaient avec impatience.

Rentré à Paris à la fin de l'automne 1833 pour la session des Chambres, le général prit, selon son habitude, une part active aux travaux parlementaires. Toutes les questions qui touchaient, de près ou de loin, à l'armée, étaient traitées par lui. Or, comme il connaissait parfaitement les sujets dont il parlait, il était très écouté par la Chambre, dont il ne manquait jamais d'éclairer l'opinion. Les utopies gouvernementales, il est vrai, les théories révolutionnaires, trouvaient en lui un adversaire passionné. Sa franchise, son bon sens, sa hardiesse d'idées et d'opinions exaspéraient les journaux d'opposition.

Le 25 janvier 1834, dans une discussion sur le budget de la guerre, un des députés les plus exaltés de l'opposition, M. Dulong, ayant apostrophé insolemment le général Bugeaud, celui-ci releva le mot. Une rétractation primitivement faite ayant été retirée, une rencontre eut lieu. L'issue en fut fatale, et l'adversaire du général reçut une balle en plein front. Cet événement passionna au plus haut degré les esprits, d'autant plus que M. Dulong était fils naturel de M. Dupont de l'Eure, un des chefs vénérés de l'opposition.

Au sujet de ce duel, le plus précieux document est sans contredit la lettre ci-dessous, adressée par le général à l'un de ses anciens camarades, M. Fayant, commandait des vétérans en province. Cette lettre, commencée avant la rencontre et achevée le lendemain du duel, contient le récit de la sinistre aventure. Cette narration simple, faite sans forfanterie, sans passion, mais aussi sans regrets hypocrites et sans faux attendrissement, montre bien le caractère du général.

Paris, le 28 janvier 1834.

Mon cher Fayant,

Le ministre m'a promis formellement que vous seriez sur la première ordonnance de nomination de la Légion d'honneur, comme officier. Le général Schneider m'a dit que le travail était préparé.

Je regrette vivement que vous vous soyez cassé le cou dans ces vétérans ; c'est bien vous qui l'avez voulu ; sans cela, vous seriez chef de bataillon depuis plus d'un an.

Mais je vous conseille de prendre votre retraite bientôt, elle sera presque aussi bonne que celle d'un chef de bataillon, et puis, nous avons peut-être à redouter qu'on modifie la loi du 14 avril 1831.

Vous avez eu des désagréments, des peines, des ennuis dans votre position. Eh bien, je vous assure que ma situation n'est pas agréable. Je n'ai pas le temps ni de boire ni de manger ; je suis assailli, de partout, par des milliers de solliciteurs ; ajoutez la Chambre, qui seule peut occuper bien assez, puis ma brigade, et vous jugerez de mes embarras.

30 janvier 1834. — Je viens d'avoir une affaire. Dans la séance du 25, j'ai dit, de ma place, à Larabit : On commence par obéir et l'on réclame après. M. Dulong me cria de sa place : L'obéissance conduit-elle jusqu'à se faire geôlier ?

Je fus lui demander raison de cette injure. Il s'excusa, mais imparfaitement. À demain, lui dis-je. Le lendemain, il consentit à écrire une lettre au Journal des Débats, qui seul avait rapporté l'outrage. Le lendemain, la lettre ne parut pas : j'appris qu'il l'avait retirée. Une nouvelle explication était indispensable. Je compris bien vite que les bousingots l'avaient poussé à retirer sa déclaration et l'excitaient à se battre. Je dis qu'il fallait la lettre ou le combat. Ils ne voulurent faire aucune concession ; je pris leur heure, et je choisis l'épée. Les témoins de Dulong ne voulurent jamais. Eh bien, Messieurs, nous tirerons chacun un coup de pistolet, et nous prendrons l'épée, s'il n'y a pas de résultat. Même obstination dans le rejet. Je proposai successivement deux coups de pistolet et l'épée, le sabre, le fusil, et sur leur refus de tout, je proposai par dérision le bâton. Enfin, fatigué d'une si longue discussion, je finis par dire : Eh bien, Messieurs, puisqu'il faut que l'offensé fasse toutes les concessions, je me battrai au pistolet, jusqu'à ce que l'un des deux soit sur le carreau.

Hier, à dix heures du matin, nous nous sommes rencontrés au bois de Boulogne ; on nous a mis à trente pas, pouvant marcher l'un sur l'autre jusqu'à vingt. Je l'ai couché en joue deux fois pour le faire tirer, mais sans succès ; arrivés à la limite, j'ai cru prudent de me donner le premier feu, ayant une très bonne arme. Ayant abaissé mon pistolet dans la ligne de son nez jusqu'à sa cravate, mon coup est parti contre ma volonté, et je lui ai cassé la tète. Il est tombé raide, il a respiré jusqu'à ce matin à six heures.

Ce malheureux était le plus grand insolent du côté gauche. Le malheur arrivant, il vaut mieux qu'il soit tombé là qu'ailleurs. Les dieux ont été justes. Vous voyez comme il m'avait outragé !

J'avais expressément demandé avancement de bourse pour votre fils et le petit Desramières ; j'apprends que Desramières l'a seul obtenu, à cause de ses bonnes notes.

Je vais insister de nouveau pour vous.

Votre ami, BUGEAUD.

 

Le duc de Broglie et le comte d'Argout ayant quitté le ministère au mois de février, M. Thiers reprit le portefeuille de l'intérieur. Peu de temps après (avril 1834), éclatait la terrible insurrection, de Lyon, qui précéda de quelques jours seulement une nouvelle prise d'armes à Paris.

Ici nous trouvons, dans les notes intimes de la comtesse Feray, de graves révélations sur un fait resté obscur et que nous croyons devoir éclaircir aujourd'hui complètement :

Pendant les émeutes d'avril 1834, quelles furent nos angoisses ! Après une longue journée, mon père, qui était alors caserné à l'École militaire, rentra brisé de fatigue et de chagrin. Cette lutte entre Français le désolait. Il avait servi de point de mire aux émeutiers, qui remarquaient de loin sa grande taille et sa forte tête grise. M. Thiers, curieux d'étudier sur le terrain les manœuvres militaires qu'il a décrites plus tard avec tant de talent, ne l'avait point quitté, malgré ses instances. Mon père craignait à chaque instant de le voir atteint par les balles qui pleuvaient autour d'eux.

En 1871, M. Thiers, président de la République, me racontait encore les détails de cette journée.

Mon père fut atterré en lisant, le jour suivant, le récit abominable de l'affaire de la rue Transnonain, où il était traité de mitrailleur, d'égorgeur de femmes et d'enfants. Ses yeux se remplirent de larmes. Mais, c'est horrible, disait-il, moi le meilleur ami des humbles et du brave peuple !Il faut tout de suite protester, répondit ma mère, et ne pas laisser cette accusation sur ta mémoire. — Impossible ! j'aurais l'air d'accuser mon camarade. Le général de Lascours, qui commandait dans ce quartier, ne pouvait pas malheureusement empêcher ses soldats assassinés par les soupiraux des caves, par les lucarnes, de tirer sur les maisons d'où partaient les coups. Il va certainement dire ce qui s'est passé et me disculper. Tu peux être sûre qu'il le fera : c'est son devoir, et il n'a guère à craindre les attaques, n'étant point, comme moi la bête noire des journalistes.

Le général de Lascours a gardé le silence. Aussi, quand mon père voyait ma mère et ses sœurs pleurer devant ces lâches outrages, il leur disait avec sérénité : Mes amies, je vous en prie, soyez calmes, croyez-vous que je ne souffre pas ? Dieu a été méconnu, outragé, abreuvé d'ingratitude sur cette terre. Ai-je le droit de me plaindre ? Quand je songe que cette triste histoire est encore exploitée par les fanatiques du parti légitimiste et par ceux du parti républicain, en vérité je trouve mon père bien généreux.

 

Dieu nous garde de vouloir troubler la sérénité de l'histoire par de pénibles et inopportunes réminiscences ; mais n'est-il pas permis de constater ici que, dans les plus graves circonstances de sa vie, le maréchal Bugeaud eut cruellement à souffrir d'avoir été, par les hasards de la politique et de la hiérarchie, placé à plusieurs reprises sous les ordres ou aux côtés de M. Thiers ? Sans parler des attaques furibondes, des diatribes incessantes auxquelles fut en butte, durant toute sa vie, le maréchal, en raison de certains faits, combien de gens, en effet, accolent-ils encore à son nom les épithètes de geôlier de Blaye, d'exécuteur de hautes œuvres, de bourreau de Transnonain ! Or, à M. Thiers incombe tout entière, comme ministre de l'Intérieur, la responsabilité de ces deux actes politiques : l'arrestation et la captivité de Mme la duchesse de Berry et la répression de l'émeute de 1834. Par une singulière méprise, c'est sur le général Bugeaud seul qu'est constamment jusqu'ici retombée l'impopularité de ces actes.

Pendant la durée du règne du roi Louis-Philippe, le maréchal Bugeaud s'abstint de toute récrimination et dédaigna de se justifier au sujet du rôle qui lui avait été attribué d'une façon si imméritée. Il lui en coûtait de relever un fait d'histoire qui n'avait à ses yeux rien de déshonorant sans doute, mais douloureux néanmoins pour le général sous lequel il s'était accompli.

Toutefois, la révolution de 1848 ayant amené l'établissement d'un nouveau gouvernement, et les attaques recommençant incessantes et brutales contre le prétendu massacreur de Transnonain, la patience et la résignation échappèrent au vieux maréchal de France. Son éternel rôle de bouc émissaire lui pesa, et il crut, pour la première fois, devoir mettre fin à une odieuse et mensongère légende.

Voici en quels termes superbes et indignés l'ancien caporal d'Austerlitz écrivit au ministre de la guerre de la République française, qui se trouvait alors être le colonel Charras :

Paris, 28 mars 1848.

Citoyen ministre,

Vous êtes mon recours naturel contre une calomnie qui m'afflige et effraye ma famille, car elle se-produit en articles de journaux, en motions de clubs, en lettres anonymes. Il est évident qu'on peut me vouer à la colère du peuple de Paris, en m'accusant d'avoir ordonné le massacre de la rue Transnonain en avril 1834. Eh bien, monsieur le ministre, je ne suis point allé dans cette rue, ni aucune fraction des troupes que je commandais. J'avais sous mes ordres le 32e de ligne, colonel Duvivier, aujourd'hui général de division, et la 9e légion, colonel Boutarel. Il est facile de faire une enquête, et je viens la demander instamment pour faire cesser des bruits qui me révoltent. Oui ! j'ai voulu défendre les lois du pays violemment attaquées ; mais ordonner de tuer des vieillards, des femmes, des enfants ! la pensée seule m'en fait horreur.

L'homme qui a éprouvé l'enthousiasme pur de la victoire sur les ennemis de la France, ne peut descendre à des ordres barbares. L'enquête prouvera que, loin de montrer de la férocité, j'ai arraché à de mauvais traitements une foule de prisonniers. Les gardes nationaux de la 9e légion, qui se trouvaient sur la place de l'Hôtel-de-Ville, l'attesteront, et, entre autres, M. Gabis, capitaine et député.

Après une longue carrière toute de dévouement à mon pays, après avoir soumis les Arabes de toute l'Algérie, j'étais loin de penser que je serais attaqué avec tant de violence et d'injustice par des hommes qui font profession de patriotisme élevé.

Agréez, etc.

Thomas BUGEAUD, maréchal de France.

 

Une crise ministérielle survint après les émeutes de Paris et de Lyon, et des élections générales eurent lieu au mois de juin 1834. Les événements auxquels venait d'être mêlé le député d'Excideuil avaient excité contre lui les haines les plus farouches. Toutefois, il sortit vainqueur de la lutte, et il en rend compte dans ces termes à l'un de ses amis.

 

Excideuil, le 27 juillet 183.

J'aurais dû à l'instant, mon cher Gardère, vous informer de mon triomphe ; mais j'avoue qu'au milieu du chaos de visites, de félicitations, de dîners, de déjeuners, je l'ai oublié. Vous savez déjà que j'ai vaincu les deux factions réunies contre moi avec un acharnement et un ensemble incroyables. Tous les moyens, même les plus vils, ont été tentés pour m'éloigner.

A quel degré de dépravation politique la presse nous a conduits ! Les hommes les plus opposés de principes et de mœurs se sont unis dans le but de renverser et de précipiter la France dans le gouffre des révolutions. Cela fait horreur ! Mais les deux oppositions, et surtout la républicaine, sont bien punies. Presque partout elles sont battues. La Chambre sera excellente, et nous pouvons espérer de meilleurs jours.

BUGEAUD.

 

Cette vie de luttes politiques et parlementaires, dans laquelle s'usaient en vain cette puissante organisation et ce robuste. tempérament, allait bientôt cesser, et nous ne tarderons pas à retrouver le général Bugeaud sur son véritable terrain, devant l'ennemi, en Afrique.

 

 

 



[1] La haine légendaire du général Bugeaud à l'endroit des gens de presse, datait de loin. Lui qui avait tant de fermeté de caractère, un si profond dédain pour les sots et pour le danger, ne pouvait lire dans une feuille, sans frémir d'indignation, une calomnie dirigée contre sa personne. Les journalistes et les hommes de l'opposition, qui n'ignoraient pas ce malheureux travers, cette faiblesse du maréchal, en abusèrent étrangement. On lui épargnait d'autant moins les attaques et les diatribes, qu'on le savait plus sensible et prenant au sérieux toutes les infamies débitées contre lui. Son exaspération ne connaissait point de bornes, lorsqu'il voyait dans une gazette quelconque ses intentions méconnues, ses actes faussement interprétés, ses paroles travesties. Il voulait tout aussitôt répondre à l'article, le réfuter, et confondre le méchant calomniateur. C'est en vain qu'on cherchait à le convaincre de l'inutilité de sa défense et à lui faire comprendre que le silence et le mépris étaient contre ces misérables les seules armes à employer. Il n'était pas toujours facile de le retenir, nous disait Mgr le duc d'Aumale. Combien de fois les ministres furent-ils embarrassés ! Bien que le maréchal se trouvât sous les ordres du ministre de la guerre, ce dernier ne se souciait guère de lui enjoindre une défense ; on ne pouvait, en effet, oublier que le maréchal était le plus grand personnage du royaume. Mon père envoyait alors auprès de lui un de ses aides de camp en ambassadeur ; moi-même quelquefois je fus chargé de lui conseiller de s'abstenir. Jusqu'aux derniers temps de sa vie, le maréchal conserva pour les journalistes et la gent des folliculaires cette haine féroce qu'il manifestait déjà étant colonel.

[2] Au seuil de la porte Dauphine, Marie-Caroline ayant aperçu les deux filles du gouverneur et leur mère, elle se pencha pour les embrasser ; puis, se tournant vers Mme Bugeaud, qu'elle savait douée d'un noble caractère et d'une âme compatissante : J'espère, lui dit-elle, que dans peu vous reverrez votre mari bien portant. (Louis BLANC, Histoire de dix ans.)